La Main froide

La Main froide

de Fortuné du Boisgobey
Chapitre 1

 

 

Le vieux quartier Latin a disparu avec la dernière grisette.

Le temps n’est plus où les étudiants tenaient à honneur de ne jamais quitter la rive gauche. Maintenant, ils passent volontiers les ponts et ils se répandent sur les grands boulevards, comme ils les appellent, pour les distinguer du boulevard Saint-Michel qu’ils nomment familièrement le Boul’Mich’.

Quelques-uns même demeurent de l’autre côté de l’eau et viennent aux cours, en voiture, – quand ils y viennent.

Pourtant, sur les hauteurs de la montagne Sainte-Geneviève, on trouverait encore, en cherchant bien, des représentants d’un autre âge, des attardés fidèles à la tenue et aux mœurs de leurs devanciers.

Ceux-là arborent des coiffures étranges,fument la pipe en buvant des bocks devant les cafés de la rue Soufflot, font queue au théâtre de Cluny, dansent à la Closerie desLilas et croient fermement que l’univers finit au petit bras de laSeine.

Ces convaincus sont rares ; si rares que,l’année dernière, on en comptait jusqu’à deux que les nouveauxvenus se montraient comme des phénomènes.

Encore se distinguaient-ils des étudiantsd’autrefois en ce point qu’ils avaient tous les deux de la fortuneet qu’il n’aurait tenu qu’à eux de mener une autre existence.

C’était par vocation qu’ils vivaient de la viedu quartier. L’un des deux était même assez riche et assez bienapparenté pour faire bonne figure ailleurs.

Il s’appelait Jean de Mirande et, à samajorité, il était entré en possession d’une vingtaine de millefrancs de rentes, sans compter la perspective d’hériter plus tardd’un oncle millionnaire et célibataire qui avait été sontuteur.

Il est vrai qu’il ne comptait guère sur cettesuccession, car le susdit oncle était solide comme le pont du Gard,bâti par les Romains, et de plus, complètement brouillé avec sonneveu, depuis que ce neveu s’était avisé de déroger aux traditionsde ses nobles aïeux en s’enrôlant dans la bohème scolaire.

Le Pylade[2] de cetOreste du pays Latin ne descendait pas des Croisés et même il nesortait pas, comme on dit vulgairement, de la cuisse deJupiter.

Sa mère, veuve d’un facteur aux Halles, avaitamassé une très honnête aisance en vendant des primeurs, à lapointe Saint-Eustache, et servait une pension de six cents francspar mois à son unique rejeton qu’elle ne voyait pas souvent, carelle demeurait rue des Tournelles, au Marais, et Paul nes’éloignait guère du Panthéon.

Les deux amis ne se ressemblaient pas du tout.Jean était brun, grand, large d’épaules. Il aurait fait un superbecuirassier et il était fier de sa taille et de sa force.

Paul, blond, mince et délicat, avait un peul’air d’une demoiselle.

Jean aimait les aventures tapageuses, lesassauts de beuverie et les conquêtes à la hussarde. Rageuret querelleur avec cela, il ne parlait que de pourfendre et ilpourfendait… quelquefois.

Paul, qui pourtant n’était pas poltron,préférait aux batailles de brasseries les promenades sentimentalessous les arbres de l’avenue de l’Observatoire.

Mais ses goûts paisibles ne l’empêchaient pasd’être de toutes les joyeuses parties arrangées par le turbulentJean de Mirande.

Ils s’étaient liés en vertu d’une loinaturelle à laquelle nous obéissons tous – l’instinct qui nouspousse à fusionner les races – et aussi parce que Jean avait, unsoir, énergiquement et victorieusement défendu Paul Cormier,assailli par une bande de messieurs à accroche-cœurs[3], venus de la rive droite pour envahir lebal Bullier[4].

Et, dernier contraste entre ces inséparables,Jean, dont les ancêtres auraient pu monter dans les carrosses duRoi, Jean donnait dans les idées nouvelles. Il allait jusqu’aunihilisme, inclusivement – tandis que Paul, fils de commerçants,prétendait regretter l’ancien régime.

Paul aurait donné dix ans de sa vie pour êtreaimé d’une duchesse. Jean, lui, s’accommodait fort bien des petitesouvrières en rupture d’atelier et des chanteuses de cafés-concerts,dits Beuglants, qui constituent le fond du monde galantd’outre-Seine.

En quoi, il n’avait pas tout à fait tort, caril régnait sans partage sur le cœur de ces donzelles faciles, etPaul n’avait pas encore subjugué la moindre grande dame.

Paul aurait voulu que son ami le présentâtdans les salons du noble faubourg où Jean de Mirande aurait pu êtrereçu, à cause de son nom et qu’il fuyait comme la peste. Mais quandPaul exprimait ce désir ambitieux, Jean lui riait au nez etl’emmenait dîner chez Foyot.

Foyot est le café Anglais du quartier.

Ces messieurs y mangeaient habituellement,sans dédaigner cependant de dîner quelquefois dans lesbouillons[5] d’alentour,à seule fin de rester populaires parmi les étudiants moins opulentsqu’eux.

Le dimanche, pendant la belle saison, Oresteet Pylade se montraient au Luxembourg, à l’heure de la musique et,ces jours-là, ils faisaient des concessions à la mode, ens’habillant d’une façon moins excentrique.

L’an passé, donc, par une claire journéedominicale du mois de mai, ils se promenaient, bras dessus brasdessous, sur la terrasse qui domine le grand bassin central, ducôté de la rue de Fleurus.

C’est là que s’assemblent, pour jouir duconcert gratuit, les habitantes de ces régions reculées :honnêtes bourgeoises assises en rond sur des chaises de louage etflanquées de demoiselles à marier ; bonnes d’enfants entouréesde marmots et de militaires non gradés ; habituées de laCloserie des Lilas, circulant par groupes de deux ou trois etblaguant les mères de famille.

Le ciel était splendide. Les marronniers enfleurs embaumaient l’air tiède. Le printemps faisait sa rentrée,après six mois de relâche, pour cause de brouillard et de frimas.Les arbres et les femmes avaient des toilettes neuves.

Paul Cormier, lui aussi, s’était fait beau. Ilportait une redingote noire, coupée par un bon tailleur, un jolipantalon de fantaisie et des bottines pointues, ni plus ni moinsqu’un gommeux[6] remontantles Champs-Élysées, à l’heure où les équipages reviennent duBois.

Et cette tenue élégante lui allait àmerveille.

Jean de Mirande avait endossé, pour lacirconstance, une espèce de justaucorps en velours violet, boutonnéjusqu’au menton ; il avait chaussé des bottes molles montantjusqu’au genou sur une culotte gris-perle extra collante et, pourcompléter ce mirifique costume, il s’était coiffé, comme unCalabrais d’opéra-comique, d’un feutre pointu, orné d’un largeruban vert.

Et, ainsi accoutré, il ne paraissait pas tropridicule. Sa haute mine sauvait tout et nul n’était tenté de semoquer de lui en face.

Les hommes attendaient, pour hausser lesépaules, qu’il leur tournât le dos. Les jeunes filles de bonnemaison le suivaient des yeux à la dérobée, et les mamanspensaient : « Voilà un beau gars ! »

Lui, marchait la tête haute et la moustache auvent, remorquant son camarade qui s’arrêtait souvent pour regarderles femmes et qui ne passait point inaperçu, quoiqu’il n’eût nil’imposante prestance ni les airs vainqueurs du beau Mirande, Roides Écoles et bourreau des crânes.

En arrivant sur la terrasse, Paul Cormieravait avisé, assise contre le piédestal d’une statue, une personnecharmante.

Elle était sans cavalier, mais sans doute ellene comptait pas rester seule jusqu’à la fin du concert, car ellegardait deux chaises, près de celle qu’elle occupait.

Paul qui ne manquait jamais la musique ledimanche, et qui, tous les jours, traversait le jardin plutôt deuxfois qu’une, Paul ne l’y avait jamais rencontrée. Donc, elle venaitde la rive droite. Sa toilette le disait assez, une toiletteélégante et de bon goût, comme on en voit peu dans les environs deSaint-Sulpice.

Du reste, elle ne semblait pas s’apercevoirqu’elle attirait l’attention de ce joli blond qui lui décochait uneœillade brûlante chaque fois qu’il passait devant elle.

Et Paul se demandait déjà s’il avait enfinrencontré ce qu’il cherchait.

Était-ce le début d’une aventure ? Ill’espérait presque et il s’y serait volontiers embarqué, sanssavoir où elle le conduirait.

S’il avait pu prévoir comment elle devaitfinir, il aurait certainement hésité.

La dame lisait un livre à couverture jaune,sans doute un roman nouveau, et ce roman devait être fortintéressant, car elle ne levait pas les yeux.

