La Main Gauche

La Main Gauche

de Guy de Maupassant

Chapitre 1 Allouma

1.

Un de mes amis m’avait dit : Si tu passes par hasard aux environs de Bordj-Ebbaba, pendant ton voyage, en Algérie, va donc voir mon ancien camarade Auballe, qui est colon là-bas.

J’avais oublié le nom d’Auballe et le nom d’Ebbaba, et je ne songeais guère à ce colon, quand j’arrivai chez lui, par pur hasard.

Depuis un mois, je rôdais à pied par toute cette région magnifique qui s’étend d’Alger à Cherchell, Orléansville et Tiaret.Elle est en même temps boisée et nue, grande et intime. On rencontre, entre deux monts, des forêts de pins profondes en des vallées étroites où roulent des torrents en hiver. Des arbres énormes tombés sur le ravin servent de pont aux Arabes, et aussi aux lianes qui s’enroulent aux troncs morts et les parent d’une vie nouvelle. Il y a des creux, en des plis inconnus de montagne, d’une beauté terrifiante, et des bords de ruisselets, plats et couverts de lauriers-roses, d’une inimaginable grâce.

Mais ce qui m’a laissé au cœur les plus chers souvenirs en cette excursion, ce sont les marches de l’après-midi le long des cheminsun peu boisés sur ces ondulations de côtes d’où l’on domine unimmense pays onduleux et roux depuis la mer bleuâtre jusqu’à lachaîne de l’Ouarsenis qui porte sur ses faîtes la forêt de cèdresde Teniet-el-Haad.

Ce jour-là je m’égarai. Je venais de gravir un sommet, d’oùj’avais aperçu, au-dessus d’une série de collines, la longue plainede la Mitidja, puis par-derrière, sur la crête d’une autre chaîne,dans un lointain presque invisible, l’étrange monument qu’on nommele Tombeau de la Chrétienne, sépulture d’une famille de rois deMauritanie, dit-on. Je redescendais, allant vers le Sud, découvrantdevant moi jusqu’aux cimes dressées sur le ciel clair, au seuil dudésert, une contrée bosselée, soulevée et fauve, fauve comme sitoutes ces collines étaient recouvertes de peaux de lion cousuesensemble. Quelquefois, au milieu d’elles, une bosse plus haute sedressait, pointue et jaune, pareille au dos broussailleux d’unchameau.

J’allais à pas rapides, léger comme on l’est en suivant lessentiers tortueux sur les pentes d’une montagne. Rien ne pèse, ences courses alertes dans l’air vif des hauteurs, rien ne pèse, nile corps, ni le cœur, ni les pensées, ni même les soucis. Jen’avais plus rien en moi, ce jour-là, de tout ce qui écrase ettorture notre vie, rien que la joie de cette descente. Au loin,j’apercevais des campements arabes, tentes brunes, pointues,accrochées au sol comme les coquilles de mer sur les rochers, oubien des gourbis, huttes de branches d’où sortait une fumée grise.Des formes blanches, hommes ou femmes, erraient autour à paslents ; et les clochettes des troupeaux tintaient vaguementdans l’air du soir.

Les arbousiers sur ma route se penchaient, étrangement chargésde leurs fruits de pourpre qu’ils répandaient dans le chemin. Ilsavaient l’air d’arbres martyrs d’où coulait une sueur sanglante,car au bout de chaque branchette pendait une graine rouge comme unegoutte de sang.

Le sol, autour d’eux, était couvert de cette pluie suppliciale,et le pied écrasant les arbouses laissait par terre des traces demeurtre. Parfois, d’un bond, en passant, je cueillais les plusmûres pour les manger.

Tous les vallons à présent se remplissaient d’une vapeur blondequi s’élevait lentement comme la buée des flancs d’un bœuf ;et sur la chaîne des monts qui fermaient l’horizon, à la frontièredu Sahara, flamboyait un ciel de Missel. De longues traînées d’oralternaient avec des traînées de sang – encore du sang ! dusang et de l’or, toute l’histoire humaine – et parfois entre elless’ouvrait une trouée mince sur un azur verdâtre, infinimentlointain comme le rêve.

Oh ! que j’étais loin, que j’étais loin de toutes leschoses et de toutes les gens dont on s’occupe autour desboulevards, loin de moi-même aussi, devenu une sorte d’être errant,sans conscience et sans pensée, un œil qui passe, qui voit, quiaime voir, loin encore de ma route à laquelle je ne songeais plus,car aux approches de la nuit je m’aperçus que j’étais perdu.

