La Peau de chagrin

La Peau de chagrin

Honoré de Balzac
 (1799-1850)

Honoré de Balzac
La Peau de chagrin

Honoré de Balzac
(1799-1850)

La Peau de chagrin
Édition de référence :
Paris, Alexandre Houssiaux, Éditeur, 1855.
4

À monsieur Savary,
membre de l’Académie des Sciences
5

 

Le talisman
Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune
homme entra dans le Palais-Royal au moment où
les maisons de jeu s’ouvraient, conformément à
la loi qui protège une passion essentiellement
imposable. Sans trop hésiter, il monta l’escalier
du tripot désigné sous le nom de numéro 36.
– Monsieur, votre chapeau, s’il vous plaît ? lui
cria d’une voix sèche et grondeuse un petit
vieillard blême accroupi dans l’ombre, protégé
par une barricade, et qui se leva soudain en
montrant une figure moulée sur un type ignoble.
Quand vous entrez dans une maison de jeu, la
loi commence par vous dépouiller de votre
chapeau. Est-ce une parabole évangélique et
providentielle ! N’est-ce pas plutôt une manière
de conclure un contrat infernal avec vous en
exigeant je ne sais quel gage ? Serait-ce pour
vous obliger à garder un maintien respectueux
6

devant ceux qui vont gagner votre argent ? Est-ce
la police tapie dans tous les égouts sociaux qui
tient à savoir le nom de votre chapelier ou le
vôtre, si vous l’avez inscrit sur la coiffe ? Est-ce
enfin pour prendre la mesure de votre crâne et
dresser une statistique instructive sur la capacité
cérébrale des joueurs ? Sur ce point
l’administration garde un silence complet. Mais,
sachez-le bien, à peine avez-vous fait un pas vers
le tapis vert, déjà votre chapeau ne vous
appartient pas plus que vous ne vous appartenez à
vous-même : vous êtes au jeu, vous, votre
fortune, votre coiffe, votre canne et votre
manteau. À votre sortie, le JEU vous démontrera,
par une atroce épigramme en action, qu’il vous
laisse encore quelque chose en vous rendant votre
bagage. Si toutefois vous avez une coiffure
neuve, vous apprendrez à vos dépens qu’il faut se
faire un costume de joueur. L’étonnement
manifesté par l’étranger quand il reçut une fiche
numérotée en échange de son chapeau, dont
heureusement les bords étaient légèrement pelés,
indiquait assez une âme encore innocente. Le
petit vieillard, qui sans doute avait croupi dès son
7

jeune âge dans les bouillants plaisirs de la vie des
joueurs, lui jeta un coup d’œil terne et sans
chaleur, dans lequel un philosophe aurait vu les
misères de l’hôpital, les vagabondages des gens
ruinés, les procès-verbaux d’une foule
d’asphyxies, les travaux forcés à perpétuité, les
expatriations au Guazacoalco. Cet homme, dont
la longue face blanche n’était plus nourrie que
par les soupes gélatineuses de d’Arcet, présentait
la pâle image de la passion réduite à son terme le
plus simple. Dans ses rides il y avait trace de
vieilles tortures, il devait jouer ses maigres
appointements le jour même où il les recevait ;
semblable aux rosses sur qui les coups de fouet
n’ont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir ;
les sourds gémissements des joueurs qui sortaient
ruinés, leurs muettes imprécations, leurs regards
hébétés, le trouvaient toujours insensible. C’était
le Jeu incarné. Si le jeune homme avait
contemplé ce triste Cerbère, peut-être se serait-il
dit : Il n’y a plus qu’un jeu de cartes dans ce
cœur-là ! L’inconnu n’écouta pas ce conseil
vivant, placé là sans doute par la Providence,
comme elle a mis le dégoût à la porte de tous les
8

mauvais lieux ; il entra résolument dans la salle
où le son de l’or exerçait une éblouissante
fascination sur les sens en pleine convoitise. Ce
jeune homme était probablement poussé là par la
plus logique de toutes les éloquentes phrases de
J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois, la triste
pensée : Oui, je conçois qu’un homme aille au
Jeu ; mais c’est lorsque entre lui et la mort il ne
voit plus que son dernier écu.
Le soir, les maisons de jeu n’ont qu’une poésie
vulgaire, mais dont l’effet est assuré comme celui
d’un drame sanguinolent. Les salles sont garnies
de spectateurs et de joueurs, de vieillards
indigents qui s’y traînent pour s’y réchauffer, de
faces agitées, d’orgies commencées dans le vin et
prêtes à finir dans la Seine ; la passion y abonde,
mais le trop grand nombre d’acteurs vous
empêche de contempler face à face le démon du
jeu. La soirée est un véritable morceau
d’ensemble où la troupe entière crie, où chaque
instrument de l’orchestre module sa phrase. Vous
verriez là beaucoup de gens honorables qui
viennent y chercher des distractions et les payent
comme ils paieraient le plaisir du spectacle, de la
9

gourmandise, ou comme ils iraient dans une
mansarde acheter à bas prix de cuisants regrets
pour trois mois. Mais comprenez-vous tout ce
que doit avoir de délire et de vigueur dans l’âme
un homme qui attend avec impatience l’ouverture
d’un tripot ? Entre le joueur du matin et le joueur
du soir il existe la différence qui distingue le mari
nonchalant de l’amant pâmé sous les fenêtres de
sa belle. Le matin seulement arrivent la passion
palpitante et le besoin dans sa franche horreur. En
ce moment vous pourrez admirer un véritable
joueur, un joueur qui n’a pas mangé, dormi, vécu,
pensé, tant il était rudement flagellé par le fouet
de sa martingale ; tant il souffrait travaillé par le
prurit d’un coup de trente et quarante. À cette
heure maudite, vous rencontrerez des yeux dont
le calme effraie, des visages qui vous fascinent,
des regards qui soulèvent les cartes et les
dévorent. Aussi les maisons de jeu ne sont-elles
sublimes qu’à l’ouverture de leurs séances. Si
l’Espagne a ses combats de taureaux, si Rome a
eu ses gladiateurs, Paris s’enorgueillit de son
Palais-Royal, dont les agaçantes roulettes
donnent le plaisir de voir couler le sang à flots,
10

sans que les pieds du parterre risquent d’y glisser.
Essayez de jeter un regard furtif sur cette arène,
entrez… Quelle nudité ! Les murs, couverts d’un
papier gras à hauteur d’homme, n’offrent pas une
seule image qui puisse rafraîchir l’âme ; il ne s’y
trouve même pas un clou pour faciliter le suicide.
Le parquet est usé, malpropre. Une table
oblongue occupe le centre de la salle. La
simplicité des chaises de paille pressées autour de
ce tapis usé par l’or annonce une curieuse
indifférence du luxe chez ces hommes qui
viennent périr là pour la fortune et pour le luxe.
Cette antithèse humaine se découvre partout où
l’âme réagit puissamment sur elle-même.
L’amoureux veut mettre sa maîtresse dans la soie,
la revêtir d’un moelleux tissu d’Orient, et la
plupart du temps il la possède sur un grabat.
L’ambitieux se rêve au faîte du pouvoir, tout en
s’aplatissant dans la boue du servilisme. Le
marchand végète au fond d’une boutique humide
et malsaine, en élevant un vaste hôtel, d’où son
fils, héritier précoce, sera chassé par une
licitation fraternelle. Enfin, existe-t-il chose plus
déplaisante qu’une maison de plaisir ? Singulier
11

problème ! Toujours en opposition avec lui-
même, trompant ses espérances par ses maux
présents, et ses maux par un avenir qui ne lui
appartient pas, l’homme imprime à tous ses actes
le caractère de l’inconséquence et de la faiblesse.
Ici-bas rien n’est complet que le malheur. Au
moment où le jeune homme entra dans le salon,
quelques joueurs s’y trouvaient déjà. Trois
vieillards à têtes chauves étaient nonchalamment
assis autour du tapis vert ; leurs visages de plâtre,
impassibles comme ceux des diplomates,
révélaient des âmes blasées, des cœurs qui depuis
longtemps avaient désappris de palpiter, même en
risquant les biens paraphernaux d’une femme. Un
jeune Italien aux cheveux noirs, au teint olivâtre,
était accoudé tranquillement au bout de la table,
et paraissait écouter ces pressentiments secrets
qui crient fatalement à un joueur : – Oui. – Non !
Cette tête méridionale respirait l’or et le feu. Sept
ou huit spectateurs, debout, rangés de manière à
former une galerie, attendaient les scènes que leur
préparaient les coups du sort, les figures des
acteurs, le mouvement de l’argent et celui des
râteaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux,
12

immobiles, attentifs comme l’est le peuple à la
Grève quand le bourreau tranche une tête. Un
grand homme sec, en habit râpé, tenait un registre
d’une main, et de l’autre une épingle pour
marquer les passes de la Rouge ou de la Noire.
C’était un de ces Tantales modernes qui vivent en
marge de toutes les jouissances de leur siècle, un
de ces avares sans trésor qui jouent une mise
imaginaire, espèce de fou raisonnable qui se
consolait de ses misères en caressant une
chimère, qui agissait enfin avec le vice et le
danger comme les jeunes prêtres avec
l’Eucharistie, quand ils disent des messes
blanches. En face de la banque, un ou deux de ces
fins spéculateurs, experts des chances du jeu, et
semblables à d’anciens forçats qui ne s’effraient
plus des galères, étaient venus là pour hasarder
trois coups et remporter immédiatement le gain
probable duquel ils vivaient. Deux vieux garçons
de salle se promenaient nonchalamment les bras
croisés, et de temps en temps regardaient le jardin
par les fenêtres, comme pour montrer aux
passants leurs plates figures, en guise d’enseigne.
Le tailleur et le banquier venaient de jeter sur les
13

ponteurs ce regard blême qui les tue, et disaient
d’une voix grêle : – Faites le jeu ! quand le jeune
homme ouvrit la porte. Le silence devint en
quelque sorte plus profond, et les têtes se
tournèrent vers le nouveau venu par curiosité.
Chose inouïe ! les vieillards émoussés, les
employés pétrifiés, les spectateurs, et jusqu’au
fanatique Italien, tous en voyant l’inconnu
éprouvèrent je ne sais quel sentiment
épouvantable. Ne faut-il pas être bien malheureux
pour obtenir de la pitié, bien faible pour exciter
une sympathie, ou d’un bien sinistre aspect pour
faire frissonner les âmes dans cette salle où les
douleurs doivent être muettes, la misère gaie, le
désespoir décent ! Eh bien ! il y avait de tout cela
dans la sensation neuve qui remua ces cœurs
glacés quand le jeune homme entra. Mais les
bourreaux n’ont-ils pas quelquefois pleuré sur les
vierges dont les blondes têtes devaient être
coupées à un signal de la Révolution ? Au
premier coup d’œil les joueurs lurent sur le
visage du novice quelque horrible mystère : ses
jeunes traits étaient empreints d’une grâce
nébuleuse, son regard attestait des efforts trahis,
14

mille espérances trompées ! La morne
impassibilité du suicide donnait à son front une
pâleur mate et maladive, un sourire amer
dessinait de légers plis dans les coins de sa
bouche, et sa physionomie exprimait une
résignation qui faisait mal à voir. Quelque secret
génie scintillait au fond de ses yeux, voilés peut-
être par les fatigues du plaisir. Était-ce la
débauche qui marquait de son sale cachet cette
noble figure jadis pure et brûlante, maintenant
dégradée ? Les médecins auraient sans doute
attribué à des lésions au cœur ou à la poitrine le
cercle jaune qui encadrait les paupières, et la
rougeur qui marquait les joues, tandis que les
poètes eussent voulu reconnaître à ces signes les
ravages de la science, les traces de nuits passées à
la lueur d’une lampe studieuse. Mais une passion
plus mortelle que la maladie, une maladie plus
impitoyable que l’étude et le génie, altéraient
cette jeune tête, contractaient ces muscles
vivaces, tordaient ce cœur qu’avaient seulement
effleuré les orgies, l’étude et la maladie. Comme,
lorsqu’un célèbre criminel arrive au bagne, les
condamnés l’accueillent avec respect, ainsi tous
15

ces démons humains, experts en tortures,
saluèrent une douleur inouïe, une blessure
profonde que sondait leur regard, et reconnurent
un de leurs princes à la majesté de sa muette
ironie, à l’élégante misère de ses vêtements. Le
jeune homme avait bien un frac de bon goût, mais
la jonction de son gilet et de sa cravate était trop
savamment maintenue pour qu’on lui supposât du
linge. Ses mains, jolies comme des mains de
femme, étaient d’une douteuse propreté ; enfin
depuis deux jours il ne portait plus de gants ! Si
le tailleur et les garçons de salle eux-mêmes
frissonnèrent, c’est que les enchantements de
l’innocence florissaient par vestiges dans ses
formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et
rares, naturellement bouclés. Cette figure avait
encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait n’y
être qu’un accident. La verte vie de la jeunesse y
luttait encore avec les ravages d’une impuissante
lubricité. Les ténèbres et la lumière, le néant et
l’existence s’y combattaient en produisant tout à
la fois de la grâce et de l’horreur. Le jeune
homme se présentait là comme un ange sans
rayons, égaré dans sa route. Aussi tous ces
16

professeurs émérites de vice et d’infamie,
semblables à une vieille femme édentée, prise de
pitié à l’aspect d’une belle fille qui s’offre à la
corruption, furent-ils prêts à crier au novice : –
Sortez ! Celui-ci marcha droit à la table, s’y tint
debout, jeta sans calcul sur le tapis une pièce d’or
qu’il avait à la main, et qui roula sur Noir ; puis,
comme les âmes fortes, abhorrant de chicanières
incertitudes, il lança sur le tailleur un regard tout
à la fois turbulent et calme. L’intérêt de ce coup
était si grand que les vieillards ne firent pas de
mise ; mais l’Italien saisit avec le fanatisme de la
passion une idée qui vint lui sourire, et ponta sa
masse d’or en opposition au jeu de l’inconnu. Le
banquier oublia de dire ces phrases qui se sont à
la longue converties en un cri rauque et
inintelligible : Faites le jeu ! – Le jeu est fait ! –
Rien ne va plus. Le tailleur étala les cartes, et
sembla souhaiter bonne chance au dernier venu,
indifférent qu’il était à la perte ou au gain fait par
les entrepreneurs de ces sombres plaisirs. Chacun
des spectateurs voulut voir un drame et la
dernière scène d’une noble vie dans le sort de
cette pièce d’or ; leurs yeux arrêtés sur les cartons
17

fatidiques étincelèrent ; mais, malgré l’attention
avec laquelle ils regardèrent alternativement et le
jeune homme et les cartes, ils ne purent
apercevoir aucun symptôme d’émotion sur sa
figure froide et résignée.
– Rouge, pair, passe, dit officiellement le
tailleur.
Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine
de l’Italien lorsqu’il vit tomber un à un les billets
pliés que lui lança le banquier. Quant au jeune
homme, il ne comprit sa ruine qu’au moment où
le râteau s’allongea pour ramasser son dernier
napoléon. L’ivoire fit rendre un bruit sec à la
pièce, qui, rapide comme une flèche, alla se
réunir au tas d’or étalé devant la caisse.
L’inconnu ferma les yeux doucement, ses lèvres
blanchirent ; mais il releva bientôt ses paupières,
sa bouche reprit une rougeur de corail, il affecta
l’air d’un Anglais pour qui la vie n’a plus de
mystères, et disparut sans mendier une
consolation par un de ces regards déchirants que
les joueurs au désespoir lancent assez souvent sur
la galerie. Combien d’événements se pressent
18

dans l’espace d’une seconde, et que de choses
dans un coup de dé !
– Voilà sans doute sa dernière cartouche, dit
en souriant le croupier après un moment de
silence pendant lequel il tint cette pièce d’or entre
le pouce et l’index pour la montrer aux assistants.
– C’est un cerveau brûlé qui va se jeter à l’eau,
répondit un habitué en regardant autour de lui les
joueurs qui se connaissaient tous.
– Bah ! s’écria le garçon de chambre, en
prenant une prise de tabac.
– Si nous avions imité monsieur ? dit un des
vieillards à ses collègues en désignant l’Italien.
Tout le monde regarda l’heureux joueur dont
les mains tremblaient en comptant ses billets de
banque.
– J’ai entendu, dit-il, une voix qui me criait
dans l’oreille : Le Jeu aura raison contre le
désespoir de ce jeune homme.
– Ce n’est pas un joueur, reprit le banquier,
autrement il aurait groupé son argent en trois
masses pour se donner plus de chances.
19

Le jeune homme passait sans réclamer son
chapeau ; mais le vieux molosse, ayant remarqué
le mauvais état de cette guenille, la lui rendit sans
proférer une parole ; le joueur restitua la fiche par
un mouvement machinal, et descendit les
escaliers en sifflant di tanti palpiti d’un souffle si
faible, qu’il en entendit à peine lui-même les
notes délicieuses. Il se trouva bientôt sous les
galeries du Palais-Royal, alla jusqu’à la rue Saint-
Honoré, prit le chemin des Tuileries et traversa le
jardin d’un pas irrésolu. Il marchait comme au
milieu d’un désert, coudoyé par des hommes
qu’il ne voyait pas, n’écoutant à travers les
clameurs populaires qu’une seule voix, celle de la
mort ; enfin perdu dans une engourdissante
méditation, semblable à celle dont jadis étaient
saisis les criminels qu’une charrette conduisait du
Palais à la Grève, vers cet échafaud, rouge de tout
le sang versé depuis 1793. Il existe je ne sais quoi
de grand et d’épouvantable dans le suicide. Les
chutes d’une multitude de gens sont sans danger,
comme celles des enfants qui tombent de trop bas
pour se blesser ; mais quand un grand homme se
brise, il doit venir de bien haut, s’être élevé
20

jusqu’aux cieux, avoir entrevu quelque paradis
inaccessible. Implacables doivent être les
ouragans qui le forcent à demander la paix de
l’âme à la bouche d’un pistolet. Combien de
jeunes talents confinés dans une mansarde
s’étiolent et périssent faute d’un ami, faute d’une
femme consolatrice, au sein d’un million d’êtres,
en présence d’une foule lassée d’or et qui
s’ennuie. À cette pensée, le suicide prend des
proportions gigantesques. Entre une mort
volontaire et la féconde espérance dont la voix
appelait un jeune homme à Paris, Dieu seul sait
combien se heurtent de conceptions, de poésies
abandonnées, de désespoirs et de cris étouffés, de
tentatives inutiles et de chefs-d’œuvre avortés.
Chaque suicide est un poème sublime de
mélancolie. Où trouverez-vous, dans l’océan des
littératures, un livre surnageant qui puisse lutter
de génie avec ces lignes : Hier, à quatre heures,
une jeune femme s’est jetée dans la Seine du haut
du Pont-des-Arts. Devant ce laconisme parisien,
les drames, les romans, tout pâlit, même ce vieux
frontispice : Les lamentations du glorieux roi de
Kaërnavan, mis en prison par ses enfants ;
21

dernier fragment d’un livre perdu, dont la seule
lecture faisait pleurer ce Sterne, qui lui-même
délaissait sa femme et ses enfants. L’inconnu fut
assailli par mille pensées semblables, qui
passaient en lambeaux dans son âme, comme des
drapeaux déchirés voltigent au milieu d’une
bataille. S’il déposait pendant un moment le
fardeau de son intelligence et de ses souvenirs
pour s’arrêter devant quelques fleurs dont les
têtes étaient mollement balancées par la brise
parmi les massifs de verdure, bientôt saisi par une
convulsion de la vie qui regimbait encore sous la
pesante idée du suicide, il levait les yeux au ciel :
là, des nuages gris, des bouffées de vent chargées
de tristesse, une atmosphère lourde, lui
conseillaient encore de mourir. Il s’achemina vers
le pont Royal en songeant aux dernières
fantaisies de ses prédécesseurs. Il souriait en se
rappelant que lord Castelreagh avait satisfait le
plus humble de nos besoins avant de se couper la
gorge, et que l’académicien Auger avait été
chercher sa tabatière pour priser tout en marchant
à la mort. Il analysait ces bizarreries et
s’interrogeait lui-même, quand, en se serrant
22

contre le parapet du pont, pour laisser passer un
fort de la halle, celui-ci ayant légèrement blanchi
la manche de son habit, il se surprit à en secouer
soigneusement la poussière. Arrivé au point
culminant de la voûte, il regarda l’eau d’un air
sinistre. – Mauvais temps pour se noyer, lui dit en
riant une vieille femme vêtue de haillons. Est-elle
sale et froide, la Seine ! Il répondit par un sourire
plein de naïveté qui attestait le délire de son
courage, mais il frissonna tout à coup en voyant
de loin, sur le port des Tuileries, la baraque
surmontée d’un écriteau où ces paroles sont
tracées en lettres hautes d’un pied : SECOURS AUX
ASPHYXIÉS. M. Dacheux lui apparut armé de sa
philanthropie, réveillant et faisant mouvoir ces
vertueux avirons qui cassent la tête aux noyés,
quand malheureusement ils remontent sur l’eau :
il l’aperçut ameutant les curieux, quêtant un
médecin, apprêtant des fumigations ; il lut les
doléances des journalistes, écrites entre les joies
d’un festin et le sourire d’une danseuse ; il
entendit sonner les écus comptés à des bateliers
pour sa tête par le préfet de la Seine. Mort, il
valait cinquante francs, mais vivant il n’était
23

qu’un homme de talent sans protecteurs, sans
amis, sans paillasse, sans tambour, un véritable
zéro social, inutile à l’état, qui n’en avait aucun
souci. Une mort en plein jour lui parut ignoble, il
résolut de mourir pendant la nuit, afin de livrer un
cadavre indéchiffrable à cette société qui
méconnaissait la grandeur de sa vie. Il continua
donc son chemin, et se dirigea vers le quai
Voltaire, en prenant la démarche indolente d’un
désœuvré qui veut tuer le temps. Quand il
descendit les marches qui terminent le trottoir du
pont, à l’angle du quai, son attention fut excitée
par les bouquins étalés sur le parapet ; peu s’en
fallut qu’il n’en marchandât quelques-uns. Il se
prit à sourire, remit philosophiquement les mains
dans ses goussets, et allait reprendre son allure
d’insouciance où perçait un froid dédain, quand il
entendit avec surprise quelques pièces retentir
d’une manière véritablement fantastique au fond
de sa poche. Un sourire d’espérance illumina son
visage, glissa de ses lèvres sur ses traits, sur son
front, fit briller de joie ses yeux et ses joues
sombres. Cette étincelle de bonheur ressemblait à
ces feux qui courent dans les vestiges d’un papier
24

déjà consumé par la flamme : mais le visage eut
le sort des cendres noires ; il redevint triste quand
l’inconnu, ayant vivement retiré la main de son
gousset, aperçut trois gros sous.
– Ah ! mon bon monsieur, la carita ! la
carita ! catarina ! Un petit sou pour avoir du
pain ! Un jeune ramoneur dont la figure bouffie
était noire, le corps brun de suie, les vêtements
déguenillés, tendit la main à cet homme pour lui
arracher ses derniers sous. À deux pas du petit
Savoyard, un vieux pauvre honteux, maladif,
souffreteux, ignoblement vêtu d’une tapisserie
trouée, lui dit d’une grosse voix sourde : –
Monsieur, donnez-moi ce que vous voulez, je
prierai Dieu pour vous… Mais quand l’homme
jeune eut regardé le vieillard, celui-ci se tut et ne
demanda plus rien, reconnaissant peut-être sur ce
visage funèbre la livrée d’une misère plus âpre
que n’était la sienne. – La carita ! la carita !
L’inconnu jeta sa monnaie à l’enfant et au vieux
pauvre en quittant le trottoir pour aller vers les
maisons, il ne pouvait plus supporter le poignant
aspect de la Seine. – Nous prierons Dieu pour la
conservation de vos jours, lui dirent les deux
25

mendiants.
En arrivant à l’étalage d’un marchand
d’estampes, cet homme presque mort rencontra
une jeune femme qui descendait d’un brillant
équipage. Il contempla délicieusement cette
charmante personne dont la blanche figure était
harmonieusement encadrée dans le satin d’un
élégant chapeau ; il fut séduit par une taille
svelte, par de jolis mouvements ; la robe,
légèrement relevée par le marchepied, lui laissa
voir une jambe dont les fins contours étaient
dessinés par un bas blanc et bien tiré. La jeune
femme entra dans le magasin, y marchanda des
albums, des collections de lithographies ; elle en
acheta pour plusieurs pièces d’or qui étincelèrent
et sonnèrent sur le comptoir. Le jeune homme, en
apparence occupé sur le seuil de la porte à
regarder des gravures exposées dans la montre,
échangea vivement avec la belle inconnue
l’œillade la plus perçante que puisse lancer un
homme, contre un de ces coups d’œil insouciants
jetés au hasard sur les passants. C’était, de sa
part, un adieu à l’amour, à la femme ! mais cette
dernière et puissante interrogation ne fut pas
26

comprise, ne remua pas ce cœur de femme
frivole, ne la fit pas rougir, ne lui fit pas baisser
les yeux. Qu’était-ce pour elle ? une admiration
de plus, un désir inspiré qui le soir lui suggérait
cette douce parole : J’étais bien aujourd’hui. Le
jeune homme passa promptement à un autre
cadre, et ne se retourna point quand l’inconnue
remonta dans sa voiture. Les chevaux partirent,
cette dernière image du luxe et de l’élégance
s’éclipsa comme allait s’éclipser sa vie. Il se mit
à marcher d’un pas mélancolique le long des
magasins, en examinant sans beaucoup d’intérêt
les échantillons de marchandises. Quand les
boutiques lui manquèrent, il étudia le Louvre,
l’Institut, les tours de Notre-Dame, celles du
Palais, le Pont-des-Arts. Ces monuments
paraissaient prendre une physionomie triste en
reflétant les teintes grises du ciel, dont les rares
clartés prêtaient un air menaçant à Paris, qui,
pareil à une jolie femme, est soumis à
d’inexplicables caprices de laideur et de beauté.
Ainsi, la nature elle-même conspirait à le plonger
dans une extase douloureuse. En proie à cette
puissance malfaisante dont l’action dissolvante
27

trouve un véhicule dans le fluide qui circule en
nos nerfs, il sentait son organisme arriver
insensiblement aux phénomènes de la fluidité.
Les tourments de cette agonie lui imprimaient un
mouvement semblable à celui des vagues, et lui
faisaient voir les bâtiments, les hommes, à travers
un brouillard où tout ondoyait. Il voulut se
soustraire aux titillations que produisaient sur son
âme les réactions de la nature physique, et se
dirigea vers un magasin d’antiquités dans
l’intention de donner une pâture à ses sens, ou
d’y attendre la nuit en marchandant des objets
d’art. C’était, pour ainsi dire, quêter du courage
et demander un cordial, comme les criminels qui
se défient de leurs forces en allant à l’échafaud ;
mais la conscience de sa prochaine mort rendit
pour un moment au jeune homme l’assurance
d’une duchesse qui a deux amants, et il entra chez
le marchand de curiosités d’un air dégagé,
laissant voir sur ses lèvres un sourire fixe comme
celui d’un ivrogne. N’était-il pas ivre de la vie,
ou peut-être de la mort. Il retomba bientôt dans
ses vertiges, et continua d’apercevoir les choses
sous d’étranges couleurs, ou animées d’un léger
28

mouvement dont le principe était sans doute dans
une irrégulière circulation de son sang, tantôt
bouillonnant comme une cascade, tantôt
tranquille et fade comme l’eau tiède. Il demanda
simplement à visiter les magasins pour chercher
s’ils ne renfermaient pas quelques singularités à
sa convenance. Un jeune garçon à figure fraîche
et joufflue, à chevelure rousse, et coiffé d’une
casquette de loutre, commit la garde de la
boutique à une vieille paysanne, espèce de
Caliban femelle occupée à nettoyer un poêle dont
les merveilles étaient dues au génie de Bernard de
Palissy ; puis il dit à l’étranger d’un air
insouciant : – Voyez, monsieur, voyez ! Nous
n’avons en bas que des choses assez ordinaires ;
mais si vous voulez prendre la peine de monter
au premier étage, je pourrai vous montrer de fort
belles momies du Caire, plusieurs poteries
incrustées, quelques ébènes sculptés, vraie
renaissance, récemment arrivés, et qui sont de
toute beauté.
Dans l’horrible situation où se trouvait
l’inconnu, ce babil de cicérone, ces phrases
sottement mercantiles furent pour lui comme les
29

taquineries mesquines par lesquelles des esprits
étroits assassinent un homme de génie. Portant sa
croix jusqu’au bout, il parut écouter son
conducteur et lui répondit par gestes ou par
monosyllabes ; mais insensiblement il sut
conquérir le droit d’être silencieux, et put se
livrer sans crainte à ses dernières méditations, qui
furent terribles. Il était poète, et son âme
rencontra fortuitement une immense pâture : il
devait voir par avance les ossements de vingt
mondes. Au premier coup d’œil, les magasins lui
offrirent un tableau confus, dans lequel toutes les
œuvres humaines et divines se heurtaient. Des
crocodiles, des singes, des boas empaillés
souriaient à des vitraux d’église, semblaient
vouloir mordre des bustes, courir après des
laques, ou grimper sur des lustres. Un vase de
Sèvres, où madame Jacotot avait peint Napoléon,
se trouvait auprès d’un sphinx dédié à Sésostris.
Le commencement du monde et les événements
d’hier se mariaient avec une grotesque bonhomie.
Un tournebroche était posé sur un ostensoir, un
sabre républicain sur une hacquebute du moyen-
âge. Madame Dubarry peinte au pastel par
30