Paul Cormier, qui la lorgnait inutilement,commençait à se lasser de ce manège improductif, lorsque Mirande,s’arrêtant tout à coup, lui dit :

– Ah ! ça, qu’est-ce que tu as donc à teretourner à chaque instant ? J’en ai assez de te traîner commeun cheval rétif qu’on mène par la figure et qui tire aurenard[7].

– Une femme adorable, mon cher ! murmuraCormier, en serrant le bras de son ami.

– Où donc ?… cette liseuse, là-bas, aupied d’une statue ?… Elle n’est pas mal, mais ce n’est pas lapeine de risquer d’attraper un torticolis pour la contempler…aborde-la carrément.

– Tu ne vois donc pas que c’est une femme dumonde ?… une vraie.

– Décidément, tu es encore plusjobard[8] que je ne pensais.

– C’est toi qui a la manie de prendre toutesles femmes pour des drôlesses. Celle-là est seule en ce moment,mais elle attend quelqu’un… son mari très probablement.

– Allons donc ! elle attend quelqu’un,oui… seulement elle ne sait pas qui… toi, si le cœur t’en dit… oumoi, si je voulais, mais, moi, je ne veux pas. Elle me déplaît, taprincesse, avec son air en-dessous. Et puis, ce soir, j’offre àdîner à deux ou trois jolies filles qui s’amusent bon jeu, bonargent, au lieu de faire les pimbêches : Maria, l’élève de laMaternité et Georgette, une petite actrice des Nouveautés,gaie comme un pinson. Lâche ta femme honnête. Je t’invite. Nousaurons en plus Véra, la Russe… externe à la Pitié.

– Une nihiliste !… merci !… tonapprentie accoucheuse et ta figurante ne me tentent pas non plus.Du reste, tu sais bien qu’aujourd’hui, dimanche, je dîne chez mamère.

– Blagueur, va !… dis donc plutôt que tuas envie de suivre ta marquise de carton. Faut-il que tu soisnaïf !… ça, une grande dame ?… une horizontale[9], tout au plus… et de petite marque, monpauvre Paul. Je m’y connais.

– Tu crois t’y connaître et tu n’y entendsrien.

– Ah ! c’est comme ça !… tu prétendsm’en remontrer !… eh ! bien, je vais te donner une leçon.Tu vas voir comment on s’y prend pour faire connaissance avec uneprincesse qui vient chercher fortune à la musique duLuxembourg.

Et, dégageant son bras, Mirande alla droit àla liseuse.

Paul essaya de le retenir. Il n’y réussit paset il resta, planté sur ses jambes, au milieu de la terrasse, etfort embarrassé de sa contenance, pendant qu’à dix pas de lui, lebeau Mirande s’asseyait sans façon sur une des chaises restéeslibres à côté de la dame.

Cette fois, elle leva la tête et elle semontra dans toute sa radieuse beauté.

C’était une blonde aux yeux noirs, une blondequi avait le teint mat et chaud d’une Espagnole de Séville avec laphysionomie intelligente et vive d’une Parisienne de Paris.

Pas du tout intimidée, d’ailleurs.

– Pardon, madame, commença Mirande enretroussant sa moustache, vous devez vous ennuyer toute seule et jeme suis dit…

Il n’acheva pas sa phrase. La dame leregardait fixement et ses yeux n’exprimaient que le dédain, mais undédain si calme et si fier qu’il s’arrêta net.

Les grosses galanteries qu’il allait débiterlui restèrent dans le gosier. Et alors se joua une scène muette quiravit d’aise l’ami Paul.

Déconcerté par ce regard froid et par cesilence hautain, Mirande ôta son chapeau qu’il avait, d’un gesteconquérant, enfoncé sur sa tête avant de s’emparer de la chaisevacante, alors qu’il croyait à une victoire facile.

Se découvrir poliment, ce n’était pas assezpour réparer sa première inconvenance et la dame continuait à ledévisager, sans lui adresser la parole.

Il se décida à se lever et il cherchait un motpour se tirer le moins mal possible de la sotte situation où ils’était mis, lorsqu’il vit debout, devant lui, un monsieur, vêtu denoir, qui s’était approché sans qu’il l’entendît venir.

– Enfin ! s’écria-t-il, tout heureux deconsoler son amour-propre en cherchant noise à quelqu’un ;enfin je trouve à qui parler !

Jean de Mirande s’était bien aperçu que lablonde inconnue le trouvait ridicule ; et il était d’autantplus vexé que Paul Cormier assistait de loin à sa défaite. PaulCormier qu’il comptait éblouir en faisant, au pied levé, laconquête d’une femme jeune, jolie et parfaitement distinguée, quoiqu’il en eût dit, avant de l’aborder.

Et pour se relever aux yeux de son ami de cetéchec humiliant, il n’avait rien imaginé de mieux que d’apostropherun monsieur, père, frère ou mari, très probablement, de cettegrande mondaine, fourvoyée au Luxembourg.

Ce personnage qui venait de surgir tout àcoup, comme un diable jaillit d’une boîte à surprise, montrait unvisage complètement rasé, sauf une paire de favoris, coupés auniveau de l’oreille et portait à la boutonnière de sa longueredingote un mince ruban rouge.

Il avait tout à fait l’air d’un officier endemi-solde, un de ces types de grognards licenciés comme on envoyait du temps de la Restauration et comme on en voit encore dansles dessins de Charlet.

Grands traits qui semblaient avoir été taillésà coups de hache, regard dur, physionomie chagrine.

Au lieu d’interpeller Mirande qui s’yattendait et se préparait à répliquer vertement, l’homme vêtu denoir vint, sans dire un mot, se placer entre l’étudiant et laliseuse qui ne lisait plus.

Mirande crut que ce protecteur muet allaits’asseoir, afin d’établir par cette prise de possession son droitde défendre la belle inconnue, mais le protecteur resta debout,fronçant le sourcil, pinçant les lèvres et opposant sa largepoitrine à toute tentative d’occupation.

– Monsieur, dit Jean, un peu déconcerté par cesang-froid je viens d’aborder cavalièrement madame qui, je lesuppose, vous tient de près. Si vous n’êtes pas content, je suis àvos ordres et je vous laisse le choix des armes. Vous pouvezm’envoyer vos témoins demain matin… Jean de Mirande, boulevardSaint-Germain, 119. Je les attendrai jusqu’à midi.

– Je n’ai que faire de votre adresse, réponditsèchement le monsieur. Passez votre chemin.

– Alors, vous ne voulez pas vousaligner ? Très bien !… je me suis trompé. Je vous prenaispour un ancien militaire à cause de ce bout de ruban.

Je m’aperçois que j’ai affaire à un bourgeois,décoré par l’intermédiaire de l’agence Limouzin. Puisque vous nevous battez pas, je n’ai plus rien à vous dire. Gardez bien madamevotre épouse et au plaisir de ne jamais vous revoir.

Après avoir lâché cette dernière impertinence,Mirande pirouetta sur ses talons avec la désinvolture d’un marquisd’autrefois et s’en alla rejoindre Paul Cormier.

Il était resté à distance, cet excellent Paul,et assez embarrassé de sa situation.

De la place où il semblait avoir pris racineau milieu de la terrasse, il n’entendait pas les paroles agressivesque lançait Jean, mais il suivait de l’œil ses mouvements. Ilcomprenait très bien que son incorrigible ami cherchait querelle audéfenseur de la dame blonde, et il ne fut pas peu surpris de levoir battre en retraite.

– Eh bien ! lui demanda-t-il, sanspouvoir s’empêcher de sourire, as-tu réussi ?

– Mon cher, répliqua sèchement Mirande, jesuis tombé sur une rouée qui me l’a faite à la pose. Pour luimontrer que je n’étais pas sa dupe, j’ai proposé la botte à cetescogriffe qui lui sert de garde du corps. Il acané[10].

– Il a cependant l’air d’un ancienofficier.

– Lui ! jamais de la vie !… Le rubanqu’il porte doit être celui d’un ordre des îles Mariannes. J’auraisdû le gifler… Il est encore temps et je vais…

– Tiens-toi en repos, je te prie. Tu te feraismettre au poste. Pense à ces demoiselles que tu as invitées à dînerchez Foyot. La douce Véra te jetterait du vitriol à la figure, situ la plantais là.

– Il faut que je corrige ce drôle… la blondeverra que je ne me laisse pas berner.

– Cette blonde ne s’occupe plus de toi. Elle arepris sa lecture ; elle y est plongée. Quant au chevaliernoir, le voilà qui s’en va se mêler aux badauds occupés à regarderjouer au ballon. Cet homme n’est qu’un domestique. Un mari ou unamant se serait campé sur la chaise.

– Tu as raison, au fait… on ne se bat pas avecun valet. Allons-nous en pour que je ne voie plus sa vilaine tête.Si je me trouvais encore bec à bec avec lui, l’envie me prendraitde lui tomber dessus et je n’y résisterais pas.

