La Machine à désintégrer

La Machine à désintégrer

de Sir Arthur Conan Doyle

Le Pr Challenger était d’une humeur épouvantable. Devant la porte de son bureau, j’avais déjà une main sur la poignée et les pieds sur le tapis-brosse quand j’entendis un monologue qui ressemblait à ceci, les mots étant autant d’explosifs qui détonaient et se répercutaient à travers toute la maison :

– Oui, je vous dis que c’est la deuxième erreur ! La deuxième de la matinée. Est-ce que vous vous imagineriez par hasard qu’un homme de science a le droit d’être dérangé dans un travail capital par l’intrusion continuelle d’un idiot au bout du fil ? Je ne le tolérerai pas ! Passez-moi le directeur…Ah ! c’est vous, le directeur ! Eh bien ! pourquoi ne dirigez-vous pas ? Tout ce que vous êtes capable de faire,c’est de me déranger dans un travail dont l’importance dépasse naturellement les limites de votre intelligence. Passez-moi le directeur général ! Il n’est pas là ? J’aurais dû m’en douter ! Je vous assignerai en justice si pareil fait se reproduit. J’ai bien assigné des coqs qui chantaient ! Oui, et ma plainte a été reçue. Si elle a été reçue pour des coqs qui chantaient, pourquoi pas pour des sonneries détraquées ?L’affaire est claire. Des excuses par écrit ? Très bien. Jeles prendrai en considération. Au revoir !

C’est à cet instant précis que je me hasardai à entrer.Hélas ! Il me fit face tout en raccrochant le téléphone :un vrai lion en colère ! Son imposante barbe noire frémissait,l’indignation soulevait son torse puissant… L’arrière-garde de safureur me fusilla de deux yeux gris arrogants, dominateurs,invincibles.

– Stupides coquins de l’enfer ! tonna-t-il. Et trop payéspar surcroît ! Je les entendais qui riaient pendant que je meplaignais… Tout conspire à me nuire, puisque à présent vous voilà,jeune Malone ! Votre arrivée couronne une matinée désastreuse…Puis-je vous demander si vous venez de votre propre chef, ou sic’est votre feuille de chou qui vous a délégué pour obtenir uneinterview ? L’ami sera le bienvenu ; mais que lejournaliste aille au diable !

J’étais en train de tâter mes poches à la recherche de la lettrede McArdle quand un nouveau grief lui revint subitement en mémoire.Ses énormes mains velues bouleversèrent les papiers qui setrouvaient sur son bureau jusqu’à ce qu’elles tombassent sur unecoupure de presse.

– Vous avez eu l’amabilité de faire une allusion à moi dansl’une de vos récentes élucubrations ! fit-il en agitant unindex menaçant. Oui, oui ! Dans votre article, assez platd’ailleurs, sur la découverte dans les schistes de Solenhofen devestiges de sauriens… vous avez commencé un alinéa par cesmots : « Le Pr Challenger, qui est l’un de nos plusgrands savants vivants… »

– Je ne m’en dédis pas, monsieur…

– Pourquoi ces qualifications et ces limitations ? Ellessont odieuses ! Peut-être consentirez-vous à me citer les nomsde ces autres savants que vous proclamez mes égaux voire messupérieurs, qui sait ?

– Je me suis mal exprimé. Bien entendu, j’aurais dûécrire : « Notre plus grand savant vivant… » J’enconviens. J’en conviens d’autant plus que je le crois honnêtement.Un lapsus calami…

– Mon cher jeune ami, n’allez pas croire que je sois exigeant.Mais entouré comme je le suis de collègues querelleurs etdéraisonnables, il faut bien que je me taille ma part.L’outrecuidance n’est pas dans ma nature ; toutefois, je doistenir ferme contre mes contradicteurs… Bon !Asseyez-vous ! Allons, quel est le but de votrevisite ?

Il ne me restait plus qu’à m’aventurer avec circonspection, carje connaissais mon lion : pour un rien, il se serait remis àrugir. J’ouvris la lettre de McArdle.