L’ombre tombait sur la terre comme une averse de ténèbres, et jene découvrais rien devant moi que la montagne à perte de vue. Destentes apparurent dans un vallon, j’y descendis et j’essayai defaire comprendre au premier Arabe rencontré la direction que jecherchais.

M’a-t-il deviné ? je l’ignore ; mais il me réponditlongtemps, et moi je ne compris rien. J’allais, par désespoir, medécider à passer la nuit, roulé dans un tapis, auprès du campement,quand je crus reconnaître, parmi les mots bizarres qui sortaient desa bouche, celui de Bordj-Ebbaba.

Je répétai : – Bordj-Ebbaba. – Oui, oui.

Et je lui montrai deux francs, une fortune. Il se mit à marcher,je le suivis. Oh ! je suivis longtemps, dans la nuit profonde,ce fantôme pâle qui courait pieds nus devant moi par les sentierspierreux où je trébuchais sans cesse.

Soudain une lumière brilla. Nous arrivions devant la porte d’unemaison blanche, sorte de fortin aux murs droits et sans fenêtresextérieures. Je frappai, des chiens hurlèrent au-dedans. Une voixfrançaise demanda : « Qui est là ? »

Je répondis :

– Est-ce ici que demeure M. Auballe ?

– Oui.

On m’ouvrit, j’étais en face de M. Auballe lui-même, un grandgarçon blond, en savates, pipe à la bouche, avec l’air d’un herculebon enfant.

Je me nommai ; il tendit ses deux mains en disant : « Vousêtes chez vous, monsieur. »

Un quart d’heure plus tard je dînais avidement en face de monhôte qui continuait à fumer.

Je savais son histoire. Après avoir mangé beaucoup d’argent avecles femmes, il avait placé son reste en terres algériennes, etplanté des vignes.

Les vignes marchaient bien ; il était heureux, et il avaiten effet l’air calme d’un homme satisfait. Je ne pouvais comprendrecomment ce Parisien, ce fêteur, avait pu s’accoutumer à cette viemonotone, dans cette solitude, et je l’interrogeai.

– Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

– Depuis neuf ans.

– Et vous n’avez pas d’atroces tristesses ?

– Non, on se fait à ce pays, et puis on finit par l’aimer. Vousne sauriez croire comme il prend les gens par un tas de petitsinstincts animaux que nous ignorons en nous. Nous nous y attachonsd’abord par nos organes à qui il donne des satisfactions secrètesque nous ne raisonnons pas. L’air et le climat font la conquête denotre chair, malgré nous, et la lumière gaie dont il est inondétient l’esprit clair et content, à peu de frais. Elle entre en nousà flots, sans cesse, par les yeux, et on dirait vraiment qu’ellelave tous les coins sombres de l’âme.

– Mais les femmes ?

– Ah !… ça manque un peu !

– Un peu seulement ?

– Mon Dieu, oui… un peu. Car on trouve toujours, même dans lestribus, des indigènes complaisants qui pensent aux nuits duRoumi.

Il se tourna vers l’Arabe qui me servait, un grand garçon brundont l’œil noir luisait sous le turban, et il lui dit :

– Va-t’en, Mohammed, je t’appellerai quand j’aurai besoin detoi.

Puis, à moi :

– Il comprend le français et je vais vous conter une histoire oùil joue un grand rôle.

L’homme étant parti, il commença :

– J’étais ici depuis quatre ans environ, encore peu installé, àtous égards, dans ce pays dont je commençais à balbutier la langue,et obligé pour ne pas rompre tout à fait avec des passions quim’ont été fatales d’ailleurs, de faire à Alger un voyage dequelques jours, de temps en temps.

J’avais acheté cette ferme, ce bordj, ancien poste fortifié, àquelques centaines de mètres du campement indigène dont j’emploieles hommes à mes cultures. Dans cette tribu, fraction desOulad-Taadja, je choisis en arrivant, pour mon service particulier,un grand garçon, celui que vous venez de voir, Mohammed benLam’har, qui me fut bientôt extrêmement dévoué. Comme il ne voulaitpas coucher dans une maison dont il n’avait point l’habitude, ildressa sa tente à quelques pas de la porte, afin que je pussel’appeler de ma fenêtre.