Paul s’empressa d’entraîner son rancuneuxcamarade et Jean se laissa faire, mais avant d’arriver au bout dela terrasse, ils donnèrent en plein dans une chaîne de femmes quileur barrèrent le passage.

Elles étaient quatre qui se tenaient par lebras, comme des escholiers du moyen âge, et quiscandalisaient par leurs airs évaporés et leurs toilettes bizarresles familles bourgeoises rangées en espalier des deux côtés de laterrasse.

Il y avait Maria, l’élève sage-femme, coifféed’un immense chapeau de paille orné de fleurs des champs. Il yavait Véra, l’externe nihiliste, coiffée d’un béret rouge, et deuxéchappées des petits théâtres de la rive droite ; plusélégamment habillées, celles-là, mais pas moins tapageuses.

Toutes les quatre fumaient des cigarettesturques, offertes par l’étudiante russe.

Les gardiens du jardin les regardaient detravers, mais au Luxembourg on n’est pas si collet-monté qu’auxTuileries et les habitués y ont leurs coudées franches.

Ce fut une fête en plein air que cetterencontre entre ces émancipées et les deux étudiants les pluschic du pays Latin. Il y eut des cris de joie et desaccolades à grands bras. Maria proposa de se prendre tous par lamain et de danser en chantant la ronde du pont d’Avignon.

Peut s’en fallut qu’on ne s’y mît. Mais PaulCormier modéra ces ardeurs, en disant gaiement :

– Veuillez remarquer, Mesdames, que je suisaujourd’hui en tenue d’homme sérieux. Respectez ma redingote noireet mon chapeau haut de forme.

– T’as raison, mon p’tit, s’écria mademoiselleZoé, figurante au théâtre Beaumarchais, si tu gigottais ici devantles femmes comme il faut du quartier, ça te ferait du tort pour temarier. Pas de bêtises, Po-Paul !… épouse la fille d’unépicier cossu et quand tu auras le sac, n’oublie pas tespetites camarades.

Paul ne songeait guère à se marier, mais ladame au livre n’était pas loin. En se retournant, il s’était aperçuqu’elle le regardait et il ne se souciait pas de danser unefarandole, sous les yeux de cette blonde qu’il persistait à trouvercharmante et distinguée, en dépit des sarcasmes du beau Mirande,vexé d’avoir été éconduit.

– Ils sont trop verts ! pensait PaulCormier. Si elle avait daigné lui répondre quand il l’a abordée, ildéclarerait qu’elle est adorable. Et il ne m’est pas démontréqu’elle recevrait aussi dédaigneusement un hommage plusdiscret.

Le refus de Paul fut appuyé par mademoiselleVéra. Cette jeune personne qui portait les cheveux courts comme ungarçon, et une mante de serge blanche taillée comme lestouloupes des paysans Russes, n’était pas précisémentjolie avec son teint chlorotique et son nez à la Roxelane, maiselle avait des yeux verts d’un éclat singulier et d’une mobilitétroublante.

Elle déclara que, libre-penseuse et citoyennede la future République universelle, elle rougirait de se donner enspectacle aux vils bourgeois qui attristaient de leur présence lejardin du Luxembourg.

– Tu aimerais mieux pétroler[11] le Palais… moi aussi, dit le seigneurde Mirande.

Heureusement, son oncle n’était pas là pourl’entendre.

– Eh bien ! reprit-il gaiement, chèreVéra, qui vivra verra.

– Oh ! un calembour ! ricana une descabotines ; voilà Mirande qui joue les Christian, à laville.

– Mes enfants, il ne s’agit pas de tout ça,dit Maria. On s’embête ici, au milieu de tous ces types.

Tu paies à dîner, pas vrai, mon vieuxJean ?

– À dîner, à souper… tout ce que vous voudrez,mes petites reines.

– Alors, il est temps d’aller prendrel’absinthe au Boul’Mich.

– Allons-y ! conclut Mirande. En es-tu,Paul ?

– Non. Je dîne chez ma mère, je te l’ai déjàdit.

– Tiens, s’écria Zoé, j’ai vu jouer une piècequi s’appelle comme ça.

– En route ! reprit Maria, en s’emparantdu bras de Jean.

Ses aimables compagnes entourèrent le coupleet le groupe tumultueux roula comme une avalanche vers le grandescalier de la terrasse.

Trop heureux d’être délivré de leur bruyantesociété, Paul Cormier les laissa partir sans regret.

Ils l’avaient entraîné assez loin de la dameblonde. Il lui tardait de la revoir et d’essayer d’attirer sonattention, car il ne désespérait pas de lui plaire, en s’y prenantautrement que ne l’avait fait Mirande.

Il tenait d’autant plus à tenter l’aventureque pareille occasion ne s’offrirait peut-être plus jamais deréaliser le rêve de toute sa vie.

Ce rêve ambitieux, c’était de se faire aimerd’une femme du vrai monde et celle-là en était certainement, quoiqu’en pût dire ce Jean qui ne croyait à rien.

Il s’agissait maintenant de manœuvreradroitement et Paul avait à choisir entre deux partis : ouaborder à son tour la liseuse, sous prétexte de lui présenter lesexcuses de son ami, en lui disant que cet ami était gris ; oubien se contenter de la saluer respectueusement, afin de marquerpar cette politesse discrète que, lui, Paul Cormier, désapprouvaitla conduite de son camarade au chapeau pointu et se tenait prêt àréparer les torts de ce garçon mal élevé, pour peu qu’elle voulûtl’y encourager d’un coup d’œil.

Paul penchait pour cette dernière façon deprocéder qui convenait mieux à son tempérament et il en était déjàà se composer une attitude pour ne pas manquer son effet, quand ils’aperçut que la place était vide.

La dame avait levé le siège, pendant qu’il sedéfendait contre les instances des invitées de Mirande et il eutbeau chercher de tous les côtés, il ne retrouva ni elle ni sonchevalier noir.

– Allons ! murmura-t-il tristement,j’arrive trop tard. Et il ne me reste même pas la ressource de lasuivre pour voir où elle demeure. Elle a dû remonter dans sonéquipage qui l’attendait à une des portes du jardin. L’ange blonds’est envolé et je ne le reverrai plus… Bah ! qui sait ?…en venant tous les jours sur cette terrasse, je l’y rencontreraipeut-être… et, j’aurai soin d’y venir sans ce grand fou deMirande.

Médiocrement consolé par ce très vague espoir,Paul s’achemina vers la grille qui fait face aux galeries del’Odéon.

Il était résigné à s’en aller rue desTournelles chez sa mère qui l’attendait pour dîner. Il y a, toutprès de cette sortie du Luxembourg, une station de fiacres et ilcomptait en prendre un.

Le concert tirait à sa fin ; les amateursde musique en plein vent commençaient à se disperser et le gros dela foule s’écoulait du côté de la rue de Vaugirard.

Paul suivit le torrent.

Après avoir passé devant la fontaine deMédicis, il franchit la grille et avant de remonter à droite, ducôté où stationnent les voitures de place, il s’arrêta un instantsur le trottoir pour allumer un cigare.

Quand ce fut fait, en regardant machinalementdevant lui, il avisa, au coin de la rue Corneille, un coupé demaître, attelé de deux beaux chevaux bais-bruns.

Un cocher majestueux, haut perché sur sonsiège, avait les guides en main et le fouet appuyé sur la cuissedroite. Un valet de pied en livrée sombre se tenait debout près dela portière.

Paul, qui avait la prétention d’êtreconnaisseur en équipages, se mit à admirer celui-là.

Les glaces étaient levées, quoiqu’il fît trèschaud, mais il crut voir à travers la vitre un visage féminin quidisparut aussitôt.

C’en était assez pour exciter la curiositéd’un flâneur, mais Paul se dit qu’il ferait une sottise en allantregarder de plus près une princesse si bien gardée et passa, nonsans se retourner trois fois.

À la troisième, il constata que le coupén’était plus là.

Il avait dû tourner rapidement et filer versla place de l’Odéon.

Paul continua son chemin sans se presser.

Arrivé à la station, il ouvrit la portière dufiacre qui tenait la tête de la file et il allait y monter,lorsqu’une femme y entra du côté opposé et y prit placetranquillement.

Il n’avait nulle envie de contester le droitde priorité de cette dame et il recula pour se mettre en quêted’une autre voiture, mais l’inconnue lui dit :

– Venez, monsieur !

Elle avait rabattu sur sa figure une épaissevoilette de blonde noire, et Paul ne pouvait pas voir si elle étaitjolie, mais la voix était douce, la tournure distinguée, latoilette élégante.

C’était décidément la journée auxaventures.

– Au rond-point des Champs-Élysées !reprit la dame.

Paul Cormier tombait de son haut. Elle luiparlait comme elle aurait parlé à un de ces commissionnaires quiouvrent, aux stations, les portières des fiacres.

