La Loi de Lynch

La Loi de Lynch

de Gustave Aimard

Homo homini lupus

(HOBBES)

« Ennemis comme le couteau et la chair. »

(locution arabe)

 

Chapitre 1 Le Jacal.

Vers les trois heures du soir un cavalier revêtu du costume mexicain, suivait au galop les bords d’une rivière perdue, affluent du Rio Gila, dont les capricieux méandres lui faisaient faite des détours sans nombre.

Cet homme, tout en ayant constamment la main sur ses armes et l’œil au guet afin d’être prêt à tout événement,excitait son cheval du geste et de la voix, comme s’il eût eu hâte d’atteindre le but de son voyage.

Le vent soufflait avec violence, la chaleur était lourde, les cigales poussaient, sous les brins d’herbe qui les abritaient, leurs cris discordants ; les oiseaux décrivaient lentement de longs cercles au plus haut des airs, en jetant par intervalle des notes aiguës ; des nuages couleur de cuivre passaient incessamment sur le soleil dont les rayons blafards étaient sans force, enfin, tout présageait un orage terrible.

Le voyageur ne semblait rien voir ;courbé sur le cou de sa monture, les yeux ardemment fixés devant lui, il augmentait la rapidité de sa course sans tenir compte des larges gouttes de pluie qui tombaient déjà, et des sourds roulements d’un tonnerre lointain qui commençaient à se faireentendre.

Cependant cet homme aurait pu facilement, s’ill’avait voulu, s’abriter sous l’ombrage touffu des arbrescentenaires d’une forêt vierge qu’il côtoyait depuis plus d’uneheure, et laisser passer le plus fort de l’ouragan ; mais ungrand intérêt le poussait sans doute en avant, car, tout enaccélérant sa marche, il ne songeait même pas à ramener sur sesépaules les plis de son zarapé afin de se garantir de la pluie, etse contentait, à chaque bouffée de vent qui passait en sifflantau-dessus de lui, de porter sa main à son chapeau pour l’enfoncersur sa tête, tout en répétant d’une voix saccadée à soncheval :

– En avant ! en avant !

Cependant, la rivière dont le voyageur suivaitles bords se rétrécissait de plus en plus ; à un certainendroit, les rives étaient obstruées par un fouillis d’arbres, dehalliers et de lianes entrelacées qui en cachaient complètementl’accès.

Arrivé à ce point, le voyageur s’arrêta.

Il mit pied à terre, inspecta avec soin lesenvirons, prit son cheval par la bride et le conduisit dans unbuisson touffu au milieu duquel il le cacha, en ayant soin, aprèslui avoir ôté le bossal afin qu’il pût paître à sa guise,de l’attacher avec le laço au tronc d’un gros arbre.

– Reste ici, Negro, lui dit-il, en leflattant légèrement de la main, ne hennis pas, l’ennemi est proche,bientôt je serai de retour.

L’intelligent animal semblait comprendre lesparoles que lui adressait son maître, il allongeait vers lui satête fine qu’il frottait contre sa poitrine.

– Bien, bien, Negro, à bientôt.

L’inconnu prit alors aux arçons deux pistoletsqu’il passa à sa ceinture, jeta sa carabine sur son épaule ets’éloigna à grands pas dans la direction de la rivière.

Il s’enfonça sans hésiter, dans les buissonsqui bordaient la rivière, écartant avec soin les branches qui, àchaque pas, lui barraient le passage.

Arrivé sur le bord de l’eau, il s’arrêta uninstant, pencha le corps en avant, sembla écouter, puis se redressaen murmurant.

– Personne, allons.

Alors il s’engagea sur un fourré de lianesentrelacées qui s’étendaient d’une rive à l’autre et formaient unpont naturel sur la rivière.

Ce pont si léger en apparence, était solide,et malgré le mouvement de va-et-vient continuel que lui imprimaitla marche du voyageur, celui-ci le franchit en quelquessecondes.

À peine avait-il atteint l’autre bord, qu’unejeune fille sortit d’un bouquet d’arbres qui la cachait.

– Enfin, dit-elle en accourant vers lui,oh ! j’avais peur que vous ne vinssiez pas, don Pablo.

– Ellen ! répondit le jeune homme enmettant son âme dans ses yeux, la mort seule pouvait m’arrêter.

Ce voyageur était don Pablo de Zarate, lajeune fille, Ellen, la fille du Cèdre-Rouge [1].

– Venez, fit-elle.

Le Mexicain la suivit.

Ils marchèrent ainsi pendant quelques instantssans échanger une parole.

Lorsqu’ils eurent dépassé les halliers quibordaient la rivière, ils virent, à peu de distance devant eux, unmisérable jacal qui s’élevait solitaire et triste adossé à unrocher.

– Voilà ma demeure, dit la jeune filleavec un sourire mélancolique.

Don Pablo soupira, mais ne répondit pas.

Ils continuèrent à marcher dans la directiondu jacal, qu’ils atteignirent bientôt.

