La Paix du ménage

La Paix du ménage

d’ Honoré de Balzac

DEDIE A MA CHERE NIECE, VALENTINE SURVILLE.

L’aventure retracée par cette Scène se passa vers la fin du mois de novembre 1809, moment où le fugitif empire de Napoléon atteignit à l’apogée de sa splendeur. Les fanfares de la victoire de Wagram retentissaient encore au cœur de la monarchie autrichienne. La paix se signait entre la France et la Coalition. Les rois et les princes vinrent alors, comme des astres, accomplir leurs évolutions autour de Napoléon qui se donna le plaisir d’entraîner l’Europe à sa suite, magnifique essai de la puissance qu’il déploya plus tard à Dresde.

Jamais, au dire des contemporains, Paris ne vit de plus belles fêtes que celles qui précédèrent et suivirent le mariage de ce souverain avec une archiduchesse d’Autriche ; jamais aux plus grands jours de l’ancienne monarchie autant de têtes couronnées ne se pressèrent sur les rives de la Seine, et jamais l’aristocratie française ne fut aussi riche ni aussi brillante qu’alors. Les diamants répandus à profusion sur les parures, les broderies d’or et d’argent des uniformes contrastaient si bien avec l’indigence républicaine, qu’il semblait voir les richesses du globe roulant dans les salons de Paris. Une ivresse générale avait comme saisi cet empire d’un jour. Tous les militaires, sans en excepter leur chef, jouissaient en parvenus des trésors conquis par un million d’hommes à épaulettes de laine dont les exigences étaient satisfaites avec quelques aunes de ruban rouge. A cette époque, la plupart des femmes affichaient cette aisance de mœurs et cerelâchement de morale qui signalèrent le règne de Louis XV. Soitpour imiter le ton de la monarchie écroulée, soit que certainsmembres de la famille impériale eussent donné l’exemple, ainsi quele prétendaient les frondeurs du faubourg Saint-Germain, il estcertain que, hommes et femmes, tous se précipitaient dans leplaisir avec une intrépidité qui semblait présager la fin du monde.Mais il existait alors une autre raison de cette licence.L’engouement des femmes pour les militaires devint comme unefrénésie et concorda trop bien aux vues de l’empereur, pour qu’il ymît un frein. Les fréquentes prises d’armes qui firent ressemblertous les traités conclus entre l’Europe et Napoléon à desarmistices, exposaient les passions à des dénoûments aussi rapidesque les décisions du chef suprême de ces kolbacs, de ces dolmans etde ces aiguillettes qui plurent tant au beau sexe. Les cœurs furentdonc alors nomades comme les régiments. D’un premier à un cinquièmebulletin de la Grande-Armée, une femme pouvait être successivementamante, épouse, mère et veuve. Etait-ce la perspective d’unprochain veuvage, celle d’une dotation, ou l’espoir de porter unnom promis à l’Histoire, qui rendirent les militaires siséduisants ? Les femmes furent-elles entraînées vers eux parla certitude que le secret de leurs passions serait enterré sur leschamps de bataille, ou doit-on chercher la cause de ce douxfanatisme dans le noble attrait que le courage a pour elles ?peut-être ces raisons, que l’historien futur des mœurs impérialess’amusera sans doute à peser, entraient-elles toutes pour quelquechose dans leur facile promptitude à se livrer aux amours. Quoiqu’il en puisse être, avouons-le-nous ici : les lauriers couvrirentalors bien des fautes, les femmes recherchèrent avec ardeur ceshardis aventuriers qui leur paraissaient de véritables sourcesd’honneurs, de richesses ou de plaisirs, et aux yeux des jeunesfilles une épaulette cet hiéroglyphe futur, signifia bonheur etliberté. Un trait de cette époque unique dans nos annales et qui lacaractérise, fut une passion effrénée pour tout ce qui brillait :jamais on ne donna tant de feux d’artifice, jamais le diamantn’atteignit à une si grande valeur. Les hommes aussi avides que lesfemmes de ces cailloux blancs s’en paraient comme elles. Peut-êtrel’obligation de mettre le butin sous la forme la plus facile àtransporter mit-elle les joyaux en honneur dans l’armée. Un hommen’était pas aussi ridicule qu’il le serait aujourd’hui, quand lejabot de sa chemise ou ses doigts offraient aux regards de grosdiamants. Murat, homme tout oriental, donna l’exemple d’un luxeabsurde chez les militaires modernes.

Le comte de Gondreville, l’un des Lucullus de ce SénatConservateur qui ne conserva rien, n’avait retardé sa fête enl’honneur de la paix que pour mieux faire sa cour à Napoléon ens’efforçant d’éclipser les flatteurs par lesquels il avait étéprévenu. Les ambassadeurs de toutes les puissances amies de laFrance sous bénéfice d’inventaire, les personnages les plusimportants de l’Empire, quelques princes même, étaient en ce momentréunis dans les salons de l’opulent sénateur. La danse languissait,chacun attendait l’empereur dont la présence était promise par lecomte. Napoléon aurait tenu parole sans la scène qui éclata le soirmême entre Joséphine et lui, scène qui révéla le prochain divorcede ces augustes époux. La nouvelle de cette aventure, alors tenuefort secrète, mais que l’histoire recueillait, ne parvint pas auxoreilles des courtisans, et n’influa pas autrement que parl’absence de Napoléon sur la gaieté de la fête du comte deGondreville. Les plus jolies femmes de Paris, empressées de serendre chez lui sur la foi du ouï-dire, y faisaient en ce momentassaut de luxe, de coquetterie, de parure et de beauté.Orgueilleuse de ses richesses, la banque y défiait ces éclatantsgénéraux et ces grands-officiers de l’empire nouvellement gorgés decroix, de titres et de décorations. Ces grands bals étaienttoujours des occasions saisies par de riches familles pour yproduire leurs héritières aux yeux des prétoriens de Napoléon, dansle fol espoir d’échanger leurs magnifiques dots contre une faveurincertaine. Les femmes qui se croyaient assez fortes de leur seulebeauté venaient en essayer le pouvoir. Là, comme ailleurs, leplaisir n’était qu’un masque. Les visages sereins et riants, lesfronts calmes y couvraient d’odieux calculs ; les témoignagesd’amitié mentaient, et plus d’un personnage se défiait moins de sesennemis que de ses amis. Ces observations étaient nécessaires pourexpliquer les événements du petit imbroglio, sujet de cette Scène,et la peinture, quelque adoucie qu’elle soit, du ton qui régnaitalors dans les salons de Paris.

– Tournez un peu les yeux vers cette colonne brisée qui supporteun candélabre, apercevez-vous une jeune femme coiffée à lachinoise ? là, dans le coin, à gauche, elle a des clochettesbleues dans le bouquet de cheveux châtains qui retombe en gerbessur sa tête. Ne voyez-vous pas ? elle est si pâle qu’on lacroirait souffrante, elle est mignonne et toute petite ;maintenant, elle tourne la tête vers nous ; ses yeux bleus,fendus en amande et doux à ravir, semblent faits exprès pourpleurer. Mais, tenez donc ! elle se baisse pour regardermadame de Vaudremont à travers ce dédale de têtes toujours enmouvement dont les hautes coiffures lui interceptent la vue.

– Ah ! j’y suis, mon cher. Tu n’avais qu’à me la désignercomme la plus blanche de toutes les femmes qui sont ici, jel’aurais reconnue, je l’ai déjà bien remarquée ; elle a leplus beau teint que j’aie jamais admiré. D’ici, je te défie dedistinguer sur son cou les perles qui séparent chacun des saphirsde son collier. Mais elle doit avoir ou des mœurs ou de lacoquetterie, car à peine les ruches de son corsage permettent-ellesde soupçonner la beauté des contours. Quelles épaules ! quelleblancheur de lis !

– Qui est-ce, demanda celui qui avait parlé le premier.

– Ah ! je ne sais pas.

– Aristocrate ! Vous voulez donc, Montcornet, les gardertoutes pour vous.

– Cela te sied bien de me goguenarder ! reprit Montcorneten souriant. Te crois-tu le droit d’insulter un pauvre généralcomme moi, parce que, rival heureux de Soulanges, tu ne fais pasune seule pirouette qui n’alarme madame de Vaudremont ? oubien est-ce parce que je ne suis arrivé que depuis un mois dans laterre promise ? Etes-vous insolents, vous autresadministrateurs qui restez collés sur vos chaises pendant que noussommes au milieu des obus ! Allons, monsieur le maître desrequêtes, laissez-nous glaner dans le champ dont la possessionprécaire ne vous reste qu’au moment où nous le quittons. Hé !diantre, il faut que tout le monde vive ! Mon ami, si tuconnaissais les Allemandes, tu me servirais, je crois, auprès de laParisienne qui t’est chère.

– Général, puisque vous avez honoré de votre attention cettefemme que j’aperçois ici pour la première fois, ayez donc lacharité de me dire si vous l’avez vue dansant.

– Eh ! mon cher Martial, d’où viens-tu ? Si l’ont’envoie en ambassade, j’augure mal de tes succès. Ne vois-tu pastrois rangées des plus intrépides coquettes de Paris entre elle etl’essaim de danseurs qui bourdonne sous le lustre, et ne t’a-t-ilpas fallu l’aide de ton lorgnon pour la découvrir à l’angle decette colonne où elle semble enterrée dans l’obscurité malgré lesbougies qui brillent au-dessus de sa tête ? Entre elle etnous, tant de diamants et tant de regards scintillent, tant deplumes flottent, tant de dentelles, de fleurs et de tressesondoient, que ce serait un vrai miracle si quelque danseur pouvaitl’apercevoir au milieu de ces astres. Comment, Martial, tu n’as pasdeviné la femme de quelque sous-préfet de la Lippe ou de la Dylequi vient essayer de faire un préfet de son mari ?

– Oh ! il le sera, dit vivement le maître des requêtes.

– J’en doute, reprit le colonel de cuirassiers en riant, elleparaît aussi neuve en intrigue que tu l’es en diplomatie. Je gage,Martial, que tu ne sais pas comment elle se trouve là.