Latour, une étoile sur la tête, nue et dans un
nuage, paraissait contempler avec concupiscence
une chibouque indienne, en cherchant à deviner
l’utilité des spirales qui serpentaient vers elle. Les
instruments de mort, poignards, pistolets curieux,
armes à secret, étaient jetés pêle-mêle avec des
instruments de vie : soupières en porcelaine,
assiettes de Saxe, tasses orientales venues de
Chine, salières antiques, drageoirs féodaux. Un
vaisseau d’ivoire voguait à pleines voiles sur le
dos d’une immobile tortue. Une machine
pneumatique éborgnait l’empereur Auguste,
majestueusement impassible. Plusieurs portraits
d’échevins français, de bourgmestres hollandais,
insensibles alors comme pendant leur vie,
s’élevaient au-dessus de ce chaos d’antiquités, en
y lançant un regard pâle et froid. Tous les pays de
la terre semblaient avoir apporté là un débris de
leurs sciences, un échantillon de leurs arts.
C’était une espèce de fumier philosophique
auquel rien ne manquait, ni le calumet du
sauvage, ni la pantoufle vert et or du sérail, ni le
yatagan du Maure, ni l’idole des Tartares ; il y
avait jusqu’à la blague à tabac du soldat, jusqu’au
31

ciboire du prêtre, jusqu’aux plumes d’un trône.
Ces monstrueux tableaux étaient encore assujettis
à mille accidents de lumière, par la bizarrerie
d’une multitude de reflets dus à la confusion des
nuances, à la brusque opposition des jours et des
noirs. L’oreille croyait entendre des cris
interrompus, l’esprit saisir des drames inachevés,
l’œil apercevoir des lueurs mal étouffées. Enfin
une poussière obstinée avait jeté son léger voile
sur tous ces objets, dont les angles multipliés et
les sinuosités nombreuses produisaient les effets
les plus pittoresques. L’inconnu compara d’abord
ces trois salles gorgées de civilisation, de cultes,
de divinités, de chefs-d’œuvre, de royautés, de
débauches, de raison et de folie, à un miroir plein
de facettes dont chacune représentait un monde.
Après cette impression brumeuse, il voulut
choisir ses jouissances ; mais à force de regarder,
de penser, de rêver, il tomba sous la puissance
d’une fièvre due peut-être à la faim qui rugissait
dans ses entrailles. La vue de tant d’existences
nationales ou individuelles, attestées par ces
gages humains qui leur survivaient, acheva
d’engourdir les sens du jeune homme, le désir qui
32

l’avait poussé dans le magasin fut exaucé : il
sortit de la vie réelle, monta par degrés vers un
monde idéal, arriva dans les palais enchantés de
l’extase où l’univers lui apparut par bribes et en
traits de feu, comme l’avenir passa jadis
flamboyant aux yeux de saint Jean dans Pathmos.
Une multitude de figures endolories,
gracieuses et terribles, obscures et lucides,
lointaines et rapprochées, se leva par masses, par
myriades, par générations. L’Égypte, roide,
mystérieuse, se dressa de ses sables, représentée
par une momie qu’enveloppaient des bandelettes
noires : les Pharaons ensevelissant des peuples
pour se construire une tombe ; Moïse, les
Hébreux, le désert : il entrevit tout un monde
antique et solennel. Fraîche et suave, une statue
de marbre assise sur une colonne torse et
rayonnant de blancheur lui parla des mythes
voluptueux de la Grèce et de l’Ionie. Ah ! qui
n’aurait souri comme lui, de voir sur un fond
rouge, la jeune fille brune dansant dans la fine
argile d’un vase étrusque devant le Dieu Priape
qu’elle saluait d’un air joyeux ? en regard, une
reine latine caressait sa chimère avec amour ! Les
33

caprices de la Rome impériale respiraient là tout
entiers et révélaient le bain, la couche, la toilette
d’une Julie indolente, songeuse, attendant son
Tibulle. Armée du pouvoir des talismans arabes,
la tête de Cicéron évoquait les souvenirs de la
Rome libre et lui déroulait les pages de Tite-
Live : le jeune homme contempla Senatus
Populusque romanus : le consul, les licteurs, les
toges bordées de pourpre, les luttes du Forum, le
peuple courroucé défilaient lentement devant lui
comme les vaporeuses figures d’un rêve. Enfin la
Rome chrétienne dominait ces images. Une
peinture ouvrait les cieux : il y voyait la Vierge
Marie plongée dans un nuage d’or, au sein des
anges, éclipsant la gloire du soleil, écoutant les
plaintes des malheureux auxquels cette Ève
régénérée souriait d’un air doux. En touchant une
mosaïque faite avec les différentes laves du
Vésuve et de l’Etna, son âme s’élançait dans la
chaude et fauve Italie : il assistait aux orgies des
Borgia, courait dans les Abruzzes, aspirait aux
amours italiennes, se passionnait pour les blancs
visages aux longs yeux noirs. Il frémissait des
dénouements nocturnes interrompus par la froide
34

épée d’un mari, en apercevant une dague du
moyen-âge dont la poignée était travaillée comme
l’est une dentelle, et dont la rouille ressemblait à
des taches de sang. L’Inde et ses religions
revivaient dans un magot chinois coiffé de son
chapeau pointu, à losanges relevées, paré de
clochettes, vêtu d’or et de soie. Près du magot,
une natte, jolie comme la bayadère qui s’y était
roulée, exhalait encore les odeurs du sandal. Un
monstre du Japon dont les yeux restaient tordus,
la bouche contournée, les membres torturés,
réveillait l’âme par les inventions d’un peuple
qui, fatigué du beau toujours unitaire, trouve
d’ineffables plaisirs dans la fécondité des
laideurs. Une salière sortie des ateliers de
Benvenuto Cellini le reportait au sein de la
renaissance, au temps où les arts et la licence
fleurissaient, où les souverains se divertissaient à
des supplices, où les conciles couchés dans les
bras des courtisanes décrétaient la chasteté pour
les simples prêtres. Il vit les conquêtes
d’Alexandre sur un camée, les massacres de
Pizarre dans une arquebuse à mèche, les guerres
de religion échevelées, bouillantes, cruelles, au
35

fond d’un casque. Puis, les riantes images de la
chevalerie sourdirent d’une armure de Milan
supérieurement damasquinée, bien fourbie, et
sous la visière de laquelle brillaient encore les
yeux d’un paladin.
Cet océan de meubles, d’inventions, de modes,
d’œuvres, de ruines, lui composait un poème sans
fin. Formes, couleurs, pensées, tout revivait là ;
mais rien de complet ne s’offrait à l’âme. Le
poète devait achever les croquis du grand-peintre
qui avait fait cette immense palette où les
innombrables accidents de la vie humaine étaient
jetés à profusion, avec dédain. Après s’être
emparé du monde, après avoir contemplé des
pays, des âges, des règnes, le jeune homme revint
à des existences individuelles. Il se repersonnifia,
s’empara des détails en repoussant la vie des
nations comme trop accablante pour un seul
homme.
Là dormait un enfant en cire, sauvé du cabinet
de Ruysch, et cette ravissante créature lui
rappelait les joies de son jeune âge. Au
prestigieux aspect du pagne virginal de quelque
36

jeune fille d’Otaïti, sa brûlante imagination lui
peignait la vie simple de la nature, la chaste
nudité de la vraie pudeur, les délices de la paresse
si naturelle à l’homme, toute une destinée calme
au bord d’un ruisseau frais et rêveur, sous un
bananier, qui dispensait une manne savoureuse,
sans culture. Mais tout à coup il devenait
corsaire, et revêtait la terrible poésie empreinte
dans le rôle de Lara, vivement inspiré par les
couleurs nacrées de mille coquillages, exalté par
la vue de quelques madrépores qui sentaient le
varech, les algues et les ouragans atlantiques.
Admirant plus loin les délicates miniatures, les
arabesques d’azur et d’or qui enrichissaient
quelque précieux missel manuscrit, il oubliait les
tumultes de la mer. Mollement balancé dans une
pensée de paix, il épousait de nouveau l’étude et
la science, souhaitait la grasse vie des moines
exempte de chagrins, exempte de plaisirs, et se
couchait au fond d’une cellule, en contemplant
par sa fenêtre en ogive les prairies, les bois, les
vignobles de son monastère. Devant quelques
Teniers, il endossait la casaque d’un soldat ou la
misère d’un ouvrier, il désirait porter le bonnet
37

sale et enfumé des Flamands, s’enivrait de bière,
jouait aux cartes avec eux, et souriait à une grosse
paysanne d’un attrayant embonpoint. Il grelottait
en voyant une tombée de neige de Mieris, ou se
battait en regardant un combat de Salvator Rosa.
Il caressait un tomahawk d’Illinois, et sentait le
scalpel d’un Cherokee qui lui enlevait la peau du
crâne. Émerveillé à l’aspect d’un rebec, il le
confiait à la main d’une châtelaine dont il
écoutait la romance mélodieuse en lui déclarant
son amour, le soir, auprès d’une cheminée
gothique, dans la pénombre où se perdait un
regard de consentement. Il s’accrochait à toutes
les joies, saisissait toutes les douleurs, s’emparait
de toutes les formules d’existence en éparpillant
si généreusement sa vie et ses sentiments sur les
simulacres de cette nature plastique et vide, que
le bruit de ses pas retentissait dans son âme
comme le son lointain d’un autre monde, comme
la rumeur de Paris arrive sur les tours de Notre-
Dame.
En montant l’escalier intérieur qui conduisait
aux salles situées au premier étage, il vit des
boucliers votifs, des panoplies, des tabernacles
38

sculptés, des figures en bois pendues aux murs,
posées sur chaque marche. Poursuivi par les
formes les plus étranges, par des créations
merveilleuses assises sur les confins de la mort et
de la vie, il marchait dans les enchantements d’un
songe ; enfin, doutant de son existence, il était
comme ces objets curieux, ni tout à fait mort, ni
tout à fait vivant. Quand il entra dans les
nouveaux magasins, le jour commençait à pâlir ;
mais la lumière semblait inutile aux richesses
resplendissantes d’or et d’argent qui s’y
trouvaient entassées. Les plus coûteux caprices
de dissipateurs morts sous des mansardes après
avoir possédé plusieurs millions, étaient dans ce
vaste bazar des folies humaines. Une écritoire
payée cent mille francs et rachetée pour cent
sous, gisait auprès d’une serrure à secret dont le
prix aurait suffi jadis à la rançon d’un roi. Là, le
génie humain apparaissait dans toutes les pompes
de sa misère, dans toute la gloire de ses petitesses
gigantesques. Une table d’ébène, véritable idole
d’artiste, sculptée d’après les dessins de Jean
Goujon et qui coûta jadis plusieurs années de
travail, avait été peut-être acquise au prix du bois
39

à brûler. Des coffrets précieux, des meubles faits
par la main des fées, y étaient dédaigneusement
amoncelés.
– Vous avez des millions ici, s’écria le jeune
homme en arrivant à la pièce qui terminait une
immense enfilade d’appartements dorés et
sculptés par des artistes du siècle dernier.
– Dites des milliards, répondit le gros garçon
joufflu. Mais ce n’est rien encore ; montez au
troisième étage, et vous verrez !
L’inconnu suivit son conducteur et parvint à
une quatrième galerie où successivement
passèrent devant ses yeux fatigués plusieurs
tableaux du Poussin, une sublime statue de
Michel-Ange, quelques ravissants paysages de
Claude Lorrain, un Gérard Dow qui ressemblait à
une page de Sterne, des Rembrandt, des Murillo,
des Velasquez sombres et colorés comme un
poème de lord Byron ; puis des bas-reliefs
antiques, des coupes d’agate, des onyx
merveilleux ; enfin c’était des travaux à dégoûter
du travail, des chefs-d’œuvre accumulés à faire
prendre en haine les arts et à tuer l’enthousiasme.
40

Il arriva devant une Vierge de Raphaël, mais il
était las de Raphaël, une figure de Corrège qui
voulait un regard ne l’obtint même pas ; un vase
inestimable en porphyre antique et dont les
sculptures circulaires représentaient, de toutes les
priapées romaines, la plus grotesquement
licencieuse, délices de quelque Corinne, eut à
peine un sourire. Il étouffait sous les débris de
cinquante siècles évanouis, il était malade de
toutes ces pensées humaines, assassiné par le luxe
et les arts, oppressé sous ces formes renaissantes
qui, pareilles à des monstres enfantés sous ses
pieds par quelque malin génie, lui livraient un
combat sans fin. Semblable en ses caprices à la
chimie moderne qui résume la création par un
gaz, l’âme ne compose-t-elle pas de terribles
poisons par la rapide concentration de ses
jouissances, de ses forces ou de ses idées ?
Beaucoup d’hommes ne périssent-ils pas sous le
foudroiement de quelque acide moral
soudainement épandu dans leur être intérieur ?
– Que contient cette boîte ? demanda-t-il en
arrivant à un grand cabinet, dernier monceau de
gloire, d’efforts humains, d’originalités, de
41

richesses, parmi lesquelles il montra du doigt une
grande caisse carrée, construite en acajou,
suspendue à un clou par une chaîne d’argent.
– Ah ! monsieur en a la clef, dit le gros garçon
avec un air de mystère. Si vous désirez voir ce
portrait, je me hasarderai volontiers à le prévenir.
– Vous hasarder ! reprit le jeune homme.
Votre maître est-il un prince ?
– Mais, je ne sais pas, répondit le garçon.
Ils se regardèrent pendant un moment aussi
étonnés l’un que l’autre. L’apprenti interpréta le
silence de l’inconnu comme un souhait, et le
laissa seul dans le cabinet.
Vous êtes-vous jamais lancé dans l’immensité
de l’espace et du temps, en lisant les œuvres
géologiques de Cuvier ? Emporté par son génie,
avez-vous plané sur l’abîme sans bornes du
passé, comme soutenu par la main d’un
enchanteur ? En découvrant de tranche en
tranche, de couche en couche, sous les carrières
de Montmartre ou dans les schistes de l’Oural,
ces animaux dont les dépouilles fossilisées
42

appartiennent à des civilisations antédiluviennes,
l’âme est effrayée d’entrevoir des milliards
d’années, des millions de peuples que la faible
mémoire humaine, que l’indestructible tradition
divine ont oubliés et dont la cendre, poussée à la
surface de notre globe, y forme les deux pieds de
terre qui nous donnent du pain et des fleurs.
Cuvier n’est-il pas le plus grand poète de notre
siècle ? Lord Byron a bien reproduit par des mots
quelques agitations morales, mais notre immortel
naturaliste a reconstruit des mondes avec des os
blanchis, a rebâti comme Cadmus des cités avec
des dents, a repeuplé mille forêts de tous les
mystères de la zoologie avec quelques fragments
de houille, a retrouvé des populations de géants
dans le pied d’un mammouth. Ces figures se
dressent, grandissent et meublent des régions en
harmonie avec leurs statures colossales. Il est
poète avec des chiffres, il est sublime en posant
un zéro près d’un sept. Il réveille le néant sans
prononcer des paroles grandement magiques ; il
fouille une parcelle de gypse, y aperçoit une
empreinte, et vous crie : Voyez ! Soudain les
marbres s’animalisent, la mort se vivifie, le
43

monde se déroule ! Après d’innombrables
dynasties de créatures gigantesques, après des
races de poissons et des clans de mollusques,
arrive enfin le genre humain, produit dégénéré
d’un type grandiose, brisé peut-être par le
Créateur. Échauffés par son regard rétrospectif,
ces hommes chétifs, nés d’hier, peuvent franchir
le chaos, entonner un hymne sans fin et se
configurer le passé de l’univers dans une sorte
d’Apocalypse rétrograde. En présence de cette
épouvantable résurrection due à la voix d’un seul
homme, la miette dont l’usufruit nous est concédé
dans cet infini sans nom, commun à toutes les
sphères et que nous avons nommé LE TEMPS, cette
minute de vie nous fait pitié. Nous nous
demandons, écrasés que nous sommes sous tant
d’univers en ruines, à quoi bon nos gloires, nos
haines, nos amours ; et si, pour devenir un point
intangible dans l’avenir, la peine de vivre doit
s’accepter ? Déracinés du présent, nous sommes
morts jusqu’à ce que notre valet de chambre entre
et vienne nous dire : Madame la comtesse a
répondu qu’elle attendait monsieur.
Les merveilles dont l’aspect venait de
44

présenter au jeune homme toute la création
connue mirent dans son âme l’abattement que
produit chez le philosophe la vue scientifique des
créations inconnues : il souhaita plus vivement
que jamais de mourir, et tomba sur une chaise
curule en laissant errer ses regards à travers les
fantasmagories de ce panorama du passé. Les
tableaux s’illuminèrent, les têtes de vierge lui
sourirent, et les statues se colorèrent d’une vie
trompeuse. À la faveur de l’ombre, et mises en
danse par la fiévreuse tourmente qui fermentait
dans son cerveau brisé, ces œuvres s’agitèrent et
tourbillonnèrent devant lui : chaque magot lui
jeta sa grimace, les yeux des personnages
représentés dans les tableaux remuèrent en
pétillant ; chacune de ces formes frémit, sautilla,
se détacha de sa place, gravement, légèrement,
avec grâce ou brusquerie, selon ses mœurs, son
caractère et sa contexture. Ce fut un mystérieux
sabbat digne des fantaisies entrevues par le
docteur Faust sur le Brocken. Mais ces
phénomènes d’optique enfantés par la fatigue, par
la tension des forces oculaires ou par les caprices
du crépuscule, ne pouvaient effrayer l’inconnu.
45

Les terreurs de la vie étaient impuissantes sur une
âme familiarisée avec les terreurs de la mort. Il
favorisa même par une sorte de complicité
railleuse les bizarreries de ce galvanisme moral
dont les prodiges s’accouplaient aux dernières
pensées qui lui donnaient encore le sentiment de
l’existence. Le silence régnait si profondément
autour de lui, que bientôt il s’aventura dans une
douce rêverie dont les impressions graduellement
noires suivirent, de nuance en nuance et comme
par magie, les lentes dégradations de la lumière.
Une lueur prête à quitter le ciel ayant fait reluire
un dernier reflet rouge en luttant contre la nuit, il
leva la tête, vit un squelette à peine éclairé qui le
montra du doigt, et pencha dubitativement le
crâne de droite à gauche, comme pour lui dire :
Les morts ne veulent pas encore de toi ! En
passant la main sur son front pour en chasser le
sommeil, le jeune homme sentit distinctement un
vent frais produit par je ne sais quoi de velu qui
lui effleura les joues, et frissonna. Les vitres
ayant retenti d’un claquement sourd, il pensa que
cette froide caresse digne des mystères de la
tombe lui avait été faite par quelque chauve-
46

souris. Pendant un moment encore, les vagues
reflets du couchant lui permirent d’apercevoir
indistinctement les fantômes par lesquels il était
entouré ; puis toute cette nature morte s’abolit
dans une même teinte noire. La nuit, l’heure de
mourir était subitement venue. Il s’écoula, dès ce
moment, un certain laps de temps pendant lequel
il n’eut aucune perception claire des choses
terrestres, soit qu’il se fût enseveli dans une
rêverie profonde, soit qu’il eût cédé à la
somnolence provoquée par ses fatigues et par la
multitude des pensées qui lui déchiraient le cœur.
Tout à coup il crut avoir été appelé par une voix
terrible, et tressaillit comme lorsqu’au milieu
d’un brûlant cauchemar nous sommes précipités
d’un seul bond dans les profondeurs d’un abîme.
Il ferma les yeux ; les rayons d’une vive lumière
l’éblouissaient ; il voyait briller au sein des
ténèbres une sphère rougeâtre dont le centre était
occupé par un petit vieillard qui se tenait debout
et dirigeait sur lui la clarté d’une lampe. Il ne
l’avait entendu ni venir, ni parler, ni se mouvoir.
Cette apparition eut quelque chose de magique.
L’homme le plus intrépide, surpris ainsi dans son
47

sommeil, aurait sans doute tremblé devant ce
personnage extraordinaire qui semblait être sorti
d’un sarcophage voisin. La singulière jeunesse
qui animait les yeux immobiles de cette espèce de
fantôme empêchait l’inconnu de croire à des
effets surnaturels ; néanmoins, pendant le rapide
intervalle qui sépara sa vie somnambulique de sa
vie réelle, il demeura dans le doute philosophique
recommandé par Descartes, et fut alors, malgré
lui, sous la puissance de ces inexplicables
hallucinations dont les mystères sont condamnés
par notre fierté ou que notre science impuissante
tâche en vain d’analyser.
Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre,
vêtu d’une robe en velours noir, serrée autour de
ses reins par un gros cordon de soie. Sur sa tête,
une calotte en velours également noir laissait
passer, de chaque côté de la figure, les longues
mèches de ses cheveux blancs et s’appliquait sur
le crâne de manière à rigidement encadrer le
front. La robe ensevelissait le corps comme dans
un vaste linceul, et ne permettait de voir d’autre
forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Sans
le bras décharné, qui ressemblait à un bâton sur
48

lequel on aurait posé une étoffe et que le vieillard
tenait en l’air pour faire porter sur le jeune
homme toute la clarté de la lampe, ce visage
aurait paru suspendu dans les airs. Une barbe
grise et taillée en pointe cachait le menton de cet
être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces
têtes judaïques qui servent de types aux artistes
quand ils veulent représenter Moïse. Les lèvres
de cet homme étaient si décolorées, si minces,
qu’il fallait une attention particulière pour
deviner la ligne tracée par la bouche dans son
blanc visage. Son large front ridé, ses joues
blêmes et creuses, la rigueur implacable de ses
petits yeux verts, dénués de cils et de sourcils,
pouvaient faire croire à l’inconnu que le Peseur
d’or de Gérard Dow était sorti de son cadre. Une
finesse d’inquisiteur, trahie par les sinuosités de
ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses
tempes, accusait une science profonde des choses
de la vie. Il était impossible de tromper cet
homme qui semblait avoir le don de surprendre
les pensées au fond des cœurs les plus discrets.
Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs
sagesses se résumaient sur sa face froide, comme
49

les productions du monde entier se trouvaient
accumulées dans ses magasins poudreux ; vous y
auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit
tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a
tout vu. Un peintre aurait, avec deux expressions
différentes et en deux coups de pinceau, fait de
cette figure une belle image du Père Éternel ou le
masque ricaneur du Méphistophélès, car il se
trouvait tout ensemble une suprême puissance
dans le front et de sinistres railleries sur la
bouche. En broyant toutes les peines humaines
sous un pouvoir immense, cet homme devait
avoir tué les joies terrestres. Le moribond frémit
en pressentant que ce vieux génie habitait une
sphère étrangère au monde où il vivait seul, sans
jouissances, parce qu’il n’avait plus d’illusion,
sans douleur, parce qu’il ne connaissait plus de
plaisirs. Le vieillard se tenait debout, immobile,
inébranlable comme une étoile au milieu d’un
nuage de lumière, ses yeux verts, pleins de je ne
sais quelle malice calme, semblaient éclairer le
monde moral comme sa lampe illuminait ce
cabinet mystérieux. Tel fut le spectacle étrange
qui surprit le jeune homme au moment où il
50

ouvrit les yeux, après avoir été bercé par des
pensées de mort et de fantasques images. S’il
demeura comme étourdi, s’il se laissa
momentanément dominer par une croyance digne
d’enfants qui écoutent les contes de leurs
nourrices, il faut attribuer cette erreur au voile
étendu sur sa vie et sur son entendement par ses
méditations, à l’agacement de ses nerfs irrités, au
drame violent dont les scènes venaient de lui
prodiguer les atroces délices contenues dans un
morceau d’opium. Cette vision avait lieu dans
Paris, sur le quai Voltaire, au dix-neuvième
siècle, temps et lieux où la magie devait être
impossible. Voisin de la maison où le dieu de
l’incrédulité française avait expiré, disciple de
Gay-Lussac et d’Arago, contempteur des tours de
gobelets que font les hommes du pouvoir,
l’inconnu n’obéissait sans doute qu’aux
fascinations poétiques dont il avait accepté les
prestiges et auxquelles nous nous prêtons souvent
comme pour fuir de désespérantes vérités,
comme pour tenter la puissance de Dieu. Il
trembla donc devant cette lumière et ce vieillard,
agité par l’inexplicable pressentiment de quelque
51

pouvoir étrange ; mais cette émotion était
semblable à celle que nous avons tous éprouvée
devant Napoléon, ou en présence de quelque
grand homme brillant de génie et revêtu de
gloire.
– Monsieur désire voir le portrait de Jésus-
Christ peint par Raphaël ? lui dit courtoisement le
vieillard d’une voix dont la sonorité claire et
brève avait quelque chose de métallique. Et il
posa la lampe sur le fût d’une colonne brisée, de
manière à ce que la boîte brune reçût toute la
clarté.
Aux noms religieux de Jésus-Christ et de
Raphaël, il échappa au jeune homme un geste de
curiosité, sans doute attendu par le marchand qui
fit jouer un ressort. Soudain le panneau d’acajou
glissa dans une rainure, tomba sans bruit et livra
la toile à l’admiration de l’inconnu. À l’aspect de
cette immortelle création, il oublia les fantaisies
du magasin, les caprices de son sommeil,
redevint homme, reconnut dans le vieillard une
créature de chair, bien vivante, nullement
fantasmagorique, et revécut dans le monde réel.
52

La tendre sollicitude, la douce sérénité du divin
visage influèrent aussitôt sur lui. Quelque parfum
épanché des cieux dissipa les tortures infernales
qui lui brûlaient la moelle des os. La tête du
Sauveur des hommes paraissait sortir des
ténèbres figurées par un fond noir ; une auréole
de rayons étincelait vivement autour de sa
chevelure d’où cette lumière voulait sortir ; sous
le front, sous les chairs, il y avait une éloquente
conviction qui s’échappait de chaque trait par de
pénétrantes effluves ; les lèvres vermeilles
venaient de faire entendre la parole de vie, et le
spectateur en cherchait le retentissement sacré
dans les airs, il en demandait les ravissantes
paraboles au silence, il l’écoutait dans l’avenir, la
retrouvait dans les enseignements du passé.
L’Évangile était traduit par la simplicité calme de
ces adorables yeux où se réfugiaient les âmes
troublées ; enfin sa religion se lisait tout entière
en un suave et magnifique sourire qui semblait
exprimer ce précepte où elle se résume : Aimez-
vous les uns les autres ! Cette peinture inspirait
une prière, recommandait le pardon, étouffait
l’égoïsme, réveillait toutes les vertus endormies.
53

Partageant le privilège des enchantements de la
musique, l’œuvre de Raphaël vous jetait sous le
charme impérieux des souvenirs, et son triomphe
était complet, on oubliait le peintre. Le prestige
de la lumière agissait encore sur cette merveille ;
par moments il semblait que la tête s’élevât dans
le lointain, au sein de quelque nuage.
– J’ai couvert cette toile de pièces d’or, dit
froidement le marchand.
– Eh ! bien, il va falloir mourir, s’écria le
jeune homme qui sortait d’une rêverie dont la
dernière pensée l’avait ramené vers sa fatale
destinée, en le faisant descendre, par
d’insensibles déductions, d’une dernière
espérance à laquelle il s’était attaché.
– Ah ! ah ! j’avais donc raison de me méfier
de toi, répondit le vieillard en saisissant les deux
mains du jeune homme qu’il serra par les
poignets dans l’une des siennes, comme dans un
étau.
L’inconnu sourit tristement de cette méprise et
dit d’une voix douce : – Hé ! monsieur, ne
craignez rien, il s’agit de ma vie et non de la
54

vôtre. Pourquoi n’avouerais-je pas une innocente
supercherie, reprit-il après avoir regardé le
vieillard inquiet. En attendant la nuit, afin de
pouvoir me noyer sans esclandre, je suis venu
voir vos richesses. Qui ne pardonnerait ce dernier
plaisir à un homme de science et de poésie ?
Le soupçonneux marchand examina d’un œil
sagace le morne visage de son faux chaland tout
en l’écoutant parler. Rassuré bientôt par l’accent
de cette voix douloureuse, ou lisant peut-être
dans ces traits décolorés les sinistres destinées.
qui naguère avaient fait frémir les joueurs, il
lâcha les mains ; mais par un reste de suspicion
qui révéla une expérience au moins centenaire, il
étendit nonchalamment le bras vers un buffet
comme pour s’appuyer, et dit en y prenant un
stylet : – Êtes-vous depuis trois ans, surnuméraire
au trésor, sans y avoir touché de gratification ?
L’inconnu ne put s’empêcher de sourire en
faisant un geste négatif.
– Votre père vous a-t-il trop vivement
reproché d’être venu an monde, ou bien êtes-vous
déshonoré ?
55

– Si je voulais me déshonorer, je vivrais.
– Avez-vous été sifflé aux Funambules, ou
vous trouvez-vous obligé de composer des flons
flons pour payer le convoi de votre maîtresse ?
N’auriez-vous pas plutôt la maladie de l’or ?
voulez-vous détrôner l’ennui ? Enfin, quelle
erreur vous engage à mourir ?
– Ne cherchez pas le principe de ma mort dans
les raisons vulgaires qui commandent la plupart
des suicides. Pour me dispenser de vous dévoiler
des souffrances inouïes et qu’il est difficile
d’exprimer en langage humain, je vous dirai que
je suis dans la plus profonde, la plus ignoble, la
plus perçante de toutes les misères. Et, ajouta-t-il
d’un ton de voix dont la fierté sauvage démentait
ses paroles précédentes, je ne veux mendier ni
secours ni consolations.
– Eh ! eh ! Ces deux syllabes que d’abord le
vieillard fit entendre pour toute réponse
ressemblèrent au cri d’une crécelle. Puis il reprit
ainsi : – Sans vous forcer à m’implorer, sans vous
faire rougir, et sans vous donner un centime de
France, un parat du Levant, un tarain de Sicile, un
56

heller d’Allemagne, une seule des sesterces ou
des oboles de l’ancien monde, ni une piastre du
nouveau, sans vous offrir quoi que ce soit en or,
argent, billon, papier, billet, je veux vous faire
plus riche, plus puissant et plus considéré que ne
peut l’être un roi constitutionnel.
Le jeune homme crut le vieillard en enfance,
et resta comme engourdi, sans oser répondre.
– Retournez-vous, dit le marchand en
saisissant tout à coup la lampe pour en diriger la
lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et
regardez cette PEAU DE CHAGRIN, ajouta-t-il.
Le jeune homme se leva brusquement et
témoigna quelque surprise en apercevant au-
dessus du siège où il s’était assis un morceau de
chagrin accroché sur le mur, et dont la dimension
n’excédait pas celle d’une peau de renard ; mais,
par un phénomène inexplicable au premier abord,
cette peau projetait au sein de la profonde
obscurité qui régnait dans le magasin des rayons
si lumineux que vous eussiez dit d’une petite
comète. Le jeune incrédule s’approcha de ce
prétendu talisman qui devait le préserver du
57

malheur, et s’en moqua par une phrase mentale.
Cependant, animé d’une curiosité bien légitime, il
se pencha pour la regarder alternativement sous
toutes les faces, et découvrit bientôt une cause
naturelle à cette singulière lucidité : les grains
noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et
si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient
si propres et si nettes que, pareilles à des facettes
de grenat, les aspérités de ce cuir oriental
formaient autant de petits foyers qui
réfléchissaient vivement la lumière. Il démontra
mathématiquement la raison de ce phénomène au
vieillard, qui, pour toute réponse, sourit avec
malice. Ce sourire de supériorité fit croire au
jeune savant qu’il était dupe en ce moment de
quelque charlatanisme. Il ne voulut pas emporter
une énigme de plus dans la tombe, et retourna
promptement la peau comme un enfant pressé de
connaître les secrets de son jouet nouveau.
– Ah ! ah ! s’écria-t-il, voici l’empreinte du
sceau que les Orientaux nomment le cachet de
Salomon.
– Vous le connaissez donc ? demanda le
58

marchand, dont les narines laissèrent passer deux
ou trois bouffées d’air qui peignirent plus d’idées
que n’en pouvaient exprimer les plus énergiques
paroles.
– Existe-t-il au monde un homme assez simple
pour croire à cette chimère ? s’écria le jeune
homme, piqué d’entendre ce rire muet et plein
d’amères dérisions. Ne savez-vous pas, ajouta-t-
il, que les superstitions de l’Orient ont consacré
la forme mystique et les caractères mensongers
de cet emblème qui représente une puissance
fabuleuse ? Je ne crois pas devoir être plus taxé
de niaiserie dans cette circonstance que si je
parlais des Sphinx ou des Griffons, dont
l’existence est en quelque sorte scientifiquement
admise.
– Puisque vous êtes un orientaliste, reprit le
vieillard, peut-être lirez-vous cette sentence.
Il apporta la lampe près du talisman que le
jeune homme tenait à l’envers, et lui fit
apercevoir des caractères incrustés dans le tissu
cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils
eussent été produits par l’animal auquel elle avait
59

jadis appartenu.
– J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne devine
guère le procédé dont on se sera servi pour graver
si profondément ces lettres sur la peau d’un
onagre.
Et, se retournant avec vivacité vers les tables
chargées de curiosités, ses yeux parurent y
chercher quelque chose.
– Que voulez-vous ? demanda le vieillard.
– Un instrument pour trancher le chagrin, afin
de voir si les lettres y sont empreintes ou
incrustées.
Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu,
qui le prit et tenta d’entamer la peau à l’endroit
où les paroles se trouvaient écrites ; mais, quand
il eut enlevé une légère couche de cuir, les lettres
y reparurent si nettes et tellement conformes à
celles qui étaient imprimées sur la surface, que,
pendant un moment, il crut n’en avoir rien ôté.
– L’industrie du Levant a des secrets qui lui
sont réellement particuliers, dit-il en regardant la
sentence orientale avec une sorte d’inquiétude :
60

– Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en
prendre aux hommes qu’à Dieu !
Les paroles mystérieuses étaient disposées de
la manière suivante :
Ce qui voulait dire en français :
Si tu me possèdes, tu posséderas tout.
mais ta vie m’appartiendra. Dieu l’a
voulu ainsi. Désire, et tes désirs
seront accomplis. Mais règle
61

tes souhaits sur ta vie.
Elle est la. À chaque
vouloir je décroitrai
comme tes jours.
Me veux-tu ?
Prends. Dieu
t’exaucera.
soit !
– Ah ! vous lisez couramment le sanscrit, dit
le vieillard. Peut-être avez-vous voyagé en Perse
ou dans le Bengale ?
– Non, monsieur, répondit le jeune homme en
tâtant avec curiosité cette peau symbolique, assez
semblable à une feuille de métal par son peu de
flexibilité.
Le vieux marchand remit la lampe sur la
colonne où il l’avait prise, en lançant au jeune
homme un regard empreint d’une froide ironie
qui semblait dire : Il ne pense déjà plus à mourir.
62

– Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère ?
demanda le jeune inconnu.
Le vieillard hocha de la tête et dit gravement :
– Je ne saurais vous répondre. J’ai offert le
terrible pouvoir que donne ce talisman à des
hommes doués de plus d’énergie que vous ne
paraissiez en avoir ; mais, tout en se moquant de
la problématique influence qu’il devait exercer
sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se
risquer à conclure ce contrat si fatalement
proposé par je ne sais quelle puissance. Je pense
comme eux, j’ai douté, je me suis abstenu, et…
– Et vous n’avez pas même essayé ? dit le
jeune homme en l’interrompant.
– Essayer ! dit le vieillard. Si vous étiez sur la
colonne de la place Vendôme, essaieriez-vous de
vous jeter dans les airs ? Peut-on arrêter le cours
de la vie ? L’homme a-t-il jamais pu scinder la
mort ? Avant d’entrer dans ce cabinet, vous aviez
résolu de vous suicider ; mais tout à coup un
secret vous occupe et vous distrait de mourir.
Enfant ! Chacun de vos jours ne vous offrira-t-il
pas une énigme plus intéressante que ne l’est
63

celle-ci ? Écoutez-moi. J’ai vu la cour licencieuse
du régent. Comme vous, j’étais alors dans la
misère, j’ai mendié mon pain ; néanmoins j’ai
atteint l’âge de cent deux ans, et suis devenu
millionnaire : le malheur m’a donné la fortune,
l’ignorance m’a instruit. Je vais vous révéler en
peu de mots un grand mystère de la vie humaine.
L’homme s’épuise par deux actes instinctivement
accomplis qui tarissent les sources de son
existence. Deux verbes expriment toutes les
formes que prennent ces deux causes de mort :
VOULOIR et POUVOIR. Entre ces deux termes de
l’action humaine il est une autre formule dont
s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et
ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous
détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible
organisation dans un perpétuel état de calme.
Ainsi le désir ou le vouloir est mort en moi, tué
par la pensée ; le mouvement ou le pouvoir s’est
résolu par le jeu naturel de mes organes. En deux
mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se
brise, ou dans les sens qui s’émoussent ; mais
dans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à
tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon âme ni
64

mon corps. Cependant j’ai vu le monde entier :
mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes de
l’Asie et de l’Amérique, j’ai appris tous les
langages humains, et j’ai vécu sous tous les
régimes : j’ai prêté mon argent à un Chinois en
prenant pour gage le corps de son père, j’ai dormi
sous la tente de l’Arabe sur la foi de sa parole,
j’ai signé des contrats dans toutes les capitales
européennes, et j’ai laissé sans crainte mon or
dans le wigwam des sauvages, enfin j’ai tout
obtenu parce que j’ai tout su dédaigner. Ma seule
ambition a été de voir. Voir n’est-ce pas savoir ?
Oh ! savoir, jeune homme, n’est-ce pas jouir
intuitivement ? n’est-ce pas découvrir la
substance même du fait et s’en emparer
essentiellement ? Que reste-t-il d’une possession
matérielle ? une idée. Jugez alors combien doit
être belle la vie d’un homme qui, pouvant
empreindre toutes les réalités dans sa pensée,
transporte en son âme les sources du bonheur, en
extrait mille voluptés idéales dépouillées des
souillures terrestres. La pensée est la clef de tous
les trésors, elle procure les joies de l’avare sans
donner ses soucis. Aussi ai-je plané sur le monde,
65

où mes plaisirs ont toujours été des jouissances
intellectuelles. Mes débauches étaient la
contemplation des mers, des peuples, des forêts,
des montagnes ! J’ai tout vu, mais tranquillement,
sans fatigue ; je n’ai jamais rien désiré, j’ai tout
attendu ; je me suis promené dans l’univers
comme dans le jardin d’une habitation qui
m’appartenait. Ce que les hommes appellent
chagrins, amours, ambitions, revers, tristesse,
sont pour moi des idées que je change en
rêveries ; au lieu de les sentir, je les exprime, je
les traduis ; au lieu de leur laisser dévorer ma vie,
je les dramatise, je les développe, je m’en amuse
comme de romans que je lirais par une vision
intérieure. N’ayant jamais lassé mes organes, je
jouis encore d’une santé robuste ; mon âme ayant
hérité de toute la force dont je n’abusais pas, cette
tête est encore mieux meublée que ne le sont mes
magasins. Là, dit-il en se frappant le front, là sont
les vrais millions. Je passe des journées
délicieuses en jetant un regard intelligent dans le
passé, j’évoque des pays entiers, des sites, des
vues de l’Océan, des figures historiquement
belles ! J’ai un sérail imaginaire où je possède
66

toutes les femmes que je n’ai pas eues. Je revois
souvent vos guerres, vos révolutions, et je les
juge. Oh ! comment préférer de fébriles, de
légères admirations pour quelques chairs plus ou
moins colorées, pour des formes plus ou moins
rondes ! comment préférer tous les désastres de
vos volontés trompées à la faculté sublime de
faire comparaître en soi l’univers, au plaisir
immense de se mouvoir sans être garrotté par les
liens du temps ni par les entraves de l’espace, au
plaisir de tout embrasser, de tout voir, de se
pencher sur le bord du monde pour interroger les
autres sphères, pour écouter Dieu ! Ceci, dit-il
d’une voix éclatante en montrant la Peau de
chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis. Là
sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos
intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs
qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être
qu’un violent plaisir. Qui pourrait déterminer le
point où la volupté devient un mal et celui où le
mal est encore la volupté ? Les plus vives
lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la
vue, tandis que les plus douces ténèbres du
monde physique la blessent toujours ; le mot de
67

Sagesse ne vient-il pas de savoir ? et qu’est-ce
que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un
pouvoir ?
– Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit
l’inconnu en saisissant la Peau de chagrin.
– Jeune homme, prenez garde, s’écria le
vieillard avec une incroyable vivacité.
– J’avais résolu ma vie par l’étude et par la
pensée ; mais elles ne m’ont même pas nourri,
répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupe ni
d’une prédication digne de Swedenborg, ni de
votre amulette oriental, ni des charitables efforts
que vous faites, monsieur, pour me retenir dans
un monde où mon existence est désormais
impossible. Voyons ! ajouta-t-il en serrant le
talisman d’une main convulsive et regardant le
vieillard. Je veux un dîner royalement splendide,
quelque bacchanale digne du siècle où tout s’est,
dit-on, perfectionné ! Que mes convives soient
jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à
la folie ! Que les vins se succèdent toujours plus
incisifs, plus pétillants, et soient de force à nous
enivrer pour trois jours ! Que la nuit soit parée de
68

femmes ardentes ! Je veux que la Débauche en
délire et rugissante nous emporte dans son char à
quatre chevaux, par-delà les bornes du monde,
pour nous verser sur des plages inconnues : que
les âmes montent dans les cieux ou se plongent
dans la boue, je ne sais si alors elles s’élèvent ou
s’abaissent ; peu m’importe ! Donc je commande
à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies
dans une joie. Oui, j’ai besoin d’embrasser les
plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière
étreinte pour en mourir. Aussi souhaité-je et des
priapées antiques après boire, et des chants à
réveiller les morts, et de triples baisers, des
baisers sans fin dont le bruit passe sur Paris
comme un craquement d’incendie, y réveille les
époux et leur inspire une ardeur cuisante qui
rajeunisse même les septuagénaires !
Un éclat de rire, parti de la bouche du petit
vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou
comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si
despotiquement qu’il se tut.
– Croyez-vous, dit le marchand, que mes
planchers vont s’ouvrir tout à coup pour donner
69

passage à des tables somptueusement servies et à
des convives de l’autre monde ? Non, non, jeune
étourdi. Vous avez signé le pacte : tout est dit.
Maintenant vos volontés seront scrupuleusement
satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le
cercle de vos jours, figuré par cette peau, se
resserrera suivant la force et le nombre de vos
souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus
exorbitant. Le brahmane auquel je dois ce
talisman m’a jadis expliqué qu’il s’opérerait un
mystérieux accord entre les destinées et les
souhaits du possesseur. Votre premier désir est
vulgaire, je pourrais le réaliser ; mais j’en laisse
le soin aux événements de votre nouvelle
existence. Après tout, vous vouliez mourir ? hé !
bien, votre suicide n’est que retardé.
L’inconnu, surpris et presque irrité de se voir
toujours plaisanté par ce singulier vieillard dont
l’intention demi-philanthropique lui parut
clairement démontrée dans cette dernière
raillerie, s’écria : – Je verrai bien, monsieur, si
ma fortune changera pendant le temps que je vais
mettre à franchir la largeur du quai. Mais, si vous
ne vous moquez pas d’un malheureux, je désire,
70

pour me venger d’un si fatal service, que vous
tombiez amoureux d’une danseuse ! Vous
comprendrez alors le bonheur d’une débauche, et
peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les
biens que vous avez si philosophiquement
ménagés.
Il sortit sans entendre un grand soupir que
poussa le vieillard, traversa les salles et descendit
les escaliers de cette maison, suivi par le gros
garçon joufflu qui voulut vainement l’éclairer : il
courait avec la prestesse d’un voleur pris en
flagrant délit. Aveuglé par une sorte de délire, il
ne s’aperçut même pas de l’incroyable ductilité
de la Peau de chagrin, qui, devenue souple
comme un gant, se roula sous ses doigts
frénétiques et put entrer dans la poche de son
habit où il la mit presque machinalement. En
s’élançant de la porte du magasin sur la chaussée,
il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras
dessus bras dessous.
– Animal !
– Imbécile !
Telles furent les gracieuses interpellations
71

qu’ils échangèrent.
– Eh ! c’est Raphaël.
– Ah bien ! nous te cherchions.
– Quoi ! c’est vous ?
Ces trois phrases amicales succédèrent à
l’injure aussitôt que la clarté d’un réverbère
balancé par le vent frappa les visages de ce
groupe étonné.
– Mon cher ami, dit à Raphaël le jeune homme
qu’il avait failli renverser, tu vas venir avec nous.
– De quoi s’agit-il donc ?
– Avance toujours, je te conterai l’affaire en
marchant.
De force ou de bonne volonté, Raphaël fut
entouré de ses amis, qui, l’ayant enchaîné par les
bras dans leur joyeuse bande, l’entraînèrent vers
le Pont-des-Arts.
– Mon cher, dit l’orateur en continuant, nous
sommes à ta poursuite depuis une semaine
environ. À ton respectable hôtel Saint-Quentin,
dont par parenthèse l’enseigne inamovible offre
72

des lettres toujours alternativement noires et
rouges comme au temps de J.-J. Rousseau, ta
Léonarde nous a dit que tu étais parti pour la
campagne au mois de juin. Cependant nous
n’avions certes pas l’air de gens d’argent,
huissiers, créanciers, gardes du commerce, etc.
N’importe ! Rastignac t’avait aperçu la veille aux
Bouffons, nous avons repris courage, et mis de
l’amour-propre à découvrir si tu te perchais sur
les arbres des Champs-Élysées, si tu allais
coucher pour deux sous dans ces maisons
philanthropiques où les mendiants dorment
appuyés sur des cordes tendues, ou si, plus
heureux, ton bivouac n’était pas établi dans
quelque boudoir. Nous ne t’avons rencontré nulle
part, ni sur les écrous de Sainte-Pélagie, ni sur
ceux de la Force ! Les ministères, l’Opéra, les
maisons conventuelles, cafés, bibliothèques,
listes de préfets, bureaux de journalistes,
restaurants, foyers de théâtre, bref, tout ce qu’il y
a dans Paris de bons et de mauvais lieux ayant été
savamment explorés, nous gémissions sur la perte
d’un homme doué d’assez de génie pour se faire
également chercher à la cour et dans les prisons.
73

Nous parlions de te canoniser comme un héros de
juillet ! et, ma parole d’honneur, nous te
regrettions.
En ce moment, Raphaël passait avec ses amis
sur le Pont-des-Arts, d’où, sans les écouter, il
regardait la Seine dont les eaux mugissantes
répétaient les lumières de Paris. Au-dessus de ce
fleuve, dans lequel il voulait se précipiter
naguère, les prédictions du vieillard étaient
accomplies, l’heure de sa mort se trouvait déjà
fatalement retardée.
– Et nous te regrettions vraiment ! dit son ami
poursuivant toujours sa thèse. Il s’agit d’une
combinaison dans laquelle nous te comprenions
en ta qualité d’homme supérieur, c’est-à-dire
d’homme qui sait se mettre au-dessus de tout.
L’escamotage de la muscade constitutionnelle
sous le gobelet royal se fait aujourd’hui, mon
cher, plus gravement que jamais. L’infâme
Monarchie renversée par l’héroïsme populaire
était une femme de mauvaise vie avec laquelle on
pouvait rire et banqueter ; mais la Patrie est une
épouse acariâtre et vertueuse dont il nous faut
74

accepter, bon gré, mal gré, les caresses
compassées. Or donc, le pouvoir s’est transporté,
comme tu sais, des Tuileries chez les journalistes,
de même que le budget a changé de quartier, en
passant du faubourg Saint-Germain à la
Chaussée-d’Antin. Mais voici ce que tu ne sais
peut-être pas ! Le gouvernement, c’est-à-dire
l’aristocratie de banquiers et d’avocats, qui font
aujourd’hui de la patrie comme les prêtres
faisaient jadis de la monarchie, a senti la
nécessité de mystifier le bon peuple de France
avec des mois nouveaux et de vieilles idées, à
l’instar des philosophes de toutes les écoles et des
hommes forts de tous les temps. Il s’agit donc de
nous inculquer une opinion royalement nationale,
en nous prouvant qu’il est bien plus heureux de
payer douze cents millions trente-trois centimes à
la patrie représentée par messieurs tels et tels, que
onze cents millions neuf centimes à un roi qui
disait moi au lieu de dire nous. En un mot, un
journal armé de deux ou trois cent bons mille
francs vient d’être fondé dans le but de faire une
opposition qui contente les mécontents, sans
nuire au gouvernement national du roi-citoyen.
75

Or, comme nous nous moquons de la liberté
autant que du despotisme, de la religion aussi
bien que de l’incrédulité ; que pour nous la patrie
est une capitale où toutes les idées s’échangent,
où tous les jours amènent de succulents dîners, de
nombreux spectacles ; où fourmillent de
licencieuses prostituées, des soupers qui ne
finissent que le lendemain, des amours qui vont à
l’heure comme les citadines ; que Paris sera
toujours la plus adorable de toutes les patries ! la
patrie de la joie, de la liberté, de l’esprit, des
jolies femmes, des mauvais sujets, du bon vin, et
où le bâton du pouvoir ne se fera jamais trop
sentir, puisque l’on est près de ceux qui le
tiennent.
Nous, véritables sectateurs du dieu
Méphistophélès ! avons entrepris de badigeonner
l’esprit public, de rhabiller les acteurs, de clouer
de nouvelles planches à la baraque
gouvernementale, de médicamenter les
doctrinaires, de recuire les vieux républicains, de
réchampir les bonapartistes et de ravitailler les
centres, pourvu qu’il nous soit permis de rire in
petto des rois et des peuples, de ne pas être le soir
76

de notre opinion du matin, et de passer une
joyeuse vie à la Panurge ou more orientali,
couchés sur de moelleux coussins. Nous te
destinions les rênes de cet empire macaronique et
burlesque ; ainsi nous t’emmenons de ce pas au
dîner donné par le fondateur dudit journal, un
banquier retiré qui, ne sachant que faire de son
or, veut le changer en esprit. Tu y seras accueilli
comme un frère, nous t’y saluerons roi de ces
esprits frondeurs que rien n’épouvante, et dont la
perspicacité découvre les intentions de
l’Autriche, de l’Angleterre ou de la Russie, avant
que la Russie, l’Angleterre ou l’Autriche n’aient
des intentions ! Oui, nous t’instituerons le
souverain de ces puissances intelligentes qui
fournissent au monde les Mirabeau, les
Talleyrand, les Pitt, les Metternich, enfin tous ces
hardis Crispins qui jouent entre eux les destinées
d’un empire comme les hommes vulgaires jouent
leur kirchen-wasser aux dominos. Nous t’avons
donné pour le plus intrépide compagnon qui
jamais ait étreint corps à corps la Débauche, ce
monstre admirable avec lequel veulent lutter tous
les esprits forts ! Nous avons même affirmé qu’il
77

ne t’a pas encore vaincu. J’espère que tu ne feras
pas mentir nos éloges. Taillefer, notre
amphitryon, nous a promis de surpasser les
étroites saturnales de nos petits Lucullus
modernes. Il est assez riche pour mettre de la
grandeur dans les petitesses, de l’élégance et de
la grâce dans le vice. Entends-tu, Raphaël ? lui
demanda l’orateur en s’interrompant.
– Oui, répondit le jeune homme, moins étonné
de l’accomplissement de ses souhaits que surpris
de la matière naturelle par laquelle les
événements s’enchaînaient ; et, quoiqu’il lui fût
impossible de croire à une influence magique, il
admirait les hasards de la destinée humaine.
– Mais tu nous dis oui, comme si tu pensais à
la mort de ton grand-père, lui répliqua l’un de ses
voisins.
– Ah ! reprit Raphaël avec un accent de
naïveté qui fit rire ces écrivains, l’espoir de la
jeune France, je pensais, mes amis, que nous
voilà près de devenir de bien grands coquins !
Jusqu’à présent nous avons fait de l’impiété entre
deux vins, nous avons pesé la vie étant ivres,
78

nous avons prisé les hommes et les choses en
digérant ; vierges du fait, nous étions hardis en
paroles ; mais marqués maintenant par le fer
chaud de la politique, nous allons entrer dans ce
grand bagne et y perdre nos illusions. Quand on
ne croit plus qu’au diable, il est permis de
regretter le paradis de la jeunesse, le temps
d’innocence où nous tendions dévotement la
langue à un bon prêtre, pour recevoir le sacré
corps de notre Seigneur Jésus-Christ. Ah ! mes
bons amis, si nous avons eu tant de plaisir à
commettre nos premiers péchés, c’est que nous
avions des remords pour les embellir et leur
donner du piquant, de la saveur ; tandis que
maintenant…
– Oh ! maintenant, reprit le premier
interlocuteur, il nous reste…
– Quoi ? dit un autre.
– Le crime…
– Voilà un mot qui a toute la hauteur d’une
potence et toute la profondeur de la Seine,
répliqua Raphaël.
79

– Oh ! tu ne m’entends pas. Je parle des
crimes politiques. Depuis ce matin je n’envie
qu’une existence, celle des conspirateurs.
Demain, je ne sais si ma fantaisie durera
toujours ; mais ce soir la vie pâle de notre
civilisation, unie comme la rainure d’un chemin
de fer, fait bondir mon cœur de dégoût ! Je suis
épris de passion pour les malheurs de la déroute
de Moscou, pour les émotions du Corsaire rouge
et pour l’existence des contrebandiers. Puisqu’il
n’y a plus de Chartreux en France, je voudrais au
moins un Botany-Bay, une espèce d’infirmerie
destinée aux petits lords Byrons, qui, après avoir
chiffonné la vie comme une serviette après dîner,
n’ont plus rien à faire qu’à incendier leur pays, se
brûler la cervelle, conspirer pour la république,
ou demander la guerre…
– Émile, dit avec feu le voisin de Raphaël à
l’interlocuteur, foi d’homme, sans la révolution
de juillet, je me faisais prêtre pour aller mener
une vie animale au fond de quelque campagne,
et…
– Et tu aurais lu le bréviaire tous les jours ?
80

– Oui.
– Tu es un fat.
– Nous lisons bien les journaux.
– Pas mal ! pour un journaliste. Mais, tais-toi,
nous marchons au milieu d’une masse d’abonnés.
Le journalisme, vois-tu, c’est la religion des
sociétés modernes, et il y a progrès.
– Comment ?
– Les pontifes ne sont pas tenus de croire, ni le
peuple non plus…
En devisant ainsi, comme de braves gens qui
savaient le De Viris illustribus depuis longues
années, ils arrivèrent à un hôtel de la rue Joubert.
Émile était un journaliste qui avait conquis
plus de gloire à ne rien faire que les autres n’en
recueillent de leurs succès. Critique hardi, plein
de verve et de mordant, il possédait toutes les
qualités que comportaient ses défauts. Franc et
rieur, il disait en face mille épigrammes à un ami,
qu’absent, il défendait avec courage et loyauté. Il
se moquait de tout, même de son avenir. Toujours
dépourvu d’argent, il restait, comme tous les
81

hommes de quelque portée, plongé dans une
inexprimable paresse, jetant un livre dans un mot
au nez de gens qui ne savaient pas mettre un mot
dans leurs livres. Prodigue de promesses qu’il ne
réalisait jamais, il s’était fait de sa fortune et de
sa gloire un coussin pour dormir, courant ainsi la
chance de se réveiller vieux à l’hôpital.
D’ailleurs, ami jusqu’à l’échafaud, fanfaron de
cynisme et simple comme un enfant, il ne
travaillait que par boutade ou par nécessité.
– Nous allons faire, suivant l’expression de
maître Alcofribas, un fameux tronçon de chiere
lie, dit-il à Raphaël en lui montrant les caisses de
fleurs qui embaumaient et verdissaient les
escaliers.
– J’aime les porches bien chauffés et garnis de
riches tapis, répondit Raphaël. Le luxe dès le
péristyle est rare en France. Ici, je me sens
renaître.
– Et là-haut nous allons boire et rire encore
une fois, mon pauvre Raphaël. Ah çà ! reprit-il,
j’espère que nous serons les vainqueurs et que
nous marcherons sur toutes ces têtes-là. Puis,
82

d’un geste moqueur, il lui montra les convives en
entrant dans un salon qui resplendissait de
dorures, de lumières, et où ils furent aussitôt
accueillis par les jeunes gens les plus
remarquables de Paris. L’un venait de révéler un
talent neuf, et de rivaliser par son premier tableau
avec les gloires de la peinture impériale. L’autre
avait hasardé la veille un livre plein de verdeur,
empreint d’une sorte de dédain littéraire, et qui
découvrait à l’école moderne de nouvelles routes.
Plus loin, un statuaire dont la figure pleine de
rudesse accusait quelque vigoureux génie, causait
avec un de ces froids railleurs qui, selon
l’occurrence, tantôt ne veulent voir de supériorité
nulle part, et tantôt en reconnaissent partout. Ici,
le plus spirituel de nos caricaturistes, à l’œil
malin, à la bouche mordante, guettait les
épigrammes pour les traduire à coups de crayon.
Là, ce jeune et audacieux écrivain, qui mieux que
personne distillait la quintessence des pensées
politiques, ou condensait en se jouant l’esprit
d’un écrivain fécond, s’entretenait avec ce poète
dont les écrits écraseraient toutes les œuvres du
temps présent, si son talent avait la puissance de
83

sa haine. Tous deux essayaient de ne pas dire la
vérité et de ne pas mentir, en s’adressant de
douces flatteries. Un musicien célèbre consolait
en si bémol, et d’une voix moqueuse, un jeune
homme politique récemment tombé de la tribune
sans se faire aucun mal. De jeunes auteurs sans
style étaient auprès de jeunes auteurs sans idées,
des prosateurs pleins de poésie près de poètes
prosaïques. Voyant ces êtres incomplets, un
pauvre saint-simonien, assez naïf pour croire à sa
doctrine, les accouplait avec charité, voulant sans
doute les transformer en religieux de son ordre.
Enfin, il s’y trouvait deux ou trois de ces savants
destinés à mettre de l’azote dans la conversation,
et plusieurs vaudevillistes prêts à y jeter de ces
lueurs éphémères, qui, semblables aux étincelles
du diamant, ne donnent ni chaleur ni lumière.
Quelques hommes à paradoxes, riant sous cape
des gens qui épousent leurs admirations ou leurs
mépris pour les hommes et les choses, faisaient
déjà de cette politique à double tranchant, avec
laquelle ils conspirent contre tous les systèmes,
sans prendre parti pour aucun. Le jugeur, qui ne
s’étonne de rien, qui se mouche au milieu d’une
84

cavatine aux Bouffons, y crie brava avant tout le
monde, et contredit ceux qui préviennent son
avis, était là, cherchant à s’attribuer les mots des
gens d’esprit. Parmi ces convives, cinq avaient de
l’avenir, une dizaine devait obtenir quelque gloire
viagère ; quant aux autres, ils pouvaient comme
toutes les médiocrités se dire le fameux
mensonge de Louis XVIII : Union et oubli.
L’amphitryon avait la gaieté soucieuse d’un
homme qui dépense deux mille écus ; de temps
en temps ses yeux se dirigeaient avec impatience
vers la porte du salon, en appelant celui des
convives qui se faisait attendre. Bientôt apparut
un gros petit homme qui fut accueilli par une
flatteuse rumeur, c’était le notaire qui, le matin
même, avait achevé de créer le journal. Un valet
de chambre vêtu de noir vint ouvrir les portes
d’une vaste salle à manger, où chacun alla sans
cérémonie reconnaître sa place autour d’une table
immense. Avant de quitter les salons, Raphaël y
jeta un dernier coup d’œil. Son souhait était
certes bien complètement réalisé : la soie et l’or
tapissaient les appartements, de riches
candélabres supportant d’innombrables bougies
85

faisaient briller les plus légers détails des frises
dorées, les délicates ciselures du bronze et les
somptueuses couleurs de l’ameublement ; les
fleurs rares de quelques jardinières artistement
construites avec des bambous, répandaient de
doux parfums ; les draperies respiraient une
élégance sans prétention ; il y avait en tout je ne
sais quelle grâce poétique dont le prestige devait
agir sur l’imagination d’un homme sans argent.
– Cent mille livres de rente sont un bien joli
commentaire du catéchisme, et nous aident
merveilleusement à mettre la morale en actions !
dit-il en soupirant. Oh ! oui, ma vertu ne va guère
à pied. Pour moi, le vice c’est une mansarde, un
habit râpé, un chapeau gris en hiver, et des dettes
chez le portier. Ah ! je veux vivre au sein de ce
luxe un an, six mois, n’importe ! Et puis après
mourir. J’aurai du moins épuisé, connu, dévoré
mille existences,
– Oh ! lui dit Émile qui l’écoutait, tu prends le
coupé d’un agent de change pour le bonheur. Va,
tu serais bientôt ennuyé de la fortune en
t’apercevant qu’elle te ravirait la chance d’être un
86

homme supérieur. Entre les pauvretés de la
richesse et les richesses de la pauvreté, l’artiste a-
t-il jamais balancé ? Ne nous faut-il pas toujours
des luttes, à nous autres ? Aussi, prépare ton
estomac, vois, dit-il en lui montrant, par un geste
héroïque, le majestueux, le trois fois saint,
l’évangélique et rassurant aspect que présentait la
salle à manger du benoît capitaliste. Cet homme-
là, reprit-il, ne s’est vraiment donné la peine
d’amasser son argent que pour nous. N’est-ce pas
une espèce d’éponge oubliée par les naturalistes
dans l’ordre des Polypiers, et qu’il s’agit de
presser avec délicatesse, avant de la laisser sucer
par des héritiers ? Ne trouves-tu pas du style aux
bas-reliefs qui décorent les murs ? Et les lustres,
et les tableaux, quel luxe bien entendu ! S’il faut
croire les envieux et ceux qui tiennent à voir les
ressorts de la vie, cet homme aurait tué, pendant
la révolution, un Allemand et quelques autres
personnes qui seraient, dit-on, son meilleur ami et
la mère de cet ami. Peux-tu donner place à des
crimes sous les cheveux grisonnants de ce
vénérable Taillefer ? Il a l’air d’un bien bon
homme. Vois donc comme l’argenterie étincelle,
87

et chacun de ces rayons brillants serait pour lui
un coup de poignard ! Allons donc ! autant
vaudrait croire en Mahomet. Si le public avait
raison, voici trente hommes de cœur et de talent
qui s’apprêteraient à manger les entrailles, à boire
le sang d’une famille. Et nous deux, jeunes gens
pleins de candeur, d’enthousiasme, nous serions
complices du forfait ! J’ai envie de demander à
notre capitaliste s’il est honnête homme.
– Non pas maintenant ! s’écria Raphaël, mais
quand il sera ivre-mort : nous aurons dîné.
Les deux amis s’assirent en riant. D’abord et
par un regard plus rapide que la parole, chaque
convive paya son tribut d’admiration au
somptueux coup d’œil qu’offrait une longue
table, blanche comme une couche de neige
fraîchement tombée, et sur laquelle s’élevaient
symétriquement les couverts couronnés de petits
pains blonds. Les cristaux répétaient les couleurs
de l’iris dans leurs reflets étoilés, les bougies
traçaient des feux croisés à l’infini, les mets
placés sous des dômes d’argent aiguisaient
l’appétit et la curiosité. Les paroles furent assez
88

rares. Les voisins se regardèrent. Le vin de
Madère circula. Puis le premier service apparut
dans toute sa gloire ; il aurait fait honneur à feu
Cambacérès, et Brillat-Savarin l’eût célébré. Les
vins de Bordeaux et de Bourgogne, blancs et
rouges, furent servis avec une profusion royale.
Cette première partie du festin était comparable,
en tout point, à l’exposition d’une tragédie
classique. Le second acte devint quelque peu
bavard. Chaque convive avait bu raisonnablement
en changeant de crus suivant ses caprices, en
sorte qu’au moment où l’on emporta les restes de
ce magnifique service, de tempétueuses
discussions s’étaient établies ; quelques fronts
pâles rougissaient, plusieurs nez commençaient à
s’empourprer, les visages s’allumaient, les yeux
pétillaient. Pendant cette aurore de l’ivresse, le
discours ne sortait pas encore des bornes de la
civilité ; mais les railleries, les bons mots
s’échappaient peu à peu de toutes les bouches ;
puis la calomnie élevait tout doucement sa petite
tête de serpent et parlait d’une voix flûtée ; çà et
là, quelques sournois écoutaient attentivement,
espérant garder leur raison. Le second service
89

trouva donc les esprits tout à fait échauffés.
Chacun mangea en parlant, parla en mangeant,
but sans prendre garde à l’affluence des liquides,
tant ils étaient lampants et parfumés, tant
l’exemple était contagieux. Taillefer se piqua
d’animer ses convives, et fit avancer les terribles
vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux
Roussillon capiteux. Déchaînés comme les
chevaux d’une malle-poste qui part d’un relais,
ces hommes fouettés par les piquantes flèches du
vin de Champagne impatiemment attendu, mais
abondamment versé, laissèrent alors galoper leur
esprit dans le vide de ces raisonnements que
personne n’écoute, se mirent à raconter ces
histoires qui n’ont pas d’auditeur,
recommencèrent cent fois ces interpellations qui
restent sans réponse. L’orgie seule déploya sa
grande voix, sa voix composée de cent clameurs
confuses qui grossissent comme les crescendo de
Rossini. Puis arrivèrent les toasts insidieux, les
forfanteries, les défis. Tous renonçaient à se
glorifier de leur capacité intellectuelle pour
revendiquer celle des tonneaux, des foudres, des
cuves. Il semblait que chacun eût deux voix. Il
90

vint un moment où les maîtres parlèrent tous à la
fois, et où les valets sourirent. Mais cette mêlée
de paroles où les paradoxes douteusement
lumineux, les vérités grotesquement habillées, se
heurtèrent à travers les cris, les jugements
interlocutoires, les arrêts souverains et les
niaiseries, comme au milieu d’un combat se
croisent les boulets, les balles et la mitraille, eût
sans doute intéressé quelque philosophe par la
singularité des pensées, ou surpris un politique
par la bizarrerie des systèmes. C’était tout à la
fois un livre et un tableau. Les philosophies, les
religions, les morales, si différentes d’une latitude
à l’autre, les gouvernements, enfin tous les
grands actes de l’intelligence humaine tombèrent
sous une faux aussi longue que celle du Temps ;
peut-être eussiez-vous pu difficilement décider si
elle était maniée par la Sagesse ivre, ou par
l’Ivresse devenue sage et clairvoyante. Emportés
par une espèce de tempête, ces esprits semblaient,
comme la mer irritée contre ses falaises, vouloir
ébranler toutes les lois entre lesquelles flottent les
civilisations, satisfaisant ainsi sans le savoir à la
volonté de Dieu, qui laisse dans la nature le bien
91

et le mal en gardant pour lui seul le secret de leur
lutte perpétuelle. Furieuse et burlesque, la
discussion fut en quelque sorte un sabbat des
intelligences. Entre les tristes plaisanteries dites
par ces enfants de la Révolution à la naissance
d’un journal, et les propos tenus par de joyeux
buveurs à la naissance de Gargantua, se trouvait
tout l’abîme qui sépare le dix-neuvième siècle du
seizième. Celui-ci apprêtait une destruction en
riant, le nôtre riait au milieu des ruines.
– Comment appelez-vous le jeune homme que
je vois là-bas ? dit le notaire en montrant
Raphaël. J’ai cru l’entendre nommer Valentin.
– Que chantez-vous avec votre Valentin tout
court ? s’écria Émile en riant. Raphaël de
Valentin, s’il vous plaît ! Nous portons un aigle
d’or en champ de sable couronné d’argent
becqué et onglé de gueules, avec une belle
devise : NON CECIDIT ANIMUS ! Nous ne sommes pas
un enfant trouvé, mais le descendant de
l’empereur Valens, souche des Valentinois,
fondateur des villes de Valence en Espagne et en
France, héritier légitime de l’empire d’Orient. Si
92

nous laissons trôner Mahmoud à Constantinople,
c’est par pure bonne volonté, et faute d’argent et
de soldats.
Émile décrivit en l’air, avec sa fourchette, une
couronne au-dessus de la tête de Raphaël. Le
notaire se recueillit pendant un moment et se
remit bientôt à boire en laissant échapper un geste
authentique, par lequel il semblait avouer qu’il lui
était impossible de rattacher à sa clientèle les
villes de Valence, de Constantinople, Mahmoud,
l’empereur Valens et la famille des Valentinois.
– La destruction de ces fourmilières nommées
Babylone, Tyr, Carthage, ou Venise, toujours
écrasées sous les pieds d’un géant qui passe, ne
serait-elle pas un avertissement donné à l’homme
par une puissance moqueuse ? dit un journaliste,
Claude Vignon, espèce d’esclave acheté pour
faire du Bossuet à dix sous la ligne.
– Moïse, Sylla, Louis XI, Richelieu,
Robespierre et Napoléon sont peut être un même
homme qui reparaît à travers les civilisations
comme une comète dans le ciel ! répondit un
ballanchiste.
93

