La Joie

IV

M. de Clergerie l’eût sans doute rappelée en vain ; Chantal était entrée déjà sous l’ombre des tilleuls, de l’autre côté de la pelouse. Il ne vit plus qu’un instant sa jupe claire. Les deux chiens passèrent comme des flèches, épaule contre épaule – et derrière eux, dans l’herbe épaisse, un double sillon d’argent. Elle allait, ainsi qu’on s’échappe, d’un pas rapide, et pourtant calculé, furtif, le long du sentier étroit qui, à travers les buissons de laurier-rose et de seringas, tourne court vers les pâturages et la vieille petite ferme en ruines, au creux d’un vallon puéril, avec son unique peuplier, l’auge moussue, la mare envahie par les joncs. La pluie du dernier orage luisait encore dans l’ornière. Un gros merle surpris s’évada, parut rouler longtemps de feuillage en feuillage, à grand bruit et, libre enfin, éclata de son rire strident. Pour la première fois, peut-être, elle renvoya brutalement ses chiens, sans une caresse. Et comme ils descendaient le plus lentement possible vers la claie de bois qui fermait le chemin, s’arrêtaient sur le seuil, et s’y couchaient en gémissant, elle fit même le geste de chercher une pierre imaginaire parmi les aiguilles de sapin. D’ailleurs, elle ne sentait aucune colère, mais à sa grande surprise (car sitôt troublée ou seulement inquiète elle avait toujours haï d’instinct la solitude, l’oisiveté), tout à coup, profondément, elle éprouvait un besoin de silence, de repos, on ne sait quelle crainte d’être vue. À mi-route, l’impatience la prit de tant de détours inutiles, elle franchit la haie par une brèche, déchira ses bas, se retrouva hors du parc, dans la prairie brûlante qu’elle acheva de traverser du même pas, jusqu’à l’ombre du peuplier. Elle se laissa tomber dans l’herbe, avec un soupir de fatigue.

Encore un long moment, ses oreilles s’emplirent du bourdonnement de la terre surchauffée. Depuis l’aube, les oiseaux avaient regagné les couverts, les grillons mêmes s’étaient tus. Rien ne bougeait qu’un papillon grêle, à la pointe des folles avoines. Elle ferma les yeux.

Les mots prononcés n’avaient déjà plus pour elle aucun sens ; il ne restait que le souvenir d’une souffrance aiguë, à présent presque aussi incompréhensible qu’eux, un remords aussi vague qu’un songe – mais c’était justement ce remords qu’elle s’efforçait d’amener peu à peu dans la lumière de la conscience. Ce qu’elle avait dit n’importait guère, à supposer même qu’elle eût manqué de patience, ou de douceur. Comme les âmes très pures, elle se résignait vite aux fautes commises, ne pensait qu’à en réparer de son mieux le dommage. « De toutes mes filles, vous êtes assurément la moins scrupuleuse », disait parfois l’abbé Chevance.

Oui, qu’importent les paroles ? La faute même, une fois que la volonté s’en détache, cesse d’en nourrir la sève, a tôt fait de se flétrir, meurt stérile. C’est dans le secret des intentions, ainsi qu’au cœur d’un humus décomposé, la noire forêt des fautes à venir et des fautes non pardonnées, demi-mortes, demi-vivantes, que se distillent d’autres poisons. Et sans doute, elle n’eût su le dire, parce que, jusqu’à cet instant, chaque fois qu’elle l’a voulu ainsi, son âme s’est ouverte sans effort à la lumière de Dieu, comme un homme prend toute sa part d’air respirable, respire à fond. Pourquoi, aujourd’hui, une tache d’ombre ? « Qu’ai-je fait ? » dit-elle.

Dix heures sonnent au loin, gravement. Mais c’est en vain qu’elle essaie de fixer sa pensée à l’humble besogne du jour – le déjeuner à mettre en train, les provisions rapportées de Lillebonne, les comptes de Fernande, et aussi ce panier de bigarreaux – les cerises brunes qu’il faudra trier soigneusement, une à une, à cause des vers dont Mgr Espelette a horreur. Quoi ! le travail ne lui serait à ce moment d’aucun secours, parce qu’elle l’accomplirait sans joie, à regret. Qui mesure, ne donne rien. Et depuis le matin, elle n’a fait en somme que calculer, mesurer – pis encore : elle s’est si fort embrouillée dans ses mesures, dans ses calculs, qu’elle ne sait décidément plus ce qu’elle veut, où elle va. Elle est allée à M. de Clergerie par lassitude, par terreur d’un péril incertain ; elle a désiré lâchement se décharger d’une part de sa peine et, juste dérision, son fardeau s’est accru des hésitations, des remords, des pauvres secrets du petit homme. Elle a cru se délivrer, mais c’est lui qu’elle a délivré aux dépens de sa propre paix.

D’un geste impatient, elle écarte les hautes herbes qui lui piquent les joues, car elle est couchée sur le ventre, au bord de la mare. L’ombre du peuplier a tourné peu à peu, le soleil tombe d’aplomb sur ses épaules, les brûle au travers de la légère blouse de soie. Aussi loin que porte le regard, la dure lumière n’a pas un fléchissement, pas une ride ; elle ne tremble même plus au-dessus des joncs, autour des autres murs de pisé qui ont pris la couleur des roches rousses de la vallée d’Avre. Le chaume pâli des toits, les seuils béants, une persienne encore pendue à sa charnière, l’immobilité surnaturelle de ces murailles jadis vivantes, leur nudité, font un paysage de désolation qu’écrase de tout son poids l’immense azur… « Qu’ai-je fait ? répète­t-elle tristement. Quelle faute ai-je commise ? »

L’idée ne lui vint pas qu’elle souffrait peut-être sans raison, sans but, que la question posée n’a pas de réponse possible, que son angoisse est faite pour se perdre, avec tant d’autres, dans la sérénité universelle, ainsi qu’un cri ne dépasse pas un certain cercle de l’espace, et, hors de ce cercle, n’est rien. Elle examine, avec une attention singulière, chacun des événements de cette matinée, un par un, et – chose étrange ! – il lui semble qu’ils s’ajustent si étroitement, si solidement, qu’aucune volonté n’en aurait pu briser la logique implacable, qu’il les faut subir tels quels, dans leur succession rigoureuse. Et d’autres vont suivre, suivront sûrement, non moins futiles en apparence (car sa petite destinée si légère n’importe à personne qu’à Dieu), contre lesquels son âme est aussi désarmée. N’a-t-elle pas jusqu’alors cru qu’à chaque jour suffit sa peine ? Mais le jour vient où la vie brise pour jamais la céleste insouciance des petits, impose tout à coup le choix décisif, substitue instantanément la résignation à la joie.