Ma vie, vous la devinez ? Tout le jour, je suivais lesdéfrichements et les plantations, je chassais un peu, j’allaisdîner avec les officiers des postes voisins, ou bien ils venaientdîner chez moi.

Quant aux… plaisirs – je vous les ai dits. Alger m’offrait lesplus raffinés ; et de temps en temps, un Arabe complaisant etcompatissant m’arrêtait au milieu d’une promenade pour me proposerd’amener chez moi, à la nuit, une femme de tribu. J’acceptaisquelquefois, mais, le plus souvent, je refusais, par crainte desennuis que cela pouvait me créer.

Et, un soir, en rentrant d’une tournée dans les terres, aucommencement de l’été, ayant besoin de Mohammed, j’entrai dans satente sans l’appeler. Cela m’arrivait à tout moment.

Sur un de ces grands tapis rouges en haute laine duDjebel-Amour, épais et doux comme des matelas, une femme, unefille, presque nue, dormait, les bras croisés sur ses yeux. Soncorps blanc, d’une blancheur luisante sous le jet de lumière de latoile soulevée, m’apparut comme un des plus parfaits échantillonsde la race humaine que j’eusse vus. Les femmes sont belles par ici,grandes, et d’une rare harmonie de traits et de lignes.

Un peu confus, je laissai retomber le bord de la tente et jerentrai chez moi.

J’aime les femmes ! L’éclair de cette vision m’avaittraversé et brûlé, ranimant en mes veines la vieille ardeurredoutable à qui je dois d’être ici. Il faisait chaud, c’était enjuillet, et je passai presque toute la nuit à ma fenêtre, les yeuxsur la tache sombre que faisait à terre la tente de Mohammed.

Quand il entra dans ma chambre, le lendemain, je le regardaibien en face, et il baissa la tête comme un homme confus, coupable.Devinait-il ce que je savais ?

Je lui demandai brusquement :

– Tu es donc marié, Mohammed ?

Je le vis rougir et il balbutia :

– Non, moussié !

Je le forçais à parler français et à me donner des leçonsd’arabe, ce qui produisait souvent une langue intermédiaire desplus incohérentes.

Je repris :

– Alors, pourquoi y a-t-il une femme chez toi ?

Il murmura :

– Il est du Sud.

– Ah ! elle est du Sud. Cela ne m’explique pas comment ellese trouve sous ta tente.

Sans répondre à ma question, il reprit :

– Il est très joli.

– Ah ! vraiment. Eh bien, une autre fois, quand tu recevrascomme ça une très jolie femme du Sud, tu auras soin de la faireentrer dans mon gourbi et non dans le tien. Tu entends,Mohammed ?

Il répondit avec un grand sérieux :

– Oui, moussié.

J’avoue que pendant toute la journée je demeurai sous l’émotionagressive du souvenir de cette fille arabe étendue sur un tapisrouge ; et, en rentrant, à l’heure du dîner, j’eus une forteenvie de traverser de nouveau la tente de Mohammed. Durant lasoirée, il fit son service comme toujours, tournant autour de moiavec sa figure impassible, et je faillis plusieurs fois luidemander s’il allait garder longtemps sous son toit de poil dechameau cette demoiselle du Sud, qui était très jolie.

Vers neuf heures, toujours hanté par ce goût de la femme, quiest tenace comme l’instinct de chasse chez les chiens, je sortispour prendre l’air et pour rôder un peu dans les environs du cônede toile brune à travers laquelle j’apercevais le point brillantd’une lumière.

Puis je m’éloignai, pour n’être pas surpris par Mohammed dansles environs de son logis.

En rentrant, une heure plus tard, je vis nettement son profil àlui, sous sa tente. Puis ayant tiré ma clef de ma poche, jepénétrai dans le bordj où couchaient, comme moi, mon intendant,deux laboureurs de France et une vieille cuisinière cueillie àAlger.

Je montai mon escalier et je fus surpris en remarquant un filetde clarté sous ma porte. Je l’ouvris, et j’aperçus en face de moi,assise sur une chaise de paille à côté de la table où brûlait unebougie, une fille au visage d’idole, qui semblait m’attendre avectranquillité, parée de tous les bibelots d’argent que les femmes duSud portent aux jambes, aux bras, sur la gorge et jusque sur leventre. Ses yeux agrandis par le khôl jetaient sur moi un largeregard ; et quatre petits signes bleus finement tatoués sur lachair étoilaient son front, ses joues et son menton. Ses bras,chargés d’anneaux, reposaient sur ses cuisses que recouvrait,tombant des épaules, une sorte de gebba de soie rouge dont elleétait vêtue.

