La Lettre écarlate

La Lettre écarlate

de Nathaniel Hawthorne

LES BUREAUX DE LA DOUANE – Pour servir de Prologue à La Lettre écarlate.

Il est assez curieux que, peu enclin comme je le suis à beaucoup parler de mon personnage à mes parents et amis dans l’intimité du coin de mon feu, je me laisse pour la deuxième fois entraîner à donner dans l’autobiographie en m’adressant au public. La première fois remonte à trois ou quatre ans, au temps où je gratifiai le lecteur, sans excuse aucune, d’une description de la vie que je menais en la tranquillité profonde d’un vieux presbytère. Et comme, plus heureux que je ne le méritais, j’eus alors la chance de trouver pour m’écouter une ou deux personnes, voici qu’aujourd’hui je saisis derechef le lecteur par le bouton de sa veste pour lui parler des trois ans que j’ai passés dans les bureaux d’une douane. L’exemple donné par le fameux« P. P. clerc de cette paroisse» ne fut jamais plus fidèlement suivi !

La vérité semble bien être que, lorsqu’il lance ses feuillets au vent, un auteur s’adresse, non à la grande majorité qui jettera ses livres au rebut ou ne les ouvrira jamais,mais à la petite minorité qui le comprend mieux que ses camarades d’école et ses compagnons de vie. Certains écrivains vont même très loin dans cette voie : ils se livrent à des révélations tellement confidentielles qu’on ne saurait décemment les adresser qu’à un esprit et à un cœur entre tous faits pour les comprendre.Ils agissent comme si l’œuvre imprimée, lancée dans le vaste monde,devait immanquablement y trouver un fragment détaché du personnagede son auteur et permettre à celui-ci de compléter, grâce à cetteprise de contact, le cycle de sa vie. Il est à peine convenablecependant de tout dire, même lorsque l’on s’exprimeimpersonnellement. Mais du moment que les paroles se figent, àmoins que l’orateur ne se sente rapproché de ses auditeurs parquelque lien sincère, il est pardonnable d’imaginer lorsqu’on prendla parole, qu’un ami bienveillant et compréhensif, sinon des plusintimes, vous écoute parler. Alors, notre réserve naturelle fondantau soleil de cette impression chaleureuse, nous pouvons nouslaisser aller à bavarder à notre aise, à deviser des circonstancesqui nous entourent, voire de nous-mêmes, sans dévoiler notresecret. Il me paraît qu’en restant dans ces limites, un écrivainpeut se permettre de donner dans l’autobiographie sans porteratteinte à ce qui est dû aux lecteurs ni à ce qu’il se doit àlui-même.

Et puis, on va voir que mon esquisse de la viede bureau a une propriété d’un genre reconnu en littérature :elle explique comment une bonne partie des pages qu’on va lire sonttombées en ma possession et offre des preuves de l’authenticitéd’un de mes récits. Ma véritable raison pour entrer en rapport avecle public tient à mon désir de me placer dans ma véritableposition, qui n’est en somme guère plus que celle d’un éditeur,vis-à-vis de la plus longue des histoires qui suivent[3]. Du moment que je visais surtout ce but,il m’a paru permis d’entrer dans quelques détails en évoquant unmode de vie jusqu’ici non décrit.

Dans ma ville natale de Salem, tout au bout dece qui fut, il y a un demi-siècle, un quai des plus animés mais quis’affaisse, aujourd’hui, sous le poids d’entrepôts croulants et nemontre guère signe de vie commerciale à moins qu’une barque n’ydécharge des peaux, ou qu’un schooner n’y lance à toute volée sonfret de bois de chauffage – à l’extrémité, dis-je, de ce quaidélabré que la marée souvent submerge, s’élève un spacieux édificede briques. Les fenêtres de la façade donnent sur le spectacle peumouvementé qu’offre l’arrière d’une rangée de constructions bordéesà leur base d’une herbe drue – traces laissées tout au long du quaipar le passage d’années languissantes. Au faîte de son toit, ledrapeau de la République flotte dans la brise tranquille ou penddans le calme plat durant trois heures et demie exactement chaqueaprès-midi. Mais ses treize raies sont verticales, nonhorizontales, ce qui indique qu’il ne s’agit pas là de bureauxmilitaires mais de bureaux civils du Gouvernement de l’Oncle Sam.Sa façade s’orne d’un portique : une demi-douzaine de colonnesde bois y soutiennent un balcon sous lequel descend un largeescalier de granit. Au-dessus de la porte d’entrée plane un énormespécimen de l’aigle américaine, les ailes larges ouvertes, unécusson barrant sa poitrine et, si mes souvenirs sont exacts, unbouquet d’éclairs et de flèches barbelées dans chaque patte. Avecl’air féroce propre à son espèce, ce malheureux volatile semblemenacer de l’œil et du bec la communauté inoffensive ; semblepar-dessus tout aviser tout citoyen soucieux de sa sécurité de nese risquer point dans les lieux placés sous son égide. En dépit decette expression peu commode, bien des gens recherchent en cemoment même un abri sous les ailes de l’aigle fédérale, imaginant,je présume, que sa poitrine dispense les tiédeurs d’un douxédredon. L’aigle en question, pourtant, n’est jamais bien tendre eta tendance à culbuter, tôt ou tard – plutôt tôt que tard – sanichée au diable, d’un preste revers de bec, d’une écorchure deserre, ou d’un coup bien cuisant de flèche barbelée.

Le pavé autour de cet édifice – que nouspouvons aussi bien désigner tout de suite comme le bâtiment de laDouane – montre assez d’herbe en ses interstices pour laisser voirqu’il n’a pas été foulé ces derniers temps par grand va-et-vient.Durant certains mois de l’année, cependant, les affaires, certainsmatins, y marchent d’un pas assez relevé. Ce doit être pour leshabitants les plus âgés de la ville, l’occasion de se rappeler lapériode qui précéda la dernière guerre avec l’Angleterre[4]. Salem avait vraiment droit au titre deport en ce temps-là. Elle n’était pas, comme aujourd’hui, mépriséepar ses propres armateurs qui laissent ses quais s’émietter tandisque leurs cargaisons vont grossir imperceptiblement le courantpuissant du commerce en des villes comme New York et Boston. Parsemblables matins donc, lorsque trois ou quatre vaisseaux setrouvent arriver à la fois – généralement d’Afrique ou d’Amériquedu Sud – ou sont sur le point de lever l’ancre, un bruit de paspressés se fait fréquemment entendre sur les marches de l’escalierde granit. Dans les bureaux de la Douane, vous pouvez accueillir,avant sa femme elle-même, le capitaine qui vient juste d’entrer auport, le teint cuit par l’air de mer et les papiers du bord sousson bras dans une boîte de fer blanc ternie. Vous pouvez aussi voirarriver son armateur, jovial ou renfrogné, selon qu’au cours de latraversée, à présent accomplie, ses projets se sont réalisés sousforme de marchandises aisées à transformer en or, ou se sontécroulés et l’ensevelissent sous un amas de déboires dont nul ne sesouciera de le dégager. Vient également à la Douane – germe del’armateur grisonnant et ridé par les soucis – le jeune employédéluré qui goûte au commerce comme le louveteau au sang et risquedes cargaisons sur les navires de son patron alors qu’il feraitmieux de s’en tenir encore à lancer de petits bateaux dans lesrigoles. Anime aussi ce décor le marin désireux de reprendre lamer, et à la recherche d’un embaucheur, ou celui qui débarquemalade et vient solliciter un bulletin d’hôpital. N’oublions pasnon plus les capitaines des petits schooners rouillés qui apportentdu bois de chauffage de Grande-Bretagne : bande de loups demer à l’air peu commode qui, s’ils n’ont pas les alluresentreprenantes des Yankees contribuent tout de même, pour leurbonne part, à faire surnager notre commerce en baisse.

Que tous ces gens se trouvent rassemblés,comme il leur arrivait parfois avec, encore, pour prêter de ladiversité à leur groupe, quelques individus d’un autre genre, etles bureaux de la Douane devenaient pour un temps le théâtre d’unescène animée. Mais au bout de l’escalier de granit, vousn’aperceviez, le plus souvent – dans l’entrée si c’était l’été,dans leurs bureaux respectifs si c’était l’hiver – qu’une rangée devénérables personnages renversés dans des fauteuils à l’anciennemode, en équilibre sur leurs pieds de derrière, et le dossierappuyé aux murs. La plupart du temps ces braves gens dormaient.Mais, parfois, on pouvait les entendre échanger des propos, enaccents qui tenaient du langage parlé et du ronflement, et avec cemanque d’énergie qui caractérise les pensionnaires des hospices ettous les humains dont la subsistance dépend de la charité, ou d’unmonopole, ou de n’importe quoi, excepté d’un effort indépendant etpersonnel. Ces vieux messieurs étaient les fonctionnaires de laDouane.

Au fond de l’entrée, à gauche, se trouve unepièce de quelque quinze pieds carrés, majestueusement haute deplafond, nantie de deux fenêtres en ogive ayant vue sur le quai enruine dont nous avons parlé et d’une troisième donnant sur uneruelle. Toutes trois laissent apercevoir des épiceries et desmagasins de fournitures pour la marine. Devant la porte de cesboutiques, on peut généralement voir bavarder et rire les groupesde vieux marins et autres rats de quai qui hantent le quartier. Lapièce en question est tapissée de toiles d’araignées et toute salesous ses vieilles peintures. Un sable gris couvre son plancherselon un usage partout ailleurs depuis longtemps tombé endésuétude. On conclut aisément de la malpropreté de l’ensemble quec’est là un sanctuaire où la femme et ses outils magiques que sontplumeaux et balais n’ont accès que fort rarement. En fait demeubles, il y a un poêle à volumineux tuyau, un vieux bureau desapin avec un tabouret à trois pieds devant lui, deux ou troischaises de bois toutes décrépites et branlantes et, pour ne pointoublier la bibliothèque, quelques rayons où figurent une douzaineou deux de tomes des Annales du Congrès et un abrégéventru des lois sur les recettes. Un tuyau de fer blanc montetranspercer le plafond à titre de moyen de communication vocaleavec les autres parties de l’édifice.

Allant et venant dans cette pièce, ou hautperché sur le tabouret, un coude sur le bureau et les regardserrant sur les colonnes du journal du matin, vous eussiez pu, il ya six mois, reconnaître, honoré lecteur, l’individu qui voussouhaitait jadis la bienvenue dans son gai petit cabinet de travaildu vieux presbytère que le soleil éclairait si agréablement àtravers les branches d’un saule. Mais, si vous alliez aujourd’huile chercher en ces lieux, en vain demanderiez-vous le contrôleurdémocrate. Le balai de la réforme l’a chassé de son poste et unsuccesseur plus digne s’est vu revêtir de sa fonction et empocheson traitement.