« Je ne suis pas résignée ! disait-elle jadis à son vieil ami. La résignation est triste. Comment se résigner à la volonté de Dieu ? Est-ce qu’on se résigne à être aimée ? » Cela lui paraissait clair, trop clair. Seulement, il y a sans doute dans la volonté de Dieu une part que le triste amour humain ne saurait réduire tout entière, incorporer parfaitement à sa propre substance. La grande soif, la Soif éternelle s’est détournée des sources vives, n’a voulu que le fiel et le vinaigre, n’a désiré que l’amertume.

D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que Chantal s’est sentie portée ainsi à la frontière d’un monde nouveau, trop différent de celui où elle essaie de vivre, mais elle s’en détournait aussitôt, elle n’en voulait rien connaître. Il lui semble à présent que les événements l’y poussent, qu’elle y entre, qu’elle y est entrée déjà. Les épreuves de ces derniers jours lui en ont ouvert les portes. Faut-il avancer, reculer, rester sur place, attendre ? Nul n’est moins capable que cette petite fille sincère d’une certaine emphase qui dramatise à plaisir la plus insignifiante aventure. Au contraire, elle s’est toujours appliquée, non sans malice, à découvrir dans chacune des peines ou des déceptions de sa vie ce rien de comique que le malheur lui-même recèle – auquel n’échappe jamais tout à fait la majesté du malheur. La gaieté des saints qui nous rassure par une espèce de bonhomie familière n’est sûrement pas moins profonde que leur tristesse, mais nous la croyons volontiers naïve, parce qu’elle ne laisse paraître aucune recherche, aucun effort, ni ce douloureux retour sur soi­même qui fait grincer l’ironie de Molière au point précis où l’observation des ridicules d’autrui s’articule à l’expérience intime. « Oh ! ma fille, s’écriait l’abbé Chevance, un seul sourire parfois soulage, il rend la paix, l’âme respire… Gardez-vous, comme les orgueilleux – pauvres gens ! – de vous ajuster par avance à la mesure des grands périls qui ne viendront pas, peut-être ?… Il n’y a pas de grands périls, c’est notre présomption qui est grande. »

– Voyons, dit-elle tout haut d’une voix qu’elle essaie de raffermir, j’avais trop de confiance aussi ! On ne passe pas éternellement à travers les mailles du filet ; l’important est de savoir se dégager doucement sans rien casser. Cela m’a réussi toujours… Il suffit de prendre son temps, de ne pas s’affoler… Évidemment, ce mariage va tout compliquer – pour un moment –, j’aurais dû m’y attendre, suis-je bête ! Enfin Mme de Montanel me supportera bien six mois, un an ? Mais papa est si jaloux de sa liberté, si soupçonneux, si susceptible ! Je devrai encore lui laisser l’illusion qu’il ne me perd pas, lui glisser entre les mains, à son insu, comme une ablette… Où irais-je ? Le couvent me fait peur, c’est peut-être une tentation du diable ? En somme, je ne tiens pas à être protégée trop visiblement ; je n’ai pas de goût pour la guerre de forteresse, il ne me déplairait pas de me battre au grand air, de marauder un peu, de dormir au bivouac, roulée dans mon manteau, à la grâce de Dieu… Est-ce aussi une tentation ? Après tout, je pourrais aller en Afrique, ou en Chine ! Il y a les missions, juste pour de pauvres filles telles que moi, que la Providence ne peut employer qu’à des besognes simples, qui recommencent tous les jours – balayer la case du missionnaire, sarcler le potager, faire le catéchisme et moucher les bébés nègres… Mais voilà ! aurais-je la force ?… Et, bien entendu, je ne l’ai pas, inutile d’insister.

Elle fit le geste d’éloigner d’elle, de rejeter une fois pour toutes un rêve insensé. Ce n’était pas qu’elle se préoccupât autant qu’on pourrait le penser des bizarres crises nerveuses dont elle avait laissé surprendre le secret car elles l’avaient toujours plus humiliée encore qu’effrayée. À vrai dire, elle ne redoutait désormais que le scandale et la curiosité des médecins. Si loin qu’elle remontât, d’année en année, elle ne se souvenait pas de s’être jamais révoltée contre quoi que ce fût, n’en tirant nul avantage, assurée qu’elle était faite ainsi, que la résistance l’eût brisée, que l’événement imprévu, si fâcheux qu’il paraisse, peut être ramené par douceur et par ruse aux proportions favorables, à la mesure d’une simple et diligente sagesse. « Il me semble, confia-t-elle un jour à l’abbé Cénabre, qu’il est possible d’agir comme une grande personne, tenir sa petite place dans le monde, défendre des intérêts légitimes, et ne voir néanmoins les choses essentielles, élémentaires, la joie, la douleur et la mort, qu’avec le regard d’un enfant. » Cette fois encore, en effet, une espèce de curiosité aussi fraîche, aussi neuve que celle des enfants devait finir par l’emporter sur le premier mouvement du dégoût, et elle essayait d’assister en spectatrice à sa propre aventure. « Ce pauvre Russe, pensait-elle, est pour le moins aussi fou, car il va me demander un de ces matins à changer l’eau en vin, ou à ressusciter les morts. Qu’importe s’il parle ou non ! Une grande nerveuse de plus, ça ne comptera guère dans la famille. Et s’il fallait en croire papa, nous sommes tous de grands nerveux, c’est fatal ! »

