La Joie

III

Depuis cette nuit décisive, des semaines avaient passé, aussi courtes que des jours. Elle n’avait parlé à personne, pas même au doyen d’Idouville. La nouvelle d’une prochaine visite de l’abbé Cénabre(1), éloigné de Paris pendant quatre mois, et qu’elle n’avait pu voir après la mort de M. Chevance, au grand regret de M. de Clergerie qui ne croyait pas sa fille trop indigne de recevoir les directions de ce puissant esprit, l’avait décidée à se taire jusque-là. Elle n’avait, certes, aucune prévention contre l’illustre biographe de Tauler qu’elle connaissait d’ailleurs à peine, bien qu’il parût souvent à l’hôtel de la rue de Luynes, et qu’il l’eût toujours traitée avec une sorte de bienveillance sévère, dont elle appréciait la courtoisie, car cette petite fille, pourtant si simple, haïssait la familiarité. De ses livres, elle ne savait guère que les titres, mais en dépit des bavardages, ou de médisances plus perfides, elle se sentait une sympathie obscure, un peu craintive, pour un homme célèbre et qui paraissait néanmoins mépriser la gloire, vivait libre et seul, et pauvre aussi peut-être, dans une indépendance sauvage. Pourquoi le nom de son ancien condisciple, qu’il avait prononcé si rarement devant elle, était-il revenu tant de fois sur les lèvres de l’abbé Chevance à l’agonie ? Lui confiait-il, en esprit, sa fille, comme le croyait encore M. de Clergerie ?… « Je devrais l’aimer », se disait-elle.

Il serait là ce soir, prolongerait son séjour une semaine, et voilà qu’au lieu d’attendre en paix, comme jadis, l’occasion toujours offerte à temps, le secours bénévole de Dieu, elle venait de se troubler pour quelques paroles échappées à la malice ou à la sottise de Fernande. On verra ici des choses extraordinaires, mademoiselle, des choses comme on n’en voit pas dans les livres. Pourquoi ? Y a-t-il vraiment place pour de telles choses dans une maison familiale, où tout nous rappelle l’enfance, et par un beau jour d’été ? À Paris passe encore, mais ici ! Et quelles choses ? « Comme je suis nerveuse, inquiète, c’est honteux. Extraordinaire, d’abord, c’est un mot qui n’a pas de sens, de ceux dont l’abbé Chevance disait qu’ils n’ont pas dû être donnés par Dieu dans le Paradis, mais enseignés au premier homme, de l’autre côté des sept Fleuves, par l’expérience quotidienne de la domination du malheur. Rien n’est hors de l’ordre, tout finit par rentrer dans l’ordre de Dieu. Et puis, est-on jamais seule ? Peut-on avoir peur ? Peur de quoi ? » – « Que votre père me chasse, les prétextes ne manquent pas… » avait dit l’autre. À quoi bon ? La première surprise vaincue, Chantal éprouvait pour lui autant d’horreur que de pitié. Était-il même si différent de ceux qui l’avaient précédé, ou qui le suivraient un jour, tant d’étrangers louches et hardis, à la fois insolents et serviles qui plaisaient au maître une semaine et partaient un matin comme ils étaient venus, l’œil haineux, la barbe longue, veston court et chaussures jaunes, une valise de toile à la main ? Car M. de Clergerie avait engagé tour à tour, au gré de son humeur, et aussi par une haine secrète pour les valets français, race moqueuse, des Tchèques osseux, aux longues jambes, des Polonais tondus, un Hongrois recommandé par le nonce, et jusqu’à un Grec du Levant, plus suspect que tous les autres ensemble, et qui avait disparu sans aucun bruit, avec une torpédo neuve. Au moins ce Russe parlait peu, bien qu’avec une adresse singulière il eût réussi plus d’une fois à imposer à sa jeune maîtresse ces conversations au sens double, pleines d’allusions perfides, qui font, à la longue, de deux interlocuteurs deux complices, les complices d’un même secret. À la première tentative, elle avait cru mourir de honte… Mais qu’était-elle, après tout, qu’une enfant ? « Dieu fait bien ce qu’il fait, disait souvent M. de Clergerie ; une autre que toi, plus légère, par exemple, plus romanesque, se fût passée moins aisément des soins maternels. » Hélas !

Non, ce n’était ni celui-là, ou tel autre, ni cette médiocre aventure, ni même la crainte étrange qu’elle avait maintenant de son propre regard, de sa bouche pâle, de ses mains souvent tremblantes, de tout ce corps enfin, de cet appareil compliqué de chair, de sang, de nerfs, dont elle n’était plus sûre désormais de se faire obéir, bête sournoise, humiliée, mélancolique, à laquelle elle imposait son allégresse, la foi, l’espérance et la charité, comme un frein d’or. Dix fois, vingt fois peut-être, elle avait failli céder au vertige, rouler jusqu’au bord du gouffre de lumière, et n’avait sagement achevé son oraison qu’au prix d’un effort intolérable. Mais n’était-elle pas tombée à son insu ? « Daignez plutôt convenir que sans moi ce que vous voulez tant cacher serait déjà connu. Hier encore… » Ainsi avait-il parlé tout à l’heure, et, se fût-il tu, tel était le sens de son impassible sourire. Elle rapprochait ces paroles énigmatiques de la stupide prédiction de Fernande : Des choses extraordinaires, des choses comme on n’en voit pas dans les livres… Quoi donc ! la part de sa vie qu’elle aurait voulu cacher en Dieu, en Dieu seul, à jamais, livrée par dérision, en même temps que le pauvre secret de son mal héréditaire, aux bavardages, aux curiosités de l’office. Des miracles, de vrais miracles qui tombent de vous comme des fleurs. « Je les scandalise, pensait-elle, c’est ainsi qu’on se moque de Dieu ! »

Pourquoi – par quel prodige – cette crainte suprême, sitôt qu’elle cessait de la raisonner, de s’en défendre, ouvrait-elle en elle une source plus fraîche, plus pure, comme si elle eût trouvé le principe même de sa consolation, dans l’idée de la détresse totale sans remède, la ruine de toute espérance humaine, une féroce désillusion ? D’être ridicule à ses propres yeux achevait de briser les derniers liens de l’amour-propre, la libérait. « J’étais contente que Dieu eût pris la peine de me dépouiller lui-même avec tant de soin qu’il me fût devenu impossible d’être plus pauvre. Je me comparais à un malheureux, qui n’aurait que quelques sous en poche, et s’aviserait tout à coup que ce sont, justement, de ces sous qui n’ont plus cours. »

L’ombre d’un nuage adoucit une par une les premières vitres rouges et vertes de la véranda, puis elles s’éteignirent toutes ensemble et l’immense jardin parut derrière, décoloré. « Je rêve là depuis dix minutes, songeait-elle, c’est absurde. Vais-je me décider à entrer ou pas ?… » À travers la porte, elle entendait la petite toux nerveuse de M. de Clergerie, et jusqu’au tintement régulier de la plume dans l’encrier de cristal. « Si j’étais courageuse, je lui devrais tout avouer peut-être ? dès maintenant ? Ai-je le droit de lui cacher ainsi, depuis des semaines, que je suis malade ? N’est-il pas juste qu’il en soit informé avant l’abbé Cénabre lui-même, un étranger ? Car j’aurai beau faire et beau dire, il faut voir les choses comme elles sont. Quoi ! d’être malade, ce n’est pas une affaire de conscience ! » Et elle entra.