Cette vieille ville de Salem, ma ville bienque je n’y aie que peu vécu, tant durant mon adolescence qu’en unâge plus mûr, exerce ou exerçait sur mes affections un empire dontje ne me suis jamais rendu compte pendant que j’y résidais. Il fautdire que telle qu’elle se présente – avec sa surface plate couvertesurtout de maisons de bois dont très peu peuvent faire valoir desprétentions architecturales, ses irrégularités qui n’ont rien depittoresque, mais ne font que mieux ressortir sa monotonie, sesrues paresseuses qui s’étirent péniblement entre la Colline duGibet[5] à un bout et une vue sur l’Hospice àl’autre, ma ville natale n’est guère attachante. Si l’on neconsidère que son aspect, tant vaudrait éprouver un penchant enversun échiquier en désordre qu’envers elle. Et pourtant, bienqu’invariablement plus heureux ailleurs, j’éprouve envers mavieille Salem un sentiment que, faute d’un terme meilleur, je doisme contenter d’appeler de l’affection. Sans doute faut-il en rendreresponsables les profondes racines que ma famille enfonçaanciennement en ce sol. Il y a aujourd’hui presque deux siècles etquart que l’émigrant de Grande-Bretagne[6] qui, lepremier, porta ici mon nom, faisait son apparition sur le sauvagelieu de campement entouré de forêts qui devait devenir ma ville.Ses descendants sont nés et sont morts en ce même endroit. Leursubstance terrestre s’y est tellement mêlée au sol que celui-cidoit en bonne partie s’apparenter aujourd’hui à la forme mortellesous laquelle, tant que durera mon temps, je vais et viens par cesrues. L’attachement dont je parle ne serait donc en partie quesimple sympathie sensuelle entre poussière et poussière. Peu de mescompatriotes peuvent savoir de quoi il s’agit et, destransplantations fréquentes étant peut-être préférables pour larace, sans doute n’ont-ils guère à le regretter.

Mais ce sentiment a aussi une valeurspirituelle. Le personnage de ce premier ancêtre, revêtu par latradition familiale d’une sombre grandeur, a été, d’aussi loinqu’il puisse me souvenir, présent dans mon imagination d’enfant. Ilme hante encore et me donne comme un sentiment d’intimité avec lepassé, où je ne prétends guère que Salem, en sa phase actuelle,entre pour quelque chose. Il me semble que, plus que les autres,j’ai en cette ville droit de cité à cause de cet aïeul grave etbarbu, au noir manteau, au chapeau à calotte en forme de pain desucre, qui vint, il y a si longtemps, aborder en ces parages avecsa Bible et son épée, marcha d’un pas si majestueux dans les ruestoutes neuves et fit si grande figure dans la guerre et dans lapaix. Lui a, certes, un droit de cité plus fort que le mien en ceslieux où mon nom n’est presque jamais prononcé, où mon visage est àpeine connu.

Ce fut un soldat, un législateur et unjuge ; un des chefs de l’Église. Il avait tous les traits decaractère des puritains, les mauvais comme les bons. Il se montrapersécuteur impitoyable, comme en témoignent les Quakers quicontent, au sujet de sa dureté envers une femme de leursecte[7], une histoire dont le souvenir dureraplus longtemps, il faut le craindre, que celui d’aucune de sesmeilleures actions qui furent cependant nombreuses. Sonfils[8] hérita de cet esprit de persécution. Iljoua un tel rôle dans le martyre des sorcières que leur sang l’amarqué d’une tache assez profonde pour que, dans le cimetière deCharter Street, ses vieux os en soient encore rougis, s’ils ne sontpas complètement tombés en poussière ! Je ne sais pas si cesmiens ancêtres se repentirent et demandèrent pardon au ciel de leurcruauté ou si, dans une autre existence, ils gémissent sous leslourdes conséquences de leurs erreurs. En tout cas, je prends, moi,l’écrivain actuel, leur honte à ma charge et je prie pour quesoient à présent et à jamais retirées les malédictions qu’ils ontpu s’attirer – toutes celles dont j’ai entendu parler et qui,d’après les longues tribulations de ma famille, pourraient bienavoir été agissantes.

Du reste, on ne saurait mettre en doute queces deux rigides puritains au front sourcilleux se seraient tenuspour suffisamment punis de leurs fautes du fait d’avoir, pourrejeton, un propre à rien comme moi. Aucun des succès que j’aiobtenus – en admettant qu’en dehors de son cercle domestique ma vieait jamais été éclairée par le succès – ne leur eût paru présenterla moindre valeur ou même n’être pas déshonorant. « Quefait-il ? » murmure à l’autre une des deux ombres grisesde mes ancêtres. « Il écrit des contes ? Quelleoccupation dans la vie, quelle façon de glorifier le Seigneur etd’être utile aux hommes de son temps est-ce là ! Hé,quoi ! Ce garçon dégénéré pourrait aussi bien êtrevioloneux ! »

Tels sont les compliments que, de l’autre côtéde l’abîme du temps, m’envoient mes deux grands-pères ! Maisils ont beau me mépriser tant et plus, des traits accusés de leurnature n’en font pas moins partie de la mienne.

Profondément implantée dans la ville naissantepar ces deux hommes énergiques, notre famille y a toujours vécu ettoujours honorablement. Elle n’a jamais eu, que je sache, à rougird’un seul membre indigne. Mais elle n’a jamais non plus, après lesdeux premières générations, accompli d’acte mémorable, ni mêmeattiré l’attention du public. Petit à petit, ses membres se sontpresque effacés à la vue – telles ces vieilles maisons peu à peu àdemi recouvertes par l’accumulation d’un sol nouveau. De père enfils, ils ont depuis plus de cent ans pris la mer. Un capitainegrisonnant s’est, chaque génération, retiré du gaillard d’arrière,tandis qu’un garçon de quatorze ans prenait sa place héréditaire aupied du grand mât, face à l’écume salée et aux tempêtes qui avaientassailli son père et son grand-père. Ce garçon passait, en tempsvoulu, du poste d’équipage à la cabine, menait une vie aventureuseet revenait de ses courses à travers le monde pour vieillir, mouriret mêler enfin sa poussière à la terre natale. Ces longs rapportsentre une famille et son lieu de naissance et de sépulture créententre un être humain et une localité un lien de parenté qui n’arien à voir avec l’aspect du pays ni avec les circonstances. Cen’est pas de l’amour, mais de l’instinct. Le nouvel habitant deSalem, celui qui vient de l’étranger, ou dont en venait le père oule grand-père, n’a que peu de droits au titre de Salemite. Il n’aaucune idée de la ténacité d’huître avec laquelle un vieux colonqui approche de son tricentenaire s’incruste dans cet endroit detoutes les forces de générations successives. Il n’importeabsolument pas qu’à ses yeux la ville soit morne, qu’il soit lasdes vieilles maisons de bois, de la boue et de la poussière, du basniveau de l’altitude et des sentiments, du vent d’est glacial etd’une atmosphère sociale plus glaciale encore – tout cela et tousles autres défauts qu’il peut voir ou qu’il imagine ne changentrien à rien. Le charme subsiste et agit aussi puissamment que si celieu de naissance était un Paradis Terrestre. Il en a été ainsi enmon cas. Tandis qu’un représentant de ma race descendait autombeau, un autre n’était-il pas toujours venu le relever, pourainsi dire, de la garde qu’il montait à titre de passant dans laGrand-Rue ? J’ai senti que c’était en quelque sorte mon destind’habiter Salem afin qu’un type physique et une tournure decaractère qui, toujours, constituèrent un des traits familiers dela vieille ville, continuent d’y figurer ma courte vie durant. Cesentiment est pourtant en lui-même la preuve que le lien enquestion est devenu malsain et qu’il est temps de procéder à uneséparation. La nature humaine, pas plus qu’un plant de pommes deterre, ne saurait prospérer si on la pique et repique pendant tropde générations dans le même sol. Mes enfants ont eu d’autres lieuxde naissance et, dans la mesure où je pourrai agir sur leursdestinées, ils iront enfoncer des racines dans un sol nouveau.

Quand je quittai le vieux presbytère, ce futsurtout cet étrange, cet indolent et morne attachement pour maville natale qui me poussa à venir occuper un poste dans le susditédifice en briques de l’Oncle Sam alors que j’aurais aussi bien,voire mieux fait d’aller ailleurs. Mon destin se ressaisissait demoi. Ce n’était pas la première fois ni la seconde que j’étaisparti de Salem – pour toujours semblait-il – et que je revenais,tel un sou faux, ou comme si Salem était pour moi le centre dumonde.

C’est donc ainsi qu’un beau matin j’escaladail’escalier de granit, nomination en poche, pour apparaître au corpsdes fonctionnaires qui allaient m’aider à porter mes lourdesresponsabilités d’inspecteur des Douanes[9].

Je doute fort – ou plutôt non, je ne mets rienen doute du tout – qu’un chef de service des États-Unis ait jamaiseu sous ses ordres un corps de vétérans d’âge aussi patriarcal quecelui auquel j’eus affaire. Depuis plus de vingt ans, la positionindépendante de leur chef avait tenu à Salem les fonctionnaires dela Douane à l’abri des vicissitudes politiques qui rendentgénéralement tout poste si fragile. Officier – et officier des plusdistingués de la Nouvelle-Angleterre – ce chef, le généralMiller[10], se maintenait inébranlablement sur lepiédestal de ses valeureux services. Et, se sentant soutenu par lesage libéralisme de ses chefs successifs, il avait, pour sa part,maintenu en place ses subordonnés en plus d’une heure où menaçaientdes tremblements de terre administratifs. Le général Miller étaitradicalement conservateur : sur sa nature de brave homme,l’habitude n’avait pas une mince influence. Il s’attachait avecforce aux visages familiers et ne se décidait qu’à grand-peine àopérer des changements, même au cas où ceux-ci auraient entraînéd’indiscutables améliorations. C’est ainsi qu’entrant en fonctionje ne trouvai guère en place que des hommes âgés –vieux capitainesde la marine marchande pour la plupart qui, après avoir été secouéspar toutes les mers du monde et avoir hardiment tenu tête auxtempêtes de la vie, avaient finalement été poussés vers ce havrepaisible. Là, sans être guère inquiétés que par les transes queleur valaient les élections présidentielles, ils avaient passé unnouveau bail avec l’existence. Sans être moins sujets que leurssemblables à la vieillesse et aux infirmités, ils possédaient trèsévidemment un charme pour tenir la mort à distance. Deux ou troisd’entre eux, atteints de la goutte ou de rhumatismes, n’auraientjamais eu l’idée de se faire voir dans les bureaux durant unegrande partie de l’année. Mais au sortir d’un hiver de somnolence,ils se glissaient dehors, sous le chaud soleil de mai ou de juin,pour répondre à l’appel de ce qu’ils nommaient leur devoir. Ensuitede quoi, à leurs heure et convenance, ils allaient se remettre aulit.