Il aurait dû la planter là, mais c’était sidrôle qu’il se décida tout de suite à répéter au cocher l’ordrequ’elle venait de donner et à prendre place à côté d’elle dans lavoiture.

Le romanesque Paul aimait l’imprévu : ilétait servi à souhait.

Mais il n’augurait pas très bien de cettenouvelle aventure.

Il savait que les grandes mondaines n’ont pascoutume de se jeter ainsi à la tête d’un monsieur qu’elles n’ontjamais vu et il pensait que cette personne, un peu trop sans façon,pouvait bien n’être qu’une farceuse en quête d’une liaisonpassagère… et productive.

Elle avait cependant si bon air qu’il voulaitsavoir à quoi s’en tenir sur ses intentions.

Il lui restait tout le temps de faire avecelle, avant d’aller dîner au Marais, une promenade qui éclairciraitce petit mystère, et rien ne l’empêcherait ensuite de faussercompagnie à la promeneuse, s’il s’apercevait qu’elle ne valait pasla peine d’être conquise.

Elle ne le fit pas languir.

Le fiacre commençait à peine à descendre larue de Tournon et Paul en était encore à chercher une phrase pourentamer la conversation, quand elle releva sa voilette.

Cette inconnue c’était la blonde aux yeuxnoirs que Jean de Mirande avait abordée si audacieusement et avecsi peu de succès, sur la terrasse du jardin.

Elle regardait Paul, en souriant et elleparaissait s’amuser de son étonnement et de son trouble.

– Quoi ! Madame, dit-il assez gauchement,c’est vous qui, tout à l’heure…

– Oui, Monsieur, répondit-elle, sans paraîtreembarrassée, c’est moi qui étais assise, là-bas, sous les grandsmarronniers, quand votre ami s’est permis de m’adresser laparole.

– Je vous prie de croire, Madame, que j’aifait ce que j’ai pu pour l’empêcher de commettre cetteinconvenance.

– Je le sais, Monsieur ; j’ai très bienvu que vous avez essayé de le retenir et j’ai deviné que vous ledésapprouviez.

– Oh ! absolument !

– Je n’en doute pas. C’est ce qui m’a faitdésirer de vous connaître.

L’explication ne laissait pas que d’êtreflatteuse pour Paul Cormier ; mais elle n’excusait pasl’allure, pour le moins excentrique, de cette dame qui, pour faireconnaissance avec un jeune homme qu’elle venait de voir pour lapremière fois, n’imaginait rien de mieux que d’envahir un fiacre oùil montait et de lui commander de l’accompagner à l’autre bout deParis.

Il n’aurait plus manqué que de baisser lesstores.

Elle ne s’en avisa point, ni Paul non plus,car il avait beau se dire qu’il était tombé sur une chercheuse derencontres, il ne parvenait pas à se le persuader, tant l’air decette blonde énigmatique était en désaccord avec sa conduite.

Il y avait dans toute sa personne et dans leton qu’elle avait pris un je ne sais quoi qui commandait, sinon lerespect, au moins des égards, et au risque d’être dupe, Paul ne putpas se décider à lui parler autrement qu’il ne l’aurait fait dansun salon.

– Quel dommage, reprit-elle, qu’un homme sibien né soit si mal élevé !

– Comment savez-vous qu’il est bien né ?demanda Paul.

– Il ne s’est assis près de moi qu’un instantet il a trouvé le temps de dire son nom… je crois même qu’il y aajouté son adresse.

– Et son nom vous était connu ? demandaPaul, très étonné.

– Oh ! depuis bien des années. Sa familleest une des plus anciennes et une des plus illustres duLanguedoc.

Cormier pensa tristement que la sienne neremontait pas si loin et que sa notoriété ne s’était jamais étendueau-delà du quartier des Halles, mais il ne laissa pas voir à ladame qu’elle venait de l’humilier, sans le vouloir.

Il se contenta de répondre :

– Jean eût été bien fier, s’il avait su que,pour vous, il n’était pas le premier venu. Pourquoi ne le luiavez-vous pas dit ?

– Je n’avais garde… pour plusieurs raisons… lapremière, c’est qu’il aurait fallu me nommer… Or, si j’ai entenduparler de lui, il n’a jamais entendu parler de moi… Mon nom ne luiaurait rien appris… et d’ailleurs, menant la vie qu’il mène, ildoit se soucier fort peu de me connaître.

– Il mène la même vie que tous les étudiants…la même que moi.

– Permettez-moi, Monsieur, de n’en riencroire. Je vous regardais quand vous avez rencontré sur la terrasseles demoiselles qui l’ont emmené… et j’ai vu que vous avez refuséde les suivre.

– J’ai refusé, parce que je ne pensais qu’àvous.

– Vraiment ?… alors, vous n’en avez queplus de mérite à ne pas vous être conduit avec moi comme l’a faitM. de Mirande… mais, quel plaisir peut-il prendre às’entourer de ces créatures ?

L’une d’elles est sa maîtresse, n’est-cepas ?

– Je devrais vous répondre que je n’en saisrien, mais je veux bien vous dire la vérité… Jean n’a rien decommun avec le lierre… il ne s’attache pas.

– Il n’y a que demi-mal.

– Alors, vous l’approuvez de n’aimersérieusement aucune femme ?

– Je ne dis pas cela, répliqua vivement ladame ; je l’approuve de ne pas aimer à tort et à travers, maisje ne désespère pas d’apprendre un jour qu’il a trouvé enfin unefemme digne de lui… et qu’il l’aime.

– C’est la grâce que je lui souhaite. Elle nel’a pas encore touché et elle pourra se faire attendre.

Maintenant, Madame, oserai-je vous demander enquoi sa conversion vous intéresse ?

Et comme elle ne paraissait pas disposée àrépondre, Paul reprit :

– Je me permets de vous poser cette questionparce que vous ne m’avez encore parlé que de lui.

– N’êtes-vous pas son meilleur ami ?

– Je le crois, mais avouez que je pousseraisl’amitié jusqu’à l’abnégation la plus invraisemblable, si je nevous disais pas que je serais heureux de vous plaire et que jem’étonne d’être appelé à l’honneur de vous fournir desrenseignements sur Jean de Mirande.

Vous auriez pu les lui demander à lui-même, aulieu de l’éconduire… et je pourrais ajouter : pour qui meprenez-vous ?

La dame rougit et ce fut d’un ton peinéqu’elle répondit :

– Pardonnez-moi, Monsieur, si je vous aioffensé. J’avais cru, en m’adressant à vous, que je pourrais, sansvous blesser, vous interroger sur M. de Mirande… et jen’ai pas craint de tenter une démarche… que j’espère ne pas avoir àregretter.

– Oh ! protesta Paul Cormier, jen’abuserai pas de la situation.

Elle n’a cependant rien de flatteur nid’agréable pour moi, convenez-en. Me voilà réduit au rôle deconfident… et encore !… jusqu’à présent vous ne m’avez pasconfié grand’chose…

J’espérais mieux et quand vous avez bien voulum’inviter à monter dans cette voiture, si j’avais pu prévoir qu’ilne serait question que de Mirande et de sa famille…

– Ne vous repentez pas d’avoir fait une bonneaction, interrompit la blonde inconnue.

– Une bonne action, dites-vous ?… voilàun bien gros mot !… je n’aperçois pas encore quel service j’aipu vous rendre.

– Un grand service… vous le reconnaîtrez plustard et… pourquoi ne l’avouerais-je pas ?… je compte vous endemander d’autres…

– Je vous reverrai donc !

– Oui… si vous voulez me promettre de ne paschercher à savoir qui je suis…

– Voilà une condition un peu dure !

– Et de ne rien dire à votre ami.

– Il ne m’en coûtera guère d’être discret,mais… quelle sera ma récompense, si je me soumets à l’autrecondition ?

– Fiez-vous-en à ma reconnaissance et comptezqu’un jour vous saurez tout.

– Soit ! j’accepte ; mais commentvous reverrai-je ? Vous ne m’avez pas dit votre nom… jesuppose que vous ne voulez pas me le dire… et vous ne savez pas lemien.

– Il ne tient qu’à vous de me l’apprendre. Jem’en souviendrai, je vous le jure.

Ce fut dit avec un accent de sincéritéchaleureuse qui toucha Paul Cormier, sans le convaincre tout àfait.

Il se défiait encore un peu des intentions dela dame et le rôle effacé qu’elle semblait lui réserver ne letentait guère. Mais elle était, comme a écrit La Bruyère, sijeune, si belle et si sérieuse, qu’il se laissait aller à lacroire.

Il allait peut-être s’ouvrir pour lui ce grandmonde qu’il rêvait et Paul n’était pas homme à refuser d’y entrer,même par une porte secrète.

L’inconnue en était certainement et elle luioffrait d’emblée une sorte de traité d’alliance.

