La Joie

III

Le jour glissait du zénith, par larges nappes obliques qui venaient ruisseler le long des hautes pierres blanches, pour rejaillir en grappes multicolores aux quatre coins des pelouses – jaunes et pourpres avec les dahlias, roses et blanches avec les œillets – jusqu’à se perdre dans le vert assombri des bordures. Mais ce n’était là, si l’on peut dire, que le motif principal de la symphonie serti dans la trame serrée de l’orchestre. La nappe immense s’était déjà brisée en l’air sur quelque récif translucide, et le vent invisible en éparpillait l’écume comme par jeu, aux endroits les plus inaccessibles, au creux d’un talus plein d’ombre, à la dernière feuille d’un buisson de lilas, ou à l’extrême pointe du pin noir. On eût dit moins la vaste, l’universelle explosion du jour que l’embrasement insidieux d’un taillis bien sec, lorsque l’ondulation instantanée de la flamme court d’une brindille à l’autre, ainsi qu’une minuscule langue écarlate. Car à certaines heures d’un été trop lourd, la nature, au lieu de s’ouvrir et de s’étendre sous la caresse brillante, semble au contraire se replier sur elle-même, muette, farouche, dans l’immobilité, la résignation stupide d’une proie qui a senti se refermer dans son flanc, au point vital, la pince des mâchoires du vainqueur. Et c’était bien, en effet, à la morsure, à des milliards et des milliards de petites morsures assidues, à un énorme grignotement que faisait penser la pluie raide tombée d’un ciel morne, l’averse des dards chauffés à blanc, l’innombrable succion de l’astre.

M. Fiodor, ses longues jambes gainées de cuir, les manches retroussées jusqu’à l’épaule, lavait sa voiture. Il ne se retourna même pas.

– Prenez garde, cher, fit-il entre ses dents. L’idiot est à la pompe.

Il recula de deux pas, saisit le seau, le balança doucement, sans effort, comme il eût fait d’une légère botte de foin.

– Gare là-dessous ! cria-t-il en montrant ses dents blanches. L’eau claqua sur le mur, dix mètres plus loin.

– Quel idiot ? demanda La Pérouse. Quelle pompe ?

– Vous êtes enfant ! C’était une blague… Je déteste qu’on m’approche ainsi par surprise, à l’improviste. Voilà tout…

Il lança le seau derrière lui, sur un tas de chiffons gras, et décrocha son veston pendu au mur.

– Jolie saleté, hein ! fit-il. Ami, cela me rappelle ma jeunesse. La maison de la grand-mère n’avait pas de fenêtres non plus ; seulement une large porte, cloutée, solide, à l’épreuve de la hache et de la balle, avec un creux pour l’icône. Mais après la mort du père, imagine, elle avait brisé l’icône et craché dessus, la vieille juive ! Et par terre, aussi, des chiffons – que de chiffons ! Cinq mille, dix mille, vingt mille roubles de chiffons, peut-être ?… Des torchons dévorés par les vers, tout raides de suif, des linges pourris, et dessous, ami, tu aurais vu de ces riches galons turcs ou persans, les belles broderies du Caucase à peine ternies, des dalmatiques sans prix, de hautes tiares byzantines en drap d’or… Jour et nuit, elle était assise, accouvée comme une vieille poule sur ses richesses, et elle avait une habileté merveilleuse pour dépecer, en un instant, de ses mains noires, les aigres petits poissons salés, qu’elle poussait un à un dans ma bouche, avec son pouce.

– Je jurerais qu’il n’y a pas un mot de vrai dans ce que tu viens de dire, fit La Pérouse. N’importe… J’ai deux ou trois questions à te poser.

– Pas un mot de vrai ? répliqua le Russe avec insolence… Mais où ai-je l’esprit ? Noble ici, juif là, hier prince cosaque, gouverneur de district, général, demain autre chose, la femme d’un pope perdrait le fil de tant de mensonges… Souviens-toi, petit père, le jour où la bonne dame Artiguenave t’a fait venir : elle pensait que j’allais me tuer. « Sauvez-le, docteur, illustre maître, monsieur le professeur… Je l’avoue : il est mon amant. Je donnerais la moitié de ma fortune pour le sauver. Guérissez-le !

Il doit vous parler franchement, il le faut. S’il ment, ce n’est pas sa faute, il a perdu le goût de lui-même !… » Et en effet, j’avais perdu ce goût.

Il tira de sa poche une cigarette, l’ouvrit, souffla la feuille légère, roula le tabac blond entre ses paumes, et du bout des doigts, le glissa soigneusement sous sa langue.

– Maintenant, je t’écoute, reprit-il après un silence. Que me veux-tu encore ? La Pérouse fit ce brusque mouvement de la nuque et des épaules qui trahit sa colère ou son embarras, et du ton qu’il eût pris pour mettre à la raison un enfant têtu.

– Qu’avez-vous tous, toi et les autres ? fit-il. Cette fille vous rend fous, ma parole. Personne ne l’avait jamais distinguée, elle ne tenait pas plus de place qu’un chien ou qu’un canari… À présent, voilà cette petite pensionnaire qui ne songe peut­être, après tout, qu’à ne pas rater ses confits d’oie, ses garbures, et cinq maniaques l’observent avec une anxiété comique, épient ses paroles, ses gestes… Franchement, ils ont l’air d’en avoir peur.

– Moi, je m’en fiche, interrompit Fiodor.

– On dit ça, fit La Pérouse… Bah ! je sais mon faible. J’ai toujours volontiers prêté l’oreille à des histoires de bavards, j’adore les potins. Et puis, tu es fin, sagace, un vrai renard… N’importe ! il vaut mieux nous en tenir là. Des filles bizarres, on en trouve partout, l’espèce n’est pas rare. D’ailleurs, entre nous, ce que tu m’as rapporté est curieux, très curieux, mais je n’en tirerais rien de réellement neuf.

– Et moi, je répète que je m’en fiche, dit le chauffeur. J’ai vu des choses étranges, incroyables – c’est assez. Pourquoi devraient-elles être neuves ?… Maintenant, répondez-moi. Aurai-je aujourd’hui la poudre, oui ou non ?

– Vous êtes tous les mêmes, déclara La Pérouse, sans broncher. Il vous faut une provision, un vrai stock. Après ça, vous gâchez la drogue, vous la partagez avec les copains, – des gamineries… Allons, veux-tu cinq grammes ?

– C’est trop ! dit le Russe, étourdiment. J’ai assez de deux grammes, merci. Voilà ma journée faite.

Si rapide que fût son regard, il ne réussit pas à éviter le regard plus aigu du vieux maître, et il laissa échapper son secret.

– Je t’y prends, mon garçon, fit La Pérouse avec son terrible sourire d’enfant. Deux grammes suffisent, en effet. Me crois-tu si bête ? Je suis du même avis que la bonne dame Artiguenave, et je pense que tu veux te tuer. Ne te fâche pas : tu as eu la langue trop longue, mais de toutes les obsessions, celle du suicide est la plus facile à dépister… Vous inventez des ruses de femme, des ruses de sauvage, et chacun de vos muscles nous fait ses confidences, malgré vous, à votre insu. Oui, vous répétez le geste cent fois par jour, impossible de s’y tromper. Il faudrait être aveugle…

– Brute ! murmura Fiodor entre ses dents.

– D’ailleurs, je ne crois pas beaucoup au suicide de gens comme toi, continua le médecin, d’un ton paternel. Vous êtes trop intelligents, trop curieux ; le plus petit obstacle vous arrête, vous retient le temps nécessaire ; l’image morbide n’arrive pas à se fixer… Sinon, tu serais mort depuis deux ans. Qu’est-ce que tu nous donnais, alors, mon petit, quelles belles crises ! Va ! tu es trop vicieux pour te tuer.