Le maître des requêtes regarda le colonel des cuirassiers de lagarde d’un air qui décelait autant de dédain que de curiosité.

– Eh bien ! dit Montcornet en continuant, elle sera sansdoute arrivée à neuf heures précises, la première, peut-être, etprobablement aura fort embarrassé la comtesse de Gondreville, quine sait pas coudre deux idées. Rebutée par la dame du logis,repoussée de chaise en chaise par chaque nouvelle arrivée jusquedans les ténèbres de ce petit coin, elle s’y sera laissé enfermer,victime de la jalousie de ces dames, qui n’auront pas demandé mieuxque d’ensevelir ainsi cette dangereuse figure. Elle n’aura pas eud’ami pour l’encourager à défendre la place qu’elle a dû occuperd’abord sur le premier plan, chacune de ces perfides danseuses auraintimé l’ordre aux hommes de sa coterie de ne pas engager notrepauvre amie, sous peine des plus terribles punitions. Voilà, moncher, comment ces minois si tendres, si candides en apparence,auront formé leur coalition contre l’inconnue ; et cela, sansqu’aucune de ces femmes-là se soit dit autre chose que : –Connaissez-vous, ma chère, cette petite dame bleue ? Tiens,Martial, si tu veux être accablé en un quart d’heure de plus deregards flatteurs et d’interrogations provocantes que tu n’enrecevras peut-être dans toute ta vie, essaie de vouloir percer letriple rempart qui défend la reine de la Dyle, de la Lippe ou de laCharente. Tu verras si la plus stupide de ces femmes ne saura pasinventer aussitôt une ruse capable d’arrêter l’homme le plusdéterminé à mettre en lumière notre plaintive inconnue. Netrouves-tu pas qu’elle a un peu l’air d’une élégie ? – Vouscroyez, Montcornet ? Ce serait donc une femmemariée ?

– Pourquoi ne serait-elle pas veuve.

– Elle serait plus active, dit en riant le maître desrequêtes.

– Peut-être est-ce une veuve dont le mari joue à la bouillotte,répliqua le beau cuirassier.

– En effet, depuis la paix, il se fait tant de ces sortes deveuves ! répondit Martial. Mais, mon cher Montcornet, noussommes deux niais. Cette tête exprime encore trop d’ingénuité, ilrespire encore trop de jeunesse et de verdeur sur le front etautour des tempes, pour que ce soit une femme. Quels vigoureux tonsde carnation ! rien n’est flétri dans les méplats du nez. Leslèvres, le menton, tout dans cette figure est frais comme un boutonde rose blanche, quoique la physionomie en soit comme voilée parles nuages de la tristesse. Qui peut faire pleurer cette jeunepersonne ?

– Les femmes pleurent pour si peu de chose, dit le colonel.

– Je ne sais, reprit Martial, mais elle ne pleure pas d’être làsans danser, son chagrin ne date pas d’aujourd’hui ; l’on voitqu’elle s’est faite belle pour ce soir par préméditation. Elle aimedéjà, je le parierais.

– Bah ! peut-être est-ce la fille de quelque princillond’Allemagne, personne ne lui parle, dit Montcornet.

– Ah ! combien une pauvre fille est malheureuse, repritMartial. A-t-on plus de grâce et de finesse que notre petiteinconnue ? Eh ! bien, pas une des mégères qui l’entourentet qui se disent sensibles ne lui adressera la parole. Si elleparlait, nous verrions si ses dents sont belles.

– Ah çà ! tu t’emportes donc comme le lait à la moindreélévation de température ? s’écria le colonel un peu piqué derencontrer si promptement un rival dans son ami.

– Comment ! dit le maître des requêtes sans s’apercevoir del’interrogation du général et en dirigeant son lorgnon sur tous lespersonnages qui les entouraient, comment ! personne ici nepourra nous nommer cette fleur exotique ?

– Eh ! c’est quelque demoiselle de compagnie, lui ditMontcornet.

– Bon ! une demoiselle de compagnie parée de saphirs dignesd’une reine et une robe de Malines ? A d’autres,général ! Vous ne serez pas non plus très-fort en diplomatiesi dans vos évaluations vous passez en un moment de la princesseallemande à la demoiselle de compagnie.

Le général Montcornet arrêta par le bras un petit homme grasdont les cheveux grisonnants et les yeux spirituels se voyaient àtoutes les encoignures de portes, et qui se mêlait sans cérémonieaux différents groupes où il était respectueusement accueilli.

– Gondreville, mon cher ami, lui dit Montcornet, quelle est donccette charmante petite femme assise là-bas sous cet immensecandélabre ?

– Le candélabre ? Ravrio, mon cher, Isabey en a donné ledessin.

– Oh ! j’ai déjà reconnu ton goût et ton faste dans lemeuble ; mais la femme ?

– Ah ! je ne la connais pas. C’est sans doute une amie dema femme.

– Ou ta maîtresse, vieux sournois.

– Non, parole d’honneur ! La comtesse de Gondreville est laseule femme capable d’inviter des gens que personne ne connaît.

Malgré cette observation pleine d’aigreur, le gros petit hommeconserva sur ses lèvres le sourire de satisfaction intérieure quela supposition du colonel des cuirassiers y avait fait naître.Celui-ci rejoignit, dans un groupe voisin, le maître des requêtesoccupé alors à y chercher, mais en vain, des renseignements surl’inconnue. Il le saisit par le bras et lui dit à l’oreille : – Moncher Martial, prends garde à toi ! Madame de Vaudremont teregarde depuis quelques minutes avec une attention désespérante,elle est femme à deviner au mouvement seul de tes lèvres ce que tume dirais, nos yeux n’ont été déjà que trop significatifs, elle ena très-bien aperçu et suivi la direction, et je la crois en cemoment plus occupée que nous-mêmes de la petite dame bleue.

– Vieille ruse de guerre, mon cher Montcornet ! Quem’importe d’ailleurs ? Je suis comme l’empereur, quand je faisdes conquêtes, je les garde.

– Martial, ta fatuité cherche des leçons. Comment ! péquin,tu as le bonheur d’être le mari désigné de madame de Vaudremont,d’une veuve de vingt-deux ans, affligée de quatre mille napoléonsde rente, d’une femme qui te passe au doigt des diamants aussibeaux que celui-ci, ajouta-t-il en prenant la main gauche du maîtredes requêtes qui la lui abandonna complaisamment, et tu as encorela prétention de faire le Lovelace, comme si tu étais co- lonel, etobligé de soutenir la réputation militaire dans lesgarnisons ! fi ! Mais réfléchis donc à tout ce que tupeux perdre.

– Je ne perdrai pas du moins, ma liberté, répliqua Martial enriant forcément.

Il jeta un regard passionné à madame de Vaudremont qui n’yrépondit que par un sourire plein d’inquiétude, car elle avait vule colonel examinant la bague du maître des requêtes.

– Ecoute, Martial, reprit le colonel, si tu voltiges autour dema jeune inconnue, j’entreprendrai la conquête de madame deVaudremont.

– Permis à vous, cher cuirassier mais vous n’obtiendrez pascela, dit le jeune maître des requêtes en mettant l’ongle poli deson pouce sous une de ses dents supérieures de laquelle il tira unpetit bruit goguenard.

– Songe que je suis garçon, reprit le colonel, que mon épée esttoute ma fortune et que me défier ainsi, c’est asseoir Tantaledevant un festin qu’il dévorera.

– Prrrr !

Cette railleuse accumulation de consonnes servit de réponse à laprovocation du général que son ami toisa plaisamment avant de lequitter. La mode de ce temps obligeait un homme à porter au bal uneculotte de casimir blanc et des bas de soie. Ce joli costumemettait en relief la perfection des formes de Montcornet, alors âgéde trente-cinq ans et qui attirait le regard par cette haute tailleexigée pour les cuirassiers de la garde impériale dont le beluniforme rehaussait encore sa prestance, encore jeune malgrél’embonpoint qu’il devait à l’équitation. Ses moustaches noiresajoutaient à l’expression franche d’un visage vraiment militairedont le front était large et découvert, le nez aquilin et la bouchevermeille. Les manières de Montcornet, empreintes d’une certainenoblesse due à l’habitude du commandement, pouvaient plaire à unefemme qui aurait eu le bon esprit de ne pas vouloir faire unesclave de son mari. Le colonel sourit en regardant le maître desrequêtes, l’un de ses meilleurs amis de collége, et dont la petitetaille svelte l’obligea, pour répondre à sa moquerie, de porter unpeu bas son coup d’oeil amical.

Le baron Martial de la Roche-Hugon était un jeune Provençal queNapoléon protégeait et qui semblait promis à quelque fastueuseambassade, il avait séduit l’empereur par une complaisance ita-lienne, par le génie de l’intrigue, par cette éloquence de salon etcette science des manières qui remplacent si facilement leséminentes qualités d’un homme solide. Quoique vive et jeune, safigure possédait déjà l’éclat immobile du fer-blanc, l’une desqualités indispensables aux diplomates et qui leur permet de cacherleurs émotions, de déguiser leurs sentiments, si toutefois cetteimpassibilité n’annonce pas en eux l’absence de toute émotion et lamort des sentiments. On peut regarder le cœur des diplomates commeun problème insoluble, car les trois plus illustres ambassadeurs del’époque se sont signalés par la persistance de la haine, et pardes attachements romanesques. Néanmoins, Martial appartenait àcette classe d’hommes capables de calculer leur avenir au milieu deleurs plus ardentes jouissances, il avait déjà jugé le monde etcachait son ambition sous la fatuité de l’homme à bonnes fortunes,en déguisant son talent sous les livrées de la médiocrité, aprèsavoir remarqué la rapidité avec laquelle s’avançaient les gens quidonnaient peu d’ombrage au maître.