– Me permettez-vous de vous lire ceci, monsieur ? C’est unelettre de mon rédacteur en chef, McArdle.

– Je me rappelle ce nom… Comme échantillon de sa profession, ily a pire.

– Il vous a voué, au moins, une très haute admiration !C’est toujours à vous qu’il fait appel quand il a besoin d’un aviséminent dans une enquête. Et aujourd’hui encore…

– Que désire-t-il ?

Sous la flatterie, Challenger se lissait les plumes. Il appuyales coudes sur son bureau ; il noua ses deux mainsgorillesques ; il pointa de la barbe ; et il me couvaavec bienveillance de ses gros yeux gris à demi occultés par despaupières alourdies. Comme il était énorme en tout, sabienveillance était encore plus accablante que sa truculence.

– Je vais vous donner connaissance du petit mot que j’ai reçu delui, monsieur. Voici ce qu’il me dit :

Voudriez-vous aller voir notre très estimé ami, lePr Challenger, et lui demander son concours pour l’affairesuivante : un Letton, du nom de Théodore Nemor, habitant WhiteFriars Mansions, Hampstead, affirme qu’il a inventé une machinetrès extraordinaire capable de désintégrer n’importe quel objetplacé dans sa sphère d’influence. La matière se dissout et retourneà son état moléculaire et atomique. Un procédé inverse permet de larecomposer dans l’état exact où elle se trouvait avant sadésintégration. Cette affirmation paraît extravagante ;néanmoins il semble qu’elle repose sur une base solide, et que sonauteur soit tombé par hasard sur une découverteremarquable.

Je n’ai pas besoin d’insister sur le caractèrerévolutionnaire d’une semblable invention, non plus que sur sonimportance extrême en tant qu’arme de guerre. Une force capable dedésintégrer un cuirassé ou de réduire une armée – même pour quelquetemps seulement – en une collection d’atomes, mettrait le monde àsa merci. Pour des raisons sociales et politiques, il faut allerjusqu’au bout de cette affaire sans perdre un instant. Le Lettonest amateur de publicité, car il tient à vendre soninvention ; aussi l’approcherez-vous facilement. La carteci-jointe vous ouvrira sa porte. Ce que je désire, c’est que vouset le Pr Challenger alliez le voir, examiniez son invention,et écriviez pour la Gazette un compte rendumotivé sur la valeur de la découverte. J’espère avoir de vosnouvelles ce soir.

R. McArdle.

« Telles sont mes instructions, professeur !ajoutai-je en repliant la lettre de mon rédacteur en chef. Jeserais très heureux si vous consentiez à m’accompagner ; carcomment moi, avec mes modestes capacités, pourrais-je émettre uneopinion motivée.

– Exact, Malone ! Exact ! opina le grand homme. Vousn’êtes pas totalement dépourvu d’intelligence naturelle, mais jevous accorde que pour cette affaire vous ne faites pas lepoids ! Des imbéciles, au téléphone, ont saccagé ce matin montravail ; si bien que je ne suis plus à un dérangement près.Je suis obligé de répondre à ce bouffon italien Mazotti, dont lesvues sur le développement larvaire des termites tropicaux ontexcité mon ironie et mon mépris ; mais je puis attendrejusqu’à ce soir pour démasquer cet imposteur. Je me mets donc àvotre disposition.

C’est ainsi qu’un matin d’octobre je me trouvai avec lePr Challenger dans le métro qui fonçait vers le nord deLondres pour m’entraîner dans l’une des expériences les plussingulières de ma carrière pourtant fertile en événements.

Avant de quitter Enmore Gardens, j’avais pris la précaution dem’assurer par ce téléphone si décrié que notre homme était chezlui, et je l’avais averti de notre visite. Il habitait unappartement confortable à Hampstead et il nous fit attendre pendantune bonne demi-heure dans son salon ; nous l’entendîmespoursuivre une conversation animée avec un groupe depersonnes ; aux adieux qui furent échangés dans l’entrée, jecompris que c’étaient des Russes. Je les aperçus à traversl’entrebâillement de la porte ; ils me donnèrent l’impressiond’individus florissants et intelligents : ils avaient des colsd’astrakan sur leurs manteaux, des hauts-de-formeétincelants ; ils avaient tout à fait cette allure debourgeois bien nantis que le communiste qui a réussi affecte sifacilement. La porte de l’entrée se referma derrière eux, etThéodore Nemor pénétra dans le salon. Je le revois encore tel qu’ilse tenait : debout dans un rayon de soleil, frottant seslongues mains minces et nous accueillant d’un large sourire… sansoublier pour cela de bien nous observer avec des yeux jaunes,rusés.