Je dois m’avouer coupable d’avoir abrégé lesouffle de ces vénérables serviteurs de la République. Ilsreçurent, par suite de mes représentations, licence de se reposerde leurs labeurs. Et peu après, comme si seul les avait retenus àla vie – et je suis d’ailleurs convaincu que c’était le cas – leurzèle au service de la communauté, ils se retirèrent en un mondemeilleur. Ce m’est une pieuse consolation de me dire que, grâce àmon intervention, un laps de temps suffisant leur fut accordé pourse repentir des pratiques corrompues où tout douanier est supposétomber – les portes de la Douane n’ouvrant pas sur le chemin duParadis.

La plus grande partie de mes subordonnésétaient whigs[11]. Il était heureux pour leurconfrérie chenue que le nouvel inspecteur ne se mêlât point depolitique et, encore que fidèlement attaché en principe à ladémocratie, ne dût point son poste à des services rendus à unparti. S’il en avait été autrement, si un politicien militant,nanti de cette place influente, avait assumé la tâche facile detenir tête au directeur whig que ses infirmités empêchaient deremplir personnellement ses fonctions, c’est à peine si l’un deshommes de la vieille équipe eût conservé souffle officiel. D’aprèsles idées reçues en pareille matière, il eût été du devoir d’un bondémocrate de faire passer toutes ces têtes blanches sous lecouperet de la guillotine. Il était clair que ces bons vieuxredoutaient de ma part quelque incivilité de ce genre. Cela mefaisait de la peine et, en même temps, m’amusait de constater lesterreurs que soulevait ma nomination, de voir une joue ravinée parles intempéries d’un demi-siècle de tourmentes devenir blême sousle regard d’un individu aussi inoffensif que moi, de discerner,lorsque l’un d’entre eux m’adressait la parole, un tremblement dansune voix qui avait, dans les temps anciens, hurlé dans unporte-voix assez vigoureusement pour imposer silence à Boréelui-même. Ces braves gens savaient bien qu’ils auraient dû faireplace à des hommes plus jeunes, d’une nuance politique plusorthodoxe, de toute façon enfin, mieux qualifiés qu’eux pour servirnotre oncle commun. Je le savais aussi, mais ne pouvais trouver lecœur d’agir en conséquence. Au grand dam de ma conscienceprofessionnelle, ces bons vieux continuèrent donc, tant quej’occupai mon emploi, de se traîner au long des quais et de flânersur l’escalier du bâtiment des Douanes. Ils passaient aussi unebonne partie de leur temps à dormir dans leurs coins habituels, surleurs chaises appuyées en équilibre contre le mur ;s’éveillant deux ou trois fois dans la journée pour s’assommer lesuns les autres par la millième répétition d’une histoire de marinou d’une des plaisanteries hors d’usage qui étaient devenues parmieux des mots de passe et de ralliement.

On découvrit, je suppose assez vite, que lenouvel inspecteur n’était pas très redoutable. Alors d’un cœurléger et rendus tout heureux par la conscience de remplir un devoirutile – sinon envers le pays, du moins envers eux-mêmes – cesbraves vieux messieurs vaquèrent aux diverses formalités de leuremploi. L’œil sagace derrière leurs lunettes, ils scrutèrent lescargaisons. Grandes étaient les histoires qu’ils faisaient pour desriens et merveilleux parfois, le manque de flair qui permettait àde gros morceaux de leur glisser entre les doigts. Toutes les foisqu’une mésaventure de ce genre arrivait, quand un wagon plein demarchandises de prix avait été débarqué en fraude, au grand jour etjuste sous leur nez, rien ne pouvait surpasser le zèle qu’ilsmettaient à fermer à double, triple tour et sceller à la ciretoutes les ouvertures du vaisseau délinquant.

Au lieu d’une réprimande pour leur négligenceprécédente, le cas semblait réclamer un éloge pour les précautionsqu’ils multipliaient, une fois le mal irréparablement accompli.

À moins que les gens ne soient par tropdésagréables, j’ai la folle habitude de me sentir porté àl’affection envers eux. Le bon côté du caractère de mon voisin – sice bon côté existe – est celui qui l’emporte généralement à mesyeux. Comme la plupart de ces vieux fonctionnaires avaient leursbons côtés et comme ma position m’imposait envers eux une attitudeprotectrice favorable au développement de sentiments amicaux, je netardai pas à les prendre tous en affection.

Les après-midi d’été, quand l’ardente chaleurqui liquéfiait presque le reste des humains communiquait seulementà leurs organismes engourdis une ravigotante tiédeur, il étaitagréable de les entendre bavarder dans l’entrée sur leurs rangéesde chaises en équilibre contre le mur. Les mots d’esprit desgénérations passées dégelaient sur leurs lèvres et en découlaienten même temps que des rires. La jovialité des hommes âgés abeaucoup de rapport avec la gaieté des enfants. L’esprit et le sensdu comique n’ont pas grand-chose à y voir. Il s’agit, chez les unscomme chez les autres, d’une lumière qui joue en surface et donneun aspect joyeux tant à de verts rameaux qu’à de vermoulus troncsgris. Mais en un cas il s’agit vraiment des rayons du soleil, dansl’autre, il y a de la ressemblance avec la lueur phosphorescente dubois pourrissant.

Il serait tristement injuste, le lecteur doits’en rendre compte, de représenter tous mes excellents vieux amiscomme tombés en enfance. D’abord, tous mes collègues n’étaient pasvieux. Il y avait parmi eux des hommes dans la force de l’âge,énergiques, capables, tout à fait supérieurs au genre de vieapathique, à la situation dépendante que leur avait réservée leurmauvaise étoile. Et, par ailleurs, les boucles blanches de l’âge setrouvaient parfois être le chaume qui recouvrait une charpenteintellectuelle en bon état. Mais, en ce qui concerne la majorité demon corps de vétérans, je ne leur ferai nul tort si je lesreprésente comme un tas de vieux radoteurs n’ayant rien conservéqui valût la peine des nombreuses expériences de leur longue vie.Ils semblaient avoir jeté aux quatre vents les grains d’or de lasagesse pratique, qu’ils auraient eu tant d’occasions d’engranger,et avoir bien soigneusement empli leurs mémoires de balle d’avoine.Ils parlaient avec bien plus d’intérêt et d’onction de leur petitdéjeuner du matin ou de leur dîner de la veille que du naufragequ’ils avaient fait quarante ou cinquante ans auparavant et que desmerveilles du monde qu’ils avaient pu, en leur temps, voir de leursyeux.

Leur aîné à tous, le patriarche, non seulementde cette petite équipe mais, j’ose le déclarer, de tout lerespectable corps des fonctionnaires des Douanes aux États-Unis,était certain sous-inspecteur inamovible. Il pouvait vraiment êtreappelé un fils légitime de l’administration car son père, uncolonel de la Révolution, qui avait été auparavant commissaire duport, avait créé un poste pour lui et l’y avait nommé en des tempssi reculés que peu de gens en peuvent aujourd’hui garder lesouvenir. Cet inspecteur était, lorsque je l’ai connu, un hommed’environ quatre-vingts ans et un des plus merveilleux spécimens deverdeur prolongée que l’on ait chance de rencontrer au long d’unevie. Avec son teint fleuri, sa personne compacte bien sanglée dansune tunique bleue à boutons brillants, son pas vif, son air disposet de belle humeur, il donnait l’impression, non à vrai dire d’unhomme jeune, mais d’une nouvelle invention de notre Mère Nature,d’un être que ni l’âge ni les infirmités ne devaient se mêler detoucher. Sa voix et son rire, qui ne cessaient de retentir danstout le bâtiment, n’avaient rien de cassé ni de chevrotant, maisjaillissaient de ses poumons avec la sonorité du chant du coq ou duson du clairon. À le regarder simplement comme un animal (et il n’yavait pas grand-chose d’autre à voir en lui), il satisfaisait parsa santé intacte, sa faculté de jouir, en cet âge avancé, de toutesou presque toutes les délices qu’il avait jamais recherchées. Lavie que lui assurait son traitement – vie sans souci que netroublait qu’à peine et rarement l’appréhension d’être destitué –avait évidemment contribué à lui rendre léger le passage du temps.Mais les raisons véritables et profondes de sa vitalité prolongée,il fallait les chercher dans la rare perfection d’une natureanimale où ne se mêlaient qu’une dose très modérée d’intelligenceet un appoint très négligeable d’éléments moraux et spirituels. Cesderniers existaient seulement dans une mesure suffisante pourempêcher le vieux monsieur de marcher à quatre pattes. Il nepossédait ni vigueur de pensée, ni profondeur de sentiments, nigênante sensibilité. Rien, en somme, que quelques instinctsordinaires qui, avec l’aide de cette bonne humeur, inévitableconséquence de son bien-être physique, lui tenaient fortconvenablement lieu de cœur. Il avait été l’époux de trois femmes,mortes toutes trois depuis longtemps ; père de quelque vingtenfants qui, un peu à tous les âges, avaient fait eux aussi retourà la poussière. On aurait pu supposer qu’il y avait là matière àsuffisamment de chagrin pour assombrir les dispositions les plusjoviales. Mais il n’en allait point ainsi avec notre vieuxsous-inspecteur ! Un petit soupir suffisait à l’alléger dupoids de tant de tristes réminiscences. L’instant d’après, il étaitaussi disposé à s’amuser qu’un petit garçon encore en robes :bien plus que le commis aux écritures du receveur qui, à dix-neufans, se montrait de beaucoup l’aîné des deux.

J’observais ce patriarcal personnage avec bienplus de curiosité que n’importe quel autre des humains quis’offraient alors à mon attention. C’était vraiment un phénomènerare : si parfait à un point de vue, si creux, si décevant, siinsaisissable qu’il en devenait inexistant à tous les autres. Jeconcluais qu’il n’avait ni cœur, ni âme, ni esprit. Rien, comme jel’ai déjà dit, que des instincts.

Et pourtant, le petit nombre d’éléments quicomposaient son personnage avait été si habilement assemblé que cethomme ne donnait aucune impression pénible de lacune. Ilm’inspirait, tel quel, une satisfaction complète. Sans douteétait-il difficile de concevoir comment il pourrait exister dansl’au-delà tant il semblait fait pour le monde des sens. Mais, mêmesi elle devait se terminer avec son dernier soupir, son existenceici-bas ne lui avait pas été donnée par un geste dépourvu de bonté.Sans avoir plus de responsabilité que les bêtes des champs, levieux sous-inspecteur avait eu de plus larges possibilités dejouissances qu’elles en même temps que l’immunité bénie qui lespréserve des sombres tristesses du vieil âge.

