La Louve – Tome I

La Louve – Tome I

de Paul Féval

Partie 1
LA SAINT-JEAN

Chapitre 1 L’APPARITION

Le soleil égayait déjà les bouquets de verdure étagés au versant de la colline : vieux charmes au troncs difformes et noueux ; grands bouleaux élancés hardiment et portant avec fierté leur tremblante couronne de feuillage, chênes robustes, châtaigniers arrondissant en voûte leurs branches touffues. Çà et là, au-dessus du couvert épais et solide comme un dôme, montaient des colonnettes de fumée qui se tordaient en spirales légères, bleuies par les rayons du levant.

Ce n’était pas la vapeur opaque et lourde que respirent à présent les cheminées de nos usines ; c’était le souffle timide de l’industrie en bas âge : chaque colonnette de fumée marquait la place d’une loge couverte en chaume, humble fabrique de ces sabots roses, recourbés à la chinoise, ventrus comme des vaisseaux de haut bord, qui sont la gloire de la forêt de Rennes.

Le comte de Rohan-Polduc, Notre Monsieur, comme on l’appelait dans les loges, disait que son manoir avait été bâti au IXe siècle de l’ère chrétienne par St Guéhéneuc, dit aussi St Winoch et St Guy, cadet de la maison ducale de Bretagne, comte de Porhoët, vicomte de Rennes et premier auteur du nom de Rohan. Si le bon gentilhomme se trompait, ce n’était pas de beaucoup, car le manoir semblait vieux comme le monde, avec ses tourelles étroites entassées confusément,son petit donjon tapissé de giroflées et ses poivrières aux toits pointus comme des bonnets de magicien. Les ardoises de la toiture,blanches de lichen, laissaient croître partout la joubarbe et la mousse qui pendait, longue comme une chevelure. Les murs, faits de blocs de granit, étaient vigoureux encore, mais, sous le noir manteau de lierre qui les enveloppait, on découvrait les rides du vieillard et les blessures du soldat : les crevasses, injures du temps ; les brèches, cicatrices glorieuses de la sape et de la mine.

Un fossé large et qui avait dû être profond,au temps où le manoir gardait des prétentions au titre deforteresse, faisait le tour des bâtiments ; il conservaitjuste assez d’eau pour servir aux ébats d’une troupe nombreused’oies et de canards. On avait cependant comblé la portion desdouves qui faisait face à l’avenue, de sorte que les maîtres, lesserviteurs et les troupeaux pouvaient entrer de plain pied dans lepâtis, situé en avant du saut-de-loup. Le saut-de-loup lui-même setraversait à l’aide d’un petit pont rustique aboutissant à unelarge brèche pratiquée dans le rempart.

Cette brèche avait son histoire.

En 1670, alors que le roi Louis XIV et lecomte de Rohan-Polduc étaient jeunes tous les deux, le gentilhommebreton avait eu fantaisie de faire la guerre au plus puissantmonarque de l’Europe. Rohan avait en lui du levain protestant commepresque tous ceux de sa race ; le sang ducal coulait dans sesveines et son chartrier contenait plus de vieux parchemins qu’iln’en fallait pour établir ses droits au trône de Bretagne.Louis XIV, qui avait des Rohan tant et plus à sa cour deParis : Rohan-Soubise, Rohan-Guémenée, Rohan-Rochefort, etmême ces Rohan-Chabot dont l’épopée comique prêta si bien à rireaux gazetiers du dix-septième siècle, Louis XIV ne se doutapeut-être jamais qu’au fin fond de la forêt de Rennes il y avait unprince mal peigné qui prétendait lui disputer une portion de sonroyaume.