Les deux amis furent obligés de se quitter en se donnant unecordiale poignée de main. La ritournelle qui prévenait les dames deformer les quadrilles d’une nouvelle contredanse chassa les hommesdu vaste espace où ils causaient au milieu du salon. Cetteconversation rapide, tenue dans l’intervalle qui sépare toujoursles contredanses, eut lieu devant la cheminée du grand salon del’hôtel Gondreville. Les demandes et les réponses de ce bavardageassez commun au bal avaient été comme soufflées par chacun des deuxinterlocuteurs à l’oreille de son voisin. Néanmoins les girandoleset les flambeaux de la cheminée répandaient une si abondantelumière sur les deux amis que leurs figures trop fortementéclairées ne purent déguiser, malgré leur discrétion diplomatique,l’imperceptible expression de leurs sentiments, ni à la finecomtesse, ni à la candide inconnue. Cet espionnage de la pensée estpeut-être chez les oisifs un des plaisirs qu’ils trouvent dans lemonde, tandis que tant de niais dupés s’y ennuient sans oser enconvenir.

Pour comprendre tout l’intérêt de cette conversation, il estnécessaire de raconter un événement qui par d’invisibles liensallait réunir les personnages de ce petit drame, alors épars dansles salons. A onze heures du soir environ, au moment où lesdanseuses reprenaient leurs places, la société de l’hôtelGondreville avait vu ap- paraître la plus belle femme de Paris, lareine de la mode, la seule qui manquât à cette splendide assemblée.Elle se faisait une loi de ne jamais arriver qu’à l’instant où lessalons offraient ce mouvement animé qui ne permet pas aux femmes degarder long-temps la fraîcheur de leurs figures ni celle de leurstoilettes. Ce moment rapide est comme le printemps d’un bal. Uneheure après, quand le plaisir a passé, quand la fatigue arrive,tout y est flétri. Madame de Vaudremont ne commettait jamais lafaute de rester à une fête pour s’y montrer avec des fleurspenchées, des boucles défrisées, des garnitures froissées, avec unefigure semblable à toutes celles qui, sollicitées par le sommeil,ne le trompent pas toujours. Elle se gardait bien de laisser voir,comme ses rivales, sa beauté endormie ; elle savait soutenirhabilement sa réputation de coquetterie en se retirant toujoursd’un bal aussi brillante qu’elle y était entrée. Les femmes sedisaient à l’oreille, avec un sentiment d’envie, qu’elle préparaitet mettait autant de parures qu’elle avait de bals dans une soirée.Cette fois, madame de Vaudremont ne devait pas être maîtresse dequitter à son gré le salon où elle arrivait alors en triomphe. Unmoment arrêtée sur le seuil de la porte, elle jeta des regardsobservateurs, quoique rapides, sur les femmes dont les toilettesfurent aussitôt étudiées afin de se convaincre que la sienne leséclipserait toutes. La célèbre coquette s’offrit à l’admiration del’assemblée, conduite par un des plus braves colonels del’artillerie de la Garde, un favori de l’empereur, le comte deSoulanges. L’union momentanée et fortuite de ces deux personnageseut sans doute quelque chose de mystérieux. En entendant annoncermonsieur de Soulanges et la comtesse de Vaudremont, quelques femmesplacées en tapisserie se levèrent, et des hommes accourus dessalons voisins se pressèrent aux portes du salon principal. Un deces plaisants, qui ne manquent jamais à ces réunions nombreuses,dit en voyant entrer la comtesse et son chevalier : « Que les damesavaient tout autant de curiosité à contempler un homme fidèle à sapassion, que les hommes à examiner une jolie femme difficile àfixer. » Quoique le comte de Soulanges, jeune homme d’environtrente-deux ans, fût doué de ce tempérament nerveux qui engendrechez l’homme les grandes qualités, ses formes grêles et son teintpâle prévenaient peu en sa faveur ; ses yeux noirs annonçaientbeaucoup de vivacité, mais dans le monde il était taciturne, etrien en lui ne révélait l’un des talents oratoires qui devaientbriller à la Droite dans les assemblées législatives de laRestauration. La comtesse de Vaudremont, grande femme légèrementgrasse, d’une peau éblouissante de blancheur, qui portait bien sapetite tête et possédait l’immense avantage d’inspirer l’amour parla gentillesse de ses manières, était de ces créatures qui tiennenttoutes les promesses que fait leur beauté. Ce couple, devenu pourquelques instants l’objet de l’attention générale, ne laissa paslong-temps la curiosité s’exercer sur son compte. Le colonel et lacomtesse semblèrent parfaitement comprendre que le hasard venait deles placer dans une situation gênante. En les voyant s’avancer,Martial s’élança dans le groupe d’hommes qui occupait le poste dela cheminée, pour observer, à travers les têtes qui lui formaientcomme un rempart, madame de Vaudremont avec l’attention jalouse quedonne le premier feu de la passion : une voix secrète semblait luidire que le succès dont il s’enorgueillissait serait peut-êtreprécaire ; mais le sourire de politesse froide par lequel lacomtesse remercia monsieur de Soulanges, et le geste qu’elle fitpour le congédier en s’asseyant auprès de madame de Gondreville,détendirent tous les muscles que la jalousie avait contractés sursa figure. Cependant apercevant debout à deux pas du canapé surlequel était madame de Vaudremont, Soulanges, qui parut ne pluscomprendre le regard par lequel la jeune coquette lui avait ditqu’ils jouaient l’un et l’autre un rôle ridicule, le Provençal à latête volcanique fronça de nouveau les noirs sourcils quiombrageaient ses yeux bleus, caressa par maintien les boucles deses cheveux bruns, et, sans trahir l’émotion qui lui faisaitpalpiter le cœur, il surveilla la contenance de la comtesse etcelle de monsieur de Soulanges, tout en badinant avec ses voisins,il saisit alors la main du colonel qui venait renouvelerconnaissance avec lui, mais il l’écouta sans l’entendre, tant ilétait préoccupé. Soulanges jetait des regards tranquilles sur laquadruple rangée de femmes qui encadrait l’immense salon dusénateur, en admirant cette bordure de diamants, de rubis, degerbes d’or et de têtes parées dont l’éclat faisait presque pâlirle feu des bougies, le cristal des lustres et les dorures. Le calmeinsouciant de son rival fit perdre contenance au maître desrequêtes. Incapable de maîtriser la secrète impatience qui letransportait, Martial s’avança vers madame de Vaudremont pour lasaluer. Quand le Provençal apparut, Soulanges lui lança un regardterne et détourna la tête avec impertinence. Un silence grave régnadans le salon où la curiosité fut à son comble. Toutes les têtestendues offrirent les expressions les plus bizarres, chacuncraignit et attendit un de ces éclats que les gens bien élevés segardent toujours de faire. Tout à coup la pâle figure du comtedevint aussi rouge que l’écarlate de ses parements, et ses regardsse baissèrent aussitôt vers le parquet, pour ne pas laisser devinerle sujet de son trouble. En voyant l’inconnue humblement placée aupied du candélabre, il passa d’un air triste devant le maître desrequêtes, et se réfugia dans un des salons de jeu. Martial etl’assemblée crurent que Soulanges lui cédait publiquement la place,par la crainte du ridicule qui s’attache toujours aux amantsdétrônés. Le maître des requêtes releva fièrement la tête, regardal’inconnue ; puis quand il s’assit avec aisance auprès demadame de Vaudremont, il l’écouta d’un air si distrait qu’iln’entendit pas ces paroles prononcées sous l’éventail par lacoquette : – Martial, vous me ferez plaisir de ne pas porter cesoir la bague que vous m’avez arrachée. J’ai mes raisons, et vousles expliquerai, dans un moment, quand nous nous retirerons. Vousme donnerez le bras pour aller chez la princesse de Wagram.

– Pourquoi donc avez-vous pris la main du colonel, demanda lebaron.

– Je l’ai rencontré sous le péristyle, répondit-elle ;mais, laissez-moi, chacun nous observe.

Martial rejoignit le colonel de cuirassiers. La petite damebleue devint alors le lien commun de l’inquiétude qui agitait à lafois et si diversement le cuirassier, Soulanges, Martial et lacomtesse de Vaudremont. Quand les deux amis se séparèrent aprèss’être porté le défi qui termina leur conversation, le maître desrequêtes s’élança vers madame de Vaudremont, et sut la placer aumilieu du plus brillant quadrille. A la faveur de cette espèced’enivrement dans lequel une femme est toujours plongée par ladanse et par le mouvement d’un bal où les hommes se montrent avecle charlatanisme de la toilette qui ne leur donne pas moinsd’attraits qu’elle en prête aux femmes, Martial crut pouvoirs’abandonner impunément au charme qui l’attirait vers l’inconnue.S’il réussit à dérober les premiers regards qu’il jeta sur la damebleue à l’inquiète activité des yeux de la comtesse, il fut bientôtsurpris en flagrant délit ; et s’il fit excuser une premièrepréoccupation, il ne justifia pas l’im- pertinent silence parlequel il répondit plus tard à la plus séduisante desinterrogations qu’une femme puisse adresser à un homme :m’aimez-vous ce soir ? Plus il était rêveur, plus la comtessese montrait pressante et taquine. Pendant que Martial dansait, lecolonel alla de groupe en groupe y quêtant des renseignements surla jeune inconnue. Après avoir épuisé la complaisance de toutes lespersonnes, et même celle des indifférents, il se déterminait àprofiter d’un moment où la comtesse de Gondreville paraissaitlibre, pour lui demander à elle-même le nom de cette damemystérieuse, quand il aperçut un léger vide entre la colonne briséequi supportait le candélabre et les deux divans qui venaient yaboutir. Le colonel profita du moment où la danse laissait vacanteune grande partie des chaises qui formaient plusieurs rangs defortifications défendues par des mères ou par des femmes d’uncertain âge, et entreprit de traverser cette palissade couverte dechâles et de mouchoirs. Il se mit à complimenter lesdouairières ; puis, de femme en femme, de politesse enpolitesse, il finit par atteindre auprès de l’inconnue la placevide. Au risque d’accrocher les griffons et les chimères del’immense flambeau, il se maintint là sous le feu et la cire desbougies, au grand mécontentement de Martial. Trop adroit pourinterpeller brusquement la petite dame bleue qu’il avait à sadroite, le colonel commença par dire à une grande dame assez laidequi se trouvait assise à sa gauche : – Voilà, madame, un bien beaubal ! Quel luxe ! quel mouvement ! D’honneur, lesfemmes y sont toutes jolies ! Si vous ne dansez pas, c’estsans doute mauvaise volonté.