Il était court, épais ; son corps suggérait une difformité,mais il était difficile de la localiser ; on aurait pu direqu’il ressemblait à un bossu sans bosse. Sa tête évoquait l’idéed’une boulette pas assez cuite : elle en avait la couleur etla consistance humide ; les boutons et les pustules qui ladécoraient se détachaient agressivement sur un arrière-planblafard. Au chat, il avait emprunté ses yeux et sa moustache mince,longue, luisante ; sa bouche lâche bavotait constamment. Endessous des sourcils roux, tout était vulgaire et répugnant ;mais au-dessus le Letton arborait une voûte crânienne comme j’en airarement vu : elle était splendide ; elle n’aurait pasdéparé Challenger lui-même. À ne regarder que le bas de son visage,on aurait pu prendre Théodore Nemor comme un vil conspirateur enmaraude ; mais d’après le haut, il était à situer parmi lesplus grands penseurs et philosophes du monde.

– Eh bien ! messieurs, nous dit-il d’une voix de veloursqu’altérait à peine un léger accent étranger, si j’ai bien comprisle sens de notre petite conversation sur le fil, vous êtes venuspour en savoir davantage sur le désintégrateur Nemor ?

– Parfaitement.

– Puis-je vous demander si vous représentez le gouvernementanglais ?

– Pas du tout. Je suis journaliste àla Gazette, et je suis venu avec lePr Challenger.

– Un personnage célèbre… Célèbre dans toute l’Europe !

Ses crocs jaunis se découvrirent pour manifester une amabilitéobséquieuse.

– J’allais vous dire que le gouvernement britannique a perdu sachance. Il se rendra compte peut-être plus tard de ce qu’il a perdud’autre : son empire, par exemple… J’étais résolu à vendre aupremier gouvernement qui m’offrirait un prix convenable ; simon invention est tombée à présent entre des mains que vous jugerezsans doute impures, c’est à vous-mêmes qu’il faut vous enprendre.

– Alors vous avez vendu votre secret ?

– Au prix que j’ai fixé.

– Et vous croyez que l’acheteur en a le monopole ?

– Indiscutablement il l’a !

– Mais d’autres que vous connaissent le secret ?

– Non, monsieur ! répondit le Letton en touchant son largefront. Voici le coffre-fort dans lequel le secret est soigneusementenfermé ; ce coffre-là vaut mieux que n’importe quel acier eton ne l’ouvre pas avec une clé Yales. Certains peuvent connaîtretel ou tel aspect du problème. Mais personne au monde ne le connaîtdans son ensemble, personne sauf moi.

– Vous et les acheteurs !

– Non, monsieur. Je ne suis pas si sot que de céder mon secretavant d’en avoir touché le prix. Une fois qu’ils l’auront payé,c’est moi qu’ils auront acheté, et ils emmèneront cecoffre-fort…

De nouveau il se tapa le front.

« Avec son contenu où ils le désirent. C’est alors quej’accomplirai ma part du marché. Et je l’accomplirai loyalement,impitoyablement. Après quoi l’histoire se fera.

Il recommença à se frotter les mains, et son sourire immuable setordit dans une sorte de rictus affreux.