Elle s’efforça de rire, puis étouffa ce rire entre ses petites mains jointes. Elle regardait obstinément, stupidement, à la crête du talus, juste au ras de l’herbe rousse, la cime immobile d’un if, et à l’extrême pointe de l’arbre noir, au loin, l’arête éclatante du toit, une molle fumée transparente… Le choc d’un seau contre la pierre de la fontaine, une porte qui se ferme, l’appel d’une voix jeune et claire, un moment suspendue dans le ciel limpide… Et tout à coup, par un mouvement de l’âme si brusque, si peu attendu qu’elle pensa défaillir, la maison jadis tant aimée lui devint étrangère, presque ennemie. Pour la première fois il semblait qu’elle se fût arrachée d’elle, qu’elle échappât au mystérieux prestige des choses trop familières, comme usées par le regard, insoupçonnables, qui finissent par lasser toute vigilance, trahissent à coup sûr. Bien avant qu’elle eût pu donner un nom à une impression si nouvelle, elle sentit, au déchirement de son être, la force des liens qui venaient de se briser. C’était comme la soudaine révélation de l’indignité d’un ami, le mensonge non pas surpris, mais seulement perçu par la clairvoyance surnaturelle de l’amour, des yeux qui se détournent, une main dérobée, l’ombre d’un visage… Jadis, aux belles vacances de jadis, lorsqu’elle découvrait du haut de la dernière côte, à la sortie d’Arromanches, les larges pentes d’ardoises parmi les dômes verts des tilleuls, elle voyait aussitôt les dalles noires et blanches du vestibule, l’escalier de pierre, la cretonne fleurie de sa chambre – elle respirait l’odeur fraîche, un peu sure, des couloirs aux volets toujours mi-clos, elle s’emparait de la maison tout entière, à travers l’espace, ainsi que le seul geste d’une main chérie est déjà pour l’amant la certitude de la présence, cette présence elle-même, une possession. Aujourd’hui, elle contemple avec méfiance le déroulement de la mince fumée dans l’azur, le signe imperceptible de la demeure vivante, la demeure qui lui est encore un abri, qui ne lui sera plus jamais un asile, où d’autres vont et viennent, qu’elle a cessé de comprendre, qui poursuivent entre eux leurs desseins obscurs. Et sans doute, elle les aime encore, mais sa pitié ne les trouvera plus au premier élan, elle ne s’en approchera désormais qu’avec prudence ; elle craint leurs pièges. Avec moins de remords qu’une sorte de curiosité déchirante, elle s’avise peu à peu que depuis longtemps, à son insu, elle jugeait son père, que la racine profonde du sentiment mi-filial, mi-maternel – si désespéré, si tendre – plonge juste à ce point exact de l’âme, trop douloureux, où dort le germe du mépris, et que ne purifie tout à fait la flamme d’aucune charité. La voix qu’elle a entendue, la voix d’un pauvre homme, tour à tour lâche et dure, résonne toujours à ses oreilles, ainsi qu’un horrible aveu. Il semble qu’à regarder seulement le toit dans les arbres, elle va l’entendre de nouveau. Mon Dieu ! Pourquoi cette frayeur, ce dégoût ! Elle le savait aussi faible qu’un enfant, avec ses ambitions frivoles, ses rancunes, son égoïsme ingénu, sa terreur de la mort. Mais elle ne l’avait jamais redouté. Pitié ou mépris, qu’importe ? il suffisait bien qu’elle l’aimât. Elle ne songeait qu’à le servir, les servir tous, et d’abord les plus déshérités, dont sa tendresse infaillible avait éprouvé le néant, qu’elle sentait vides. « Pauvres pécheurs ! comme ils sont vides ! » disait le vieux Chevance. Quels pécheurs ? Sa charité ne les nommait pas, elle ne séparait aucune unité de ce pâle troupeau de fantômes. À quoi bon ? Pourvu qu’elle restât seulement docile à Dieu, qu’elle se fît chaque jour plus claire pour ouvrir et réjouir tant de misérables regards encore clos, plus fervente pour les réchauffer sous leurs suaires, éveiller leurs cœurs dormants. « Si Dieu se laissait voir, pensait-elle tristement, ils l’aimeraient plus que moi, peut-être ?… » Mais ils se traînent et s’appellent en vain dans la nuit, jusqu’à ce que l’un de nous recueille et réfléchisse un seul reflet de l’astre divin… Non, non, elle ne les avait jamais redoutés, son indulgence envers chacun d’eux avait été celle d’un enfant, aussi spontanée, aussi libre, aussi pure. Et bien que des vies pour elle si singulières, inutiles et comme superflues, fussent un spectacle à révolter sa jeune raison, elle était restée jusqu’alors trop étrangère à leurs mobiles secrets, aux passions qui les dévorent ; elle n’en craignait ni l’exemple ni le contact… D’où vient donc cet éloignement soudain ? Qui a poussé ce cri de terreur ? « Vous ne savez pas grand-chose du péché, répondait parfois son vieil ami, avec un sourire triste. Non ! vous ne savez véritablement pas grand-chose de lui. » Et dans son impuissance à trouver une de ces métaphores plus sublimes, familières aux prédicateurs, il ajoutait, du ton d’un paysan qui défend son grain contre la vermine : « Voyez-vous, les péchés sont avides et cruels comme des rats. Et qui les aime est cruel autant qu’eux, ou le devient à la longue. La cruauté, ma fille… »

La cruauté ! Il n’allait pas plus loin, serrait ses lèvres sur le mot mystérieux. Mais elle l’écoutait attentivement sans comprendre. Quelle âme pure distinguerait aisément la cruauté de la folie, et ne serait tentée de les confondre ? Comment croire que l’homme puisse partager avec l’enfer ce pain horrible ? Certes, elle ne pouvait douter de la parole du prêtre, ni de l’humble expérience dont elle avait éprouvé tant de fois le bienfait, et néanmoins elle n’osait alors poursuivre, l’interroger. Il lui semblait qu’elle n’eût pas supporté sans mourir une déception si profonde de son innocente charité, que de tous les vices imaginables celui-là était le seul qu’elle n’eût pu s’empêcher de haïr. Le péché est cruel, soit ! Que dire de ses victimes misérables ? Qu’ils étreignent entre leurs bras, qu’ils pressent sur leurs poitrines déchirées, par une erreur hideuse, une bête ainsi armée, n’est-ce donc pas assez, peut-on faire mieux que de les plaindre ? La seule pensée de cette méprise absurde, lamentable, crevait son cœur de pitié. S’ils savaient ! Sans doute elle n’était pas assez naïve pour entretenir l’illusion qu’il suffit d’éclairer les consciences pour les réformer à coup sûr, car sa compassion délicate ne lui inspirait que méfiance des conseils ou des discours trop faciles. Elle espérait seulement les gagner par la douceur, la patience, comme on apprivoise un animal farouche et blessé. « Ma fille, disait encore l’abbé Chevance, l’orgueil à vif n’a cure ni de patience ni de douceur… C’est une goutte d’eau sur un fer rouge.

