La Maternelle

La Maternelle

de Léon Frapié

À une femme qui est ta sincère institutrice et qui,– par le privilège de l’entière bonté – est, toute fervente aussi, l’Épouse et la Mère.

Je fus fiancée à vingt-trois ans. Il était temps.

Par une grâce, dit-on, assez rare, le surmenage des études classiques n’avait rien détraqué en moi, la longue attente virginale n’avait pas perverti mon imagination.Élevée sans mère depuis l’âge de douze ans, j’étais très simple,très saine, très « nature » ; de visage coloré, de caractère gai, de gestes vifs. Mais, enfin, il était temps que la certitude d’un prochain mariage vint secourir la belle patience de mon tempérament.

Mon fiancé avait le profil chevaleresque d’un Louis XIII adouci, et sa conversation mettait en poésie les plus ordinaires circonstances de la vie. J’éprouvais auprès de lui une exaltation heureuse, tout en pensée. Après son départ, je me sentais alourdie, comme si mon corps même portait aussi une rêverie à bientôt exhaler.

Or mon père mourut subitement de l’issuedésastreuse d’une affaire d’argent.

Je me trouvai, du jour au lendemain,orpheline, pauvre, délaissée, car la poésie de mon fiancé nesurvécut pas à la perte de ma dot. Et je ne pus empêcher ma douleurd’amante d’envahir ma douleur filiale.

Un seul parent me restait : un oncle,vieil officier retraité, qui, naguère, avait été profondémentindigné de mon succès aux examens du baccalauréat et de la licenceès lettres. Il consentit rageusement à me recueillir.

Après deux mois de solitude larmoyante,l’inévitable réaction afflua. Je n’avais pas en vain frôlé de siprès le mariage : j’éprouvai le besoin de sortir, d’agir, devivre.

Un soir, au retour d’une promenade séduisanteet triste, commencée lentement, puis raccourcie de pas rapides, jeprononçai cette inflexible décision qui devait être la sauvegardede ma sagesse : « Il ne faut pas que je m’ennuie ».Et je priai mon oncle de me chercher d’urgence un emploi dansl’enseignement.

Mon oncle se flattait justement de quelquesaccointances au ministère. Il ne tarda pas à rapporter cedéplorable renseignement que je ne serais jamais institutriceprimaire : toutes les places étaient promises, plusieursannées à l’avance, et d’ailleurs je n’avais pas le diplômevoulu.

– Comprends-tu ? me disait-il avecune aigreur qui n’était pas exempte de triomphe, le brevetd’aptitude à l’enseignement primaire, c’est le brevet élémentaire.L’as-tu ? Non. Eh bien, tu collectionnerais tous les diplômesde la création : licenciée, doctoresse, agrégée, académicienneet même décorée, tu ne pourrais pas enseigner la grammaire. Ça secomprend, pourtant !

Oh ! ces bouffées de mépris qui sortaientde sa pipe ! Ces jets de salive invincibles ! Oh !ces regards pratiques, insoutenables, clairs comme le néant, quiincriminaient mon visage nerveux, mes traits évaporés et tout lechimérique de ma personne mince !

Je ne pouvais pas attendre six mois l’examen,d’ailleurs platonique, du brevet élémentaire. Je me déclarai prêteà accepter, séance tenante, n’importe quel travail.

Alors apparut, sans remède, la tare d’avoirtrop d’instruction.

Je vois encore mon oncle courroucé tombant surune chaise au retour de courses éreintantes :

– Il ne manque pas d’emplois que tupourrais obtenir, si tu n’avais pas tes sacrés diplômes !Tiens, il y a une place de femme de service d’école maternelle…mais la condition, c’est d’être à peu près illettrée.

La logique le criait : jamais on ne menommerait femme de service si l’on savait que j’étais bachelière,licenciée. Voyons, voyons, la main sur le cœur : parconvenance, par égard pour l’instruction, par respect humain, –oui, monsieur, par respect humain, – on me laisserait plutôt mourirde faim !

J’étais atterrée ; mon oncle m’accablaitde ses regards sévères.

– Je pourrais les déchirer, les brûlermes diplômes ? hasardai-je.

Un haussement d’épaules rebuté :

– Ça n’avancerait pas ; il en restequelque chose sur toi, dans ta façon de parler… c’estineffaçable.