Mais M. Fiodor avait retrouvé son calme :

–Parlons de choses sérieuses, dit-il. Savez-vous pourquoi je suis ici, ami, à cette heure ? La grosse éponge, cette cotte bleue, les seaux, cela n’est rien, c’est du chiqué : j’avais lavé la voiture hier… Seulement, je la verrai passer, elle, dans un instant, lorsqu’elle reviendra de la messe… Vendredi déjà, … Figure-toi : je sors du garage ainsi qu’un diable, il me semble que je me jette encore dans le fleuve, avec mon cheval, du pont de Grodno, comme jadis, ivre. L’air siffle dans mes narines, je perds le souffle… Qui la protège ? D’où vient que pour l’aborder maintenant, lui parler, je doive faire un tel effort, serrer les dents ? Et elle me lance un regard d’effroi, de mépris, de pitié – que dirais-je ?… Alors, la honte m’inonde, frère, elle coule à travers mes veines, toutes les racines de ma chair en sont rafraîchies, délassées. Qu’importe si ces choses sont neuves ou non ? Pour moi elles sont neuves. Ce sont les seules choses vraiment neuves que j’aie jamais vues.

– Assez, assez, fit La Pérouse brutalement. Laisse ça, Fiodor, hein ? Il n’y a pas de miracle ici, entends-tu, pas d’autre miracle que les fantasmagories d’un cerveau russe gelé par l’éther… D’ailleurs, le père s’inquiète, les domestiques jasent ; Francine s’est laissé voir l’autre jour imbibée de morphine par tes soins, j’ai dû l’envoyer coucher ; elle faisait peur. Joli spectacle, à trois cents kilomètres de Paris, en plein décor bucolique ! Il faut que tu fiches le feu partout, selon ta nature ; tu appartiens à la race de ceux qui jouent avec les allumettes… Mais je te défends de parler de la jeune fille ; malade ou non, elle m’est confiée ; je l’interrogerai moi-même, si le cas m’intéresse. Inutile désormais de l’observer par le trou des serrures… Pourquoi me regardes-tu ainsi ?

– Je vous regarde, en effet, dit le chauffeur. Je vous regarde avec plaisir. (Il avait grimpé comme un chat sur une pyramide de caisses d’essence, et les coudes aux genoux, le menton posé dans le creux de ses paumes, on eût cru voir son regard attentif s’éteindre et s’allumer tour à tour.) Jadis, lorsque nous avions passé la nuit ensemble, chez le pauvre petit prince Vassiloff, Couprine, Dorolenko, et ce chauffeur d’autobus, Alexis… Alexis Séméneioff – avec son long peignoir dessiné par Drecoll, et dans ses cheveux déjà gris les tubéreuses et les lis –, je lâchais l’usine Renault pour aller vous entendre, au grand amphithéâtre de l’École, le lendemain, parmi les maîtres, et je jouissais de vous connaître mieux qu’aucun d’eux, car je ne vous ai jamais aimé. Non, je ne vous ai jamais aimé. Il y a trop de faiblesse en vous, ami. Êtes-vous des nôtres ou non, nul ne sait. Peut-être n’avez-vous jamais vu en nous que des bêtes dont vous partagiez les jeux ? La curiosité des savants est si étrange, si puérile… Peut-être aussi ne savez-vous mentir qu’aux animaux de notre espèce ?

Il cracha aux pieds de La Pérouse sa cigarette, dans un jet de salive blonde.

– Cher, reprit-il d’un air de mépris, je ne songe nullement à vous offenser : permettez-moi néanmoins d’ajouter qu’avant de vous occuper de moi, de mon suicide, vous devriez prêter l’oreille à ce qui se dit de vous, ici ou là, même à l’office… Hier, François, cet idiot, imitait devant nous votre voix, vos gestes. Il paraît que vous ne prenez plus un verre sans le casser, vos doigts tremblent. Fi ! se vanter d’aller impunément parmi les fous, les classer, trouver à chacun sa place dans la vitrine, avec sa fiche, son numéro – fi ! fi ! « L’ours est réjoui lorsque le chasseur tombe sur son propre épieu », a dit notre vieux Pouchkine. Ah ! ah !…

– Tu parles comme un sot, Fiodor, répondit La Pérouse, sans un seul frémissement dans son visage blême. Je me moque des racontars.

Il respira bruyamment, serra les lèvres.

– Regarde si mes doigts tremblent, imbécile !

Il mit sa large main sous le nez du Russe, en fit jouer lentement les phalanges.

– Hein ? Tremble-t-elle, animal ? Ils éclatèrent de rire tous les deux.

– Possible, murmura Fiodor qui venait de descendre de son perchoir, ne vous fatiguez pas, cher, vous êtes pâle… Tu es pâle, reprit-il à mi-voix. Méfie-toi. Laisse donc en repos une sainte de Dieu, visitée par des anges. À quoi bon ? Elle a fait de moi un malheureux…

– La paix ! dit La Pérouse. Parce que j’ai eu le tort de t’interroger une ou deux fois, tu te crois précieux, indispensable. Pauvre nigaud ! À supposer que tu aies vu, réellement vu ce que tu racontes, j’ai observé, j’observe presque chaque jour d’autres phénomènes autrement curieux que ces balivernes. Mais un exalté comme toi suffit pour mettre une maison sens dessus dessous. Je finirai par en dire deux mots à Clergerie. Et d’abord, pourquoi m’as-tu refusé d’entrer chez Devambèze, à sa clinique ? Ta place n’est pas ici.

– Parle toujours, dit le Russe du bout de ses longues dents, avec plus d’insolence que jamais. J’ai commis une faute, je l’avoue. Néanmoins, j’aurais voulu voir la fin de tout ceci, le dénouement.

– Le dénouement ? On va te flanquer dehors, à la rentrée, mon petit. Heureusement pour toi ! La paix bourgeoise, une maison calme, la province et de bonnes mœurs, il n’en faut pas plus pour te tuer… Mais les soirées chez Moyses, les nuits blanches, la musique, et le frisson de l’aube dans la rue vide qui remet les nerfs en train, c’est ton régime ; cela te va comme un gant… Vois-tu, les gens de ta sorte inventent leur vie au jour le jour, ils la composent ainsi qu’un livre, ils voudraient nous en distribuer les rôles… À t’entendre, ce malheureux coin de Normandie est un vrai rendez-vous de sabbat… Nigaud ! Chaque famille a ses petits secrets : nous en savons quelque chose, nous ! Le rassurant, c’est que tous ces secrets se ressemblent. On passe de l’un à l’autre, comme dans les petits jardins qui entourent les maisons de brique des cités ouvrières : on doit regarder le numéro. Un excellent homme tourmenté de scrupules, une vieille dame avare et gâteuse, une jeune fille exaltée, sentimentale, des amis peu sûrs… Mon Dieu ! la domesticité est encore, grâce à toi, ce que je trouve de plus cocasse ici. Et encore ! À Paris, il n’en paraîtrait rien…

Tandis qu’il parlait, M. Fiodor avait achevé de brosser soigneusement son veston, ses bottes. Il répondit le plus naturellement :

– Gardez votre poudre, ami, gardez-la. Vous ne me ferez pas chanter pour deux ou même cinq grammes de poison, je puis m’en passer. Non ! vous n’apprendrez désormais rien de moi, inutile de ruser. Agissez donc à votre guise, de votre côté, librement. Pourquoi tourner autour du pot : vous ressemblez à un gros chat noir. Oui, vous ressemblez…

Il fit un bond en arrière, si brusquement qu’il heurta la double porte du garage qui tourna sur ses gonds, s’ouvrit toute grande. L’énorme voiture, ses flancs vernis, ses cuivres, jaillit de l’ombre, comme si elle venait de tomber du ciel dans la lumière, au milieu d’un jaillissement d’écume.