– Asseyez-vous, don Pablo, reprit lajeune fille en présentant à son compagnon un escabeau sur lequelcelui-ci se laissa tomber, je suis seule, mon père et mes deuxfrères sont partis ce matin au lever du soleil.

– Vous n’avez pas peur, répondit donPablo, de rester ainsi dans ce désert exposée à des dangers sansnombre, si loin de tout recourt ?

– Que puis-je y faire ? Cette vien’a-t-elle pas toujours été la mienne ?

– Votre père s’éloigne-t-il souventainsi ?

– Depuis quelques jours seulement ;je ne sais ce qu’il redoute, mais lui et mes frères semblenttristes, préoccupés ; ils font de longues courses, etlorsqu’ils reviennent harassés de fatigue, les paroles qu’ilsm’adressent sont rudes et brèves.

– Pauvre enfant ! dit don Pablo, lacause de ces longues courses, je puis vous la dire.

– Croyez-vous donc que je ne l’aie pasdevinée ? reprit-elle ; non, non, l’horizon est tropsombre autour de nous pour que je ne sente pas l’orage qui grondeet va bientôt nous assaillir ; mais, reprit-elle avec effort,parlons de nous, les moments sont précieux ; qu’avez-vousfait ?

– Rien, répondit le jeune homme avecaccablement ; toutes mes recherches ont été vaines.

– C’est étrange, murmura Ellen, cependantce coffret ne peut être perdu.

– J’en suis convaincu comme vous ;mais entre les mains de qui est-il tombé ? voilà ce que je nesaurais dire.

La jeune fille réfléchissait.

– Quand vous êtes-vous aperçue de sadisparition ? reprit don Pablo au bout d’un instant.

– Quelques minutes à peine après la mortde Harry, effrayée par le bruit du combat et le fracas épouvantabledu tremblement de terre, j’étais à demi folle ; cependant, jeme rappelle une circonstance qui pourra sans doute nous mettre surla voie.

– Parlez, Ellen, parlez ! et quoiqu’il faille faire, je le ferai.

La jeune fille le regarda un instant avec uneexpression indéfinissable ; elle se pencha vers lui, appuya lamain sur son bras, et lui dit d’une voix douce comme un chantd’oiseau :

– Don Pablo, une explication franche etloyale est indispensable entre nous !

– Je ne vous comprends pas, Ellen,balbutia le jeune homme en baissant les yeux.

– Si, reprit-elle en souriant avecmélancolie, si, vous me comprenez, don Pablo ; mais peuimporte, puisque vous feignez d’ignorer ce que je veux vous dire,je m’expliquerai de façon à ce qu’un malentendu ne soit pluspossible entre nous.

– Parlez, Ellen, bien que je ne soupçonnepas votre intention, j’ai cependant le pressentiment d’unmalheur.

– Oui, reprit-elle, vous avez raison, unmalheur se cache effectivement sous ce que j’ai à vous dire, sivous ne consentez pas à m’accorder la grâce que j’implore devous.

Don Pablo se leva.

– Pourquoi feindre plus longtemps ?puisque je ne puis obtenir que vous renonciez à votre projet,Ellen, cette explication que vous me demandez est inutile.Croyez-vous donc, continua-t-il, en marchant avec agitation dans lejacal, que je n’aie pas mille fois déjà envisagé sous toutes sesfaces la position étrange dans laquelle nous nous trouvons ?la fatalité nous a poussés l’un vers l’autre par un de ces hasardsqu’aucune sagesse humaine ne peut prévoir. Je vous aime, Ellen, jevous aime de toutes les forces de mon âme, vous, la fille del’ennemi de ma famille, de l’homme dont les mains sont rougesencore du sang de ma sœur, qu’il a versé en l’assassinantfroidement, de la façon la plus infâme ! Je sais cela, jetremble en songeant à mon amour qui, aux yeux prévenus du monde,peut sembler monstrueux ! Tout ce que vous me diriez, je me lesuis maintes fois dit à moi-même ; mais une force irrésistiblem’entraîne sur cette pente fatale. Volonté, raison, résolution,tout se brise devant l’espoir de vous apercevoir une minute,d’échanger avec vous quelques paroles ! Je vous aime, Ellen, àbraver pour vous, parents, amis, famille, l’univers entierenfin ! le jour où, cet amour éclatant comme un coup de foudreaux yeux de tous, on voudra me contraindre à y renoncer.

Le jeune homme prononça ces paroles, l’œilétincelant, la voix brève et saccadée, en homme dont la résolutionest immuable.

Ellen baissa la tête, deux larmes coulèrentlentement le long de ses joues pâlies.

– Vous pleurez ! s’écria-t-il, monDieu ! me serais-je trompé, ne m’aimeriez vous pas ?

– Si je vous aime, don Pablo !répondit-elle d’une voix profonde, oui, je vous aime plus quemoi-même ; mais, hélas ! cet amour causera notre perte,une barrière infranchissable nous sépare.

– Peut-être ! s’écria-t-il avecélan ; non, Ellen, vous vous trompez, vous n’êtes pas, vous nepouvez pas être la fille du Cèdre-Rouge. Oh ! ce coffret, cecoffret maudit, je donnerais la moitié du temps que Dieum’accordera encore à vivre pour le retrouver. C’est dans cecoffret, j’en suis certain, que se trouvent les preuves que jecherche.

