La Marquise de Pompadour

La Marquise de Pompadour

de Michel Zévaco

Chapitre 1NOUS N’IRONS PLUS AU BOIS…

Lumineuse et claire, cet après-midi d’octobre 1744 semblait une fête du ciel, avec ses vols d’oiseaux au long des haies, ses légers nuages blancs voguant dans l’immensité bleuâtre, son joli poudroiement de rayons d’or dans l’air pur où se balançaient des parfums et des frissons d’automne.

Sur le chemin de mousses et de feuilles qui allait de l’Ermitage à Versailles, – des humbles chaumières au majestueux colosse de pierre, – un cavalier s’en venait au petit pas, rênes flottantes au caprice de son alezan nerveux et souple.

Le chapeau crânement posé de côté sur le catogan, la fine rapière aux flancs de sa bête, svelte, élégant, tout jeune, vingt ans à peine, la figure empreinte d’une insouciante audace, la lèvre malicieuse et l’œil ardent, il souriait au soleil qui, par delà les frondaisons empourprées, descendait vers des horizons d’azur soyeux ; il souriait à la belle forêt vêtue de son automnale magnificence ; il souriait à la fille qui passait, accorte, au paysan qui fredonnait ; il se souriait à lui-même, à la vie, à ses rêves…

Devant lui, à un millier de pas, cheminait un piéton, son bâton d’épine à la main.

L’homme était poudreux, déchiré. Il marchait depuis le matin,venant on ne sait d’où – de très loin, sans doute – allant peut-être vers de redoutables destinées…

Près de l’étang, le piéton s’arrêta soudain… C’était, sous sesyeux, dans le rayonnement de la clairière, dans le prestigieuxdécor de ce coin de forêt, une vision de charme et degrâce :

Une jeune fille… une exquise merveille… mince, flexible,harmonieuse, teint de nacre et de rose, opulente chevelurenuageuse… suprêmement jolie dans sa robe à paniers de satin rosebroché de fleurettes roses, le gros bouquet de roses fixé aucorsage… un vivant pastel…

Elle riait aux éclats, penchée vers une dizaine de fillettesqui, tabliers en désordre, frimousses ébouriffées, l’entouraient,tapageuses, fringantes… et elle disait :

– Oh ! les insatiables gamines ! Déjà le démon dela danse les mène ! Comment, mesdemoiselles, vous voulezencore une ronde ?…

– Oui, oui… Jeanne, chère Jeanne… encore uneronde !…

– Soit donc ! En voici une que, pour vous, j’aicomposée hier sur mon chemin.

Et tandis que les petites se prenaient par la main, elle, d’unevoix mélodique et pénétrante, chanta ceci :

Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés

La belle que voilà, la lairons-nous danser ?

Alors, sur la tant jolie ritournelle dont cent cinquante annéesn’ont pas épuisé la vogue enfantine, la ronde, parmi des rirescristallins, se développa au bord de l’étang moiré…

Là-bas, sur le chemin feuilli, moussu, venait insoucieusement lejeune cavalier…

La lairons-nous danser ?

Entrez dans la danse

Voyez comme on danse…

La ronde, tout à coup, s’effaroucha. Les rires se glacèrent surles lèvres mutines.

Le piéton poudreux sortait de son fourré, lui ; ils’approchait à pas lents et s’arrêtait, énigmatique silhouettesilencieuse, près de celle que les gamines appelaient Jeanne… chèreJeanne…

Souriante, sans peur devant l’imprévue apparition, elle demandadoucement :

– Que voulez-vous ?…

L’homme s’éveilla de son extase admirative. Ilbalbutia :

– Pardon… excusez… où est-on ici ?

– Vous êtes sur le terroir de l’Ermitage ; voici laclairière, et voilà l’étang ; ici finit le parc royal deVersailles, et là commencent les bois…

– Le château… est-ce loin ?

– Par là… voyez-vous ? dit-elle, le bras étendu dansun geste de nymphe sylvestre.

Dans le lointain des sous-bois, le cor se fit entendre, unemeute donna de la voix.

– Qu’elle est belle ! murmurait le piéton… Excusezencore… pouvez-vous me dire ?… Le roi… est-il auchâteau ?

Elle demeura interdite, pâlissante. Et pensive, dans un soufflede rêve, elle répéta :

– Le roi !…

– Oui… Louis XV… savez-vous s’il est château ?