C’était le temps où madame la marquise deSévigné, la charmante Bretonne, raillait avec tant d’esprit et sipeu de patriotisme les pauvres sauvages Bretons. On aurait entendude fiers éclats de rire à Versailles, si quelque prophète s’étaitavisé de prédire que le premier coup de tonnerre lointain annonçantla révolution à venir gronderait dans ce ciel brumeux, et que lepremier couplet de la chanson « patriote » serait chantépar ces gentilshommes à crinières incultes et à mains calleuses,bons à la charrue comme à l’épée, pour qui la marquise tout aimablegardait ses plus dédaigneux sourires…

Elle était loin encore la révolutionfrançaise. Honoré d’Albert, duc de Chaulnes, frère cadet duconnétable de Luynes, gouverneur de la province de Bretagne etl’homme le plus gros de son siècle, envoya deux compagnies contreles paysans de Polduc, qui s’étaient retranchés dans les landesd’Auray. Il y eut bataille, et Rohan fut vaincu. Le duc deChaulnes, mettant à profit cette occasion, confisqua l’immensedomaine de Polduc dans l’évêché de Tréguier et assigna pourretraite au petit-neveu de la reine Anne cet antique manoir deRohan, dont la muraille subit brèche de par le roi.

Il y avait longtemps que ces choses étaientpassées. On était en 1705 ; le grand roi avait soixante-huitans ; le duc de Chaulnes était mort, son successeur aussi, etSon Altesse Sérénissime le comte de Toulouse, second fils légitiméde Louis XIV, avait maintenant le gouvernement de la provincede Bretagne. Rohan-Polduc, refroidi par l’âge, se tenait à l’écartdans sa maison amoindrie et vivait près de sa fille, une ange debeauté dont la vue lui inspirait sans doute des pensées derésignation et de paix.

À droite du pont rustique, le rempart tournaitvers l’Occident et enveloppait des logis abandonnés que flanquaitun balcon en forme de tourelle. Histoire guerrière pour la brèche,légende poétique pour le balcon. Cette partie du château avait unaspect de mélancolie solitaire. Depuis que César de Rohan, filsunique du vieux comte, était mort, personne n’avait franchi leseuil de sa demeure, et pourtant, derrière les draperies que levent soulevait par les trous des châssis, on voyait bien souventune lueur briller toute la nuit, une lueur pâle qui ne s’éteignaitqu’au jour.

Il y avait une mystérieuse histoire demariage, célébré dans la chapelle abandonnée à l’insu du vieuxRohan. Cela se racontait aux veillées, mais de témoin ayant assistéà ces noces secrètes, nul n’en aurait pu citer un seul.

**

*

Donc, le 23 juin 1705, tout dormait encore aumanoir. Une vapeur épaisse s’élevait au-dessus des douves changéesen marécages ; les remparts et les corps de logis restaientnoyés dans cette ombre, tandis que les plus hautes girouettestrempaient déjà leurs découpures dans la blonde lumière qui venaitde l’Orient. Ce bizarre faisceau de donjons aigus, de pignonstailladés, de tourelles gothiques, semblait sortir de la nuit commesaint Guéhéneuc jadis l’avait fait sortir de terre.

D’habitude, à cette heure matinale, quandRohan-Polduc ne découplait pas ses chiens courants, tout étaitsolitude et silence autour de sa maison, mais aujourd’hui la routedomaniale et les bas chemins étaient encombrés comme si c’eût étéfête au bourg de Bouëxis-en-Forêt. On entendait rire et causer sousles taillis. Il y avait des gens à pieds, le bâton de houx à lamain et portant sur leurs épaules de bonnes sacoches pleines ;d’autres venaient à cheval sur de petits bidets à tous crins, quicouraient l’amble, la tête basse, piétinant dans la poudre etlaissant pendre les sabots de leurs cavaliers jusqu’au ras deterre ; d’autres enfin piquaient les bœufs paresseux de leurscharrettes chargées de gerbes ou de foin.

Tout cela cheminait dans des sentes profondesentre les haies d’épines noires et de prunelliers, où le genêtglissait çà et là ses gousses d’or. C’était la veille de laSaint-Jean, et les tenanciers du pays de Rennes ont gardé lacoutume de payer leurs redevances à cette époque, pour leprintemps, à la saint-Michel pour l’automne.