– Je vous demande pardon, monsieur ! éclata Challenger, quin’avait encore rien dit mais dont l’expression reflétait undésaccord fondamental avec Théodore Nemor. Mais nous voudrions,avant de discuter, être bien assurés qu’il y a quelque chose àdiscuter. Nous n’avons pas oublié un cas récent : un Italienprétendait pouvoir faire exploser des mines à distance ; aprèsenquête, on s’aperçut qu’il s’agissait d’un fieffé coquin doubléd’un imposteur. L’histoire peut se répéter. Comprenez, monsieur,qu’en tant qu’homme de science j’ai à maintenir ma réputation…Réputation que vous avez eu le bon goût de qualifier d’européenne,quoique j’aie de solides raisons de croire qu’elle n’est pas moinsétablie en Amérique. La prudence est une qualité scientifique, unattribut de la science ; aussi, avant que nous puissionssérieusement examiner vos prétentions, je vous prierais de nousadministrer vos preuves.

Les yeux jaunes du Letton dardèrent sur Challenger un regardparticulièrement véhément, mais un sourire de bonne humeurs’épanouit sur sa figure.

– Vous faites honneur à votre réputation, professeur !J’avais toujours entendu dire que vous étiez le dernier à selaisser duper… Je ne demande pas mieux que de procéder à unedémonstration qui ne manquera pas de vous convaincre ; maisauparavant je tiens à vous dire quelques mots du principegénéral.

« Vous comprendrez que l’appareil expérimental que j’aiaménagé ici dans mon laboratoire est un simple modèle ;pourtant, dans son cadre restreint, il fonctionne admirablement. Jen’éprouverais, par exemple, aucune difficulté à vous désintégrer età vous recomposer, mais ce n’est pas pour un but pareil qu’un grandgouvernement est disposé à payer un prix qui se chiffre parmillions. Mon modèle est un jouet scientifique, tout simplement. Cen’est que lorsqu’on fait appel à la même force sur une plus largeéchelle que l’on obtient des effets pratiques énormes.

– Pouvons-nous voir ce modèle ?

– Non seulement vous le verrez, Pr Challenger, mais vousbénéficierez sur votre propre personne, si vous avez le courage dela mettre à l’épreuve, de la démonstration la plus concluante quisoit.

Le lion commença à rugir :

– Si… ? Ce « si », monsieur, est insultant auplus haut point !

– Allons, allons ! Je n’avais nullement l’intention demettre en doute votre courage. Je vous indique uniquement que jevais vous fournir une occasion de l’exercer. Mais d’abord jevoudrais vous donner quelques précisions sur les principes qui sontà la base de mon affaire.

« Quand certains cristaux, du sel ou du sucre par exemple,sont placés dans de l’eau, ils se dissolvent et disparaissent.Impossible de savoir qu’ils y ont été mis. Puis, par évaporation ouautrement, vous réduisez l’eau ; alors, de nouveau voilà voscristaux, visibles une fois de plus, les mêmes qu’auparavant.Pouvez-vous concevoir un processus selon lequel vous, un êtreorganique, pouvez être d’une manière analogue dissous dans lecosmos, puis, par une subtile inversion des conditions, êtrerecomposé dans votre état premier ?

– Votre analogie est fausse ! s’écria Challenger. Même sij’admets l’hypothèse monstrueuse d’une dispersion de nos moléculessous l’effet d’un pouvoir dissociant, pourquoi serassembleraient-elles exactement selon l’ordre antérieur ?

– Votre objection est normale. Je ne puis vous répondre quececi : elles se rassemblent effectivement jusqu’au dernieratome pour recomposer votre structure. Il y a un coffrageinvisible : chaque brique revient à sa vraie place. Vouspouvez sourire, professeur, mais votre incrédulité et votre sourireferont bientôt place à une émotion tout à fait différente.

Challenger haussa les épaules et déclara :

– Je suis prêt à tenter l’expérience.

– Il y a autre chose que je voudrais vous mettre dans la tête,messieurs, et qui vous aidera peut-être à saisir mon idée. Vousavez entendu parler, aussi bien à propos de la magie d’Orient quede l’occultisme occidental, du phénomène de l’apport, grâce auquelun objet est subitement apporté d’un lieu éloigné et apparaît à unnouvel endroit. Comment expliquer ce phénomène autrement que par lerelâchement des molécules de l’objet, leur transport sur une ondede l’éther, et leur rassemblement, chacune exactement à sa place ettoutes obéissant ainsi à une loi irrésistible ? Transposez ceraisonnement à propos de ma machine, il me paraît juste.