Un point sur lequel il remportait de beaucoupl’avantage sur ses frères à quatre pattes était son don de sesouvenir des bons dîners qu’il avait mangés – et manger de bonsdîners avait, en grande partie, constitué le bonheur de sa vie. Lagourmandise était chez lui un trait fort agréable : l’entendreparler d’un rôti vous mettait en appétit aussi bien qu’un radis ouune huître. Comme il ne possédait aucune qualité plus haute, nelésait aucun attribut spirituel en vouant toutes ses énergies etses talents aux délices de son palais, cela m’était toujours unplaisir de l’entendre deviser de poissons, volailles, viandes deboucheries et des meilleures façons de les préparer pour la table.Pour reculée que fût la date des festins évoqués, ses souvenirs debonne chère semblaient faire monter le fumet de porcs ou de dindessous vos narines. Des succulences s’attardaient sur sa languedepuis des soixante et soixante-dix ans et gardaient apparemmentdans sa bouche une saveur aussi fraîche que la côtelette qu’ilavait le matin même dégustée à son petit déjeuner.

Je l’ai vu se pourlécher de repas dont tousles convives, excepté lui, servaient depuis longtemps de nourritureaux vers. Il était merveilleux de voir les fantômes de ces banquetss’élever sans cesse devant lui, non sous le coup de la colère etpour lui demander des comptes, mais comme pour lui manifester leurreconnaissance d’avoir été si bien appréciés. Un tendre filet debœuf, un jarret de veau, une côte de porc, certaine dinde ou telpoulet entre tous dignes de louanges au temps, peut-être, dupremier des deux Adams[12] avaientplace en son souvenir. Alors que tout ce qui avait pu se passerentre-temps dans la vie du pays ou dans sa propre existence avaitglissé sur lui sans peser beaucoup plus qu’une brise passagère. Leplus tragique événement de la vie du vieil homme était, pour autantque j’aie pu en juger, la déception que lui avait causée une oiequi vécut et mourut il y a quelque vingt ou quarante ans. Une oie àla silhouette on ne peut plus prometteuse mais qui se révéla, àtable, si furieusement coriace que le couteau à découper ne putentamer sa carcasse et qu’il y fallut la hache et la scie.

Mais il est temps d’en finir avec cetteesquisse. J’aimerais pourtant m’y attarder indéfiniment car, detous les êtres que j’ai connus, ce personnage était le mieux faitpour être fonctionnaire des Douanes. La plupart des gens, pour desraisons que je n’aurais pas la place d’indiquer ici, pâtissaientmoralement du mode de vie qu’implique cet état. Notre vieuxsous-inspecteur ne risquait rien de ce genre. S’il lui avait fallucontinuer de mener la vie de bureau jusqu’à la fin des temps, il seserait maintenu dans le même parfait état de santé et chaque jourmis à table de tout aussi bon appétit.

Il y a un personnage dont l’absence laisseraitma galerie de portraits étrangement incomplète, mais les occasionsrelativement rares que j’ai eues de l’observer me permettrontseulement d’en esquisser les contours. Je veux parler de notredirecteur, de ce vaillant vieux général qui, après avoir rendu dansl’armée de brillants services, puis gouverné un sauvage territoirede l’ouest, était venu ici, voici quelque vingt ans, passer ledéclin d’une vie honorable et mouvementée. Ce brave soldat avaitdéjà atteint, sinon dépassé, soixante et dix ans. Il poursuivaitici-bas sa marche en avant sous le poids d’infirmités que même lamusique martiale de ses souvenirs ne pouvait pas beaucoup alléger.Son pas, jadis le premier dans les charges, était paralyséaujourd’hui. C’était seulement avec l’aide d’un serviteur, et ens’appuyant lourdement de la main à la rampe de fer, que notre chefpouvait péniblement et lentement gravir l’escalier du bâtiment desDouanes pour se traîner ensuite jusqu’à son fauteuil habituel, prèsdu feu. Il y restait assis, regardant avec une sérénité quelque peuembuée les gens qui allaient et venaient, parmi le bruissement despapiers, les prestations de serments, les discussions d’affaires,les conversations de bureau. Bruits et circonstances semblaientn’impressionner que bien vaguement ses sens, ne pénétrer qu’à peinedans la sphère intérieure de sa contemplation. Si l’on appelait sonattention, une expression d’intérêt courtois montait éclairer sonvisage, prouvant qu’il y avait de la lumière en lui, que seules lesparois extérieures de sa lampe intellectuelle en obstruaient lepassage. Plus on pénétrait avant dans son esprit, plus on letrouvait sain. Mais lorsqu’on ne faisait plus appel à lui pourqu’il parlât ou prêtât l’oreille – deux opérations qui luicoûtaient un effort évident – son visage revenait vite à sonexpression première de tranquillité d’ailleurs nullement morne –une expression qui n’était pas pénible à voir car, si elle étaitvague, elle n’évoquait en rien l’imbécillité de la décrépitude. Lacharpente de cette nature, à l’origine forte et massive, ne tombaitpas encore en ruine.

Observer et définir ce caractère dans desconditions si désavantageuses n’en restait pas moins aussidifficile que de reconstruire en imagination une vieille forteressecomme celle de Ticonderoga[13] d’aprèsune vue de ses murs gris tout éboulés. Çà et là, des rempartspeuvent rester intacts mais, partout ailleurs, on ne trouve qu’unemasse informe écrasée sous son propre poids et qu’ont envahie, aucours de longues années de paix et d’abandon, une verdure et desherbes étrangères.

Néanmoins, en regardant le vieux guerrier avecaffection – car, pour insignifiantes que fussent entre nous lescommunications, il m’inspirait, à moi comme à tous les bipèdes ouquadrupèdes qui l’approchaient, un sentiment qui peut très biens’appeler ainsi – je pouvais discerner les traits principaux de sonpersonnage. Il portait la marque de nobles, d’héroïques qualitésqui prouvaient que ce n’avait pas été pur hasard mais justice sicet homme s’était fait un nom. Je me rendais compte que son espritn’avait jamais dû se distinguer par des activités troublantes. Detout temps il avait dû avoir besoin d’une impulsion pour se mettreen branle ; mais une fois en mouvement avec des obstacles àsurmonter et un but digne de lui à atteindre, il n’avait pas étéhomme à s’avouer battu. L’ardeur qui, autrefois, l’animait, quin’était pas encore tout à fait éteinte, n’avait jamais été decelles qui fulgurent et flambent haut. Elle avait répandu plutôtcette profonde lueur rouge du fer qu’on forge. Poids, solidité,fermeté – telle était l’expression de son repos même au temps dontje parle, sous les atteintes de la décrépitude précoce.

Il me semblait que, sous l’influence d’unesurexcitation qui le pénétrerait assez profondément, qu’au bruitd’un coup de trompette assez fort pour éveiller toutes ses énergiesqui n’étaient pas mortes mais seulement endormies, cet homme eûtencore été capable de rejeter ses infirmités comme une robe demalade, de lâcher la canne du vieil âge et de se ressaisir del’épée du combat. Et, en pareil moment, son attitude serait restéecalme.

Un spectacle pareil n’était du reste bon àévoquer qu’en imagination. Il ne fallait ni compter ni souhaiter yassister. Aussi indiscutablement que dans les vieux remparts deTiconderoga, déjà cités comme le meilleur des termes decomparaison, je voyais en lui les traces d’une enduranceinébranlable qui, en sa jeunesse, était peut-être allée jusqu’àl’obstination ; d’une intégrité qui, ainsi que la plupart deses autres qualités, se présentait comme une masse pas mal lourde,aussi peu malléable qu’une tonne de minerai de fer ; d’unebonté qui, pour aussi farouchement qu’il eût manié la baïonnette àChippewa ou à Fort Erie[14], étaittout aussi authentique que celle qui peut animer n’importe quelchampion de la philanthropie moderne. Il avait tué des hommes deses propres mains pour autant que je sache – des hommes qui avaientdû tomber comme l’herbe sous la faux devant les charges que sonesprit animait d’énergie triomphale. Pourtant, qu’on se l’expliquecomme on voudra, il n’y avait jamais eu en son cœur assez decruauté pour dépouiller de ses vives couleurs l’aile d’un papillon.Je n’ai jamais connu d’homme en la bonté de qui j’eusse fait appelavec plus de confiance.

Plus d’un trait caractéristique du général –et de ceux qui ne contribuent pas le moins à la ressemblance d’uneesquisse – devait avoir disparu ou s’être obscurci avant notrerencontre. Les attributs simplement gracieux sont d’habitude lesplus éphémères. Et la nature n’orne pas les ruines humaines debeautés nouvelles n’ayant leur terrain que dans les crevasses de lacaducité, si elle sème des giroflées sur la forteresse démanteléede Ticonderoga. Pourtant, même du point de vue de la beauté et dela grâce, des détails étaient à noter chez le général. Un rayon demalice humoristique perçait de temps en temps le voile del’indifférence et venait agréablement éclairer son visage. Un traitd’élégance naturelle, que le caractère masculin ne présente guèreune fois l’enfance et la première jeunesse passées, se manifestaitaussi chez lui par son goût pour les fleurs.

Un vieux soldat peut sembler devoir n’attacherde prix qu’aux lauriers sanglants qui couronnent son front maiscelui-ci paraissait aussi sensible qu’une jeune fille aux charmesde la tribu des fleurs.

Le brave vieux général avait donc coutume des’asseoir au coin de la cheminée. Là, l’inspecteur, s’ils’abstenait autant que possible de la tâche difficile d’entrer enconversation avec lui, aimait le contempler d’un peu loin dans soncalme presque somnolent. Il paraissait éloigné de nous bien qu’àquelques mètres de nos yeux, inaccessible bien qu’à portée de notremain qui aurait pu toucher la sienne au passage. Peut-êtremenait-il une vie plus réelle au cœur de ses pensées que dans ledécor, si peu fait pour lui, d’un bureau de receveur desDouanes ? Les évolutions d’une manœuvre, le tumulte d’unebataille, les accents héroïques d’une vieille marche militaireentendue il y avait quelque trente ans – peut-être ces visions etces bruits existaient-ils pour ses sens par le souvenir. Cependantles armateurs et les capitaines de vaisseau, les employés propretset les rudes matelots entraient et sortaient ; le remue-ménagede la vie commerciale et administrative continuait d’élever sapetite rumeur autour de lui – et pas plus avec les hommes qu’avecleurs besognes, le général ne semblait entretenir le moindrerapport. Il était aussi peu à sa place que l’aurait été parmi lesencriers, les paperasses, les règles d’acajou du bureau du receveurune vieille épée, rouillée à présent, mais ayant étincelé autrefoissur les champs de bataille et laissant miroiter encore la lueur del’acier au long de sa lame.

Un détail m’était d’un grand secours pourrecréer le vaillant officier des frontières du Niagara – l’hommeprofondément et simplement énergique. C’était le souvenir de cemémorable « j’essaierai[15] »qu’il avait prononcé à l’heure d’une entreprise héroïque etdésespérée. Un mot qui respire l’âme et l’esprit de cette audace dela Nouvelle-Angleterre qui a clairement conscience de tous lespérils et les affronte tous. Si, dans notre pays, la valeur étaitrécompensée par des quartiers de noblesse, ce mot, si facile àdire, semble-t-il, mais que lui seul a prononcé en face d’une tâcheglorieuse et dangereuse, serait la meilleure et la mieux appropriéedes devises pour l’écu du général.