– Alors, répondait-elle, en le défiant de ses yeux paisibles, où la douceur et la patience ne peuvent rien, la joie suffit, la joie de Dieu, dont nous sommes avares. Oui, qui la reçoit est trop tenté de la garder, d’en épuiser les consolations, alors qu’elle devrait rayonner de lui à mesure. N’est-ce pas… n’est-ce pas… vous comprenez ? Combien les saints se font transparents ! Et moi, je suis opaque, voilà le mal. Je réfléchis un peu de clarté, quelquefois, chichement, pauvrement. Est-ce que Dieu n’en demande pas plus ? Il faudrait n’être qu’un cristal, une eau pure. Il faudrait qu’on vît Dieu à travers. » Ainsi chaque déception l’avait laissée jusqu’alors plus forte dans sa paix fragile. Et à vrai dire c’était de l’idée même de cette fragilité qu’elle tirait sa force ; elle ne désirait aucun de ces points d’appui solides, de ces constructions logiques où tant de faibles et de présomptueux enferment leurs vies : elle eût cru y mourir étouffée, comme entre des murs d’airain. Pareille à ce qui vole, son équilibre exquis était un miracle d’adresse et de volonté, un jeu aérien. La trahison d’une amie, ou pis encore, la surprise d’une certaine bassesse ne l’avaient jamais éprouvée à demi, bien qu’elle n’en laissât rien paraître. « Je suis si légère, avouait-elle… Je voudrais n’être qu’un petit grain de poussière impalpable, suspendue dans la volonté de Dieu. »

Mais aujourd’hui, à cet instant, il semblait, comme un oiseau au creux de l’orage, qu’elle eût perdu le sens même du vol. De quelle hauteur était-elle donc retombée pour qu’elle se sentît peser d’un tel poids sur la terre qu’elle étreignait de ses mains et de ses genoux ? Dans son étonnement, elle n’osait se lever, quitter ce lieu désert, intolérable. Elle osait à peine ouvrir les yeux, fixer son regard sur les lignes nettes et dures des collines, qu’elle craignait tout à coup de voir se refermer sur elle. Les coteaux coupés de haies vives, la route blanche, l’ombre déliée de la minuscule vallée de la Souette, à peine distincte, jusqu’à la crête plus lointaine, coiffée de travers par les derniers taillis de la forêt de Seigneville, tout ce paysage paisible lui apparut transfiguré dans la lumière immobile, énorme, attentif, ainsi qu’un animal géant qui guette sa proie. Jadis, elle avait senti le même sursaut de terreur, vite réprimé, devant l’immense amas des villes. Mais cette terre même n’était pas moins puissante, avide, formée aux désirs de l’homme, pétrie et repétrie par le péché, terre de péché. « J’étais si naïve ! Il ne faut pas être naïve ! » répétait-elle tristement, sans pouvoir exprimer mieux une angoisse trop nouvelle. Et sans doute, à cette minute encore, sa peine était celle d’une enfant, bien que ce qui allait être révélé, à son insu, sous ce ciel torride, c’était la force de l’homme, sa cruauté, les ressources infinies de la ruse, et la férocité du mal.

Ce fut là peut-être l’unique tentation de sa vie, et le coup inattendu fut porté avec une telle vitesse qu’elle ne put absolument l’esquiver. En une seconde, elle reconnut sa solitude effrayante, fondamentale, la solitude des enfants de Dieu. Et certes, elle était bien loin encore d’en avoir la connaissance abstraite, à supposer d’ailleurs qu’il soit possible de concevoir l’absurdité magistrale, le défi sublime de ce petit nombre d’animaux pensants qui n’apportent, en somme, au monde, que la bonne nouvelle de la Douleur divinisée ! Mais elle sentit au profond de l’âme, et jusqu’à la moelle des os, le délaissement sacré, seuil et porche de toute sainteté. Sa surprise fut si grande qu’elle se releva sur les genoux, et par un calcul enfantin mesura la distance qui la séparait de la route de Seigneville où passe le train d’Avancourt, Oui ! le temps d’un clin d’œil, la jeune fille intrépide et sage, si tendre à tous, eut cette folle pensée de fuir, telle quelle, n’importe où, comme une voleuse. « Je ne les reverrai plus, balbutiait-elle, je ne veux plus les voir, je ne peux plus ! » Et elle voyait quand même, avec une vérité surnaturelle, chacun de ces visages qui le matin encore étaient si étroitement, si doucement liés aux autres images de sa vie qu’ils semblaient lui appartenir au même titre que sa propre pensée. Maintenant ils apparaissaient dans une lumière crue, qui ne fait grâce d’aucune ride suspecte, change en grimace un sourire sournois, découvre la taie d’un regard. Ils lui faisaient peur, et non pitié. Telle parole, souvent lue et relue, tel verset du livre de Job, le cri terrible arraché au dur cœur juif par la malice universelle, l’ironie désespérée des psaumes, ce témoignage venu du fond des âges, avec l’odeur du sépulcre, que la dévote épelle en somnolant, au ronron de l’harmonium, reprirent leur sens éternel. Elle se laissa tomber en avant, plongea sa tête dans l’herbe épaisse, et pleura comme elle n’avait jamais pleuré.

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– Quel désastre ! dit à ce moment derrière elle une voix sans timbre… Je m’en doutais. Il faudrait avoir l’œil à tout. Notre bien s’en va, ma fille…

Chantal se leva d’un bond, essuyant ses larmes à pleines mains, toute tremblante.

– Mon Dieu ! mama, comment vous a-t-on laissée venir jusqu’ici ? Où allez­vous ? Ce soleil peut vous tuer… Francine…

– Laissez Francine en paix, reprit posément la vieille dame. Qui appelez-vous Francine, d’abord ? Mon fils engage plus de servantes que nous n’en saurions payer. Je ne veux pas de ces sottes qui dévorent notre pain. Elles mangent comme des lionnes. Les deux mains ruisselantes de sueur restaient pâles, presque grises, dans les plis du châle noir. Le bas de sa longue jupe était blanc de poussière, et aussi ses souliers de drap, dont on n’apercevait que les bouts arrondis. Par l’entrebâillement du fichu de laine qu’elle tenait, malgré la chaleur, serré autour de son cou, elle montrait un mince visage aux joues enflammées, tachées de rouge sombre, et le regard d’un seul de ses yeux, aussi net et tranchant qu’une arête de glace.