– Pourquoi sonder la Providence ? dit Canalis,
un fabricant de ballades.
– Allons, voilà la Providence, s’écria le jugeur
en l’interrompant. Je ne connais rien au monde de
plus élastique.
– Mais, monsieur, Louis XIV a fait périr plus
d’hommes pour creuser les aqueducs de
Maintenon que la Convention pour asseoir
justement l’impôt, pour mettre de l’unité dans la
loi, nationaliser la France et faire également
partager les héritages, disait Massol, un jeune
homme devenu républicain faute d’une syllabe
devant son nom.
– Monsieur, lui répondit Moreau de l’Oise,
bon propriétaire, vous qui prenez le sang pour du
vin, cette fois-ci laisserez-vous à chacun sa tête
sur ses épaules ?
– À quoi bon, monsieur ? les principes de
l’ordre social ne valent-ils donc pas quelques
sacrifices ?
– Bixiou ! Hé ! Chose-le-républicain prétend
que la tête de ce propriétaire serait un sacrifice,
94

dit un jeune homme à son voisin.
– Les hommes et les événements ne sont rien,
disait le républicain en continuant sa théorie à
travers les hoquets, il n’y a en politique et en
philosophie que des principes et des idées.
– Quelle horreur ! Vous n’auriez nul chagrin
de tuer vos amis pour un si…
– Hé ! monsieur, l’homme qui a des remords
est le vrai scélérat, car il a quelque idée de la
vertu ; tandis que Pierre-le-Grand, le duc d’Albe,
étaient des systèmes, et le corsaire Monbard, une
organisation.
– Mais la société ne peut-elle pas se priver de
vos systèmes et de vos organisations ?
– Oh ! d’accord, s’écria le républicain.
– Eh ! votre stupide république me donne des
nausées ! nous ne saurions découper
tranquillement un chapon sans y trouver la loi
agraire.
– Tes principes sont excellents, mon petit
Brutus farci de truffes ! Mais tu ressembles à
mon valet de chambre, le drôle est si cruellement
95

possédé par la manie de la propreté, que si je lui
laissais brosser mes habits à sa fantaisie, j’irais
tout nu.
– Vous êtes des brutes ! vous voulez nettoyer
une nation avec des cure-dents, répliqua l’homme
à la république. Selon vous la justice serait plus
dangereuse que les voleurs.
– Hé ! hé ! fit l’avoué Desroches.
– Sont-ils ennuyeux avec leur politique ! dit
Cardot le notaire. Fermez la porte. Il n’y a pas de
science ou de vertu qui vaille une goutte de sang.
Si nous voulions faire la liquidation de la vérité,
nous la trouverions peut-être en faillite.
– Ah ! il en aurait sans doute moins coûté de
nous amuser dans le mal que de nous disputer
dans le bien. Aussi, donnerais-je tous les discours
prononcés à la tribune depuis quarante ans pour
une truite, pour un conte de Perrault ou une
croquade de Charlet.
– Vous avez bien raison ! Passez-moi des
asperges. Car, après tout, la liberté enfante
l’anarchie, l’anarchie conduit au despotisme, et le
96

despotisme ramène à la liberté. Des millions
d’êtres ont péri sans avoir pu faire triompher
aucun de ces systèmes. N’est-ce pas le cercle
vicieux dans lequel tournera toujours le monde
moral ? Quand l’homme croit avoir perfectionné,
il n’a fait que déplacer les choses.
– Oh ! oh ! s’écria Cursy le vaudevilliste,
alors, messieurs, je porte un toast à Charles X,
père de la liberté !
– Pourquoi pas ? dit Émile. Quand le
despotisme est dans les lois, la liberté se trouve
dans les mœurs, et vice versa.
– Buvons donc à l’imbécillité du pouvoir qui
nous donne tant de pouvoir sur les imbéciles ! dit
le banquier.
– Hé ! mon cher, au moins Napoléon nous a-t-
il laissé de la gloire ! criait un officier de marine
qui n’était jamais sorti de Brest.
– Ah ! la gloire, triste denrée. Elle se paye
cher et ne se garde pas. Ne serait-elle point
l’égoïsme des grands hommes, comme le
bonheur est celui des sots ?
97

– Monsieur, vous êtes bien heureux.
– Le premier qui inventa les fossés était sans
doute un homme faible, car la société ne profite
qu’aux gens chétifs. Placés aux deux extrémités
du monde moral, le sauvage et le penseur ont
également horreur de la propriété.
– Joli ! s’écria Cardot. S’il n’y avait pas de
propriétés, comment pourrions-nous faire des
actes ?
– Voilà des petits pois délicieusement
fantastiques !
– Et le curé fut trouvé mort dans son lit, le
lendemain…
– Qui parle de mort ? Ne badinez pas ! J’ai un
oncle.
– Vous vous résigneriez sans doute à le perdre.
– Ce n’est pas une question.
– Écoutez-moi, messieurs ! MANIÈRE DE TUER
SON ONCLE. Chut ! (Écoutez ! Écoutez !) Ayez
d’abord un oncle gros et gras, septuagénaire au
moins, ce sont les meilleurs oncles. (Sensation.)
Faites-lui manger, sous un prétexte quelconque,
98

un pâté de foie gras…
– Hé ! mon oncle est un grand homme sec,
avare et sobre.
– Ah ! ces oncles-là sont des monstres qui
abusent de la vie.
– Et, dit l’homme aux oncles en continuant,
annoncez-lui pendant sa digestion, la faillite de
son banquier.
– S’il résiste ?
– Lâchez-lui une jolie fille !
– S’il est… dit-il en faisant un geste négatif.
– Alors, ce n’est pas un oncle, l’oncle est
essentiellement égrillard.
– La voix de la Malibran a perdu deux notes.
– Non, monsieur.
– Si, monsieur.
– Oh ! oh ! Oui et non, n’est-ce pas l’histoire
de toutes les dissertations religieuses, politiques
et littéraires ? L’homme est un bouffon qui danse
sur des précipices !
99

– À vous entendre, je suis un sot.
– Au contraire, c’est parce que vous ne
m’entendez pas.
– L’instruction, belle niaiserie ! Monsieur
Heineffettermach porte le nombre des volumes
imprimés à plus d’un milliard, et la vie d’un
homme ne permet pas d’en lire cent cinquante
mille. Alors expliquez-moi ce que signifie le mot
instruction ? pour les uns, elle consiste à savoir
les noms du cheval d’Alexandre, du dogue
Bérécillo, du seigneur des Accords, et d’ignorer
celui de l’homme auquel nous devons le flottage
des bois ou la porcelaine. Pour les autres, être
instruit, c’est savoir brûler un testament et vivre
en honnêtes gens, aimés, considérés, au lieu de
voler une montre en récidive, avec les cinq
circonstances aggravantes, et d’aller mourir en
place de Grève, haïs et déshonorés.
– Lamartine restera-t-il ?
– Ah ! Scribe, monsieur, a bien de l’esprit.
– Et Victor Hugo ?
– C’est un grand homme, n’en parlons plus.
100

– Vous êtes ivres !
– La conséquence immédiate d’une
constitution est l’aplatissement des intelligences.
Arts, sciences, monuments, tout est dévoré par un
effroyable sentiment d’égoïsme, notre lèpre
actuelle. Vos trois cents bourgeois, assis sur des
banquettes, ne penseront qu’à planter des
peupliers. Le despotisme fait illégalement de
grandes choses, la liberté ne se donne même pas
la peine d’en faire légalement de très petites.
– Votre enseignement mutuel fabrique des
pièces de cent sous en chair humaine, dit un
absolutiste en interrompant. Les individualités
disparaissent chez un peuple nivelé par
l’instruction.
– Cependant le but de la société n’est-il pas de
procurer à chacun le bien-être ? demanda le saint-
simonien.
– Si vous aviez cinquante mille livres de rente,
vous ne penseriez guère au peuple. Êtes-vous
épris de belle passion pour l’humanité ; allez à
Madagascar : vous y trouverez un joli petit
peuple tout neuf à saint-simoniser, à classer, à
101

mettre en bocal ; mais ici, chacun entre tout
naturellement dans son alvéole, comme une
cheville dans son trou. Les portiers sont portiers,
et les niais sont des bêtes sans avoir besoin d’être
promus par un collège des Pères. Ah ! ah !
– Vous êtes un carliste !
– Pourquoi pas ? J’aime le despotisme, il
annonce un certain mépris pour la race humaine.
Je ne hais pas les rois. Ils sont si amusants !
Trôner dans une chambre, à trente millions de
lieues du soleil, n’est-ce donc rien ?
– Mais résumons cette large vue de la
civilisation, disait le savant qui pour l’instruction
du sculpteur inattentif avait entrepris une
discussion sur le commencement des sociétés et
sur les peuples autochtones. À l’origine des
nations la force fut en quelque sorte matérielle,
une, grossière ; puis avec l’accroissement des
agrégations, les gouvernements ont procédé par
des décompositions plus ou moins habiles du
pouvoir primitif. Ainsi, dans la haute antiquité, la
force était dans la théocratie ; le prêtre tenait le
glaive et l’encensoir. Plus tard, il y eut deux
102

sacerdoces : le pontife et le roi. Aujourd’hui,
notre société, dernier terme de la civilisation, a
distribué la puissance suivant le nombre des
combinaisons, et nous sommes arrivés aux forces
nommées industrie, pensée, argent, parole. Le
pouvoir n’ayant plus alors d’unité marche sans
cesse vers une dissolution sociale qui n’a plus
d’autre barrière que l’intérêt. Aussi ne nous
appuyons-nous ni sur la religion, ni sur la force
matérielle, mais sur l’intelligence. Le livre vaut-il
le glaive, la discussion vaut-elle l’action ? Voilà
le problème.
– L’intelligence a tout tué, s’écria le carliste.
Allez, la liberté absolue mène les nations au
suicide, elles s’ennuient dans le triomphe, comme
un Anglais millionnaire.
– Que nous direz-vous de neuf ? Aujourd’hui
vous avez ridiculisé tous les pouvoirs, et c’est
même chose vulgaire que de nier Dieu ! Vous
n’avez plus de croyance. Aussi le siècle est-il
comme un vieux sultan perdu de débauche !
Enfin, votre lord Byron, en dernier désespoir de
poésie, a chanté les passions du crime.
103

– Savez-vous, lui répondit Bianchon
complètement ivre, qu’une dose de phosphore de
plus ou de moins fait l’homme de génie ou le
scélérat, l’homme d’esprit ou l’idiot, l’homme
vertueux ou le criminel ?
– Peut-on traiter ainsi la vertu ! s’écria de
Cursy. La vertu, sujet de toutes les pièces de
théâtre, dénouement de tous les drames, base de
tous les tribunaux.
– Hé ! tais-toi donc, animal. Ta vertu, c’est
Achille sans talon ! dit Bixiou.
– À boire !
– Veux-tu parier que je bois une bouteille de
vin de Champagne d’un seul trait ?
– Quel trait d’esprit ! s’écria Bixiou.
– Ils sont gris comme des charretiers, dit un
jeune homme qui donnait sérieusement à boire à
son gilet.
– Oui, monsieur, le gouvernement actuel est
l’art de faire régner l’opinion publique.
– L’opinion ? mais c’est la plus vicieuse de
toutes les prostituées ! À vous entendre, hommes
104

de morale et de politique, il faudrait sans cesse
préférer vos lois à la nature, l’opinion à la
conscience. Allez, tout est vrai, tout est faux ! Si
la société nous a donné le duvet des oreillers, elle
a certes compensé le bienfait par la goutte,
comme elle a mis la procédure pour tempérer la
justice, et les rhumes à la suite des châles de
Cachemire.
– Monstre ! dit Émile en interrompant le
misanthrope, comment peux-tu médire de la
civilisation en présence de vins, de mets aussi
délicieux, et à table jusqu’au menton ? Mords ce
chevreuil aux pieds et aux cornes dorées, mais ne
mords pas ta mère.
– Est-ce ma faute, à moi, si le catholicisme
arrive à mettre un million de dieux dans un sac de
farine, si la république aboutit toujours à quelque
Robespierre, si la royauté se trouve entre
l’assassinat de Henri IV et le jugement de Louis
XVI, si le libéralisme devient La Fayette ?
– L’avez-vous embrassé en juillet ?
– Non.
105

– Alors taisez-vous, sceptique.
– Les sceptiques sont les hommes les plus
consciencieux.
– Ils n’ont pas de conscience.
– Que dites-vous ? ils en ont au moins deux.
– Escompter le ciel ! monsieur, voilà une idée
vraiment commerciale. Les religions antiques
n’étaient qu’un heureux développement du plaisir
physique ; mais nous autres nous avons
développé l’âme et l’espérance ; il y a eu progrès.
– Hé ! mes bons amis, que pouvez-vous
attendre d’un siècle repu de politique ? dit
Nathan. Quel a été le sort de Smarra, la plus
ravissante conception
– Smarra ! cria le jugeur d’un bout de la table
à l’autre. Ce sont des phrases tirées au hasard
dans un chapeau. Véritable ouvrage écrit pour
Charenton.
– Vous êtes un sot !
– Vous êtes un drôle !
– Oh ! oh !
106

– Ah ! ah !
– Ils se battront.
– Non.
– À demain, monsieur.
– À l’instant, répondit Nathan.
– Allons ! allons ! vous êtes deux braves.
– Vous en êtes un autre ! dit le provocateur.
– Ils ne peuvent seulement pas se mettre
debout.
– Ah ! je ne me tiens pas droit, peut-être !
reprit le belliqueux Nathan en se dressant comme
un cerf-volant indécis. Il jeta sur la table un
regard hébété, puis comme exténué par cet effort,
il retomba sur sa chaise, pencha la tête et resta
muet.
– Ne serait-il pas plaisant, dit le jugeur à son
voisin, de me battre pour un ouvrage que je n’ai
jamais vu ni lu !
– Émile, prends garde à ton habit, ton voisin
pâlit, dit Bixiou.
– Kant, monsieur. Encore un ballon lancé pour
107

amuser les niais ! Le matérialisme et le
spiritualisme sont deux jolies raquettes avec
lesquelles des charlatans en robe font aller le
même volant. Que Dieu soit en tout selon
Spinosa, ou que tout vienne de Dieu selon saint
Paul… Imbéciles ! ouvrir ou fermer une porte,
n’est-ce pas le même mouvement ? L’œuf vient-il
de la poule ou la poule de l’œuf ? (Passez-moi du
canard !) Voilà toute la science.
– Nigaud, lui cria le savant, la question que tu
poses est tranchée par un fait.
– Et lequel ?
– Les chaires de professeurs n’ont pas été
faites pour la philosophie, mais bien la
philosophie pour les chaires ? Mets des lunettes
et lis le budget.
– Voleurs !
– Imbéciles !
– Fripons !
– Dupes !
– Où trouverez-vous ailleurs qu’à Paris un
échange aussi vif, aussi rapide entre les pensées,
108

s’écria Bixiou, le plus spirituel des artistes, en
prenant une voix de basse-taille.
– Allons, Bixiou, fais-nous quelque farce
classique ! Voyons, une charge !
– Voulez-vous que je vous fasse le dix-
neuvième siècle ?
– Écoutez !
– Silence !
– Mettez des sourdines à vos mufles !
– Te tairas-tu, chinois !
– Donnez-lui du vin, et qu’il se taise, cet
enfant !
– À toi, Bixiou !
L’artiste boutonna son habit noir jusqu’au col,
mit ses gants jaunes, et se grima de manière à
singer LE GLOBE ; mais le bruit couvrit sa voix, et
il fut impossible de saisir un seul mot de sa
moquerie. S’il ne représenta pas le siècle, au
moins représenta-t-il le journal, car il ne
s’entendit pas lui-même.
Le dessert se trouva servi comme par
109

enchantement. La table fut couverte d’un vaste
surtout en bronze doré, sorti des ateliers de
Thomire. De hautes figures douées par un célèbre
artiste des formes convenues en Europe pour la
beauté idéale, soutenaient et portaient des
buissons de fraises, des ananas, des dattes
fraîches, des raisins jeunes, de blondes pêches,
des oranges arrivées de Sétubal par un paquebot,
des grenades, des fruits de la Chine, enfin toutes
les surprises du luxe, les miracles du petit-four,
les délicatesses les plus friandes, les friandises les
plus séductrices. Les couleurs de ces tableaux
gastronomiques étaient rehaussées par l’éclat de
la porcelaine, par des lignes étincelantes d’or, par
les découpures des vases. Gracieuse comme les
liquides franges de l’Océan, verte et légère, la
mousse couronnait les paysages du Poussin,
copiés à Sèvres. Le budget d’un prince allemand
n’aurait pas payé cette richesse insolente.
L’argent, la nacre, l’or, les cristaux furent de
nouveau prodigués sous de nouvelles formes ;
mais les yeux engourdis et la verbeuse fièvre de
l’ivresse permirent à peine aux convives d’avoir
une intuition vague de cette féerie digne d’un
110

conte oriental. Les vins de dessert apportèrent
leurs parfums et leurs flammes, filtres puissants,
vapeurs enchanteresses, qui engendrent une
espèce de mirage intellectuel et dont les liens
puissants enchaînent les pieds, alourdissent les
mains. Les pyramides de fruits furent pillées, les
voix grossirent, le tumulte grandit ; il n’y eut plus
alors de paroles distinctes ; les verres volèrent en
éclats, et des rires atroces partirent comme des
fusées. Cursy saisit un cor et se mit à sonner une
fanfare. Ce fut comme un signal donné par le
diable. Cette assemblée en délire hurla, siffla,
chanta, cria, rugit, gronda. Vous eussiez souri de
voir des gens naturellement gais, devenus
sombres comme les dénouements de Crébillon,
ou rêveurs comme des marins en voiture. Les
hommes fins disaient leurs secrets à des curieux
qui n’écoutaient pas. Les mélancoliques
souriaient comme des danseuses qui achèvent
leurs pirouettes. Claude Vignon se dandinait à la
manière des ours en cage. Des amis intimes se
battaient. Les ressemblances animales inscrites
sur les figures humaines, et si curieusement
démontrées par les physiologistes, reparaissaient
111

vaguement dans les gestes, dans les habitudes du
corps. Il y avait un livre tout fait pour quelque
Bichat qui se serait trouvé là froid et à jeun. Le
maître du logis se sentant ivre, n’osait se lever,
mais il approuvait les extravagances de ses
convives par une grimace fixe, en tâchant de
conserver un air décent et hospitalier. Sa large
figure, devenue rouge et bleue, presque violacée,
terrible à voir, s’associait au mouvement général
par des efforts semblables au roulis et au tangage
d’un brick.
– Les avez-vous assassinés ? lui demanda
Émile.
– La confiscation et la peine de mort sont
abolies depuis la révolution de juillet, répondit
Taillefer en haussant les sourcils d’un air tout à la
fois plein de finesse et de bêtise.
– Mais ne les voyez-vous pas quelquefois en
songe ? reprit Raphaël.
– Il y a prescription ! dit le meurtrier plein
d’or.
– Et sur sa tombe, s’écria Émile d’un ton
112

sardonique, l’entrepreneur du cimetière gravera :
Passants, accordez une larme à sa mémoire !
Oh ! reprit-il, je donnerais bien cent sous au
mathématicien qui me démontrerait par une
équation algébrique l’existence de l’enfer. Il jeta
une pièce en l’air en criant : – Face pour Dieu !
– Ne regarde pas, dit Raphaël en saisissant la
pièce, que sait-on ? le hasard est si plaisant.
– Hélas ! reprit Émile d’un air tristement
bouffon, je ne vois pas où poser les pieds entre la
géométrie de l’incrédule et le Pater noster du
pape. Bah ! buvons ! Trinc est, je crois, l’oracle
de la divine bouteille et sert de conclusion au
Pantagruel.
– Nous devons au Pater noster, répondit
Raphaël, nos arts, nos monuments, nos sciences
peut-être ; et, bienfait plus grand encore, nos
gouvernements modernes, dans lesquels une
société vaste et féconde est merveilleusement
représentée par cinq cents intelligences, où les
forces opposées les unes aux autres se
neutralisent en laissant tout pouvoir à la
CIVILISATION, reine gigantesque qui remplace le ROI,
113

cette ancienne et terrible figure, espèce de faux
destin créé par l’homme entre le ciel et lui. En
présence de tant d’œuvres accomplies, l’athéisme
apparaît comme un squelette qui n’engendre pas.
Qu’en dis-tu ?
– Je songe aux flots de sang répandus par le
catholicisme, dit froidement Émile. Il a pris nos
veines et nos cœurs pour faire une contrefaçon du
déluge. Mais n’importe ! Tout homme qui pense
doit marcher sous la bannière du Christ. Lui seul
a consacré le triomphe de l’esprit sur la matière,
lui seul nous a poétiquement révélé le monde
intermédiaire qui nous sépare de Dieu.
– Tu crois ? reprit Raphaël en lui jetant un
indéfinissable sourire d’ivresse. Eh ! bien, pour
ne pas nous compromettre, portons le fameux
toast : Diis ignotis !
Et ils vidèrent leurs calices de science, de gaz
carbonique, de parfums, de poésie et
d’incrédulité.
– Si ces messieurs veulent passer dans le
salon, le café les y attend, dit le maître d’hôtel.
114

En ce moment presque tous les convives se
roulaient au sein de ces limbes délicieuses où les
lumières de l’esprit s’éteignent, où le corps,
délivré de son tyran, s’abandonne aux joies
délirantes de la liberté. Les uns, arrivés à
l’apogée de l’ivresse, restaient mornes et
péniblement occupés à saisir une pensée qui leur
attestât leur propre existence ; les autres, plongés
dans le marasme produit par une digestion
alourdissante, niaient le mouvement. D’intrépides
orateurs disaient encore de vagues paroles dont le
sens leur échappait à eux-mêmes. Quelques
refrains retentissaient comme le bruit d’une
mécanique obligée d’accomplir sa vie factice et
sans âme. Le silence et le tumulte s’étaient
bizarrement accouplés. Néanmoins, en entendant
la voix sonore du valet qui, à défaut d’un maître,
leur annonçait des joies nouvelles, ils se levèrent,
entraînés, soutenus ou portés les uns par les
autres. La troupe entière resta pendant un
moment, immobile et charmée, sur le seuil de la
porte. Les jouissances excessives du festin
pâlirent devant le chatouillant spectacle que
l’amphitryon offrait au plus voluptueux de leurs
115

sens. Sous les étincelantes bougies d’un lustre
d’or, autour d’une table chargée de vermeil, un
groupe de femmes se présenta soudain aux
convives hébétés dont les yeux s’allumèrent
comme autant de diamants. Riches était les
parures, mais plus riches encore étaient ces
beautés éblouissantes devant lesquelles
disparaissaient toutes les merveilles de ce palais.
Les yeux passionnés de ces filles, prestigieuses
comme des fées, avaient encore plus de vivacité
que les torrents de lumière qui faisaient
resplendir les reflets satinés des tentures, la
blancheur des marbres, les saillies délicates des
bronzes et la grâce des draperies. Le cœur brûlait
à voir les contrastes de leurs coiffures agitées et
de leurs attitudes, toutes diverses d’attraits et de
caractère. C’était une haie de fleurs mêlées de
rubis, de saphirs et de corail ; une ceinture de
colliers noirs sur des cous de neige, des écharpes
légères flottant comme les flammes d’un phare,
des turbans orgueilleux, des tuniques
modestement provocantes. Ce sérail offrait des
séductions pour tous les yeux, des voluptés pour
tous les caprices. Posée à ravir, une danseuse
116

semblait être sans voile sous les plis onduleux du
cachemire. Là une gaze diaphane, ici la soie
chatoyante, cachaient ou révélaient des
perfections mystérieuses. De petits pieds étroits
parlaient d’amour, des bouches fraîches et rouges
se taisaient. De frêles et décentes jeunes filles,
vierges factices dont les jolies chevelures
respiraient une religieuse innocence, se
présentaient aux regards comme des apparitions
qu’un souffle pouvait dissiper. Puis des beautés
aristocratiques, au regard fier, mais indolentes,
mais fluettes, maigres, gracieuses, penchaient la
tête comme si elles avaient encore de royales
protections à faire acheter. Une Anglaise, blanche
et chaste figure aérienne, descendue des nuages
d’Ossian, ressemblait à un ange de mélancolie, à
un remords fuyant le crime. La Parisienne dont
toute la beauté gît dans une grâce indescriptible,
vaine de sa toilette et de son esprit, armée de sa
toute-puissante faiblesse, souple et dure, sirène
sans cœur et sans passion, mais qui sait
artificieusement créer les trésors de la passion et
contrefaire les accents du cœur, ne manquait pas
à cette périlleuse assemblée, où brillaient encore
117

des Italiennes tranquilles en apparence et
consciencieuses dans leur félicité ; de riches
Normandes aux formes magnifiques, des femmes
méridionales aux cheveux noirs, aux yeux bien
fendus. Vous eussiez dit les beautés de Versailles
convoquées par Lebel, ayant dès le matin dressé
tous leurs pièges, arrivant comme une troupe
d’esclaves orientales réveillées par la voix du
marchand pour partir à l’aurore. Elles restaient
interdites, honteuses, et s’empressaient autour de
la table comme des abeilles qui bourdonnent dans
l’intérieur d’une ruche. Cet embarras craintif,
reproche et coquetterie tout ensemble, accusait et
séduisait. Était-ce pudeur involontaire ? peut-être
un sentiment que la femme ne dépouille jamais
complètement leur ordonnait-il de s’envelopper
dans le manteau de la vertu pour donner plus de
charme et de piquant aux prodigalités du vice.
Aussi la conspiration ourdie par le vieux Taillefer
sembla-t-elle devoir échouer. Ces hommes sans
frein furent subjugués tout d’abord par la
puissance majestueuse dont la femme est
investie. Un murmure d’admiration résonna
comme la plus douce musique. L’amour n’avait
118

pas voyagé de compagnie avec l’ivresse ; au lieu
d’un ouragan de passions, les convives, surpris
dans un moment de faiblesse, s’abandonnèrent
aux délices d’une voluptueuse extase. À la voix
de la poésie qui les domine toujours, les artistes
étudièrent avec bonheur les nuances délicates qui
distinguaient ces beautés choisies. Réveillé par
une pensée, due peut-être à quelque émanation
d’acide carbonique dégagé du vin de Champagne,
un philosophe frissonna en songeant aux
malheurs qui amenaient là ces femmes, dignes
peut-être jadis des plus purs hommages. Chacune
d’elles avait sans doute un drame sanglant à
raconter. Presque toutes apportaient d’infernales
tortures, et traînaient après elles des hommes sans
foi, des promesses trahies, des joies rançonnées
par la misère. Les convives s’approchèrent
d’elles avec politesse, et des conversations aussi
diverses que les caractères s’établirent. Des
groupes se formèrent. Vous eussiez dit d’un salon
de bonne compagnie où les jeunes filles et les
femmes vont offrant aux convives, après le dîner,
les secours que le café, les liqueurs et le sucre
prêtent aux gourmands embarrassés dans les
119

travaux d’une digestion récalcitrante. Mais
bientôt quelques rires éclatèrent, le murmure
augmenta, les voix s’élevèrent. L’orgie, domptée
pendant un moment, menaça par intervalles de se
réveiller. Ces alternatives de silence et de bruit
eurent une vague ressemblance avec une
symphonie de Beethoven. Assis sur un moelleux
divan, les deux amis virent d’abord arriver près
d’eux une grande fille bien proportionnée,
superbe en son maintien, de physionomie assez
irrégulière, mais perçante, mais impétueuse, et
qui saisissait l’âme par de vigoureux contrastes.
Sa chevelure noire, lascivement bouclée, semblait
avoir déjà subi les combats de l’amour, et
retombait en flocons légers sur ses larges épaules,
qui offraient des perspectives attrayantes à voir ;
de longs rouleaux bruns enveloppaient à demi un
cou majestueux sur lequel la lumière glissait par
intervalles en révélant la finesse des plus jolis
contours, sa peau, d’un blanc mat, faisait ressortir
les tons chauds et animés de ses vives couleurs ;
l’œil, armé de longs cils, lançait des flammes
hardies, étincelles d’amour ; la bouche, rouge,
humide, entrouverte, appelait le baiser ; elle avait
120