Cette insipide conversation engagée par le colonel avait pourbut de faire parler sa voisine de droite, qui, silencieuse etpréoccupée, ne lui accordait pas la plus légère attention.L’officier tenait en réserve une foule de phrases qui devaient seterminer par un : Et vous, madame ? sur lequel il comptaitbeaucoup. Mais il fut étrangement surpris en apercevant quelqueslarmes dans les yeux de l’inconnue, que madame de Vaudremontparaissait captiver entièrement.

– Madame est sans doute mariée, demanda enfin le colonelMontcornet d’une voix mal assurée.

– Oui, monsieur, répondit l’inconnue.

– Monsieur votre mari est sans doute ici ?

– Oui, monsieur.

– Et pourquoi donc, madame, restez-vous à cette place ?est-ce par coquetterie ? L’affligée sourit tristement.

– Accordez-moi l’honneur, madame, d’être votre cavalier pour lacontredanse suivante, et je ne vous ramènerai certes pas ici !Je vois près de la cheminée une gondole vide, venez-y. Quand tantde gens s’apprêtent à trôner, et que la folie du jour est laroyauté, je ne conçois pas que vous refusiez d’accepter le titre dereine du bal qui semble promis à votre beauté.

– Monsieur, je ne danserai pas.

L’intonation brève des réponses de cette femme était sidésespérante, que le colonel se vit forcé d’abandonner la place.Martial, qui devina la dernière demande du colonel et le refusqu’il essuyait, se mit à sourire et se caressa le menton en faisantbriller la bague qu’il avait au doigt.

– De quoi riez-vous ? lui dit la comtesse deVaudremont.

– De l’insuccès de ce pauvre colonel, qui vient de faire un pasde clerc…

– Je vous avais prié d’ôter votre bague, reprit la comtesse enl’interrompant.

– Je ne l’ai pas entendu.

– Si vous n’entendez rien ce soir, vous savez voir tout,monsieur le baron, répondit madame de Vaudremont d’un airpiqué.

– Voilà un jeune homme qui montre un bien beau brillant, ditalors l’inconnue au colonel.

– Magnifique, répondit-il. Ce jeune homme est le baron Martialde la Roche-Hugon, un de mes plus intimes amis.

– Je vous remercie de m’avoir dit son nom, reprit-elle, ilparaît fort aimable.

– Oui, mais il est un peu léger.

– On pourrait croire qu’il est bien avec la comtesse deVaudremont, demanda la jeune dame en interrogeant des yeux lecolonel.

– Du dernier mieux !

L’inconnue pâlit.

– Allons, pensa le militaire, elle aime ce diable deMartial.

– Je croyais madame de Vaudremont engagée depuis long-temps avecmonsieur de Soulanges, reprit la jeune femme un peu remise de lasouffrance intérieure qui venait d’altérer l’éclat de sonvisage.

– Depuis huit jours, la comtesse le trompe, répondit le colonel.Mais vous devez avoir vu ce pauvre Soulanges à son entrée ; ilessaie encore de ne pas croire à son malheur. – Je l’ai vu, dit ladame bleue. Puis elle ajouta un : – Monsieur, je vous remercie,dont l’intonation équivalait à un congé.

En ce moment, la contredanse étant près de finir, le colonel,désappointé, n’eut que le temps de se retirer en se disant parmanière de consolation : – Elle est mariée.

– Eh bien ! courageux cuirassier, s’écria le baron enentraînant le colonel dans l’embrasure d’une croisée pour yrespirer l’air pur des jardins, où en êtes-vous ?

– Elle est mariée, mon cher.

– Qu’est-ce que cela fait ?

– Ah diantre ! j’ai des mœurs, répondit le colonel, je neveux plus m’adresser qu’à des femmes que je puisse épouser.D’ailleurs, Martial, elle m’a formellement manifesté la volonté dene pas danser.

– Colonel, parions votre cheval gris pommelé contre centnapoléons qu’elle dansera ce soir avec moi.

– Je veux bien ! dit le colonel en frappant dans la main dufat. En attendant, je vais voir Soulanges, il connaît peut-êtrecette dame qui m’a semblé s’intéresser à lui.

– Mon brave, vous avez perdu, dit Martial en riant. Mes yeux sesont rencontrés avec les siens, et je m’y connais. Cher colonel,vous ne m’en voudrez pas de danser avec elle après le refus quevous avez essuyé ?

– Non, non, rira bien qui rira le dernier. Au reste, Martial, jesuis beau joueur et bon ennemi, je te préviens qu’elle aime lesdiamants.

A ce propos, les deux amis se séparèrent. Le général Montcornetse dirigea vers le salon de jeu, où il aperçut le comte deSoulanges assis à une table de bouillotte. Quoiqu’il n’existâtentre les deux colonels que cette amitié banale établie par lespérils de la guerre et les devoirs du service, le colonel descuirassiers fut douloureusement affecté de voir le coloneld’artillerie, qu’il connaissait pour un homme sage, engagé dans unepartie où il pouvait se ruiner. Les monceaux d’or et de billetsétalés sur le fatal tapis attestaient la fureur du jeu. Un cercled’hommes silencieux entourait les joueurs attablés. Quelques motsretentissaient bien parfois comme : Passe, jeu, tiens, mille louis,tenus ; mais il semblait, en regardant ces cinq personnagesimmobiles, qu’ils ne se parlassent que des yeux. Quand le colonel,effrayé de la pâleur de Soulanges, s’approcha de lui, le comtegagnait. L’ambassadeur autrichien, un banquier célèbre se levaientcomplétement décavés de sommes considérables. Soulanges devintencore plus sombre en recueillant une masse d’or et de billets, ilne compta même pas ; un amer dédain crispa ses lèvres, ilsemblait menacer la fortune au lieu de la remercier de sesfaveurs.

– Courage, lui dit le colonel, courage, Soulanges ! Puis,croyant lui rendre un vrai service en l’arrachant au jeu : – Venez,ajouta-t-il, j’ai une bonne nouvelle à vous apprendre, mais à unecondition.

– Laquelle ? demanda Soulanges.

– Celle de me répondre à ce que je vous demanderai.

Le comte de Soulanges se leva brusquement, mit son gain d’un airfort insouciant dans un mouchoir qu’il avait tourmenté d’unemanière convulsive, et son visage était si farouche, qu’aucunjoueur ne s’avisa de trouver mauvais qu’il fît Charlemagne. Lesfigures parurent même se dilater quand cette tête maussade etchagrine ne fut plus dans le cercle lumineux que décrit au-dessusd’une table un flambeau de bouillotte.

– Ces diables de militaires s’entendent comme des larrons enfoire ! dit à voix basse un diplomate de la galerie en prenantla place du colonel.

Une seule figure blême et fatiguée se tourna vers le rentrant,et lui dit en lui lançant un regard qui brilla, mais s’éteignitcomme le feu d’un diamant : – Qui dit militaire ne dit pas civil,monsieur le ministre.

– Mon cher, dit Montcornet à Soulanges en l’attirant dans uncoin, ce matin l’empereur a parlé de vous avec éloge, et votrepromotion au maréchalat n’est pas douteuse.

– Le patron n’aime pas l’artillerie.

– Oui, mais il adore la noblesse et vous êtes unci-devant ! Le patron, reprit Montcornet, a dit que ceux quis’étaient mariés à Paris pendant la campagne ne devaient pas êtreconsidérés comme en disgrâce. Eh ! bien ?

Le comte de Soulanges semblait ne rien comprendre à cediscours.

– Ah çà ! j’espère maintenant, reprit le colonel, que vousme direz si vous connaissez une charmante petite femme assise aupied d’un candélabre…

A ces mots, les yeux du comte s’animèrent, il saisit avec uneviolence inouïe la main du colonel : – Mon cher général, lui dit-ild’une voix sensiblement altérée, si un autre que vous me faisaitcette question, je lui fendrais le crâne avec cette masse d’or.Laissez-moi, je vous en supplie. J’ai plus envie, ce soir, de mebrûler la cervelle, que… Je hais tout ce que je vois. Aussi,vais-je partir. Cette joie, cette musique, ces visages stupides quirient m’assassinent.

– Mon pauvre ami, reprit d’une voix douce Montcornet en frappantamicalement dans la main de Soulanges, vous êtes passionné !Que diriez-vous donc si je vous apprenais que Martial songe si peuà madame de Vaudremont, qu’il s’est épris de cette petitedame ?

– S’il lui parle, s’écria Soulanges en bégayant de fureur, je lerendrai aussi plat que son portefeuille, quand même le fat seraitdans le giron de l’empereur.

Et le comte tomba comme anéanti sur la causeuse vers laquelle lecolonel l’avait mené. Ce dernier se retira lentement, il s’aperçutque Soulanges était en proie à une colère trop violente pour quedes plaisanteries ou les soins d’une amitié superficielle pussentle calmer. Quand le colonel Montcornet rentra dans le grand salonde danse, madame de Vaudremont fut la première personne quis’offrit à ses regards, et il remarqua sur sa figure, ordinairementsi calme, quelques traces d’une agitation mal déguisée. Une chaiseétait vacante auprès d’elle, le colonel vint s’y asseoir.

– Je gage que vous êtes tourmentée ? dit-il.

– Bagatelle, général. Je voudrais être partie d’ici, j’ai promisd’être au bal de la grande-duchesse de Berg, et il faut que j’ailleauparavant chez la princesse de Wagram. Monsieur de la Roche-Hugon,qui le sait, s’amuse à conter fleurette à des douairières.

– Ce n’est pas là tout à fait le sujet de votre inquiétude, etje gage cent louis que vous resterez ici ce soir.

– Impertinent !

– J’ai donc dit vrai ?

– Eh bien ! que pensé-je ? reprit la comtesse endonnant un coup d’éventail sur les doigts du colonel. Je suiscapable de vous récompenser si vous le devinez.

– Je n’accepterai pas le défi, j’ai trop d’avantages.

– Présomptueux !

– Vous craignez de voir Martial aux pieds…

– De qui ? demanda la comtesse eu affectant lasurprise.