– Vous ne pouvez pas expliquer une chose incroyable en vousréférant à une autre chose incroyable ! répliqua Challenger.Je ne crois pas en vos apports, monsieur Nemor, et je ne crois pasen votre machine. Mon temps est précieux : si nous devonsavoir droit à une démonstration, je vous serais obligé d’y procédersans plus de cérémonies.

– Alors faites-moi le plaisir de me suivre ! conclutl’inventeur.

Il nous fit descendre l’escalier intérieur de son appartement ettraverser un petit jardin derrière la maison. Il ouvrit la ported’un grand appentis, et nous entrâmes.

Imaginez une vaste pièce aux murs blanchis à la chaux ;d’innombrables fils de cuivre tombaient du plafond enguirlandes ; un très gros aimant était posé en équilibre surun socle. En face de l’aimant, quelque chose qui ressemblait à unprisme en verre : un mètre de long, trente centimètres dediamètre. À droite, une chaise placée sur une plate-forme enzinc ; au-dessus d’elle, suspendu, un capuchon en cuivre poli.De lourds fils étaient attachés au capuchon et à la chaise. Sur lecôté, il y avait une sorte de cliquet avec des butéesnumérotées ; le levier gainé de caoutchouc se trouvait àprésent devant la butée zéro.

« Le désintégrateur Nemor ! annonça l’étranger endésignant la machine. Voici le modèle qui est promis à lacélébrité, puisqu’il détruira l’équilibre des forces entre lesnations. Son possesseur est assuré de régner sur le monde…Maintenant, Pr Challenger, vous m’avez gratifié, si j’osem’exprimer ainsi, d’un certain manque de courtoisie etd’égards : oserez-vous prendre place sur cette chaise, et mepermettre de démontrer sur votre personne les capacités de cetteforce nouvelle ?

Challenger avait le courage du lion ; le moindre défi lepoussait au paroxysme. Il se précipita vers la machine, mais jel’empoignai par le bras et le retins.

– Vous n’irez pas ! lui dis-je. Votre vie représente unevaleur trop haute. Ce serait monstrueux ! Quelle garantie desécurité avez-vous ? L’appareil qui ressemble le plus àcelui-là est la chaise électrique que j’ai vue à Sing-Sing.

– Ma garantie de sécurité, répondit Challenger, est que vousêtes témoin, et que cet homme serait certainement inculpéd’homicide par imprudence s’il m’arrivait quelque chose !

– Belle consolation pour le monde de la science ! Vouslaisseriez inachevée une œuvre que personne ne pourrait terminer àvotre place. Laissez-moi, au moins, y aller le premier ; sil’expérience s’avère sans danger, vous irez ensuite.

Jamais la perspective d’un danger personnel n’aurait émuChallenger ; mais l’idée que son œuvre scientifique pourraitne pas voir le jour le frappa au cœur. Il hésita. J’en profitaipour m’élancer et m’asseoir sur la chaise. Je vis l’inventeur posersa main sur le manche, j’entendis un bruit sec ; après quoi,pendant quelques instants, j’éprouvai une sensation de trouble avecun brouillard devant les yeux. Quand le brouillard se fut dissipé,l’inventeur se tenait devant moi, souriant du même sourireodieux ; penché par-dessus son épaule, Challenger n’avait plusune goutte de sang dans les joues.

– Eh bien ! allez-y ! commandai-je.

– C’est fait, répondit Nemor. Vous avez admirablement réagi.Levez-vous ; le Pr Challenger va certainement prendrevotre place maintenant.

Jamais je n’avais vu mon vieil ami pareillement bouleversé. Sesnerfs d’acier avaient flanché. Il me saisit par le bras d’une maintremblante.

– Mon Dieu, c’est vrai, Malone ! dit-il. Vous avez étédésintégré. Pas de doute ! Pendant quelques secondes il y a eudu brouillard, et puis plus rien, le vide !

– Combien de temps ai-je disparu ?