– Mama, je vous en prie ! balbutia Chantal, soyez raisonnable, laissez-moi vous conduire jusqu’à la maison. En quel état vous êtes ! Où avez-vous laissé Francine ? Que se passe-t-il ?

– Tâchez d’abord de reprendre un peu de sang-froid, répondit la folle sur le même ton. Est-ce que je vous dérange ? Que de cris ! Il n’y a pas là de quoi fouetter un chat. Ne suis-je pas libre d’aller et venir ? Vous voyez ce bâtiment : à l’automne, il n’en restera rien que des poutres. De plus la mare est inutilisable désormais : ce n’est que boue et grenouilles. S’ils m’avaient écoutée, ils auraient fait la dépense d’un puits, lorsque au temps de la grève de Seigneville le prix de la main-d’œuvre était tombé si bas. Quelle occasion nous avons perdue ! La propriété des Vallette a doublé de valeur, en deux ans – des pâturages inondés chaque printemps, un marécage, qui gonflent les vaches, et font plus d’eau que de lait !… Mais va te faire fiche ! On n’a vu chez nous cette année-là que médecins, pharmaciens, gardes-malades, toutes gens qui, pour ruiner les maisons, en remontreraient au curé et au notaire.

Elle parlait très vite, avec une précipitation grandissante, d’une voix mécanique, qui épuisait ses dernières forces. Visiblement elle ne tenait debout qu’à peine, et Mlle Chantal, qui avait timidement passé une de ses mains derrière l’épaule, voyait frémir les vieilles jambes sous la jupe noire.

– Vous me l’avez déjà dit, mama, vous l’avez dit cent fois, soyez sage. Seulement, vous ne pouvez rester dehors par un temps pareil. Nous allons marcher tout doucement jusqu’à la maison, et vous vous étendrez à l’ombre une minute ou deux, le temps que je prévienne Francine ?…

– La maison, votre maison ? Les pierres vont m’en tomber sur la tête. Je préfère m’asseoir au bord de la mare, sous le marronnier. Puis je rentrerai seule. La marche me fait rudement de bien, ma fille ! La fatigue lave le sang.

– Le marronnier ? Quel marronnier ? Il n’y a plus de marronnier.

– Bon, bon, répliqua la vieille dame. Telle quelle l’ombre de ce marronnier me suffit.

Elle eut un petit hoquet de colère, s’appuya de tout son poids sur la jeune fille.

– Je n’ai jamais été si vivante, je me sens à l’aise, le soleil pique… Nous aurons du regain, que de regain !… Et qu’est-ce que vous faisiez donc là, ma fille, sur le ventre ? La terre vous plaît, hein ? Vous y viendrez, tout le monde y viendra… Une terre à soi, qui travaille à votre profit, pour une vraie femme, une ménagère, cela parle, c’est doux à tenir, cela vaut mieux qu’un homme. Que de fois me suis-je étendue là où vous êtes… non ! plus loin, d’où l’on voit la grande pièce de la Loupe, et les deux prés en contrebas. La terre vaut un lit de plume : on colle après.

– Justement ! supplia Mlle Chantal, suivez-moi au moins jusqu’à la lisière du parc. Nous traverserons le pré ensemble, le pré seulement, je vous jure ! Vous ferez ensuite ce que vous voudrez.

– Taratata ! je connais l’antienne… Croyez-vous qu’à mon âge je puisse aller seule par les champs ? Je suis folle, ma belle, folle à lier. Ainsi, dans ce moment, je vous parle, et je vois aussi une grosse mouche bleue – oui, bleue !… Dis-moi encore, ma jolie : savez-vous comment ils m’appellent à l’office, ces grands gaillards, de beaux hommes ?… Le chameau. Hein ? J’observe tout, j’entends tout, malheureusement, je ne suis jamais sûre, vous comprenez ? Jamais. Je ne suis pas sûre de mon fils : il biaise, il se traverse, comme un jeune cheval au brabant. On ne doit se fier à personne, en ce monde, pas même aux morts. Oh ! j’ai l’expérience : nos pires ennuis viennent d’eux, ce sont des malins, de fameux malins !

– Mama ! s’écria la pauvre fille, ne m’effrayez pas, soyez sage ! Vous m’entendez ! Si, si, vous entendez très bien quand vous voulez, je le sais… Mama, vous n’êtes pas méchante, vous êtes malheureuse, ce n’est pas ma faute. Je voudrais tant vous aimer.

–Malheureuse ? Moi, malheureuse ! N’en croyez rien surtout, ma fille, je suis fâchée de vous détromper, je suis moins malheureuse que vous : j’ai duré. J’ai duré, moi ! Savez-vous seulement ce que c’est que durer ? Vous aviez choisi de chanter – des fichaises ! Un jour, souvenez-vous, j’ai voulu que vous récuriez les casseroles, c’était une question de principe, et vous vous êtes cassé les ongles. Et qui donc vous parle encore aujourd’hui, solide sur ses deux jambes ? Tandis que vous voilà plus grêle et plus frêle que je ne vous ai jamais vue.

Elle s’arrêta, secouant et baissant vivement sa tête étroite, d’un air de mépris.

– Mais, mama, pour qui donc me prenez-vous, pour qui allez-vous me prendre ? supplia Chantal, aussi pâle que sa collerette. Voyons, n’avez-vous pas assez de ce jeu horrible ? Car c’est un jeu, un affreux jeu, j’en suis sûre. Regardez-moi. Regardez-moi bien en face… Oh ! mama, ma chère mama, ne me tentez pas.

Elle fit le geste de se jeter à genoux, mais l’humiliation lui en parut sur-le-champ tellement vaine, puérile, presque niaise, qu’elle se releva d’un bond, interrogea derrière elle les prés déserts, l’horizon, le feu liquide du ciel, d’un même regard suppliant. Pour la deuxième fois, l’idée lui vint de s’échapper, de s’enfuir, coûte que coûte, sauvagement, ainsi que le condamné fuit son destin. Et déjà elle n’en avait plus le pouvoir. Alors d’instinct, comme par un réflexe vital, parce qu’elle sentait sa résistance à bout et qu’un effort de plus risquait de briser son cœur, elle essaya naïvement de tenir tête, pour dissiper, s’il était encore possible, l’affreux rêve à peine ébauché, avant qu’il n’apparût, sinistre, dans la lumière de midi.