……………………………………………………………

Le cri qu’ils venaient d’entendre restait suspendu au-dessus d’eux, trop particulier, trop différent pour se confondre avec la pacifique rumeur du jour. À peine s’éleva-t-il plus haut que les mille bruits familiers qui s’élancent et retombent en un perpétuel échange, selon un rythme défini, toujours le même peut-être, bien que l’oreille n’en perçoive que l’apparente confusion (et pourtant, qui n’a reconnu à travers la brume et le goudron, l’odeur de la boue, telle ville marine géante rien qu’à son souffle puissant, le prodigieux battement de son cœur, je ne sais quoi de terrible et d’enfantin ?). À peine s’éleva-t-il plus haut, mais il ne retomba pas. Ils se regardèrent en silence, un long moment, plus surpris qu’effrayés, l’oreille tendue, les nerfs si ébranlés par cette conclusion inattendue, mystérieuse, apportée du haut des airs, du creux de l’espace, à leur dispute obscure, qu’une détente soudaine, une explication rassurante les eût fait éclater de rire. Déjà un autre cri s’élevait vers le premier, comme s’il allait le rejoindre au même point précis de l’espace. Mais il s’arrêta sans doute à mi-chemin, parut s’achever en un râle plus faible, à peine distinct, et ils entendirent presque aussitôt, sur le gravier d’une allée, le grincement inégal d’une course exténuée.

– La vieille dame s’est échappée, dit Fiodor. Une fois de plus… Sacrée Francine !

Le bruit venait à eux à travers la mince cloison de briques et les carreaux de faïence. Pour voir, ils durent sortir en hâte par une porte des écuries, longer les communs, et débouchèrent à l’extrême aile droite du petit château, un peu en retrait, ombragée d’immenses tilleuls, solitaire. Le coin du parc qu’ils avaient sous les yeux ne s’étendait guère au-delà des pelouses voisines, limité à gauche par la brusque pente des terres, à droite par les derniers bosquets échevelés de la charmille, lieu favori des promenades quotidiennes de Mme de Clergerie. Sur le mur du potager récemment recrépi à la chaux, tout vibrant de soleil, une ombre glissait, mais plus noire que l’ombre, à peine plus dense, une silhouette bizarre, précise et menue, avec les arrêts mystérieux, les départs soudains, l’équilibre paradoxal d’un pantin disloqué. Ils la perdirent de vue un moment, la retrouvèrent, la perdirent encore au hasard des détours du chemin. Enfin elle surgit, à vingt pas d’eux, avec un dernier cri plus faible, aigu et rauque à la fois, un cri de vieille femme ou d’oiseau.

– Ne bouge pas ! N’appelle pas ! souffla M. La Pérouse à son compagnon. Laisse-la nous reconnaître tout doucement. Pas de bruit !… Le pauvre Clergerie n’aurait qu’à se montrer, quelle belle crise !

La folle s’était arrêtée, à bout de forces, essayant de fixer sur les deux hommes un regard tour à tour furieux et craintif que la volonté expirante laissait échapper sans cesse. Son visage enflammé restait sec, ses mains tremblantes, aussi rouges que ses joues, retenaient encore, inconsciemment, la lourde jupe de laine, qu’elle avait retroussée pour courir, découvrant ses bas épais, déformés par des genouillères. Une seconde ou deux, sa tête oscilla violemment sur ses épaules, tandis qu’elle s’efforçait en vain de lutter contre ce silence terrible qui étouffait sa colère, le vide muet où achevait de se perdre le débile faisceau des pensées et des images que la toute-puissance de la haine avait un moment rassemblé. Mais le silence fut plus fort. Elle appela une dernière fois, des profondeurs de sa détresse, les deux témoins impassibles, et la maison, la chère maison elle-même, aussi indifférente que les hommes… Puis le même brouillard qu’elle connaissait bien commença de recouvrir lentement les êtres et les choses, de moins en moins saisissables, sans relief et sans poids, pareils à leur propre reflet dans l’eau. Et désespérant par avance d’imposer sa loi à un univers de fantômes, en perpétuel glissement, elle dit d’une voix rapide, entrecoupée, comme si elle eût récité sa leçon :

– La fille m’a frappée… La fille m’a frappée…

Elle trépignait, tenant toujours à poignée sa jupe noire, sans avancer d’un pas, car à sa colère impuissante se mêlait déjà la crainte enfantine de ces deux inconnus barrant la route, debout au seuil de sa maison, voyant de si près sa honte.

– Reste là, dit La Pérouse, toujours à mi-voix. Non ! non ! n’appelle personne. Il est d’ailleurs possible que cette fille l’ait battue… Vois la trace des doigts sur la joue. Trempe dans le baquet une serviette, un torchon, ton mouchoir, n’importe quoi… Je vais lui parler.

– Ne parlez pas, dit tout à coup derrière lui la voix un peu tremblante de Mlle de Clergerie. N’essayez pas de lui couvrir la tête surtout !… Mon Dieu, Fiodor, allez-vous-en… non… c’est-à-dire, prévenez Francine, elle doit être cachée quelque part, pas loin d’ici. Qu’elle ne se montre pas !… Monsieur La Pérouse, il vaut mieux que vous me laissiez seule un moment… oh ! rien qu’un moment… Ces crises sont si laides, affreuses ! Pourvu que papa ne se doute de rien…

– Mama, reprit-elle plus bas, pauvre mama…

Brusquement, elle saisit la folle entre ses bras, l’enleva doucement, pressant sur la bouche misérable sa joue fraîche.

–Passez devant moi, dit-elle à M. La Pérouse (elle soufflait un peu). Ne la touchez pas encore, qu’elle ne vous voie pas… Montez l’escalier, en face. Je vais la porter jusqu’à la chambre de Fernande… Oh ! elle ne pèse pas bien lourd…

Ils l’étendirent sur le lit de la cuisinière, mais elle leur échappa deux fois, sans crier, avec une plainte qui passait maintenant de l’aigu au grave, pour s’achever en une sorte de soupir modulé, jusqu’à ce qu’ayant touché du dos l’angle du mur, elle s’y blottît, ramassant autour d’elle les draps et les couvertures, en frissonnant de fatigue et de plaisir.

– Pardon, mama, disait Chantal, pardonnez-moi… C’est moi qui vous ai blessée, souvenez-vous ? Je ne l’ai pas fait exprès, je n’ai pu vous retenir, nous sommes tombées toutes les deux.

La vieille dame hésita, haussa les épaules, visiblement confondue, déconcertée par une intervention si soudaine, la pièce obscure, les murs nus, ce silence.

– Bah ! Bah ! La fille m’a frappée – oui, vilaine ! – elle m’a frappée… Là… là… ici même.

Elle posa brutalement, à plusieurs reprises, son doigt sur sa joue.

– Mais non ! mama, voyons, vous avez rêvé. Rêvez-vous donc toujours ? Vous avez eu peur, un peu peur… cela passera. Cela va passer tout de suite. Regardez­moi, mama. Vous laisserais-je frapper, moi, Chantal, votre petite-fille.

– Jure-le, dit la vieille rusée, après un court silence. Jure-le que je n’ai pas reçu ce… cette…, que je n’ai pas été battue. Je te croirai, mon petit, tu ne mens jamais.

– Jurez donc, pas d’enfantillage ! fit La Pérouse presque sans baisser le ton (il parlait ainsi à ses internes devant les malades, d’une voix monocorde, intelligible aux seuls initiés). Méfiez-vous : elle va essayer de vous enjôler.

Mais la folle n’attendit pas la réponse et, à la stupeur du médecin, elle reprit :

– Tu ne voudrais pas me tromper, tu es une bonne fille. Mets ta petite main derrière mon cou, aide-moi à allonger les jambes ; je dois te faire peur, j’ai l’air d’une démente. Retiens-toi bien, ma jolie. Je pense à notre promenade, l’autre, souviens­t’en, tu m’as portée dans tes bras…

Elle ramena doucement ses deux poings fermés jusqu’à son menton. Puis les yeux parurent se fermer, ses traits se détendre, bien que la méfiance se marquât encore à chaque coin de sa bouche mince. Et déjà M. La Pérouse reculait vers la porte, sur la pointe des pieds. La voix de Chantal le cloua au seuil, stupéfait.