Piétons, cavaliers et richards en charrette serencontrèrent en avant des douves et pénétrèrent de compagnie surla pelouse ouverte qui aboutissait à la brèche. Personne ne s’avisade soulever le marteau à tête de bélier, suspendu au battant droitdu portail. On attendit. Les fillettes qui apportaient des bouquetsd’aubépine s’assirent sans façon sur l’herbe mouillée, autour deleurs fleurs dressées en faisceaux ; les charrettes, dételées,furent rangées par ordre, tandis que les bœufs maigres et dechétive venue paissaient le gazon de la pelouse, déjà maintes foistondue par les troupeaux de Rohan. Gars et métayers allumèrentleurs pipes et se chômèrent en cercle, comme on ditlà-bas, debout, grand chapeau sur la tête, le bâton attaché à laboutonnière, graves, taciturnes et ne laissant échapper aucunemarque d’impatience.

Pendant que les ménagères tricotaient lagrosse laine, les jeunes filles babillaient, regardant du coin del’œil la partie occidentale des remparts, autour desquels la brumesemblait se condenser pour livrer une suprême bataille aux rayonsvainqueurs du soleil. Elles se montraient au doigt un lourd balconde granit dont le profil saillait au-dessus des murailles, et, toutbas, elles se disaient en frissonnant :

– C’est là !

Un son de trompe retentit au lointain dans laforêt. Les hommes prêtèrent l’oreille.

– M. l’intendant Feydeau s’est levéde bon matin aujourd’hui, dit Jouachin, un métayer à la barbegrise, qui ajouta en secouant la tête d’un air triste : J’aivu le temps où le domaine de Rohan était si long et si large que,d’ici où nous sommes, on ne pouvait jamais ouïr que la fanfare deRohan !

Un second son de cor plus rapproché éclatavers le midi. Le rouge monta au visage de Jouachin et il n’y eutpas un gars autour de lui qui ne fermât les poings en fronçant lesourcil.

– Rohan dort, prononça lentement lebonhomme ; les gens de France en feront tant et tant que Rohans’éveillera !

Les fillettes ne s’occupaient que du balconmystérieux.

– C’est là ! c’est là !répétaient-elles ; une femme blanche et un cavalier toutnoir…

– Chaque nuit que Dieu donne !

– Et ceux qui passent de l’autre côté dela douve entendent piaffer un cheval au fond des fossés, dansl’oseraie…

– Le cavalier est César de Rohan, lepauvre jeune monsieur décédé, voilà qui est sûr !

– Et la femme blanche est Jeanne deCombourg, sa fiancée, morte à vingt ans !

– Et la fenêtre qui s’ouvre ?demandait quelque voix timidement sceptique. Et le cheval quipiaffe dans l’oseraie ?

– Ah ! Seigneur Jésus ! sait-onexpliquer ces choses de l’autre monde ?

– Le premier son de trompe, disaitcependant Jouachin, est monté des fonds de la Sangle. Le second estvenu de la Fosse-aux-Loups, et j’ai bien reconnu l’embouchure dupiqueur de l’intendant Feydeau : ce n’est donc pas l’intendantFeydeau qui mène la chasse au fond de la Sangle.

– Lui ou d’autres, dit une voixaigrelette qui sortait du brouillard ; les gens de Frances’amusent où ils veulent et quand ils veulent, chez nous !

– Yaumy ! le cousin Yaumy !crièrent tous à la fois les fermiers de Rohan ; Yaumy, le jolisabotier !

– On ne voyait point encore le cousinYaumy, caché par la brume et par cette oseraie où piaffait toutesles nuits le cheval fantôme. Il se montra enfin de l’autre côté dela douve qu’il côtoya pour entrer dans le pâtis.

Le cousin Yaumy n’était pas de belle taille,mais sa veste de toile feutrée recouvrait de larges épaules ;un bonnet de laine tombait jusque sur ses petits yeux endormis etmalins. Il n’avait ni bidet ni charrette, et la sachée plate qu’ilportait à la main aurait tenu dans la pochette de son gilet.