une taille forte, mais amoureusement élastique ;
son sein, ses bras étaient largement développés,
comme ceux des belles figures du Carrache ;
néanmoins, elle paraissait leste, souple, et sa
vigueur supposait l’agilité d’une panthère,
comme la mâle élégance de ses formes en
promettait les voluptés dévorantes. Quoique cette
fille dût savoir rire et folâtrer, ses yeux et son
sourire effrayaient la pensée. Semblable à ces
prophétesses agitées par un démon, elle étonnait
plutôt qu’elle ne plaisait. Toutes les expressions
passaient par masses et comme des éclairs sur sa
figure mobile. Peut-être eût-elle ravi des gens
blasés, mais un jeune homme l’eût redoutée.
C’était une statue colossale tombée du haut de
quelque temple grec, sublime à distance, mais
grossière à voir de près. Néanmoins, sa
foudroyante beauté devait réveiller les
impuissants, sa voix charmer les sourds, ses
regards ranimer de vieux ossements. Émile la
comparait vaguement à une tragédie de
Shakespeare, espèce d’arabesque admirable où la
joie hurle, où l’amour a je ne sais quoi de
sauvage, où la magie de la grâce et le feu du
121

bonheur succèdent aux sanglants tumultes de la
colère ; monstre qui sait mordre et caresser, rire
comme un démon, pleurer comme les anges,
improviser dans une seule étreinte toutes les
séductions de la femme, excepté les soupirs de la
mélancolie et les enchanteresses modesties d’une
vierge ; puis en un moment rugir, se déchirer les
flancs, briser sa passion, son amant ; enfin, se
détruire elle-même comme fait un peuple insurgé.
Vêtue d’une robe en velours rouge, elle foulait
d’un pied insouciant quelques fleurs déjà tombées
de la tête de ses compagnes, et d’une main
dédaigneuse tendait aux deux amis un plateau
d’argent. Fière de sa beauté, fière de ses vices
peut-être, elle montrait un bras blanc, qui se
détachait vivement sur le velours. Elle était là
comme la reine du plaisir, comme une image de
la joie humaine, de cette joie qui dissipe les
trésors amassés par trois générations, qui rit sur
des cadavres, se moque des aïeux, dissout des
perles et des trônes, transforme les jeunes gens en
vieillards, et souvent les vieillards en jeunes
gens ; de cette joie permise seulement aux géants
fatigués du pouvoir, éprouvés par la pensée, ou
122

pour lesquels la guerre est devenue comme un
jouet.
– Comment te nommes-tu ? lui dit Raphaël.
– Aquilina.
– Oh ! oh ! tu viens de Venise sauvée, s’écria
Émile.
– Oui, répondit-elle. De même que les papes
se donnent de nouveaux noms en montant au-
dessus des hommes, j’en ai pris un autre en
m’élevant au-dessus de toutes les femmes.
– As-tu donc, comme ta patronne, un noble et
terrible conspirateur qui t’aime et sache mourir
pour toi ? dit vivement Émile, réveillé par cette
apparence de poésie.
– Je l’ai eu, répondit-elle. Mais la guillotine a
été ma rivale. Aussi metté-je toujours quelques
chiffons rouges dans ma parure pour que ma joie
n’aille jamais trop loin.
– Oh ! si vous lui laissez raconter l’histoire des
quatre jeunes gens de La Rochelle, elle n’en
finira pas. Tais-toi donc, Aquilina ! Les femmes
n’ont-elles pas toutes un amant à pleurer ; mais
123

toutes n’ont pas, comme toi, le bonheur de l’avoir
perdu sur un échafaud. Ah ! j’aimerais bien
mieux savoir le mien couché dans une fosse, à
Clamart, que dans le lit d’une rivale.
Ces phrases furent prononcées d’une voix
douce et mélodieuse par la plus innocente, la plus
jolie et la plus gentille petite créature qui fût
jamais sortie d’un œuf enchanté. Elle était arrivée
à pas muets, et montrait une figure délicate, une
taille grêle, des yeux bleus ravissants de
modestie, des tempes fraîches et pures. Une
naïade ingénue, qui s’échappe de sa source, n’est
pas plus timide, plus blanche ni plus naïve. Elle
paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer
l’amour, ne pas connaître les orages de la vie, et
venir d’une église où elle aurait prié les anges
d’obtenir avant le temps son rappel dans les
cieux. À Paris seulement se rencontrent ces
créatures au visage candide qui cachent la
dépravation la plus profonde, les vices les plus
raffinés, sous un front aussi doux, aussi tendre
que la fleur d’une marguerite. Trompés d’abord
par les célestes promesses écrites dans les suaves
attraits de cette jeune fille, Émile et Raphaël
124

acceptèrent le café qu’elle leur versa dans les
tasses présentées par Aquilina, et se mirent à la
questionner. Elle acheva de transfigurer aux yeux
des deux poètes, par une sinistre allégorie, je ne
sais quelle face de la vie humaine, en opposant à
l’expression rude et passionnée de son imposante
compagne le portrait de cette corruption froide,
voluptueusement cruelle, assez étourdie pour
commettre un crime, assez forte pour en rire ;
espèce de démon sans cœur, qui punit les âmes
riches et tendres de ressentir les émotions dont il
est privé, qui trouve toujours une grimace
d’amour à vendre, des larmes pour le convoi de
sa victime, et de la joie le soir pour en lire le
testament. Un poète eût admiré la belle Aquilina ;
le monde entier devait fuir la touchante
Euphrasie : l’une était l’âme du vice, l’autre le
vice sans âme.
– Je voudrais bien savoir, dit Émile à cette
jolie créature, si parfois tu songes à l’avenir.
– L’avenir ! répondit-elle en riant.
Qu’appelez-vous l’avenir ? Pourquoi penserais-je
à ce qui n’existe pas encore ? Je ne regarde
125

jamais ni en arrière ni en avant de moi. N’est-ce
pas déjà trop que de m’occuper d’une journée à la
fois ? D’ailleurs, l’avenir, nous le connaissons,
c’est l’hôpital.
– Comment peux-tu voir d’ici l’hôpital et ne
pas éviter d’y aller ? s’écria Raphaël.
– Qu’a donc l’hôpital de si effrayant ?
demanda la terrible Aquilina. Quand nous ne
sommes ni mères ni épouses, quand la vieillesse
nous met des bas noirs aux jambes et des rides au
front, flétrit tout ce qu’il y a de femme en nous et
sèche la joie dans les regards de nos amis, de
quoi pourrions-nous avoir besoin ? Vous ne
voyez plus alors en nous, de notre parure, que sa
fange primitive, qui marche sur deux pattes,
froide, sèche, décomposée, et va produisant un
bruissement de feuilles mortes. Les plus jolis
chiffons nous deviennent des haillons, l’ambre
qui réjouissait le boudoir prend une odeur de
mort et sent le squelette ; puis, s’il se trouve un
cœur dans cette boue, vous y insultez tous, vous
ne nous permettez même pas un souvenir. Ainsi,
que nous soyons, à cette époque de la vie, dans
126

un riche hôtel à soigner des chiens, ou dans un
hôpital à trier des guenilles, notre existence n’est-
elle pas exactement la même ? Cacher nos
cheveux blancs sous un mouchoir à carreaux
rouges et bleus ou sous des dentelles, balayer les
rues avec du bouleau ou les marches des Tuileries
avec du satin, être assises à des foyers dorés ou
nous chauffer à des cendres dans un pot de terre
rouge, assister au spectacle de la Grève, ou aller à
l’Opéra, y a-t-il donc là tant de différence ?
– Aquilina mia, jamais tu n’as eu tant de
raison au milieu de tes désespoirs, reprit
Euphrasie. Oui, les cachemires, les vélins, les
parfums, l’or, la soie, le luxe, tout ce qui brille,
tout ce qui plaît ne va bien qu’à la jeunesse. Le
temps seul pourrait avoir raison contre nos folies,
mais le bonheur nous absout. Vous riez de ce que
je dis, s’écria-t-elle en lançant un sourire
venimeux aux deux amis ; n’ai-je pas raison ?
J’aime mieux mourir de plaisir que de maladie. Je
n’ai ni la manie de la perpétuité ni grand respect
pour l’espèce humaine à voir ce que Dieu en fait !
Donnez-moi des millions, je les mangerai ; je ne
voudrais pas garder un centime pour l’année
127

prochaine. Vivre pour plaire et régner, tel est
l’arrêt que prononce chaque battement de mon
cœur. La société m’approuve ; ne fournit-elle pas
sans cesse à mes dissipations ? Pourquoi le bon
Dieu me fait-il tous les matins la rente de ce que
je dépense tous les soirs ? pourquoi nous
bâtissez-vous des hôpitaux ? Comme il ne nous a
pas mis entre le bien et le mal pour choisir ce qui
nous blesse ou nous ennuie, je serais bien sotte de
ne pas m’amuser.
– Et les autres ? dit Émile.
– Les autres ? Eh ! bien, qu’ils s’arrangent !
J’aime mieux rire de leurs souffrances que
d’avoir à pleurer sur les miennes. Je défie un
homme de me causer la moindre peine.
– Qu’as-tu donc souffert pour penser ainsi ?
demanda Raphaël.
– J’ai été quittée pour un héritage, moi ! dit-
elle en prenant une pose qui fit ressortir toutes ses
séductions. Et cependant j’avais passé les nuits et
les jours à travailler pour nourrir mon amant. Je
ne veux plus être la dupe d’aucun sourire,
d’aucune promesse, et je prétends faire de mon
128

existence une longue partie de plaisir.
– Mais, s’écria Raphaël, le bonheur ne vient-il
donc pas de l’âme ?
– Eh ! bien, reprit Aquilina, n’est-ce rien que
de se voir admirée, flattée, de triompher de toutes
les femmes, même des plus vertueuses, en les
écrasant par notre beauté, par notre richesse ?
D’ailleurs nous vivons plus en un jour qu’une
bonne bourgeoise en dix ans, et alors tout est
jugé.
– Une femme sans vertu n’est-elle pas
odieuse ? dit Émile à Raphaël.
Euphrasie leur lança un regard de vipère, et
répondit avec un inimitable accent d’ironie : – La
vertu ! nous la laissons aux laides et aux bossues.
Que seraient-elles sans cela, les pauvres
femmes ?
– Allons, tais-toi, s’écria Émile, ne parle point
de ce que tu ne connais pas.
– Ah ! je ne la connais pas ! reprit Euphrasie.
Se donner pendant toute la vie à un être détesté,
savoir élever des enfants qui vous abandonnent,
129

et leur dire : Merci ! quand ils vous frappent au
cœur ; voilà les vertus que vous ordonnez à la
femme. Encore, pour la récompenser de son
abnégation, venez-vous lui imposer des
souffrances en cherchant à la séduire ; si elle
résiste, vous la compromettez. Jolie vie ! Autant
rester libres, aimer ceux qui nous plaisent et
mourir jeunes.
– Ne crains-tu pas de payer tout cela un jour ?
– Eh ! bien, répondit-elle, au lieu d’entremêler
mes plaisirs de chagrins, ma vie sera coupée en
deux parts : une jeunesse certainement joyeuse, et
je ne sais quelle vieillesse incertaine pendant
laquelle je souffrirai tout à mon aise.
– Elle n’a pas aimé, dit Aquilina d’un son de
voix profond. Elle n’a jamais fait cent lieues pour
aller dévorer avec mille délices un regard et un
refus ; elle n’a point attaché sa vie à un cheveu, ni
essayé de poignarder plusieurs hommes pour
sauver son souverain, son seigneur, son dieu.
Pour elle, l’amour était un joli colonel.
– Hé ! hé ! La Rochelle, répondit Euphrasie,
l’amour est comme le vent, nous ne savons d’où
130

il vient. D’ailleurs, si tu avais été bien aimée par
une bête, tu prendrais les gens d’esprit en horreur.
– Le Code nous défend d’aimer les bêtes,
répliqua la grande Aquilina d’un accent ironique.
– Je te croyais plus indulgente pour les
militaires, s’écria Euphrasie en riant.
– Sont-elles heureuses de pouvoir abdiquer
ainsi leur raison ! s’écria Raphaël.
– Heureuses ! dit Aquilina souriant de pitié, de
terreur, en jetant aux deux amis un horrible
regard. Ah ! vous ignorez ce que c’est que d’être
condamnée au plaisir avec un mort dans le cœur.
Contempler en ce moment les salons, c’était
avoir une vue anticipée du Pandémonium de
Milton. Les flammes bleues du punch coloraient
d’une teinte infernale les visages de ceux qui
pouvaient boire encore. Des danses folles,
animées par une sauvage énergie, excitaient des
rires et des cris qui éclataient comme les
détonations d’un feu d’artifice. Jonchés de morts
et de mourants, le boudoir et un petit salon
offraient l’image d’un champ de bataille.
131

L’atmosphère était chaude de vin, de plaisirs et
de paroles. L’ivresse, l’amour, le délire, l’oubli
du monde étaient dans les cœurs, sur les visages,
écrits sur les tapis, exprimés par le désordre, et
jetaient sur tous les regards de légers voiles qui
faisaient voir dans l’air des vapeurs enivrantes. Il
s’était ému, comme dans les bandes lumineuses
tracées par un rayon de soleil, une poussière
brillante à travers laquelle se jouaient les formes
les plus capricieuses, les luttes les plus
grotesques. Çà et là, des groupes de figures
enlacées se confondaient avec les marbres blancs,
nobles chefs-d’œuvre de la sculpture qui ornaient
les appartements. Quoique les deux amis
conservassent encore une sorte de lucidité
trompeuse dans les idées et dans leurs organes,
un dernier frémissement, simulacre imparfait de
la vie, il leur était impossible de reconnaître ce
qu’il y avait de réel dans les fantaisies bizarres,
de possible dans les tableaux surnaturels qui
passaient incessamment devant leurs yeux lassés.
Le ciel étouffant de nos rêves, l’ardente suavité
que contractent les figures dans nos visions,
surtout je ne sais quelle agilité chargée de
132

chaînes, enfin les phénomènes les plus
inaccoutumés du sommeil, les assaillaient si
vivement, qu’ils prirent les jeux de cette
débauche pour les caprices d’un cauchemar où le
mouvement est sans bruit, où les cris sont perdus
pour l’oreille. En ce moment le valet de chambre
de confiance réussit, non sans peine, à attirer son
maître dans l’antichambre, et lui dit à l’oreille : –
Monsieur, tous les voisins sont aux fenêtres et se
plaignent du tapage.
– S’ils ont peur du bruit, ne peuvent-ils pas
faire mettre de la paille devant leurs portes ?
s’écria Taillefer.
Raphaël laissa tout à coup échapper un éclat
de rire si brusquement intempestif, que son ami
lui demanda compte d’une joie aussi brutale.
– Tu me comprendrais difficilement, répondit-
il. D’abord, il faudrait t’avouer que vous m’avez
arrêté sur le quai Voltaire, au moment où j’allais
me jeter dans la Seine, et tu voudrais sans doute
connaître les motifs de ma mort. Mais quand
j’ajouterais que par un hasard presque fabuleux,
les ruines les plus poétiques du monde matériel
133

venaient alors de se résumer à mes yeux par une
traduction symbolique de la sagesse humaine ;
tandis qu’en ce moment les débris de tous les
trésors intellectuels dont nous avons fait à table
un si cruel pillage aboutissent à ces deux femmes,
images vives et originales de la folie, et que notre
profonde insouciance des hommes et des choses a
servi de transition aux tableaux fortement colorés
de deux systèmes d’existence si diamétralement
opposés, en seras-tu plus instruit ? Si tu n’étais
pas ivre, tu y verrais peut-être un traité de
philosophie.
– Si tu n’avais pas les deux pieds sur cette
ravissante Aquilina dont les ronflements ont je ne
sais quelle analogie avec le rugissement d’un
orage près d’éclater, reprit Émile, qui lui-même
s’amusait à rouler et à dérouler les cheveux
d’Euphrasie, sans trop avoir la conscience de
cette innocente occupation, tu rougirais de ton
ivresse et de ton bavardage. Tes deux systèmes
peuvent entrer dans une seule phrase et se
réduisent à une pensée. La vie simple et
mécanique conduit à quelque sagesse insensée en
étouffant notre intelligence par le travail ; tandis
134

que la vie passée dans le vide des abstractions ou
dans les abîmes du monde moral mène à quelque
folle sagesse. En un mot, tuer les sentiments pour
vivre vieux, ou mourir jeune en acceptant le
martyre des passions, voilà notre arrêt. Encore,
cette sentence lutte-t-elle avec les tempéraments
que nous a donnés le rude goguenard à qui nous
devons le patron de toutes les créatures.
– Imbécile ! s’écria Raphaël en l’interrompant.
Continue à t’abréger ainsi, tu feras des volumes !
Si j’avais eu la prétention de formuler
proprement ces deux idées, je t’aurais dis que
l’homme se corrompt par l’exercice de la raison
et se purifie par l’ignorance. C’est faire le procès
aux sociétés ! Mais que nous vivions avec les
sages ou que nous périssions avec les fous, le
résultat n’est-il pas tôt ou tard le même ? Aussi,
le grand abstracteur de quintessence a-t-il jadis
exprimé ces deux systèmes en deux mots :
CARYMARY, CARYMARA.
– Tu me fais douter de la puissance de Dieu,
car tu es plus bête qu’il n’est puissant, répliqua
Émile. Notre cher Rabelais a résolu cette
135

philosophie par un mot plus bref que Carymary,
Caryrama ; c’est peut-être, d’où Montaigne a
pris son Que sais-je ? Encore ces derniers mots
de la science morale ne sont-ils guère que
l’exclamation de Pyrrhon restant entre le bien et
le mal, comme l’âne de Buridan entre deux
mesures d’avoine. Mais laissons là cette éternelle
discussion qui aboutit aujourd’hui à oui et non.
Quelle expérience voulais-tu donc faire en te
jetant dans la Seine ? étais-tu jaloux de la
machine hydraulique du pont Notre-Dame ?
– Ah ! si tu connaissais ma vie.
– Ah ! s’écria Émile, je ne te croyais pas si
vulgaire ; la phrase est usée. Ne sais-tu pas que
nous avons tous la prétention de souffrir
beaucoup plus que les autres ?
– Ah ! s’écria Raphaël.
– Mais tu es bouffon avec ton ah ! Voyons ;
une maladie d’âme ou de corps t’oblige-t-elle de
ramener tous les matins, par une contraction de
tes muscles, les chevaux qui le soir doivent
t’écarteler, comme jadis le fit Damiens ? As-tu
mangé ton chien tout cru, sans sel, dans ta
136

mansarde ? Tes enfants t’ont-ils jamais dit : J’ai
faim ? As-tu vendu les cheveux de ta maîtresse
pour aller au jeu ? As-tu été payer à un faux
domicile une fausse lettre de change, tirée sur un
faux oncle, avec la crainte d’arriver trop tard ?
Voyons, j’écoute. Si tu te jetais à l’eau pour une
femme, pour un protêt, ou par ennui, je te renie.
Confesse-toi, ne mens pas ; je ne te demande
point de mémoires historiques. Surtout, sois aussi
bref que ton ivresse te le permettra : je suis
exigeant comme un lecteur, et prêt à dormir
comme une femme qui lit ses vêpres.
– Pauvre sot ! dit Raphaël. Depuis quand les
douleurs ne sont-elles plus en raison de la
sensibilité ? Lorsque nous arriverons au degré de
science qui nous permettra de faire une histoire
naturelle des cœurs, de les nommer, de les classer
en genres, en sous-genres, en familles, en
crustacés, en fossiles, en sauriens, en
microscopiques, en… que sais-je ? alors, mon bon
ami, ce sera chose prouvée qu’il en existe de
tendres, de délicats, comme des fleurs, et qui
doivent se briser comme elles par de légers
froissements auxquels certains cœurs minéraux
137

ne sont même pas sensibles.
– Oh ! de grâce, épargne-moi ta préface, dit
Émile d’un air moitié riant moitié piteux, en
prenant la main de Raphaël.
La femme sans cœur
Après être resté silencieux pendant un
moment, Raphaël dit en laissant échapper un
geste d’insouciance : – Je ne sais en vérité s’il ne
faut pas attribuer aux fumées du vin et du punch
l’espèce de lucidité qui me permet d’embrasser
en cet instant toute ma vie comme un même
tableau, où les figures, les couleurs, les ombres,
les lumières, les demi-teintes sont fidèlement
rendues. Ce jeu poétique de mon imagination ne
m’étonnerait pas, s’il n’était accompagné d’une
sorte de dédain pour mes souffrances et pour mes
joies passées. Vue à distance, ma vie est comme
rétrécie par un phénomène moral. Cette longue et
lente douleur qui a duré dix ans peut aujourd’hui
se reproduire par quelques phrases dans
138

lesquelles la douleur ne sera plus qu’une pensée,
et le plaisir une réflexion philosophique. Je juge,
au lieu de sentir.
– Tu es ennuyeux comme un amendement,
s’écria Émile.
– C’est possible, reprit Raphaël sans
murmurer. Aussi, pour ne pas abuser de tes
oreilles, te ferai-je grâce des dix-sept premières
années de ma vie. Jusque-là, j’ai vécu comme toi,
comme mille autres, de cette vie de collège ou de
lycée, dont maintenant nous nous rappelons tous
avec tant de délices les malheurs fictifs et les
joies réelles, à laquelle notre gastronomie blasée
redemande les légumes du vendredi, tant que
nous ne les avons pas goûtés de nouveau : belle
vie dont nous méprisons les travaux, qui
cependant nous ont appris le travail…
– Arrive au drame, dit Émile d’un air moitié
comique et moitié plaintif.
– Quand je sortis du collège, reprit Raphaël en
réclamant par un geste le droit de continuer, mon
père m’astreignit à une discipline sévère, il me
logea dans une chambre contiguë à son cabinet ;
139

je me couchais dès neuf heures du soir et me
levais à cinq heures du matin ; il voulait que je
fisse mon droit en conscience, j’allais en même
temps à l’École et chez un avoué ; mais les lois
du temps et de l’espace étaient si sévèrement
appliquées à mes courses, à mes travaux, et mon
père me demandait en dînant un compte si
rigoureux de…
– Qu’est-ce que cela me fait ? dit Émile.
– Eh ! que le diable t’emporte, répondit
Raphaël. Comment pourras-tu concevoir mes
sentiments si je ne te raconte les faits
imperceptibles qui influèrent sur mon âme, la
façonnèrent à la crainte et me laissèrent
longtemps dans la naïveté primitive du jeune
homme ? Ainsi, jusqu’à vingt et un ans, j’ai été
courbé sous un despotisme aussi froid que celui
d’une règle monacale. Pour te révéler les
tristesses de ma vie, il suffira peut-être de te
dépeindre mon père : un grand homme sec et
mince, le visage en lame de couteau, le teint pâle,
à parole brève, taquin comme une vieille fille,
méticuleux comme un chef de bureau. Sa
140

paternité planait au-dessus de mes lutines et
joyeuses pensées, et les enfermait comme sous un
dôme de plomb. Si je voulais lui manifester un
sentiment doux et tendre, il me recevait en enfant
qui va dire une sottise. Je le redoutais bien plus
que nous ne craignions naguère nos maîtres
d’étude. J’avais toujours huit ans pour lui. Je
crois encore le voir devant moi : dans sa
redingote marron, où il se tenait droit comme un
cierge pascal, il avait l’air d’un hareng saur
enveloppé dans la couverture rougeâtre d’un
pamphlet. Cependant j’aimais mon père, au fond
il était juste. Peut-être ne haïssons-nous pas la
sévérité quand elle est justifiée par un grand
caractère, par des mœurs pures, et qu’elle est
adroitement entremêlée de bonté. Si mon père ne
me quitta jamais, si jusqu’à l’âge de vingt ans, il
ne laissa pas dix francs à ma disposition, dix
coquins, dix libertins de francs, trésor immense
dont la possession vainement enviée me faisait
rêver d’ineffables délices, il cherchait du moins à
me procurer quelques distractions. Après m’avoir
promis un plaisir pendant des mois entiers, il me
conduisait aux Bouffons, à un concert, à un bal,
141

où j’espérais rencontrer une maîtresse. Une
maîtresse ! c’était pour moi l’indépendance. Mais
honteux et timide, ne sachant point l’idiome des
salons et n’y connaissant personne, j’en revenais
le cœur toujours aussi neuf et tout aussi gonflé de
désirs. Puis le lendemain, bridé comme un cheval
d’escadron par mon père, dès le matin je
retournais chez un avoué, au Droit, au Palais.
Vouloir m’écarter de la route uniforme qu’il
m’avait tracée, c’eût été m’exposer à sa colère ; il
m’avait menacé de m’embarquer à ma première
faute, en qualité de mousse, pour les Antilles.
Aussi me prenait-il un horrible frisson quand par
hasard j’osais m’aventurer, pendant une heure ou
deux, dans quelque partie de plaisir. Figure-toi
l’imagination la plus vagabonde, le cœur le plus
amoureux, l’âme la plus tendre, l’esprit le plus
poétique, sans cesse en présence de l’homme le
plus caillouteux, le plus atrabilaire, le plus froid
du monde ; enfin marie une jeune fille à un
squelette, et tu comprendras l’existence dont tu
m’interdis de te développer les scènes curieuses :
projets de fuite évanouis à l’aspect de mon père,
désespoirs calmés par le sommeil, désirs
142

comprimés, sombres mélancolies dissipées par la
musique. J’exhalais mon malheur en mélodies.
Beethoven ou Mozart furent souvent mes discrets
confidents. Aujourd’hui je souris en me
souvenant de tous les préjugés qui troublaient ma
conscience à cette époque d’innocence et de
vertu : si j’avais mis le pied chez un restaurateur,
je me serais cru ruiné ; mon imagination me
faisait considérer un café comme un lieu de
débauche, où les hommes se perdaient d’honneur
et engageaient leur fortune ; quant à risquer de
l’argent au jeu, il aurait fallu en avoir. Oh ! quand
je devrais t’endormir, je veux te raconter l’une
des plus terribles joies de ma vie, une de ces joies
armées de grilles et qui s’enfoncent dans notre
cœur comme un fer chaud sur l’épaule d’un
forçat. J’étais au bal chez le duc de Navarreins,
cousin de mon père. Mais pour que tu puisses
parfaitement comprendre ma position, apprends
que j’avais un habit râpé, des souliers mal faits,
une cravate de cocher et des gants déjà portés. Je
me mis dans un coin afin de pouvoir tout à mon
aise prendre des glaces et contempler les jolies
femmes. Mon père m’aperçut. Par une raison que
143

je n’ai jamais devinée, tant cet acte de confiance
m’abasourdit, il me donna sa bourse et ses clefs à
garder. À dix pas de moi quelques hommes
jouaient. J’entendais frétiller l’or. J’avais vingt
ans, je souhaitais passer une journée entière
plongé dans les crimes de mon âge. C’était un
libertinage d’esprit dont nous ne trouverions
l’analogue ni dans les caprices de courtisane, ni
dans les songes des jeunes filles. Depuis un an je
me rêvais bien mis, en voiture, ayant une belle
femme à mes côtés, tranchant du seigneur, dînant
chez Véry, allant le soir au spectacle, décidé à ne
revenir que le lendemain chez mon père, mais
armé contre lui d’une aventure plus intriguée que
ne l’est le Mariage de Figaro, et dont il lui aurait
été impossible de se dépêtrer. J’avais estimé toute
cette joie cinquante écus. N’étais-je pas encore
sous le charme naïf de l’école buissonnière ?
J’allai donc dans un boudoir où, seul, les yeux
cuisants, les doigts tremblants, je comptai
l’argent de mon père : cent écus ! Évoquées par
cette somme, les joies de mon escapade
apparurent devant moi, dansant comme les
sorcières de Macbeth autour de leur chaudière,
144

mais alléchantes, frémissantes, délicieuses ! Je
devins un coquin déterminé. Sans écouter ni les
tintements de mon oreille, ni les battements
précipités de mon cœur, je pris deux pièces de
vingt francs que je vois encore ! Leurs millésimes
étaient effacés et la figure de Bonaparte y
grimaçait. Après avoir mis la bourse dans ma
poche, je revins vers une table de jeu en tenant
les deux pièces d’or dans la paume humide de ma
main, et je rôdai autour des joueurs comme un
émouchet au-dessus d’un poulailler. En proie à
des angoisses inexprimables, je jetai soudain un
regard translucide autour de moi. Certain de
n’être aperçu par aucune personne de
connaissance, je pariai pour un petit homme gras
et réjoui, sur la tête duquel j’accumulai plus de
prières et de vœux qu’il ne s’en fait en mer
pendant trois tempêtes. Puis, avec un instinct de
scélératesse ou de machiavélisme surprenant à
mon âge, j’allai me planter près d’une porte,
regardant à travers les salons sans y rien voir.
Mon âme et mes yeux voltigeaient autour du fatal
tapis vert. De cette soirée date la première
observation physiologique à laquelle j’ai dû cette
145

espèce de pénétration qui m’a permis de saisir
quelques mystères de notre double nature. Je
tournais le dos à la table où se disputait mon futur
bonheur, bonheur d’autant plus profond peut-être
qu’il était criminel ; entre les deux joueurs et moi,
il se trouvait une haie d’hommes, épaisse de
quatre ou cinq rangées de causeurs ; le
bourdonnement des voix empêchait de distinguer
le son de l’or qui se mêlait au bruit de
l’orchestre ; malgré tous ces obstacles, par un
privilège accordé aux passions et qui leur donne
le pouvoir d’anéantir l’espace et le temps,
j’entendais distinctement les paroles des deux
joueurs, je connaissais leurs points, je savais celui
des deux qui retournait le roi comme si j’eusse vu
les cartes ; enfin à dix pas du jeu, je pâlissais de
ses caprices. Mon père passa devant moi tout à
coup, je compris alors cette parole de l’écriture :
L’esprit de Dieu passa devant sa face ! J’avais
gagné. À travers le tourbillon d’hommes qui
gravitait autour des joueurs, j’accourus à la table
en m’y glissant avec la dextérité d’une anguille
qui s’échappe par la maille rompue d’un filet. De
douloureuses, mes fibres devinrent joyeuses.
146