– De ce candélabre, répondit le colonel en montrant la belle in-connue, et regardant la comtesse avec une attention gênante.

– Vous avez deviné, répondit la coquette en se cachant la figuresous son éventail, avec lequel elle se mit à jouer. La vieillemadame de Grandlieu, qui, vous le savez, est maligne comme un vieuxsinge, reprit-elle après un moment de silence, vient de me dire quemonsieur de la Roche-Hugon courait quelques dangers à courtisercette inconnue qui se trouve ce soir ici comme un trouble-fête.J’aimerais mieux voir la mort que cette figure si cruellement belleet pâle autant qu’une vision. C’est mon mauvais génie. Madame deGrandlieu, continua-t-elle après avoir laissé échapper un signe dedépit, qui ne va au bal que pour tout voir en faisant semblant dedormir, m’a cruellement inquiétée. Martial me paiera cher le tourqu’il me joue. Cependant, engagez-le, général, puisque c’est votreami, à ne pas me faire de la peine.

– Je viens de voir un homme qui ne se propose rien moins que delui brûler la cervelle s’il s’adresse à cette petite dame. Cethomme-là, madame, est de parole. Mais je connais Martial, cespérils sont autant d’encouragements. Il y a plus ; nous avonsparié… … Ici le colonel baissa la voix.

– Serait-ce vrai, demanda la comtesse.

– Sur mon honneur.

– Merci, général, répondit madame de Vaudremont en lui lançantun regard plein de coquetterie.

Me ferez-vous l’honneur de danser avec moi ?

– Oui, mais la seconde contredanse. Pendant celle-ci, je veuxsavoir ce que peut devenir cette intrigue, et savoir qui est cellepetite dame bleue, elle a l’air spirituel.

Le colonel, voyant que madame de Vaudremont voulait être seule,s’éloigna satisfait d’avoir si bien commencé son attaque.

Il se rencontre dans les fêtes quelques dames qui, semblables àmadame de Grandlieu, sont là comme de vieux marins occupés sur lebord de la mer à contempler les jeunes matelots aux prises avec lestempêtes. En ce moment, madame de Grandlieu, qui paraissaits’intéresser aux personnages de cette scène, put facilement devinerla lutte à laquelle la comtesse était en proie. La jeune coquetteavait beau s’éventer gracieusement, sourire à des jeunes gens quila saluaient et mettre en usage les ruses dont se sert une femmepour cacher son émotion, la douairière, l’une des plus perspicaceset malicieuses duchesses que le dix-huitième siècle avait léguéesau dix-neuvième, savait lire dans son cœur et dans sa pensée. Lavieille dame semblait reconnaître les mouvements imperceptibles quidécèlent les affections de l’âme. Le pli le plus léger qui venaitrider ce front si blanc et si pur, le tressaillement le plusinsensible des pommettes, le jeu des sourcils, l’inflexion la moinsvisible des lèvres dont le corail mouvant ne pouvait lui riencacher, étaient pour la duchesse comme les caractères d’un livre.Du fond de sa bergère, que sa robe remplissait entièrement, lacoquette émérite, tout en causant avec un diplomate qui larecherchait afin de recueillir les anecdotes qu’elle contait sibien, s’admirait elle-même dans la jeune coquette ; elle laprit en goût en lui voyant si bien déguiser son chagrin et lesdéchirements de son cœur. Madame de Vaudremont ressentait en effetautant de douleur qu’elle feignait de gaieté : elle avait crurencontrer dans Martial un homme de talent sur l’appui duquel ellecomptait pour embellir sa vie de tous les enchantements dupouvoir ; en ce moment, elle reconnaissait une erreur aussicruelle pour sa réputation que pour son amour-propre. Chez elle,comme chez les autres femmes de cette époque, la soudaineté despassions augmentait leur vivacité. Les âmes qui vivent beaucoup etvite ne souffrent pas moins que celles qui se consument dans uneseule affection. La prédilection de la comtesse pour Martial étaitnée de la veille, il est vrai ; mais le plus inepte deschirurgiens sait que la souffrance causée par l’amputation d’unmembre vivant est plus douloureuse que ne l’est celle d’un membremalade. Il y avait de l’avenir dans le goût de madame de Vaudremontpour Martial, tandis que sa passion précédente était sansespérance, et empoisonnée par les remords de Soulanges. La vieilleduchesse, qui épiait le moment opportun de parler à la comtesse,s’empressa de congédier son ambassadeur ; car, en présence demaîtresses et d’amants brouillés, tout intérêt pâlit, même chez unevieille femme. Pour engager la lutte, madame de Grandlieu lança surmadame de Vaudremont un regard sardonique qui fit craindre à lajeune coquette de voir son sort entre les mains de la douairière.Il est de ces regards de femme à femme qui sont comme des flambeauxamenés dans les dénouements de tragédie. Il faut avoir connu cetteduchesse pour apprécier la terreur que le jeu de sa physionomieinspirait à la comtesse. Madame de Grandlieu était grande, sestraits faisaient dire d’elle : – Voilà une femme qui a dû êtrejolie ! Elle se couvrait les joues de tant de rouge que sesrides ne paraissaient presque plus ; mais loin de recevoir unéclat factice de ce carmin foncé, ses yeux n’en étaient que plusternes. Elle portait une grande quantité de diamants, ets’habillait avec assez de goût pour ne pas prêter au ridicule. Sonnez pointu annonçait l’épigramme. Un râtelier bien mis conservait àsa bouche une grimace d’ironie qui rappelait celle de Voltaire.Cependant l’exquise politesse de ses manières adoucissait si bienla tournure malicieuse de ses idées qu’on ne pouvait l’accuser deméchanceté. Les yeux gris de la vieille dame s’animèrent, un regardtriomphal accompagné d’un sourire qui disait : – Je vous l’avaisbien promis ! traversa le salon, et répandit l’incarnat del’espérance sur les joues pâles de la jeune femme qui gémissait aupied du candélabre. Cette alliance entre madame de Grandlieu etl’inconnue ne pouvait échapper à l’oeil exercé de la comtesse deVaudremont, qui entrevit un mystère et le voulut pénétrer. En cemoment, le baron de la Roche-Hugon après avoir achevé dequestionner toutes les douairières sans pouvoir apprendre le nom dela dame bleue, s’adressait en désespoir de cause à la comtesse deGondreville, et n’en recevait que cette réponse peu satisfaisante :– C’est une dame que l’ancienne duchesse de Grandlieu m’aprésentée. En se retournant par hasard vers la bergère occupée parla vieille dame, le maître des requêtes en surprit le regardd’intelligence lancé sur l’inconnue, et quoiqu’il fût assez malavec elle depuis quelque temps, il résolut de l’aborder. En voyantle sémillant baron rôdant autour de sa bergère, l’ancienne duchessesourit avec une malignité sardonique, et regarda madame deVaudremont d’un air qui fit rire le colonel Montcornet.

– Si la vieille bohémienne prend un air d’amitié, pensa lebaron, elle va sans doute me jouer quelque méchant tour. – Madame,lui dit-il, vous vous êtes chargée, me dit-on, de veiller sur unbien précieux trésor !

– Me prenez-vous pour un dragon, demanda la vieille dame. Maisde qui parlez-vous ? ajouta-t-elle avec une douceur de voixqui rendit l’espérance à Martial.

– De cette petite dame inconnue que la jalousie de toutes cescoquettes a confinée là-bas. Vous connaissez sans doute safamille ?

– Oui, dit la duchesse ; mais que voulez-vous faire d’unehéritière de province, mariée depuis quelque temps, une fille biennée que vous ne connaissez pas, vous autres, elle ne va nulle part.– Pourquoi ne danse-t-elle pas ? Elle est si belle !Voulez-vous que nous fassions un traité de paix ? Si vousdaignez m’instruire de tout ce que j’ai intérêt à savoir, je vousjure que votre demande en restitution des bois de Marigny par ledomaine extraordinaire sera chaudement appuyée auprès del’empereur.

– Monsieur, répondit la vieille dame avec une gravité trompeuse,amenez-moi la comtesse de Vaudremont. Je vous promets de luirévéler le mystère qui rend notre inconnue si intéressante. Voyez,tous les hommes du bal sont arrivés au même degré de curiosité quevous. Les yeux se portent involontairement vers ce candélabre où maprotégée s’est modestement placée, elle recueille tous les hommagesqu’on a voulu lui ravir. Bienheureux celui qu’elle prendra pourdanseur ! Là, elle s’interrompit en fixant la comtesse deVaudremont par un de ces regards qui disent si bien : – Nousparlons de vous. Puis elle ajouta : – Je pense que vous aimerezmieux apprendre le nom de l’inconnue de la bouche de votre bellecomtesse que de la mienne ?

L’attitude de la duchesse était si provocante que madame deVaudremont se leva, vint auprès d’elle, s’assit sur la chaise quelui offrit Martial ; et, sans faire attention à lui : – Jedevine, madame, lui dit-elle en riant, que vous parlez demoi ; mais j’avoue mon infériorité, je ne sais si c’est enbien ou en mal.

Madame de Grandlieu serra de sa vieille main sèche et ridée lajolie main de la jeune femme, et, d’un ton de compassion, elle luirépondit à voix basse : – Pauvre petite !

Les deux femmes se regardèrent. Madame de Vaudremont comprit queMartial était de trop, et le congédia en lui disant d’un airimpérieux : – Laissez-nous !

Le maître des requêtes, peu satisfait de voir la comtesse sousle charme de la dangereuse sibylle qui l’avait attirée près d’elle,lui lança un de ces regards d’homme, puissants sur un cœur aveugle,mais qui paraissent ridicules à une femme quand elle commence àjuger celui de qui elle s’est éprise.

– Auriez-vous la prétention de singer l’empereur ? ditmadame de Vaudremont en mettant sa tête de trois quarts pourcontempler le maître des requêtes d’un air ironique.