Yaumy, le joli sabotier, traversa la pelouseen se balançant sur ses jambes noueuses et s’avança jusqu’au centredu cercle. Sa pipe était toute bourrée, il l’alluma préalablement,puis il souhaita le bonjour avec politesse au cousin Jouachin, aucousin Josille, au cousin Mathelin, au cousin Julot, ainsi qu’à unedemi-douzaine d’autres cousins dont les noms ne sont point parvenusjusqu’à nous. Il adressa un signe de tête protecteur aux cousinesjeunes et vieilles, et regarda d’un air sournois la porte fermée duchâteau.

En tout autre pays, ce regard eût présagé unequestion, mais le paysan de la haute Bretagne est prudent comme leNormand, son voisin ; il ne sait guère parler franc niregarder en face : ceci à l’ordinaire. Dans les grandesoccasions, quand une fois son bonnet a passé par-dessus lesmoulins, il faut lui fendre le crâne jusqu’aux dents pour le forcerà baisser les yeux ou le réduire au silence.

– Tu viens comme cela des fonds de laSangle ? demanda Jouachin.

– Oui, oui, répliqua le joli sabotier, etil y a une bonne trotte !… hein ? en voilà-t-il unbrouillard qui choisit sa place ? de l’autre côté des douveson ne voit pas seulement le bout de son nez ; là-haut, letemps est clair comme de l’eau de roche. Tout cela, c’est desgelées pour la Saint-Pierre et ça fait du mal au blénoir !

– Et aux fèves aussi ! appuyaMathelin, c’est sûr !

– Ma pauvre foi ! enchérit Julot,vous croyez que ça fait grainer le chènevis !

– Voilà qui est bon, interrompitgravement le vieux Jouachin ; Yaumy mon gars, ne nous fais paslanguir ; on est en chasse là-bas par chez toi vers les fondsde la Sangle ?

– Le comte de Toulouse, notre gouverneur,est un beau jeune prince, répliqua Yaumy, qui jeta à la ronde unregard cauteleux.

Fillettes et métayères s’étaient levées pourécouter mieux, et d’instinct les fermiers de Rohan avaient rétrécileur cercle.

– C’est bien le moins que les beauxjeunes princes se divertissent, reprit Yaumy ; ça l’amuse dechasser, le comte de Toulouse ! ce n’est pas sa faute, s’iltrouve le domaine de Rohan sur le chemin de son gibier.

– C’est donc le comte de Toulouse quichasse là-bas ?

La voix de Yaumy prit des inflexions sourdeset ses yeux se tournèrent vers le balcon de granit où le soleil,perçant la brume, mettait de rougeâtres reflets.

– Il y a chasse et chasse,grommela-t-il ; chasse de jour, chasse de nuit… chasse enforêt, chasse à la maison… Priez Dieu que le comte de Toulouse seborne à chasser dans les taillis de Rohan !

Depuis quelques minutes on entendait unmurmure vague et sans cesse grandissant, à l’intérieur duchâteau : c’était comme le réveil du vieux manoir : desvoix s’appelaient et se répondaient ; le pavé de la coursonnait au choc des gros sabots pleins de paille ; le chenilaboyait et les chevaux de Rohan hennissaient au fond desécuries.

Au moment où toutes les bouches s’ouvraientpour réclamer l’explication des paroles énigmatiques de Yaumy, uneclé gronda dans la serrure, puis on entendit la lourde barre debois glisser hors de l’entaille pratiquée dans le mur ; lebattant droit de la porte roula lentement sur ses gonds avec lescinq têtes de loup qui le chargeaient ; une femme de cinquanteans à peu près, coiffée d’un bonnet rond, collant, en étoffe delaine noire, d’où s’échappaient les mèches épaisses de ses cheveuxdéjà grisonnants, parut sur le seuil et sembla compter du regard lafoule des vassaux.

Il n’y eut pas un paysan qui ne se découvrît,ne fût-ce qu’un petit peu ; métayères et fillettes firentensemble la révérence, et tout le monde prononça d’une seule voixce salut solennel :

– Bonjour à vous, dame MichonGuitan !