– Non… je ne sais pas… Pauvre homme, comme vous avez l’airmalheureux… et si fatigué !

– Fatigué, oui… et malheureux… réellement malheureux…

– Oh ! attendez !… Il faut que je vous portebonheur !

Légère comme une biche, elle s’élança. À vingt pas, sous unhêtre, deux femmes se reposaient ; l’une blonde etfrêle ; l’autre vigoureuse, plantureuse, couperosée, qui semit à crier :

– Jeanne ! Jeanne !… Pourquoi courir ainsi, monenfant ? Te voilà en nage… tu t’abîmes le teint… et tu tedécoiffes.

Sans répondre, Jeanne s’empara d’une aumônière, jetée surl’herbe près des écharpes ; elle y puisa un louis et, toujourscourant, revint au piéton.

À ce moment, le son du cor se rapprocha, sonnant la vueet le bien aller.

À ce moment aussi, débouchait sur la clairière le jeune cavalierà la fine rapière, tandis qu’un chasseur, trompe en sautoir,couteau à la ceinture, contournait l’étang au galop de son chevalblanc d’écume…

– Tenez… prenez… dit Jeanne, câline et douce.

– Je ne demande pas l’aumône, répondit le piétonsourdement.

– Oh ! fit-elle, la voix émue, vous voulez donc mefaire de la peine ?…

L’homme, farouche, hésita, trembla…

Puis, lentement, sa main s’ouvrit…

Jeanne y glissa la pièce d’or !

Alors, elle battit des mains gaiement.

Mais comme l’inconnu demeurait immobile et sombre, elle repritgravement :

– Je crois que je pourrais vous être utile… si vous vouliezme confier votre nom ?

L’homme eut un sursaut, un étrange regard… puis ilmurmura :

– Je m’appelle François Damiens…

Le chasseur, à cet instant, arrivait sur le groupe, arrêtait soncheval, d’une secousse, et, le ton bref, la voix dure, il laissaittomber cet ordre :

– Holà ! manant ! il faut t’en allerd’ici !… vous aussi, petites !… vous aussi,madame !

Jeanne se retourna, toisa le chasseur avec une moue d’exquiseimpertinence, et partit d’un rire clair :

– Monsieur, vous tenez mal votre trompe de chasse ;c’est une faute, cela, elle me prouverait que vous n’êtes pasgentilhomme, s’il était besoin de le prouver !

– Madame ! gronda le chasseur, devenu blanc decolère.

– Allez, monsieur, allez demander àM. de Dampierre une leçon de vénerie, et à tout Françaisque vous rencontrerez une leçon de politesse… cela fait, vousreviendrez.

Elle pirouetta sur les hauts talons de ses souliers de satinrose.

Livide, le chasseur poussa son cheval. Il allait l’atteindre… larenverser…

Les enfants crièrent. Le chemineau serra son bâton d’épine danssa main. Il eut un grondement, leva sa trique… mais avant qu’ellese fût abattue, le cheval du chasseur reculait soudain…

Le jeune cavalier, qui venait d’entrer dans la clairière, d’unbond furieux s’était placé entre la jeune fille et le chasseur, etavait saisi la bride qu’il secoua violemment ; en même temps,sa voix éclatait, vibrante :

– Par la mort-dieu, monsieur, êtes-vous doncenragé ?…

Poitrail contre poitrail, les deux bêtes piaffaient,hennissaient… Regard contre regard, les deux hommes semenaçaient.

– Ah çà ! continuait le jeune inconnu, on insulte doncles femmes, par ici !

Le chasseur jeta un juron ; mais, se calmantaussitôt :

– Prenez garde, monsieur, dit-il avec une glacialepolitesse, prenez garde ! Je fais ici mon service qui est dedéblayer le chemin de la chasse…

– Et moi, je fais le mien qui est de courir sus aumalotru !

– Prenez garde, vous dis-je !

– Quand vous seriez le grand veneur en personne, arrière,monsieur, arrière !

Le chasseur porta violemment la main à son côté, et s’apercevantalors qu’un couteau remplaçait son épée absente :

– C’est bon ! gronda-t-il, la moustache hérissée. Nousnous retrouverons, mon jeune don Quichotte… si toutefois on voustrouve !