En me voyant entrer, elle se leva et resta devant moi debout,couverte de ses bijoux sauvages, dans une attitude de fièresoumission.

– Que fais-tu ici ? lui dis-je en arabe.

– J’y suis parce qu’on m’a ordonné de venir.

– Qui te l’a ordonné ?

– Mohammed.

– C’est bon. Assieds-toi.

Elle s’assit, baissa les yeux, et je demeurai devant elle,l’examinant.

La figure était étrange, régulière, fine et un peu bestiale,mais mystique comme celle d’un Bouddha. Les lèvres, fortes etcolorées d’une sorte de floraison rouge qu’on retrouvait ailleurssur son corps, indiquaient un léger mélange de sang noir, bien queles mains et les bras fussent d’une blancheur irréprochable.

J’hésitais sur ce que je devais faire, troublé, tenté et confus.Pour gagner du temps et me donner le loisir de la réflexion, je luiposai d’autres questions, sur son origine, son arrivée dans ce payset ses rapports avec Mohammed. Mais elle ne répondit qu’à cellesqui m’intéressaient le moins et il me fut impossible de savoirpourquoi elle était venue, dans quelle intention, sur quel ordre,depuis quand, ni ce qui s’était passé entre elle et monserviteur.

Comme j’allais lui dire : « Retourne sous la tente de Mohammed», elle me devina peut-être, se dressa brusquement et levant sesdeux bras découverts dont tous les bracelets sonores glissèrentensemble vers ses épaules, elle croisa ses mains derrière mon couen m’attirant avec un air de volonté suppliante etirrésistible.

Ses yeux, allumés par le désir de séduire, par ce besoin devaincre l’homme qui rend fascinant comme celui des félins le regardimpur des femmes, m’appelaient, m’enchaînaient, m’ôtaient touteforce de résistance, me soulevaient d’une ardeur impétueuse. Ce futune lutte courte, sans paroles, violente, entre les prunellesseules, l’éternelle lutte entre les deux brutes humaines, le mâleet la femelle, où le mâle est toujours vaincu.

Ses mains, derrière ma tête, m’attiraient d’une pression lente,grandissante, irrésistible comme une force mécanique, vers lesourire animal de ses lèvres rouges où je collai soudain lesmiennes en enlaçant ce corps presque nu et chargé d’anneauxd’argent qui tintèrent, de la gorge aux pieds, sous monétreinte.

Elle était nerveuse, souple et saine comme une bête, avec desairs, des mouvements, des grâces et une sorte d’odeur de gazelle,qui me firent trouver à ses baisers une rare saveur inconnue,étrangère à mes sens comme un goût de fruit des tropiques.

Bientôt… je dis bientôt, ce fut peut-être aux approches dumatin, je la voulus renvoyer, pensant qu’elle s’en irait ainsiqu’elle était venue, et ne me demandant pas encore ce que je feraisd’elle, ou ce qu’elle ferait de moi.

Mais dès qu’elle eut compris mon intention, elle murmura :

– Si tu me chasses, où veux-tu que j’aille maintenant ? Ilfaudra que je dorme sur la terre, dans la nuit. Laisse-moi mecoucher sur le tapis, au pied de ton lit.

Que pouvais-je répondre ? Que pouvais-je faire ? Jepensai que Mohammed, sans doute, regardait à son tour la fenêtreéclairée de ma chambre ; et des questions de toute nature, queje ne m’étais point posées dans le trouble des premiers instants,se formulèrent nettement.

– Reste ici, dis-je, nous allons causer.

Ma résolution fut prise en une seconde. Puisque cette filleavait été jetée ainsi dans mes bras, je la garderais, j’en feraisune sorte de maîtresse esclave, cachée dans le fond de ma maison, àla façon des femmes des harems. Le jour où elle ne me plairaitplus, il serait toujours facile de m’en défaire d’une façonquelconque, car ces créatures-là, sur le sol africain, nousappartenaient presque corps et âme.

Je lui dis :

– Je veux bien être bon pour toi. Je te traiterai de façon à ceque tu ne sois pas malheureuse, mais je veux savoir ce que tu es,et d’où tu viens.