Dame Michon Guitan portait sa quenouille aucôté comme un soldat vaillant qui ne se sépare jamais de sonépée ; elle avait une camisole plate, ajustée jusqu’au mentonet sur laquelle se rattachait la piécette carrée d’un tablier detoile bleue ; une jupe d’épluche, rayée de rouge etde noir, laissait voir ses bas de gros tricot, perdus dansd’immenses sabots roses fourrés de peaux de mouton.

C’était une belle paysanne dans toute la forcedu terme. Son air était grave et doux. Elle avait un peu de barbeau menton et un commencement de moustaches. Quand elle souriait, cequi arrivait bien quelquefois malgré son importance, on voyait desdeux côtés de sa bouche deux trous ronds ; qui semblaientpratiqués dans ses dents avec une vrille. Pour connaître lavéritable origine de ces trous, il suffisait de regarder laceinture du tablier de dame Michon Guitan, où une pipe courte etvénérablement noircie était passée. Cette pipe, contre le fourneaude laquelle venaient battre les grains de cuivre d’un long rosaire,suspendu au cou de dame Michon, produisait, quand elle marchait,une musique toute particulière.

– Bonjour à vous trétous ! dit-elleen inclinant, la tête gravement ; bonne Saint-Jean pour vouset pour vos maisonnées ! Est-ce que mon garçon Josselin n’estpoint avec vous ?

– Nous n’avons mie vu votre garsJosselin, dame Guitan répondit Jouachin.

– Faudrait donc pour ça, dit Yaumy d’unair innocent, que votre gars Josselin aurait couché dehors,puisqu’il n’y a pas plus d’une minute que le portail estouvert.

– Je sais bien, ajouta-t-il à part lui etjetant un coup d’œil rapide vers le rempart occidental, je saisbien qu’il y a la petite porte qui donne sur l’oseraie, au bas boutde la douve…

Le cousin Yaumy avait de bons yeux, etpourtant, il ne vit rien que la brume étendue comme une nappeopaque sur toute cette partie du paysage. Cependant le niveau dubrouillard s’abaissait peu à peu, et l’on apercevait confusémentles plus grandes tiges des osiers qui se balançaient à la brise.Ces tiges partaient d’un pli de terrain formant le prolongement desanciens fossés, qui tournaient à l’ouest du manoir et allaient seperdre derrière les remparts, en passant précisément sous le fameuxbalcon. L’oseraie était séparée de la pelouse ou pâtis par une haied’épine mal entretenue ; elle s’étendait sur une largeur devingt ou trente pas, bordée par un talus sous lequel on découvraitdes vestiges de maçonnerie ; puis le sol s’affaissait en unebrusque descente et tombait ainsi jusqu’au fond de la vallée.

Un sentier à peine tracé courait le long de ladouve et suivait cette pente de la colline à travers les touffes deronces.

Dame Michon Guitan était là pour donner entréeaux tenanciers de Rohan, mais au lieu de s’effacer et de leurlivrer passage, elle restait sur le seuil toute pensive. Après unsilence elle mit sa main au-devant de ses yeux et, son regard,passant par-dessus les têtes de la foule, interrogea la lisière dela forêt.

À ce moment, un bruit se fit du côté de ladouve ; c’était comme une porte ouverte avec lenteur etgrinçant sur ses gonds rouillés. Les hautes tiges d’osiers’agitèrent. Tout le monde vit et entendit cela. Michon Guitanchangea de couleur.

Personne ne bougea cependant, sauf le jolisabotier Yaumy, qui se coula derrière les charrettes jusqu’à lahaie d’épines.

– Entrez, bonnes gens, entrez, dit Michonrapidement et d’une voix tremblante ; Rohan me ferait desreproches, s’il savait que ses fermiers attendent à la porte de samaison.

Il était évident qu’elle cherchait à donner lechange à la curiosité déjà éveillée ; mais elle avait troptardé. On vit passer dans la brume éclaircie une forme humaineenveloppée d’une mante de couleur sombre et le visage couvert d’unlong voile. L’apparition glissa hors de l’oseraie, et l’on eût ditque la brise l’emportait au versant de la montagne.