– Vous allez vous faire couper les oreilles, monsieurl’écraseur de femmes. On me trouve toujours quand on mecherche ! Et même quand on ne me cherche pas !

– Votre nom, alors ! rugit le chasseur.

– Le vôtre, s’il vous plaît ?

– Comte du Barry, écuyer servant de Sa Majesté.

– Et moi, chevalier d’Assas, cornette au régimentd’Auvergne, en congé régulier, se rendant à Paris, rueSaint-Honoré, à l’enseigne des Trois-Dauphins, où il sera demain etles jours suivants pour y attendre d’être pourfendu par monsieur lecomte du Barry !

– C’est bon, chevalier d’Assas ! Vous n’attendrez paslongtemps ! bégaya le chasseur, ivre de rage. Et vous, madame,vous aurez de mes nouvelles !

– Ce me sera grand honneur, dit-elle en éclatant de sonrire clair, d’une si jolie impertinence.

Le comte esquissa un geste de menace, tourna bride, et, à fondde train, s’enfonça dans le sous-bois, vers le son des cors…

Pendant cette algarade, le chemineau poudreux, l’homme qui avaitdit s’appeler François Damiens, s’était écarté sous une hêtraie.Là, il s’arrêtait, contemplant de loin la jeune fille en rose, etmurmurait encore :

– Qu’elle est belle !…

Le chevalier d’Assas mit pied à terre et s’inclina devantJeanne.

– Madame, dit-il, je vous supplie de faire état demoi ; quoi qu’il advienne, soyez rassurée ; cet insolentgentilhomme sera châtié, je vous le jure.

Et comme il se redressait, il demeura frappé d’admiration, commesi, à cet instant seulement, il eût bien vu quelle adorablecréature se trouvait devant lui.

Il fut troublé jusqu’au fond de l’être, et son jeune cœur se mità battre plus fort.

Et il semblait qu’un génial artiste les eût ainsi campés l’undevant l’autre, si beaux tous les deux, si parfaitement gracieux,pareils à deux biscuits de Saxe, se souriant et s’admirant, luienivré, elle ingénument coquette, doucement remuée par ce naïf etpur hommage d’un amour qui éclatait avec la fougue imprévue,foudroyante, irrésistible des grandes passions.

Promptement, elle se remit et gazouilla :

– Ah ! chevalier… comment vous remercier ?…

– Je suis trop remercié, madame… Bénie à jamais est cetteminute où je vous ai vue…

– Vous ne vous battrez pas… dites… oh ! dites…

– Ah ! madame, que me demandez-vous là !…Dussé-je affronter mille morts…

– Oh ! si vous alliez être blessé !… Blessé pourmoi !…

Et il y avait plus de curiosité gentille que de réelleinquiétude dans son regard pur et moqueur. Mais lui, ah ! luitremblait légèrement. Il était pâle. Des choses inconnues seheurtaient violemment au fond de son cœur. L’amourl’envahissait.

Sincère ?… Ah ! certes. Sincère jusqu’au plus secretde ses fibres !…

Quoi !… Une passion si rapide !… Le savait-il,seulement ! Savait-il ce qui se passait dans son âme ardente,fougueuse, prompte à se donner… sans calcul, sans réflexion, sansrestriction !…

Il bégaya, mesurant à peine ce qu’il disait, étonné de sa propreaudace :

– Blessé pour vous !… Que serait une blessure quandmon rêve maintenant sera de mourir pour vous, avec l’intensevolupté de savoir… ou d’espérer… que peut-être vous mepleurerez !…

– Taisez-vous ! oh ! taisez-vous !sourit-elle, émue pourtant…

– Me taire ! Lorsqu’une céleste harmonie monte à meslèvres, lorsque tout chante en moi, que ma tête s’embrase…Oh ! pardonnez, pardonnez un pauvre fou… pardonnez… vous queje ne connais pas et qu’il me semble connaître depuis dessiècles…

– Taisez-vous, reprit-elle rapidement. Voici qu’on vient…Écoutez, chevalier… nous demeurons, ma mère et moi, à Paris, ruedes Bons-Enfants, en face l’hôtel d’Argenson. Et maintenant,partez, de grâce, partez !…

Elle tendit sa main gantée de blanc. Le chevalier la saisit,appuya ses lèvres sur le bout des doigts effilés, et la sensationde ce baiser fut une sensation de vertige.