Jusqu’alors il n’avait connu que le rythme familier de cette voix, sa cadence, mais soudain il en découvrait l’accent, le timbre, on ne sait quoi qui n’était qu’imperceptible dans la conversation ordinaire. Et le découvrant, il croyait l’avoir toujours connu ; mais il n’eût pas su dire si Mlle de Clergerie avait haussé ou baissé le ton, et l’espèce de saisissement dont il s’était trouvé pris n’était pas de ceux que provoque une surprise heureuse de l’oreille, une consonance parfaite. Ce qui l’avait mis en un instant hors de lui-même, c’était la tristesse comme augurale de cette voix, tristesse comparable à nulle autre, parce que l’observateur le plus subtil n’y eût rien décelé qui ressemblât au dépit, à la contrariété de l’amour déçu qui aigrit toute tristesse humaine. Tristesse désintéressée, surnaturelle, pareille au reproche des anges. Et si simple à la fois, si claire, d’un tel frémissement d’innocence et de suavité, qu’elle venait d’atteindre en La Pérouse la part réservée, la part intacte de l’âme, et qu’il ne la distinguait plus qu’à peine du brusque et délicieux déchirement de son propre cœur.

– Voyons, mania, disait-elle, à quoi bon ? Vous n’êtes pas folle, l’avez-vous jamais été ? Je me le demande. Mais, en somme, vous l’êtes tous… Oui, vous l’êtes tous, je le sens bien. Il faudrait des siècles et des siècles, il faudra le temps dont Dieu dispose pour vous apprendre à être heureux. Oh ! vous pouvez me regarder, faire l’étonnée : vous me comprenez parfaitement, ma pauvre mania. Pourquoi ruser avec moi ? Je sais tout, je sais même ce que vous m’avez caché l’autre jour, absolument tout, je ne suis pas si sotte. Mais à quoi bon ! Vous voilà comme il y a vingt ans, vous vous agitez, vous inventez mille prétextes, vous refusez de céder, vous tenez votre triste petite vie serrée sur la poitrine, avec vos clefs… On vous arracherait les deux bras pour les prendre… Seulement, voyez-vous, vous avez beau rire, vous avez peur de moi, comme vous aviez peur de ma mère, est-ce assez extraordinaire ? Et le pis, c’est que vous êtes tous ainsi, que vous ai-je fait ?

Elle pressait toujours le bras de la folle sur sa poitrine ; mais – d’un mouvement si inattendu, si libre que La Pérouse ne put songer à en esquiver le trait – elle tourna vers lui son visage pensif avec une expression indéfinissable, et comme une sorte de malice désespérée :

– Oui, vous tous. Je le sais, à présent, j’ai fini par le comprendre. On attend quelque chose de moi, mais quoi ? Personne ne s’en doute… Je commence à deviner ce que c’est… Papa lui-même s’intéresse prodigieusement à sa fille, comme ça, tout à coup ; j’ai l’air de rendre des oracles. Je me disais : « Est-ce qu’ils deviennent tous fous ? » Hé bien non. Vous vous intéressez à moi comme Thisbé s’intéresse aux alouettes !… Une alouette, ce n’est qu’une touffe de plumes avec une chanson dedans, ce n’est pas du gibier. Mais, justement pour ça, ma chienne adore de les gober… probablement parce qu’elles ne ressemblent pas aux autres ; il y a le miracle de leur petitesse, de leur légèreté, et qu’elles ne sont pas utiles à grand-chose, un dessert, une fantaisie… Méfiez-vous ! je me défendrai… Est-ce ma faute, à la fin, si vous avez tant de fois menti au Bon Dieu ? Suis-je ainsi faite que vous me deviez donner vos mensonges à garder ? Je ne porterai pas vos mensonges… Je n’ai qu’une pauvre petite vérité de rien du tout, ma vérité ; je ne m’en vais pas vous la donner, elle ne vous servirait à rien.

Elle cacha son front sur la couverture et au frémissement de ses épaules, La Pérouse devina qu’elle pleurait.

– Mademoiselle, fit-il, j’ai honte de moi.

Elle releva brusquement la tête, elle lui commanda le silence d’un de ces regards de tristesse intrépide, où il crut lire son destin. Et presque aussitôt elle reprit, pour parler à sa grand-mère, son accent de prière enfantine :

– Nous allons vous porter dans votre chambre, mama. Vous voyez bien que vous êtes dans celle de Fernande ? Il faut promettre d’obéir, jusqu’à ce que vous ayez passé une bonne nuit.

– Obéir ? demanda la folle, pensive. Dois-je obéir aussi à Francine ?

– Ne pensez pas à Francine, vous ne la verrez plus, je vous promets.

– Je ne la verrai plus ? C’est mieux ainsi. Ni celle-là, ni une autre, je dois me cacher, je n’ai plus la force, n’est-ce pas ? Et garde ça pour toi, ma petite fille ! Les ouvriers vont revenir, et l’acheteur de Beaumesnil pour les pommes à cidre… Nous ferons le marché d’avance, nous traitons cette fois à forfait… Dis-leur que je suis souffrante.

– Je dirai que vous êtes vieille, mama, bien vieille… Oh ! vous savez, cela n’apprendra rien à personne qu’à vous !… Et encore ! Parce que vous n’êtes pas si sûre que ça d’attendre aujourd’hui l’acheteur de Beaumesnil, ni lui, ni les autres, car, et il y en a beaucoup, beaucoup, je voudrais vous débarrasser de ces gens-là… Que ferez-vous de ces cadavres ? Pouah ! Ils sont tous morts le jour où nous nous sommes rencontrés là-bas, sous le soleil, un matin, vous souvenez-vous ? Je vous ai portée en effet, dans mes bras, légère comme une plume, telle que vous pèserez dans la main de Dieu – une fourmi, une pauvre fourmi… Une fourmi passe son temps à remplir ses greniers, et puis elle s’en va mourir, seule, derrière un petit caillou… Nous devrions bien l’imiter.

– Seule ? fit la vieille dame curieusement. Vraiment seule ? Est-ce possible ? Tout cela s’agite, murmure… Je ne suis jamais seule.

Elle passa délicatement la main sur l’épaule de Chantal et dit après un silence, les yeux clos, avec un profond soupir d’attention :

– Pourtant, lorsque tu parles, je n’entends plus que toi… Je perds le goût de me défendre, ma tête se délasse. Bien sûr que je suis vieille, allons ! Mais j’ai quand même plus de jugement qu’eux… Tu ne mens pas, toi, ma jolie… On t’écoute, on respire ; que cela est frais !… Tu as raison, tiens ! À mon âge, je devrais tout lâcher… Mes doigts ne serrent plus, je me tracasse pour des sottises.

Elle laissa couler entre ses paupières, vers sa petite-fille, un regard indéfinissable, à la fois anxieux et rusé :

– Qu’est-ce que tu veux que je te donne ? Il y a bien la parure d’émeraudes, qui vient de ta tante Adoline… À quoi ça sert, tu ne pourrais pas la porter… Choisis plutôt du solide.

– Bah ! fit Chantal, ne cherchez pas… Je sais ce que je m’en vais vous demander. Vous pourrez dormir après, dormir sur vos deux oreilles, dormir comme vous n’avez jamais dormi.

La folle ouvrit tout à fait les yeux.

– Donnez-moi vos clefs, mama, vos chères clefs.

– Mes clefs !

– Mais oui, vos clefs. Ce sont vos clefs qui vous empêchent de dormir. Chacune d’elles est un petit démon, et chacun de ces petits démons est, à lui seul, plus lourd qu’une montagne. Avec un poids pareil, ma pauvre mama, quand les anges s’y mettraient tous à la fois, ils n’arriveraient pas à vous traîner jusqu’en paradis.

– Mes clefs ! répéta la vieille dame, livide. Que viens-tu là me parler des anges et des démons ? Pour une manie que j’ai ! Tu es finaude, ma mignonne, mais vois-tu, cette fois, tu te trompes. Je les ai sous mon gilet de laine, ici, au creux, tu peux sentir… J’aime le cliquetis qu’elles font – écoute – tac, tic, ticquetic et tic, et tac… Hé bien, oui ! cela m’amuse. Où est le mal ? Des clefs ! Je me moque des clefs…

– Alors, justement, donnez-les-moi, rendez-les. Vous disiez, il y a une minute, qu’à votre âge les doigts ne serraient plus, qu’il fallait tout lâcher. Oh ! mama, il y a beau temps que les morts vous ont pardonné ! C’est vous qui vous accrochez exprès au passé. Quoi ! si le bon Dieu donne des remords, ce n’est pas pour que nous en fassions, à la longue, de vieilles habitudes ! Vos vieilles habitudes, ce sont vos clefs. La folle écoutait avec une attention extraordinaire, marquant chaque mot d’un léger hachement de tête, et La Pérouse voyait se concentrer à mesure les lueurs éparses du regard.