– Deux ou trois minutes… J’étais, je l’avoue, horrifié ! Jene pouvais pas supposer que vous alliez revenir… Il a poussé celevier, en admettant que ce soit un levier, vers une nouvellebutée, et vous avez reparu sur votre chaise : vous aviez l’airun peu ahuri ; à part cela, vous n’aviez pas changé. Ah !j’ai remercié Dieu quand je vous ai revu !

Il épongea son front moite de sueur avec son gros mouchoirrouge.

– Maintenant, monsieur ? interrogea l’inventeur. À moinsque vous n’ayez pas les nerfs solides…

Visiblement, Challenger se raidit et banda ses muscles. Puis,écartant ma main qui voulait le retenir, il s’assit sur la chaise.Le levier fut poussé au chiffre trois. Plus deChallenger !

J’aurais été épouvanté si l’inventeur n’avait témoigné d’unparfait sang-froid.

« Intéressant processus, n’est-ce pas ? observa-t-ilnégligemment. Quand on réfléchit à la formidable personnalité duprofesseur, il est stupéfiant de penser qu’il n’est plus à présentqu’un nuage moléculaire suspendu quelque part dans cette pièce. Levoici, bien entendu, tout à fait à ma merci. Si je décidais de lelaisser en suspension, rien sur la terre ne pourrait m’enempêcher.

– Je trouverais bientôt un moyen de vous en empêcher !

Le sourire fit place, encore une fois, à l’affreux rictus.

– Vous ne supposez pas, j’espère, qu’une telle idée me soitvenue en tête ? Grands dieux ! Pensez à la dissolutionpermanente du grand Pr Challenger… Évanoui dans l’espacecosmique sans laisser de traces ! Terrible !Terrible ! Au fait, il n’a pas été aussi courtois qu’il auraitdû l’être. Ne croyez-vous pas qu’une petite leçon… ?

– Non. Je ne crois pas !

– Eh bien ! Nous allons nous livrer toutefois à unedémonstration peu banale. Quelque chose qui vous donnera la matièred’un alinéa passionnant dans votre article. Par exemple, j’aidécouvert que le système pileux du corps est sur une vibration toutà fait différente de celle des tissus organiques vivants ; jepuis donc l’inclure ou l’exclure dans ma recomposition structurale.Or cela m’intéresserait de voir ce sanglier sans sa soie.Regardez !

Il y eut un bruit sec du levier. Un instant après, Challengerreparaissait sur sa chaise. Mais quel Challenger ! Un vrailion tondu ! J’avais beau être furieux de la plaisanterie dontil était victime, je ne pus pas me retenir : j’éclatai d’unrire inextinguible !

Sa tête énorme était aussi chauve que celle d’un bébé, sonmenton aussi lisse que celui d’une jeune fille. Privée de saglorieuse parure de poils, la partie inférieure du visage n’étaitque bajoues et jambons. Il ressemblait à un vieux gladiateur,cabossé et ballonné. Ses mâchoires de bouledogue saillaient sur lementon massif.

Peut-être est-ce ce qu’il lut sur nos visages – car je suis sûrque le méchant sourire de mon compagnon avait dû s’élargir devantce spectacle… Quoi qu’il en fût, la main de Challenger se porta àson crâne, et il se rendit compte de son état. Dans la seconde quisuivit cette découverte, il avait bondi de sa chaise, attrapél’inventeur par la gorge, et il l’avait projeté à terre.Connaissant la force immense de Challenger, j’étais persuadé qu’ilallait le tuer.

– Prenez garde, au nom du ciel ! m’écriai-je. Si vous letuez, nous ne pourrons jamais remettre les choses enétat !

L’argument prévalut. Même dans ses pires moments de folie,Challenger était toujours accessible à la raison. Il se releva,tirant avec lui l’inventeur qui avait cru que sa dernière heureétait arrivée.

– Je vous donne cinq minutes ! bégaya-t-il en haletant defureur. Si dans cinq minutes je n’ai pas recouvré ma conditionpremière, j’extirpe la vie de votre misérable petitcorps !