M. de Clergerie leva au-dessus d’un rempart de livres et de fiches un front sourcilleux :

– Voilà peut-être un quart d’heure que j’entends trotter dans le vestibule, comme une souris. Quelle chose singulière ! Lorsque je suis épuisé de fatigue et retombé dans mes insomnies, j’observe aussitôt une surexcitation extraordinaire du sens de l’ouïe. Je ferai part de cette remarque au professeur La Pérouse. Pourquoi ris-tu ?

– Mon Dieu, pour rien ! Parce que le seul nom du professeur La Pérouse me donne envie de rire : Jean-François de Galaup, comte de La Pérouse, commandant la Boussole et l’Astrolabe, et mangé par les naturels de l’île de Vanikoro.

– Allons ! allons ! Chantal…

– Et puis, pardonnez-moi, mais toutes les théories du professeur La Pérouse, vraies ou fausses, n’ont rien pu contre vos migraines. Vous aviez meilleure mine à Paris.

– Tu trouves ? Oh ! je ne me fais pas illusion : ces thèses sur l’influx nerveux, les ondes cosmiques, les radiations telluriques, ces nouveaux modes de traitement où le médecin proprement dit semble le céder au physicien… Je suis un peu dérouté, je l’avoue. Peut-être devrais-je essayer de l’homéopathie ? En matière scientifique, nous sommes des naïfs. L’homme le plus distingué de ma génération s’en laisserait conter par un simple lycéen de première, c’est ridicule. Et pourtant l’humaniste, un véritable humaniste, dressé aux bonnes méthodes de l’exégèse grammaticale, juridique ou historique, est plus qualifié qu’aucun autre pour aborder ces grands problèmes : mon vieux maître Ferdinand Brunetière l’a bien montré ! Comment appelles-tu, par exemple, un fil de cuivre roulé en spirale ?

– Mais… hé bien, c’est un fil de cuivre roulé en spirale, voilà tout.

– Je te demande le nom scientifique, qui m’échappe.

– Un solénoïde, si vous voulez.

– C’est cela même ! solèn – tuyau, eidos – forme…

– Et il est dit en circuit ouvert, ou en circuit fermé ! Je ne me croyais pas si savante. Mais j’ai eu au baccalauréat un examinateur étonnant, sportif, tout à fait dans le train : il m’a dit : « Faites-moi la théorie de la magnéto. »

– Tu es de ton temps. L’idée de La Pérouse est, paraît-il, très ingénieuse. Dorval lui-même en convient. À moi, profane, elle semble… comment m’exprimer ?… bizarre. Enfin, il s’agit de soustraire le grand sympathique à faction d’ondes inconnues, mais dont l’existence est certaine. La Pérouse propose donc de placer le malade – l’anxieux surtout – à l’intérieur d’un fil de cuivre enroulé en spirale, formant un solénoïde protecteur en circuit ouvert, qui jouerait le rôle d’isolant à l’égard des radiations cosmiques.

– Il propose !…

– Oui, tu trouves cela ridicule. Il a cependant obtenu des résultats – il est vrai dans un tout autre ordre de recherches. Il a guéri les tumeurs végétales du pélargonium, une sorte de cancer. Ne hausse pas les épaules ! Le pélargonium n’est pas, comme tu penses, une plante qui ne pousse que dans les laboratoires de ces messieurs : c’est le géranium, simplement.

– Mes pauvres géraniums ! Est-ce qu’ils ne vont pas laisser nos fleurs tranquilles, au moins ?

– C’est le point de vue du poète. Ma pauvre enfant, ne crois pas que je prenne au tragique ces spéculations de l’esprit. Elles me troublent seulement. Le paradoxe d’hier est la vérité de demain. Les vieilles gens comme moi ont beau se débattre et gronder : il faut qu’ils s’adaptent, vaille que vaille. L’âge vient, les infirmités, les rhumatismes, l’insomnie, les affreux symptômes de l’épuisement nerveux, que sais-je encore ? Au moment d’atteindre le but, la vie défaille. À vingt ans, nous donnons toujours raison au poète ; à soixante, le médecin n’a jamais tort. Il a le secret de nos misères.

– Quelles misères, mon Dieu ! Je serais si heureuse d’être vieille ! Ah ! je voudrais être une vieille, avec des lunettes et un bâton, tout près, tout près du cimetière et de sa petite tombe, qui tricote un bas de laine, avec son pauvre regard malicieux.

– Oui, oui, mais en attendant, tu chantes toute la journée.

– Il y a tant de vieilles qui chantent ! On a tort de ne pas les écouter, voilà tout.

– Tu es extraordinaire. Mais oui ! si je ne te connaissais pas si bien, je croirais à de l’affectation. Vois-tu, ma chérie, chaque homme se trace d’avance un chemin, fait sa carrière, attend la consécration d’une réussite suprême, décisive : un emploi, une charge, un titre, parfois la gloire. Pour moi, quoi qu’il arrive, je t’aurai du moins rendue heureuse, j’aurai fait de ta jeunesse un enchantement, une fête un beau matin d’été, comme celui-ci. Les épreuves viendront assez vite. Ah ! si ta chère maman avait su ! Si elle avait su sourire ! Je ne serais pas ce que je suis. J’avais, sous des apparences fâcheuses, une forte santé, la santé de mon père, une santé paysanne, une santé normande. Mais aussi un système nerveux si fragile ! Alors, tu comprends, mon enfant, ce deuil, une longue agonie, vingt mois de tristesse… Pourquoi pleures-tu ? dit-il naïvement.