– On n’a jamais rien vu de pareil, fit-il entre ses dents.

Mais si bas qu’il eût parlé, Mme de Clergerie avait sans doute saisi au vol un murmure suspect. L’effort qu’elle fit pour se reprendre déforma de nouveau ses traits, où parut instantanément la même expression de détresse et de ruse.

– Mes clefs ! Crois-tu que je prenne un malheureux trousseau de clefs pour le Saint-Sacrement ? Je t’étonnerais beaucoup, ma petite, si je te disais ce qu’il en est…

Mlle de Clergerie posa doucement sa joue sur l’oreiller.

– Pas tant que ça, peut-être, fit-elle. Vous savez très bien que vos clefs n’ouvrent pas une porte ici, pas un tiroir ; vous ne vous en servez jamais, ce sont des clefs pour rire. Seulement, vous ne voulez pas avoir l’air de vous en apercevoir… Oui, mama, laissez-moi vous dire, ne vous fâchez pas… À votre âge, si près de Dieu, c’est encore trop d’un petit mensonge ! L’âme n’est plus de force à le supporter. Et il y a encore les autres mensonges, pensez donc, ceux de toute la vie !… Il en reste toujours quelque chose ; ils doivent empoisonner les vieilles gens. Arrachez du moins celui-là, les autres viendront, avec, tous ensemble, comme les liserons d’un groseillier… Alors, vous serez réconciliée avec les vivants et les morts, c’est moi qui vous le jure… Vous pourrez dormir en paix.

– Tu as deviné ! Est-ce possible ! dit la folle d’une voix qui tremblait de joie. Tu devines tout, c’est merveilleux. Oui, oui, je le savais… Elles ne sont bonnes à rien… Je pourrais te dire quel jour on les a mises sur ma table, à la place des vraies. Elles sentaient encore la rouille, l’homme les avait frottées la veille, au sable, sous ma fenêtre… N’importe, prends-les, je te les donne… À présent que tu sais, à quoi veux-tu qu’elles me servent ? D’ailleurs je suis lasse… Mon cœur lui-même s’endort, mignonne. Désormais, vois-tu, je m’en vais pouvoir être lasse tout mon saoul.

Ses épaules eurent à peine un léger frisson. Elle dormait.

– Que pensez-vous ? demanda Mlle de Clergerie. Mieux vaut la laisser ici jusqu’au soir. Elle se réveillera pour souper, je la connais.

Elle essaya peut-être de sourire, mais il ne vit que ses joues creuses, les rides de ses yeux, sa pauvre bouche exténuée.

– Mademoiselle, dit-il, votre grand-mère ne soupera pas ce soir. Vous l’avez poussée à bout, elle n’en peut plus.

– Et moi, donc ! fit-elle. Je suis aussi bien fatiguée.

Elle s’approcha de la fenêtre, appuya son front sur les carreaux, en silence, et il crut voir remuer ses lèvres. L’idée qu’elle priait lui fut tout à coup insupportable.

– Votre méthode est ingénieuse, reprit-il. (En même temps, il épiait le sursaut de la nuque blonde au brusque éclat de sa voix.) Je la trouve un peu cruelle. Pourquoi lui retirer ce hochet ? Chaque âge a le sien.

Elle se retourna aussitôt.

– Vraiment ? C’est votre opinion ? interrogea-t-elle d’une voix anxieuse. Non, vous ne parlez ainsi que pour me faire de la peine, m’offenser. En quoi ma méthode est-elle ingénieuse ? Ma méthode ! Je n’ai pas de méthode, monsieur. On ne m’a rien appris, et je suis bien incapable de rien inventer. N’importe qui eût agi comme moi… Je connais mama mieux que vous. Elle a trop aimé la vie, voilà le mal : la vieillesse l’humilie, elle refuse de céder le pas, elle serre ses pauvres vieilles dents… C’est vrai que la tête n’est plus très solide, mais elle a tant de malice pour tirer parti de tout ! Elle a construit son histoire ainsi, brin à brin, comme un oiseau son nid, mensonge par mensonge, et vous faites semblant d’y croire, vous refusez de la délivrer. Mon Dieu, il me semble pourtant qu’il n’y a pas de mensonges plus redoutables que ceux-là qu’on commet contre soi-même ?

Elle acheva presque à voix basse. Ses mains qui repoussaient délicatement la couverture jusqu’aux bras de l’infirme frémissaient d’impatience et de fatigue. En se penchant vers la ruelle, ses genoux plièrent, elle n’eut que le temps d’appuyer son coude au chevet du lit, mais si adroitement que le regard de La Pérouse surprit cette défaillance comme au vol. Il crut lire un défi dans les yeux fiers et tristes.

– Votre tour viendra, mademoiselle, dit-il. Oui, l’heure viendra où vous chercherez avidement, parmi tant d’autres aujourd’hui dédaignés, le dernier misérable mensonge pour vous aider à vivre et à mourir. J’ai vu des jeunesses plus insolentes que la vôtre, et elles ont fini par se rendre… Elles se sont rendues corps et âme.

– Est-il possible ? fit-elle, en regardant le psychiatre avec une surprise indicible. Peut-on se rendre ?

Il se mit à rire de façon si basse, si féroce, avec un tel désir de l’humilier qu’elle devint pourpre. On n’entendait plus que le souffle menu de la vieille femme, et le grincement d’une branche sur la vitre.

– Comprenez-moi, dit-elle. À qui se rend-on ? À qui rendrait-on son âme ? Je crois qu’on se refuse ou qu’on se donne, mais se rendre ?

Sa voix s’épuisait de plus en plus, et s’éteignait sur ce dernier mot.

– Oh ! s’écria La Pérouse, le vocabulaire d’un vieux médecin n’est pas riche, excusez-moi… Se donner, se refuser, ce sont là pour moi des expressions vides de sens. Je n’ai jamais vu personne se refuser à ce qu’il aime et se donner à ce qu’il hait ; l’homme et son désir ne font qu’un. Mais je prétends qu’on finit toujours par se rendre, dès que les forces déclinent, et avec elles le désir de plaire. Et puisque cette discussion vous intéresse, j’ajouterai que le rôle du redresseur de mensonges est sans doute plus avantageux qu’utile. D’ailleurs, l’expérience a été faite déjà bien des fois, la méthode est connue. Pour mon ancien maître Durault de Séverac, la simulation…

– Je vous en prie ! dit Mlle Chantal. J’ai agi spontanément, sottement, au petit bonheur. Je serais bien confuse de me rencontrer tout à coup, comme nez à nez, avec ce professeur illustre. Sérieusement, reprit-elle aussitôt, ne croyez pas que je me moque, je suis une ignorante, voilà tout, et je n’entends pas l’être à demi, je veux m’en tenir là : il n’y a pas plus bête qu’un amateur de médecine, sinon un amateur de peinture.