Martial avait trop l’usage du monde, trop de finesse et decalcul pour s’exposer à rompre avec une femme si bien en cour etque l’empereur voulait marier ; il compta d’ailleurs sur lajalousie qu’il se proposait d’éveiller en elle comme sur lemeilleur moyen de deviner le secret de sa froideur, et s’éloignad’autant plus volontiers qu’en cet instant une nouvelle contredansemettait tout le monde en mouvement. Le baron eut l’air de céder laplace aux quadrilles, il alla s’appuyer sur le marbre d’uneconsole, se croisa les bras sur la poitrine, et resta tout occupéde l’entretien des deux dames. De temps en temps il suivait lesregards que toutes deux jetèrent à plusieurs reprises surl’inconnue. Comparant alors la comtesse à cette beauté nouvelle quele mystère rendait si attrayante, le baron fut en proie aux odieuxcalculs habituels aux hommes à bonnes fortunes : il flottait entreune fortune à prendre et son caprice à contenter. Le reflet deslumières faisait si bien ressortir sa figure soucieuse et sombresur les draperies de moire blanche froissées par ses cheveux noirs,qu’on aurait pu le comparer à quelque mauvais génie. De loin, plusd’un observateur dut sans doute se dire : – Voilà encore un pauvrediable qui paraît s’amuser beaucoup !

L’épaule droite légèrement appuyée sur le chambranle de la portequi se trouvait entre le salon de danse et la salle de jeu, lecolonel pouvait rire incognito sous ses amples moustaches, iljouissait du plaisir de contempler le tumulte du bal ; ilvoyait cent jolies têtes tournoyant au gré des caprices de ladanse ; il lisait sur quelques figures, comme sur celles de lacomtesse et de son ami Martial, les secrets de leuragitation ; puis, en détournant la tête, il se demandait quelrapport existait entre l’air sombre du comte de Soulanges toujoursassis sur la causeuse, et la physionomie plaintive de la dameinconnue sur le visage de laquelle apparaissaient tour à tour lesjoies de l’espérance et les angoisses d’une terreur involontaire.Montcornet était là comme le roi de la fête, il trouvait dans cetableau mouvant une vue complète du monde, et il en riait enrecueillant les sourires intéressés de cent femmes brillantes etparées : un colonel de la garde impériale, poste qui comportait legrade de général de brigade, était certes un des plus beaux partisde l’armée. Il était minuit environ. Les conversations, le jeu, ladanse, la coquetterie, les intérêts, les malices et les projets,tout arrivait à ce degré de chaleur qui arrache à un jeune hommecette exclamation : – Le beau bal !

– Mon bon petit ange, disait madame de Grandlieu à la comtesse,vous êtes à un âge où j’ai fait bien des fautes. En vous voyantsouffrir tout à l’heure mille morts, j’ai eu la pensée de vousdonner quelques avis charitables. Commettre des fautes à vingt-deuxans, n’est-ce pas gâter son avenir, n’est-ce pas déchirer la robequ’on doit mettre ? Ma chère, nous n’apprenons que bien tard ànous en servir sans la chiffonner. Continuez, mon cœur, à vousprocurer des ennemis adroits et des amis sans esprit de conduite,vous verrez quelle jolie petite vie vous mènerez un jour.

– Ah ! madame, une femme a bien de la peine à êtreheureuse, n’est-ce pas ? s’écria naïvement la comtesse.

– Ma petite, il faut savoir choisir, à votre âge, entre lesplaisirs et le bonheur. Vous voulez épouser Martial, qui n’est niassez sot pour faire un bon mari, ni assez passionné pour être unamant. Il a des dettes, ma chère, il est homme à dévorer votrefortune ; mais ce ne serait rien s’il vous donnait le bonheur.Ne voyez-vous combien il est vieux ? Cet homme doit avoir étésouvent malade, il jouit de son reste. Dans trois ans, ce sera unhomme fini. L’ambitieux commencera, peut-être réussira-t-il. Je nele crois pas. Qu’est-il ? un intrigant qui peut posséder àmerveille l’esprit des affaires et babiller agréablement ;mais il est trop avantageux pour avoir un vrai mérite, il n’ira pasloin. D’ailleurs, regardez-le ! Ne lit-on pas sur son frontque, dans ce moment-ci, ce n’est pas une jeune et jolie femme qu’ilvoit en vous, mais les deux millions que vous possédez ? Il nevous aime pas, ma chère, il vous calcule comme s’il s’agissaitd’une affaire. Si vous voulez vous marier, prenez un homme plusâgé, qui ait de la considération, et qui soit à la moitié de sonchemin. Une veuve ne doit pas faire de son mariage une affaired’amourette. Une souris s’attrape-t-elle deux fois au mêmepiége ? Maintenant, un nouveau contrat doit être unespéculation pour vous, et il faut, en vous remariant, avoir aumoins l’espoir de vous entendre nommer un jour madame lamaréchale.

En ce moment, les yeux des deux femmes se fixèrent naturellementsur la belle figure du colonel Montcornet.

– Si vous voulez jouer le rôle difficile d’une coquette et nepas vous marier, reprit la duchesse avec bonhomie, ah ! mapauvre petite, vous saurez mieux que toute autre amonceler lesnuages d’une tempête et la dissiper. Mais, je vous en conjure, nevous faites jamais un plaisir de troubler la paix des ménages, dedétruire l’union des familles et le bonheur des femmes qui sontheureuses. Je l’ai joué, ma chère, ce rôle dangereux. Hé, mon Dieu,pour un triomphe d’amour- propre, on assassine souvent de pauvrescréatures vertueuses ; car il existe vraiment, ma chère, desfemmes vertueuses, et l’on se crée des haines mortelles. Un peutrop tard, j’ai appris que, suivant l’expression du duc d’Albe, unsaumon vaut mieux que mille grenouilles ! Certes, un véritableamour donne mille fois plus de jouissances que les passionséphémères qu’on excite ! Eh ! bien, je suis venue icipour vous prêcher. Oui, vous êtes la cause de mon apparition dansce salon qui pue le peuple. Ne viens-je pas d’y voir desacteurs ? Autrefois, ma chère, on les recevait dans sonboudoir ; mais au salon, fi donc ! Pourquoi meregardez-vous d’un air si étonné ? Ecoutez-moi ! Si vousvoulez vous jouer des hommes, reprit la vieille dame, nebouleversez le cœur que de ceux dont la vie n’est pas arrêtée, deceux qui n’ont pas de devoirs à remplir ; les autres ne nouspardonnent pas les désordres qui les ont rendus heureux. Profitezde cette maxime due à ma vieille expérience. Ce pauvre Soulanges,par exemple, auquel vous avez fait tourner la tête, et que, depuisquinze mois, vous avez enivré, Dieu sait comme ! eh !bien, savez-vous sur quoi portaient vos coups ?… sur sa vietout entière. Il est marié depuis six mois, il est adoré d’unecharmante créature qu’il aime et qu’il trompe ; elle vit dansles larmes et dans le silence le plus amer. Soulanges a eu desmoments de remords plus cruels que ses plaisirs n’étaient doux. Etvous, petite rusée, vous l’avez trahi. Eh ! bien, venezcontempler votre ouvrage.

La vieille duchesse prit la main de madame de Vaudremont, etelles se levèrent.

– Tenez, lui dit madame de Grandlieu en lui montrant des yeuxl’inconnue pâle et tremblante sous les feux du lustre, voilà mapetite nièce, la comtesse de Soulanges, elle a enfin cédéaujourd’hui à mes instances, elle a consenti à quitter la chambrede douleur où la vue de son enfant ne lui apportait que de bienfaibles consolations ; la voyez-vous ? elle vous paraîtcharmante : eh ! bien, chère belle, jugez de ce qu’elle devaitêtre quand le bonheur et l’amour répandaient leur éclat sur cettefigure maintenant flétrie.

La comtesse détourna silencieusement la tête et parut en proie àde graves réflexions. La duchesse l’amena jusqu’à la porte de lasalle de jeu ; puis, après y avoir jeté les yeux, comme sielle eût voulu y chercher quelqu’un : – Et voilà Soulanges,dit-elle à la jeune coquette d’un son de voix profond.

La comtesse frissonna quand elle aperçut, dans le coin le moinséclairé du salon, la figure pâle et contractée de Soulanges appuyésur la causeuse : l’affaissement de ses membres et l’immobilité deson front accusaient toute sa douleur, les joueurs allaient etvenaient devant lui, sans y faire plus d’attention que s’il eût étémort. Le tableau que présentaient la femme en larmes et le marimorne et sombre, séparés l’un de l’autre au milieu de cette fête,comme les deux moitiés d’un arbre frappé par la foudre, eutpeut-être quelque chose de prophétique pour la comtesse. Ellecraignit d’y voir une image des vengeances que lui gardaitl’avenir. Son cœur n’était pas encore assez flétri pour que lasensibilité et l’indulgence en fussent entièrement bannies, ellepressa la main de la duchesse en la remerciant par un de cessourires qui ont une certaine grâce enfantine.

– Mon cher enfant, lui dit la vieille femme à l’oreille, songezdésormais que nous savons aussi bien repousser les hommages deshommes que nous les attirer.

– Elle est à vous, si vous n’êtes pas un niais.

Ces dernières paroles furent soufflées par madame de Grandlieu àl’oreille du colonel Montcornet pendant que la belle comtesse selivrait à la compassion que lui inspirait l’aspect de Soulanges,car elle l’aimait encore assez sincèrement pour vouloir le rendreau bonheur, et se promettait intérieurement d’employerl’irrésistible pouvoir qu’exerçaient encore ses séductions sur luipour le renvoyer à sa femme.

– Oh ! comme je vais le prêcher, dit-elle à madame deGrandlieu.

– N’en faites rien, ma chère ! s’écria la duchesse enregagnant sa bergère, choisissez-vous un bon mari et fermez votreporte à mon neveu. Ne lui offrez même pas votre amitié. Croyez-moi,mon enfant, une femme ne reçoit pas d’une autre femme le cœur deson mari, elle est cent fois plus heureuse de croire qu’elle l’areconquis elle-même. En amenant ici ma nièce, je crois lui avoirdonné un excellent moyen de regagner l’affection de son mari. Je nevous demande, pour toute coopération, que d’agacer le général.

Et, quand elle lui montra l’ami du maître des requêtes, lacomtesse sourit.