Après l’amitié, l’amour viendrait peut-être etcette chance valait bien qu’il acceptât le compromis qu’elle luiproposait.

Et pourtant sa réponse se fit attendre. Il luien coûtait de décliner son nom roturier à une femme qui connaissaità fond l’armorial du Languedoc où figurait si brillammentl’aristocratique famille de Mirande.

Il s’y décida cependant.

C’était le seul moyen de la revoir,puisqu’elle ne voulait pas lui dire le sien.

– Je m’appelle Paul Cormier, dit-ilbrusquement, comme un homme qui prend tout à coup son parti desubir une nécessité désagréable.

Et ne voulant pas faire les choses à demi, ilajouta :

– Je n’ai plus que ma mère qui n’habite pasavec moi. Je finis ma dernière année de droit et je demeure rueGay-Lussac, nº 9.

Vous voilà renseignée, Madame. Je ne vousdemande pas de me rendre la pareille.

– Je vous ai promis que plus tard vous saurieztout. Je vous le promets encore. En attendant que je puisse tenirma promesse, vous vous contenterez de me voir.

– Pas chez vous, je suppose ?

– Ni chez vous, Monsieur, dit en souriant lamystérieuse blonde.

Je vous écrirai pour vous faire savoir où nouspourrons nous rencontrer.

Et vous ne croyez pas, je l’espère, quej’attends de vous d’autres services que ceux qu’un galant hommepeut, sans déchoir, rendre à une honnête femme qui a recours à sonobligeance, sinon à sa protection.

Ce langage ferme et net fit sur Paul uneimpression profonde.

Son consentement ne tenait plus qu’à un fil ets’il hésitait encore, c’est qu’un point à éclaircir lui tenait aucœur.

– Eh ! bien ? demanda la dame ;est-ce convenu ?

– Oui… si…

– Quoi ! il y a un : si !

– Ne vous fâchez pas de ce que je vais vousdire…

– C’est donc bien terrible ?

– Non… c’est enfantin… Donnez-moi votre paroled’honneur que vous n’aimez pas Jean de Mirande… que vous ne l’aimezpas… d’amour.

– Je vous la donne. Je n’ai pas d’amour pourlui et je n’en aurai jamais.

– Jamais, c’est beaucoup dire.

– Je ne puis pas l’aimer. Un jour je vousapprendrai pourquoi.

– C’est bien… je vous crois, dit gravementPaul Cormier. Je ferai tout ce que vous voudrez.

– Merci, Monsieur !… à dater de cetinstant vous pouvez compter sur moi comme je compte sur vous… etavant de nous séparer…

– Déjà !…

– Il le faut. Nous approchons du rond-point etje vous prierai de descendre un peu avant d’y arriver.

– Vous craignez qu’on ne nous voieensemble ?

– Probablement.

– Votre mari, n’est-ce pas ?

– Prenez garde !… voilà que vous manquezà nos conventions !

– C’est juste. Je retire ma question… et je nerecommencerai plus. Mais j’ai une grâce à vous demander… Je vaisvous quitter et je ne sais quand je vous reverrai, mais vous ne medéfendez pas de penser à vous.

– Non certes.

– Eh ! bien, quand j’y penserai, neserez-vous jamais pour moi que Madame X… ? ne pourrai-jejamais rattacher ma pensée à un petit nom… celui que vouschoisirez, si vous tenez à me cacher le véritable ?

– C’est enfantin, comme vous disiez tout àl’heure, répondit en riant la belle inconnue ; mais je ne veuxpas vous refuser cette satisfaction. Quand vous penserez à moi…eh ! bien… pensez à Jacqueline.

– Jacqueline ! murmura Paul qui trouvaitce nom charmant.

Je répéterai souvent : Jacqueline !…cela m’aidera à prendre patience jusqu’au jour où vous voudrez bienvous souvenir de moi.

– Ne craignez pas que j’oublie, repritvivement la dame. Mais le moment est venu de nous quitter. Il ne mereste qu’à vous dire…

– Adieu ?

– Non. Au revoir ! faites arrêter lecocher, je vous prie.

Paul tourna le bouton d’avertissement etdemanda :

– Vous gardez la voiture, Madame ?

– Oui… je la quitterai un peu plus loin.

Paul comprit qu’elle attendait qu’il partîtpour donner l’adresse de la maison où elle allait.

Il ouvrit la portière et il descendit.

Il espérait que Jacqueline allait lui tendrela main, et il l’aurait baisée avec enthousiasme cette main, gantéede Suède.

Il n’eut même pas le plaisir de la serrer, cardès qu’il fit le geste de la prendre, elle se retira vivement.

Cette première déception n’était pas pour lemettre de bonne humeur.

Il s’était laissé enguirlander[12] par les douces paroles de la dame et ilvenait d’accepter les conditions bizarres qu’elle lui imposait.

Il n’eut pas plutôt pris pied sur la chausséede la grande avenue des Champs-Élysées qu’il changea de sentimentsur la soi-disant Jacqueline.

Ce fut un revirement complet.

Dans la voiture, il la trouvaitadorable ; il croyait à ses serments et aux histoires pleinesde réticences qu’elle lui racontait.

Depuis qu’il avait touché terre, elle luifaisait l’effet d’une intrigante et il ne se pardonnait pas des’être laissé prendre à ses mensonges.

– Non, disait-il entre ses dents, je ne mecorrigerai jamais… les yeux d’une jolie fille m’empêcheronttoujours d’y voir clair. En voilà une qui s’en va m’attendre à lasortie du Luxembourg et qui me force à monter en fiacre avec elle.Maria, l’apprentie accoucheuse, n’oserait pas en faire autant. Jeme laisse emmener et au lieu de profiter de l’occasion, je laprends pour une femme du monde et j’écoute pieusement lesbalivernes qu’elle me débite sur mon ami Jean… Ah ! ce qu’ilme blaguerait, s’il me voyait lâché sur l’asphalte, pendant qu’ellese fait conduire chez un amant qui l’attend du côté durond-point ! Elle m’a joué là un bon tour, mais je larepincerai…

Tout en s’objurguant ainsi lui-même, Paulsuivait des yeux la voiture.

Il en était descendu à la hauteur du Cirqued’Été et il s’était avancé jusqu’au coin de l’avenue Matignon. Illa vit s’arrêter un peu plus loin, du côté de la rue Montaigne.

La dame en sortit, paya le cocher ets’engagea, sans se retourner, mais sans trop se presser, dansl’avenue d’Antin.

– Parbleu ! je saurai où elle va,grommela Paul Cormier.

Elle m’a fait jurer de ne pas l’interroger,mais elle ne m’a pas défendu de la suivre. Si elle s’en aperçoit,je la rattraperai et nous aurons une petite explication où je ne megênerai pas pour lui dire son fait. Si elle ne me voit pas, je nela lâcherai qu’à la porte de la maison où elle entrera.

Et encore ! non… je me sens très capabled’y entrer avec elle… il en arrivera ce qu’il pourra.

Paul passait d’un excès à l’autre. Après avoirété trop timide, il devenait trop hardi.

Il eut tôt fait de revoir la dame qui filaitrapidement sur le large trottoir de l’avenue d’Antin et comme ilétait passé maître dans l’art du suivre les femmes, il sutmaintenir sa distance, sans se rapprocher jusqu’à attirer sonattention.

Il manœuvra si bien qu’au moment où, aprèsavoir tourné court, elle franchit le seuil d’une porte cochèreouverte, il put la rejoindre sous la voûte, sans qu’elle sentîtqu’il était presque sur ses talons.

La maison avait l’air d’être un hôtelparticulier et la blonde y avait ses entrées, – soit qu’ellel’habitât, soit qu’elle y fût déjà venue souvent – car elle poussatout droit jusqu’à une tapisserie mobile qui barrait le vestibuleet qu’elle écarta avec sa main, cette main qu’elle avait refusée àPaul en le congédiant.

Paul, qui serrait de près sa traîtresse,arriva juste au moment où apparaissait un superbe valet de pied,placé là pour recevoir les visiteurs et pour crier leurs noms.

Ce domestique ne connaissait pas Cormier, maisil connaissait la dame et, comme ils entraient ensemble, il annonçasans hésiter :

– Monsieur le marquis et madame la marquise deGanges !

Paul avait réussi au-delà de ce qu’ilespérait. Il était entré dans la place, avant que la dame se fûtaperçue de sa présence. Il venait même d’apprendre son véritablenom qu’elle tenait tant à lui cacher. Mais ces succès inattendus legênaient énormément.

Il avait deviné sans peine que le valet depied l’avait pris pour le mari de la femme qu’il avait l’aird’escorter. Il prévoyait donc que cette annonce saugrenue allaitfaire sourire ceux qui l’avaient entendue et mettre en colère laprétendue Jacqueline, marquise de Ganges.