Il n’était guère prudent d’argumenter avec Challenger en fureur.Cet homme aurait fait reculer devant lui les plus braves, etM. Nemor n’avait apparemment rien d’un courageux. Aucontraire, les pustules et les boutons qui fleurissaient son visageétaient devenus plus visibles, car la couleur de la peau toutautour avait viré du mastic au ventre de poisson. Il tremblait detous ses membres ; à peine put-il articuler quelquesmots :

– Réellement, professeur ! balbutia-t-il en caressant sagorge endolorie, la violence n’est pas nécessaire. Il ne s’agissaitque d’une plaisanterie… D’une plaisanterie inoffensive… Entre amis…Je voulais vous démontrer tous les pouvoirs de ma machine. Jem’étais imaginé que vous souhaitiez une démonstration complète. Jene voulais pas vous offenser, je vous en donne ma parole,professeur !

Pour toute réponse, Challenger regrimpa sur la chaise.

– Surveillez-le, Malone ! Ne tolérez aucune privauté,n’est-ce pas ?

– Je veille, monsieur.

– À présent, arrangez-moi ça. Sinon vous en supporterez lesconséquences !

Terrorisé, l’inventeur s’approcha de la machine. La puissance derecomposition fut donnée à plein. En une seconde, le vieux lionavait recouvré sa crinière hirsute. Il se frappa affectueusement labarbe et passa les mains sur son crâne pour s’assurer que larestauration était totale. Puis, avec une solennité infinie, ildescendit de la chaise.

« Vous avez pris une liberté, monsieur, qui aurait puentraîner pour votre personne des suites très graves. Je me bornetoutefois à prendre note de votre explication, à savoir que vousauriez agi uniquement dans un but démonstratif. Puis-je à présentvous poser quelques questions directes sur ce pouvoir remarquabledont vous revendiquez la découverte ?

– Je vous répondrai sur tous les points qu’il vous plaira, saufsur la nature de la source du pouvoir. C’est mon secret.

– Et êtes-vous sérieux quand vous nous déclarez que personne aumonde ne le connaît en dehors de vous-même ?

– Personne au monde !

– Vous n’avez pas eu d’assistants ?

– Non, monsieur. Je travaille seul.

– Sapristi ! Voilà qui est intéressant… Vous m’avezconvaincu de la réalité de ce pouvoir, mais je n’entrevois pasencore ses capacités pratiques.

– Je vous ai indiqué, monsieur, que c’était un modèle. Mais rienne me serait plus facile que de construire un appareil sur une toutautre échelle. Vous comprenez que l’action se produitverticalement. Certains courants au-dessus de vous, associés àcertains autres par-dessous déclenchent des vibrations qui peuventdésintégrer ou recomposer. Mais le processus peut se dérouler surun plan horizontal. Dans ce cas, l’effet serait le même, etcouvrirait un champ proportionnel à la force du courant.

– Donnez-moi un exemple.

– Supposons qu’un pôle soit dans un petit bateau, l’autre dansun deuxième petit bateau : un cuirassé entre les deux sevolatiliserait en molécules ! Il en serait de même avec unearmée en marche.

– Et vous avez vendu ce monopole à une seule grande puissanceeuropéenne ?

– Oui, monsieur. Quand l’argent m’aura été versé, ellebénéficiera d’un pouvoir que n’a jamais eu aucune nation. Mêmemaintenant, vous distinguez mal toutes les possibilités de cettearme placée en des mains compétentes, des mains qui ne tremblerontpas. Elles sont incommensurables !…

Un sourire d’exultation méchante passa sur sa figureabominable.

« Imaginez un quartier de Londres où mes machines seraientaménagées. Imaginez l’effet de ce courant porté sans effort àl’échelle convenable…

« Ma foi, ajouta-t-il en éclatant de rire, j’imaginevolontiers toute la vallée de la Tamise nettoyée, sans qu’il resteun homme, une femme ou un enfant sur ses millionsd’habitants !

Ces paroles me remplirent d’horreur ; mais je détestai plusencore l’air triomphant avec lequel elles furent prononcées. Surmon compagnon, elles semblèrent produire un tout autre effet :à ma grande surprise, il arbora un sourire badin et tendit sa mainà l’inventeur.