– Eh bien, madame, savez-vous enfin le nom de cetteinconnue ? demanda le baron d’un air piqué à la comtesse quandelle se trouva seule. – Oui, dit madame de Vaudremont en regardantle maître des requêtes.

Sa figure exprimait autant de finesse que de gaieté. Le sourirequi répandait la vie sur ses lèvres et sur ses joues, la lumièrehumide de ses yeux étaient semblables à ces feux follets quiabusent le voyageur. Martial, qui se crut toujours aimé, prit alorscette attitude coquette dans laquelle un homme se balance sicomplaisamment auprès de celle qu’il aime, et dit avec fatuité : –Et ne m’en voudrez-vous pas si je parais attacher beaucoup de prixà savoir ce nom ?

– Et ne m’en voudrez-vous pas, répliqua madame de Vaudremont,si, par un reste d’amour, je ne vous le dis pas, et si je vousdéfends de faire la moindre avance à cette jeune dame ? Vousrisqueriez votre vie, peut-être.

– Madame, perdre vos bonnes grâces, n’est-ce pas perdre plus quela vie ?

– Martial, dit sévèrement la comtesse, c’est madame deSoulanges. Son mari vous brûlerait la cervelle, si vous en aveztoutefois.

– Ah ! ah ! répliqua le fat en riant, le colonellaissera vivre en paix celui qui lui a enlevé votre cœur et sebattrait pour sa femme ? Quel renversement de principes !Je vous en prie, permettez-moi de danser avec cette petite dame.Vous pourrez ainsi avoir la preuve du peu d’amour que renfermaitpour vous ce cœur de neige, car si le colonel trouve mauvais que jefasse danser sa femme, après avoir souffert que je vous…

– Mais elle aime son mari.

– Obstacle de plus que j’aurai le plaisir de vaincre.

– Mais elle est mariée.

– Plaisante objection !

– Ah ! dit la comtesse avec un sourire amer, vous nouspunissez également de nos fautes et de nos repentirs.

– Ne vous fâchez pas, dit vivement Martial. Oh ! je vous ensupplie, pardonnez-moi. Tenez, je ne pense plus à madame deSoulanges.

– Vous mériteriez bien que je vous envoyasse auprès d’elle.

– J’y vais, dit le baron en riant, et je reviendrai plus éprisde vous que jamais. Vous verrez que la plus jolie femme du monde nepeut s’emparer d’un cœur qui vous appartient. – C’est-à-dire quevous voulez gagner le cheval du colonel.

– Ah ! le traître, répondit-il en riant et menaçant dudoigt son ami qui souriait.

Le colonel arriva, le baron lui céda la place auprès de lacomtesse à laquelle il dit d’un air sardonique : – Madame, voici unhomme qui s’est vanté de pouvoir gagner vos bonnes grâces dans unesoirée.

Il s’applaudit en s’éloignant d’avoir révolté l’amour-propre dela comtesse et desservi Montcornet ; mais, malgré sa finessehabituelle, il n’avait pas deviné l’ironie dont étaient empreintsles propos de madame de Vaudremont, et ne s’aperçut point qu’elleavait fait autant de pas vers son ami que son ami vers elle,quoiqu’à l’insu l’un de l’autre. Au moment où le maître desrequêtes s’approchait en papillonnant du candélabre sous lequel lacomtesse de Soulanges, pâle et craintive, semblait ne vivre que desyeux, son mari arriva près de la porte du salon en montrant desyeux étincelants de passion. La vieille duchesse, attentive à tout,s’élança vers son neveu, lui demanda son bras et sa voiture poursortir, en prétextant un ennui mortel et se flattant de prévenirainsi un éclat fâcheux. Elle fit, avant de partir, un singuliersigne d’intelligence à sa nièce, en lui désignant l’entreprenantcavalier qui se préparait à lui parler, et ce signe semblait luidire : – Le voici, venge-toi.

Madame de Vaudremont surprit le regard de la tante et de lanièce, une lueur soudaine illumina son âme, elle craignit d’être ladupe de cette vieille dame si savante et si rusée en intrigue. –Cette perfide duchesse, se dit-elle, aura peut-être trouvé plaisantde me faire de la morale en me jouant quelque méchant tour de safaçon.

A cette pensée, l’amour-propre de madame de Vaudremont futpeut-être encore plus fortement intéressé que sa curiosité àdémêler le fil de cette intrigue. La préoccupation intérieure àlaquelle elle fut en proie ne la laissa pas maîtresse d’elle-même.Le colonel, interprétant à son avantage la gêne répandue dans lesdiscours et les manières de la comtesse, n’en devint que plusardent et plus pressant. Les vieux diplomates blasés, quis’amusaient à observer le jeu des physionomies, n’avaient jamaisrencontré tant d’intrigues à suivre ou à deviner. Les passions quiagitaient le double couple se diversifiaient à chaque pas dans cessalons animés en se représentant avec d’autres nuances sur d’autresfigures. Le spectacle de tant de passions vives, toutes cesquerelles d’amour, ces vengeances douces, ces faveurs cruelles, cesregards enflammés, toute cette vie brûlante répandue autour d’euxne leur faisait sentir que plus vivement leur impuissance. Enfin,le baron avait pu s’asseoir auprès de la comtesse de Soulanges. Sesyeux erraient à la dérobée sur un cou frais comme la rosée, parfumécomme une fleur des champs. Il admirait de près des beautés qui deloin l’avaient étonné. Il pouvait voir un petit pied bien chaussé,mesurer de l’oeil une taille souple et gracieuse. A cette époque,les femmes nouaient la ceinture de leurs robes précisémentau-dessous du sein, à l’imitation des statues grecques, modeimpitoyable pour les femmes dont le corsage avait quelque défaut.En jetant des regards furtifs sur ce sein, Martial resta ravi de laperfection des formes de la comtesse.

– Vous n’avez pas dansé une seule fois ce soir, madame, dit-ild’une voix douce et flatteuse ; ce n’est pas faute decavalier, j’imagine ?

– Je ne vais point dans le monde, j’y suis inconnue, réponditavec froideur madame de Soulanges qui n’avait rien compris auregard par lequel sa tante venait de l’inviter à plaire aubaron.

Martial fit alors jouer par maintien le beau diamant qui ornaitsa main gauche, les feux jetés par la pierre semblèrent jeter unelueur subite dans l’âme de la jeune comtesse qui rougit et regardale baron avec une expression indéfinissable.

– Aimez-vous la danse, demanda le Provençal, pour essayer derenouer la conversation.

– Oh ! beaucoup, monsieur.

A cette étrange réponse, leurs regards se rencontrèrent. Lejeune homme, surpris de l’accent pénétrant qui réveilla dans soncœur une vague espérance, avait subitement interrogé les yeux de lajeune femme.

– Eh bien, madame, n’est-ce pas une témérité de ma part que deme proposer pour être votre partner à la premièrecontredanse ?

Une confusion naïve rougit les joues blanches de lacomtesse.

– Mais, monsieur, j’ai déjà refusé un danseur, un militaire….

– Serait-ce grand colonel de cavalerie que vous voyezlà-bas ?

– Précisément.

– Eh ! c’est mon ami, ne craignez rien. M’accordez-vous lafaveur que j’ose espérer ?

– Oui, monsieur.

Cette voix accusait une émotion si neuve et si profonde, quel’âme blasée du maître des requêtes en fut ébranlée. Il se sentitenvahi par une timidité de lycéen, perdit son assurance, sa têteméridionale s’enflamma, il voulut parler, ses expressions luiparurent sans grâce, comparées aux reparties spirituelles et finesde madame de Soulanges. Il fut heureux pour lui que la contredansecommençât. Debout près de sa belle danseuse, il se trouva plus àl’aise. Pour beaucoup d’hommes, la danse est une manièred’être ; ils pensent, en déployant les grâces de leur corps,agir plus puissamment que par l’esprit sur le cœur des femmes. LeProvençal voulait sans doute employer en ce moment tous ses moyensde séduction, à en juger par la prétention de tous ses mouvementset de ses gestes. Il avait amené sa conquête au quadrille où lesfemmes les plus brillantes du salon mettaient une chimériqueimportance à danser préférablement à tout autre. Pendant quel’orchestre exécutait le prélude de la première figure, le baronéprouvait une incroyable satisfaction d’orgueil, quand, passant enrevue les danseuses placées sur les lignes de ce carré redoutable,il s’aperçut que la toilette de madame de Soulanges défiait mêmecelle de madame de Vaudremont qui, par un hasard cherché peut-être,faisait avec le colonel le vis-à-vis du baron et de la dame bleue.Les regards se fixèrent un moment sur madame de Soulanges : unmurmure flatteur annonça qu’elle était le sujet de la conversationde chaque partner avec sa danseuse. Les oeillades d’envie etd’admiration se croisaient si vivement sur elle, que la jeunefemme, honteuse d’un triomphe auquel elle semblait se refuser,baissa modestement les yeux, rougit, et n’en devint que pluscharmante. Si elle releva ses blanches paupières, ce fut pourregarder son danseur enivré, comme si elle eût voulu lui reporterla gloire de ces hommages et lui dire qu’elle préférait le sien àtous les autres ; elle mit de l’innocence dans sa coquetterie,ou plutôt elle parut se livrer à la naïve admiration par laquellecommence l’amour avec cette bonne foi qui ne se rencontre que dansde jeunes cœurs. Quand elle dansa, les spectateurs purentfacilement croire qu’elle ne déployait ces grâces que pourMartial ; et, quoique modeste et neuve au manége des salons,elle sut, aussi bien que la plus savante coquette, lever à proposles yeux sur lui, les baisser avec une feinte modestie. Quand leslois nouvelles d’une contredanse inventée par le danseur Trénis, età laquelle il donna son nom, amenèrent Martial devant le colonel :– J’ai gagné ton cheval, lui dit-il en riant. – Oui, mais tu asperdu quatre-vingt mille livres de rente, lui répliqua le colonelen lui montrant madame de Vaudremont.

– Et qu’est-ce que cela me fait ! répondit Martial, madamede Soulanges vaut des millions.