Il aurait bien voulu battre en retraite, maisil n’était plus temps.

Paul était tombé au beau milieu d’une de cesréunions mondaines que les Anglais appellent : fiveo’clock tea, et ce thé de cinq heures se tenait dans la courde l’hôtel, une cour pleine de fleurs et couverte d’unvelum[13] en soie, destiné à préserver lesinvités des ardeurs du soleil printanier.

Il y avait là une douzaine de visiteurs desdeux sexes, groupés autour de la maîtresse du logis qui offrait àla ronde des tasses de thé et tous les yeux étaient braqués sur lecouple nouveau venu.

Évidemment, un orage allait tomber surl’intrus qui se permettait de s’introduire ainsi dans un cercled’intimes où personne ne le connaissait.

À la grande stupéfaction de Paul, cet oragen’éclata pas.

Il y eut des chuchotements, mais pas lamoindre manifestation hostile et les regards fixés sur Paul étaientplutôt bienveillants.

La marquise, seule, rougit et lui lança uncoup d’œil, chargé de reproches, mais non pas de menaces.

Elle aussi avait deviné la méprise dudomestique et le prodigieux fut qu’elle s’abstint de larectifier.

Se résignait-elle à en subir les conséquencespour éviter une explication qui n’aurait pas tourné à son avantage,si Paul se fût avisé de raconter comment il se trouvait là, aprèsune course en fiacre ? Il était tenté de le croire et il nerépugnait pas à se prêter à cette comédie de salon, mais il sedemandait comment la dame allait se tirer de la situation qu’elleparaissait disposée à accepter.

Les invités qui la connaissaient devaientconnaître aussi son mari et probablement ce mari ne ressemblaitguère à Paul Cormier, qui n’avait pas du tout, comme on dit authéâtre, le physique de l’emploi.

Mais les figures n’exprimaient pas d’autresentiment que la curiosité – une curiosité décente qui n’avait riende blessant pour celui qui en était l’objet.

On l’observait à la dérobée, comme on observeun monsieur dont on a souvent entendu parler et qu’on n’a jamaisvu.

La dame qui donnait ce thé vint droit à PaulCormier et lui dit gracieusement :

– Soyez le bienvenu chez moi, monsieur lemarquis. Cette chère Marcelle ne vous attendait que la semaineprochaine. Je la remercie de ne pas avoir perdu un seul jour pourvous amener ici. Vous êtes arrivé, hier, je pense ?

À cette question qu’il aurait dû prévoir, Paulne sut que répondre et il serait resté bouche bée ; mais lablonde aux yeux noirs se chargea d’y répondre.

– Ce matin, par l’orient-express, dit-elle, enregardant fixement son prétendu mari.

– C’est fort aimable à vous et surtout àM. de Ganges d’être venus, reprit la maîtresse de lamaison : car il doit être horriblement fatigué après un silong voyage.

Paul se contenta de sourire. C’était lemeilleur moyen de ne pas se compromettre ; mais il ne pourraitpas toujours se tirer d’affaire avec des sourires et il n’imaginaitpas comment finirait la scène.

Elle commençait du reste à l’amuser et ilreprenait peu à peu son aplomb, fort dérangé au début.

– Permettez-moi, monsieur le marquis, continuala dame, qui était une fort belle personne, un peu mûre, maisd’aspect agréable ; permettez-moi de vous présenter mes amis,après vous avoir présenté à mes amies, qui sont aussi les amies deMarcelle et que vous aurez l’occasion de revoir, puisque vouscomptez faire un assez long séjour à Paris.

Cette fois Paul se contenta de s’incliner etles présentations commencèrent.

Ce n’étaient que comtesses et baronnes,marquis et vicomtes, tout un annuaire de la noblesse où levéritable marquis de Ganges se serait trouvé dans son élément.

La marquise y était certainement. Elle lesconnaissait tous et toutes. Elle aussi s’était remise d’un troublepassager et elle manœuvrait maintenant avec une aisance parfaite,sur ce terrain devenu difficile pour elle, depuis l’erreur du valetde pied.

– Vous offrirai-je une tasse de thé ?

Et comme l’étudiant, qui trouvait le thé fade,hésitait à accepter :

– Vous n’êtes pas forcé, reprit gaiement ladame qui recevait. Mon thé est laïque et gratuit, mais pasobligatoire. Vous saurez que chez moi la liberté complète est àl’ordre du jour. On n’est même pas tenu de s’occuper des femmes.Nous nous suffisons très bien à nous-mêmes… et vous allez nouspermettre d’accaparer cette chère Marcelle pour causer chiffonspendant qu’avec ces messieurs vous parlerez politique, si le cœurvous en dit.

Parler politique, Paul Cormier n’y tenait pas,mais il était enchanté de profiter de la permission de s’éloignerdu groupe féminin, en attendant qu’il se présentât une occasion dedisparaître à l’anglaise, car pour le moment il ne songeait qu’àcouper court à un imbroglio des plus scabreux.

Il laissa donc ces dames s’emparer de lamarquise et la faire asseoir avec elles autour de la table surlaquelle chantait sa chanson le samovar, cette théière en cuivreque les Russes ont importée à Paris.

Quoiqu’en eût dit la maîtresse de la maison,les messieurs ne paraissaient pas tous disposés à faire bande àpart. Madame de Ganges fut très entourée et très complimentée pardes cavaliers qui cherchaient certainement à lui plaire.

Paul n’avait pas le droit d’être jaloux, maisil lui passa par l’esprit que sa présence était pour quelque chosedans ces empressements. Ces beaux gentilshommes avaient l’air de sedire : « Le mari est revenu. La marquise va ouvrir sonsalon, fermé pour cause de veuvage momentané. C’est le vrai momentde lui faire la cour. »

Ce n’était de la part de Paul qu’une simpleconjecture, mais il y voyait déjà un peu plus clair dans lasituation où l’avait jeté un engrenage de petits événements, plusbizarres les uns que les autres.

Il savait maintenant que la soi-disantJacqueline, s’appelait, de son vrai prénom, Marcelle, qu’elle étaitla femme légitime d’un marquis, que ce mari en voyage, ou plusprobablement fixé à l’étranger, était attendu et qu’on ne leconnaissait pas encore dans le monde où la marquise vivait àParis.

Il fallait qu’il fût jeune, ce mari, puisquePaul avait pu être pris pour lui.

Mais, il fallait aussi que sa femme fût biensûre qu’il ne reviendrait jamais, car s’il avait dû reparaître,elle ne se serait pas résignée, sans la moindre hésitation, àpasser pour être la femme d’un autre.

Jusqu’où comptait-elle pousser cettesubstitution improvisée ? Paul ne s’en doutait pas, mais quoiqu’il advînt, elle serait désormais obligée de compter avec lui. Ilétait entré dans son jeu, sans sa permission, mais elle l’y avaitadmis, puisqu’elle n’avait pas réclamé. Au contraire, elle l’avaitplutôt encouragé, par un regard qui lui enjoignait d’être discret,et par son silence.

Il espérait bien ne pas s’arrêter en un sibeau chemin. Il savait le nom de l’énigmatique blonde duLuxembourg ; il ne tarderait guère à savoir où elle demeuraitet quand il en serait là, le reste irait tout seul.

Par exemple, il ne devinait encore paspourquoi elle s’intéressait à Jean de Mirande, mais ce mystère-làfinirait bien par être éclairci comme les autres.

Il ne devinait pas non plus ce que pouvaitêtre l’homme décoré et boutonné qui n’avait fait que paraître etdisparaître sur la terrasse du Luxembourg. Il avait oublié de s’eninformer pendant le voyage en fiacre, mais il comptait bien yrevenir, quand il la reverrait, ce qui ne pouvait guère tarder.

Depuis que la marquise était assise, Paul,resté debout, se tenait un peu à l’écart, mais son isolement allaitprendre fin, car deux ou trois invités s’approchaient dansl’intention évidente d’entamer avec lui une conversation qu’ilredoutait un peu.

– Monsieur de Servon, appela tout à coup lamaîtresse de la maison, avouez que vous grillez d’envie de taillerune banque de baccarat.

M. de Servon, qu’elle interpellaitainsi, était un jeune homme qui aurait pu représenter, au naturel,ce grand flandrin[14] devicomte, dont il est question dans une des comédies deMolière.

Vicomte, il l’était, et de plus efflanqué,ravagé, long comme un jour sans pain, vicieux comme pas un et nes’en cachant pas.

– J’avoue, baronne, j’avoue ! répondit-ilgaiement.

– En plein jour !… à la face dusoleil !… vous n’avez pas honte ? lui demanda en riant ladame.

Décidément, la maîtresse du logis était unebaronne. Encore un renseignement que Paul Cormier attrapait auvol.

– Mais non… nous jouerions à l’ombre,puisqu’il y a un velum. Et je parierais volontiers quevous l’avez fait tendre pour me permettre d’abattreneuf[15], sans me gâter le teint.