– C’est à moi que vous parlez, à moi, Chantal. Ce n’est pas à maman, vous le savez bien. Si ! vous le savez !… Oh ! mama, vous avez joué cette comédie à papa, à Françoise, à beaucoup d’autres, jamais à moi, – non, jamais ! Vous n’avez jamais osé. Je vous défends… Je ne veux pas savoir, je n’ai pas le courage d’entendre… du moins, pas aujourd’hui. Est-ce que vous ne voyez pas assez que je suis malheureuse ? Je n’en pouvais déjà plus et voilà que vous me venez surprendre, m’achever – oui, c’est comme si vous me frappiez dans le dos. Mon Dieu ! qu’avez-vous contre moi tous ? Que vous ai-je fait ?

– Êtes-vous folle ? dit sèchement la vieille dame. Dois-je en croire mes oreilles, ma fille ? Une scène de vous ! Sans doute, il m’est arrivé de vous imaginer mourante, ou morte, que sais-je ? Où est le mal ? Est-ce que nous choisissons nos rêves ? Depuis que vous êtes entrée ici, on n’y parle plus que de médecins, de potions, de cataplasmes, brrrrouou !… Comment voulez-vous que je ne rêve pas de mort, d’agonie, d’enterrement, pouah !… Vous me cherchez querelle, ma fille… Je ne vous donnerai pas le contentement de me voir tomber dans le piège ; le piège est grossier, permettez-moi de vous le dire. Je préfère céder la place.

Elle tenta de reculer d’un pas, chancela, se releva rouge de honte, s’efforçant maladroitement de cacher à son interlocutrice le grelottement sans cesse accéléré de ses genoux. Chantal ferma les yeux.

– Mama, fit-elle d’une voix désespérée, taisez-vous ! Je ne dois rien connaître de ce que vous allez dire, ce sont des histoires du temps passé. Oui, elles vous font mal, je sais… Elles remuent dans votre pauvre cœur. Croyez-vous qu’elles remueront moins lorsque je les aurai apprises à mon tour ? Pas aujourd’hui, du moins, mama, pas tout de suite !

Elle appuyait les doigts sur ses paupières, cruellement. Car, à son insu, elle craignait moins les aveux attendus, menaçants, quels qu’ils fussent, que la minuscule silhouette noire, au centre du paysage hostile, comme au centre de sa propre tentation, le corps fragile, mystérieux, sur lequel elle eût cru toucher, sentir – pareil à cette espèce de mousse élastique qui recouvre chaque caillou ramené des grands fonds par la sonde – l’humble et tragique secret, englouti depuis tant d’années, remonté tout à coup à la surface des ténèbres.

– Louise, reprit la folle, avec une certaine emphase, je hais les grimaces, je vais droit au but, j’ai toujours été franche en affaire, autant qu’un homme. Oui ou non, ma fille, vous ai-je fait tort ?

Elle toussa, comme elle toussait jadis, à l’issue d’interminables marchandages, lorsque le métayer, abruti de chiffres et de gros cidre, trempe la plume dans l’encre et l’essuie sur son coude, vaincu.

– Il faudrait pourtant le savoir, il ne s’agit pas seulement de se taire. Je lis dans votre tête. Oh ! vous ne me cacherez jamais rien, résignez-vous… On ne m’a jamais trompée, les grands mots ne m’en imposent pas, je vais droit au fait – j’interloque, comme on dit. Vous aurez beau inventer cachotteries sur cachotteries, baisser les paupières, tenir votre langue, ça m’est égal. Chaque fois qu’il me plaît, je n’ai qu’à pousser la porte, et j’entre chez vous, ma mignonne, je me promène à travers vos petits mystères. Vous ressemblez à ces gens qui s’enferment à double tour, et laissent leur fenêtre ouverte. Au fond, vous me tenez pour une méchante femme, hein ? Que dites-vous maintenant tout bas ?

– Maman, pauvre maman, répétait Chantal, à bout de force, pauvre maman ! Elle serrait plus étroitement les doigts sur ses yeux comme si la nuit qu’elle faisait ainsi en elle l’eût rapprochée de la chère morte, dont cette voix grêle – ainsi qu’une main va traînant sur le clavier à la recherche d’un air perdu – tirait de l’ombre, un par un, les humbles secrets trempés de larmes.

– Pauvre, dites-vous ? Comment, pauvre ? Vous ai-je jamais reproché votre pauvreté, ma chérie ? Nous ne sommes pas des milords, mais nous épousons volontiers des filles sans dot… Le mal n’est pas grand, on a du travail assez… Tatata – suis-je une cannibale, un dragon ? Je ne parlerai même pas de votre triste santé : mon garçon est un étourdi, un nigaud, il n’a que ce qu’il mérite. Nous faisons les frais qu’il faut… C’est-à-dire, nous avons fait – dans le temps… Enfin, nous faisons… Oh ! mâtine ! voyez-vous, j’ai toute ma tête. Vieille femme en remontre au diable. Même un revenant ne me ferait pas peur. Bah ! Bah ! pourquoi le cacher ? Le… L’enterrement nous a coûté deux cents écus, et folle ou non, ma petite, ce n’est pas devant vous que je m’en dédirai.

Ni la colère, ni même le dégoût n’eussent dénoué les doigts de Mlle de Clergerie et, à la vérité, elle ne sentait à présent ni colère, ni dégoût. Il semblait plutôt qu’un surnaturel silence se fût fait tout à coup dans son cœur – mais si différent de celui qui prélude aux grands débats de l’âme – un silence qu’elle ne connaissait pas encore, d’une autre espèce. Chaque parole venait jusqu’à ses oreilles, intacte, entière, elle en pénétrait le sens, et néanmoins elle l’accueillait avec une indifférence stupide, ou pis encore : le sentiment d’une attente déçue. La créature dont l’image restait fixée derrière ses paupières closes, si ridiculement noire et menue devant cet horizon immense, sous ce ciel torride – était-ce là sa grand-mère, ou quelque insecte ? Elle eût cru volontiers pouvoir écraser d’un coup de talon cette voix chevrotante, elle eût effacé cette forme misérable, d’un revers de la main, comme une ligne tracée au charbon, une phrase extravagante, sur l’implacable écran de l’azur… Mais elle ne désirait rien. Elle n’éprouvait qu’une curiosité morne, dont sa conscience endormie connut obscurément le péril. Car la haine elle-même ne referme pas, sur un faible cœur d’homme, deux bras si glacés. Le cadavre même de la haine est plus chaud.