– Eh bien ! monsieur Nemor, dit-il, il nous reste à vousféliciter. Sans aucun doute vous avez découvert une remarquablepropriété de la nature, et vous êtes parvenu à la domestiquer pourque l’homme l’utilise. Le fait que cette utilisation soitdestructive est évidemment déplorable, mais la science ignore desdistinctions de ce genre : elle suit le savoir où il laconduit. Laissons de côté le principe fondamental qui est votresecret ; mais vous ne voyez pas d’inconvénient, je suppose, àce que j’examine la construction de l’appareil ?

– Aucun inconvénient. L’appareil est simplement un corps ;c’est son âme, le principe qui l’anime, que vous n’avez aucunespoir d’appréhender.

– Soit ! Mais le mécanisme me paraît être un modèle desimplicité.

Pendant plusieurs minutes, il tourna autour de l’appareil et entâta quelques éléments. Puis il hissa sa lourde masse sur lachaise.

– Voudriez-vous partir pour une nouvelle excursion dans lecosmos ? proposa l’inventeur.

– Plus tard, peut-être… Plus tard ! En attendant, ilexiste, vous le savez d’ailleurs certainement, une déperditiond’électricité. Je sens distinctement un courant faible qui passe àtravers moi.

– Impossible. La chaise est parfaitement isolée.

– Je vous certifie que je le sens.

Il descendit de la plate-forme.

L’inventeur se hâta de prendre sa place.

– Moi, je ne sens rien ! dit-il.

– Vous ne sentez pas un chatouillement qui descend le long devotre moelle épinière ?

– Non, monsieur, je ne sens rien.

J’entendis un bruit sec, et le Letton disparut. Je regardaiChallenger avec stupéfaction.

– Seigneur ! m’exclamai-je. Auriez-vous touché à lamachine, professeur ?

Il m’adressa un sourire à la fois bienveillant et ingénu ;son visage n’exprimait qu’une douce surprise.

– Sapristi ! J’ai peut-être par inadvertance touché aulevier, me répondit-il. Des incidents fâcheux sont toujours àcraindre avec un modèle aussi primitif. Ce levier aurait dû êtreprotégé.

– Il est au trois : c’est la butée de désintégration.

– C’est bien ce que j’avais remarqué quand il a opéré survous.

– Moi, j’étais tellement énervé quand il vous a ramené sur laterre que je n’ai pas vu le chiffre pour la reconstitution.L’avez-vous noté ?

– Peut-être l’ai-je noté, jeune Malone ; mais je n’encombrepas ma tête de petits détails : il y a plusieurs butées, etnous ignorons à quoi elles servent… Peut-être aggraverions-nous lasituation si nous expérimentions à tort et à travers, peut-êtreserait-il préférable de laisser les choses en état ?

– Et vous voudriez…

– Exactement ! Cela vaudrait nettement mieux.L’intéressante personnalité de M. Théodore Nemor s’est diluéedans le cosmos, sa machine est donc sans valeur, et un gouvernementétranger se trouve privé du savoir grâce auquel beaucoup de malpouvait être commis. Nous n’avons pas perdu notre temps ce matin,jeune Malone ! Votre feuille de chou publieravraisemblablement une colonne passionnante sur l’inexplicabledisparition d’un inventeur letton peu après la visite de son envoyéspécial !… Cette expérience m’a grandement plu ! De telsinstants jettent des lueurs sur la routine terne de l’étude. Maisla vie a ses devoirs comme ses plaisirs : aussi vais-jerevenir à mon Italien Mazotti et à ses vues obscènes sur ledéveloppement larvaire des termites tropicaux.

Je me retournai : j’eus l’impression qu’un léger brouillardgras flottait autour de la chaise.

– Tout de même !… insistai-je.

– Le premier devoir du citoyen respectueux des lois, déclaraavec force le Pr Challenger, est d’empêcher le crime. Ai-jefait autre chose ? En voilà assez Malone ! Assez bavardésur ce thème ! Des affaires plus importantes meréclament !

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