Un homme gagne beaucoup en santéintellectuelle et morale à la fréquentation de gens qui diffèrentde lui, ne se soucient guère de ses travaux et que lui-même ne peutapprécier qu’en sortant de la sphère de ses capacités. J’ai souventeu dans ma vie cet avantage, mais jamais d’une façon aussi complèteque durant mon séjour prolongé dans l’administration. C’est làqu’il m’a été, en particulier, permis d’observer quelqu’un qui m’adonné une idée nouvelle du talent. C’était un homme foncièrementdoué pour les affaires. Il avait l’esprit clair et prompt, un œilqui perçait à jour les pires enchevêtrements, une faculté pour toutarranger qui faisait s’évanouir les difficultés comme sous un coupde baguette magique. Entré dans les Douanes au sortir de l’enfance,il avait là son champ d’activité. Toutes les inextricablescomplications si épuisantes pour un intrus se présentaient à luiavec le tranquille caractère d’un ensemble parfaitement cohérent.Il ne faisait en vérité qu’un avec les bureaux de la Douane. Il enétait, en tout cas, le ressort principal, celui qui maintenait enactivité tous leurs rouages.

Dans une administration qui les nomme en vuede leur profit et de leur convenance et ne tient que bien rarementcompte de leurs aptitudes à remplir leur emploi, les fonctionnairessont bien obligés de chercher en dehors d’eux-mêmes l’habileté quileur manque. Aussi notre homme d’affaires attirait-il à lui, toutaussi naturellement que l’aimant le fer, toutes les difficultés querencontrait tout le monde. Avec une condescendance pleined’aisance, une patience pleine de bonté pour notre stupidité – quià un esprit comme le sien devait paraître quasi criminelle – ilnous rendait d’une pichenette l’incompréhensible aussi clair que lejour. Les marchands le mettaient aussi haut que nous le mettions,nous, ses frères ignares. Son intégrité était parfaite – une loi dela nature chez lui plutôt qu’un principe. Un esprit aussiremarquablement clair et précis ne pouvait, en effet, qu’êtrehonnête en affaires. Une tache sur sa conscience à propos d’undétail touchant sa vocation tourmenterait un homme pareil un peu dela même manière – encore que bien plus fortement – qu’une erreur decomptabilité ou une tache d’encre sur la belle page nette d’unregistre. Bref, j’ai rencontré là pour une fois dans ma vie unepersonne parfaitement adaptée à sa situation.

Tels étaient quelques-uns des personnages àqui je me trouvais avoir affaire. J’estimais que cette situation,si éloignée de mes anciennes habitudes, était une bonne chance pourmoi et je me mis en devoir d’en retirer tout le bénéfice possible.Après avoir partagé les travaux des rêveurs compagnons de BrookFarm[16] et tenté, avec eux, de mettrel’impraticable en pratique ; après avoir été pénétré trois anspar l’influence subtile d’un esprit comme celui d’Emerson[17] ; après avoir passé des jours etdes mois à me livrer, en pleine liberté et en pleine nature, à desspéculations fantastiques près d’un feu de branches mortes avecEllery Channing[18] ; après avoir discuté sur lesvestiges des Indiens avec Thoreau dans son ermitage deWalden[19] ; après m’être imprégné de poésieau foyer de Longfellow[20], letemps était venu d’exercer d’autres facultés de ma nature et de menourrir d’aliments qui ne m’avaient jusqu’alors guère mis enappétit.

La littérature, ses buts, les efforts qu’elleexige, n’avaient plus que peu d’importance à mes yeux. Il y avaiten moi une faculté, un don, qui, s’il ne m’avait pas tout à faitabandonné, s’était assoupi et demeurait inerte.

Il y aurait eu en tout ceci quelque chosed’inexprimablement lugubre, si je n’avais eu conscience deconserver le pouvoir de rappeler à moi ce qui avait eu quelquevaleur dans le passé. Sans doute, une vie pareille n’aurait pu êtrelongtemps vécue sans dommage. Elle pouvait faire de moi un être àjamais différent de celui que j’avais été sans me transformer enrien qui en valût la peine. Mais je la considérai toujours commeétant transitoire. Un instinct prophétique ne cessa jamais de mesouffler tout bas à l’oreille que, sous peu, dès qu’il me seraitdevenu essentiel, un changement s’opérerait en ma faveur.

En attendant, je restais inspecteur desDouanes et ne remplissais pas, pour autant que j’aie pu m’en rendrecompte, mes fonctions plus mal qu’il ne convenait. Tout homme(fût-il dix fois plus doué sous le rapport de la pensée, de lafantaisie, de la sensibilité que notre inspecteur) peut n’importequand devenir homme d’affaires s’il veut s’en donner la peine. Mescollègues, les armateurs, les officiers de la marine marchande,avec qui mes fonctions me mettaient en rapport, ne me voyaient quesous ce jour, ne me connaissaient probablement aucune autreréputation. Nul d’entre eux n’avait jamais lu, je présume, une pagede ma composition. Les eussent-ils toutes lues qu’ils ne s’enfussent pas plus souciés que d’une guigne. Et il n’en serait pasallé le moins du monde différemment si les pages en questionavaient été écrites par une plume comparable à celle de Burns ou deChaucer[21], en leur temps, eux aussi,fonctionnaires des Douanes. Encore qu’elle soit souvent assez dure,c’est une bonne leçon, pour l’homme qui a rêvé de gloirelittéraire, de s’éloigner du milieu où ses visées sont admises, deconstater à quel point tout ce qu’il a pu tenter d’accomplir danscette partie perd vite alors toute signification. Je ne pense pasavoir eu particulièrement besoin de cette leçon, pas plus à titred’avertissement que de rebuffade, mais je l’ai, en tout cas,apprise de bout en bout. Et j’ai plaisir à me rappeler qu’en meparvenant, la vérité ne m’a jamais porté un coup, que je ne l’aijamais, non plus, repoussée avec un soupir. Sous le rapport deséchanges littéraires, le commissaire du port – un excellent homme –engageait, je dois dire, souvent une discussion avec moi surNapoléon ou Shakespeare, ses sujets de conversation favoris. Lecommis aux écritures du receveur – un jeune homme qui,murmurait-on, couvrait de temps en temps une feuille du papier àlettres de l’Oncle Sam de quelque chose qui (vu d’une distance dequelques mètres) ressemblait beaucoup à de la poésie – le commis dureceveur me parlait de livres quelquefois comme d’une question surlaquelle j’aurais peut-être pu avoir quelques lueurs. C’était làtout en fait de commerce littéraire et cela suffisait à mesbesoins.

Détaché de l’ambition de le voir se répandredans le monde sur des couvertures de livres, je souriais en pensantque mon nom avait acquis un autre genre de vogue. Le tampon de laDouane l’imprimait sur des sacs de poivre, des panières derocouyers, des boîtes de cigares, des ballots de quantité d’autresmarchandises pour attester que tous droits avaient été payés. Surce bizarre véhicule de gloire, la connaissance de mon existenceallait, dans la mesure où un nom suffit à communiquer pareilleconnaissance, gagner des endroits où elle n’était jamais parvenueauparavant et où elle ne parviendra, j’espère, jamais plus.

Mais le passé n’était pas mort. À desintervalles, d’ailleurs éloignés les uns des autres, les penséesqui avaient paru si vitales, si actives et qui s’étaient sitranquillement laissé mettre de côté, reprenaient de la vigueur.Leur plus remarquable occasion de se ranimer fut celle qui, d’aprèsles lois sur la propriété littéraire, devait me permettre d’offrirau public l’esquisse que me voici en train d’écrire.

Au second étage du bâtiment des Douanes, setrouve une vaste pièce dont les murs de briques n’ont jamais étérevêtus de boiseries, ni les poutres de plâtre. Le bâtiment,originairement conçu à la mesure des anciennes entreprisescommerciales du port et en vue d’une prospérité qui ne devaitjamais se réaliser, comprenait beaucoup plus d’espace que sesoccupants n’en avaient l’emploi. Cette vaste salle n’a donc jamaisété terminée. En dépit des vieilles toiles d’araignées qui pendenten festons de ses poutres poussiéreuses, elle semble attendretoujours la venue du maçon et du charpentier. À l’une de sesextrémités, dans un enfoncement, des barils étaient empilés les unssur les autres, pleins de documents officiels. Tout un fatras dumême genre encombrait le plancher. Il était pénible de songer àtous les jours, les mois, les années de travail gaspillés sur cespaperasses moisies qui n’étaient plus à présent qu’un embarras surterre et avaient été reléguées en ce coin perdu où nul œil humainne devait plus les apercevoir.

Mais que de manuscrits couverts, eux, non dela morne prose administrative, mais des pensées de cerveauxinventifs, des effusions de cœurs vibrants sont également tombésdans l’oubli ! Et sans avoir servi un but en leur temps commel’avait fait cet amoncellement de paperasses. Sans même avoir,chose triste entre toutes, valu à leurs auteurs le bon gagne-painqu’avaient assuré aux employés de la Douane ces griffonnages sansvaleur aucune ! Peut-être n’étaient-ils pas tout à fait sansvaleur, cependant en tant que documents d’histoire locale ? Ondevait pouvoir y découvrir des statistiques concernant le commerced’autrefois à Salem, des allusions à ses marchands princiers ou auvieux Derby, au vieux Billy Gray[22], auvieux Simon Forrester[23] et àplus d’un autre magnat de l’époque dont la tête poudrée était,toutefois, à peine dans la tombe que l’amas de ses richessescommençait à baisser. On devait pouvoir retrouver, dans cefouillis, trace des fondateurs de la plus grande partie desfamilles composant aujourd’hui l’aristocratie de Salem ;prendre ces ancêtres à leurs débuts modestes d’obscurs trafiquants,à une date bien postérieure à la Révolution et voir s’établir unrang qui, aux yeux de leurs enfants, fait partie depuis longtempsde l’ordre des choses.

Sur l’époque antérieure à la Révolution, il yavait pénurie de documents. Les plus anciennes archives de laDouane ayant été, probablement, transportées à Halifax quand tousles fonctionnaires du roi se joignirent à l’armée anglaise quiavait pris la fuite à Boston. Je l’ai regretté bien souvent. Enremontant jusqu’au temps du protectorat[24],peut-être aurait-on trouvé dans ces papiers des allusions à despersonnages oubliés ou non, des détails sur d’antiques coutumes quej’aurais recueillis avec autant de plaisir que les flèchesindiennes que je ramassais dans le champ voisin du vieuxpresbytère.

Mais un pluvieux jour de flânerie, j’eus lachance de faire une découverte de quelque petit intérêt. Je melivrais à des fouilles parmi les déchets entassés dansl’enfoncement, dépliant çà et là un papier, lisant les noms devaisseaux depuis longtemps sombrés au fond des mers ou en train depourrir dans un port, ou des noms de marchands qui ne sont plusjamais prononcés à la Bourse et qu’il n’est pas très commode dedéchiffrer sur des pierres tombales moussues.