– Vous avez donc le démon du jeu dans lecorps ?

– Moi !… mais je le déteste, lejeu !… seulement je déteste encore plus l’oisiveté. Vous savezqu’elle est la mère de tous les vices, cette coquined’oisiveté.

– J’ai toujours pensé que vous étiez son fils.Taillez-la donc votre banque[16] !Vous voyez que la table est mise là-bas… et vous aurez enM. de Ganges un adversaire digne de vous.

– Dites donc que je serai le pot de terrecontre le pot de fer… je ne roule pas sur les millions, moi.

– Il paraît que le vrai marquis est fortementmillionnaire, se disait Paul Cormier ; je puis bien leremplacer auprès de sa femme, mais au jeu !… c’est une autreaffaire.

– Faites donc à ce grand fou le plaisir de luigagner quelques centaines de louis, dit la baronne en s’adressantau faux marquis. Marcelle ne vous en voudra pas de nous lalaisser.

Marcelle ne dit mot, mais elle fit signe quenon, au grand étonnement de Paul, qui se demandaimmédiatement :

– Pourquoi désire-t-elle que jejoue ?

L’idée lui vint aussitôt que c’était pour luiprocurer un moyen d’échapper en partie aux embarras de lasituation. S’il était resté avec les femmes, il aurait eu àrépondre tôt ou tard à des questions gênantes. Moins il parlerait,plus il aurait de chance de ne pas se trahir. Et au baccarat, on neparle que pour demander : cartes, ou pour annoncer sonpoint.

Il sut gré à la charmante blonde de sa bonneintention, mais il resta perplexe. Il ne haïssait pas le jeu etdans sa vie d’étudiant, il avait gagné ou perdu au rams, au piquetet à l’écarté, beaucoup de consommations dans les cafés duBoul’Mich. Il lui était même arrivé de jouer au baccarat, les nuitsde folle orgie au quartier, et d’y laisser des pièces blanches.Mais il n’avait jamais risqué de perdre plus qu’il ne possédait. Ilpréférait garder son argent pour mener joyeuse vie, quand son amiJean de Mirande qui, lui, était joueur comme les cartes, arrangeaitdes soupers ou des parties de campagne avec les coryphées [17]du bal Bullier.

Et il n’était pas tenté de lutter contre cevicomte de Servon qui devait être un vieux routier du baccarat etqui avait sur un pauvre étudiant la première des supériorités aujeu : celle des capitaux.

Paul n’était cependant pas sans argent dans sapoche. Il avait, par hasard, touché, la veille, un mois de lapension maternelle et il n’avait pas eu le temps de l’écornerbeaucoup.

Mais les vingt-cinq louis qui lui restaient neconstituaient qu’un maigre contingent pour livrer sur le tapis vertune grosse bataille.

Le vicomte n’en ferait qu’une bouchée de cesvingt-cinq louis sur lesquels Paul comptait pour vivre largementjusqu’au mois prochain.

Et elle s’annonçait comme devant être chaudela bataille, car dès les premiers mots du dialogue qui venait des’engager entre la baronne et le vicomte, les invités du sexemasculin s’étaient mis à tourner autour de l’aspirant à la banque,comme les papillons tournent autour d’un flambeau dont la flamme valeur brûler les ailes.

Un de ces messieurs profita de l’occasion pourcomplimenter le faux marquis de Ganges en lui disant :

– Toutes mes félicitations, Monsieur lemarquis. À l’âge où d’autres ne songent qu’à leurs plaisirs, vousavez déjà un coup d’œil et une entente des affaires que lesfinanciers les plus expérimentés vous envient. Cette concession enTurquie, nos plus gros capitalistes l’avaient manquée, et pourl’obtenir, vous n’avez eu qu’à vous montrer.

– Quelle concession ? se demandait Paul.Du diable ! si je me doutais qu’on m’avait concédé quelquechose dans les États du Sultan !

Et comme il n’avait garde de répondre, lemonsieur, qui devait être un gros spéculateur, reprit ensouriant :

– Vous avez remporté là une grande victoire,mais il y a temps pour tout et je conçois que vous aimiez à vousdistraire au jeu de vos grands travaux. Le jeu c’est encore uneaffaire… n’est-ce pas, cher vicomte ?

– Plus souvent mauvaise que bonne… pour moi,du moins, grommela M. de Servon. Mais nous perdons notretemps à bavarder… or, à sept heures et demie on viendra annoncerque Mme la baronne est servie et on nous mettra poliment à laporte. Donc, si vous m’en croyez, messieurs, nous profiterons sansplus tarder de l’aimable attention qu’a eue Mme Dozulé de nousfaire dresser une table là-bas.

– Bon ! pensa Paul Cormier que sesinterlocuteurs renseignaient progressivement etinvolontairement ; nous sommes ici chez la Baronne Dozulé. Onne voit pas le baron. Il faut croire qu’elle est veuve.

– Désirez-vous prendre la banque, Monsieur lemarquis ? lui demanda l’entêté vicomte qui tenait absolument àcartonner avant dîner.

Le baccarat lui tenait lieu d’apéritif.

– Du tout !… du tout !… s’empressade répondre Paul, qui n’était pas même décidé à ponter[18].

– Alors, je vous remercie de me la laisser. Jene fais que perdre depuis quinze jours et j’ai besoin de merefaire. Venez-vous, messieurs ?

Personne ne répondit, mais tout le mondesuivit et l’étudiant fit comme les autres.

L’autel avait été préparé par les soins de laprévoyante baronne Dozulé. Rien n’y manquait : ni les jeux decartes paquetés, ni les jetons de différentes couleurs, destinés àservir de monnaie fiduciaire, au cas où les pontes voudraient jouersur parole.

En un clin d’œil, les places furent prisesautour de la table, et le vicomte, à qui personne ne disputait labanque, déclara tout d’abord que les fiches représenteraient unlouis et les plaques rondes cent francs, attendu qu’il s’agissaitd’une toute petite partie.

Paul, qui n’en avait jamais vu de si grosse,fut violemment tenté de se lever. Une fausse honte le retint etaussi le désir de se tenir loin du cercle féminin jusqu’au momentoù madame de Ganges prendrait congé. Il comptait que pour jouer sonrôle jusqu’au bout, elle n’oserait pas s’en aller sans son mari,qu’ils sortiraient ensemble et qu’une fois dehors, elle nerefuserait pas de lui expliquer ce qu’il ne comprenait pas.

Il resta donc assis et il se trouva placé detelle sorte qu’il lui tournait le dos et que, par conséquent, il nepouvait pas la voir.

Il ne tarda guère, d’ailleurs, à oublierqu’elle était là.

M. de Servon le pria de lui direcombien il voulait de jetons représentatifs et Paul demanda lapermission de jouer or sur table. Elle lui fut gracieusementaccordée et il aligna modestement devant lui les vingt-cinq louisqui constituaient toute sa fortune.

– Quand je les aurai perdus, je m’en irai,pensait-il. J’en serai quitte pour demander à maman une avance surle mois prochain ; et comme ça je ne m’emballerai pas.

Et il fit mentalement le serment de ne pasrisquer un sou sur parole.

Cette prudence venait de lui être suggérée parun soupçon qui lui avait traversé l’esprit. Cette maison ouverte àtout venant, cette baronne sans baron, ces gentilshommes quiparlaient de cent louis comme il aurait parlé de cent sous, cettetable de baccarat qui se trouvait là comme par hasard ; toutce monde et toute cette mise en scène lui étaient tout à coupdevenus suspects.

Il était un peu tard pour s’en aviser et sises soupçons étaient fondés, la blonde aux yeux noirs devait êtreune aventurière qui ne l’avait racolé au Luxembourg que pourl’amener dans un tripot.

Il lui répugnait trop de croire cela etd’ailleurs, il avait fait d’avance le sacrifice de la somme qu’ilpossédait.

Il ne tenait qu’à la faire durer le pluslongtemps possible.

C’est pourquoi, au profond étonnement desautres pontes, et surtout du vicomte, il attaqua d’un louis unebanque de dix mille francs.

Le vicomte aurait dû s’en féliciter, car ilperdit cinq fois de suite et comme Paul retirait un louis à chaquecoup :

– À ce jeu-là, vous ne vous ruinerez pas,monsieur le marquis, lui dit ironiquement le financier qui venaitde le complimenter sur le succès de ses entreprises en Turquie.

Paul eut honte. Il fit paroli[19] et il gagna encore.

Était-ce Jacqueline qui lui portait bonheur,cette Jacqueline emmarquisée, dont le petit nom, qu’ilsavait être faux, ne lui sortait pas de la tête ? Paul étaittenté de le croire.

Il se disait pourtant qu’une petite veine, audébut d’une partie, n’est souvent que l’avant-coureur d’undésastre.