J’étais comme un condamné qui, marchant au
supplice, a rencontré le roi. Par hasard, un
homme décoré réclama quarante francs qui
manquaient. Je fus soupçonné par des yeux
inquiets, je pâlis et des gouttes de sueur
sillonnèrent mon front. Le crime d’avoir volé
mon père me parut bien vengé. Le bon gros petit
homme dit alors d’une voix certainement
angélique : « Tous ces messieurs avaient mis », et
paya les quarante francs. Je relevai mon front et
jetai des regards triomphants sur les joueurs.
Après avoir réintégré dans la bourse de mon père
l’or que j’y avais pris, je laissai mon gain à ce
digne et honnête monsieur qui continua de
gagner. Dès que je me vis possesseur de cent
soixante francs, je les enveloppai dans mon
mouchoir de manière à ce qu’ils ne pussent ni
remuer ni sonner pendant notre retour au logis, et
ne jouai plus. – Que faisiez-vous au jeu ! me dit
mon père en entrant dans le fiacre. – Je regardais,
répondis-je en tremblant. – Mais, reprit mon père,
il n’y aurait eu rien d’extraordinaire à ce que
vous eussiez été forcé par amour-propre à mettre
quelque argent sur le tapis. Aux yeux des gens du
147

monde, vous paraissez assez âgé pour avoir le
droit de commettre des sottises. Aussi vous
excuserais-je, Raphaël, si vous vous étiez servi de
ma bourse… Je ne répondis rien. Quand nous
fûmes de retour, je rendis à mon père ses clefs et
son argent. En rentrant dans sa chambre, il vida la
bourse sur sa cheminée, compta l’or, se tourna
vers moi d’un air assez gracieux, et me dit en
séparant chaque phrase par une pause plus ou
moins longue et significative : – Mon fils, vous
avez bientôt vingt ans. Je suis content de vous. Il
vous faut une pension, ne fût-ce que pour vous
apprendre à économiser, à connaître les choses de
la vie. Dès ce soir, je vous donnerai cent francs
par mois. Vous disposerez de votre argent comme
il vous plaira. Voici le premier trimestre de cette
année, ajouta-t-il en caressant une pile d’or,
comme pour vérifier la somme. J’avoue que je
fus prêt à me jeter à ses pieds, à lui déclarer que
j’étais un brigand, un infâme, et.. pis que cela, un
menteur ! La honte me retint. J’allais l’embrasser,
il me repoussa faiblement. – Maintenant, tu es un
homme, mon enfant, me dit-il. Ce que je fais est
une chose simple et juste dont tu ne dois pas me
148

remercier. Si j’ai droit à votre reconnaissance,
Raphaël, reprit-il d’un ton doux mais plein de
dignité, c’est pour avoir préservé votre jeunesse
des malheurs qui dévorent tous les jeunes gens, à
Paris. Désormais, nous serons deux amis. Vous
deviendrez, dans un an, docteur en droit. Vous
avez, non sans quelques déplaisirs et certaines
privations, acquis les connaissances solides et
l’amour du travail si nécessaires aux hommes
appelés à manier les affaires. Apprenez, Raphaël,
à me connaître. Je ne veux faire de vous ni un
avocat, ni un notaire, mais un homme d’état qui
puisse devenir la gloire de notre pauvre maison.
À demain ! ajouta-t-il en me renvoyant par un
geste mystérieux. Dès ce jour, mon père m’initia
franchement à ses projets. J’étais fils unique et
j’avais perdu ma mère depuis dix ans. Autrefois,
peu flatté d’avoir le droit de labourer la terre
l’épée au côté, mon père, chef d’une maison
historique à peu près oubliée en Auvergne, vint à
Paris pour y tenter le diable. Doué de cette
finesse qui rend les hommes du midi de la France
si supérieurs quand elle se trouve accompagnée
d’énergie, il était parvenu sans grand appui à
149

prendre position au cœur même du pouvoir. La
révolution renversa bientôt sa fortune ; mais il
avait su épouser l’héritière d’une grande maison,
et s’était vu sous l’empire au moment de restituer
à notre famille son ancienne splendeur. La
restauration, qui rendit à ma mère des biens
considérables, ruina mon père. Ayant jadis acheté
plusieurs terres données par l’empereur à ses
généraux et situées en pays étranger, il luttait
depuis dix ans avec des liquidateurs et des
diplomates, avec les tribunaux prussiens et
bavarois pour se maintenir dans la possession
contestée de ces malheureuses dotations. Mon
père me jeta dans le labyrinthe inextricable de ce
vaste procès d’où dépendait notre avenir. Nous
pouvions être condamnés à restituer les revenus
par lui perçus, ainsi que le prix de certaines
coupes de bois faites de 1814 à 1817 ; dans ce
cas, le bien de ma mère suffisait à peine pour
sauver l’honneur de notre nom. Ainsi, le jour où
mon père parut en quelque sorte m’avoir
émancipé, je tombai sous le joug le plus odieux.
Je dus combattre comme sur un champ de
bataille, travailler nuit et jour, aller voir des
150

hommes d’état, tâcher de surprendre leur religion,
tenter de les intéresser à notre affaire, les séduire,
eux, leurs femmes, leurs valets, leurs chiens, et
déguiser cet horrible métier sous des formes
élégantes, sous d’agréables plaisanteries. Je
compris tous les chagrins dont l’empreinte
flétrissait la figure de mon père. Pendant une
année environ, je menai donc en apparence la vie
d’un homme du monde ; mais cette dissipation et
mon empressement à me lier avec des parents en
faveur ou avec des gens qui pouvaient nous être
utiles, cachaient d’immenses travaux. Mes
divertissements étaient encore des plaidoiries, et
mes conversations des mémoires. Jusque-là,
j’avais été vertueux par l’impossibilité de me
livrer à mes passions de jeune homme ; mais
craignant alors de causer la ruine de mon père ou
la mienne par une négligence, je devins mon
propre despote, et n’osai me permettre ni un
plaisir ni une dépense. Lorsque nous sommes
jeunes, quand, à force de froissements, les
hommes et les choses ne nous ont point encore
enlevé cette délicate fleur de sentiment, cette
verdeur de pensée, cette noble pureté de
151

conscience qui ne nous laisse jamais transiger
avec le mal, nous sentons vivement nos devoirs ;
notre honneur parle haut et se fait écouter ; nous
sommes francs et sans détour : ainsi étais-je alors.
Je voulus justifier la confiance de mon père.
Naguère, je lui aurais dérobé délicieusement une
chétive somme ; mais portant avec lui le fardeau
de ses affaires, de son nom, de sa maison, je lui
eusse donné secrètement mes biens, mes
espérances, comme je lui sacrifiais mes plaisirs ;
heureux même de mon sacrifice ! Aussi, quand
monsieur de Villèle exhuma, tout exprès pour
nous, un décret impérial sur les déchéances, et
nous eut ruinés, signai-je la vente de mes
propriétés, n’en gardant qu’une île sans valeur,
située au milieu de la Loire, et où se trouvait le
tombeau de ma mère. Aujourd’hui, peut-être, les
arguments, les détours, les discussions
philosophiques, philanthropiques et politiques ne
me manqueraient pas pour me dispenser de faire
ce que mon avoué nommait une bêtise. Mais à
vingt et un ans, nous sommes, je le répète, tout
générosité, tout chaleur, tout amour. Les larmes
que je vis dans les yeux de mon père furent alors
152

pour moi la plus belle des fortunes, et le souvenir
de ces larmes a souvent consolé ma misère. Dix
mois après avoir payé ses créanciers, mon père
mourut de chagrin. Il m’adorait et m’avait ruiné ;
cette idée le tua. En 1826, à l’âge de vingt-deux
ans, vers la fin de l’automne, je suivis tout seul le
convoi de mon premier ami, de mon père. Peu de
jeunes gens se sont trouvés, seuls avec leurs
pensées, derrière un corbillard, perdus dans Paris,
sans avenir, sans fortune. Les orphelins recueillis
par la charité publique ont au moins pour avenir
le champ de bataille, pour père le gouvernement
ou le procureur du roi, pour refuge un hospice.
Moi, je n’avais rien ! Trois mois après, un
commissaire-priseur me remit onze cent douze
francs, produit net et liquide de la succession
paternelle. Des créanciers m’avaient obligé à
vendre notre mobilier. Accoutumé dès ma
jeunesse à donner une grande valeur aux objets
de luxe dont j’étais entouré, je ne pus
m’empêcher de marquer une sorte d’étonnement
à l’aspect de ce reliquat exigu. « – Oh ! me dit le
commissaire-priseur, tout cela était bien
rococo. » Mot épouvantable qui flétrissait toutes
153

les religions de mon enfance et me dépouillait de
mes premières illusions, les plus chères de toutes.
Ma fortune se résumait par un bordereau de
vente, mon avenir gisait dans un sac de toile qui
contenait onze cent douze francs, la société
m’apparaissait en la personne d’un huissier-
priseur qui me parlait le chapeau sur la tête. Un
valet de chambre qui me chérissait, et auquel ma
mère avait jadis constitué quatre cents francs de
rente viagère, Jonathas me dit en quittant la
maison d’où j’étais si souvent sorti joyeusement
en voiture pendant mon enfance : – Soyez bien
économe, monsieur Raphaël ! Il pleurait, le bon
homme. Tels sont, mon cher Émile, les
événements qui maîtrisèrent ma destinée,
modifièrent mon âme, et me placèrent jeune
encore dans la plus fausse de toutes les situations
sociales. Des liens de famille, mais faibles,
m’attachaient à quelques maisons riches dont
l’accès m’eût été interdit par ma fierté, si le
mépris et l’indifférence ne m’en eussent déjà
fermé les portes. Quoique parent de personnes
très influentes et prodigues de leur protection
pour des étrangers, je n’avais ni parents ni
154

protecteurs. Sans cesse arrêtée dans ses
expansions, mon âme s’était repliée sur elle-
même : plein de franchise et de naturel, je devais
paraître froid, dissimulé ; le despotisme de mon
père m’avait ôté toute confiance en moi ; j’étais
timide et gauche, je ne croyais pas que ma voix
pût exercer le moindre empire, je me déplaisais,
je me trouvais laid, j’avais honte de mon regard.
Malgré la voix intérieure qui doit soutenir les
hommes de talent dans leurs luttes, et qui me
criait : Courage ! marche ! malgré les révélations
soudaines de ma puissance dans la solitude,
malgré l’espoir dont j’étais animé en comparant
les ouvrages nouveaux admirés du public à ceux
qui voltigeaient dans ma pensée, je doutais de
moi comme un enfant. J’étais la proie d’une
excessive ambition, je me croyais destiné à de
grandes choses, et me sentais dans le néant.
J’avais besoin des hommes, et je me trouvais sans
amis ; je devais me frayer une route dans le
monde, et j’y restais seul, moins craintif que
honteux. Pendant l’année où je fus jeté par mon
père dans le tourbillon de la haute société, j’y
vins avec un cœur neuf, avec une âme fraîche.
155

Comme tous les grands enfants, j’aspirai
secrètement à de belles amours. Je rencontrai
parmi les jeunes gens de mon âge une secte de
fanfarons qui allaient tête levée, disant des riens,
s’asseyant sans trembler près des femmes qui me
semblaient les plus imposantes, débitant des
impertinences, mâchant le bout de leurs cannes,
minaudant, se prostituant à eux-mêmes les plus
jolies personnes, mettant ou prétendant avoir mis
leurs têtes sur tous les oreillers, ayant l’air d’être
au refus du plaisir, considérant les plus
vertueuses, les plus prudes comme de prise facile
et pouvant être conquises à la simple parole, au
moindre geste hardi, par le premier regard
insolent ! Je te le déclare, en mon âme et
conscience, la conquête du pouvoir ou d’une
grande renommée littéraire me paraissait un
triomphe moins difficile à obtenir qu’un succès
auprès d’une femme de haut rang, jeune,
spirituelle et gracieuse. Je trouvai donc les
troubles de mon cœur, mes sentiments, mes
cultes en désaccord avec les maximes de la
société. J’avais de la hardiesse, mais dans l’âme
seulement, et non dans les manières. J’ai su plus
156

tard que les femmes ne voulaient pas être
mendiées. J’en ai beaucoup vu que j’adorais de
loin, auxquelles je livrais un cœur à toute
épreuve, une âme à déchirer, une énergie qui ne
s’effrayait ni des sacrifices, ni des tortures ; elles
appartenaient à des sots dont je n’aurais pas
voulu pour portiers. Combien de fois, muet,
immobile, n’ai-je pas admiré la femme de mes
rêves, surgissant dans un bal ! Dévouant alors en
pensée mon existence à des caresses éternelles,
j’imprimais toutes mes espérances en un regard,
et lui offrais dans mon extase un amour de jeune
homme qui courait au-devant des tromperies. En
certains moments, j’aurais donné ma vie pour une
seule nuit. Eh bien ! n’ayant jamais trouvé
d’oreilles à qui confier mes propos passionnés, de
regards où reposer les miens, de cœur pour mon
cœur, j’ai vécu dans tous les tourments d’une
impuissante énergie qui se dévorait elle-même,
soit faute de hardiesse ou d’occasions, soit
inexpérience. Peut-être ai-je désespéré de me
faire comprendre, ou tremblé d’être trop compris.
Et cependant j’avais un orage tout prêt à chaque
regard poli que l’on pouvait m’adresser. Malgré
157

ma promptitude à prendre ce regard ou des mots
en apparence affectueux comme de tendres
engagements, je n’ai jamais osé ni parler ni me
taire à propos. À force de sentiment ma parole
était insignifiante, et mon silence était stupide.
J’avais sans doute trop de naïveté pour une
société factice qui vit aux lumières, et rend toutes
ses pensées par des phrases convenues, ou des
mots que dicte la mode. Puis je ne savais point
parler en me taisant, ni me taire en parlant. Enfin,
gardant en moi des feux qui me brûlaient, ayant
une âme semblable à celles que les femmes
souhaitent de rencontrer, en proie à cette
exaltation dont elles sont avides, possédant
l’énergie dont se vantent les sots, toutes les
femmes m’ont été traîtreusement cruelles. Aussi,
admirais-je naïvement les héros de coterie quand
ils célébraient leurs triomphes, sans les
soupçonner de mensonge. J’avais sans doute le
tort de désirer un amour sur parole, de vouloir
trouver grande et forte dans un cœur de femme
frivole et légère, affamée de luxe, ivre de vanité,
cette passion large, cet océan qui battait
tempêtueusement dans mon cœur. Oh ! se sentir
158

né pour aimer, pour rendre une femme bien
heureuse, et ne pas avoir trouvé même une
courageuse et noble Marceline ou quelque vieille
marquise ! Porter des trésors dans une besace et
ne pouvoir rencontrer personne, pas même une
enfant, quelque jeune fille curieuse, pour les lui
faire admirer. J’ai souvent voulu me tuer de
désespoir.
– Joliment tragique ce soir ! s’écria Émile.
– Eh ! laisse-moi condamner ma vie, répondit
Raphaël. Si ton amitié n’a pas la force d’écouter
mes élégies, si tu ne peux me faire crédit d’une
demi-heure d’ennui, dors ! Mais ne me demande
plus compte de mon suicide qui gronde, qui se
dresse, qui m’appelle et que je salue. Pour juger
un homme, au moins faut-il être dans le secret de
sa pensée, de ses malheurs, de ses émotions ; ne
vouloir connaître de sa vie que les événements
matériels, c’est faire de la chronologie, l’histoire
des sots !
Le ton amer avec lequel ces paroles furent
prononcées frappa si vivement Émile que, dès ce
moment, il prêta toute son attention à Raphaël en
159

le regardant d’un air hébété.
– Mais, reprit le narrateur, maintenant la lueur
qui colore ces accidents leur prête un nouvel
aspect. L’ordre des choses que je considérais
jadis comme un malheur a peut-être engendré les
belles facultés dont plus tard je me suis
enorgueilli. La curiosité philosophique, les
travaux excessifs, l’amour de la lecture qui,
depuis l’âge de sept ans jusqu’à mon entrée dans
le monde, ont constamment occupé ma vie, ne
m’auraient-ils pas doué de la facile puissance
avec laquelle, s’il faut vous en croire, je sais
rendre mes idées et marcher en avant dans le
vaste champ des connaissances humaines ?
L’abandon auquel j’étais condamné, l’habitude
de refouler mes sentiments et de vivre dans mon
cœur ne m’ont-ils pas investi du pouvoir de
comparer, de méditer ? En ne se perdant pas au
service des irritations mondaines qui rapetissent
la plus belle âme et la réduisent à l’état de
guenille, ma sensibilité ne s’est-elle pas
concentrée pour devenir l’organe perfectionné
d’une volonté plus haute que le vouloir de la
passion ? Méconnu par les femmes, je me
160

souviens de les avoir observées avec la sagacité
de l’amour dédaigné. Maintenant, je le vois, la
sincérité de mon caractère a dû leur déplaire !
Peut-être veulent-elles un peu d’hypocrisie ? Moi
qui suis tour à tour, dans la même heure, homme
et enfant, futile et penseur, sans préjugés et plein
de superstitions, souvent femme comme elles,
n’ont-elles pas dû prendre ma naïveté pour du
cynisme, et la pureté même de ma pensée pour du
libertinage ? La science leur était ennui, la
langueur féminine faiblesse. Cette excessive
mobilité d’imagination, le malheur des poètes,
me faisait sans doute juger comme un être
incapable d’amour, sans constance dans les idées,
sans énergie. Idiot quand je me taisais, je les
effarouchais peut-être quand j’essayais de leur
plaire. Les femmes m’ont condamné. J’ai
accepté, dans les larmes et le chagrin, l’arrêt
porté par le monde. Cette peine a produit son
fruit. Je voulus me venger de la société, je voulus
posséder l’âme de toutes les femmes en me
soumettant les intelligences, et voir tous les
regards fixés sur moi quand mon nom serait
prononcé par un valet à la porte d’un salon. Je
161

m’instituai grand homme. Dès mon enfance, je
m’étais frappé le front en me disant comme
André de Chénier : « Il y a quelque chose là ! »
Je croyais sentir en moi une pensée à exprimer,
un système à établir, une science à expliquer. Ô
mon cher Émile ! aujourd’hui que j’ai vingt-six
ans à peine, que je suis sûr de mourir inconnu,
sans avoir jamais été l’amant de la femme que
j’ai rêvé de posséder, laisse-moi te conter mes
folies ? N’avons-nous pas tous, plus ou moins,
pris nos désirs pour des réalités ? Ah ! je ne
voudrais point pour ami d’un jeune homme qui
dans ses rêves ne se serait pas tressé des
couronnes, construit quelque piédestal ou donné
de complaisantes maîtresses. Moi ! j’ai souvent
été général, empereur, j’ai été Byron, puis rien.
Après avoir joué sur le faîte des choses humaines,
je m’apercevais que toutes les montagnes, toutes
les difficultés restaient à gravir. Cet immense
amour-propre qui bouillonnait en moi, cette
croyance sublime à une destinée, et qui devient
du génie peut-être, quand un homme ne se laisse
pas déchiqueter l’âme par le contact des affaires
aussi facilement qu’un mouton abandonne sa
162

laine aux épines des halliers où il passe, tout cela
me sauva. Je voulus me couvrir de gloire et
travailler dans le silence pour la maîtresse que
j’espérais avoir un jour. Toutes les femmes se
résumaient par une seule, et cette femme je
croyais la rencontrer dans la première qui
s’offrait à mes regards. Mais, voyant une reine
dans chacune d’elles, toutes devaient, comme les
reines qui sont obligées de faire des avances à
leurs amants, venir un peu au-devant de moi,
souffreteux, pauvre et timide. Ah ! pour celle qui
m’eût plaint, j’avais dans le cœur tant de
reconnaissance outre l’amour, que je l’eusse
adorée pendant toute sa vie. Plus tard, mes
observations m’ont appris de cruelles vérités.
Ainsi, mon cher Émile, je risquais de vivre
éternellement seul. Les femmes sont habituées,
par je ne sais quelle pente de leur esprit, à ne voir
dans un homme de talent que ses défauts, et dans
un sot que ses qualités ; elles éprouvent de
grandes sympathies pour les qualités du sot qui
sont une flatterie perpétuelle de leurs propres
défauts, tandis que l’homme supérieur ne leur
offre pas assez de jouissances pour compenser
163

ses imperfections. Le talent est une fièvre
intermittente, nulle femme n’est jalouse d’en
partager seulement les malaises ; toutes veulent
trouver dans leurs amants des motifs de satisfaire
leur vanité ; c’est elles encore qu’elles aiment en
nous ! Un homme pauvre, fier, artiste, doué du
pouvoir de créer, n’est-il pas armé d’un blessant
égoïsme ? il existe autour de lui je ne sais quel
tourbillon de pensées dans lequel il enveloppe
tout, même sa maîtresse, qui doit en suivre le
mouvement. Une femme adulée peut-elle croire à
l’amour d’un tel homme ? Ira-t-elle le chercher ?
Cet amant n’a pas le loisir de s’abandonner
autour d’un divan à ces petites singeries de
sensibilité auxquelles les femmes tiennent tant et
qui sont le triomphe des gens faux et insensibles.
Le temps manque à ses travaux, comment en
dépenserait-il à se rapetisser, à se chamarrer ?
Prêt à donner ma vie d’un coup, je ne l’aurais pas
avilie en détail. Enfin il existe, dans le manège
d’un agent de change qui fait les commissions
d’une femme pâle et minaudière, je ne sais quoi
de mesquin dont l’artiste a horreur. L’amour
abstrait ne suffit pas à un homme pauvre et grand,
164

il en veut tous les dévouements. Les petites
créatures qui passent leur vie à essayer des
cachemires ou se font les porte-manteaux de la
mode, n’ont pas de dévouement, elles en exigent
et voient dans l’amour le plaisir de commander,
non celui d’obéir. La véritable épouse en cœur,
en chair et en os, se laisse traîner là où va celui en
qui réside sa vie, sa force, sa gloire, son bonheur.
Aux hommes supérieurs, il faut des femmes
orientales dont l’unique pensée soit l’étude de
leurs besoins : pour eux, le malheur est dans le
désaccord de leurs désirs et des moyens. Moi, qui
me croyais homme de génie, j’aimais
précisément ces petites maîtresses ! Nourrissant
des idées si contraires aux idées reçues, ayant la
prétention d’escalader le ciel sans échelle,
possédant des trésors qui n’avaient pas cours,
armé de connaissances étendues qui
surchargeaient ma mémoire et que je n’avais pas
encore classées, que je ne m’étais point
assimilées ; me trouvant sans parents, sans amis,
seul au milieu du plus affreux désert, un désert
pavé, un désert animé, pensant, vivant, où tout
vous est bien plus qu’ennemi, indifférent ! la
165

résolution que je pris était naturelle, quoique
folle ; elle comportait je ne sais quoi d’impossible
qui me donna du courage. Ce fut comme un parti
fait avec moi-même, et dont j’étais le joueur et
l’enjeu. Voici mon plan. Mes onze cents francs
devaient suffire à ma vie pendant trois ans ; je
m’accordais ce temps pour mettre au jour un
ouvrage qui pût attirer l’attention publique sur
moi, me faire une fortune ou un nom. Je me
réjouissais en pensant que j’allai vivre de pain et
de lait, comme un solitaire de la Thébaïde, plongé
dans le monde des livres et des idées, dans une
sphère inaccessible, au milieu de ce Paris si
tumultueux, sphère de travail et de silence, où,
comme les chrysalides, je me bâtissais une tombe
pour renaître brillant et glorieux. J’allais risquer
de mourir pour vivre. En réduisant l’existence à
ses vrais besoins, au strict nécessaire, je trouvais
que trois cent soixante-cinq francs par an
devaient suffire à ma pauvreté. En effet, cette
maigre somme a satisfait à ma vie, tant que j’ai
voulu subir ma propre discipline claustrale.
– C’est impossible, s’écria Émile.
166

– J’ai vécu près de trois ans ainsi, répondit
Raphaël avec une sorte de fierté. Comptons !
reprit-il. Trois sous de pain, deux sous de lait,
trois sous de charcuterie m’empêchaient de
mourir de faim et tenaient mon esprit dans un état
de lucidité singulière. J’ai observé, tu le sais, de
merveilleux effets produits par la diète sur
l’imagination. Mon logement me coûtait trois
sous par jour, je brûlais pour trois sous d’huile
par nuit, je faisais moi-même ma chambre, je
portais des chemises de flanelle pour ne dépenser
que deux sous de blanchissage par jour. Je me
chauffais avec du charbon de terre, dont le prix
divisé par les jours de l’année n’a jamais donné
plus de deux sous pour chacun ; j’avais des
habits, du linge, des chaussures pour trois années,
je ne voulais m’habiller que pour aller à certains
cours publics et aux bibliothèques. Ces dépenses
réunies ne faisaient que dix-huit sous, il me
restait deux sous pour les choses imprévues. Je ne
me souviens pas d’avoir, pendant cette longue
période de travail, passé le Pont-des-Arts, ni
d’avoir jamais acheté d’eau ; j’allais en chercher
le matin, à la fontaine de la place Saint-Michel,
167

au coin de la rue des Grès. Oh ! je portais ma
pauvreté fièrement. Un homme qui pressent un
bel avenir marche dans sa vie de misère comme
un innocent conduit au supplice, il n’a point
honte. Je n’avais pas voulu prévoir la maladie :
comme Aquilina, j’envisageais l’hôpital sans
terreur. Je n’ai pas douté un moment de ma bonne
santé. D’ailleurs, le pauvre ne doit se coucher que
pour mourir. Je me coupai les cheveux, jusqu’au
moment où un ange d’amour ou de bonté… Mais
je ne veux pas anticiper sur la situation à laquelle
j’arrive. Apprends seulement, mon cher ami, qu’à
défaut de maîtresse, je vécus avec une grande
pensée, avec un rêve, un mensonge auquel nous
commençons tous par croire plus ou moins.
Aujourd’hui je ris de moi, de ce moi, peut-être
saint et sublime, qui n’existe plus. La société, le
monde, nos usages, nos mœurs, vus de près,
m’ont révélé le danger de ma croyance innocente
et la superfluité de mes fervents travaux. Ces
approvisionnements sont inutiles à l’ambitieux :
que léger soit le bagage de qui poursuit la
fortune. La faute des hommes supérieurs est de
dépenser leurs jeunes années à se rendre dignes
168

de la faveur. Pendant qu’ils thésaurisent, leur
force est la science pour porter sans effort le
poids d’une puissance qui les fuit ; les intrigants,
riches de mots et dépourvus d’idées, vont et
viennent, surprennent les sots, et se logent dans la
confiance des demi-niais : les uns étudient, les
autres marchent ; les uns sont modestes, les
autres hardis ; l’homme de génie tait son orgueil,
l’intrigant arbore le sien et doit arriver
nécessairement. Les hommes du pouvoir ont si
fort besoin de croire au mérite tout fait, au talent
effronté, qu’il y a chez le vrai savant de
l’enfantillage à espérer des récompenses
humaines. Je ne cherche certes pas à paraphraser
les lieux communs de la vertu, le cantique des
cantiques éternellement chanté par les génies
méconnus ; je veux déduire logiquement la raison
des fréquents succès obtenus par les hommes
médiocres. Hélas ! l’étude est si maternellement
bonne, qu’il y a peut-être crime à lui demander
des récompenses autres que les pures et douces
joies dont elle nourrit ses enfants. Je me souviens
d’avoir quelquefois trempé gaiement mon pain
dans mon lait, assis auprès de ma fenêtre en y
169

respirant l’air, en laissant planer mes yeux sur un
paysage de toits bruns, grisâtres, rouges, en
ardoises, en tuiles, couverts de mousses jaunes ou
vertes. Si d’abord cette vue me parut monotone,
j’y découvris bientôt de singulières beautés :
tantôt le soir des raies lumineuses, parties des
volets mal fermés, nuançaient et animaient les
noires profondeurs de ce pays original ; tantôt les
lueurs pâles des réverbères projetaient d’en bas
des reflets jaunâtres à travers le brouillard, et
accusaient faiblement dans les rues les
ondulations de ces toits pressés, océan de vagues
immobiles ; parfois de rares figures
apparaissaient au milieu de ce morne désert.
Parmi les fleurs de quelque jardin aérien,
j’entrevoyais le profil anguleux et crochu d’une
vieille femme arrosant des capucines, ou dans le
cadre d’une lucarne pourrie quelque jeune fille
faisant sa toilette, se croyant seule, et dont je ne
pouvais apercevoir que le beau front et les longs
cheveux élevés en l’air par un joli bras blanc.
J’admirais dans les gouttières quelques
végétations éphémères, pauvres herbes bientôt
emportées par un orage ! J’étudiais les mousses,
170

leurs couleurs ravivées par la pluie, et qui sous le
soleil se changeaient en un velours sec et brun à
reflets capricieux. Enfin les poétiques et fugitifs
effets du jour, les tristesses du brouillard, les
soudains pétillements du soleil, le silence et les
magies de la nuit, les mystères de l’aurore, les
fumées de chaque cheminée, tous les accidents de
cette singulière nature m’étaient devenus
familiers et me divertissaient. J’aimais ma prison,
elle était volontaire. Ces savanes de Paris formées
par des toits nivelés comme une plaine, mais qui
couvraient des abîmes peuplés, allaient à mon
âme et s’harmoniaient avec mes pensées. Il est
fatigant de retrouver brusquement le monde
quand nous descendons des hauteurs célestes où
nous entraînent les méditations scientifiques.
Aussi ai-je alors parfaitement conçu la nudité des
monastères. Quand je fus bien résolu à suivre
mon nouveau plan de vie, je cherchai mon logis
dans les quartiers les plus déserts de Paris. Un
soir, en revenant de l’Estrapade, je passais par la
rue des Cordiers pour retourner chez moi. À
l’angle de la rue de Cluny, je vis une petite fille
d’environ quatorze ans, qui jouait au volant avec
171

une de ses camarades, et dont les rires et les
espiègleries amusaient les voisins. Il faisait beau,
la soirée était chaude, le mois de septembre durait
encore. Devant chaque porte, des femmes étaient
assises et devisaient comme dans une ville de
province par un jour de fête. J’observai d’abord
la jeune fille, dont la physionomie était d’une
admirable expression, et le corps tout posé pour
un peintre. C’était une scène ravissante. Je
cherchai la cause de cette bonhomie au milieu de
Paris, je remarquai que la rue n’aboutissait à rien,
et ne devait pas être très passante. En me
rappelant le séjour de J.-J. Rousseau dans ce lieu,
je trouvai l’hôtel Saint-Quentin, et le délabrement
dans lequel il était me fit espérer d’y rencontrer
un gîte peu coûteux. Je voulus le visiter. En
entrant dans une chambre basse, je vis les
classiques flambeaux de cuivre garnis de leurs
chandelles, méthodiquement rangés au-dessus de
chaque clef, et fus frappé de la propreté qui
régnait dans cette salle, ordinairement assez mal
tenue dans les autres hôtels. Elle était peignée
comme un tableau de genre : son lit bleu, les
ustensiles, les meubles, avaient la coquetterie
172

d’une nature de convention. La maîtresse de
l’hôtel, femme de quarante ans environ, dont les
traits exprimaient des malheurs, dont le regard
était comme terni par des pleurs, se leva, vint à
moi ; je lui soumis humblement le tarif de mon
loyer. Sans en paraître étonnée, elle chercha une
clef parmi toutes les autres, et me conduisit dans
les mansardes, où elle me montra une chambre
qui avait vue sur les toits, sur les cours des
maisons voisines, par les fenêtres desquelles
passaient de longues perches chargées de linge.
Rien n’était plus horrible que cette mansarde aux
murs jaunes et sales, qui sentait la misère et
appelait son savant. La toiture s’y abaissait
régulièrement et les tuiles disjointes laissaient
voir le ciel. Il y avait place pour un lit, une table,
quelques chaises, et sous l’angle aigu du toit je
pouvais loger mon piano. N’étant pas assez riche
pour meubler cette cage digne des plombs de
Venise, la pauvre femme n’avait jamais pu la
louer. Ayant précisément excepté de la vente
mobilière que je venais de faire les objets qui
m’étaient en quelque sorte personnels, je fus
bientôt d’accord avec mon hôtesse, et m’installai
173

le lendemain chez elle. Je vécus dans ce sépulcre
aérien pendant près de trois ans, travaillant nuit et
jour sans relâche, avec tant de plaisir, que l’étude
me semblait être le plus beau thème, la plus
heureuse solution de la vie humaine. Le calme et
le silence nécessaires au savant ont je ne sais quoi
de doux, d’enivrant comme l’amour. L’exercice
de la pensée, la recherche des idées, les
contemplations tranquilles de la science nous
prodiguent d’ineffables délices, indescriptibles
comme tout ce qui participe de l’intelligence,
dont les phénomènes sont invisibles à nos sens
extérieurs. Aussi sommes-nous toujours forcés
d’expliquer les mystères de l’esprit par des
comparaisons matérielles. Le plaisir de nager
dans un lac d’eau pure, au milieu des rochers, des
bois et des fleurs, seul et caressé par une brise
tiède, donnerait aux ignorants une bien faible
image du bonheur que j’éprouvais quand mon
âme était baignée dans les lueurs de je ne sais
quelle lumière, quand j’écoutais les voix terribles
et confuses de l’inspiration, quand d’une source
inconnue les images ruisselaient dans mon
cerveau palpitant. Voir une idée qui pointe dans
174

le champ des abstractions humaines comme le
lever du soleil au matin et s’élève comme lui, qui,
mieux encore, grandit comme un enfant, arrive à
la puberté, se fait lentement virile, est une joie
supérieure aux autres joies terrestres, ou plutôt
c’est un divin plaisir. L’étude prête une sorte de
magie à tout ce qui nous environne. Le bureau
chétif sur lequel j’écrivais, et la basane brune qui
le couvrait, mon piano, mon lit, mon fauteuil, les
bizarreries de mon papier de tenture, mes
meubles, toutes ces choses s’animèrent, et
devinrent pour moi d’humbles amis, les
complices silencieux de mon avenir. Combien de
fois ne leur ai-je pas communiqué mon âme, en
les regardant ? Souvent, en laissant voyager mes
yeux sur une moulure déjetée, je rencontrais des
développements nouveaux, une preuve frappante
de mon système ou des mots que je croyais
heureux pour rendre des pensées presque
intraduisibles. À force de contempler les objets
qui m’entouraient, je trouvais à chacun sa
physionomie, son caractère ; souvent ils me
parlaient : si, par-dessus les toits, le soleil
couchant jetait à travers mon étroite fenêtre
175