A la fin de cette contredanse, plus d’un chuchotement résonnaità plus d’une oreille. Les femmes les moins jolies faisaient de lamorale avec leurs danseurs, à propos de la naissante liaison deMartial et de la comtesse de Soulanges. Les plus belless’étonnaient d’une telle facilité. Les hommes ne concevaient pas lebonheur du petit maître des requêtes auquel ils ne trouvaient riende bien séduisant. Quelques femmes indulgentes disaient qu’il nefallait pas se presser de juger la comtesse : les jeunes personnesseraient bien malheureuses si un regard expressif ou quelques pasgracieusement exécutés suffisaient pour compromettre une femme.Martial seul connaissait l’étendue de son bonheur. A la dernièrefigure quand les dames du quadrille eurent à former le moulinet,ses doigts pressèrent alors ceux de la comtesse, et il crut sentir,à travers la peau fine et parfumée des gants, que les doigts de lajeune femme répondaient à son amoureux appel.

– Madame, lui dit-il au moment où la contredanse se termina, neretournez pas dans cet odieux coin où vous avez enseveli jusqu’icivotre figure et votre toilette. L’admiration est-elle le seulrevenu que vous puissiez tirer des diamants qui parent votre cou siblanc et vos nattes si bien tressées ? Venez faire unepromenade dans les salons pour y jouir de la fête et devous-même.

Madame de Soulanges suivit son séducteur, qui pensait qu’ellelui appartiendrait plus sûrement s’il parvenait à l’afficher. Tousdeux, ils firent alors quelques tours à travers les groupes quiencombraient les salons de l’hôtel. La comtesse de Soulanges,inquiète, s’arrêtait un instant avant d’entrer dans chaque salon,et n’y pénétrait qu’après avoir tendu le cou pour jeter un regardsur tous les hommes. Cette peur, qui comblait de joie le petitmaître des requêtes, ne semblait calmée que quand il avait dit à satremblante compagne : – Rassurez-vous, il n’y est pas. Ilsparvinrent ainsi jusqu’à une immense galerie de tableaux, situéedans une aile de l’hôtel, et où l’on jouissait par avance dumagnifique aspect d’un ambigu préparé pour trois cents personnes.Comme le repas allait commencer, Martial entraîna la comtesse versun boudoir ovale donnant sur les jardins, et où les fleurs les plusrares et quelques arbustes for- maient un bocage parfumé sous debrillantes draperies bleues. Le murmure de la fête venait y mourir.La comtesse tressaillit en y entrant, et refusa obstinément d’ysuivre le jeune homme ; mais, après avoir jeté les yeux surune glace, elle y vit sans doute des témoins, car elle allas’asseoir d’assez bonne grâce sur une ottomane.

– Cette pièce est délicieuse, dit-elle en admirant une tenturebleu-de-ciel relevée par des perles.

– Tout y est amour et volupté, dit le jeune homme fortementému.

A la faveur de la mystérieuse clarté qui régnait, il regarda lacomtesse et surprit sur sa figure doucement agitée une expressionde trouble, de pudeur, de désir, qui l’enchanta. La jeune femmesourit, et ce sourire sembla mettre fin à la lutte des sentimentsqui se heurtaient dans son cœur, elle prit de la manière la plusséduisante la main gauche de son adorateur, et lui ôta du doigt labague sur laquelle ses yeux s’étaient arrêtés.

– Le beau diamant ! s’écria-t-elle avec la naïve expressiond’une jeune fille qui laisse voir les chatouillements d’unepremière tentation.

Martial, ému de la caresse involontaire mais enivrante que lacomtesse lui avait faite en dégageant le brillant, arrêta sur elledes yeux aussi étincelants que la bague.

– Portez-la, lui dit-il, en souvenir de cette heure céleste etpour l’amour de…

Elle le contemplait avec tant d’extase qu’il n’acheva pas, illui baisa la main.

– Vous me la donnez ? dit-elle avec un aird’étonnement.

– Je voudrais vous offrir le monde entier.

– Vous ne plaisantez pas ? reprit-elle d’une voix altéréepar une satisfaction trop vive.

– N’acceptez-vous que mon diamant ?

– Vous ne me le reprendrez jamais, demanda-t-elle.

– Jamais.

Elle mit la bague à son doigt. Martial, comptant sur un prochainbonheur, fit un geste pour passer sa main sur la taille de lacomtesse qui se leva tout à coup, et dit d’une voix claire, sansaucune émotion : – Monsieur, j’accepte ce diamant avec d’autantmoins de scrupule qu’il m’appartient.

Le maître des requêtes resta tout interdit. – Monsieur deSoulages le prit dernièrement sur ma toilette et me dit l’avoirperdu.

– Vous êtes dans l’erreur, madame, dit Martial d’un air piqué,je le tiens de madame de Vaudremont.

– Précisément, répliqua-t-elle en souriant. Mon mari m’aemprunté cette bague, la lui a donnée, elle vous en a fait présent,ma bague a voyagé, voilà tout. Cette bague me dira peut-être toutce que j’ignore, et m’apprendra le secret de toujours plaire.Monsieur, reprit-elle, si elle n’eût pas été à moi, soyez sûr queje ne me serais pas hasardée à la payer si cher, car une jeunefemme est, dit-on, en péril près de vous. Mais, tenez,ajouta-t-elle en faisant jouer un ressort caché sous la pierre, lescheveux de monsieur de Soulanges y sont encore.

Elle s’élança dans les salons avec une telle prestesse qu’ilparaissait inutile d’essayer de la rejoindre ; et, d’ailleurs,Martial confondu ne se trouva pas d’humeur à tenter l’aventure. Lerire de madame de Soulanges avait trouvé un écho dans le boudoir oùle jeune fat aperçut entre deux arbustes le colonel et madame deVaudremont qui riaient de tout cœur.

– Veux-tu mon cheval pour courir après ta conquête ? luidit le colonel.

La bonne grâce avec laquelle le baron supporta les plaisanteriesdont l’accablèrent madame de Vaudremont et Montcornet, lui valutleur discrétion sur cette soirée, où son ami troqua son cheval debataille contre une jeune, riche et jolie femme.

Pendant que la comtesse de Soulanges franchissait l’intervallequi sépare la Chaussée-d’Antin du faubourg Saint-Germain où elledemeurait, son âme fut en proie aux plus vives inquiétudes. Avantde quitter l’hôtel de Gondreville, elle en avait parcouru lessalons sans y rencontrer ni sa tante ni son mari partis sans elle.D’affreux pressentiments vinrent alors tourmenter son âme ingénue.Témoin discret des souffrances éprouvées par son mari depuis lejour où madame de Vaudremont l’avait attaché à son char, elleespérait avec confiance qu’un prochain repentir lui ramènerait sonépoux. Aussi était-ce avec une incroyable répugnance qu’elle avaitconsenti au plan formé par sa tante, madame de Grandlieu, et en cemoment elle craignait d’avoir commis une faute. Cette soirée avaitattristé son âme candide. Effrayée d’abord de l’air souffrant etsombre du comte de Soulanges, elle le fut encore plus par la beautéde sa ri- vale, et la corruption du monde lui avait serré le cœur.En passant sur le Pont-Royal, elle jeta les cheveux profanés qui setrouvaient sous le diamant, jadis offert comme le gage d’un amourpur. Elle pleura en se rappelant les vives souffrances auxquelleselle était depuis si long-temps en proie, et frémit plus d’une foisen pensant que le devoir des femmes qui veulent obtenir la paix enménage les obligeait à ensevelir au fond du cœur, et sans seplaindre, des angoisses aussi cruelles que les siennes.

– Hélas ! se dit-elle, comment peuvent faire les femmes quin’aiment pas ? où est la source de leur indulgence ? Jene saurais croire, comme le dit ma tante, que la raison suffisepour les soutenir dans de tels dévouements.

Elle soupirait encore quand son chasseur abaissa l’élégantmarchepied d’où elle s’élança sous le vestibule de son hôtel. Ellemonta l’escalier avec précipitation, et quand elle arriva dans sachambre, elle tressaillit de terreur en y voyant son mari assisauprès de la cheminée.

– Depuis quand, ma chère, allez-vous au bal sans moi, sans meprévenir ? demanda-t-il d’une voix altérée. Sachez qu’unefemme est toujours déplacée sans son mari. Vous étiezsingulièrement compromise dans le coin obscur où vous vous étieznichée.

– O ! mon bon Léon, dit elle d’une voix caressante, je n’aipu résister au bonheur de te voir sans que tu me visses. Ma tantem’a menée à ce bal, et j’y ai été bien heureuse !

Ces accents désarmèrent les regards du comte de leur sévéritéfactice, car il venait de se faire de vifs reproches à lui-même, enappréhendant le retour de sa femme, sans doute instruite au bald’une infidélité qu’il espérait lui avoir cachée, et selon lacoutume des amants qui se sentent coupables, il essayait, enquerellant la comtesse le premier, d’éviter sa trop juste colère.Il regarda silencieusement sa femme, qui dans sa brillante parurelui sembla plus belle que jamais. Heureuse de voir son marisouriant, et de le trouver à cette heure dans une chambre où,depuis quelque temps, il était venu moins fréquemment, la comtessele regarda si tendrement qu’elle rougit et baissa les yeux. Cetteclémence enivra d’autant plus Soulanges que cette scène succédaitaux tourments qu’il avait ressentis pendant le bal ; il saisitla main de sa femme et la baisa par reconnaissance : ne serencontre-t-il pas souvent de la reconnaissance dans l’amour ?– Hortense, qu’as-tu donc au doigt qui m’a fait tant de mal auxlèvres ? demanda-t-il en riant.

– C’est mon diamant, que tu disais perdu, et que j’airetrouvé.

Le général Montcornet n’épousa point madame de Vaudremont,malgré la bonne intelligence dans laquelle tous deux vécurentpendant quelques instants, car elle fut une des victimes del’épouvantable incendie qui rendit à jamais célèbre le bal donnépar l’ambassadeur d’Autriche, à l’occasion du mariage de l’empereurNapoléon avec la fille de l’empereur François II.

Juillet 1829.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer