La Joie

V

– J’ai vu Chantal, dit M. de Clergerie. Elle n’a pas voulu descendre ce soir. Une bonne nuit arrangera tout.

Les fenêtres de la salle à manger venaient de s’ouvrir sur le vieux parc déjà plein d’ombre. L’herbe épuisée des pelouses, marquée çà et là de taches rousses que la nuit recouvrait d’une encre aubergine, avait l’air, vaguement cernée par le gravier livide des allées, d’un immense étang d’eau morte, perdu dans le brouillard d’automne.

– Cher ami, reprit Clergerie à voix basse lorsque la porte se fut refermée sur Francine, je ne suis pas dupe de votre affectueux mensonge. Il est clair pour moi que votre entretien de ce matin n’a pas été si insignifiant que vous dites. Mais hélas ! c’est l’habitude de ceux qui m’aiment le plus de ne songer d’abord qu’à m’épargner.

– Je n’y ai pas songé cette fois, dit Cénabre. Et à vrai dire, je n’y ai peut-être jamais songé.

M. de Clergerie leva sur son interlocuteur un regard stupéfait.

– Quelle mouche vous pique ! fit-il. Vous avez été le plus sincère et le plus discret des amis – je devrais presque dire le juge et l’arbitre de toute ma vie… Faut-il donc que les caprices… Allez-vous-en, Francine, cria-t-il d’une voix suraiguë au moment où la fille rousse entrouvrait de nouveau la porte. Posez le plateau sur la table. Allez-vous-en ! Je ne prendrai pas de tilleul ce soir.

Elle disparut.

– Pardonnez-moi ce mouvement d’impatience, reprit-il. Cette fille regarde à travers les serrures. Depuis qu’elle m’a dénoncé certaines extravagances de mon chauffeur russe, je rencontre à chaque pas son regard larmoyant, ce sourire d’absurde complicité.

Il pliait et dépliait sa serviette avec une agitation convulsive.

– Répondez-moi quelque chose, je vous en prie : on ne saurait dire à quel point le silence ici, dans cette maison, agace mes nerfs. Me voilà seul, ou presque… Car je n’espère pas vous retenir longtemps. Or, rentrer à Paris, en pleine canicule, serait me tuer. Pourrai-je seulement attendre sans nouvelles crises la fin de cet abominable été ?

– Cher monsieur, dit Cénabre, j’ai moi-même un pressant besoin de repos, de calme. La petite phrase qui tout à l’heure a paru vous déconcerter n’avait aucun sens injurieux. Je n’ai jamais épargné ni ménagé personne, et personne ne m’a ménagé. Croyez bien qu’il me serait indifférent de vous parler de Mlle Chantal avec une franchise entière, mais je crains de vous tourmenter sans profit. Peut-être même avez­vous trouvé, il y a un instant, la conclusion naturelle du débat où je refuse de m’engager : « Une bonne nuit arrangera tout. »

Cénabre faisait siffler cruellement chaque mot entre ses dents serrées, tandis que ses longs doigts caressaient la nappe distraitement. Mais M. de Clergerie se révolta.

– Oh ! dit-il avec amertume, pour vous aussi je ne serai donc qu’un père trop insoucieux, trop timide !… Et pourtant que se passe-t-il ? Qu’a-t-on observé de nouveau, d’extraordinaire ? Il me semble que ma fille est aujourd’hui ce qu’elle était cet hiver, un peu moins libre et gaie, peut-être ? mais la ridicule histoire de Fiodor, mon intervention inévitable, mes conseils, l’expérience qu’elle a dû faire ainsi, hélas ! d’une certaine malice que sa pureté ne soupçonnait pas, toutes ces vétilles ensemble font un drame pour jeune personne, un drame blanc. Elle est si pure ! Soyons justes. L’inquiétude dont je parle s’est formée autour d’elle, à son insu. Elle n’a été entretenue que par nous tous.

Cénabre frappa doucement la table de son poing fermé.

–Permettez, fit-il, je ne suis intervenu que sur vos instances. D’autre part, vous vous trompez étrangement lorsque vous me prétendez moi-même inquiet. Inquiet de quoi ?

– Cher ami, nous connaissons votre énergie : toute conjoncture vous laisse maître de votre volonté, de vos nerfs. Ne suis-je pas en droit, ce soir, de prendre au sérieux une espèce d’impatience dont vous avez donné rarement l’exemple. À quoi bon le nier ? Un obscur malentendu nous éloigne les uns des autres. M. Abramovitch a fui le premier, le cher Espelette l’a suivi, La Pérouse change à vue d’œil. Après plusieurs conversations singulières qui m’ont cruellement déchiré, il m’a fait aujourd’hui une scène plus singulière encore.

– M. La Pérouse me semble à demi fou, dit Cénabre en se levant. Que nous importe ?

– Une minute encore, cher vieil ami, supplia Clergerie. Vous ne savez pas tout. Je n’ai pu parler librement, j’attendais une occasion favorable. Si je devais prendre à la lettre certains propos… Bref, La Pérouse m’a fait sur Chantal, sur mes gens, sur Fiodar en particulier, les rapports les plus étranges. Il prétend avoir connu le Russe chez Mme Artiguenave, et le croit capable des actions les plus déshonnêtes ou même d’un crime. Pour un peu, il eût exigé de moi que je congédiasse ce malheureux. Sans doute ai-je eu tort de m’échauffer, mais je suis un vieux libéral, je ne rougis point de mes préjugés, je hais ce qui ressemble à un acte illégal de gouvernement, au fait du prince. D’ailleurs, je ne puis condamner sans l’entendre un ancien serviteur de Mme la baronne de Montanel, et qu’elle a particulièrement recommandé à ma bienveillance. Néanmoins vous avouerai-je que le départ si précipité, pour ne pas dire incorrect de M. La Pérouse, m’a prodigieusement surpris et me laisse dans un grand embarras ? Que dois-je retenir de ses propos incohérents ? Ma fille vous a-t-elle…

Il n’osa poursuivre, conclut d’un geste indécis, détourna vers la fenêtre ouverte un regard tour à tour méfiant, puis éperdu. Le silence était tel qu’il entendait, ou croyait entendre la respiration égale du prêtre, et il écoutait ce râle imperceptible comme l’artificier regarde la mèche allumée, la petite flamme qui sautille entre les cailloux.

– Je ne suis pas loin de trouver ces racontars stupides, dit Cénabre, toujours calme. Et néanmoins vous paraissez bien dangereusement ignorer le caractère et les habitudes de M. La Pérouse. Je le crois assez bon juge en la matière qui nous occupe.

Il tira de sa gorge un petit rire sec. M. de Clergerie sentait littéralement peser sur lui, au niveau de ses tempes, le regard inflexible, où il devinait avec une profonde stupeur, une colère inexplicable.

– Vous pouviez faire l’enquête vous-même, reprit Cénabre, et depuis longtemps. Mais il serait ridicule de penser une seconde que j’ai entretenu votre fille d’une affaire dont le règlement n’appartient qu’à vous.

– Sans doute, sans doute, protesta Clergerie au désespoir. D’ailleurs, ce n’est qu’un rêve, un méchant rêve… Les psychiatres sont étonnants ! Ils sacrifieraient à leurs hypothèses la réputation de n’importe qui… (son visage anxieux s’éclaira tout à coup d’un sourire absurde). Hélas ! les historiens eux-mêmes… Il est vrai que nous faisons rarement tort aux vivants, les morts suffisent à nos travaux. Cher ami, j’ai pris ce soir, avant dîner, une résolution dont vous approuverez, je pense, le caractère de fermeté, d’énergie…

Il posa les deux coudes sur la table, le menton entre ses mains tremblantes et reprit :

– Mme de Montanel traversera demain Paris, venant de la Bourboule. Elle regagne son château de Lérinville, où il serait peu convenable que j’allasse me présenter, puisque cette propriété sera, dans quelques mois ou quelques semaines, notre habitation commune. Mais j’ai résolu d’arrêter, pour ainsi dire, ma fiancée au passage. Je la verrai probablement chez Mme Marais-Courtin. Voilà pourquoi, cher ami, j’ai décidé d’emprunter le train de onze heures neuf, cette nuit même. Je serai de retour la nuit suivante. Ainsi mon absence sera très courte. Dieu veuille que ces quelques heures me suffisent pour convaincre Mme de Montanel de la nécessité où je me trouve d’avancer coûte que coûte la date de notre union ! La présence ici d’une femme intelligente, sa mesure, son tact, une expérience exceptionnelle du cœur des jeunes filles qu’elle a prouvée par des travaux délicieux, son charme enfin arrangerait tout… Cher ami, la malveillance m’accusera sans doute, une fois de plus, de fuir les responsabilités du père, mais j’ai jadis accepté celles de l’époux, et je ne puis risquer de voir reparaître les déplorables malentendus qui ont gâté la paix de mon premier ménage, assombri les derniers jours de Mme de Clergerie, et détruit ma pauvre santé.

Tandis qu’il parlait, Cénabre s’était avancé vers la porte, à petits pas. Il se retourna brusquement, comme s’il allait mettre fin moins au stupide monologue de son hôte qu’à un débat intérieur dont il savait seul le secret. Une espèce de lueur douce traînait dans son regard, et le malheureux Clergerie, à bout de forces, y crut voir un présage sinistre.

– Dois-je partir ? demanda-t-il d’une voix sans timbre. En raison de… des circonstances exceptionnelles, m’excuserez-vous de vous laisser seul un jour ? J’avoue que la disparition inattendue de La Pérouse a ébranlé cruellement mes nerfs. Quoi que je fasse, je ne puis m’empêcher de tenir ma fille pour responsable d’un… d’un incident oui va… qui risque de compromettre le succès d’un traitement commencé depuis deux mois, et jamais interrompu. Car enfin, tout de même, cela compte !

– Cela compte, en effet, dit Cénabre. Partez donc. Peut-être réussirez-vous la seule entreprise qui vous tienne vraiment au cœur, bien que vous négligiez d’en parler ? Peut-être ramènerez-vous La Pérouse ? Hélas ! je ne saurais blâmer l’attachement d’un malade à son médecin ; j’ai connu jadis quelque chose d’assez semblable, et les liens noués par l’espérance sont les plus durs à briser… Hé bien ! ne les brisez pas, voilà tout.

Il se mit à rire, comme il avait ri la nuit d’hiver, l’affreuse nuit du dernier hiver… Mais cette fois, il appuyait solidement sur ses lèvres son poing fermé, en sorte que M. de Clergerie n’entendit qu’un ricanement bizarre qui d’ailleurs offensa cruellement sa fierté.

– Vous vous trompez, fit-il. À quoi bon me justifier ? Un proche avenir s’en chargera, et je vous connais assez pour ne pas mettre en doute les intentions amicales de votre apparente sévérité. Peut-être avez-vous raison ? Peut-être La Pérouse a-t-il pris sur moi trop d’empire ? La faute en est aux miens, à vous tous. Un nerveux gouverne si mal sa vie ! À l’homme simple et fort que vous êtes, mes hésitations, mon scrupule, ma perpétuelle inquiétude doit inspirer moins d’intérêt que de pitié. Mais enfin ! Un mot me rendrait la paix. S’il est vrai que mes craintes sont vaines, que puis-je faire pour les surmonter ?

– Vaines ? répliqua Cénabre. Non. Je les crois seulement inutiles, non pas vaines.

Il s’approcha de Clergerie, lui toucha doucement l’épaule.

– Permettez-moi encore d’ajouter ceci : votre fille ne sait peut-être pas où elle va, mais elle y va… Et où elle va, vous irez. Nous en sommes tous à ce moment décisif où chacun se tire d’affaire, selon sa chance et ses forces.

Sur ces étonnantes paroles, il sortit, laissant M. de Clergerie béat.

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Les avait-il réellement prononcées, ou n’étaient-elles qu’un murmure au-dedans de lui, aussi vague, aussi trompeur que ces images mystérieuses qui sans cesse, au cours de ce paisible entretien, s’étaient merveilleusement substituées à la vision du réel, à moins qu’elles ne le recouvrissent, ainsi qu’une buée translucide, pour en effacer insidieusement les reliefs et les contours, et transformer peu à peu cette salle campagnarde, si nette et si tranquille, en un petit univers instable, aux plans superposés, tels les feuillets d’une ardoise. Car tandis que par une douloureuse tension de tout l’être, il opposait au petit homme, de plus en plus inquiet, une contenance ferme et même impérieuse, l’abbé Cénabre avait senti plus cruellement que jamais son impuissance chaque jour grandissante à se dégager entièrement de sa monotone rêverie, comme s’il eût été condamné à poursuivre, de gré ou de force, avec lui-même, une discussion désormais inutile, cent fois interrompue, cent fois reprise. Depuis longtemps d’ailleurs, il connaissait d’expérience cette difficulté singulière à suivre le rythme de la vie d’autrui, retardant toujours sur le geste fait, la parole dite, traînant derrière lui un fardeau invisible, un poids mort, l’obsession d’un acte inachevé – lequel ? Par un prodige de volonté, il croyait parfois rattraper ce retard étrange, retrouver l’équilibre perdu. Vain espoir ! La solitude même ne dissipait qu’un temps ce malaise fondamental, ou du moins il en gardait la conscience obscure, souhaitait de nouveau la présence d’autres êtres, dans l’illusion du joueur qui s’entête, refuse de s’avouer vaincu. Quelques heures plus tôt, tandis qu’il s’appliquait de toutes ses forces à retenir devant Mlle Chantal les paroles dangereuses, équivoques, capables de le trahir, il semblait qu’elles sortissent d’elles-mêmes, vinssent d’elles-mêmes se ranger en ordre, pareilles à des soldats disciplinés. Et c’était justement celles que l’instant d’avant il avait essayé, sans y réussir, de formuler pour lui seul, pour son propre soulagement, sa délivrance. De même le suprême avertissement qu’il venait de donner à M. de Clergerie était venu comme à son insu ; il ne l’avait distingué que trop tard des paroles banales ou prudentes. À présent, il doutait presque de l’avoir prononcé. Il se le redisait, à voix basse, tout en grimpant l’escalier jusqu’à sa chambre ; il le répétait encore, penché sur l’appui de la fenêtre, au-dessus du parc frémissant…

Quelle nuit ! L’odeur des écorces et des résines surchauffées, l’odeur des arbres centenaires, vigoureux et musqués comme des bêtes, avait détruit tous les parfums plus fragiles composés par la délicate alchimie du jour, et flottait seule à présent, dans l’ombre complice, s’y déroulait lentement, pesamment, ainsi qu’un épais brouillard, qui avait la tiédeur des choses vivantes, laissait sous la langue un goût de sueur ou de sang… « Quelle absurde impatience me pousse à risquer sans cesse par ennui, par bravade, pour je ne sais quelle revanche, un repos si chèrement conquis ? pensait Cénabre. Vais-je recommencer les sottises de cet hiver ? Ne puis-je donc vivre comme tout le monde ? Qui m’en empêche ? Quelle folie ! »

Une fois de plus, mais avec une attention languissante, il refit les étapes franchies, et une fois de plus encore la vulgarité, l’insignifiance des épisodes le révolta jusqu’à l’écœurement. Il avait beau faire, il ne trouvait dans ce passé tranquille, régulier, d’écrivain, de savant, d’érudit laborieux, rien qui justifiât une fatigue profonde, essentielle, un épuisement si grave qu’il semblait compromettre irréparablement non seulement l’équilibre moral dont il était jadis trop fier, mais la liberté même de son esprit, ses facultés. Enfant taciturne, honteux de sa naissance et de sa pauvreté, déjà résolu à l’emporter sur des rivaux plus heureux par ses mérites solides, le sérieux précoce, l’opiniâtreté du petit paysan, puis un peu plus tard élève assidu, séminariste exact, prêtre en apparence irréprochable, il semblait n’avoir connu d’autres passions que l’austère ambition de l’homme d’études. Les seules joies vraiment fécondes qu’il eût jamais tirées de la croyance étaient justement celles d’une curiosité tournée tout entière vers le problème de cette vie surnaturelle dont il ne songeait pas plus aujourd’hui que jadis à nier la réalité. Oui, aujourd’hui comme jadis les thèses du rationalisme, les ridicules et prétentieuses rêveries de la psychophysiologie, ou pis encore de la psychiatrie à la mode, l’exaspéraient par leur grossièreté, leur misère. L’unique problème qui l’intéressât restait donc posé, le resterait toujours ; il ne dépendait que de lui de poursuivre des années et des années encore, jusqu’à la fin, les recherches et les observations qui l’avaient rendu célèbre. La contrainte même d’une autorité soupçonneuse, la nécessité de composer habilement avec elle, d’échapper aux pièges qu’elle tend, le préservait merveilleusement de tout parti pris doctrinal, n’avait réussi qu’à discipliner et assouplir un génie parfois un peu rude. Que désirait-il encore ? À aucun moment, il n’avait connu le grand déchirement d’une brusque rupture avec le passé, c’est-à-dire avec soi-même. La foi, qui n’avait jamais été en lui qu’une habitude, d’ailleurs profonde, s’était évanouie doucement, et lorsqu’il avait eu le mouvement de recul inévitable, un dernier sursaut, il était engagé déjà trop avant dans le doute, ou l’indifférence, il s’était senti couler comme une pierre, en fermant les yeux. N’eût-il pas dépendu que de lui de reprendre silencieusement sa place, l’épreuve passée ? Oui, sans doute. Mais il s’était livré à Chevance.

C’était sa première faute, ou plutôt sa faute unique. L’écart imperceptible, hors de la route si soigneusement repérée, avait faussé depuis tous ses calculs. Pourquoi ? Qui pourrait le dire ? Car il n’eût voulu voir, il n’eût désiré de toutes ses forces ne voir dans cette démarche insensée qu’une imprudence vénielle. Oui, ce n’avait été qu’un cri d’angoisse, l’appel involontaire arraché à un homme moins par terreur que par surprise et qu’une autre oreille avait entendu par hasard. Ce qu’il ne pouvait avouer, en effet, sans compromettre l’espèce de paix si chèrement reconquise, si fragile, c’était que par ce seul cri dans la nuit, il avait fait bien plus que donner son secret à un vieux prêtre indigent, il s’était découvert à soi-même, il avait connu une fois, rien qu’une fois, l’accent profond de sa nature, la plainte de ses entrailles que la prodigieuse adresse de son mensonge n’avait pu réussir à étouffer. Il croyait ne penser qu’à Chevance. Avec une attention maladive, un soin puéril, il se retraçait chaque détail de la scène, ainsi qu’un auteur difficile remet vingt fois sur le métier un dialogue important, mais il n’y faisait paraître qu’un seul acteur. Le seul Chevance allait, venait, parlait, pleurait, dans un monologue pathétique. L’autre présence restait muette. Non par calcul sans doute, mais par un curieux instinct de défense, il refusait le risque de pousser de nouveau un tel cri, même en songe.

À présent, à cette heure, le souvenir du dernier entretien avec Mile de Clergerie entrait lentement dans sa mémoire, à la même place douloureuse, et son angoisse familière s’en trouvait si bizarrement accrue qu’il la reconnaissait à peine. Avec ce nouvel aveu, il semblait qu’il eût laissé échapper une part plus précieuse de son être, un sang plus chaud, plus riche. À la lettre, il ressentait l’épuisement lucide, la sensation de faiblesse lumineuse, éblouissante, qui suit les grandes pertes de substance. Et en même temps les images à peine délirantes, à mi-chemin du délire et du rêve, qui étaient comme les fantômes de ses propres méditations, reprenaient sous ses yeux leur ronde étrange et transparente, leur morne glissement silencieux. Il ne délirait pas. Il déplorait seulement depuis des semaines l’extraordinaire sensibilité d’un cerveau surmené dont les constructions abstraites finissaient par avoir quelque chose du relief et du mouvement de la vie. Un moment il réussit à s’éloigner de la fenêtre, se jeta sur son lit, ferma les yeux. Mais la tête au creux de l’oreiller, ruisselant de sueur, il n’y put tenir, et revint s’accouder sur la barre d’appui, en frissonnant.

Quelle nuit !… La haute cime des pins ne se distinguait plus qu’à peine de l’écran ténébreux où une seule étoile n’en finissait pas de mourir. Tout ce qu’un soleil terrible avait pu pomper en douze heures d’une lutte implacable au flanc aride de la terre venait de monter lentement, aspiré par le crépuscule, formait à mille pieds au-dessus du sol un nuage invisible, dont le regard découvrait pourtant à la longue, vers l’ouest, la frange encore cuivrée par le couchant. Sur la main de Cénabre, une goutte de pluie tomba, chaude, pesante, parfumée comme une goutte de nard, et qui était l’essence même du jour évanoui.

En se penchant un peu, il pouvait voir la fenêtre encore éclairée du bureau de Clergerie, et tout à coup il reconnut le grincement du gravier sous les semelles, le pas à la fois vif et incertain, saccadé du petit homme, sa toux nerveuse. Une porte s’ouvrit, le moteur de l’automobile ronfla, puis se tut, ronfla de nouveau, après un gémissement humain qui ébranla la nuit jusqu’en ses profondeurs. Et presque en même temps le double pinceau des phares s’élança, rejaillit vers le ciel, hésita une seconde, puis les deux immenses antennes, tournant majestueusement sur elles-mêmes, plongèrent brusquement, disparurent.

Pourquoi l’abbé Cénabre fit-il mentalement ce calcul ? Il n’eût su le dire. Et d’ailleurs il n’attachait aucune espèce d’importance à ces chiffres, ils se présentaient d’eux-mêmes. Il calcula que la gare n’étant éloignée que de huit cents mètres à peine, l’auto de Fiodor serait de retour avant cinq minutes. Il tira sa montre. Et à la cinquième minute en effet la lumière errante, comme fidèle au rendez-vous mystérieux, surgit au haut de la côte, tandis que les peupliers de l’avenue, s’allumant tous ensemble apparurent blêmes et frissonnants, sur un fond de velours noir… « Me voilà débarrassé de ce sot pour un jour ! » dit Cénabre à voix basse. Et il crut en éprouver un soulagement inexprimable.

C’est alors, c’est à cette minute même d’oubli, de rémission, comme il refermait sa fenêtre pour mieux jouir du sentiment retrouvé de sa solitude, que la chose étrange commença de le travailler, ébranla doucement chacun de ses nerfs, courut le long de la moelle, insidieusement, puis se mit à briller dans sa pensée, d’un éclat fixe, insupportable. Pour effacer, pour écraser ce point fulgurant, il ne put même pas retenir un geste imbécile : il porta vivement la main à son front, il le serra entre ses larges paumes. D’ailleurs, ce premier mouvement de surprise dura le temps d’un éclair : le choc avait été trop dur, trop imprévu, pour que l’énergie de l’homme indomptable n’y répondît aussitôt de toute sa puissance. Et en pleine déroute de ses facultés inférieures, le rappel impérieux de la raison parvint jusqu’au cerveau, suspendit l’instant fatal. « Une crise analogue à celle de cet hiver, pense-t-il. Est-ce que je deviens fou ? »

Il courut à la fenêtre, l’ouvrit de nouveau, plongea son regard dans la nuit. À peine résista-t-il à la tentation de s’y jeter, d’y tomber les bras étendus, de s’y perdre enfin, avec son haïssable secret. Et, néanmoins, ce n’était pas ainsi qu’il avait désiré mourir jadis, quand il appuyait froidement, fermement, le canon de l’arme sur sa face. La chair seule, cette fois, appelait le néant comme un repos, ou même n’appelait rien : elle fuyait. Il fuyait. Il fuyait devant un péril inconnu, dont la cause n’était pas en lui. Ou, pour mieux dire, il échappait.

Maintenant, les poings crispés à la barre de bois, il la secouait à petits coups, sournoisement, comme s’il eût voulu l’arracher de son scellement. Cette dépense grossière de force l’apaisa. Tout tremblant encore de l’effroyable assaut, le regard exténué, la bouche amère, il reprenait possession, une à une, des idées et des images que la soudaine explosion de terreur avait éparpillées ainsi que des feuilles mortes : il essayait de raisonner avec ces pauvres débris sauvés du désastre, ainsi qu’un navire englouti à demi utilise ses derniers foyers.

« Que s’est-il donc passé ? bégayait-il. Rien. Je n’ai rien vu, rien entendu, je ne pensais même à rien. Cela m’a comme frappé dans le dos. » Et, en effet, il avait dû réprimer le geste de se retourner, de faire face. Si désireux qu’il fût de ne voir dans cette crise subite qu’une rechute peut-être atténuée de la première, il ne pouvait néanmoins s’y tromper plus longtemps. L’angoisse n’était pas, cette fois, montée lentement de lui-même, au terme d’une interminable rumination, d’un examen périlleux poussé jusqu’à la partie vive de l’âme : le coup avait été porté du dehors… Oui, hors de lui, hors de son pouvoir, un événement venait de naître – qu’il ne connaissait point, qu’il ne connaîtrait peut-être jamais –, aussi réel pourtant, aussi sûr qu’aucun de ceux qu’il avait vus de ses yeux. Lequel ?

Car il avait beau promener son regard sur les humbles témoins de sa singulière aventure, la cretonne fleurie des murailles, le lit massif, il n’y découvrait aucun des fantômes dont il eût souhaité la présence, car l’orgueil vient à bout des fantômes ou du moins les peut défier en face. Au lieu que grandissait en lui une certitude, une évidence mille fois plus absurde que n’importe quel fantôme et qui humiliait bien autrement son orgueil. Il semblait que tout contrôle lui fût retiré de sa propre conscience, qu’il ne fût plus désormais le maître d’aucun de ces secrets que le plus grossier des hommes sait encore défendre contre la curiosité d’autrui. Nulle preuve ne lui était naturellement donnée de cette évidence. Cependant, il ne pouvait la mettre en doute : elle éclatait d’une lueur furieuse. Et c’est bien lueur qu’il faut dire, puisque cette parfaite dépossession avait eu, dès le premier choc, son signe physique, contre lequel la raison ne se révoltait même plus, qu’elle acceptait du moins avec une espèce de résignation désespérée : un flot de lumière était entré en lui, et il serrait les paupières pour n’en pas voir le rayonnement sur ses mains pâles.

À cette minute, tout autre que l’abbé Cénabre eût appelé la folie comme un secours, ou bien fût tombé à genoux. Mais sa puissante nature refusa encore de se rendre, ou peut-être il n’y songea même point. Il ne pensa qu’à se délivrer lui-même, par ses propres moyens, c’est-à-dire à entrer volontairement, résolument, dans cette lugubre partie dont il était sans doute l’enjeu. Trop familier, depuis tant d’années, de cette vie secrète, impénétrable, où son étrange génie s’était dépensé à animer les personnages de son rêve, ses saints et ses saintes, il était d’ailleurs bien au-dessus des surprises ou des terreurs d’un spectateur non initié. L’image de Mile de Clergerie, ses dernières paroles, l’humble baiser de sa bouche, ce triple souvenir n’avait cessé un moment de flotter au-dessus de ces apparences extravagantes, et il était désormais sûr que c’était là, et non ailleurs, à ce même point de son cerveau déjà blessé, qu’avait éclaté l’embrasement. « Singulière petite fille, pensait-il, je la reverrai demain. Je saurai… J’expliquerai… J’expli… »

Tout murmurant, il jeta son manteau sur ses épaules, s’engagea dans l’escalier, chercha posément la rampe, à tâtons, descendit les marches de son pas lourd. Encore à tâtons, il fit tomber la barre de la porte d’entrée, poussa machinalement les verrous, sentit grincer le sable sous ses semelles, entra dans la nuit, haute silhouette toujours magnifique de calme, d’équilibre, et déjà pourtant vidée de sa force, prête pour le désespoir ou pour le pardon. Ce qu’il gardait d’énergie et d’orgueil, sa suprême réserve, il la prodiguait, la jetait comme à pleines mains, avec une indifférence magnifique, pour tenir debout une heure, deux heures, la nuit entière, décidé à user le temps, minute par minute, jusqu’à l’aube. Car il ne pouvait désormais supporter l’idée de rentrer dans sa chambre, d’y reprendre la lutte silencieuse, écœurante. « Cela sera fini demain, pensait-il. D’ici là j’userai mes nerfs… » – Demain !

Il allait droit devant lui, en aveugle, seulement guidé par le reflet pâle du mur des communs récemment blanchi à la chaux, ses deux mains posées à plat sur la poitrine, pareil à un blessé qui tourne le dos à son assassin, et fait quelques pas, tout droit, l’air béant, avec un poignard dans le cœur. Heurtant la bordure d’un massif il chancela, tomba sur les genoux, reprit sa route sans rien sentir, tout absorbe dans sa pensée, qui était à peine une pensée, comme un cadavre n’est pas tout à fait un objet, mais non plus un être, image unique, hors du mouvement de la vie. Et, cependant, il eût cru volontiers que cette application de l’esprit annonçait plutôt sa délivrance, car il sentait se desserrer un peu son mensonge ; il échappait en quelque mesure, par une espèce d’immobilité intérieure, à l’effroyable contrainte subie patiemment, héroïquement, depuis des mois. L’événement mystérieux, mais certain, dont le pressentiment venait de l’atteindre, sans qu’il sût encore rien de lui, n’en était pas moins de ceux qui rompent l’équilibre du malheur, ne peuvent être qu’heureux, même s’ils consomment une ruine dont l’attente est devenue peu à peu intolérable.

Comme un moribond qui a une fois senti au creux de sa poitrine, contre son cœur, le premier frisson de l’agonie qui s’annonce, en désire le retour sans se douter que le temps d’un clin d’œil, d’un geste irréparable, il vient de s’ouvrir à la mort, le misérable prêtre à bout de forces ne se défendait plus, s’abandonnait épuisé par cinq mois d’une lutte dont il ne soupçonnait pas qu’elle n’était qu’un défi risible à sa propre nature, une gageure inutile depuis que le premier coup avait été porté dans l’édifice de son imposture, quand il avait laissé échapper son secret. Car l’hypocrisie n’est qu’un vice pareil aux autres, faiblesse et force, instinct et calcul, à quoi l’on peut faire sa part. Au lieu qu’un mensonge si total, qui informe chacun de nos actes, pour être supporté jusqu’à la fin doit embrasser étroitement la vie, épouser son rythme. Que s’insinue entre nous et lui le plus léger désaccord, et déjà l’attention s’éveille, la volonté se raidit, la conscience braque au point sensible son regard fixe. Quelle volonté soutiendrait longtemps un tel effort ? Celle de l’abbé Cénabre venait de se briser, et il ne s’en doutait pas. Il ne s’en doutait pas parce que cette volonté magnifique cédait trop tard, après avoir usé la résistance d’un cerveau déjà touché d’une tare ancienne. Et croyant sentir s’alléger peu à peu son insupportable fardeau, c’était lui qui ouvrait les mains, s’enfonçait.

D’ailleurs il n’eût pas commis cette fois l’imprudence d’appeler à l’aide, il ne désirait la présence de personne. Le brusque sentiment de solitude qui l’avait saisi jadis lorsque le nom de Dieu était venu de lui-même sur ses lèvres, et qui n’avait fait depuis que s’accroître, s’était évanoui peu à peu au long des dernières semaines. Le cercle se trouvait trop étroitement fermé autour du prêtre impitoyable pour qu’il eût désormais à chercher sa route. Mais il ne s’en souciait pas. Son aveuglement était celui d’un homme hors de péril, déjà perdu. Quelques semaines plus tôt, pendant une promenade au bord de la mer, entre Ollioules et Toulon, il avait dit à un médecin de village, rencontré par hasard à l’auberge, et qui l’écoutait sans comprendre, une parole horrible qui fut répétée depuis au P. Domange : « Il est certaines conjonctures où l’homme ne sent plus Dieu que comme un obstacle, une dernière épreuve à surmonter. »

À ce moment, c’était bien contre un tel obstacle qu’il marchait, les yeux mi-clos pour tâcher d’oublier l’espèce de lueur vague qu’il avait cru voir sortir un moment plus tôt de ses mains tremblantes, comme s’il en eût été intérieurement saturé, au point qu’elle débordât de lui. D’où venait-elle ? Comment était-elle entrée dans sa poitrine ? Par quelle brèche ? Sans doute, si terriblement que chancelât sa raison, il n’était pas encore dupe d’une hallucination si grossière. Mais il ne pouvait néanmoins la rejeter entièrement parce que l’angoisse qu’il en éprouvait s’accordait à merveille avec cette certitude nouvelle, imprévue, d’être désormais percé à jour, incapable de retenir aucun mensonge, livré sans défense à ce qu’il avait craint toute sa vie plus qu’aucun péril : la curiosité d’autrui, la cruauté du jugement humain. Et moins pour échapper à la clarté mystérieuse que dans l’humble espoir de retrouver peut-être le secret si brutalement perdu, la sécurité de son mensonge, il tournait le dos à la haute maison dont la muraille luisait vaguement dans l’ombre et s’avançait d’instinct du côté de la nuit. Soudain, tournant autour d’un massif d’ifs, il heurta de la poitrine un corps vivant, et la surprise lui arracha non pas un cri (car il en était à ce point de l’hémorragie nerveuse où le corps exténué ne saurait plus réagir à la crainte) mais un gémissement lugubre.

– Monsieur l’abbé m’a fait peur, dit la cuisinière Fernande à voix basse. Monsieur l’abbé ne m’avait donc pas vue ? Vous veniez droit sur moi, ajouta-t-elle aussitôt avec un accent de dépit, je pensais réellement que vous m’aviez vue ? La nuit n’est déjà pas si noire, la lune se lèvera d’ici dix minutes.

Cénabre distinguait mal le visage tourné vers lui, mais il y lisait cependant une sorte d’impatience et de terreur qui réveilla un moment son attention défaillante.

– Que me voulez-vous ? fit-il rudement. Qu’est-ce que c’est que cette comédie ? Elle le repoussa doucement de la main et il sentit que la grosse femme tremblait.

– Le bon Dieu vous envoie, dit-elle simplement. Je vais vous dire… Et puis, non, tenez ! c’est trop long, il faut maintenant que vous me croyiez sur parole… Voilà Monsieur parti ; est-ce qu’une pauvre femme comme moi devrait se mêler d’histoires pareilles ! Mais la satanée maison est devenue pis qu’un nid à rats, monsieur… Hé bien, aussi vrai que le bon Dieu m’entend, il y avait un homme dans la chambre de Mademoiselle, je l’ai vu !

– Et c’est pour ça que vous m’arrêtez ? dit Cénabre avec dégoût. L’orage vous a donné sur les nerfs, ma pauvre femme. Allez vous coucher.

– Me coucher ? riposta-t-elle en ricanant. C’est bien vite dit ! Je l’ai fait plus d’une fois, moi qui vous parle, alors que j’aurais dû ouvrir les yeux et les oreilles. Si je me trompe aujourd’hui, tant pis pour moi, je sais que je n’oserai plus seulement vous regarder en face. Oui, monsieur, vous aurez le droit de me tenir en mépris ! À présent, pensez ce que vous voudrez, mais ne me laissez pas aller seule là-haut ; j’ai déjà essayé vingt fois, je n’oserai jamais. Qu’est-ce que cela vous fait ! Rien que dans l’escalier, monsieur ! Vous resterez dans l’escalier, vous écouterez si j’appelle.

– Lâchez-moi ! commanda Cénabre d’un accent déjà étrangement vibrant. Pour m’effrayer, ma fille, vous choisissez mal votre temps : j’ai ce soir un autre fardeau à porter.

Perçut-elle la déviation pourtant presque insensible de la voix sur les dernières syllabes de ces mots, d’ailleurs obscurs ? Avant de répondre elle approcha son visage de celui du prêtre, et l’interrogea du regard, silencieusement.

– Hé bien, fit-elle, ce n’est pas le moment de perdre la tête, non, je ne m’affole pas pour des bêtises. Le chauffeur était ivre, monsieur, ivre à froid… Sa saleté d’éther lui sortait par les yeux, vous auriez dit un vrai démon. Il a battu Francine, je l’ai trouvée à plat ventre sur le lit ; pauvre imbécile, elle crachait le sang à pleine bouche… Attention à Mademoiselle ! » qu’elle m’a dit, la malheureuse ! On l’écraserait pour en tirer autre chose ; elle ne vendra pas son mignon. Alors la voiture du patron rentrée, j’ai cherché le Russe partout, bernique ! On croirait qu’il passe par le trou des serrures, l’animal ! Je pensais : « Puisque je n’ai pas perdu de vue l’escalier, faut donc qu’il soit resté dehors, à la fraîche. » Seulement, voilà ! On peut gagner l’étage parle petit grenier, rien qu’en enjambant la fenêtre… Oh ! monsieur ! quand je vous ai rencontré, la minute d’avant, j’ai… j’ai…

– Je vous accompagne, dit Cénabre tout à coup d’une voix douce. Marchez lentement. Il est très possible que cela ne soit qu’un rêve ; je dois ménager mes forces.

Il soupira profondément, puis la suivit de son pas toujours mesuré, toujours calme. Mais au pied des marches, Fernande n’y put tenir, grimpa l’escalier quatre à quatre. Elle entendit un moment le souffle court du prêtre, une espèce de plainte enfantine, puis plus rien. Et d’ailleurs, juste à cette seconde, elle poussait la porte, entrait dans la chambre d’un trait. La lumière jaillit, et en même temps son cri :

– Monsieur ! monsieur ! Ils sont là tous deux. Ils sont là !

Elle courut jusqu’à la rampe, s’y pencha encore éblouie, incapable de rien distinguer dans ce gouffre noir.

– Monsieur… Monsieur… il faut que vous m’aidiez, il ne faut pas qu’on vienne avant… Que nous la remettions au moins sur son lit !… Mademoiselle est morte. Un silence. Puis la voix monta de l’ombre, méconnaissable.

– Tâchez d’abord de vous calmer. Que voulez-vous dire ? Votre voix résonne horriblement, je vous entends mal.

Elle descendit quelques marches, ayant d’un geste instinctif repoussé doucement la porte, comme pour renfermer la lumière avec les deux morts. L’obscurité parut de nouveau si profonde que la grosse femme ne se dirigeait qu’avec peine, étourdie par le brusque détour de la rampe, s’appuyant de tout son poids contre le mur. Deux marches… trois marches… cinq marches… Et soudain elle sentit sur sa joue le souffle brûlant de l’abbé Cénabre.

– Êtes-vous aveugle ? fit-il. La nuit n’est cependant pas si noire… Que venez­vous de dire là, ma fille ? Perdez-vous le sens ? Mlle de Clergerie morte ! Comment morte ? Qui est-ce qui l’a tuée ?

La cuisinière, comme fascinée par cette voix sortie de l’ombre, immobile, n’osant pas même tourner la tête, recevait chaque parole en pleine face, avec la chaleur de l’haleine.

– Le fou, dit-elle enfin. Oui, monsieur, le Russe… Et il s’est suicidé après, bien sûr. Le voilà maintenant qui barre le seuil avec son grand corps de démon, si mou, si lourd, je n’arriverai jamais à déplacer ça toute seule… Et il a encore sa cochonnerie de revolver entre les doigts, il est encore capable de nuire, la sale bête.