– Je ne pleure pas ! s’écria-t-elle en secouant sa jolie tête. Où prenez-vous que j’ai pleuré ? Ah ! vous êtes un père trop facile, j’aimerais autant que vous fussiez plus sévère ! Non : il n’est pas aisé de vous dire… enfin de vous dire autre chose que celle-là que vous avez précisément dans la tête, au moment même… Et vous m’en voulez encore d’être trop gaie ! Pourtant, vous venez de l’avouer, j’ai dû sourire pour deux.

Elle reposa tranquillement sur lui son regard limpide, et d’une voix dont il ne reconnut ni l’accent, ni l’âme :

– Il vaut mieux que je continue, fit-elle.

Comme jadis – à la même place peut-être – comme aux jours d’un autre été, lorsqu’une vie, sous ses yeux, achevait doucement de s’éteindre, plus fragile qu’une abeille de novembre, à travers l’épaisseur de son égoïsme appliqué, minutieux, il crut sentir le malheur proche, le froid de l’acier, et à sa droite ou à sa gauche, prête à redoubler, une haine sans peur. Quel nouveau coup allait l’atteindre ? Mais ce ne fut qu’un éclair.

Sa fille s’était levée, traversait déjà la pièce, en silence. Une main passée au-dessus de sa tête, soulevant les rideaux, elle regardait par-delà les pelouses encore assombries, l’éclatant jardin dessiné par Jeumont, avec ses bosquets dans le goût du second Empire, d’une grâce un peu échevelée, son parterre Impératrice et sous la lumière trop dure, les larges allées fauves, tigrées de violet. À travers la charmille grêle, on voyait, à petits pas, précédant l’ombre plus légère de Francine, Mama, toute noire.

– Chantal, dit M. de Clergerie (il était pris tout à coup d’une bizarre envie de s’émouvoir, de se détendre), je me reproche parfois de te délaisser. En somme, je vis isolé dans mon travail, mes ennuis – car j’ai des ennuis, de gros ennuis. Ta grand-mère ne peut plus m’être utile à rien, pauvre femme ! D’ailleurs, tu sais quelle est ma confiance en toi, l’estime – oui ! l’estime – que j’ai pour ta raison précoce, ton jugement, ta loyauté. Mais si ! au fond, tu n’as besoin de personne : tu pousses tout droit, comme un lis. J’ai l’expérience de ces âmes-là, je les admire. Il n’est pas question de peser sur ta volonté. Heureusement, tu es de celles qui savent merveilleusement tirer profit de la direction d’un être sage, pieux, éclairé. Tes décisions s’inspireront toujours de motifs élevés, surnaturels… Quelle sécurité pour un père ! J’avais la plus haute estime pour M. l’abbé Chevance, je lui reprochais seulement – avec des dons magnifiques – son inexpérience du monde, une excessive timidité. Entends-moi bien : il ne s’agit pas ici de l’éducation, des manières, qu’importe ! Je craignais un peu son goût des solutions moyennes et qu’il manquât, le moment venu, de résolution, de fermeté, d’audace. Il t’a traitée comme une enfant. Ne le nie pas.

– Mais je ne nie rien ! Je ne sais pas. Voyons, papa, soyez juste. Si j’en avais su plus long sur l’abbé Chevance, que l’abbé Chevance sur moi, je… Hé bien, j’aurais fait l’économie d’un directeur… Mais je ne veux pas non plus vous défendre de m’admirer : cela vous donne tant de plaisir !

– Je t’admire… enfin, je t’envie. On m’accuse volontiers d’être ambitieux. Certes ! il y a des ambitions légitimes ! Les miennes le sont. N’est-ce pas ? Tu les connais. Je ne demande à l’Académie que la consécration définitive d’une carrière plus qu’honorable, d’une vie donnée à la science, au culte désintéressé de la science. Un homme de mon éducation, de mon rang social, qui dispose d’une certaine fortune, doit nécessairement faire la part du monde, de ses usages, de ses préjugés, si tu veux. Au regard d’un Cénabre, d’un Chevance (je ne sépare pas les deux noms), cette sorte de devoirs paraît frivole. Elle l’est moins qu’on ne pense. Elle impose des sacrifices sans nombre. Une contrainte de tous les instants – salutaire – oui ! salutaire. Une discipline. La discipline est belle en soi. Cela mérite ton respect, mon enfant. Crois-tu qu’on puisse se résigner aisément, de gaieté de cœur, à certaines concessions que les étourdis ont vite fait de qualifier avec leur habituelle dureté ? Concessions ! Mais il y a des concessions plus pénibles, plus méritoires que certaines intolérances, payées d’ailleurs au centuple par l’admiration du public, qui va d’instinct aux oui et aux non, aux attitudes théâtrales. Ta pauvre mère s’est crue jadis sacrifiée. Elle était si jeune – et provençale encore ! Une fauvette de mai, un poète, je ne sais quoi de fragile et de chantant ! Elle ne comprenait pas que je me sacrifiais aussi, moi. Je me sacrifiais par avance au but que je m’étais proposé. N’est-ce pas ? Chacun apporte sa part. Je n’ai rien à reprocher à ta grand-mère : elle m’a tout donné, absolument tout, Dieu la récompensera : c’était une femme exceptionnelle. Dans le désordre de sa raison, elle retrouve parfois encore une parole sensée, judicieuse, de ces remarques dont je puis tirer profit. On te dira qu’elle n’a aimé que moi, dure pour tous. C’est vrai qu’elle m’a défendu comme elle défendait sa maison, ses champs, tout son bien. Tu dois la respecter aussi, mon enfant. Plus que moi. Qu’elle ait fait souffrir injustement ta mère, ainsi que les malveillants l’insinueront peut-être, je crois que c’est une légende. Du moins elle n’a jamais laissé paraître le moindre remords, et elle emporte ce secret, s’il y a un secret, avec une admirable dignité. Certes ! tu n’as eu, pour parler le rude langage du peuple, que de bons et beaux exemples autour de toi.

– Mon Dieu ! papa, s’écria-t-elle, tournant vers lui ses yeux mi-clos, éblouis par la lumière du jardin, que vous êtes grave ! Et disert ! Je suis sûre maintenant que vous avez de la peine. Mais si !

– Laisse-moi achever, fit-il. (Elle remarqua soudain la pâleur de ses joues et de son front.) J’ai besoin de t’entendre dire aujourd’hui que je t’ai rendue heureuse.