Lorsqu’il se redressa, il vit Jeanne qui s’élançait au-devantdes deux femmes.

Alors il sauta en selle et rendant la main, bouleversé parl’immense et soudain événement qui venait de se produire dans savie, – divin bonheur… ou suprême catastrophe ! – il se ruadans un galop insensé, avec l’envie folle de crier, de pleurer, derire, de chanter…

Jeanne, déjà, pour cacher son trouble, peut-être… ou peut-êtreparce que cet incident avait glissé sur elle sans la toucher aucœur… Jeanne, souriante comme si rien ne se fût passé, avait reprisles fillettes par la main ; de nouveau la ronde enfantines’égayait au long de l’étang, et la voix pure de la jeune fillechantait… mais avec un éclat plus fiévreux :

Mais les lauriers du bois, les lairons-nousfaner ?

Non, chacun à son tour ira les ramasser.

De plus en plus le son du cor se rapprochait de l’étangmoiré par les brises qui courbaient doucement les roseaux.

Des galops retentissaient sous bois.

Des chevreuils, des faons, des biches s’enfuyaienteffarés…

Si la cigale y dort, ne faut pas la blesser ;

Le chant du rossignol la viendra réveiller…

Sautez, dansez, embrassez

Celui que vous aimez…

Brusquement, Jeanne s’arrêta, le sein oppressé, les yeux voilésde larmes brillantes.

– Embrassez qui vous aimez ! murmura-t-elle.Hélas ! où est-il celui que j’aime ? Où est le Princecharmant qu’attend mon âme prisonnière !…

– La chasse ! Voici la chasse ! cria à ce momentla matrone au teint couperosé… Jeanne, regarde… voici le cerf àl’eau… Regarde donc, mon enfant !…

Et s’adressant à la femme frêle et blonde qui l’accompagnait, àvoix basse et rapide :

– Retirons-nous un peu, chère madame du Hausset. Pour cequi va peut-être se passer ici, nous serions de trop…

– Que va-t-il donc se passer, chère madamePoisson ?…

« Madame Poisson » jeta un regard trouble sur sacompagne. Et elle murmura :

– Rien… non, rien… Ne nous montrons pas… attendons…espérons !… Voici la chasse du roi !

Jeanne avait fixé ses yeux sur l’étang.

La clairière s’emplissait du bruit des cors sonnant le batl’eau, du hennissement des chevaux, des appels de piqueurs,des voix de la meute qui, tout entière, s’était jetée à l’étang,derrière l’animal de chasse.

Et le dix cors, noblement, la tête haute, fendait les eaux…

La foule des chasseurs, maintenant, cernait l’étang ;grands seigneurs sanglés, ceinturonnés, coquettes amazones entricorne, piqueurs en habit bleu galonné d’argent sur or, grandgilet écarlate, bottes à chaudron… et les « taïaut »retentissaient, et tout ce monde brillant, pimpant, poudré, doré,coquetait, piaffait, caracolait !

Toute pâlie, Jeanne regardait de ses yeux agrandis parl’angoisse…

Oh ! la pauvre bête ! la pauvre bête !…

Le noble dix cors venait droit sur elle, nageant avec uneindéfinissable dignité, franchissait la ceinture de roseaux,sortait enfin de l’eau, faisait quelques pas, et s’arrêtait près deJeanne, exténué par quatre heures de course éperdue, rendu, vaincu,la tête tournée vers les quatre-vingts chiens de la meute quis’assirent, dans le silence de la victoire, tenant la bête sous lamenace de leurs regards… L’instant fut tragique.

Une poignante tristesse voila les yeux du cerf… Et de ces yeux,deux grosses larmes coulèrent lentement…

– Oh ! la pauvre bête ! la pauvre bête !balbutiait Jeanne frissonnante de pitié.

Les chasseurs, les cors, les chiens, tout se taisait… C’était laminute solennelle, odieuse, impitoyable qui précède la mort ducerf.

– Dampierre, dit une voix, l’hallali !… Du Barry, vousservirez la bête…

Jeanne étendit les mains vers celui qui venait de parler… ungrand seigneur… sans doute le maître de la chasse…

Servir la bête !… c’est-à-dire la tuer au couteau !…Oh ! non !… non ! Elle ne pourrait voir cette choseaffreuse…

– Ah ! monsieur, grâce pour lui… ne le tuez pas,monsieur… s’écria-t-elle, toute palpitante d’émoi.