Non, ce ne fut ni la colère ni le dégoût qui lui firent tomber les mains, ouvrir les yeux. Elle obéit seulement à la loi de sa nature, à sa fierté. Elle fit face. Depuis une heure peut-être, depuis trop longtemps enfin, elle était là, on ne sait pourquoi, dans ce champ désert, humiliée par d’insaisissables fantômes, dupe d’images familières, devenues ennemies, prise dans les rets de flamme du paysage, comme une petite mouche au centre d’une toile éblouissante… Elle fit face.

La vieille dame n’avait pas bougé d’un pouce, toujours debout à la même place, sa petite ombre à son côté, ainsi qu’un nain difforme, mais fidèle. Et bien que ses traits mobiles continuassent de dérouler la succession de ses pensées, elle ouvrait et fermait la bouche sans proférer aucun son.

L’unique ruse de Chantal est justement celle d’un Chevance : une foudroyante simplicité. Alors que le faible ou l’imposteur est toujours plus compliqué que le problème qu’il veut résoudre, et, croyant encercler l’adversaire, rôde interminablement autour de sa propre personne, la volonté héroïque se jette au cœur du péril et l’utilise, comme on retourne l’artillerie conquise pour frapper dans le dos une troupe vaincue. Elle s’approcha brusquement, posa les deux mains sur les épaules de Mme de Clergerie, saisit dans le sien l’affreux regard vide, traversé d’ombres, et dit :

– Je n’ai pas peur, mama. Je n’ai pas peur de vous. Pourquoi auriez-vous peur de moi ? Vous me ferez inutilement du mal, vous ne me réduirez pas au désespoir, même aujourd’hui, même à cette heure, parce que je trouverai toujours la force de vous pardonner. Oh ! vous n’êtes pas si insensée que vous voulez paraître, n’est-ce pas, ni si méchante non plus. Il y a quelque chose, je ne sais quoi, qui pèse trop lourd en vous, dans votre pauvre âme, est-ce vrai ? Quelque chose qui vous étouffe, que vous ne pouvez plus garder – mais personne n’a la charité de le recevoir, personne n’a l’air de vous comprendre… Et justement, vous me l’apportez à un moment de ma vie où j’ai à peine assez de courage pour moi seule, vous venez vous accrocher à un malheureux petit navire en dérive. Où allons-nous toutes deux ?

La vieille dame s’était d’abord agitée terriblement sans répondre. Puis, les mille rides de ses joues se froncèrent toutes ensemble, et leur inextricable réseau parut rejoindre les deux plis profonds de la bouche, tandis qu’une lueur vague commença de se mouvoir au fond de son regard dormant. Et presque aussitôt les deux mains sèches partirent comme des balles, si vite que Mile de Clergerie pour ne pas les recevoir en plein visage, dut détourner vivement la tête. En même temps le vieux corps creux et léger se roidit d’un effort immense.

– Laisse-moi aller, Chantal ! supplia la folle. Laisse-moi aller ! Je te reconnais, ma chérie. Que voulais-tu que je te donne ? Je n’ai absolument rien à donner, voilà le mal. Rien à donner, plus rien à donner, ma mignonne… On ne peut pas savoir ce que c’est.

Dans son émoi, elle avait dénoué son long châle de tricot, qu’elle retenait d’une main à la hauteur de ses genoux, l’extrémité traînant dans l’herbe, à ses pieds. Nul n’eût su dire à quelle profondeur de la conscience avait éclaté la parole simple et claire, ni quel était le principe même du sentiment qui venait de transfigurer le visage épuisé, comme vidé du dedans par la plus dévorante des passions de la vieillesse : un regret stérile. Pareille à tant d’autres survivantes au milieu d’un monde tout neuf, aussi inconnu d’elles qu’Orion ou Sirius, lentement repoussées de l’univers des vivants par une pitié meurtrière, complice de leurs inutiles mensonges, depuis combien de jours, d’années, de siècles attendait-elle la parole libératrice, la parole vivante ? Évidemment, le ton, l’accent l’en avaient d’abord frappée au cœur, bien avant que sa misérable attention, désormais si lente à se mouvoir, eût cherché à en pénétrer le sens. Mais elle y avait aussitôt reconnu cette sorte de vérité jadis insupportable à son orgueil, et elle tâtonnait pour s’en emparer, pour en exprimer la substance précieuse, devenue nécessaire à ses os.

Un moment, un long moment, Mlle de Clergerie épia le visage ainsi tendu vers elle, tourné tout entier vers son regard, à sa merci. La violence même de son trouble lui donnait l’illusion d’un calme intérieur absolu, d’une paix profonde, surnaturelle. L’aventure de la matinée perdait peu à peu son sens, comme une phrase entendue dans un rêve et que l’esprit retrouve à l’aube, au fond de la mémoire, inerte, décolorée, pareille à un oiseau mort. La pensée que la créature minuscule, perdue avec elle dans la chaleur et la lumière d’un jour d’été, eût été jadis l’ennemie de sa mère, sa rivale, lui semblait extravagante. Un moment plus tôt, elle avait esquivé le double soufflet sans colère, ainsi qu’on écarte une mouche qui bourdonne, un brin d’herbe. À présent elle eût offert sa joue, elle eût désiré de recevoir le coup en plein visage. Puis elle regagnerait la maison désormais étrangère, là-bas, derrière les arbres, elle dirait à tous : « Frappez-moi aussi, je le mérite, je n’ai jamais été des vôtres, je feignais de vous appartenir par ignorance ou par lâcheté. Vous n’avez rien à me donner, je ne possède rien qui vous convienne – quel rêve ai-je fait d’échanger quoi que ce soit ? Je ne puis vous aimer ni vous haïr. Mais du moins vous pouvez m’écraser. Délivrez-moi de vous tous ! »

– Ne me regarde pas comme ça, dit la vieille dame (sa voix grêle prit dans le silence une extraordinaire netteté). Tu as l’air d’une martyre, j’ai ces façons-là en horreur, ma pauvre enfant. Évidemment… Évidemment…

Elle fit vers Chantal deux petits pas, toute branlante, comme si elle eût marché avec des entraves.