– Je le dirais cent fois pour une ! Cela ne se voit pas assez ? Non ? Oh ! papa, je parle sérieusement. Je n’ai jamais espéré d’être une fille irréprochable, ni même une très bonne fille. Mais si vous avez pu douter que j’étais heureuse, c’est alors que je vaux encore moins que je ne pensais…

Il vit la petite main serrer convulsivement la poignée de la fenêtre, et s’étonna :

– Es-tu donc nerveuse, toi aussi ? Toi !… Et puis ne sursaute pas comme ça, tu me fais mal. Je dois garder mon calme, mon sang-froid. Non par égoïsme : par nécessité. Fâcheuse nature ! Je paie une seule émotion par une nuit d’insomnie. Est-ce juste ? Mais les gens ne se fient qu’aux apparences. Enfin je t’ai rendue heureuse, c’est bien, c’est l’essentiel. D’ailleurs, tu es facile à contenter, je l’avoue. Tu as le sens de l’abnégation, du sacrifice, je dirais même l’instinct. Quelle grâce de Dieu ! Savoir prendre sa joie dans la joie des autres, c’est le secret du bonheur. À sept ans, lorsque tu passais l’assiette de gâteaux, il t’arrivait d’oublier de te servir, comme sans le faire exprès, par étourderie, comprends-tu ? Mama disait, avec son bon sens un peu terre à terre : « Elle me ressemble, elle n’aime pas les sucreries, voilà tout. » Mais je savais bien que tu les aimais, pauvre chérie ! Oui. Tu te satisfais d’un rien. Le père t’en remercie. J’ai pu donner tout mon effort au travail de chaque jour, à mon œuvre, à ma carrière. Si je t’avais moins aimée, j’aurais oublié ta présence. Ce temps n’est plus. Ne le regrettons pas. Soyons sages. Je crains seulement que le cher abbé Chevance ne t’ait point préparée à d’autres devoirs.

– Mais si ! Je suis préparée…, c’est-à-dire, il n’aimait pas qu’on tirât ses plans de trop loin… (Je crois l’entendre !) Oh ! vous savez, il est aisé d’obéir, papa !… Évidemment, je suis un peu vive, un peu romanesque, j’ai un peu d’esprit, j’amuse : cela fait illusion. Et pourtant, ne me prenez pas, non, ne me prenez pas pour une de ces filles énergiques, déterminées, qui ont une bonne fois repéré le point sur la carte, tracé l’itinéraire et calculé la dérive. Je ne marche pas au compas ! On ne m’a donné que des recettes très simples, empiriques, sans doute parce que je ne suis pas née pour les grands voyages : il faut que je ne perde jamais la côte de vue… Moi aussi, papa, j’ai des peines – à ma mesure, bien entendu ! Tout de même, n’est-ce pas ? ce sont des peines ! Je porte ce que je peux. Quand vous parlez de ma raison précoce, cela me glace, cela me vieillit instantanément, je me sens des poches sous les yeux, des rides, je me ratatine. La vérité, c’est que je ne suis pas bonne à grand-chose ; non. Je sais obéir, je tire un petit parti de ce qu’on me donne, je travaille à façon, comprenez-vous ? Oh ! papa ! n’allez pas imaginer de me mettre ainsi, sans ordre – sans préparation même, sans un conseil – à la tête de ma vie, comme une héroïne américaine. Faites encore un petit effort, papa ! Je suis sûre que si vous vouliez me regarder, – oui, vous occuper un peu de moi, quelques semaines, – vous ne m’admireriez plus autant…

Elle ajouta, presque à voix basse, avec un sourire triste et tendre :

– Mais vous m’aimeriez mieux peut-être.

– Allons, allons, fit-il… Tu n’es pas seulement raisonnable, ma chérie, tu es l’énergie même, voyons ! Est-ce que beaucoup de jeunes filles de ton âge auraient été capables de pousser notre vieille Voisin, sur la route de Tantonville, un soir, à plus de cent vingt m’a-t-on dit, compteur calé ? Le chauffeur lui-même n’en revenait pas.

– Il n’en revenait pas, en effet : il était resté en panne à la sortie de Riaucourt, comme ça ! Le moteur partait très bien, mais cent mètres plus loin, il ne donnait plus sa force, il s’étouffait, quoi ! Le silencieux était bouché. Je suis revenue vite parce que nous attendions à dîner la comtesse Walsh, souvenez-vous ? Mais je vous ennuie, vous détestez les voitures. L’abbé Chevance les détestait aussi.

– Je ne te comprends pas. Ces histoires de silencieux bouché, ces courses à la mort et puis ton effacement, ton goût de la vie intérieure, une piété que je sens si vive – tiens, jusqu’à ce discernement qui t’est venu tout à coup de certains raffinements culinaires dont tu ne t’étais jamais souciée… (oui, c’est pour mon plaisir, par obéissance, je le sais, mon enfant… N’y faut-il pas néanmoins, ce semble, une disposition naturelle, une inclination ?) Enfin les contrastes m’étourdissent. Où veux-tu que je prenne le temps de m’occuper sérieusement de toi ? J’ai confiance. La confiance m’est nécessaire. Conviens-en : elle devrait être dans l’air même que je respire, avec ma pauvre santé… Fais aussi ce petit effort, toi, ma chérie : laisse-moi t’aimer aveuglément. Quel repos parmi tant de soucis !

– Hé bien, alors, papa, regardez ailleurs, que voulez-vous ? Je suis très heureuse comme ça, pourquoi changer ?

– Pourquoi changer ! Comme si tu ne savais pas que la vie n’est que changement, devenir, un perpétuel devenir… Les circonstances… Oh ! tu me rendras justice… Je n’ai pas cédé à un entraînement… J’ai réfléchi…

Il essuya son front livide.

– Le moment présent est l’un des plus pénibles que j’aie connus depuis la mort de ta mère, reprit-il. Et encore, j’étais moins impressionnable alors, moins surmené, oui ! moins surmené. Finissons-en ! La Providence m’a pris dans ma jeunesse une compagne tendrement aimée. Il lui plaît de rendre à mon âge mûr mieux qu’une compagne et une amie, une associée, une véritable alliée intellectuelle. J’ai demandé la main de Mme la baronne de Montanel.

Il baissa aussitôt les yeux, et comme perdu dans le silence qui venait de tomber entre eux, promenant les cinq griffes un peu jaunies de sa main droite sur les feuilles du livre ouvert, les oreilles pleines du battement inexorable de l’horloge, il ne trouva que ces mots, qu’il répétait avec une sorte d’indifférence stupide :

– Aucun entraînement… J’ai réfléchi…, aucun entraînement : pas le moindre. Le même silence durait toujours : il eut l’impression de se jeter dedans, tête baissée.