Et comme elle levait les yeux vers le grand seigneur, elle serecula soudain, très pâle, porta la main à son cœur, et,défaillante, murmura :

– Le roi !… le roi !…

En un clin d’œil, Louis XV sauta à bas de son cheval, saisitdans ses bras la jeune fille, en s’écriant :

– Par le ciel ! cette jolie enfant s’évanouit.

Jeanne, à demi pâmée, sa tête charmante retombée en arrière,entrouvrit les yeux… Elle se vit dans les bras de Louis XV, etfrissonnante, éperdue, elle s’évanouit, en murmurant tout bas, aufond d’elle-même :

– Dansez… sautez… embrassez qui vous… aimez !… Il estvenu… celui que j’aime… le prince Charmant… de mon âme prisonnière…mon roi !…

Ce fut un instant plus fugitif que la seconde qui meurt à peineéclose.

Mais cette seconde fut un frémissement d’admiration chez ceconnaisseur, cet adorateur de beauté, ce roi des élégancesraffinées qu’était encore Louis XV.

Une étrange émotion voila le clair reflet de ses yeux gris bleupâle.

Et déjà l’exquise créature qu’il tenait dans ses brass’éveillait comme d’un songe, se dégageait, confuse, troubléejusqu’au fond de sa pensée, balbutiait le même mot :

– Le roi… le roi !…

– Pour vous, le premier gentilhomme du royaume ! ditvivement Louis XV… ce qui signifie incapable de refuser une prièrequi s’envolerait de lèvres aussi jolies…

Jeanne rougit… Son regard plana sur le cercle des cavaliersrangés autour d’elle et du roi… autour de la meute et du cerfimmobile. Sur tous les visages d’hommes, elle lut à livre ouvertl’ironie outrageante ; dans tous les yeux des femmes, elle vitbriller la jalousie et la rage.

Toute la cour de France était là pour l’hallali et la curée…Toute cette cour la poignardait de ses regards aigus…

Alors, comme pour répondre à l’envie déchaînée par une héroïqueet charmante bravade, comme si elle eût déclaré la guerre à toutela seigneurie assemblée, d’un geste de défi elle releva sa têtefine, posa sa main gantée sur l’encolure du cerf hypnotisé par leschiens, et, esquissant une révérence que la première dame d’honneureût jugée impeccable :

– Sire, je ne suis qu’une petite fille et vous êtes ungrand roi… Je vois ces nobles seigneurs qui brûlent de daguer labête… je vois ces dames de haut lignage qui attendent la curée…Sire, la petite fille, contre tant de pensées mortelles, vousdemande une pensée vivante, humaine… la grâce de ce pauvreanimal…

Un murmure gronda dans la clairière, parmi les chasseurs.

– Ceci est contraire à tous les usages de vénerieroyale ! observa une voix âpre et rude déjà entendue.

– Mordieu ! songea le roi, cette enfant se tient commeune duchesse et parle comme un grand poète…

Et, se tournant vers celui qui, d’un mot, venait de traduire lacolère des courtisans :

– Comte du Barry, sonnez la retraite, dit-ilfroidement.

– Sire !…

Louis XV foudroya le comte d’un de ces regards de suprêmeinsolence qui lui tenaient lieu de majesté.

Du Barry, pâle, un éclair de fureur dans ses yeux fixés surJeanne, obéit alors, et sa fanfare éclata, se répercuta sous lesfutaies.

– La Branche ! commanda le roi, rappelle leschiens.

– Sire ! Sire ! murmurait Jeanne extasiée,rayonnante de son triomphe. Oh ! merci…

Le premier piqueur, à l’appel de Louis XV, s’était élancé,faisait reculer la meute qui grondait, étonnée mais obéissant aveccette passivité qui est l’intelligence des bêtes bien dressées.

– Vous le voyez, madame, dit alors le roi, j’ai voulu quele souvenir de notre rencontre ne vous fût pas désagréable… Pourmoi, ajouta-t-il avec un sourire, ce souvenir me demeurera comme uncharme.

Et Jeanne, frémissante, éperdue, joignit les mains :

– Jamais, Sire… jamais cette minute de mon existence nesortira de mon âme… jamais !