Elle comprit qu’il fallait parler et me conta son histoire, ouplutôt une histoire, car elle dut mentir d’un bout à l’autre, commementent tous les Arabes, toujours, avec ou sans motifs.

C’est là un des signes les plus surprenants et les plusincompréhensibles du caractère indigène : le mensonge. Ces hommesen qui l’islamisme s’est incarné jusqu’à faire partie d’eux,jusqu’à modeler leurs instincts, jusqu’à modifier la race entièreet à la différencier des autres au moral autant que la couleur dela peau différencie le nègre du blanc, sont menteurs dans lesmoelles au point que jamais on ne peut se fier à leurs dires.Est-ce à leur religion qu’ils doivent cela ? Je l’ignore. Ilfaut avoir vécu parmi eux pour savoir combien le mensonge faitpartie de leur être, de leur cœur, de leur âme, est devenu chez euxune sorte de seconde nature, une nécessité de la vie.

Elle me raconta donc qu’elle était fille d’un caïd des OuledSidi Cheik et d’une femme enlevée par lui dans une razzia sur lesTouaregs. Cette femme devait être une esclave noire, ou du moinsprovenir d’un premier croisement de sang arabe et de sang nègre.Les négresses, on le sait, sont fort prisées dans les harems oùelles jouent le rôle d’aphrodisiaques.

Rien de cette origine d’ailleurs n’apparaissait hors cettecouleur empourprée des lèvres et les fraises sombres de ses seinsallongés, pointus et souples comme si des ressorts les eussentdressés. À cela, un regard attentif ne se pouvait tromper. Maistout le reste appartenait à la belle race du Sud, blanche, svelte,dont la figure fine est faite de lignes droites et simples commeune tête d’image indienne. Les yeux très écartés augmentaientencore l’air un peu divin de cette rôdeuse du désert.

De son existence véritable, je ne sus rien de précis. Elle me laconta par détails incohérents qui semblaient surgir au hasard dansune mémoire en désordre ; et elle y mêlait des observationsdélicieusement puériles, toute une vision du monde nomade née dansune cervelle d’écureuil qui a sauté de tente en tente, de campementen campement, de tribu en tribu.

Et cela était débité avec l’air sévère que garde toujours cepeuple drapé, avec des mines d’idole qui potine et une gravité unpeu comique.

Quand elle eut fini, je m’aperçus que je n’avais rien retenu decette longue histoire pleine d’événements insignifiants,emmagasinés en sa légère cervelle, et je me demandai si elle nem’avait pas berné très simplement par ce bavardage vide et sérieuxqui ne m’apprenait rien sur elle ou sur aucun fait de sa vie.

Et je pensais à ce peuple vaincu au milieu duquel nous camponsou plutôt qui campe au milieu de nous, dont nous commençons àparler la langue, que nous voyons vivre chaque jour sous la toiletransparente de ses tentes, à qui nous imposons nos lois, nosrèglements et nos coutumes, et dont nous ignorons tout, mais tout,entendez-vous, comme si nous n’étions pas là, uniquement occupés àle regarder depuis bientôt soixante ans. Nous ne savons pasdavantage ce qui se passe sous cette hutte de branches et sous cepetit cône d’étoffe cloué sur la terre avec des pieux, à vingtmètres de nos portes, que nous ne savons encore ce que font, ce quepensent, ce que sont les Arabes dits civilisés des maisonsmauresques d’Alger. Derrière le mur peint à la chaux de leurdemeure des villes, derrière la cloison de branches de leur gourbi,ou derrière ce mince rideau brun de poil de chameau que secoue levent, ils vivent près de nous, inconnus, mystérieux, menteurs,sournois, soumis, souriants, impénétrables. Si je vous disais qu’enregardant de loin, avec ma jumelle, le campement voisin, je devinequ’ils ont des superstitions, des cérémonies, mille usages encoreignorés de nous, pas même soupçonnés ! Jamais peut-être unpeuple conquis par la force n’a su échapper aussi complètement à ladomination réelle, à l’influence morale, et, à l’investigationacharnée, mais inutile du vainqueur.

Or, cette infranchissable et secrète barrière que la natureincompréhensible a verrouillée entre les races, je la sentaissoudain, comme je ne l’avais jamais sentie, dressée entre cettefille arabe et moi, entre cette femme qui venait de se donner, dese livrer, d’offrir son corps à ma caresse et moi qui l’avaispossédée.