– Tu connais Mme de Montanel. Nos âges s’accordent et aussi nos goûts, nos vues d’avenir. Au point où nous en sommes, à la veille de trois élections académiques importantes, qui décideront peut-être de la mienne (le duc de Janville ne se présentera pas l’an prochain au fauteuil de M. Houdedot, l’occasion est excellente), je dois sortir de ma réserve. Une véritable maîtresse de maison est indispensable ici. Nous recevrons énormément cet hiver. Ma… ta… enfin Mme de Montanel m’apporte quelques voix de gauche, infiniment précieuses, car sa mère était née Lepreux-Cadaillac, et touchait de près aux meilleures familles de tradition radicale. Elle-même est la filleule de Waldeck-Rousseau. Évidemment, mon mariage n’est pas simplement une affaire, j’écarte exprès d’autres motifs plus désintéressés, personnels…

À sa grande surprise (car il n’avait pas encore osé lever les yeux) il venait de sentir autour de son cou un bras frais – si puéril ! – et sur ses épaules le corps tremblant de sa fille, ainsi qu’un fardeau léger, tout vivant.

– Chantal, ma chérie ! s’écria-t-il, en prenant une petite main glacée qu’il serra nerveusement entre les siennes.

Mais elle se dégagea doucement, et il reçut au passage l’odeur de ses cheveux fins, leur caresse.

– Je vous en prie, cher papa, fit-elle, ne dites plus rien… N’ayez pas l’air d’expliquer, de justifier… Cela me fait trop de mal… Vous ne pouvez pas savoir combien cela fait mal…

Il répliqua sèchement :

– Me justifier ? Pourquoi, s’il te plaît ?

– Ne vous fâchez pas. Puisque votre résolution est prise, laissez-moi du moins le petit mérite d’obéir sans discussion, de ne songer qu’à vous, qu’à la sécurité de votre vie. Vous avez tant besoin de calme ! Le reste viendra de lui-même… Quoi ! Vous craignez de me faire du mal, et je crains de vous en faire aussi, n’est-ce pas comique ? Alors, à quoi bon poursuivre deux monologues, chacun de notre côté ? J’ai conclu par un baiser…

Un éclair de malice brilla dans ses yeux :

– Il n’y avait peut-être pas d’autre moyen d’en sortir, fit-elle.

– Mon enfant, je te croyais plus sage. (Sa voix tremblait.) Ne parle donc pas de la sécurité de ma vie ! Les circonstances m’ont été souvent favorables, je l’avoue. Mais la Providence m’a fait porter une croix, une lourde croix. Oh ! je ne fais aucun reproche à qui que ce soit, c’était ainsi, voilà tout, une fatalité. Chacun la sienne. Il est tout de même étrange que je n’aie jamais pu partager, sans arrière-pensée, la joie de mes réussites avec personne ! En dépit des meilleures intentions, ne recherchant que des biens modestes, solides, et par les moyens les plus légitimes, faisant enfin ce que tout le monde ferait à ma place – il semble que mon bonheur soit l’envers du malheur des autres, que je ne sois capable d’être heureux qu’aux frais d’autrui.

Elle le regarda tristement (tristesse ou consentement d’un cœur aujourd’hui sans défense ?…).

– Vous avez raison, papa. Beaucoup d’êtres se sacrifient, qui n’auraient pas le courage de se donner.

L’agitation de M. de Clergerie se marquait de minute en minute, moins au tremblement de ses jambes sous la mince couverture de laine qu’on voyait sur ses genoux en toute saison, qu’à ses yeux fixes et troubles.

– Je sais, je sais ! dit-il. Cette parole est émouvante, mieux qu’émouvante : elle est vraie, profondément vraie. Se donner, se donner de cette façon comme par une sorte d’élan spontané, mon Dieu ! si ce n’était la plus noble manière de vivre, ce serait encore la plus raisonnable, la plus sage ? Puisqu’il faut, bon gré mal gré, en venir là, puisqu’on ne fait jamais ce qu’on veut !… Enfin, bref, ma chère petite, ce … cet heureux événement, loin de nous désunir, ne fera que nous rapprocher l’un de l’autre. Une place était restée vide depuis bien des années. La voilà occupée maintenant.

Il frappa du plat de la main sur la table, avec une fausse bonhomie. Le visage calme de Chantal s’était contracté légèrement, et le sourire qui tendait encore l’arc pâle de sa bouche parut se flétrir sur ses lèvres.

– Vous voyez, papa, fit-elle après un silence, je ne m’attendais pas… Réellement je n’avais pas songé… Peut-être aviez-vous raison tout à l’heure ? Pauvre vieil abbé Chevance ! Il m’a gâtée. On va, on va, on croit se laisser porter par le bon Dieu, on se dit : a J’aurai toujours assez d’esprit pour ne pas me débattre, me faire la plus légère possible, comme à Trouville, quoi ! au bras du maître nageur… » Les petites vagues vous amusent. Et qu’importe une vague de fond ? Elle ne nous lèvera que plus haut. Mais le moment vient où il ne s’agit plus seulement de flotter. On ne flotte pas pour flotter, mais pour finir par aller quelque part, prendre un point de direction. Où ? Que dois-je faire à présent ? Une place vide, une place occupée, cela paraît simple… C’est pourtant une aventure, ça, une aventure énorme, mon pauvre papa. Vous n’avez pas l’air de vous en douter.

– Non ! Je ne m’en doute pas ! s’écria-t-il. Tu ne vas pas prétendre que ta présence est impossible ici parce que Mme de Montanel…

– Oh ! ce n’est pas cela, reprit-elle en secouant la tête. Seulement, vous oubliez un peu trop ce que nous sommes – nous autres ! – les jeunes filles… Hélas ! mon pauvre papa, c’est une espèce très malheureuse. Et, comme les espèces malheureuses, elle est en train de disparaître. Les gens sont si occupés qu’ils ne savent plus que faire de nous. Ce n’est pas l’argent qui manque, c’est le temps… Nous exigeons des soins minutieux, toujours les mêmes, depuis des siècles, plus lentes à croître et à fleurir que les tulipes de Hollande. C’est un défi aux lois économiques. La vie moderne bat tous les records de vitesse, et nous allons encore le petit trantran(1) des aïeules. Nous sommes aussi ridicules et désuètes parmi vous qu’un pauvre cocon dans une fabrique de soie végétale.

– Chantal, dit-il avec une surprise non feinte, que veux-tu me faire entendre par là ? Je ne te reconnais plus. Quelle amertume !

– C’est fini. Je ne recommencerai plus jamais. Il me semble que j’allais être un peu jalouse – oh ! pas de Mme de Montanel ni de vous – de personne en particulier… Je suis jalouse comme on a faim lorsqu’un serveur trop pressé oublie de vous repasser le plat qu’on aime… C’est fini… Oh ! sans doute, papa, je ne vous serai pas moins chère demain ou après-demain : il n’y a pour vous rien de changé. Mais quand même ! nous ne sommes pas de purs esprits ! On a besoin d’occuper sa tête, ses bras, ses jambes, et aussi quelquefois son cœur… Parce que je n’en suis pas encore, hélas ! à savoir aimer comme les anges. J’ai besoin de me donner de la peine, et quand j’ai bien travaillé tout le jour (il y a beaucoup de travail ici, vous savez, les domestiques sont si étourdis, si négligents !) je mesure ma tendresse à la fatigue de mes reins, de mes genoux, et même à ce rhumatisme de l’épaule gauche, qui ne veut pas guérir. Vous venez de supprimer mon emploi, vous faites de moi un ministre sans portefeuille.

Elle sourit de nouveau.

– Méfiez-vous ! Le chômage démoralise les masses ouvrières, vous l’avez écrit au dernier numéro de la Revue. Je l’ai lu !

– Voilà ce que je craignais par-dessus tout, gémit M. de Clergerie. Des complications, toujours, toujours… Qu’est-ce que je te demande, en somme ? Tu prétends ne souhaiter que mon bonheur, mon repos. Serez-vous trop de deux pour l’assurer ? Remarque que je ne parle ainsi que pour entrer dans ton argumentation, parler ton langage. Ce n’est d’ailleurs qu’une solution provisoire. Tôt ou tard, il te faudra choisir, mon enfant. Puis-je ajouter – tu sais combien j’ai le respect des consciences, je n’ai pas le droit d’insister, je propose, je suggère, – enfin j’aurais cru volontiers, je crois encore que Dieu t’a faite pour la vie religieuse… Oh ! je ne te parle pas d’un ordre contemplatif, bien entendu… Mais ta piété me paraît trop sincère, trop profonde, trop réfléchie pour… pour…

Il frappait du pied sous la table, avec une fureur singulière, incompréhensible, qui éclata tout à coup :

– Je reproche à l’abbé Chevance de t’avoir maintenue exprès, par un entêtement ridicule – oui, ridicule ! – dont il aura répondu devant Dieu, de t’avoir maintenue dans un état d’indifférence, d’ignorance absurde, puérile – oui, puérile ! – toi, pourtant si calme, si sensée… si judicieuse même… (Il bégayait.) Tu as l’expérience qu’il faut pour gouverner une maison telle que celle-ci, de la décision, une volonté magnifique, et il semble que tu aies fait cette gageure de vivre dans le monde avec la simplicité, l’innocence, l’esprit de soumission d’un petit enfant. Quelle contradiction ! Quelle responsabilité pour un père ! Je suis accablé de tant de charges ! Je devrais m’appuyer sur toi et tu te dérobes, avec ton sourire inaltérable. Ma parole ! il y a des jours où je voudrais te voir pleurer…

Elle le regardait, stupéfaite, et déjà dans ses yeux fixes l’ombre d’une souffrance si aiguë qu’elle ressemblait à la terreur.

– Mon Dieu, papa, qu’avez-vous, qu’ai-je fait ? dit-elle d’une voix tremblante. Mais rien n’eût arrêté M. de Clergerie, car il sentait sa propre honte, et s’emportait contre elle.

– Je ne suis pas un saint, moi, je suis un homme ordinaire. Je ne te comprends pas, tu me dépasses, soit ! Je ne discute plus, j’ai le dessous, les rôles sont renversés, et veux-tu encore que je te dise ? Hé bien, ta douceur, ta patience finiraient par me rendre injuste, méchant. J’aimerais mieux des reproches. Vois ta grand-mère : elle m’a toujours traité durement. Rien qui ressemble plus à la pitié qu’une certaine obéissance aveugle, et au mépris que la pitié. Que diable ! à dix-huit ans, on sait ce qu’on veut. Et tu le sais, cela est clair, tu tiens au monde par un fil. Depuis deux ans, presque de semaine en semaine, j’attends une parole décisive qui fixera ton avenir. Pourquoi la refuses-tu ? Je ne parle pas ainsi en égoïste : un établissement convenable m’eût servi, eût servi ma carrière ; tu pouvais prétendre à n’importe quel parti. Mais ta vocation ne fait doute pour personne. Hier encore, notre vénéré doyen d’Idouville…

– Laissons cela, je vous en prie, fit-elle d’un accent dont elle ne put assez tôt réprimer la fierté. J’étais heureuse ici – où est le mal ? Je croyais aussi vous être utile – et pourquoi mentir ? Je l’étais en effet. Je vous dois la vérité, papa. Ni vous, ni le doyen d’Idouville, ni personne au monde, et pas même un ange, ne me convaincraient d’entrer en religion une heure trop tôt. Que j’accomplisse de mon mieux les petits devoirs, au jour le jour – hélas ! selon mon humeur et mes forces, – qu’est-ce que cela prouve ? Les couvents ne sont pas des asiles, des infirmeries. Du moins, je ne suis pas de celles qui peuvent y trouver le repos parce que je ne l’y chercherai pas. Seulement, vous avez raison de penser que le moment est venu de faire mon choix. Je le pense comme vous, et je vous l’ai dit la première. Dans tout ceci, il n’y a pas l’ombre d’un prétexte à parler comme vous faites du pauvre abbé Chevance, ni de moi.

Il l’avait écoutée, avec une agitation croissante.

– Ne dirait-on pas que je te chasse ! cria-t-il. Où veux-tu en venir ?

– Laissez-moi partir, supplia-t-elle. Du moins laissez-moi attendre que vous ayez repris votre sang-froid. Comment ai-je pu vous irriter à ce point ?

Mais il souffrait lui-même trop cruellement pour entendre ce cri douloureux, ce dernier appel à sa pitié. Sans le vouloir, elle venait de prendre en défaut un égoïsme aussi rigoureusement préservé, recouvert, qu’une nymphe dans sa gaine de soie.

Certes, il croyait aimer sa fille. Il l’aimait peut-être ? Peut-être avait-il aimé aussi jadis l’ombre silencieuse, encore présente mais voilée, la douce et brillante étrangère ? Assurément, de loin, hors de sa présence, il les eût aimées toutes deux, vénérées, priées comme des anges. Ce qui le déchire, c’est de se découvrir lui-même, de reconnaître sa misère et ses tourments, sa propre vie couleur de cendre, à travers ces destins jumeaux…

Elle revient vers lui toute pâle, pose une main sur son épaule, lui ferme la bouche de ses doigts.

– Ne soyez pas injuste, ne me faites pas de peine, vous le regretterez tant…

– Je ne suis pas injuste, je prends ta défense… Je prends ta défense contre toi-même. Parfaitement. C’est vrai que tu as plus de bon sens que tous les abbés Chevance du monde ; tu appartiens à une lignée de propriétaires qui savaient le prix des choses, et dans l’ordre du surnaturel, il n’est pas si indifférent qu’on croit de faire de bons ou de mauvais marchés. Tu n’es pas naïve, non, mais tu es pure, incroyablement pure. Tu as la témérité des cœurs purs. Je ne suis qu’un affreux petit bonhomme, soit ! qui ne comprend rien à la vie des âmes, qui a fait déjà le malheur d’une sainte et s’apprête à faire le tien ; on le dira, on l’écrira. Je dois porter ainsi qu’un honteux fardeau trente ans de travail acharné, d’humiliations subies en ravalant ma salive, d’affreuses déceptions, et ils m’appellent le rat pesteux.

Et parce qu’elle venait de s’écarter de lui, qu’il sentait encore sur ses lèvres la caresse tremblante de sa main fraîche, il laissa échapper son secret, presque à son insu, ivre d’une jalousie obscure qu’il n’aurait pas su nommer.

– J’avais décidé de me taire. À quoi bon te troubler ? Mais il n’est pas inutile non plus de te mettre en garde contre… des… des périls que le simple bon sens, et même la plus fine raison, ne discernent pas toujours. Hélas ! il y faut une certaine expérience du mal… du moins son pressentiment… Enfin parlons net : tu vois le colonel Fiodor tous les jours… tu n’as rien remarqué ?

– Si… oh ! si… Je me méfie beaucoup de cette sorte de colonels ! Papa, ce n’est pas moi qui l’ai engagé.

– Oui, oui, fit-il avec aigreur. Je l’ai engagé, en effet, sur la recommandation de Mme de Montanel… Hé bien, il te compromet à plaisir, cet imbécile.

La terreur l’emporta sur la honte, et Chantal ne put retenir un cri d’angoisse.

– Qu’est-ce qu’il a dit ?

– Qu’est-ce qu’il a dit ? Que veux-tu qu’il dise ? Ma parole, il ne manquerait plus que ça ! Quelle naïveté ! Non, il se contente de donner à nos gens un spectacle odieux, ridicule. On le voit derrière toi comme ton ombre. Il exagère, jusqu’à la dérision, les égards, le respect, une soumission d’esclave volontaire à tes moindres désirs. Il te dévore des yeux, paraît-il.

– Comment, paraît-il ? Ce n’est… ce n’est donc pas vous qui… Oh ! papa, que vous êtes méchant !

– Je ne suis pas méchant. J’ai cru, en conscience, devoir tenir compte d’un rapport, d’une dénonciation si tu veux, mais qui m’a paru désintéressée, car une jeune servante sait ce qu’elle risque en… en s’entremettant… bref Francine a parlé. Que voulais-tu que je fasse ? C’est une bonne petite fille, très saine, très simple, qui nous est dévouée. Elle aime énormément ta grand-mère. D’ailleurs, n’exagérons pas, mon enfant ! Gardons-nous de prendre les choses au tragique… L’aventure est plus banale que tu penses.

Mlle Chantal avait tourné vers la fenêtre, vers la lumière dorée comme vers un regard ami, ses yeux secs, cernés d’une tache blême qui s’élargissait jusqu’aux joues. Le bégaiement du vieil homme n’était plus, à ses oreilles, qu’une rumeur sans aucun sens précis, une espèce de plainte puérile. Elle se raidissait de toutes ses forces, non pour refouler ses larmes, mais pour dominer sa fierté.

– Je pense, dit-elle tout à coup de sa voix calme, que vous avez eu tort d’écouter Francine, papa, et aussi de vous inquiéter pour moi.

– Tu ne sais rien du monde, tu n’en veux rien savoir, c’est tellement plus simple ! Ta mère prétendait déjà marcher à travers les chemins boueux avec la petite pantoufle de Cendrillon. Oui, il fallait que tu l’apprisses un jour ou l’autre, le monde n’est pas fait pour les anges. Je suis un catholique irréprochable, j’ai consacré une partie de ma vie à l’histoire de l’Église et je dis : le monde n’est pas fait pour les anges. J’ajoute même : tant pis pour les anges qui s’y hasardent sans précaution ! Tu as beau me regarder de ce regard limpide ! Il est limpide parce qu’il n’a rien vu, rien pénétré. Chacun de nous a son secret, ses secrets, une multitude de secrets qui achèvent de pourrir dans la conscience, s’y consument lentement, lentement… Toi-même, ma fille, oui, toi-même ! si tu vis de longues années, tu sentiras peut-être, à l’heure de la mort, ce poids, ce clapotis de la vase sous l’eau profonde… Hé ! que voudrait-on de nous ? Des choses impossibles. Il faut d’abord tracer la route, pas à pas, de l’enfance à la vieillesse, tâter chaque pouce de terrain, détendre les pièges, ramper, ramper, toujours ramper. Que diable ! pour se faire entendre, reconnaître, on doit se mettre au niveau des autres, on ne parle pas debout à des gens couchés. Qui se redresse se voit seul tout à coup. Sommes-nous donc faits pour vivre seuls, je te demande ? Et d’abord, le pouvons-nous ? Ah ! ah ! ah ! oui : le pouvons-nous ?

Je te disais qu’à certains jours ton espérance, ton allégresse, ton invraisemblable sécurité me jettent hors de moi, m’enragent… C’est un sentiment bas, n’est-il pas vrai ? Des plus bas, hein ? Je suis sûr que tu le trouves bas ? Allons, réponds donc !

Elle serrait les paupières pour ne pas voir l’infortuné petit homme, enragé d’on ne sait quel dégoût de soi-même, et qui s’ouvrait comme un fruit mûr.

– Tu ne veux pas répondre ?… C’est un sentiment bas, peut-être… en un sens… D’ailleurs, qui te dit que je ne l’ai pas combattu ? Mais les circonstances sont telles, je suis à un tournant si décisif de ma vie, qu’on a besoin de franchise, d’air pur… Réponds donc !