Louis XV tressaillit.

Il eut comme une rapide hésitation.

Puis, voyant tous les yeux dardés sur lui, il fit de la main ungeste d’adieu et, s’élançant à cheval, s’éloigna au trot, suivi deses piqueurs sonnant la retraite, de sa meute, de ses chasseurs etde ses amazones… En quelques instants toute cette vision debrillante cavalcade s’évanouit sous les frondaisonsempourprées.

Jeanne était demeurée à la même place, une main sur son cœur, leregard attaché à l’élégant cavalier qui, là-bas, s’en était allé,suivi de ses dames et de ses seigneurs.

Et lorsque Louis XV eut disparu, un long soupir fit palpiter sonsein.

Alors, elle se tourna vers le cerf que la fatigue paralysaitencore, et, comme si son cœur eût contenu un trop-plein qui voulaitdéborder, nerveusement, elle entoura la tête de l’animal avec sesdeux bras, et, à pleine bouche, baisa brusquement le mufle gracieuxdu fauve…

Quelques instants, le dix cors demeura tremblant sur ses jambesgrêles, puis, voyant la clairière vide, souffla fortement, frappadu pied, et, au pas, comme rassuré, s’en alla, se perdit au fonddes bois…

Au loin, les cors affaiblis apportaient un écho de retraite.

Vers ces échos, vers la cavalcade disparue, Jeanne laissas’envoler un baiser du bout de ses doigts…

Et vers cette cavalcade, aussi, ce fut un geste de menaceimplacable qui échappa à l’homme poudreux, au piéton déchiré, àFrançois Damiens, du fond du fourré où il s’était caché, d’où ilavait assisté à toute cette scène, et d’où enfin il s’éloignait àgrands pas dans la direction du château…

– Jeanne ! Jeanne ! criait en accourant la femmeau teint couperosé, il t’a parlé ! Que t’a-t-il dit ? Ettoi, qu’as-tu répondu ? Mon Dieu, mon Dieu, chèreenfant ! Ah ! c’est maintenant que je ne regrette pastout ce que j’ai dépensé pour ton éducation ! Voyons,parle-moi donc !…

– Taisez-vous, poison… ma chère poison…taisez-vous !

Et Jeanne, exubérante, sous le coup de cette joie intense,inconnue, irrésistible, qui fait rire aux éclats et qui faitsangloter, Jeanne s’envolait en une course gracieuse, entraînaitles fillettes, conduisait la ronde, follement, et, à pleine voix,le cœur battant, jetait aux échos sa triomphanteritournelle :

Cigale, ma cigale, allons, il faut chanter,

Car les lauriers des bois sont déjà repoussés…

Sont déjà repoussés…

– Comment, chère madame Poisson, observa discrètement lafemme blonde, elle vous appelle poison !

– Un caprice de cette folle enfant… mais cela m’est bienégal… Ah ! chère madame du Hausset, voilà une journée que jene donnerais pas pour un million !

– Et M. de Tournehem ?… Il n’arrive pas…

– C’est pourtant à la clairière de l’Ermitage qu’il m’adonné rendez-vous, reprit Mme Poisson radieuse.Mais qu’il vienne ou ne vienne pas… tant pis !… Ah ! queje suis heureuse !

Et Jeanne la bergère avec son blanc panier

Allant cueillir la fraise et la fleur d’églantier,

Allons, il faut chanter.

Entrez dans la danse,

Voyez comme on danse…

Là-bas, la chanson de Jeanne éclatait, plus envolée plustriomphale. La ronde quittait la clairière, s’enfonçait sous bois…et… tout à coup, un silence lourd… quelque chose comme un grandfrisson d’angoisse sur toute cette joie…

Là, sous les buissons épineux, sous la jonchée des feuilles,perdue en ce coin de forêt, solitaire, déjà rongée par les mousses,apparaissait une grande dalle de marbre couchée à terre… Unetombe !… Oui, une tombe !…

Et sur cette tombe, un homme, debout, le front dans la main, lesyeux voilés de larmes… une grande douleur, sans doute !…

Et c’était contre ce marbre solitaire, contre cette tombe,contre cet homme, contre cette douleur que la ronde exubérante, lajoie fiévreuse de Jeanne, la folle chanson éperdue de bonheurvenaient de se heurter, glacées soudain, les ailes brisées.

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