quelque lueur furtive, ils se coloraient,
pâlissaient, brillaient, s’attristaient ou
s’égayaient, en me surprenant toujours par des
effets nouveaux. Ces menus accidents de la vie
solitaire, qui échappent aux préoccupations du
monde, sont la consolation des prisonniers.
N’étais-je pas captivé par une idée, emprisonné
dans un système ; mais soutenu par la perspective
d’une vie glorieuse ! À chaque difficulté vaincue,
je baisais les mains douces de la femme aux
beaux yeux, élégante et riche, qui devait un jour
caresser mes cheveux en me disant avec
attendrissement : Tu as bien souffert, pauvre
ange ! J’avais entrepris deux grandes œuvres.
Une comédie devait en peu de jours me donner
une renommée, une fortune, et l’entrée de ce
monde, où je voulais reparaître en y exerçant les
droits régaliens de l’homme de génie. Vous avez
tous vu dans ce chef-d’œuvre la première erreur
d’un jeune homme qui sort du collège, une
véritable niaiserie d’enfant. Vos plaisanteries ont
détruit de fécondes illusions, qui depuis ne se
sont plus réveillées. Toi seul, mon cher Émile, as
calmé la plaie profonde que d’autres firent à mon
176

cœur ! Toi seul admiras ma Théorie de la volonté,
ce long ouvrage pour lequel j’avais appris les
langues orientales, l’anatomie, la physiologie,
auquel j’avais consacré la plus grande partie de
mon temps ; œuvre qui, si je ne me trompe,
complétera les travaux de Mesmer, de Lavater, de
Gall, de Bichat, en ouvrant une nouvelle route à
la science humaine. Là s’arrête ma belle vie, ce
sacrifice de tous les jours, ce travail de ver-à-soie
inconnu au monde et dont la seule récompense
est peut-être dans le travail même. Depuis l’âge
de raison jusqu’au jour où j’eus terminé ma
théorie, j’ai observé, appris, écrit, lu sans relâche,
et ma vie fut comme un long pensum. Amant
efféminé de la paresse orientale, amoureux de
mes rêves, sensuel, j’ai toujours travaillé, me
refusant à goûter les jouissances de la vie
parisienne. Gourmand, j’ai été sobre ; aimant et la
marche et les voyages maritimes, désirant visiter
plusieurs pays, trouvant encore du plaisir à faire,
comme un enfant, ricocher des cailloux sur l’eau,
je suis resté constamment assis, une plume à la
main ; bavard, j’allais écouter en silence les
professeurs aux Cours publics de la Bibliothèque
177

et du Muséum ; j’ai dormi sur mon grabat
solitaire comme un religieux de l’ordre de Saint-
Benoît, et la femme était cependant ma seule
chimère, une chimère que je caressais et qui me
fuyait toujours ! Enfin ma vie a été une cruelle
antithèse, un perpétuel mensonge. Puis jugez
donc les hommes ! Parfois mes goûts naturels se
réveillaient comme un incendie longtemps couvé.
Par une sorte de mirage ou de calenture, moi,
veuf de toutes les femmes que je désirais, dénué
de tout et logé dans une mansarde d’artiste, je me
voyais alors entouré de maîtresses ravissantes ! Je
courais à travers les rues de Paris, couché sur les
moelleux coussins d’un brillant équipage ! J’étais
rongé de vices, plongé dans la débauche, voulant
tout, ayant tout ; enfin ivre à jeun, comme saint
Antoine dans sa tentation. Heureusement le
sommeil finissait par éteindre ces visions
dévorantes ; le lendemain la science m’appelait
en souriant, et je lui étais fidèle. J’imagine que
les femmes dites vertueuses doivent être souvent
la proie de ces tourbillons de folie, de désirs et de
passions, qui s’élèvent en nous, malgré nous. De
tels rêves ne sont pas sans charmes : ne
178

ressemblent-ils pas à ces causeries du soir, en
hiver, où l’on part de son foyer pour aller en
Chine. Mais que devient la vertu, pendant ces
délicieux voyages où la pensée a franchi tous les
obstacles ? Pendant les dix premiers mois de ma
réclusion, je menai la vie pauvre et solitaire que
je t’ai dépeinte : j’allais chercher moi-même, dès
le matin et sans être vu, mes provisions pour la
journée ; je faisais ma chambre, j’étais tout
ensemble le maître et le serviteur, je diogénisais
avec une incroyable fierté. Mais après ce temps,
pendant lequel l’hôtesse et sa fille espionnèrent
mes mœurs et mes habitudes, examinèrent ma
personne et comprirent ma misère, peut-être
parce qu’elles étaient elles-mêmes fort
malheureuses, il s’établit d’inévitables liens entre
elles et moi. Pauline, cette charmante créature
dont les grâces naïves et secrètes m’avaient en
quelque sorte amené là, me rendit plusieurs
services qu’il me fut impossible de refuser.
Toutes les infortunes sont sœurs : elles ont le
même langage, la même générosité, la générosité
de ceux qui ne possédant rien sont prodigues de
sentiment ; paient de leur temps et de leur
179

personne. Insensiblement Pauline s’impatronisa
chez moi, voulut me servir et sa mère ne s’y
opposa point. Je vis la mère elle-même
raccommodant mon linge et rougissant d’être
surprise à cette charitable occupation. Devenu
malgré moi leur protégé, j’acceptai leurs services.
Pour comprendre cette singulière affection, il faut
connaître l’emportement du travail, la tyrannie
des idées et cette répugnance instinctive
qu’éprouve pour les détails de la vie matérielle
l’homme qui vit par la pensée. Pouvais-je résister
à la délicate attention avec laquelle Pauline
m’apportait à pas muets mon repas frugal, quand
elle s’apercevait que, depuis sept ou huit heures,
je n’avais rien pris ? Avec les grâces de la femme
et l’ingénuité de l’enfance, elle me souriait en
faisant un signe pour me dire que je ne devais pas
la voir. C’était Ariel se glissant comme un sylphe
sous mon toit, et prévoyant mes besoins. Un soir,
Pauline me raconta son histoire avec une
touchante ingénuité. Son père était chef
d’escadron dans les grenadiers à cheval de la
garde impériale. Au passage de la Bérésina, il
avait été fait prisonnier par les Cosaques. Plus
180

tard, quand Napoléon proposa de l’échanger, les
autorités russes le firent vainement chercher en
Sibérie. Au dire des autres prisonniers, il s’était
échappé avec le projet d’aller aux Indes. Depuis
ce temps, madame Gaudin, mon hôtesse, n’avait
pu obtenir aucune nouvelle de son mari. Les
désastres de 1814 et 1815 étaient arrivés. Seule,
sans ressources et sans secours, elle avait pris le
parti de tenir un hôtel garni pour faire vivre sa
fille. Elle espérait toujours revoir son mari. Son
plus cruel chagrin était de laisser Pauline sans
éducation, sa Pauline, filleule de la princesse
Borghèse, et qui n’aurait pas dû mentir aux belles
destinées promises par son impériale protectrice.
Quand madame Gaudin me confia cette amère
douleur qui la tuait, et me dit avec un accent
déchirant : « Je donnerais bien et le chiffon de
papier qui crée Gaudin baron de l’empire, et le
droit que nous avons à la dotation de Wistchnau,
pour savoir Pauline élevée à Saint-Denis ! » tout
à coup je tressaillis, et pour reconnaître les soins
que me prodiguaient ces deux femmes, j’eus
l’idée de m’offrir à finir l’éducation de Pauline.
La candeur avec laquelle ces deux femmes
181

acceptèrent ma proposition fut égale à la naïveté
qui la dictait. J’eus ainsi des heures de récréation.
La petite avait les plus heureuses dispositions :
elle apprit avec tant de facilité, qu’elle devint
bientôt plus forte que je ne l’étais sur le piano. En
s’accoutumant à penser tout haut près de moi,
elle déployait les mille gentillesses d’un cœur qui
s’ouvre à la vie comme le calice d’une fleur
lentement dépliée par le soleil. Elle m’écoutait
avec recueillement et plaisir, en arrêtant sur moi
ses yeux noirs et veloutés qui semblaient sourire.
Elle répétait ses leçons d’un accent doux et
caressant, en témoignant une joie enfantine quand
j’étais content d’elle. Sa mère, chaque jour plus
inquiète d’avoir à préserver de tout danger une
jeune fille qui développait en croissant toutes les
promesses faites par les grâces de son enfance, la
vit avec plaisir s’enfermer pendant toute la
journée pour étudier. Mon piano étant le seul
dont elle pût se servir, elle profitait de mes
absences pour s’exercer. Quand je rentrais, je la
trouvais chez moi, dans la toilette la plus
modeste ; mais au moindre mouvement, sa taille
souple et les attraits de sa personne se révélaient
182

sous l’étoffe grossière. Elle avait un pied mignon
dans d’ignobles souliers, comme l’héroïne du
conte de Peau-d’Âne. Mais ses jolis trésors, sa
richesse de jeune fille, tout ce luxe de beauté fut
comme perdu pour moi. Je m’étais ordonné à
moi-même de ne voir qu’une sœur en Pauline,
j’aurais eu horreur de tromper la confiance de sa
mère, j’admirais cette charmante fille comme un
tableau, comme le portrait d’une maîtresse morte.
Enfin, c’était mon enfant, ma statue. Pygmalion
nouveau, je voulais faire d’une vierge vivante et
colorée, sensible et parlante, un marbre. J’étais
très sévère avec elle, mais plus je lui faisais
éprouver les effets de mon despotisme magistral,
plus elle devenait douce et soumise. Si je fus
encouragé dans ma retenue et dans ma continence
par des sentiments nobles, néanmoins les raisons
de procureur ne me manquèrent pas. Je ne
comprends point la probité des écus sans la
probité de la pensée. Tromper une femme ou
faire faillite a toujours été même chose pour moi.
Aimer une jeune fille ou se laisser aimer par elle
constitue un vrai contrat dont les conditions
doivent être bien entendues. Nous sommes
183

maîtres d’abandonner la femme qui se vend, mais
non pas la jeune fille qui se donne : elle ignore
l’étendue de son sacrifice. J’aurais donc épousé
Pauline, et c’eût été une folie : n’était-ce pas
livrer une âme douce et vierge à d’effroyables
malheurs ? Mon indigence parlait son langage
égoïste, et venait toujours mettre sa main de fer
entre cette bonne créature et moi. Puis, je l’avoue
à ma honte, je ne conçois pas l’amour dans la
misère. Peut-être est-ce en moi une dépravation
due à cette maladie humaine que nous nommons
la civilisation ; mais une femme, fût-elle
attrayante autant que la belle Hélène, la Galatée
d’Homère, n’a plus aucun pouvoir sur mes sens
pour peu qu’elle soit crottée. Ah ! vive l’amour
dans la soie, sur le cachemire, entouré des
merveilles du luxe qui le parent merveilleusement
bien, parce que lui-même est un luxe peut-être.
J’aime à froisser sous mes désirs de pimpantes
toilettes, à briser des fleurs, à porter une main
dévastatrice dans les élégants édifices d’une
coiffure embaumée. Des yeux brûlants, cachés
par un voile de dentelle que les regards percent
comme la flamme déchire la fumée du canon,
184

m’offrent de fantastiques attraits. Mon amour
veut des échelles de soie escaladées en silence,
par une nuit d’hiver. Quel plaisir d’arriver
couvert de neige dans une chambre éclairée par
des parfums, tapissée de soies peintes, et d’y
trouver une femme qui, elle aussi, secoue de la
neige : car quel autre nom donner à ces voiles de
voluptueuses mousselines à travers lesquels elle
se dessine vaguement comme un ange dans son
nuage, et d’où elle va sortir ? Puis il me faut
encore un craintif bonheur, une audacieuse
sécurité. Enfin je veux revoir cette mystérieuse
femme, mais éclatante, mais au milieu du monde,
mais vertueuse, environnée d’hommages, vêtue
de dentelles, de diamants, donnant ses ordres à la
ville, et si haut placée et si imposante que nul
n’ose lui adresser des vœux. Au milieu de sa
cour, elle me jette un regard à la dérobée, un
regard qui dément ces artifices, un regard qui me
sacrifie le monde et les hommes ! Certes, je me
suis vingt fois trouvé ridicule d’aimer quelques
aunes de blondes, du velours, de fines batistes,
les tours de force d’un coiffeur, des bougies, un
carrosse, un titre, d’héraldiques couronnes
185

peintes par des vitriers ou fabriquées par un
orfèvre, enfin tout ce qu’il y a de factice et de
moins femme dans la femme ; je me suis moqué
de moi, je me suis raisonné, tout a été vain. Une
femme aristocratique et son sourire fin, la
distinction de ses manières et son respect d’elle-
même m’enchantent ; quand elle met une barrière
entre elle et le monde, elle flatte en moi toutes les
vanités, qui sont la moitié de l’amour. Enviée par
tous, ma félicité me paraît avoir plus de saveur.
En ne faisant rien de ce que font les autres
femmes, en ne marchant pas, ne vivant pas
comme elles, en s’enveloppant dans un manteau
qu’elles ne peuvent avoir, en respirant des
parfums à elle, ma maîtresse me semble être bien
mieux à moi : plus elle s’éloigne de la terre,
même dans ce que l’amour a de terrestre, plus
elle s’embellit à mes yeux. En France,
heureusement pour moi, nous sommes depuis
vingt ans sans reine : j’eusse aimé la reine ! Pour
avoir les façons d’une princesse, une femme doit
être riche. En présence de mes romanesques
fantaisies, qu’était Pauline ? Pouvait-elle me
vendre des nuits qui coûtent la vie, un amour qui
186

tue et met en jeu toutes les facultés humaines ?
Nous ne mourons guère pour de pauvres filles qui
se donnent ! Je n’ai jamais pu détruire ces
sentiments ni ces rêveries de poète. J’étais né
pour l’amour impossible, et le hasard a voulu que
je fusse servi par delà mes souhaits. Combien de
fois n’ai-je pas vêtu de satin les pieds mignons de
Pauline, emprisonné sa taille svelte comme un
jeune peuplier dans une robe de gaze, jeté sur son
sein une légère écharpe en lui faisant fouler les
tapis de son hôtel et la conduisant à une voiture
élégante. Je l’eusse adorée ainsi. Je lui donnais
une fierté qu’elle n’avait pas, je la dépouillais de
toutes ses vertus, de ses grâces naïves, de son
délicieux naturel, de son sourire ingénu, pour la
plonger dans le Styx de nos vices et lui rendre le
cœur invulnérable, pour la farder de nos crimes,
pour en faire la poupée fantasque de nos salons,
une femme fluette qui se couche au matin pour
renaître le soir, à l’aurore des bougies. Elle était
tout sentiment, tout fraîcheur, je la voulais sèche
et froide. Dans les derniers jours de ma folie, le
souvenir m’a montré Pauline, comme il nous
peint les scènes de notre enfance. Plus d’une fois,
187

je suis resté attendri, songeant à de délicieux
moments : soit que je la revisse assise près de ma
table, occupée à coudre, paisible, silencieuse,
recueillie et faiblement éclairée par le jour qui,
descendant de ma lucarne, dessinait de légers
reflets argentés sur sa belle chevelure noire ; soit
que j’entendisse son rire jeune, ou sa voix au
timbre riche chanter les gracieuses cantilènes
qu’elle composait sans efforts. Souvent elle
s’exaltait en faisant de la musique : sa figure
ressemblait alors d’une manière frappante à la
noble tête par laquelle Carlo Dolci a voulu
représenter l’Italie. Ma cruelle mémoire me jetait
cette jeune fille à travers les excès de mon
existence comme un remords, comme une image
de la vertu ! Mais laissons la pauvre enfant à sa
destinée ! Quelque malheureuse qu’elle puisse
être, au moins l’aurai-je mise à l’abri d’un
effroyable orage, en évitant de la traîner dans
mon enfer.
Jusqu’à l’hiver dernier, ma vie fut la vie
tranquille et studieuse dont j’ai tâché de te donner
une faible image. Dans les premiers jours du
mois de décembre 1829, je rencontrai Rastignac,
188

qui, malgré le misérable état de mes vêtements,
me donna le bras et s’enquit de ma fortune avec
un intérêt vraiment fraternel. Pris à la glu de ses
manières, je lui racontai brièvement et ma vie et
mes espérances. Il se mit à rire, me traita tout à la
fois d’homme de génie et de sot. Sa voix
gasconne, son expérience du monde, l’opulence
qu’il devait à son savoir-faire, agirent sur moi
d’une manière irrésistible. Il me fit mourir à
l’hôpital, méconnu comme un niais, conduisit
mon propre convoi, me jeta dans le trou des
pauvres. Il me parla de charlatanisme. Avec cette
verve aimable qui le rend si séduisant, il me
montra tous les hommes de génie comme des
charlatans. Il me déclara que j’avais un sens de
moins, une cause de mort, si je restais seul, rue
des Cordiers. Selon lui, je devais aller dans le
monde, égoïser adroitement, habituer les gens à
prononcer mon nom et me dépouiller moi-même
de l’humble monsieur qui messeyait à un grand
homme de son vivant. – Les imbéciles, s’écria-t-
il, nomment ce métier-là intriguer, les gens à
morale le proscrivent sous le mot de vie
dissipée ; ne nous arrêtons pas aux hommes,
189

interrogeons les résultats. Toi, tu travailles : eh !
bien, tu ne feras jamais rien. Moi, je suis propre à
tout et bon à rien, paresseux comme un homard :
eh ! bien, j’arriverai à tout. Je me répands, je me
pousse, l’on me fait place : je me vante ? l’on me
croit. La dissipation, mon cher, est un système
politique. La vie d’un homme occupé à manger
sa fortune devient souvent une spéculation ; il
place ses capitaux en amis, en plaisirs, en
protecteurs, en connaissances. Un négociant
risquerait-il un million ? pendant vingt ans il ne
dort, ni ne boit, ni ne s’amuse ; il couve son
million, il le fait trotter par toute l’Europe ; il
s’ennuie, se donne à tous les démons que
l’homme a inventés ; puis une liquidation le
laisse souvent sans un sou, sans un nom, sans un
ami. Le dissipateur, lui, s’amuse à vivre, à faire
courir ses chevaux. Si par hasard il perd ses
capitaux, il a la chance d’être nommé receveur-
général, de se bien marier, d’être attaché à un
ministre, à un ambassadeur. Il a encore des amis,
une réputation et toujours de l’argent.
Connaissant les ressorts du monde, il les
manœuvre à son profit. Ce système est-il logique,
190

ou ne suis-je qu’un fou ? N’est-ce pas là la
moralité de la comédie qui se joue tous les jours
dans le monde ? Ton ouvrage est achevé, reprit-il
après une pause, tu as un talent immense ! Eh !
bien, tu arrives au point de départ. Il faut
maintenant faire ton succès toi-même, c’est plus
sûr. Tu iras conclure des alliances avec les
coteries, conquérir des prôneurs. Moi, je veux me
mettre de moitié dans ta gloire : je serai le
bijoutier qui aura monté les diamants de ta
couronne. Pour commencer, dit-il, sois ici demain
soir. Je te présenterai dans une maison où va tout
Paris, notre Paris à nous, celui des beaux, des
gens à millions, des célébrités, enfin des hommes
qui parlent d’or comme Chrysostome. Quand ils
ont adopté un livre, le livre devient à la mode ;
s’il est réellement bon, ils ont donné quelque
brevet de génie sans le savoir. Si tu as de l’esprit,
mon cher enfant, tu feras toi-même la fortune de
ta théorie en comprenant mieux la théorie de la
fortune. Demain soir tu verras la belle comtesse
Fœdora, la femme à la mode. – Je n’en ai jamais
entendu parler. – Tu es un Cafre, dit Rastignac en
riant. Ne pas connaître Fœdora ! Une femme à
191

marier qui possède près de quatre-vingt mille
livres de rentes, qui ne veut de personne ou dont
personne ne veut ! Espèce de problème féminin,
une Parisienne à moitié Russe, une Russe à
moitié Parisienne ! Une femme chez laquelle
s’éditent toutes les productions romantiques qui
ne paraissent pas, la plus belle femme de Paris, la
plus gracieuse ! Tu n’es même pas un Cafre, tu es
la bête intermédiaire qui joint le Cafre à l’animal.
Adieu, à demain. Il fit une pirouette et disparut
sans attendre ma réponse, n’admettant pas qu’un
homme raisonnable pût refuser d’être présenté à
Fœdora. Comment expliquer la fascination d’un
nom ? FŒDORA me poursuivit comme une
mauvaise pensée avec laquelle on cherche à
transiger. Une voix me disait : Tu iras chez
Fœdora. J’avais beau me débattre avec cette voix
et lui crier qu’elle mentait, elle écrasait tous mes
raisonnements avec ce nom : Fœdora. Mais ce
nom, cette femme n’étaient-ils pas le symbole de
tous mes désirs et le thème de ma vie ? Le nom
réveillait les poésies artificielles du monde,
faisait briller les fêtes du haut Paris et les
clinquants de la vanité ; la femme m’apparaissait
192

avec tous les problèmes de passion dont je
m’étais affolé. Ce n’était peut-être ni la femme ni
le nom, mais tous mes vices qui se dressaient
debout dans mon âme pour me tenter de nouveau.
La comtesse Fœdora, riche et sans amant,
résistant à des séductions parisiennes, n’était-ce
pas l’incarnation de mes espérances, de mes
visions ? Je me créai une femme, je la dessinai
dans ma pensée, je la rêvai. Pendant la nuit je ne
dormis pas, je devins son amant, je fis tenir en
peu d’heures une vie entière, une vie d’amour ;
j’en savourai les fécondes, les brûlantes délices.
Le lendemain, incapable de soutenir le supplice
d’attendre longuement la soirée, j’allai louer un
roman, et passai la journée à le lire, me mettant
ainsi dans l’impossibilité de penser ni de mesurer
le temps. Pendant ma lecture le nom de Fœdora
retentissait en moi comme un son que l’on entend
dans le lointain, qui ne vous trouble pas, mais qui
se fait écouter. Je possédais heureusement encore
un habit noir et un gilet blanc assez honorables ;
puis de toute ma fortune il me restait environ
trente francs, que j’avais semés dans mes hardes,
dans mes tiroirs, afin de mettre entre une pièce de
193

cent sous et mes fantaisies la barrière épineuse
d’une recherche et les hasards d’une
circumnavigation dans ma chambre. Au moment
de m’habiller, je poursuis mon trésor à travers un
océan de papiers. La rareté du numéraire peut te
faire concevoir ce que mes gants et mon fiacre
emportèrent de richesses : ils mangèrent le pain
de tout un mois. Hélas ! nous ne manquons
jamais d’argent pour nos caprices, nous ne
discutons que le prix des choses utiles ou
nécessaires. Nous jetons l’or avec insouciance à
des danseuses, et nous marchandons un ouvrier
dont la famille affamée attend le paiement d’un
mémoire. Combien de gens ont un habit de cent
francs, un diamant à la pomme de leur canne, et
dînent à vingt-cinq sous ! Il semble que nous
n’achetions jamais assez chèrement les plaisirs de
la vanité. Rastignac, fidèle au rendez-vous, sourit
de ma métamorphose et m’en plaisanta ; mais,
tout en allant chez la comtesse, il me donna de
charitables conseils sur la manière de me
conduire avec elle. Il me la peignit avare, vaine et
défiante ; mais avare avec faste, vaine avec
simplicité, défiante avec bonhomie. – Tu connais
194

mes engagements, me dit-il, et tu sais combien je
perdrais à changer d’amour. En observant
Fœdora j’étais désintéressé, de sang-froid, mes
remarques doivent être justes. En pensant à te
présenter chez elle, je songeais à ta fortune ; ainsi
prends garde à tout ce que tu lui diras : elle a une
mémoire cruelle, elle est d’une adresse à
désespérer un diplomate, elle saurait deviner le
moment où il dit vrai ; entre nous, je crois que
son mariage n’est pas reconnu par l’empereur, car
l’ambassadeur de Russie s’est mis à rire quand je
lui ai parlé d’elle. Il ne la reçoit pas, et la salue
fort légèrement quand il la rencontre au bois.
Néanmoins elle est de la société de madame de
Sérisy, va chez mesdames de Nucingen et de
Restaud. En France sa réputation est intacte ; la
duchesse de Carigliano, la maréchale la plus
collet-monté de toute la coterie bonapartiste, va
souvent passer avec elle la belle saison à sa terre.
Beaucoup de jeunes fats, le fils d’un pair de
France, lui ont offert un nom en échange de sa
fortune ; elle les a tous poliment éconduits. Peut-
être sa sensibilité ne commence-t-elle qu’au titre
de comte ! N’es-tu pas marquis ? marche en
195

avant si elle te plaît ! Voilà ce que j’appelle
donner des instructions. Cette plaisanterie me fit
croire que Rastignac voulait rire et piquer ma
curiosité, en sorte que ma passion improvisée
était arrivée à son paroxysme quand nous nous
arrêtâmes devant un péristyle orné de fleurs. En
montant un vaste escalier tapissé, où je remarquai
toutes les recherches du confort anglais, le cœur
me battit ; j’en rougissais : je démentais mon
origine, mes sentiments, ma fierté, j’étais
sottement bourgeois. Hélas ! je sortais d’une
mansarde, après trois années de pauvreté, sans
savoir encore mettre au-dessus des bagatelles de
la vie ces trésors acquis, ces immenses capitaux
intellectuels qui vous enrichissent en un moment
quand le pouvoir tombe entre vos mains sans
vous écraser, parce que l’étude vous a formé
d’avance aux luttes politiques. J’aperçus une
femme d’environ vingt-deux ans, de moyenne
taille, vêtue de blanc, entourée d’un cercle
d’hommes, mollement couchée sur une ottomane,
et tenant à la main un écran de plumes. En voyant
entrer Rastignac, elle se leva, vint à nous, sourit
avec grâce, me fit d’une voix mélodieuse un
196

compliquent sans doute apprêté. Notre ami
m’avait annoncé comme un homme de talent, et
son adresse, son emphase gasconne me
procurèrent un accueil flatteur. Je fus l’objet
d’une attention particulière qui me rendit confus ;
mais Rastignac avait heureusement parlé de ma
modestie. Je rencontrai là des savants, des gens
de lettres, d’anciens ministres, des pairs de
France. La conversation reprit son cours quelque
temps après mon arrivée, et, sentant que j’avais
une réputation à soutenir, je me rassurai ; puis,
sans abuser de la parole quand elle m’était
accordée, je tâchai de résumer les discussions par
des mots plus ou moins incisifs, profonds ou
spirituels. Je produisis quelque sensation : pour la
millième fois de sa vie Rastignac fut prophète.
Quand il y eut assez de monde pour que chacun
retrouvât sa liberté, mon introducteur me donna
le bras, et nous nous promenâmes dans les
appartements. – N’aie pas l’air d’être trop
émerveillé de la princesse, me dit-il, elle
devinerait le motif de ta visite. Les salons étaient
meublés avec un goût exquis. J’y vis des tableaux
de choix. Chaque pièce avait, comme chez les
197

Anglais les plus opulents, son caractère
particulier : la tenture de soie, les agréments, la
forme des meubles, le moindre décor,
s’harmoniaient avec une pensée première. Dans
un boudoir gothique dont les portes étaient
cachées par des rideaux en tapisserie, les
encadrements de l’étoffe, la pendule, les dessins
du tapis, étaient gothiques : le plafond, formé de
solives brunes sculptées, présentait à l’œil des
caissons pleins de grâce et d’originalité ; les
boiseries étaient artistement travaillées ; rien ne
détruisait l’ensemble de cette jolie décoration,
pas même les croisées, dont les vitraux étaient
coloriés et précieux. Je fus surpris à l’aspect d’un
petit salon moderne, où je ne sais quel artiste
avait épuisé la science de notre décor, si léger, si
frais, si suave, sans éclat, sobre de dorures.
C’était amoureux et vague comme une ballade
allemande, un vrai réduit taillé pour une passion
de 1827, embaumé par des jardinières pleines de
fleurs rares. Après ce salon, j’aperçus en enfilade
une pièce dorée où revivait le goût du siècle de
Louis XIV, qui, opposé à nos peintures actuelles,
produisait un bizarre mais agréable contraste. –
198