– Je baissai la tête sous le poids de monindignité.

Mais la nécessité poussait son aiguilloninsupportable. Il fut décidé que j’essaierais tout de même dedissimuler mes fâcheux antécédents ; je protesterais contre lesoupçon d’une capacité supérieure à lire et écrire.

Ce fut fait bravement, ma foi, avec même unepointe d’espièglerie, au début, car je suis d’un tempérament assezenjoué.

Je hantai les bureaux, comme il convenait,pendant que mon oncle, de son côté, mobilisait ses relations lesplus galonnées.

Ah ! cette tare de l’instruction !Je ne sais quoi me trahissait : les employés me toisaient, maldisposés.

– Femme de service ?… Il faut desaptitudes.

J’avais beau torturer ma pauvre tête pourtrouver le mot trivial, pour forger la tournure de phraseincorrecte, j’avais beau m’appliquer à faire des cuirs, cesmessieurs se méfiaient ; une prévention hostile se devinaitsous leur politesse étriquée.

– Les emplois de femme de service sontdes emplois modestes, qui ne permettent aucune ambition, mais quiexigent des qualités pratiques, sérieuses. On les destine depréférence à des personnes de condition ordinaire, sansprétentions.

C’est qu’il s’agit de ne pas dépasser leniveau, quand-on brigue un emploi !

On n’obtient rien sans effort. Je travaillai.Je lus des feuilletons populaires, je me bourrai des œuvres lesplus dénuées de style. Je fus assidue jusqu’à l’anémie.

Ah ! j’en ai attrapé des maux de tête,des vertiges, à désapprendre !

Je l’ai compris plus tard : dans lesbureaux, j’aurais dû rire bêtement et complaisamment en tortillantla pointe de mon corsage, les paupières baissées, l’airsubjugué ; j’aurais dû peut-être laver moins mes mains,répandre sur ma robe un peu d’eau-de-vie, de façon à présenterl’odeur de ma condition ; sait-on les choses qui donnentconfiance à l’administration ?

Heureusement je sus recevoir à la figure, enfille qui a quelques motifs de honte, la supériorité ricanante desmessieurs expéditionnaires ; et, malgré ma maladresse à fairevaloir, d’autorité, que j’étais sans culture aucune, – à force depersévérance dans l’abaissement ignare, – j’obtins l’emploi defemme de service à l’école maternelle de la rue des Plâtriers,20e arrondissement.

Un matin d’octobre, mes diplômes celés à toutjamais au fond d’une malle, je prie le tablier bleu et lebalai.

Mais, dès le premier jour, une misèreinattendue m’étreignit l’âme. On ne quitte pas si facilement sonrang, on n’abolit pas si facilement ses facultés maîtresses.

Comme des besoins artificiels tenaillentl’alcoolique repentant dont le corps réclame impérieusementl’humectation vénéneuse, de même, à cause des lettres et del’éducation que l’on m’avait inoculées, – j’étais travaillée d’unimmense besoin de satisfaction intellectuelle, – le soir, aprèsavoir fait le ménage de mon école, – et je me raccrochaiséperdument à mon passé.

Puis, j’avais vingt-trois ans, j’avais étéfiancée ; Paris bouillonnait autour de moi ; une sèveaffectueuse m’accablait de son expansion impossible.

Mais je ne voulais pas m’ennuyer. Alors jesentis qu’en dehors de mon métier manuel, il fallait inventer unetâche qui me prouvât la persistance de ma personnalité première. Jedevais, chaque jour, au miroir de ma conscience, me reconnaîtrepour une personne de quelque culture et de quelque sentiment. Ilfallait, dans ma vie, une garantie de santé morale, une manieélevée à laquelle je dédierais tout mon idéal et qui userait toutesmes virtualités.

Donc, par impulsion romanesque, – sans douteparce que j’avais lu des livres où le personnage intéressant, à unmoment bien choisi, se mettait à buriner ses mémoires, – je résolusd’écrire le journal de ma vie à l’école, le journal de ma vierapportée à l’observation passionnée des enfants.

D’ailleurs, pouvais-je mieuxtrouver ?

Puisque des enfants composaient mon entouragepermanent et que j’avais un si douloureux besoin de penser etd’aimer !

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