Je jetais sur ces papiers des coups d’œil sansentrain, ressentant seulement cet intérêt, mitigé de tristesse etde lassitude, que nous accordons comme à contrecœur aux restesd’activités mortes. Je faisais tous les efforts en mon pouvoir pourstimuler ma fantaisie que l’inaction avait rendue paresseuse, pourfaire surgir de ces ossements une image pittoresque de la vieilleville, des temps où les Indes étaient un pays neuf et Salem seule àen connaître la route – quand je mis, par hasard, la main sur unpetit paquet soigneusement enveloppé dans un morceau de vieuxparchemin jaune. Cette enveloppe donnait au paquet l’air derenfermer des archives très anciennes, datant d’une époque où lescommis aux écritures grossoyaient sur des feuillets plus résistantsque ceux qui sont en usage aujourd’hui. Il présentait, ce petitpaquet, un je ne sais quoi qui stimula en moi un instinct decuriosité et me fit dénouer le ruban d’un rouge fané quil’attachait, avec le sentiment qu’un trésor allaitm’apparaître.

L’ayant déplié, je vis que ce rigide morceaude parchemin était une nomination signée par le GouverneurShirley[25] et qui élevait un certain Jonathan Pueà la dignité d’inspecteur des Douanes de Sa Majesté dans le port deSalem, province du Massachusetts. Il me souvint alors d’avoir luquelque part (probablement dans les Annales de Felt) unenote concernant le décès de M. l’inspecteur Pue, survenu il yavait quelque quatre-vingts ans[26]. Je merappelai aussi avoir lu dans un journal de date récente le compterendu de la trouvaille qu’on avait faite des restes de cepersonnage dans le petit cimetière attenant à l’église Saint Petercomme on réparait cet édifice. Rien, si j’ai bonne mémoire, nesubsistait de mon vénérable prédécesseur à part un squeletteincomplet, quelques lambeaux de vêtements et une perruquemajestueusement bouclée qui, à la différence de la tête qu’elleavait autrefois ornée, demeurait en très satisfaisant état deconservation. Mais en examinant les papiers auxquels la nominationsur parchemin servait d’enveloppe, j’y trouvai plus de traces ducerveau de M. l’Inspecteur Pue et de ce qui se passa dans satête que la perruque bouclée n’avait conservé de vestiges duvénérable crâne qu’elle avait abrité.

Bref, il ne s’agissait pas de documentsofficiels, mais de papiers privés ou, tout au moins, écrits parM. l’Inspecteur Pue en tant que personne privée et,semblait-il, de sa propre main. S’ils se trouvaient dans le tas misau rebut par l’Administration, je ne me l’expliquais que par lefait que M. l’Inspecteur Pue était mort de mort subite. Cespapiers, qu’il conservait sans doute dans son bureau officiel,n’avaient jamais dû parvenir à la connaissance de ses héritiers. Onavait certainement cru qu’ils concernaient les fonds du Trésor.Lors du transfert des archives à Halifax, ce paquet, qui neprésentait aucun intérêt général, avait été laissé en arrière etn’avait, depuis, jamais été ouvert.

M. l’Inspecteur Pue n’étant pasgrandement accablé, j’imagine, en ces temps reculés, par lestravaux de sa charge, semble avoir consacré une partie de sesabondants loisirs à des recherches sur l’histoire locale. C’étaitlà pour lui façon d’entretenir une activité menue qui eût étéautrement rongée par la rouille. Une partie des informations qu’ilconsigna par écrit m’a servi pour l’étude intitulée MainStreet. Le reste me servira peut-être plus tard. Il pourraitmême être la base d’une histoire en règle de Salem si ma vénérationpour ma ville natale me pousse jamais à entreprendre une aussipieuse tâche. Je tiens, en tout cas, ma trouvaille à la dispositionde toute personne plus compétente que moi et qui se sentiraitportée à retirer de mes mains cette tâche ingrate.

Mais, ce qui attira le plus mon attention dansce paquet mystérieux fut un certain morceau de belle étoffe rougequi avait dû être beaucoup porté. Il était tout fané. Il présentaitdes traces de broderies d’or, mais très effrangées, très éraillées,si bien que tout ou presque tout l’éclat en était terni. Cesbroderies avaient été exécutées, c’était facile à voir, avec unmerveilleux talent. Le point employé (d’après ce que m’ont apprisdes dames versées en pareils mystères), témoigne d’un artaujourd’hui bien oublié, dont on ne saurait découvrir le secret,même en défaisant l’ouvrage fil à fil. À la suite d’un examenattentif ce chiffon écarlate – un long usage, le temps et une mitesacrilège avaient, en effet, à peu de chose près réduit l’objet àl’état de chiffon – ce chiffon écarlate se trouva prendre la formed’une lettre. De la lettre majuscule A. Des mesures rigoureusementprises attribuèrent à chaque jambage exactement trois pouces delong. Cette lettre avait été faite, c’était indubitable, pour ornerun costume. Mais comment la portait-on ? De quel rang, dequelle dignité était-elle signe dans l’ancien temps ?C’étaient là des énigmes que je pensais n’avoir que bien peu dechances de résoudre – les us et coutumes sont si fugaces ici-bas enpareille matière ! Et, pourtant, j’étais étrangementintéressé. Mes regards se fixaient sur cette vieille lettreécarlate et ne voulaient pas s’en laisser détourner. Certainementcet objet possédait une signification profonde qu’il valait lapeine de chercher à interpréter. Il en émanait quelque chose quivenait subtilement toucher ma sensibilité, mais échappait àl’analyse de mon esprit.

Je restais donc bien perplexe et, tandis quej’agitais entre autres hypothèses, celle qui en aurait fait un deces ornements que les Blancs combinaient pour impressionner lesPeaux-Rouges, je vins à placer la lettre sur ma poitrine. Il mesembla – le lecteur peut sourire mais ne doit pas mettre ma paroleen doute – il me sembla alors éprouver une sensation qui, sans êtretout à fait physique, l’était pourtant assez pour faire nettementl’effet d’une brûlure – comme si la lettre n’avait pas été un boutd’étoffe mais un fer rouge. Je frissonnai et la laissai tomber àterre.

Absorbé par ma contemplation de la lettreécarlate, j’avais jusqu’alors négligé d’examiner un petit rouleaude papier sali autour duquel cette lettre avait été entortillée. Jele déroulai alors et eus la satisfaction d’y trouver, écrite de lamain du vieil inspecteur, une explication suffisamment complète detoute l’affaire. Ce rouleau comprenait plusieurs feuillets de grandformat contenant pas mal de détails sur la vie et les propos d’unecertaine Hester Prynne qui semblait avoir été un personnage auxyeux de nos ancêtres.

Elle avait eu son temps entre les débuts duMassachusetts et la fin du XVIIe siècle. Des personnesâgées, contemporaines de M. l’Inspecteur Pue et dont lestémoignages oraux avaient servi à celui-ci pour composer sonhistoire, se souvenaient de l’avoir vue en leur jeunesse. C’étaitalors une femme très vieille mais non décrépite, d’allureimposante. Elle avait, depuis des temps immémoriaux, prisl’habitude d’aller et de venir par le pays comme une sorted’infirmière bénévole et de faire tout le bien qu’elle pouvait.Elle prenait aussi sur elle de donner son avis sur toutes lesquestions, particulièrement sur les affaires de cœur. Aussiétait-elle – comme ce ne peut qu’être le cas d’une personne àpareilles tendances – révérée par bien des gens à l’égal d’un angemais tenue, j’imagine, par maints autres pour une peste qui auraitbien dû se mêler de ce qui la regardait. Feuilletant un peu plusavant le manuscrit, j’y découvris sur les faits, gestes et épreuvesde cette femme singulière des détails que le lecteur trouvera enbonne partie rapportés dans La Lettre écarlate. Qu’onn’oublie pas, en cours de lecture, que l’authenticité desprincipaux épisodes de cette histoire est garantie par le manuscritde M. l’Inspecteur Pue. Ce document demeure, ainsi que lalettre écarlate – cette très curieuse relique – en ma possession.Et je les montrerai libéralement l’un et l’autre à tous ceux que legrand intérêt présenté par ce récit pourrait pousser à les voir. Ilne faudrait pas en conclure qu’en mettant sur pied cette histoire,en imaginant les motifs, les passions des personnages qui yfigurent, je me suis confiné dans les limites de la demi-douzainede feuillets du vieil inspecteur. Au contraire, je me suis accordéautant de liberté que si les faits avaient été entièrement de moninvention. Je ne me porte garant que de l’authenticité descontours.

Cette trouvaille ramena jusqu’à un certainpoint mon esprit en son ancienne voie. Il semblait y avoir là lesujet d’un conte. Je restais impressionné comme si le vieilinspecteur en son costume d’il y a quelque cent ans et portant saperruque immortelle – qui fut enterrée avec lui mais ne périt pointen la tombe – était venu à moi dans la salle déserte du bâtimentdes Douanes. Je lui voyais la majesté de quelqu’un qui avait étéfonctionnaire du roi et se trouvait, par conséquent, illuminé parun rayon de l’aveuglante splendeur qui scintillait autour du trône.Quelle différence, hélas ! avec l’air de chien tenu en laissedu fonctionnaire de la République qui, en tant que serviteur dupeuple, se sent plus humble que le plus humble, plus bas que leplus bas de ses maîtres. De sa main de fantôme, cette silhouetteindistincte mais majestueuse m’avait tendu le symbole écarlate etle petit rouleau de manuscrit explicateur.

De sa voix de fantôme, le ci-devant inspecteurm’avait exhorté au nom du respect que devaient m’inspirer enverslui des devoirs filiaux – car je pouvais le considérer comme monancêtre dans le monde officiel – de porter à la connaissance dupublic son élucubration moisie attaquée par les vers.

– Faites cela, avait dit le fantôme deM. l’Inspecteur Pue, avec un énergique mouvement de sa tête siimposante sous la mémorable perruque. Faites cela et tout le profitsera pour vous ! Vous en pourriez avoir besoin sous peu car iln’en va point de votre temps comme il en allait du mien où lacharge d’un homme lui était acquise pour la vie et souvent même àtitre héréditaire. Mais je vous enjoins, en cette affaire deMme Prynne, de rendre à la mémoire de votreprédécesseur la part qui lui revient de droit.

Et moi de répondre :

– Je n’y manquerai pas, Monsieurl’Inspecteur !

Par la suite, l’histoire d’Hester Prynneoccupa donc beaucoup mes pensées. Elle devint le sujet de mesméditations pendant bien des heures tandis que je faisais les centpas dans mon bureau ou au long du passage qui s’étendait entre laporte d’entrée et la porte de derrière du bâtiment de la Douane.Grande était la contrariété du vieux sous-inspecteur et des autrespréposés de l’administration, dont les sommes étaient troublés parl’impitoyable bruit de mes va-et-vient prolongés. Se souvenant deleurs habitudes d’autrefois, ils disaient que l’inspecteurarpentait le gaillard d’arrière. Sans doute se figuraient-ils queje n’avais d’autre objet que de m’ouvrir l’appétit. Quelle autreraison aurait bien pu pousser un homme sain d’esprit à se mettrevolontairement en mouvement ? Et, à vrai dire, un appétitaiguisé par le vent d’est qui soufflait généralement dans lecouloir était bien à peu près tout le bénéfice que je retirais detant d’exercice.

L’atmosphère des bureaux d’une douane esttellement peu favorable aux éclosions de la sensibilité et de lafantaisie que, si j’avais conservé mon poste durant le mandat dedix présidents, La Lettre écarlate n’aurait jamais étéprésentée au public. Mon imagination n’était plus qu’un miroirterni : elle ne voulait pas refléter, ou ne reflétait qu’avecun manque de netteté rebutant, les personnages dont je m’efforçaisde la peupler. Les héros de l’histoire restaient de glace, nedevenaient pas malléables à ce que je pouvais attiser comme feudans ma forge intellectuelle. Ils ne voulaient s’animer ni à lachaleur de la passion ni à celle de la tendresse. Ils gardaient unerigidité de cadavres et me regardaient fixement avec un sinistrerictus de défi.

– Qu’avez-vous à faire avec nous ?semblait me dire leur expression. Le petit pouvoir que vous avezpeut-être un temps exercé sur le peuple de l’irréel s’est évanoui.Vous l’avez troqué contre quelques pièces de l’or public. Allezgagner vos gages !

Bref, les créatures à demi inanimées de mapropre imagination me gourmandaient et se gaussaient de moi. Et nonsans de bonnes raisons. Ce n’était pas seulement durant les troisheures et demie que l’Oncle Sam réclamait comme sa part de ma viequotidienne que ce misérable engourdissement me dominait. Il venaitavec moi au cours de mes promenades au bord de la mer et de mesvagabondages dans la campagne. Il m’accompagnait à la maison et meparalysait dans la pièce que j’appelais, bien abusivement, moncabinet de travail. Il ne me quittait pas non plus lorsque, tarddans la nuit, je restais assis dans le petit salon désert, éclairéseulement par la lueur d’un feu de charbon et le clair de lalune.

Or, si mon imagination refusait d’agir à cetteheure, le cas pouvait être tenu pour désespéré. En tombant si blancsur le tapis dont il faisait ressortir tous les dessins, enéclairant chaque objet si minutieusement, mais d’une lumière sidifférente de celle qui les fait voir le matin ou en plein midi, leclair de lune crée dans une pièce familière une ambiance propiceentre toutes pour un romancier qui cherche à prendre contact avecses hôtes illusoires. Là est le petit décor bien connu de la viedomestique : les chaises avec, chacune, sa personnalité ;la table, au milieu, avec, dessus, un panier à ouvrage, un livre oudeux et une lampe éteinte ; le canapé, la bibliothèque ;au mur, le tableau – tous ces objets que l’on peut voir dans tousleurs détails sont tellement spiritualisés par la lumière insolitequ’ils paraissent perdre leur substance et passer dans le domainedes choses de l’esprit. Rien n’est trop petit ni trop insignifiantpour subir cette transformation et revêtir la dignité qui s’ensuit.Un soulier d’enfant, la poupée assise dans sa petite voitured’osier, le cheval à bascule – n’importe quelle chose enfin, donton a pu se servir ou s’amuser pendant le jour, est alors investied’une qualité d’étrangeté, et semble se faire lointaine tout enétant aussi nettement présente qu’à la lumière du soleil. Ainsi leplancher de la pièce familière devient un terrain neutre situéquelque part entre le monde matériel et le pays des fées, unendroit où le réel et l’imaginaire peuvent se rencontrer ets’imprégner chacun de la nature de l’autre.

Des fantômes pourraient y entrer sans nousfaire peur. Ce serait trop en harmonie avec le décor pour noussurprendre si, en regardant autour de nous, nous voyions une formebien-aimée, mais nous ayant depuis longtemps quittés,tranquillement assise dans une coulée du magnifique clair de luneavec un air qui nous ferait nous demander si elle revient de loinou n’a jamais bougé du coin de notre feu.

Le feu de charbon est, avec son éclat voilé,un facteur essentiel de l’effet que je cherche à décrire. Ilprojette sa lueur discrète par toute la pièce, teinte de vermeilles murs et le plafond, tire un reflet des meubles reluisants. Sateinte plus chaude se mêle à la spiritualité froide des rayons dela lune et communique en quelque sorte une chaleur humaine auxformes qu’évoque la fantaisie. Elle transforme en hommes et enfemmes des images de neige. Jetant un coup d’œil au miroir nousentrevoyons, dans le lointain de ses profondeurs hantées, la lueurmourante de l’anthracite à demi éteint et les blancs rayons de lalune sur le plancher et toutes les ombres et lumières d’un tableauqui s’éloigne du réel pour se rapprocher de l’imaginaire. Si, à uneheure pareille et avec ce décor sous les yeux, un homme assis toutseul ne peut rêver d’étranges choses et les faire ressembler à laréalité, il est inutile qu’il essaie jamais d’écrire desromans.

Mais pendant tout le temps que je fusinspecteur des Douanes, la lumière de la lune ou celle du soleil cefut tout un pour moi. Aucune des deux ne m’était de plus grandprofit que le clignotement d’une chandelle. Tout un ensembled’émotions et le don qui allait avec elles – sans grande valeurmais le meilleur que j’aie eu – n’étaient plus mon fait.

Je crois cependant que si j’avais essayé d’unautre genre de composition, mes facultés ne se seraient pastrouvées aussi inopérantes. J’aurais pu, par exemple, me contenterde coucher par écrit les récits de ce sous-inspecteur, vieuxcapitaine de vaisseau, que je serais bien ingrat de ne pasmentionner car c’est à peine si un jour se passait sans qu’il fîtma joie et mon admiration par son merveilleux don de conteur. Sij’étais arrivé à rendre la force pittoresque et l’humour de sonstyle, je suis sincèrement convaincu que le résultat eût étéquelque chose de nouveau en littérature. Ou j’aurais pu me lancerdans une entreprise plus sérieuse. Écrasé sous le poids de cettevie quotidienne, c’était folie de tenter un retour à un autre âge,de vouloir à tout prix créer un univers avec des matériaux aériensquand, à chaque instant, l’impalpable beauté de ma bulle de savonse brisait au contact de quelque détail de la réalité. L’effort leplus sage eût consisté à faire transparaître la pensée etl’imagination à travers la substance opaque du train-trainjournalier, de spiritualiser le fardeau qui commençait à se fairesi lourd. J’aurais dû me mettre résolument à la recherche de lavaleur véritable et indestructible que recelaient les incidentsmesquins et fatigants de ma routine, les caractères ordinaires desgens de mon entourage. Tout était de ma faute. La page de vieétalée devant moi semblait morne et banale seulement parce que jen’avais pas su jauger son sens profond. Un livre meilleur que jen’en écrirai jamais était là, écrit par la réalité de l’heure quipassait et s’effaçant aussi vite qu’il avait été écrit seulementparce que mon cerveau manquait de la pénétration et ma main del’habileté qu’il aurait fallu pour le transposer.

Je m’avisai trop tard de tout cela. Sur lemoment je me rendais seulement compte que ce qui aurait, en untemps, été pour moi un plaisir était, à présent, devenu uneentreprise sans espoir. À quoi bon gémir sur cet état dechoses ? J’avais cessé d’être un médiocre écrivain pourdevenir un médiocre inspecteur des Douanes et voilà tout. Tout demême, cela n’a rien d’agréable d’être hanté par l’impression quenotre intelligence va s’évaporant comme l’éther hors d’un flacon.Le fait ne laissait nulle place au doute et en m’observant etobservant les autres, j’étais entraîné, à propos de l’effet de lavie de bureau sur les caractères, à des conclusions bien peufavorables au mode de vie en question. Peut-être m’étendrai-je unjour là-dessus. Qu’il me suffise de faire remarquer, à présent,qu’un fonctionnaire de la Douane qui reste longtemps en place nesaurait guère être un personnage digne d’éloges et ceci pourplusieurs raisons. L’une d’entre elles est l’état de dépendance oùil doit se résigner pour conserver sa situation et une autre lanature même de cette situation qui, tout en étant, je n’en doutepas, honorable, ne le fait pas participer aux efforts réunis del’humanité.

Tandis qu’il s’appuie sur le bras puissant dela République, la force personnelle d’un individu l’abandonne. S’ilpossède une part peu ordinaire d’énergie naturelle ou si la magieamollissante du fait d’être en place n’agit pas trop longtemps surlui, ses facultés perdues peuvent lui revenir. Heureux lefonctionnaire destitué qu’une malveillante poussée renvoie de bonneheure lutter en un monde où tout est lutte ! Il peut redevenirlui-même. Mais ceci n’arrive que rarement. Il se maintientgénéralement juste assez longtemps en place pour que ce soit saperte. Et il est alors jeté dehors avec des muscles amollis, pourchanceler tout au long du chemin de la vie. Conscient de soninfirmité, il ne cessera plus de promener autour de lui un regardmélancolique qui quête un appui extérieur. Un espoir tenacel’imprègne, une façon d’hallucination qui lui fait tenir tête auxdécouragements, le hante sa vie durant et, j’imagine, semblable auxconvulsions du choléra, l’agite encore un instant après samort : l’espoir que bientôt il finira, grâce à quelque heureuxcoup de hasard, par être réintégré dans sa place. Cet article defoi dépouille plus que toute autre chose, de toute vigueur et detoute chance de succès tout ce qu’il peut rêver d’entreprendre.Pourquoi suerait-il sang et eau pour se sortir de la boue quand,sous peu, le bras vigoureux de l’Oncle Sam viendra le relever etlui prêter appui ? Pourquoi irait-il faire le chercheur d’oren Californie[27] quand il va bientôt être rendu siheureux par la petite pile de pièces brillantes sorties de la pochede ce bon oncle ? Il est tristement curieux de constaterqu’une dose même très légère de vie de bureau suffit à infecter unpauvre diable de ce mal singulier. L’or de l’Oncle Sam – sansvouloir manquer de respect au digne vieux monsieur – est sous cerapport semblable à l’or du diable : celui qui le touche doitprendre bien garde ou il pourrait lui en coûter, sinon son âme, dumoins nombre de ses meilleures qualités : sa force, sonénergie, sa persévérance, sa loyauté – enfin, tout ce qui donne durelief à un caractère viril.