Je lui demandai, y songeant pour la première fois :

– Comment t’appelles-tu ?

Elle était demeurée quelques instants sans parler et je la vistressaillir comme si elle venait d’oublier que j’étais là, toutcontre elle. Alors, dans ses yeux levés sur moi, je devinai quecette minute avait suffi pour que le sommeil tombât sur elle, unsommeil irrésistible et brusque, presque foudroyant, comme tout cequi s’empare des sens mobiles des femmes.

Elle répondit nonchalamment avec un bâillement arrêté dans labouche :

– Allouma.

Je repris :

– Tu as envie de dormir ?

– Oui, dit-elle.

– Eh bien ! dors.

Elle s’allongea tranquillement à mon côté, étendue sur leventre, le front posé sur ses bras croisés, et je sentis presquetout de suite que sa fuyante pensée de sauvage s’était éteinte dansle repos.

Moi, je me mis à rêver, couché près d’elle, cherchant àcomprendre. Pourquoi Mohammed me l’avait-il donnée ? Avait-ilagi en serviteur magnanime qui se sacrifie pour son maître jusqu’àlui céder la femme attirée en sa tente pour lui-même, ou bienavait-il obéi à une pensée plus complexe, plus pratique, moinsgénéreuse en jetant dans mon lit cette fille qui m’avait plu ?L’Arabe, quand il s’agit de femmes, a toutes les rigueurspudibondes et toutes les complaisances inavouables ; et on necomprend guère plus sa morale rigoureuse et facile que tout lereste de ses sentiments. Peut-être avais-je devancé, en pénétrantpar hasard sous sa tente, les intentions bienveillantes de ceprévoyant domestique qui m’avait destiné cette femme, son amie, sacomplice, sa maîtresse aussi peut-être.

Toutes ces suppositions m’assaillirent et me fatiguèrent si bienque tout doucement je glissai à mon tour dans un sommeilprofond.

Je fus réveillé par le grincement de ma porte ; Mohammedentrait comme tous les matins pour m’éveiller. Il ouvrit la fenêtrepar où un flot de jour s’engouffrant éclaira sur le lit le corpsd’Allouma toujours endormie, puis il ramassa sur le tapis monpantalon, mon gilet et ma jaquette afin de les brosser. Il ne jetapas un regard sur la femme couchée à mon côté, ne parut pas savoirou remarquer qu’elle était là, et il avait sa gravité ordinaire, lamême allure, le même visage. Mais la lumière, le mouvement, leléger bruit des pieds nus de l’homme, la sensation de l’air pur surla peau et dans les poumons tirèrent Allouma de sonengourdissement. Elle allongea les bras, se retourna, ouvrit lesyeux, me regarda, regarda Mohammed avec la même indifférence ets’assit. Puis elle murmura :

– J’ai faim, aujourd’hui.

– Que veux-tu manger ? demandai-je.

– Kahoua.

– Du café et du pain avec du beurre ?

– Oui.

Mohammed, debout près de notre couche, mes vêtements sur lesbras, attendait les ordres.

– Apporte à déjeuner pour Allouma et pour moi, lui dis-je.

Et il sortit sans que sa figure révélât le moindre étonnement oule moindre ennui.

Quand il fut parti, je demandai à la jeune Arabe :

– Veux-tu habiter dans ma maison ?

– Oui, je le veux bien.

– Je te donnerai un appartement pour toi seule et une femme pourte servir.

– Tu es généreux, et je te suis reconnaissante.

– Mais si ta conduite n’est pas bonne, je te chasseraid’ici.

– Je ferai ce que tu exigeras de moi.

Elle prit ma main et la baisa, en signe de soumission.

Mohammed rentrait, portant un plateau avec le déjeuner. Je luidis :

– Allouma va demeurer dans la maison. Tu étaleras des tapis dansla chambre, au bout du couloir, et tu feras venir ici pour laservir la femme d’Abd-el-Kader-el-Hadara.

– Oui, moussié.

Ce fut tout.

Une heure plus tard, ma belle Arabe était installée dans unegrande chambre claire ; et comme je venais m’assurer que toutallait bien, elle me demanda, d’un ton suppliant, de lui fairecadeau d’une armoire à glace. Je promis, puis je la laissaiaccroupie sur un tapis du Djebel-Amour, une cigarette à la bouche,et bavardant avec la vieille Arabe que j’avais envoyé chercher,comme si elles se connaissaient depuis des années.

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