Évidemment, vois-tu, soyons justes (Mlle de Clergerie sentait son aigre haleine sur sa gorge)… J’ai eu tort ce dimanche, – oui, – il fallait fermer la porte, ta mère a tout entendu… D’ailleurs, je l’avais fait exprès ; on a ses moments de malice, la colère te fond dans la bouche, tu croirais qu’elle coule jusqu’au cœur… Je ne suis pas plus mauvaise qu’une autre, j’aurais volontiers flanqué le thermomètre par la fenêtre… Trente-huit cinq, trente-neuf cinq, quelle ritournelle, quel casse-tête ! Et ton père jaune comme un citron avec son foie, ses reins, je ne sais quoi !

Elle s’approcha encore, leva vers sa petite-fille un regard de nouveau obscur :

– Crois-tu qu’elle ait tant pleuré, toi ? Es-tu sûre ? J’écoutais d’une oreille en pliant mes draps, j’avais toujours l’oreille au guet. Elle faisait de gros sanglots. Mais j’étais au second, dans la lingerie, il faut le dire. Sa fenêtre était grande ouverte, le son monte… Hein ? Qu’est-ce que tu penses ? Et, puis, si vieille… on s’imagine, on invente. D’ailleurs, pauvrette ! elle est morte dix jours après. À quoi ça lui aurait-il servi que je me taise ?

Le châle glissa tout à fait, la face comique et douloureuse apparut dans l’impitoyable lumière comme la menace même de la nuit. Alors le cœur de Mlle de Clergerie cessa de battre. Mais à ce moment encore, la fille intrépide qui toujours vit clair en elle refusa de perdre pied, s’emporta contre les rêves ténébreux qu’elle sentait monter, un par un, du fond de sa conscience, ainsi que des bulles de boue. L’angoisse, avec son visage sans yeux, émut chacune de ses fibres, sans réussir à forcer son courage, ni seulement à abattre ce rien de fierté malicieuse qui est la fleur de sa jeune sagesse. « Vais-je me sauver devant ma grand-mère ? se dit-elle. Je suis ridicule. Elle n’aimait pas maman, et puis ? Est-ce que je ne le savais pas ? Qu’ai-je découvert de nouveau ? J’ai été folle de venir jusqu’ici, devant ces quatre vieux murs. Je suis plus folle d’y rester. Je n’ai rien fait ce matin que des folies ! » … Mais ce n’était qu’une voix, perdue à travers l’orage.

Car elle n’arrivait pas encore à détacher ses yeux de la tête ennemie, assaillie par toute la puissance du jour, dépouillée même de cette ombre secrète, immatérielle, dont la vieillesse enveloppe les êtres. Les passions qui l’avaient modelée s’y survivaient, pétrifiées, ainsi que ces crânes polis qui nous découvrent tout à coup le sinistre envers d’un visage anéanti depuis des siècles. Elle pouvait lire dans ces reliefs et ces creux, comme sur une stèle funéraire, l’histoire même de sa race, la dure empreinte marquée par les siens dans la cire informe du temps. Cette double ride de la joue, c’était celle de l’oncle Antoine, le rire pincé, grimaçant, dont il accueillait le fermier prodigue, la servante enceinte, un braconnier. La courbe provocante du menton, la pesanteur des deux mâchoires trop basses, c’était l’arrière-grand-père Ferdinand, mort centenaire, qui porta une vache bretonne sur sa tête, à la foire de Saint-Guénolé. Voilà le front strict des Clergerie, la nuque lourde du père, son arcade sourcilière fuyante, qui donne au regard du petit homme on ne sait quoi d’infirme, de suspect… Voilà encore… mon Dieu ! Quel est ce sillon léger, toujours si jeune, enfantin, qui finit sur chaque joue en une imperceptible fossette, marquée d’une ombre mobile, vivante et que la douleur ou le plaisir, un choc de l’âme, efface et creuse tour à tour ?

En un éclair, elle revoit sa propre image, une mauvaise petite photographie qu’elle a glissée dans son vespéral parce qu’elle porte, dit-on, la trace des lèvres maternelles qui l’ont pressée tant de fois… « Ta mère adorait ces fossettes, déclare gravement M. de Clergerie. N’avait-elle pas imaginé de demander au maître Bourdelle, un soir, de prendre un moulage de tes joues ?… » … Ses joues !

……………………………………………………………

« Je n’ai rien, aimait à dire l’abbéChevance. J’ai mis trente ans à reconnaître que je n’avais rien, absolument rien. Ce qui pèse dans l’homme, c’est le rêve… »

… Il ne se fit aucun signe au ciel, nul prodige. La mince fumée montait toujours à travers les arbres, dévorée presque aussitôt par l’azur. L’herbe sèche crépitait doucement, un caillou glissa de la crête du mur jusqu’à la mare, la dernière étape du papillon grêle fut la pointe jaunie d’un sureau.

– Mama, dit Mlle de Clergerie après un long silence, il nous faut rentrer là-bas, vous et moi. Il nous faut rentrer en Dieu.

Elle ramassa le châle, et pour s’en débarrasser le noua autour de sa taille, par­dessus la blouse de soie.

– N’ayez pas peur, fit-elle encore. Je suis maintenant assez forte pour vous porter ; je voudrais que vous soyez lourde, beaucoup plus lourde, aussi lourde que tous les péchés du monde. Car voyez-vous, mama, je viens de découvrir une chose que je savais depuis longtemps : bah ! nous n’échappons pas plus les uns aux autres que nous n’échappons à Dieu. Nous n’avons en commun que le péché.

Elle approcha sa bouche du front ruisselant, elle y jeta brusquement ses lèvres. La tête docile roula mollement, s’abandonna, les yeux clos. Déjà Chantal emportait, précieusement serrée sur sa poitrine, la proie lamentable. L’atroce soleil brûlait sa nuque et ses mains, aspirait l’air dans ses poumons, absorbait jusqu’à sa pensée, mais elle sentait qu’aucun soleil au monde ne pourrait désormais tarir sa joie.

– Mama, murmura-t-elle tout essoufflée, reprenant haleine, j’ai l’air de te porter : c’est toi qui me portes… Ne me lâchez plus !

Son regard, ivre de fatigue et de lumière, était plein d’un tranquille défi.

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