C’était là une belle perspective ! Nonque l’inspecteur rapportât la leçon à lui-même ou admît pouvoirêtre aussi complètement anéanti, soit en restant en place, soit enétant destitué. Mes réflexions, toutefois, n’étaient pasrassurantes. Je commençais à devenir mélancolique et nerveux. Je necessais de sonder mon esprit pour découvrir celles de mes pauvresqualités qui s’étaient en allées et quel dommage subissaient cellesque je conservais encore. J’entreprenais de calculer combien detemps je pourrais rester dans les Douanes tout en continuant d’êtreun homme. Jamais on ne destituerait un individu aussi paisible quemoi. Et comme il n’est guère dans la nature d’un fonctionnaire dedonner sa démission, j’appréhendais de grisonner dans le métierd’inspecteur et de devenir un animal du genre du vieuxsous-inspecteur. Avec le fastidieux écoulement de la vieadministrative, ne finirais-je pas par faire, comme mon vénérableami, de l’heure du déjeuner la seule bonne à vivre et par passer lereste de mon temps comme les passe un vieux chien : à dormirau soleil ou à l’ombre ? Mais c’était donner dans des craintessuperflues ! La Providence était en train de combiner pour moiles choses bien mieux que je n’aurais pu l’imaginer.

Un remarquable événement de la troisième annéede mon stage dans l’administration (pour adopter le ton de« P. P. clerc de cette paroisse ») fut l’élection à laprésidence des États-Unis du général Taylor[28].Pour pleinement estimer les avantages du métier de fonctionnaire,il faut songer à la situation du titulaire d’un poste quelconquelorsque accède au pouvoir un parti qui lui est hostile. C’est laplus singulièrement irritante, la plus désagréable où puisse tomberun malheureux mortel. Un homme un peu fier et sensible trouveétrange de voir ses intérêts à la merci de gens dénués de toutesympathie envers lui qui – du moment que ce sera forcément de deuxchoses l’une – lui feront du tort plutôt qu’ils ne lui rendrontservice. Étrange aussi, pour quelqu’un qui a gardé son calme toutau long d’une lutte électorale, de voir quelle soif de sang semanifeste à l’heure du triomphe, et de se trouver soi-même parmiles objets de la haine du vainqueur ! Il y a dans la naturehumaine peu de traits plus laids que cette tendance – que l’onobserve alors chez des gens ni plus ni moins méchants que leursvoisins – à devenir cruels simplement parce qu’ils possèdent lepouvoir de faire souffrir. Si la guillotine avait été littéralementaux mains des gens nouvellement en place, au lieu de n’avoir étéqu’une métaphore bien appropriée, je crois sincèrement que lesmembres agissants du parti victorieux étaient assez surexcités pournous couper le cou à tous et remercier le ciel de leur en avoirdonné l’occasion ! Il me semble, à moi qui ai été unobservateur calme et curieux, aussi bien dans la victoire que dansla défaite, que ce féroce esprit de vengeance n’a jamaiscaractérisé le triomphe de mon parti comme il caractérisa alors letriomphe des Whigs. D’une façon générale, les Démocrates prennentles emplois parce qu’ils en ont besoin et parce que c’est une loibien établie de la lutte politique. Mais une longue habitude de lavictoire les a rendus généreux. Ils savent épargner leursadversaires le cas échéant. Et quand ils frappent, leur arme peutêtre bien aiguisée, mais le fil en est rarement empoisonné parl’inimitié. Ils n’ont pas non plus la honteuse habitude d’envoyerdes coups de pied à la tête qu’ils viennent de trancher.

Bref, pour désagréable que fût ma situation,je voyais beaucoup de raisons pour me féliciter d’être du côté desperdants. Si je n’avais pas été, jusqu’alors, un très chaudpartisan, je commençai, quand s’ouvrit cette ère de périls etd’adversité, à sentir d’une façon très aiguë dans quel sensallaient mes préférences. Et ce n’était pas sans honte ni regretque, d’après un raisonnable calcul de probabilités, je voyais meschances de rester en place plus grandes que celles de mes frères endémocratie. Mais qui a jamais pu voir dans l’avenir d’un pouce plusloin que le bout de son nez ? Ma tête fut la première quitomba !

J’incline à penser que l’instant où un hommeperd sa tête n’est que rarement – ou jamais – tout à fait lemeilleur de sa vie. Mais il en va de cette catastrophe comme de laplupart de nos autres malheurs : pour grave qu’elle soit, elleporte avec elle sa compensation pour peu que celui qu’elle frappeveuille voir le meilleur et non le pire côté de l’événement. Dansmon cas, les sujets de consolation étaient à portée de ma main, etm’étaient même venus à l’esprit bien avant que j’aie eu besoind’eux.

Étant donné ma lassitude de la vie de bureauet mes velléités de donner ma démission, mon sort n’était pas sansressembler à celui d’une personne qui songerait au suicide etaurait la chance inespérée d’être assassinée. Dans les Douanes,comme dans le vieux Presbytère, j’avais passé trois ans. Un laps detemps suffisant pour reposer un cerveau fatigué, pour briser avecde vieilles habitudes intellectuelles et faire place à d’autres.Oui, ce laps de temps était certes bien assez long, était même troplong puisque je l’avais consacré à une existence qui ne m’était pasnaturelle, m’avait éloigné d’un travail qui aurait tout au moinsapaisé en moi une impulsion inquiète. Par ailleurs, cette cavalièremise en disponibilité avait quelque chose de satisfaisant pourl’ex-inspecteur. Il n’était pas fâché d’être tenu par les Whigspour un ennemi. Avec son manque d’activité politique, sa tendance àerrer selon son bon plaisir dans les vastes et tranquilles domainesoù tous les humains peuvent trouver un terrain d’entente, plutôtque dans les sentiers étroits où les enfants d’une même famille sedoivent de s’éloigner les uns des autres, il avait excité desdoutes. Ses frères en démocratie s’étaient demandé parfois s’ilétait des leurs, oui ou non. À présent qu’il avait conquis lacouronne du martyre (tout en n’ayant plus de tête pour la porter)on pouvait tenir le point pour acquis. Enfin, peu héroïque comme ilétait, il lui semblait plus convenable d’être entraîné dans lachute d’un parti avec lequel il avait été content d’être en rapportque de subsister à titre de survivant solitaire quand tant d’hommesplus dignes que lui tombaient. Et ceci pour se trouver, après avoirété pendant quatre ans à la merci d’une administration hostile,dans le cas plus humiliant encore de mendier les bonnes grâcesd’une administration de son bord.

Cependant, la presse s’était emparée del’affaire et m’avait fait, trois semaines durant, galoper, tel lecavalier sans tête d’Irving[29], àtravers les colonnes des feuilles publiques en mon état dedécapité, effrayant, sinistre, désireux d’être enseveli commedevrait l’être un homme politique décédé.

Ceci pour mon personnage allégorique. L’êtrehumain véritable gardait tout ce temps sa tête solide sur sesépaules et était arrivé à la confortable conclusion que tout allaitpour le mieux. Et, faisant un placement en papier, encre et plumesd’acier, avait rabattu le pupitre de son bureau dont il ne seservait plus depuis longtemps et était redevenu un homme delettres.

Ce fut alors que l’élucubration deM. Pue, mon antique prédécesseur, entra en jeu. Quelque tempsfut nécessaire avant que la machine intellectuelle, rouillée parune trop longue inaction, pût se mettre à travailler sur le sujetd’une façon un peu satisfaisante. Et même alors, même lorsque mespensées finirent par être absorbées par ma tâche, l’histoire gardaà mes yeux un aspect sombre. Elle devait rester insuffisammentégayée de soleil, insuffisamment allégée par les tendres détailsqui adoucissent presque tous les paysages de la nature et lesévénements de la vie réelle, qui devraient assurément adoucir aussitoutes les images qu’on en fait. Cet effet peu attachant vientpeut-être du fait que l’histoire prit forme dans un esprit qui n’enavait pas fini encore avec une période de tumulte et de révolution.Il n’y faut pas voir, en tout cas, le signe d’un manqued’allégresse chez l’auteur. Il était, en effet, heureux quand ils’égarait dans le sombre domaine de ces fantaisies sans soleil,plus heureux qu’il ne l’avait jamais été depuis son départ du vieuxpresbytère.

La plupart des récits qui composent cetouvrage[30], je les ai, eux aussi, écrits aprèsm’être involontairement retiré de la vie publique. Si bien que,pour conserver la métaphore de la guillotine, ce livre pourraits’intituler « Œuvre posthume d’un inspecteur décapité ».Et l’esquisse que je suis en train de terminer, si elle verse tropdans l’autobiographie pour qu’une personne modeste la publie de sonvivant, pourra être aisément tenue pour excusable de la part d’unmonsieur qui écrit de l’au-delà. Paix au monde entier ! Mabénédiction à tous mes amis et mon pardon à mes ennemis ! Carvoici que j’ai atteint le royaume du repos !

La vie au bureau de la Douane gît, tel unsonge, derrière moi. Le vieux sous-inspecteur – qui, à propos, aété, je regrette de le dire, renversé par un cheval dernièrement etest mort sur le coup, sans quoi il aurait certainement toujoursvécu – le vieux sous-inspecteur et tous les autres vénérablesemployés ne sont plus que des ombres à mes yeux – des images à latête blanche, au visage ridé qui m’ont un instant amusé et que mafantaisie a écartées pour toujours. Les marchands, Pingree,Philips, Shepard, Upton, Kimball, Bertram, Hunt – tous ceux-ci etbien d’autres dont les noms m’étaient familiers il y a six mois,qui avaient, à mes yeux, l’air de tenir une place si importantedans le monde, qu’il a donc fallu peu de temps pour qu’ils n’aientplus rien à voir non seulement avec mes occupations, mais même avecmes souvenirs ! Il me faut faire effort pour me rappeler levisage de certains d’entre eux. Bientôt, ma ville natale aussi nehantera plus ma mémoire qu’à travers un brouillard quil’enveloppera toute comme s’il ne s’agissait pas d’une partieréelle de la terre, mais d’un village du pays des nuées, avec despersonnages imaginaires pour peupler ses maisons de bois etcirculer par l’étendue sans pittoresque de sa Grand-Rue. Elle cessed’être une des réalités de ma vie, je suis désormais d’ailleurs.Mes bons concitoyens ne me regretteront pas beaucoup. Ce futpourtant un des buts de mes efforts intellectuels que le désird’être de quelque importance à leurs yeux, de laisser derrière moiun bon souvenir en ces lieux où ont vécu et sont enterrés tant desmiens. Mais je n’ai jamais trouvé là l’ambiance chaleureuse dont unécrivain a besoin pour mûrir les meilleures moissons de son esprit.Je ferai mieux dans un autre entourage et ces gens aux visagesfamiliers feront, il est à peine besoin de le dire, tout aussi biensans moi.

Peut-être cependant – ô triomphale,transportante pensée ! – les arrière-petits-enfants de mesconcitoyens d’aujourd’hui songeront-ils parfois avec gentillesse àl’écrivain de l’ancien temps, dans les jours à venir où lesamateurs d’antiquités désigneront, parmi les lieux mémorables del’histoire de la ville, l’endroit où s’érigeait la pompemunicipale[31] !

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