– Pourquoi nous bercer d’un fol espoir,don Pablo ? Moi-même j’ai cru trop légèrement à des parolessans suite prononcées par le squatter et sa femme ; messouvenirs d’enfance m’ont trompée, hélas ! cela n’est que tropcertain ; j’en suis convaincue maintenant ; tout me leprouve : je suis bien réellement la fille de cet homme.

Don Pablo frappa du pied avec colère.

– Allons donc ! s’écria-t-il, celaest impossible, le vautour ne fait pas son nid avec la colombe, lesdémons ne peuvent enfanter avec des anges ! Non ! cescélérat n’est pas votre père !… Écoutez, Ellen ; je n’aiaucune preuve de ce que j’avance ; tout semble au contraire,me prouver que j’ai tort ; les apparences sont entièrementcontre moi ; eh bien ! tout fou que cela paraisse, jesuis sûr que j’ai raison, et que mon cœur ne me trompe paslorsqu’il me dit que cet homme vous est étranger.

Ellen soupira.

Don Pablo reprit.

– Voyons, Ellen, voici l’heure à laquelleje dois vous quitter. Rester plus longtemps auprès de vous,compromettrait votre sûreté ; donnez-moi donc lesrenseignements que j’attends.

– À quoi bon ? murmura-t-elle avecdécouragement ; le coffret est perdu.

– Je ne suis pas de votre avis ; jecrois, au contraire, qu’il est tombé entre les mains d’un homme quia l’intention de s’en servir, dans quel but, je l’ignore ;mais je le saurai, soyez tranquille.

– Puisque vous l’exigez, écoutez-moidonc, don Pablo, bien que ce que j’ai à vous dire soit bienvague.

– Une lueur, quelque faible qu’elle soit,suffira pour me guider et peut-être me faire découvrir ce que jecherche.

– Dieu le veuille ! soupira-t-elle.Voici tout ce que je puis vous apprendre, et encore il me seraitimpossible d’assurer que je ne me suis pas trompée ; car, ence moment, la frayeur troublait tellement mes sens, que je ne puisrépondre d’avoir vu positivement ce que j’ai cru voir.

– Mais enfin…, dit le jeune homme avecimpatience.

– Lorsque Harry fut tombé, frappé d’uneballe, pendant qu’il se tordait dans les dernières convulsions del’agonie, deux hommes étaient près de lui, l’un déjà blessé, AndrèsGarote le ranchero, l’autre qui se pencha vivement sur son corps etsembla chercher dans ses vêtements.

– Celui-là, qui était-ce ?

– Fray Ambrosio ! Je crois même mesouvenir qu’il s’éloigna du pauvre chasseur avec un mouvement dejoie mal contenue et en cachant dans sa poitrine quelque chose queje ne pus distinguer.

– Nul doute, c’est lui qui s’est emparédu coffret.

– C’est probable, mais je ne sauraisl’affirmer, j’étais, je vous le répète, mon ami, dans un état quime mettait dans l’impossibilité de rien apercevoir clairement.

– Mais, dit don Pablo qui suivait sonidée, qu’est devenu Fray Ambrosio ?

– Je ne le sais ; après letremblement de terre, mon père et ses compagnons s’élancèrent dansdes directions différentes, chacun cherchant son salut dans lafuite. Mon père, plus que tout autre, avait intérêt à faire perdreses traces. Le moine nous quitta presque immédiatement ;depuis, je ne l’ai plus revu.

– Le Cèdre-Rouge n’en a pas parlé devantvous ?

– Jamais.

– C’est étrange ! N’importe, je vousjure, Ellen, que je le retrouverai, moi, dussé-je le poursuivrejusqu’en enfer ! C’est lui, c’est ce misérable qui s’estemparé du coffret.

– Don Pablo, dit la jeune fille en selevant, le soleil se couche, mon père et mes frères ne vont pastarder à rentrer ; il faut nous séparer.

– Vous avez raison, Ellen, je vousquitte.

– Adieu, don Pablo, l’orage éclate, quisait si vous arriverez sain et sauf au campement de vosamis ?

– Je l’espère, Ellen ; mais si vousme dites adieu, moi je vous réponds à revoir ; croyez-moi,chère enfant, ayez confiance en Dieu, lui seul sait lire dans lescœurs : s’il a permis que nous nous aimions, c’est que cetamour doit faire notre bonheur.

En ce moment un éclair traversa les nuages etle tonnerre éclata avec fracas.

– Voilà l’ouragan ! s’écria la jeunefille ; partez ! partez ! au nom du ciel !

– Au revoir, ma bien-aimée, au revoir,dit le jeune homme en se précipitant hors du jacal ; ayezconfiance en Dieu et en moi.

– Mon Dieu ! s’écria Ellen entombant à genoux sur le sol, faites que mes pressentiments nem’aient pas trompée, car je mourrais de désespoir !

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