Il voulut en avoir le cœur net, au risqued’arriver trop tôt à la fin de son capital, et il laissa ses quatrelouis qui furent doublés en un clin d’œil, après un triomphantabatage.

Sa masse grossissait, mais elle n’était pasencore bien menaçante pour le banquier, lequel gagnait d’ailleurs àtous les coups sur l’autre tableau.

Il souriait toujours ce grand flandrin devicomte et cependant il était préoccupé, non pas d’avoir perdu unedizaine de pièces de vingt francs, mais un de ces pressentimentsdont aucun joueur n’est exempt l’avertissait que la chance sedessinait contre lui et que la partie allait mal tourner.

Paul était lancé maintenant et nul ne pouvaitprévoir où il s’arrêterait.

Les seize louis se doublèrent, puis lestrente-deux. Son gain dépassait déjà le billet de mille.

Et tout cela sur la main du financiercomplimenteur qui jouait du même côté que Paul Cormier et quiencaissait une part du butin. Il n’avait pas encore perdu un seulcoup…

Il n’était plus tenté de rire de la façon deponter du marquis de Ganges.

Le vicomte non plus ne riait pas. Il devenaitmême de plus en plus sérieux, surtout quand Paul eut gagné encorele paroli de soixante-quatre louis et, immédiatement après, celuide cent vingt-huit.

Jamais, de mémoire de ponte, pareille série nes’était vue nulle part. Les coups se suivaient avec une régularitédésespérante. Quand le banquier abattait huit, le marquis abattaitneuf ; quand le marquis avait le point de un, lebanquier avait baccarat.

Heureusement, Paul ne tenait pas les cartes,car on aurait pu croire qu’il les changeait en les relevant sur letapis.

On l’aurait soupçonné lui qui tout à l’heureavait un instant soupçonné la baronne et ses invités.

Il avait maintenant plus de cinq mille francset à la banque aux abois, il restait tout juste de quoi tenir lecoup.

– Combien faites-vous, marquis ? demandafamilièrement Servon, qui avait payé assez cher le droit de ne plusdire : « Monsieur le marquis. »

Paul mourait d’envie de répondre :« Dix louis » et d’empocher les autres. Cinq millefrancs ! il ne les avait jamais eus à la fois. C’était de quoifaire les frais de la campagne amoureuse qu’il allait ouvrir ;c’était aussi de quoi se consoler d’un échec, si la marquise luiéchappait.

– Pas plus que la banque, reprit levicomte.

– Je fais le reste, après ces messieurs, ditPaul, résolu à en finir.

Le banquier donna les cartes, regarda lessiennes et annonça qu’il en donnait. Paul s’y tint. Il avait septet le banquier n’avait que six.

Ce fut le coup de grâce. La banquesautait.

Le vicomte, beau joueur, ne sourcilla point,mais il déclara en avoir assez, et, tirant de sa poche un paquet dedix billets de mille qui répondaient des jetons qu’il avait émis,il invita les pontes à se partager ses dépouilles.

Paul était le plus gros et il lui revenaitplus de quatre cents louis qu’il ramassa avec une satisfaction maldissimulée.

– Il faut convenir, monsieur, que vous êtesheureux partout, dit le banquier décavé[20]. Vousdonnez un démenti au proverbe.

Ce compliment était à l’adresse de lamarquise, mais Paul ne saisit pas tout d’abord l’allusion aucélèbre dicton : « Heureux au jeu, malheureux enfemmes. » Ce gain lui montait à la tête et c’est tout au pluss’il se souvenait que Jacqueline était là, derrière lui.

– Moi, c’est tout le contraire, repritgaiement M. de Servon ; je suis malheureuxpartout.

C’était presque dire qu’il avait fait sanssuccès la cour à la marquise de Ganges.

Il ajouta presque aussitôt :

– Vous me devez une revanche, monsieur lemarquis… et je me sens capable de vous la demander, séance tenante.Vous plairait-il de me tenir quitte ou double… quatre cents louis,sur parole ?… un seul coup, à rouge ou noir ?

Paul aurait volontiers refusé. Il n’osa pas.S’il perdait, après tout, il ne perdrait que son bénéfice etd’ailleurs, il entendait derrière lui des bruits de chaises remuéesqui lui indiquaient que des invitées de la baronne Dozulé selevaient pour partir.

Il aimait mieux s’en aller les mains vides quede manquer le départ de Jacqueline qu’il comptait reconduire chezelle.

C’était son droit de mari et il ne supposaitpas qu’en public elle refuserait sa compagnie ; d’autantqu’elle devait souhaiter, autant que lui, une explication en tête àtête.

– Je suis à vos ordres, monsieur le vicomte,répondit-il bravement. Je tiens ces quatre cents louis… et jedis : Rouge !

M. de Servon avait déjà la main surles cartes empilées. Il en tira une au milieu du paquet et en lajetant sur le tapis :

– Le roi de cœur ! annonça-t-il. Vousavez gagné, monsieur le marquis. Demain, les huit mille francs queje vous dois seront chez vous.

Paul était si troublé qu’il ne prit pas gardeà ce « chez vous » qui, dans la pensée du vicomte nesignifiait pas : chez M. Cormier, étudiant, rueGay-Lussac, 9. Le vicomte entendait évidemment chezM. de Ganges, mari de madame de Ganges.

Et, alors même qu’il aurait fait attention àce quiproquo, Paul, sous peine de compliquer encore une situationdéjà très compliquée, n’aurait pas pu signaler l’erreur àM. de Servon.

Du reste, il n’eut pas le temps d’y réfléchir,car la baronne Dozulé, qui s’était sournoisement approchée de latable de jeu, se montra tout à coup et dit, en riant, à cesmessieurs :

– Ne me prenez pas pour une trouble-fête, jevous prie. Continuez, tant qu’il vous plaira, de faire des paroliset des bancos[21] ; permettez seulement à mesamies et à moi d’aller dîner. Il est l’heure.

– Vous êtes vraiment trop bonne, chère madame,s’écria le financier qui ne demandait qu’à lever la séance, afind’emporter son bénéfice.

– Mais non. Je me suis fait une règle de nejamais gêner les plaisirs des autres, reprit madame Dozulé. Etcette chère Marcelle est dans les mêmes principes que moi… ellepousse même le scrupule plus loin que moi, car elle n’a pas vouludéranger son mari pour le prévenir qu’elle s’en allait. Ellecraignait de lui couper sa veine.

– Alors, dit gaiement le vicomte, je regrettedoublement que madame de Ganges soit partie sans adresser la paroleà M. de Ganges.

C’était vrai ; la marquise n’était pluslà. Cormier n’eut qu’à se retourner pour constater son absence.

– Monsieur le marquis, continua la baronne,Marcelle m’a chargée de vous dire qu’elle rentrait directement chezelle… et qu’elle vous attendrait.

Paul eut sur les lèvres une question :« Où ça ? » Il se retint à temps, mais il avaitfailli se trahir et Dieu sait quel effet il aurait produit s’ils’était laissé aller à demander sa propre adresse, – l’adresse desa femme, ce qui revenait au même.

Il avait évité cette faute, mais il n’enrestait pas moins dans un prodigieux embarras. Il sentait leterrain manquer sous ses pieds, et il ne pensait plus qu’à sedérober le plus tôt possible aux interrogations qu’ilredoutait.

Que serait-il devenu si son débiteur s’étaitavisé de lui demander où il demeurait ? Il serait resté courtet autant aurait valu avouer tout de suite qu’il n’était pas lemarquis de Ganges et qu’il connaissait à peine la marquise.

Fort heureusement, le vicomte était renseignésur ce point, ayant sans doute été reçu chez madame de Ganges quine paraissait pas lui être indifférente.

Paul profita de son silence pour prendre congéde la baronne et des joueurs qui semblaient disposés à user de lapermission qu’elle leur accordait de reconstituer une partie debaccarat.

Il partit d’autant plus volontiers qu’il luiétait venu une idée. Il se disait que madame de Ganges ne pouvaitpas l’abandonner dans l’impasse où elle l’avait mis. Au moinsfallait-il qu’elle le vît pour lui tracer une ligne deconduite.

Et fort de ce raisonnement, Paul se persuadaqu’elle était allée l’attendre quelque part, non loin de l’hôtel dela baronne, avec l’intention de l’arrêter au passage et de conféreravec lui. Mais où s’était-elle embusquée ? Au rond-point,peut-être, à l’endroit où elle avait quitté le fiacre où Paul étaitmonté avec elle devant la grille du Luxembourg. La place estbanale, mais à l’heure du dîner, les Champs-Élysées sont presquedéserts.

Paul y courut, à ce rond-point, et il n’ytrouva point la marquise. Quand et comment la reverrait-il ?En ce moment, pour le savoir, il aurait donné de bon cœur toutl’argent qu’il venait de gagner au jeu.

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