En même temps le galop d’un cheval s’étouffasur l’herbe épaisse.

Cela fut rapide comme la pensée. Lestenanciers de Rohan restaient bouche béante et les fillettes sedemandaient si ce n’était point un rêve.

Mais elles virent dame Michon Guitan, toutepâle, baiser à la dérobée la croix de son rosaire. La bonne femmefit signe aux fermiers d’entrer ; il semblait qu’elle n’eûtplus de parole. Les fermiers obéirent en silence ; chacund’eux pensait : – Le cousin Yaumy nous dira de quoi ilretourne !

Qu’y avait-il ? une poterne ouverte del’autre côté du rempart, le passage d’un être humain à traversl’oseraie, le galop d’un cheval invisible, enfin et surtoutl’émotion de dame Guitan ; c’était plus qu’il n’en fallait. Cebrouillard, plus impénétrable que la nuit même, cachait un mystère.Pour savoir le mot de l’énigme, il n’y avait que le cousin Yaumy,blotti contre la haie.

Ménagères et fillettes, garçons et métayerscalculaient que l’apparition avait dû passer à dix pas de lui auplus. Quand tout le monde eut franchi le seuil de lamaîtresse-porte dont le battant se referma sur Michon Guitan, lecousin Yaumy se frotta les mains et se prit à rire toutdoucement.

– Oui bien ! oui bien !murmurait-il en se grattant la tête sous son bonnet de laine ;maître Alain me donnera quelque chose pour cela !

Il était tout gaillard, le joli sabotier, etil eût bien juré ses grands dieux qu’il n’y avait là personne pourle voir ou l’entendre. Aussi poussa-t-il un cri de frayeur en sesentant retenu par derrière, au moment où il quittait son posted’observation pour gagner la brèche à son tour. Il se retournavivement ; un jeune homme de haute taille, à la figure pâle etintelligente, couronnée de longs cheveux noirs, s’était dressé enface de lui de l’autre côté de la haie.

– Ah ! ah ! fit Yaumy, quiessaya de sourire, c’est vous, maître Josselin ?

Le jeune homme portait une veste taillée à lamode des paysans de la forêt de Rennes, mais en bon drap noir, etses braies étaient de velours. Il enjamba la haie et appuya sesdeux mains sur les épaules de Yaumy.

– La bonne dame Michon demandait tout àl’heure après vous, Josse, reprit Yaumy qui cherchait unecontenance.

Maître Josselin le regardait entre les deuxyeux.

– Écoute-moi bien, je veux teparler !

Il y avait, non point dans ces mots, mais dansl’accent du jeune homme, une menace si évidente, que Yaumy, robusteet habitué aux luttes campagnardes, se tint pour averti.

– J’écoute, répliqua-t-il en ramassantses muscles et en pliant déjà les jarrets.

– Je veux te dire, reprit maîtreJosselin, que tu as perdu ta peine en venant espionner de cecôté-ci. Tu n’as rien vu !

– Dieu merci ! grommela le jolisabotier, je ne suis pourtant pas aveugle !

– Tu n’as rien vu ! répéta le jeunehomme, dont les sourcils se froncèrent.

– Moi, je dis que j’ai vu ! s’écriaYaumy. Mon jeune maître Josselin, vous n’avez pas encore la poigneassez forte pour me faire peur. J’ai vu et reconnu lademoiselle.

Un éclair s’alluma dans les yeux de Josselin,dont, la joue resta pâle ; sa main gauche quitta l’épaule deYaumy pour lui saisir violemment la peau de la gorge ; en mêmetemps, sa main droite se plongea sous le revers de sa veste, d’oùil tira un couteau de chasse, à la lame brillante et fraîchementaiguisée.

Le cousin Yaumy se laissa choir sur sesgenoux.

– Tu n’as rien vu ! répéta pour latroisième fois Josselin.

– C’est pourtant Dieu vrai ! répétacette fois le joli sabotier plus mort que vif ; je n’ai rienvu du tout ! mais du tout !

Josselin le repoussa du pied et prit lentementle chemin de la maîtresse porte.

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