– Il y a plus bête et plus cruel encore, fit M. La Pérouse, c’est celui que j’appelle l’amateur d’âmes, le maniaque qui vous attribue une conscience pour avoir le plaisir de descendre dedans, d’y apporter son propre mobilier… Chacun de nous s’arrange avec sa part de vérité et de mensonge… Moi-même…

– Pourquoi parler de vous ? demanda doucement Mlle de Clergerie. Je ne suis certainement pas capable de forcer la conscience de personne ! Que vous ai-je fait ? À quoi bon vous défendre ?…

–Permettez, je ne me défends pas ! Je refuse d’être dupe, simplement. Oui, mademoiselle, j’ai passé l’âge où l’on subit l’ascendant du premier venu, et après trente ans de ma vie employés à refaire une âme à tel ou tel grotesque avec les déchets de l’ancienne, je me méprise assez pour avoir le droit de m’épargner certaines expériences inutiles et humiliantes. Soyons francs : il m’est arrivé plus d’une fois de vous observer avec une curiosité… un intérêt dont votre sagacité s’est d’ailleurs avisée depuis longtemps ; et soit par indifférence, soit par mépris, vous l’avez adroitement stimulée sans penser un moment la satisfaire. Un curieux, pour vous, pour ceux qui vous ressemblent, qu’est-ce que c’est ? Un malotru. Aujourd’hui, ce matin même, Clergerie me questionnait à votre sujet… oh ! comme on interroge un vieil ami ! Parbleu ! je vous ai connue gamine, avec vos cheveux sur le dos, et des mains de bébé, d’incroyables petites mains blanches, aiguës. Que lui répondre ? Vous n’avez assurément besoin du secours de personne…

Déjà elle avançait vers lui, le front haut, avec son regard doré, presque impérieux – et toujours cet éclair de malice auquel l’extrême lassitude, la tristesse résignée du visage prêtait un sens unique, déchirant.

– Papa vous a questionné ? fit-elle. Questionné ? Décidément j’aurai tout vu ! Que me reproche-t-il ? Ma vie est des moins singulières, je la veux ainsi, je la tire même en bas autant que je peux, et sous prétexte que ma pauvre maman avait le gouvernement de son ménage en horreur, je finirai par passer à la cuisine le plus clair de mon temps. N’est-ce pas assez ? Que pense-t-on que je cache ? Un secret, un vrai secret, mais c’est un luxe ! Je n’ai pas de loisir pour ça… Avouez d’ailleurs que papa est extraordinaire. Depuis deux ans, à peine s’était-il avisé de ma présence, et le voilà soudain qui passe aux extrêmes : il compte mes pas, il vous questionne, il imagine de me faire examiner par un professeur de psychiatrie. Vous-même… Oh ! ne m’interrompez pas, inutile de réveiller grand-mère… Je ne suis pas tellement sotte, je vous vois resserrer le cercle autour de ma modeste personne, je ne vous échapperai plus… Tant pis pour vous… Il arrive qu’on croit cerner dans la haute luzerne un coq magnifique, et c’est une faisane toute grise qui s’envole. Vous ne vous doutez pas à quel point je suis grise…

– Et après ? fit grossièrement La Pérouse.

– Après… Vous n’aurez que la ressource d’inventer une belle histoire pour vous consoler : les légendes ne servant pas à autre chose. Aujourd’hui, vous en êtes encore à tâcher de surprendre un fait caractéristique, n’importe quoi qui vous permette de me classer. Je vous vois tendre de ces pauvres petits pièges innocents, avec la candeur du bonhomme entomologiste qui mettra vingt fois de suite sur le dos un malheureux scarabée. Il s’agit de savoir d’où je viens, où je vais… On me laisse libre, mais toutes les issues sont repérées ; on verra bien ! La porte du temporel est sous votre garde, et si je veux me sauver en paradis, c’est M. l’abbé Cénabre qui m’attend, à l’entrée du spirituel… Tout de même ! Supposez qu’il me plaise de rester là, moi, et de n’aller nulle part ? Je suis née pour vivre au jour le jour, comme un vieux corbeau sous la neige, qui lisse ses plumes et attend le printemps. Oui, un vieux corbeau ! Ne me croyez pas tellement jeune… Je voudrais que vous ne vous affoliez pas plus que moi ; je perds rarement la tête, j’appartiens à une espèce très commune, très résistante, mûre avant l’âge, qui prend le bon de l’air en toute saison. Et puis, voyez-vous, je vais vous dire : il y a encore un détail que vous oubliez – vous êtes étonnant ! Je vous observe, moi aussi, à la fin des fins ! Si d’y penser de temps en temps pouvait vous donner un peu de discrétion, de prudence ! Vous risqueriez moins de me faire souffrir sans profit.

– Qui donc vous fait souffrir inutilement ? Pourquoi ?

Elle hésita, haussa les épaules, l’éclair de malice parut s’éteindre, recula au fond, tout au fond, de son regard triste et tendre.

– Vous auriez peur d’être ridicule, fit-elle, suivant sa pensée. Oui, vous rougiriez de mettre, sous un prétexte ou sous un autre, même par amitié pour moi, du désordre dans ma vie… Il y a très peu de choses dans ma vie, entendez-vous ! Elle ressemble à une chambre d’étudiante, – le lit, la table, les deux chaises, – je puis la tenir propre et claire… De quel droit en ferait-on un bric-à-brac, un de ces magasins de curiosités que je déteste ? Hé bien, je fermerai ma porte, voilà tout… On devra dire son nom, son vrai nom, montrer son visage… Désormais, n’entrera pas qui voudra.

– Vous auriez sagement agi, dit La Pérouse, en prenant cette élémentaire précaution plus tôt, et envers d’autres que moi.

Il avait lancé l’injure froidement, posément, avec une rage appliquée, lucide. Et néanmoins, dans la même fraction de seconde, il sentit monter en lui, comme de ses entrailles, une colère bien différente, une sorte de délire panique et furieux qui ressemblait à la révolte contre la mort.

Elle le regarda longtemps, d’un air de surprise inexprimable. Il eût cherché en vain le moindre signe de crainte ou d’embarras. Elle ne rougit même pas, l’arc de sa bouche resta tendu, rien ne frémit dans le fin visage attentif que l’ombre dorée des cils. Elle dit enfin :

– Monsieur La Pérouse, vous avez parlé trop tard. Oui, il est trop tard maintenant, vous ne m’offenserez pas. Mais si vous connaissez ce pauvre secret, que demander de plus ? Vous en savez assez long.

– Non, fit-il. Fiodor est un imbécile, un fou. Ce qu’il a vu, ou n’a pas vu, qu’importe ? C’est de vous, c’est de votre bouche que j’apprendrai s’il a menti.

Il venait d’approcher son visage du sien, presque à toucher sa joue. Son sourire était d’un maniaque, ou d’un homme qu’une déception fondamentale vient d’atteindre aux sources de la vie. Elle voyait peu à peu bouger son regard comme si deux minces lames de cristal, à peine brouillées, eussent lentement glissé l’une sur l’autre.

– Écoutez ! dit-il. J’ai été médecin, c’est vrai, je ne le suis plus ; demain, je ne serai plus rien… Oui, on vous verra encore jeune et forte, aussi fraîche, avec cette odeur de mûres sauvages, ce parfum, et moi j’entendrai l’eau tomber goutte à goutte sur mon cercueil, l’innombrable tassement de la terre, peut-être le bruit d’une petite source, à travers des mètres et des mètres de craie ou d’argile, qui s’en va, qui monte, qui se hâte vers le jour, qui sautera comme une petite bête entre deux pierres moussues, dans l’herbe… Je me moque de la science, des savants et, en vérité, d’ailleurs. Je n’ai jamais été des leurs ; qu’ils crèvent tous ! Réellement, je n’ai rien aimé… qu’aurais-je aimé ? J’ai passé ma vie à me regarder dans la figure de mes toqués ainsi que dans un miroir… Je sais le sens particulier, immuable, de chacune de mes grimaces, je ne puis plus me faire rire ni pleurer… Mais je leur en remontrerais encore, mon enfant. Jadis un seul regard, un seul coup de pompe de ces yeux-là vous auraient vidé de son idée fixe un persécuté, un obsédé, comme d’une ponction à l’épigastre, vlan ! Les élèves voyaient sortir la chose par la bouche, ils se poussaient le coude, ils n’avaient plus envie de rigoler… Ce sont les bons moments de la vie. Bref, je sais ce que c’est qu’une malade, peut-être ! Hé bien, quand vous disiez tout à l’heure à la grand-mère : « La fourmi remplit son grenier, puis elle s’en va mourir derrière son petit caillou » – quelque chose comme ça –, je pensais : « Elle a joué la comédie à Fiodor, elle se fiche de nous. » Allons, avouez-le, vous vous êtes payé la tête du Russe !