Elle eut un petit gémissement de dégoût, et reprit sur un ton de prière enfantin :

– Non, monsieur, je ne veux pas qu’on le trouve là, c’est impossible, pensez donc ! Si vous ne m’aidez pas, j’emporterai plutôt Mademoiselle, j’aimerais mieux la voir n’importe où, pauvre chérie, elle serait plus à l’aise au coin d’une haie, oui, à même dans l’herbe, comme un oiseau mort. En plus du Russe, voyez-vous, la maison ne lui valait rien, je le sais.

Elle étouffa un sanglot, puis se tut tout à fait, soudain craintive. La nuit où elle enfonçait son visage ruisselant de larmes semblait plus vide que jamais. La respiration même du prêtre était devenue imperceptible. Un moment, elle crut discerner le contour du visage si proche du sien, la mobilité du regard, sa lueur pâle, mais la voix partit d’un autre côté, sur sa gauche. Elle semblait sortir du mur.

– Ayez donc la bonté de me donner la main, dit Cénabre. Je crains de ne pouvoir faire un seul pas.

Elle se sentit saisir le bras avec une force convulsive. Aussitôt il se mit à monter à ses côtés, lentement, pesamment, comme s’il eût repoussé du front, à grand-peine, un poids immense. Et lorsque, la porte ouverte de nouveau, la lumière vint frapper ce visage pétrifié par une anxiété plus qu’humaine, si grande que fût la terreur de la pauvre fille, elle ne retint pas un cri de pitié.

– Mon Dieu ! laissons cela, je m’en tirerai bien moi-même… Aidez-moi seulement à mettre la chérie sur son lit. Seigneur ! sa pauvre petite tête n’est qu’une plaie. Prenez-la sous les bras, monsieur, le cœur me manque aussi ; je n’aurai pas la force toute seule.

– Un instant, permettez…, dit Cénabre avec calme. Oui, patientez encore une minute ou deux. Pour l’instant, je ne puis être encore utile à rien ; je ne vous vois même plus, madame.

À genoux près du misérable corps étendu, la cuisinière essayait de soutenir au creux de son bras replié la nuque fracassée, mais à travers sa stupeur et son désespoir, la voix de Cénabre vint la frapper en pleine poitrine. Elle se leva d’un mouvement instinctif, absurde, comme pour faire face à la douleur souveraine qui venait de parler plus haut que la mort.

À peine le prêtre avait-il, en entrant, debout sur le seuil, embrassé la scène d’un regard, ainsi qu’un homme qui sait ce qu’il cherche, ne se laissera plus détourner. À présent, il examinait le corps étendu de Mlle de Clergerie avec une attention sévère, qui glaça d’abord Fernande. Mais, s’approchant, elle remarqua presque aussitôt, avec son habituel sang-froid, que le regard qu’elle croyait fixe flottait au-dessus de la petite victime, ne s’attachait plus à rien.

Alors la cuisinière haussa les épaules, saisit brutalement Chantal entre ses bras. Lorsqu’il entendit rebondir sur le lit le lamentable fardeau, Cénabre eut une espèce de gémissement sinistre et fit un pas en avant.

– Il le fallait bien, excusez-moi, dit la grosse femme tout honteuse. Même si légère, j’ai eu du mal, j’ai les bras cassés. On voudrait plutôt la porter à genoux, comme un Saint-Sacrement. Et encore, voyez-vous, pauvre chérie, elle est à présent seule entre nous deux ; elle peut être contente. Demain les journaux vont parler, les langues marcher, pouah ! Monsieur, on ne m’ôtera pas de l’idée qu’elle a voulu cette mort-là – pas une autre –, celle-là. Elle n’était jamais assez humiliée, elle ne désirait que le mépris, elle aurait vécu dans la poussière. Ce Russe, c’était le plus méchant de nous tous, sûrement. Alors c’est de lui qu’elle aura souhaité recevoir sa fin… Jamais elle n’a raisonné comme vous ou moi, pauvre ange… Et maintenant les gens vont hocher la tête, faire des cancans, on dira qu’elle était folle ou pis… Elle aura tout renoncé, monsieur, je vous dis, même sa mort.

Le prêtre restait debout, sous la lumière dure. Aucune sagesse humaine, ni même le génie de la compassion, n’eût rien trouvé à lire sur les traits immobiles qu’une volonté prodigieuse, à l’agonie, sculptait du dedans, marquait du signe de l’éternel. Une minute, une longue minute, la balance oscilla entre la morte toujours vivante, et ce vivant déjà mort.

– Approchez-vous, madame, dit-il enfin, à voix basse, comme s’il ménageait jusqu’à son souffle.

Il tourna vers elle sa face aveugle, et tout à coup elle crut voir se détendre l’arc de sa bouche, le pli de ses joues s’effacer, le visage entier s’assombrir. Mais il remua ses épaules, ainsi qu’un homme qui reprend son fardeau, et presque aussitôt elle entendit ces paroles surprenantes :

– Madame, êtes-vous en état de réciter le Pater ?

– Oui, monsieur l’abbé, fit-elle humblement. Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre nom

Il avait posé sa main sur son bras, elle la sentait peser de plus en plus.

– Répétez, dit-il avec douceur. Je ne peux pas.

– Notre Père, qui êtes aux cieux, commença-t-elle doucement, avec l’accent du pays d’Auge.

– PATER NOSTER, dit Cénabre, d’une voix surhumaine.

Et il tomba la face en avant.

M. l’abbé Cénabre est mort le 10 mars 1912, à la maison de santé du docteur Lelièvre, sans avoir recouvré la raison.

 

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