– Mais, papa… oh ! papa, je vous aime ! s’écria-t-elle, éperdue.

Car elle venait d’étouffer, par un effort immense, la révolte de son cœur. Les faibles mains frémissantes faisaient, à son insu, le geste d’effacer, de couvrir, et son regard resplendissait de cette sorte de pitié qu’on ne voit qu’aux yeux des mères.

L’exaltation nerveuse de M. de Clergerie tomba brusquement, et il se mit à frotter d’un coin de son mouchoir, avec beaucoup de soin, son crâne écarlate.

– Moi aussi, je t’aime, fit-il d’une voix brisée. Pardonne-moi. Où sommes-nous déjà ? Où allions-nous ?… Que de sottises. L’excès de travail, mes insomnies, cet air d’orage… Ne vois en ton père qu’un malade, ma pauvre enfant… Je suis un malade, un sensible. Je voudrais ne rencontrer que des visages heureux, n’entendre que des paroles de joie, de gratitude… Un sensible est toujours déçu.

Il l’observait timidement, avec crainte, à travers ses cils mi-clos. Il s’étonnait qu’elle fût encore devant lui, la tête penchée sur l’épaule droite, et – dans les traits du fin visage toujours tendu, les sourcils hauts, la ride légère du front – le signe d’une volonté si pure, impossible à rompre, une espèce de fermeté militaire… « Ce n’est qu’une enfant, songeait-il, mon enfant… » Mais il eût souhaité, dès ce moment, souffrir par elle ou qu’elle l’humiliât.

– Parle-moi, dit-il. Je t’ai offensée. Aussi, tu es trop confiante, trop claire ! On craint que tu n’aies pas assez de pitié pour les malheureux qui piétinent, comme moi, dans la boue du temporel… L’histoire de Fiodor est banale et ridicule, je le répète… N’y pensons plus… J’aviserai… Parle-moi, seulement, ma chérie ? Réponds-moi ?

– Je réfléchissais, papa, fit-elle tristement. Vous ne me laissez pas beaucoup de temps pour ça… N’importe. On ne voit pas toujours le détail des choses faciles, mais les plus difficiles sautent aux yeux du premier coup. Prenez garde, au moins, de ne pas vous appuyer trop fort sur moi, papa. Il ne faut pas tant peser sur mes pauvres épaules. La sécurité, l’allégresse, c’est bien joli ! Je vois maintenant… c’est-à-dire, je crois comprendre que Dieu nous les donne à crédit, parfois, jamais pour rien. Et alors… si nous devons payer le capital et l’intérêt jusqu’au dernier centime ! Mais quoi ! Vous finirez tous par exiger de moi, non pas même que je décroche les étoiles – que je me baisse pour les ramasser ! Je me moque bien de Fiodor et des histoires de Francine : au fond, je ne suis pas si niaise… Ce qui me fait tant de peine, là, vous voulez le savoir ? Hé bien, c’est d’être aussi impuissante à vous rendre heureux, vous, vous tous, tous ! Il me semble que je travaille à ça depuis des siècles, et me voilà comme au premier jour. De vous l’entendre dire, j’ai failli perdre mon courage, en une seconde, en un clin d’œil… Oh ! papa, moi aussi, je puis donc être triste – non pas affligée, douloureuse ou même désolée car, enfin, Notre-Dame était désolée au pied de la Croix – mais triste, de cette tristesse aussi froide que l’enfer ! À présent, je l’ai senti, je ne l’oublierai plus jamais, il y a un vertige dans la tristesse, un sale vertige ! C’est comme une écume sur la langue ; j’ai mâché le fruit défendu, quelle horreur… Tant mieux pour ceux-là qui réussissent à aimer la tristesse sans offenser Dieu, sans pécher contre l’espérance. Je ne pourrais pas, moi. Avec Satan, la tristesse est entrée dans le monde. Le monde pour lequel Notre-Seigneur n’a pas prié, le monde que vous prétendez que j’ignore, bah ! il n’est pas si difficile à reconnaître : il préfère le froid au chaud. Qu’est-ce que Dieu peut trouver à dire à qui incline de soi-même, par son propre poids, à la tristesse, se tourne d’instinct vers la nuit ? Ah ! papa, nous calculons le temps qui me reste à passer près de vous, nous faisons mille projets d’avenir, et pourtant nous descendons, nous sommes dans un creux, notre pan de ciel se rétrécit, l’horizon monte. Je devais vous prévenir : ne vous appuyez pas trop sur moi, je ne suis plus si solide que ça sur mes jambes. Oui, oui, vous pouvez sourire, allez ! Je demande grâce – pas grâce, non : mais une trêve, une simple trêve, la trêve d’usage pour enterrer les morts. Mais oui, les morts ! Il n’y a pas de bataille sans morts. Vous avez tous l’air de me croire une sainte, c’est prodigieux ! Une sainte est à l’aise n’importe quand, n’importe où… Quelle drôle d’idée… Ainsi votre mariage est à peine convenu, et déjà vous me poussez doucement vers le couvent, par prudence… Quel couvent ? Personne n’en sait rien. Le nom n’a pas beaucoup d’intérêt ; il suffit que ce soit une grande bâtisse de pierre jaune, avec des murs de vingt-cinq pieds, une porte énorme et la sœur tourière à son guichet. Est-ce que je pourrai emmener mes chiens ?

Vingt fois M. de Clergerie avait levé vers sa fille une main tour à tour interrogatrice, irritée, implorante. De tels propos, cette voix presque dure, cette tendresse révoltée, mystérieuse, étaient pour lui autant d’énigmes. Et néanmoins il connut en un éclair, une fois encore, l’étrange pressentiment qui l’avait déjà bouleversé. Que défendait-elle de si précieux, avec une énergie sauvage ? Quelle part inconnue de sa vie ? Aux derniers mots, ce fut la stupeur qui l’emporta.

– Est-ce toi qui parles ainsi, Chantal ? Sur ce ton ? Tes chiens ?

– Oui, mes chiens, s’écria-t-elle en riant d’un rire qui visiblement la déchirait. Mes chiens ont besoin de moi, comme vous tous. Et retenez bien ceci, papa, mon pauvre papa ! Il est très possible que je ne puisse bientôt plus rien pour eux ni pour vous.

Elle fit un geste d’adieu, et disparut sans lui laisser le temps de répondre, ou seulement de la rappeler.

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