– Oh ! monsieur La Pérouse, avez-vous donc juré de me pousser à bout, tous ! Quoi ! j’ai essayé de patienter, d’attendre, de cacher quelques semaines, quelques malheureuses semaines un… une… enfin des malaises… (Je ne suis pas la seule, voyons ! Marie de Saint-André était bien somnambule, elle, en pension ; vous l’avez soignée ; elle se sauvait sur les toits, puis elle restait une heure, deux heures, inerte, évanouie, que sais-je, raide comme un bâton.) Et voilà que tout me retombe sur la tête, parce qu’un vrai personnage de ballets russes s’est avisé de me suivre pas à pas, comme on suit le dompteur, dans l’espérance de le voir mangé. Car, enfin, je ne suis pas plus prude qu’une autre, mais il y a des moments où de plus solides que moi perdent le contact, s’affolent… Alors, on envie celles qui peuvent aller faire ces sortes de confidences désagréables à leurs mamans… Raconter une histoire pareille à un père comme le mien !… Et même à supposer que j’aie été un peu hésitante, un peu lâche, j’en suis bien assez punie, je suppose ? D’ailleurs, vous devais-je la vérité, à vous ? Suis-je comptable de vous à Dieu ?

– Nullement, dit La Pérouse. Comment vous feriez-vous la moindre idée de la dernière illusion d’un condamné ? J’ai cru en vous. Le mot aimer n’a plus aucun sens pour moi, et cela ne saurait s’exprimer dans un autre langage : j’ai cru en vous. Même aujourd’hui, même à cet instant, je chercherais en vain dans votre visage une marque, un signe, la flétrissure imperceptible du passé ! Pour vous, il n’y a pas de passé, ô merveille ! Lorsqu’on a scruté tant de lippes qui ont de loin l’air d’être vivantes, qui ne sont pourtant que des grimaces figées, depuis des siècles peut-être, par quelque mal héréditaire, quelle surprise de découvrir tout à coup un être, le plus humble des êtres, du moins en accord profond avec lui-même, libre, intact ! Vous étiez cet être. Je vous connaissais ainsi. Je n’ai rien vu de semblable, jamais… Vous étiez… vous étiez…

– Je sais ce que j’étais, fit-elle avec un si pathétique frémissement des lèvres que son admirable regard en parut s’assombrir. J’ai compris… Alors ? C’est donc vrai ? Quoi ! dans vingt ans, je serai peut-être l’une de ces malheureuses qu’on rencontre dans votre antichambre ? Vous souvenez-vous ? Mme Ascott, la pauvre Hélène Walsh, ou pis encore : une affreuse bigote de l’espèce qui faisait le désespoir de l’abbé Chevance : « Elles sont tout de même ennuyeuses !… » disait-il… Mon Dieu !

Elle l’interrogea des yeux, un instant, avec un misérable sourire qui, à son insu, l’implorait. Ce fut là son unique faiblesse.

– Hé quoi ! reprit-elle en secouant la tête, de ce même geste qu’elle avait lorsque, sur la large route en palier de Dombreville à Trévières, elle lançait sa voiture, se penchait de côté pour mieux entendre monter peu à peu le grondement de l’air dans ses oreilles. Monsieur La Pérouse, nous aussi, il nous faut rendre les clefs.

Il la regardait avec stupeur ; il balbutia :

– Je n’ai rien dit de pareil… Vous êtes… vous êtes…

– Allons, fit-elle, ne cherchez pas, il n’importe pas du tout de savoir qui je suis ; les définitions trompent toujours… Oui, j’eusse désiré une vie sans histoire, la plus claire possible, et d’être à la fin une petite vieille aux joues roses, qui rit toute seule dès le matin, rose comme une praline, et meurt aussi tranquillement qu’elle mettait jadis ses souliers dans la cheminée, la nuit de Noël. Me voici maintenant une espèce d’héroïne, je ne sais quoi de tragique, de suspect, condamnée à traîner dans son sillage des fols et des monomanes, ainsi que des mouches. Ce n’est pas le chauffeur russe qu’il faut chasser, voyez-vous, c’est moi qui devrais m’en aller. M’en aller où ?

– Vous en aller ! s’écria-t-il. Et nous ? Et moi ? Aurez-vous la prétention de me faire croire que vous ne vous êtes aperçue de rien ? Non ? Allons donc ! Passe encore à Paris, mais ici ! Cela crève les yeux. Vous disiez vous-même il y a un moment : « On attend presque quelque chose de moi. » Parbleu ! Vous avez fini par avoir raison de nous tous, un par un, nous sommes tous à votre merci. « Une vie sans histoire, une petite vieille aux joues roses. » Vous vous moquez de nous…

Elle ne semblait pas l’entendre, bien qu’elle ne le quittât pas de son regard sérieux, attentif. Et tout à coup sa voix s’éleva, remplit le silence – d’un timbre si pur, si déchirant, qu’il ferma les yeux malgré lui, pour mieux en sentir la profonde vibration dans sa poitrine.

– C’est vrai, fit-elle. J’aurais dû être plus prudente, puisque je n’avais rien à donner. Oh ! ce sont là des choses que vous ne comprendrez pas aisément, je n’espère pas beaucoup de me justifier ! Au fond, je ne pensais qu’à Dieu, je n’étais simple et gaie que pour lui…, un enfant, un petit enfant… Mais les saints seuls sont des enfants ! Il y a les hommes, monsieur La Pérouse, vous tous… Les hommes sont tristes, si tristes ! Est-ce bizarre ? J’ai mis des années et des années à l’apprendre, figurez-vous… On est trop habitué, on ne voit pas comment les hommes sont tristes… Du moins, je ne voulais pas le croire ; je ressemblais à ces imbéciles qui prennent un air de gaieté complice pour parler à des malades, on a envie de les gifler. Bien sûr, il y a la joie de Dieu, la joie tout court – chacun de nous s’en fait une idée… Mais les grands, les très grands saints gardent le secret de la laisser paraître sans dommage pour le prochain. Je me disais : « Que ferais-je de mieux ? Je suis aussi insignifiante que possible, je ne peux tout de même pas me rendre invisible ! Qu’est-ce qui les étonne ? » Parce que, vous pensez bien, nous distinguons aisément dans l’attention d’autrui la part qui revient à la figure, à la taille, à la toilette – et l’autre, la part privilégiée, la part sacrée… Mon Dieu, je n’avais aucune expérience, aucune charge, et pas la moindre ambition non plus… J’étais simple, je l’étais trop. Vous autres, vous avez vécu, souffert, offensé Dieu, que sais-je ? Vous avez vos regrets, vos remords, vous êtes comme de vieux militaires, avec leurs cicatrices… Notre­Seigneur ne se lasse pas de vous pardonner ; vous êtes tout ruisselants du sang de la Croix. Qu’avais-je à faire dans cette bataille d’hommes ? Je ne réussis que les choses faciles. Et parce que je n’en tente jamais d’autres, on s’imagine que tout m’est possible, on voudrait de moi des merveilles. Alors, un jour vient forcément où l’on m’éprouve, et je ne suis à l’épreuve de rien.

– Taisez-vous, je vous en prie, dit-il. Je n’avais pas le droit de vous éprouver, je ne mérite que votre mépris.

– Vous ne me faites pas peur, reprit-elle, c’est le principal. Parce que je suis absolument sûre de ne mépriser personne. Oh ! non ! je ne méprise personne. Quoi que je fasse, moi-même je n’arriverais pas à me mépriser. Le mépris est le poison de la tristesse, monsieur La Pérouse. La tristesse bue, c’est lui qui reste au fond… une boue noire, amère. Et si malheureuse que je puisse être un jour, la tristesse n’aura pas de part en moi, jamais… Vous ne me faites plus peur, monsieur La Pérouse, ni vous, ni les autres. Jadis je craignais le mal ; non pas comme on doit le craindre, j’en avais horreur. Je sais à présent qu’il ne faut avoir horreur de rien. Une fille pieuse, qui entend sa messe, communie, cela vous paraît bien sot, bien puéril ; vous avez vite fait de nous prendre pour des innocentes… Hé bien, nous en savons parfois plus long sur le mal que bien des gens qui n’ont appris qu’à offenser Dieu. J’ai vu mourir un saint, moi qui vous parle, et ce n’est pas ce qu’on imagine, cela ne ressemble pas à ce qu’on lit dans les livres ; il faut tenir ferme là-devant : on sent craquer l’armure de l’âme. Alors, j’ai compris ce qu’était le péché… Le péché, nous sommes tous dedans, les uns pour en jouir, d’autres pour en souffrir, mais à la fin du compte, c’est le même pain que nous rompons au bord de la fontaine, en retenant notre salive, le même dégoût. Sans doute, vous aviez tort d’attendre de moi quelque chose… Mais je vous donne ce que j’ai, le peu que j’ai, ni plus ni moins. Je disais tout à l’heure qu’il fallait vous méfier, que je ne porterais pas vos mensonges, que je me défendrais. Non ! je n’ai plus envie de me défendre, c’est fini… On n’a pas le droit de se défendre… Dieu ne garde aucun de nous comme un oiseau précieux, dans une volière… Il livre ses meilleurs amis, il les donne pour rien, aux bons, aux mauvais, à tout le monde, ainsi qu’Il a été donné par Pilate : « Tenez, prenez, voici l’homme ! » Oh ! monsieur La Pérouse, quelle chose extraordinaire, parmi ce carnaval de soldats, de prêtres juifs et de filles fardées, la première communion du genre humain !

Elle s’échappa sur la pointe des pieds jusqu’au seuil de la petite chambre, poussa doucement la porte.

– Entendez comme elle dort, pauvre mania, c’est effrayant… Monsieur La Pérouse, croyez-vous que je puisse à présent la réveiller sans risque ? Je voudrais qu’elle rentrât tranquillement chez elle, par le vestibule, et se recouchât jusqu’au déjeuner. J’aurais le temps de me débrouiller.

– Vous oubliez seulement Fiodor, dit-il.

– Mon Dieu ! s’écria-t-elle, c’est, ma foi, vrai… Il était là, il a tout entendu, il aura mis la maison sens dessus dessous. D’ailleurs, pauvre maison, elle est toujours sens dessus dessous… Telle est la nature de son équilibre, on n’arrivera pas à la mettre d’aplomb tout à fait, c’est une habitude à prendre. Je finirai par marcher exprès la tête en bas…

Elle posa la main sur son bras, et il reconnut, avec une émotion indéfinissable, un pressentiment cruel et délicieux, la tendre malice du regard, son sourire muet.

– Quel bonheur d’être un jour couchée à plat, dans la terre, sur le dos, les bras croisés, comme tout le monde, nos malheureux os un peu délabrés, mais bien en ordre ! J’aime tellement l’ordre, monsieur La Pérouse, je l’aime trop peut-être ? Personne n’ose l’aimer autant que moi.

– Comment riez-vous, dit-il, par quel prodige ? Quand il n’est pas un être ici – non pas un seul être – auquel vous puissiez vous fier sans risque. Et même…

– Même vous ? Hé bien non. C’était vrai il y a une heure, parce que vous ne saviez pas qui j’étais. Vous me croyiez hardie, tenace, ou même, qui sait, conseillée par les anges ? Or, je ne suis qu’une pauvre fille très embarrassée. Embarrassée, il n’y a pas d’autre mot – les grands mots brouillent tout. J’aurais un séraphin à mon service, ou le don des miracles, que je serais encore embarrassée. Voyez-vous, monsieur La Pérouse, un bon chrétien n’aime pas tellement les miracles, parce qu’un miracle, c’est Dieu qui fait lui-même ses affaires, et nous aimons mieux faire les affaires de Dieu. Ainsi, j’ai commis faute sur faute, j’ai agi en étourdie, il faut maintenant que je me tire de là toute seule. Papa ne me sera d’aucun secours, vous pensez bien… Oh ! vous non plus, monsieur La Pérouse, vous moins que personne : nous nous sommes tout dit, nous n’avons plus rien à nous dire. Oui, vous et moi, nous sommes désormais hors de jeu… Mon Dieu, pourquoi pleurez-vous ?

– Vraiment, dit-il, je pleure ? Hé bien, ne regardez pas, ce sont des larmes de honte. Depuis cinq minutes, figurez-vous, je cherche en vain un moment, un seul moment de ma vie à vous offrir, qui soit digne de vous. Je ne me rappelle que des niaiseries ou des saletés. Toute la vie d’un homme ne ferait pas seulement de quoi remplir le creux de la main.

– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? reprit-elle doucement. Il n’y a que le présent qui compte. Et tenez, pour l’instant, il serait déjà très utile que vous alliez prévenir papa. Dites-lui que grand-mère s’est trouvée mal au retour de sa promenade du matin, que nous l’avons couchée ici, qu’il ne se mette pas en peine, que nous la ramènerons dans sa chambre. Cela tiendra bien jusqu’au déjeuner ? Après déjeuner, ce sera mon tour.

Elle s’arrêta sur le seuil, et hochant sa tête rieuse, les bras serrés sur sa poitrine, elle dit en haussant les épaules :

– Bah ! monsieur La Pérouse, à quoi bon se débattre ? Notre tour est venu.

*

– Si j’avais attendu Mademoiselle, remarqua la cuisinière, j’aurais pu me fouiller pour les champignons. Fiodor vient de filer à Verneuil, il en trouvera chez Jeanne Marchais. Quant à Francine, qu’est-ce qui se passe donc ? Elle est rentrée furieuse ; impossible seulement de l’approcher.

Elle alla fermer la porte, revint s’asseoir, et d’une voix qui s’efforçait de rester calme, bien qu’elle tremblât de l’impatience de convaincre, d’être crue :

– Tous pareils ici, voyez-vous. Pas de bon sens, et des vices de milliardaires. On accepte à présent dans des maisons honnêtes, on couche dans des lits du gibier de bagne, des vrais arlequins. Je me demande de plus en plus si Mademoiselle se doute à quelle sorte de pirates nous avons affaire ? Pour ne parler que d’un seul, le Russe est capable de tout.

– Mon Dieu ! dit Mlle Chantal, assez ! Ma pauvre Fernande, est-ce que j’ai l’air en état de disputer avec vous de ces sottises ? Je n’en puis plus, la tête me tourne ; je suis lasse, lasse, lasse à mourir.

Elle haussa les épaules, et reprit, avec un sourire si humble, si triste, qu’il effaça pour un moment le rayonnement du regard, sa fierté :

– Capables de tout ? Je les crois plutôt capables de rien. Mon Dieu, mon Dieu, ils mentent trop, c’est vrai. À la fin le cœur vous manque. On ne sait plus ce qu’ils sont. Il me semble qu’ils font semblant de vivre, qu’ils n’arriveront jamais à faire une mort, une vraie mort, à mourir pour de bon. Oui, on voudrait au moins leur apprendre à mourir comme de malheureuses créatures de Dieu, à mourir comme des hommes !

Elle effleura les lèvres de la cuisinière de sa petite main tendue :

– Chut ! Taisez-vous ! ne me racontez pas d’horreurs, ma pauvre Fernande, j’aurais bien plutôt besoin d’être rassurée… Tenez ! regardez-moi seulement bien en face, sans rien dire, avec vos bons yeux bleus. Même quand vous voulez faire la finaude, ils sont encore trop clairs, ils ne peuvent rien garder ; on les croirait polis à neuf chaque matin. Que vos filles (oui, même la méchante, celle qui est partie avec le cantonnier), que vos filles étaient donc bien aises de se regarder dans ces yeux-là !

Avant que la cuisinière stupéfaite eût pu faire un geste, elle l’embrassa sur les deux joues, et disparut aussi vite. Derrière la porte refermée on entendit sa voix, son rire un peu tremblant :

– Je vous expliquerai tout à l’heure… Et puis, vous savez, tant pis ! je sens qu’aujourd’hui je ne serai bonne à rien.

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