Tu seras assez bien logé, me dit Rastignac avec
un sourire où perçait une légère ironie. N’est-ce
pas séduisant ? ajouta-t-il en s’asseyant. Tout à
coup il se leva, me prit par la main, me conduisit
à la chambre à coucher, et me montra sous un
dais de mousseline et de moire blanches un lit
voluptueux doucement éclairé, le vrai lit d’une
jeune fée fiancée à un génie. – N’y a-t-il pas,
s’écria-t-il à voix basse, de l’impudeur, de
l’insolence et de la coquetterie outre mesure, à
nous laisser contempler ce trône de l’amour ? Ne
se donner à personne, et permettre à tout le
monde de mettre là sa carte ! si j’étais libre, je
voudrais voir cette femme soumise et pleurant à
ma porte. – Es-tu donc si certain de sa vertu ? –
Les plus audacieux de nos maîtres, et même les
plus habiles, avouent avoir échoué près d’elle,
l’aiment encore et sont ses amis dévoués. Cette
femme n’est-elle pas une énigme ? Ces paroles
excitèrent en moi une sorte d’ivresse, ma jalousie
craignait déjà le passé. Tressaillant d’aise, je
revins précipitamment dans le salon où j’avais
laissé la comtesse, que je rencontrai dans le
boudoir gothique. Elle m’arrêta par un sourire,
199

me fit asseoir près d’elle, me questionna sur mes
travaux, et sembla s’y intéresser vivement,
surtout quand je lui traduisis mon système en
plaisanteries au lieu de prendre le langage d’un
professeur pour le lui développer doctoralement.
Elle parut s’amuser beaucoup en apprenant que la
volonté humaine était une force matérielle
semblable à la vapeur ; que, dans le monde
moral, rien ne résistait à cette puissance quand un
homme s’habituait à la concentrer, à en manier la
somme, à diriger constamment sur les âmes la
projection de cette masse fluide ; que cet homme
pouvait à son gré tout modifier relativement à
l’humanité, même les lois les plus absolues de la
nature. Ses objections me révélèrent en elle une
certaine finesse d’esprit. Je me complus à lui
donner raison pendant quelques moments pour la
flatter, et je détruisis ses raisonnements de femme
par un mot, en attirant son attention sur un fait
journalier dans la vie, le sommeil, fait vulgaire en
apparence, mais au fond plein de problèmes
insolubles pour le savant. Je piquai sa curiosité.
Elle resta même un instant silencieuse quand je
lui dis que nos idées étaient des êtres organisés,
200

complets, qui vivaient dans un monde invisible,
et influaient sur nos destinées, en lui citant pour
preuves les pensées de Descartes, de Diderot, de
Napoléon, qui avaient conduit, qui conduisaient
encore tout un siècle. J’eus l’honneur de
l’amuser. Elle me quitta en m’invitant à la venir
voir ; en style de cour, elle me donna les grandes
entrées. Soit que je prisse, selon ma louable
habitude, des formules polies pour des paroles de
cœur, soit qu’elle vît en moi quelque célébrité
prochaine, et voulût augmenter sa ménagerie de
savants, je crus lui plaire. J’évoquai toutes mes
connaissances physiologiques et mes études
antérieures sur la femme pour examiner
minutieusement pendant cette soirée sa personne
et ses manières. Caché dans l’embrasure d’une
fenêtre, j’espionnai ses pensées en les cherchant
dans son maintien, en étudiant ce manège d’une
maîtresse de maison qui va et vient, s’assied et
cause, appelle un homme, l’interroge, et s’appuie
pour l’écouter sur un chambranle de porte. Je
remarquai dans sa démarche un mouvement brisé
si doux, une ondulation de robe si gracieuse, elle
excitait si puissamment le désir, que je devins
201

alors très incrédule sur sa vertu. Si Fœdora
méconnaissait aujourd’hui l’amour, elle avait dû
jadis être fort passionnée. Une volupté savante se
peignait jusque dans la manière dont elle se
posait devant son interlocuteur : elle se soutenait
sur la boiserie avec coquetterie, comme une
femme près de tomber, mais aussi près de
s’enfuir si quelque regard trop vif l’intimide. Les
bras mollement croisés, paraissant respirer les
paroles, les écoutant même du regard et avec
bienveillance, elle exhalait le sentiment. Ses
lèvres fraîches et rouges tranchaient sur un teint
d’une vive blancheur ; ses cheveux bruns
faisaient assez bien valoir la couleur orangée de
ses yeux mêlés de veines comme une pierre de
Florence, et dont l’expression semblait ajouter de
la finesse à ses paroles ; son corsage était paré
des grâces les plus attrayantes. Une rivale aurait
peut-être accusé de dureté ses épais sourcils qui
paraissaient se rejoindre, et blâmé l’imperceptible
duvet qui ornait les contours de son visage. Je
trouvai la passion empreinte en tout. L’amour
était écrit sur ses paupières italiennes, sur ses
belles épaules dignes de la Vénus de Milo, dans
202

ses traits, sur sa lèvre supérieure un peu forte et
légèrement ombragée. Cette femme était un
roman : ces richesses féminines, l’ensemble
harmonieux des lignes, les promesses que cette
riche structure faisait à la passion, étaient
tempérés par une réserve constante, par une
modestie extraordinaire, qui contrastaient avec
l’expression de toute la personne. Il fallait une
observation aussi sagace que la mienne pour
découvrir dans cette nature les signes d’une
destinée de volupté. Pour expliquer plus
clairement ma pensée, il y avait en elle deux
femmes séparées par le buste peut-être : l’une
était froide, la tête seule semblait être amoureuse.
Avant d’arrêter ses yeux sur un homme, elle
préparait son regard, comme s’il se passait je ne
sais quoi de mystérieux en elle-même : vous
eussiez dit une convulsion dans ses yeux si
brillants. Enfin, ou ma science était imparfaite, et
j’avais encore bien des secrets à découvrir dans le
monde moral, ou la comtesse possédait une belle
âme dont les sentiments et les émanations
communiquaient à sa physionomie ce charme qui
nous subjugue et nous fascine, ascendant tout
203

moral et d’autant plus puissant qu’il s’accorde
avec les sympathies du désir. Je sortis ravi, séduit
par cette femme, enivré par son luxe, chatouillé
dans tout ce que mon cœur avait de noble, de
vicieux, de bon, de mauvais. En me sentant si
ému, si vivant, si exalté, je crus comprendre
l’attrait qui amenait là ces artistes, ces
diplomates, ces hommes de pouvoir, ces
agioteurs doublés de tôle comme leurs caisses.
Sans doute ils venaient chercher près d’elle
l’émotion délirante qui faisait vibrer en moi
toutes les forces de mon être, fouettait mon sang
dans la moindre veine, agaçait le plus petit nerf et
tressaillait dans mon cerveau ! Elle ne s’était
donnée à aucun pour les garder tous. Une femme
est coquette tant qu’elle n’aime pas. – Puis, dis-je
à Rastignac, elle a peut-être été mariée ou vendue
à quelque vieillard, et le souvenir de ses
premières noces lui donne de l’horreur pour
l’amour. Je revins à pied du faubourg Saint-
Honoré, où Fœdora demeure. Entre son hôtel et la
rue des Cordiers il y a presque tout Paris, le
chemin me parut court, et cependant il faisait
froid. Entreprendre la conquête de Fœdora dans
204

l’hiver, un rude hiver, quand je n’avais pas trente
francs en ma possession, quand la distance qui
nous séparait était si grande ! Un jeune homme
pauvre peut seul savoir ce qu’une passion coûte
en voitures, en gants, en habits, linge, etc. Si
l’amour reste un peu trop de temps platonique, il
devient ruineux. Vraiment, il y a des Lauzun de
l’École de droit auxquels il est impossible
d’approcher d’une passion logée à un premier
étage. Et comment pouvais-je lutter, moi, faible,
grêle, mis simplement, pâle et hâve comme un
artiste en convalescence d’un ouvrage, avec des
jeunes gens bien frisés, jolis, pimpants, cravatés à
désespérer toute la Croatie, riches, armés de
tilburys et vêtus d’impertinence ? – Bah ! Fœdora
ou la mort ! criai-je au détour d’un pont. Fœdora,
c’est la fortune ! Le beau boudoir gothique et le
salon à la Louis XIV passèrent devant mes yeux ;
je revis la comtesse avec sa robe blanche, ses
grandes manches gracieuses, et sa séduisante
démarche, et son corsage tentateur. Quand
j’arrivai dans ma mansarde nue, froide, aussi mal
peignée que le sont les perruques d’un naturaliste,
j’étais encore environné par les images du luxe de
205

Fœdora. Ce contraste était un mauvais conseiller,
les crimes doivent naître ainsi. Je maudis alors,
en frissonnant de rage, ma décente et honnête
misère, ma mansarde féconde où tant de pensées
avaient surgi. Je demandai compte à Dieu, au
diable, à l’état social, à mon père, à l’univers
entier, de ma destinée, de mon malheur ; je me
couchai tout affamé, grommelant de risibles
imprécations, mais bien résolu de séduire
Fœdora. Ce cœur de femme était un dernier billet
de loterie chargé de ma fortune. Je te ferai grâce
de mes premières visites chez Fœdora, pour
arriver promptement au drame. Tout en tâchant
de m’adresser à son âme, j’essayai de gagner son
esprit, d’avoir sa vanité pour moi. Afin d’être
sûrement aimé, je lui donnai mille raisons de
mieux s’aimer elle-même. Jamais je ne la laissai
dans un état d’indifférence ; les femmes veulent
des émotions à tout prix, je les lui prodiguai ; je
l’eusse mise en colère plutôt que de la voir
insouciante avec moi. Si d’abord, animé d’une
volonté ferme et du désir de me faire aimer, je
pris un peu d’ascendant sur elle, bientôt ma
passion grandit, je ne fus plus maître de moi, je
206

tombai dans le vrai, je me perdis et devins
éperdument amoureux. Je ne sais pas bien ce que
nous appelons, en poésie ou dans la conversation,
amour ; mais le sentiment qui se développa tout à
coup dans ma double nature, je ne l’ai trouvé
peint nulle part : ni dans les phrases rhétoriques
et apprêtées de J.-J. Rousseau, de qui j’occupais
peut-être le logis, ni dans les froides conceptions
de nos deux siècles littéraires, ni dans les
tableaux de l’Italie. La vue du lac de Brienne,
quelques motifs de Rossini, la Madone de
Murillo, que possède le maréchal Soult, les lettres
de la Lescombat, certains mots épars dans les
recueils d’anecdotes, mais surtout les prières des
extatiques et quelques passages de nos fabliaux,
ont pu seuls me transporter dans les divines
régions de mon premier amour. Rien dans les
langages humains, aucune traduction de la pensée
faite à l’aide des couleurs, des marbres, des mots
ou des sons, ne saurait rendre le nerf, la vérité, le
fini, la soudaineté du sentiment dans l’âme !
Oui ! qui dit art, dit mensonge. L’amour passe
par des transformations infinies avant de se mêler
pour toujours à notre vie et de la teindre à jamais
207

de sa couleur de flamme. Le secret de cette
infusion imperceptible échappe à l’analyse de
l’artiste. La vraie passion s’exprime par des cris,
par des soupirs ennuyeux pour un homme froid.
Il faut aimer sincèrement pour être de moitié dans
les rugissements de Lovelace, en lisant Clarisse
Harlowe. L’amour est une source naïve, partie de
son lit de cresson, de fleurs, de gravier, qui
rivière, qui fleuve, change de nature et d’aspect à
chaque flot, et se jette dans un incommensurable
océan où les esprits incomplets voient la
monotonie, où les grandes âmes s’abîment en de
perpétuelles contemplations. Comment oser
décrire ces teintes transitoires du sentiment, ces
riens qui ont tant de prix, ces mots dont l’accent
épuise les trésors du langage, ces regards plus
féconds que les plus riches poèmes ? Dans
chacune des scènes mystiques par lesquelles nous
nous éprenons insensiblement d’une femme,
s’ouvre un abîme à engloutir toutes les poésies
humaines. Eh ! comment pourrions-nous
reproduire par des gloses les vives et
mystérieuses agitations de l’âme, quand les
paroles nous manquent pour peindre les mystères
208

visibles de la beauté ? Quelles fascinations !
Combien d’heures ne suis-je pas resté plongé
dans une extase ineffable occupé à la voir !
Heureux, de quoi ? je ne sais. Dans ces moments,
si son visage était inondé de lumière, il s’y
opérait je ne sais quel phénomène qui le faisait
resplendir ; l’imperceptible duvet qui dore sa
peau délicate et fine en dessinait mollement les
contours avec la grâce que nous admirons dans
les lignes lointaines de l’horizon quand elles se
perdent dans le soleil. Il semblait que le jour la
caressât en s’unissant à elle, ou qu’il s’échappât
de sa rayonnante figure une lumière plus vive que
la lumière même ; puis une ombre passant sur
cette douce figure y produisait une sorte de
couleur qui en variait les expressions en en
changeant les teintes. Souvent une pensée
semblait se peindre sur son front de marbre ; son
œil paraissait rougir, sa paupière vacillait, ses
traits ondulaient, agités par un sourire ; le corail
intelligent de ses lèvres s’animait, se dépliait, se
repliait ; je ne sais quel reflet de ses cheveux
jetait des tons bruns sur ses tempes fraîches ; à
chaque accident, elle avait parlé. Chaque nuance
209

de beauté donnait des fêtes nouvelles à mes yeux,
révélait des grâces inconnues à mon cœur. Je
voulais lire un sentiment, un espoir, dans toutes
ces phases du visage. Ces discours muets
pénétraient d’âme à âme comme un son dans
l’écho, et me prodiguaient des joies passagères
qui me laissaient des impressions profondes. Sa
voix me causait un délire que j’avais peine à
comprimer. Imitant je ne sais quel prince de
Lorraine, j’aurais pu ne pas sentir un charbon
ardent au creux de ma main pendant qu’elle
aurait passé dans ma chevelure ses doigts
chatouilleux. Ce n’était plus une admiration, un
désir, mais un charme, une fatalité. Souvent,
rentré sous mon toit, je voyais indistinctement
Fœdora chez elle, et participais vaguement à sa
vie. Si elle souffrait, je souffrais, et je lui disais le
lendemain : – Vous avez souffert. Combien de
fois n’est-elle pas venue au milieu des silences de
la nuit, évoquée par la puissance de mon extase !
Tantôt, soudaine comme une lumière qui jaillit,
elle abattait ma plume, elle effarouchait la
Science et l’Étude, qui s’enfuyaient désolées ;
elle me forçait à l’admirer en reprenant la pose
210

attrayante où je l’avais vue naguère. Tantôt
j’allais moi-même au-devant d’elle dans le
monde des apparitions, et la saluais comme une
espérance en lui demandant de me faire entendre
sa voix argentine ; puis je me réveillais en
pleurant. Un jour, après m’avoir promis de venir
au spectacle avec moi, tout à coup elle refusa
capricieusement de sortir, et me pria de la laisser
seule. Désespéré d’une contradiction qui me
coûtait une journée de travail, et, le dirai-je ? mon
dernier écu, je me rendis là où elle aurait dû être,
voulant voir la pièce qu’elle avait désiré voir. À
peine placé, je reçus un coup électrique dans le
cœur. Une voix me dit : – Elle est là ! Je me
retourne, j’aperçois la comtesse au fond de sa
loge, cachée dans l’ombre, au rez-de-chaussée.
Mon regard n’hésita pas, mes yeux la trouvèrent
tout d’abord avec une lucidité fabuleuse, mon
âme avait volé vers sa vie comme un insecte vole
à sa fleur. Par quoi mes sens avaient-ils été
avertis ? Il est de ces tressaillements intimes qui
peuvent surprendre les gens superficiels, mais ces
effets de notre nature intérieure sont aussi
simples que les phénomènes habituels de notre
211

vision extérieure : aussi ne fus-je pas étonné,
mais fâché. Mes études sur notre puissance
morale, si peu connue, servaient au moins à me
faire rencontrer dans ma passion quelques
preuves vivantes de mon système. Cette alliance
du savant et de l’amoureux, d’une cordiale
idolâtrie et d’un amour scientifique, avait je ne
sais quoi de bizarre. La science était souvent
contente de ce qui désespérait l’amant, et, quand
il croyait triompher, l’amant chassait loin de lui
la science avec bonheur. Fœdora me vit et devint
sérieuse : je la gênais. Au premier entracte, j’allai
lui faire une visite. Elle était seule, je restai.
Quoique nous n’eussions jamais parlé d’amour,
je pressentis une explication. Je ne lui avais point
encore dit mon secret, et cependant il existait
entre nous une sorte d’entente : elle me confiait
ses projets d’amusement, et me demandait la
veille avec une sorte d’inquiétude amicale si je
viendrais le lendemain ; elle me consultait par un
regard quand elle disait un mot spirituel, comme
si elle eût voulu me plaire exclusivement ; si je
boudais, elle devenait caressante ; si elle faisait la
fâchée, j’avais en quelque sorte le droit de
212

l’interroger, si je me rendais coupable d’une
faute, elle se laissait longtemps supplier avant de
me pardonner. Ces querelles, auxquelles nous
avions pris goût, étaient pleines d’amour. Elle y
déployait tant de grâce et de coquetterie, et moi
j’y trouvais tant de bonheur ! En ce moment notre
intimité fut tout à fait suspendue, et nous
restâmes l’un devant l’autre comme deux
étrangers. La comtesse était glaciale ; moi,
j’appréhendais un malheur. – Vous allez
m’accompagner, me dit-elle quand la pièce fut
finie. Le temps avait changé subitement. Lorsque
nous sortîmes il tombait une neige mêlée de
pluie. La voiture de Fœdora ne put arriver jusqu’à
la porte du théâtre. En voyant une femme bien
mise obligée de traverser le boulevard, un
commissionnaire étendit son parapluie au-dessus
de nos têtes, et réclama le prix de son service
quand nous fûmes montés. Je n’avais rien :
j’eusse alors vendu dix ans de ma vie pour avoir
deux sous. Tout ce qui fait l’homme et ses mille
vanités furent écrasés en moi par une douleur
infernale. Ces mots : – Je n’ai pas de monnaie,
mon cher ! furent dits d’un ton dur qui parut venir
213

de ma passion contrariée, dits par moi, frère de
cet homme, moi qui connaissais si bien le
malheur ! moi qui jadis avais donné sept cent
mille francs avec tant de facilité ! Le valet
repoussa le commissionnaire, et les chevaux
fendirent l’air. En revenant à son hôtel, Fœdora,
distraite, ou affectant d’être préoccupée, répondit
par de dédaigneux monosyllabes à mes questions.
Je gardai le silence. Ce fut un horrible moment.
Arrivés chez elle, nous nous assîmes devant la
cheminée. Quand le valet de chambre se fut retiré
après avoir attisé le feu, la comtesse se tourna
vers moi d’un air indéfinissable et me dit avec
une sorte de solennité : – Depuis mon retour en
France, ma fortune a tenté quelques jeunes gens :
j’ai reçu des déclarations d’amour qui auraient pu
satisfaire mon orgueil, j’ai rencontré des hommes
dont l’attachement était si sincère et si profond
qu’ils m’eussent encore épousée, même quand ils
n’auraient trouvé en moi qu’une fille pauvre
comme je l’étais jadis. Enfin sachez, monsieur de
Valentin, que de nouvelles richesses et des titres
nouveaux m’ont été offerts ; mais apprenez aussi
que je n’ai jamais revu les personnes assez mal
214

inspirées pour m’avoir parlé d’amour. Si mon
affection pour vous était légère, je ne vous
donnerais pas un avertissement dans lequel il
entre plus d’amitié que d’orgueil. Une femme
s’expose à recevoir une sorte d’affront lorsque,
en se supposant aimée, elle se refuse par avance à
un sentiment toujours flatteur. Je connais les
scènes d’Arsinoé, d’Araminte, ainsi je me suis
familiarisée avec les réponses que je puis
entendre en pareille circonstance ; mais j’espère
aujourd’hui ne pas être mal jugée par un homme
supérieur pour lui avoir montré franchement mon
âme. Elle s’exprimait avec le sang-froid d’un
avoué, d’un notaire, expliquant à leurs clients les
moyens d’un procès ou les articles d’un contrat.
Le timbre clair et séducteur de sa voix n’accusait
pas la moindre émotion ; seulement sa figure et
son maintien, toujours nobles et décents, me
semblèrent avoir une froideur, une sécheresse
diplomatiques. Elle avait sans doute médité ses
paroles et fait le programme de cette scène. Oh !
mon cher ami, quand certaines femmes trouvent
du plaisir à nous déchirer le cœur, quand elles se
sont promis d’y enfoncer un poignard et de le
215

retourner dans la plaie, ces femmes-là sont
adorables, elles aiment ou veulent être aimées !
Un jour elles nous récompenseront de nos
douleurs, comme Dieu doit, dit-on, rémunérer
nos bonnes œuvres ; elles nous rendront en
plaisirs le centuple d’un mal dont elles ont dû
apprécier la violence : leur méchanceté n’est-elle
pas pleine de passion ? Mais être torturé par une
femme qui nous tue avec indifférence, n’est-ce
pas un atroce supplice ? En ce moment Fœdora
marchait, sans le savoir, sur toutes mes
espérances, brisait ma vie et détruisait mon avenir
avec la froide insouciance et l’innocente cruauté
d’un enfant qui, par curiosité, déchire les ailes
d’un papillon. – Plus tard, ajouta Fœdora, vous
reconnaîtrez, je l’espère, la solidité de l’affection
que j’offre à mes amis. Pour eux, vous me
trouverez toujours bonne et dévouée. Je saurais
leur donner ma vie, mais vous me mépriseriez si
je subissais leur amour sans le partager. Je
m’arrête. Vous êtes le seul homme auquel j’aie
encore dit ces derniers mots. D’abord les paroles
me manquèrent, et j’eus peine à maîtriser
l’ouragan qui s’élevait en moi ; mais bientôt je
216

refoulai mes sensations au fond de mon âme, et
me mis à sourire : – Si je vous dis que je vous
aime, répondis-je, vous me bannirez ; si je
m’accuse d’indifférence, vous m’en punirez : les
prêtres, les magistrats et les femmes ne
dépouillent jamais leur robe entièrement. Le
silence ne préjuge rien : trouvez bon, madame,
que je me taise. Pour m’avoir adressé de si
fraternels avertissements, il faut que vous ayez
craint de me perdre, et cette pensée pourrait
satisfaire mon orgueil. Mais laissons la
personnalité loin de nous. Vous êtes peut-être la
seule femme avec laquelle je puisse discuter en
philosophe une résolution si contraire aux lois de
la nature. Relativement aux autres sujets de votre
espèce, vous êtes un phénomène. Eh ! bien,
cherchons ensemble, de bonne foi, la cause de
cette anomalie psychologique. Existe-t-il en vous,
comme chez beaucoup de femmes fières d’elles-
mêmes, amoureuses de leurs perfections, un
sentiment d’égoïsme raffiné qui vous fasse
prendre en horreur l’idée d’appartenir à un
homme, d’abdiquer votre vouloir et d’être
soumise à une supériorité de convention qui vous
217

offense ? vous me sembleriez mille fois plus
belle. Auriez-vous été maltraitée une première
fois par l’amour ? Peut-être le prix que vous
devez attacher à l’élégance de votre taille, à votre
délicieux corsage, vous fait-il craindre les dégâts
de la maternité : ne serait-ce pas une de vos
meilleures raisons secrètes pour vous refuser à
être trop bien aimée ? Avez-vous des
imperfections qui vous rendent vertueuse malgré
vous ? Ne vous fâchez pas, je discute, j’étudie, je
suis à mille lieues de la passion. La nature, qui
fait des aveugles de naissance, peut bien créer des
femmes sourdes, muettes et aveugles en amour.
Vraiment vous êtes un sujet précieux pour
l’observation médicale ! Vous ne savez pas tout
ce que vous valez. Vous pouvez avoir un dégoût
fort légitime pour les hommes : je vous approuve,
ils me paraissent tous laids et odieux. Mais vous
avez raison, ajoutai-je en sentant mon cœur se
gonfler, vous devez nous mépriser : il n’existe
pas d’homme qui soit digne de vous.
Je ne te dirai pas tous les sarcasmes que je lui
débitai en riant. Eh ! bien, la parole la plus
acérée, l’ironie la plus aiguë, ne lui arrachèrent ni
218

un mouvement ni un geste de dépit. Elle
m’écoutait en gardant sur ses lèvres, dans ses
yeux, son sourire d’habitude, ce sourire qu’elle
prenait comme un vêtement, et toujours le même
pour ses amis, pour ses simples connaissances,
pour les étrangers. – Ne suis-je pas bien bonne de
me laisser mettre ainsi sur un amphithéâtre ? dit-
elle en saisissant un moment pendant lequel je la
regardais en silence. Vous le voyez, continua-t-
elle en riant, je n’ai pas de sottes susceptibilités
en amitié ! Beaucoup de femmes puniraient votre
impertinence en vous faisant fermer leur porte. –
Vous pouvez me bannir de chez vous sans être
tenue de donner la raison de vos sévérités. En
disant cela, je me sentais prêt à la tuer si elle
m’avait congédié. – Vous êtes fou, s’écria-t-elle
en souriant. – Avez-vous jamais songé, repris-je,
aux effets d’un violent amour ? Un homme au
désespoir a souvent assassiné sa maîtresse. – Il
vaut mieux être morte que malheureuse, répondit-
elle froidement. Un homme aussi passionné doit
un jour abandonner sa femme et la laisser sur la
paille après lui avoir mangé sa fortune. Cette
arithmétique m’abasourdit. Je vis clairement un
219

abîme entre cette femme et moi. Nous ne
pouvions jamais nous comprendre. – Adieu, lui
dis-je froidement. – Adieu, répondit-elle en
inclinant la tête d’un air amical. À demain. Je la
regardai pendant un moment en lui dardant tout
l’amour auquel je renonçais. Elle était debout, et
me jetait son sourire banal, le détestable sourire
d’une statue de marbre, sec et poli, paraissant
exprimer l’amour, mais froid. Concevras-tu bien,
mon cher, toutes les douleurs qui m’assaillirent
en revenant chez moi par la pluie et la neige, en
marchant sur le verglas des quais pendant une
lieue, ayant tout perdu ? Oh ! savoir qu’elle ne
pensait seulement pas à ma misère et me croyait,
comme elle, riche et doucement voituré !
Combien de ruines et de déceptions ! Il ne
s’agissait plus d’argent, mais de toutes les
fortunes de mon âme. J’allais au hasard, en
discutant avec moi-même les mots de cette
étrange conversation, je m’égarais si bien dans
mes commentaires que je finissais par douter de
la valeur nominale des paroles et des idées ! Et
j’aimais toujours, j’aimais cette femme froide
dont le cœur voulait être conquis à tout moment,
220

et qui, en effaçant toujours les promesses de la
veille, se produisait le lendemain comme une
maîtresse nouvelle. En tournant sous les guichets
de l’Institut, un mouvement fiévreux me saisit. Je
me souvins alors que j’étais à jeun. Je ne
possédais pas un denier. Pour comble de malheur,
la pluie déformait mon chapeau. Comment
pouvoir aborder désormais une femme élégante et
me présenter dans un salon sans un chapeau
mettable ! Grâce à des soins extrêmes, et tout en
maudissant la mode niaise et sotte qui nous
condamne à exhiber la coiffe de nos chapeaux en
les gardant constamment à la main, j’avais
maintenu le mien jusque-là dans un état douteux.
Sans être curieusement neuf ou sèchement vieux,
dénué de barbe ou très soyeux, il pouvait passer
pour le chapeau problématique d’un homme
soigneux ; mais son existence artificielle arrivait
à son dernier période : il était blessé, déjeté, fini,
véritable haillon, digne représentant de son
maître. Faute de trente sous, je perdais mon
industrieuse élégance. Ah ! combien de sacrifices
ignorés n’avais-je pas faits à Fœdora depuis trois
mois ! Souvent je consacrais l’argent nécessaire
221

au pain d’une semaine pour aller la voir un
moment. Quitter mes travaux et jeûner, ce n’était
rien ! Mais traverser les rues de Paris sans se
laisser éclabousser, courir pour éviter la pluie,
arriver chez elle aussi bien mis que les fats qui
l’entouraient, ah ! pour un poète amoureux et
distrait, cette tâche avait d’innombrables
difficultés. Mon bonheur, mon amour, dépendait
d’une moucheture de fange sur mon seul gilet
blanc ! Renoncer à la voir si je me crottais, si je
me mouillais ! Ne pas posséder cinq sous pour
faire effacer par un décrotteur la plus légère tache
de boue sur ma botte ! Ma passion s’était
augmentée de tous ces petits supplices inconnus,
immenses chez un homme irritable. Les
malheureux ont des dévouements dont il ne leur
est point permis de parler aux femmes qui vivent
dans une sphère de luxe et d’élégance, elles
voient le monde à travers un prisme qui teint en
or les hommes et les choses. Optimistes par
égoïsme, cruelles par bon ton, ces femmes
s’exemptent de réfléchir au nom de leurs
jouissances, et s’absolvent de leur indifférence au
malheur par l’entraînement du plaisir. Pour elles
222

un denier n’est jamais un million, c’est le million
qui leur semble être un denier. Si l’amour doit
plaider sa cause par de grands sacrifices, il doit
aussi les couvrir délicatement d’un voile, les
ensevelir dans le silence ; mais, en prodiguant
leur fortune et leur vie, en se dévouant, les
hommes riches profitent des préjugés mondains
qui donnent toujours un certain éclat à leurs
amoureuses folies. Pour eux le silence parle et le
voile est une grâce, tandis que mon affreuse
détresse me condamnait à d’épouvantables
souffrances sans qu’il me fût permis de dire :
J’aime ! ou : Je meurs ! Était-ce du dévouement
après tout ? N’étais-je pas richement récompensé
par le plaisir que j’éprouvais à tout immoler pour
elle ? La comtesse avait donné d’extrêmes
valeurs, attaché d’excessives jouissances aux
accidents les plus vulgaires de ma vie. Naguère
insouciant en fait de toilette, je respectais
maintenant mon habit comme un autre moi-
même. Entre une blessure à recevoir et la
déchirure de mon frac, je n’aurais pas hésité ! Tu
dois alors épouser ma situation et comprendre les
rages de pensées, la frénésie croissante qui
223

m’agitaient en marchant, et que peut-être la
marche animait encore ! J’éprouvais je ne sais
quelle joie infernale à me trouver au faîte du
malheur. Je voulais voir un présage de fortune
dans cette dernière crise ; mais le mal a des
trésors sans fond. La porte de mon hôtel était
entrouverte. À travers les découpures en forme de
cœur pratiquées dans le volet, j’aperçus une
lumière projetée dans la rue. Pauline et sa mère
causaient en m’attendant. J’entendis prononcer
mon nom, j’écoutai. – Raphaël, disait Pauline, est
bien mieux que l’étudiant du numéro sept ! Ses
cheveux blonds sont d’une si jolie couleur ! Ne
trouves-tu pas quelque chose dans sa voix, je ne
sais, mais quelque chose qui vous remue le
cœur ? Et puis, quoiqu’il ait l’air un peu fier, il
est si bon, il a des manières si distinguées ! Oh !
il est vraiment très bien ! Je suis sûre que toutes
les femmes doivent être folles de lui. – Tu en
parles comme si tu l’aimais, reprit madame
Gaudin. – Oh ! je l’aime comme un frère,
répondit-elle en riant. Je serais joliment ingrate si
je n’avais pas de l’amitié pour lui ! Ne m’a-t-il
pas appris la musique, le dessin, la grammaire,
224

enfin tout ce que je sais ? Tu ne fais pas grande
attention à mes progrès, ma bonne mère ; mais je
deviens si instruite que dans quelque temps je
serai assez forte pour donner des leçons, et alors
nous pourrons avoir une domestique. Je me retirai
doucement, et, après avoir fait quelque bruit,
j’entrai dans la salle pour y prendre ma lampe,
que Pauline voulut allumer. La pauvre enfant
venait de jeter un baume délicieux sur mes plaies.
Ce naïf éloge de ma personne me rendit un peu
de courage. J’avais besoin de croire en moi-
même et de recueillir un jugement impartial sur la
véritable valeur de mes avantages. Mes
espérances, ainsi ranimées, se reflétèrent peut-
être sur les choses que je voyais. Peut-être aussi
n’avais-je point encore bien sérieusement
examiné la scène assez souvent offerte à mes
regards par ces deux femmes au milieu de cette
salle ; mais alors j’admirai dans sa réalité le plus
délicieux tableau de cette nature modeste si
naïvement reproduite par les peintres flamands.
La mère, assise au coin d’un foyer à demi éteint,
tricotait des bas, et laissait errer sur ses lèvres un
bon sourire. Pauline coloriait des écrans : ses
225

couleurs, ses pinceaux, étalés sur une petite table,
parlaient aux yeux par de piquants effets ; mais,
ayant quitté sa place et se tenant debout pour
allumer ma lampe, sa blanche figure en recevait
toute la lumière. Il fallait être subjugué par une
bien terrible passion pour ne pas adorer ses mains
transparentes et roses, l’idéal de sa tête et sa
virginale attitude ! La nuit et le silence prêtaient
leur charme à cette laborieuse veillée, à ce
paisible intérieur. Ces travaux continus et
gaiement supportés attestaient une résignation
religieuse pleine de sentiments élevés. Une
indéfinissable harmonie existait là entre les
choses et les personnes. Chez Fœdora le luxe
était sec, il réveillait en moi de mauvaises
pensées ; tandis que cette humble misère et ce
bon naturel me rafraîchissaient l’âme. Peut-être
étais-je humilié en présence du luxe ; près de ces
deux femmes, au milieu de cette salle brune où la
vie simplifiée semblait se réfugier dans les
émotions du cœur, peut-être me réconciliai-je
avec moi-même en trouvant à exercer la
protection que l’homme est si jaloux de faire
sentir. Quand je fus près de Pauline, elle me jeta
226

un regard presque maternel, et s’écria, les mains
tremblantes, en posant vivement la lampe : –
Dieu ! comme vous êtes pâle ! Ah ! il est tout
mouillé ! Ma mère va vous essuyer. Monsieur
Raphaël, reprit-elle après une légère pause, vous
êtes friand de lait : nous avons eu ce soir de la
crème, tenez, voulez-vous y goûter ? Elle sauta
comme un petit chat sur un bol de porcelaine
plein de lait, et me le présenta si vivement, me le
mit sous le nez d’une si gentille façon, que
j’hésitai. – Vous me refuseriez ? dit-elle d’une
voix altérée.
Nos deux fiertés se comprenaient : Pauline
paraissait souffrir de sa pauvreté, et me reprocher
ma hauteur. Je fus attendri. Cette crème était
peut-être son déjeuner du lendemain, j’acceptai
cependant. La pauvre fille essaya de cacher sa
joie, mais elle pétillait dans ses yeux. – J’en avais
besoin, lui dis-je en m’asseyant. (Une expression
soucieuse passa sur son front.) Vous souvenez-
vous, Pauline, de ce passage où Bossuet nous
peint Dieu récompensant un verre d’eau plus
richement qu’une victoire ? – Oui, dit-elle. Et son
sein battait comme celui d’une jeune fauvette
227

entre les mains d’un enfant. – Eh ! bien, comme
nous nous quitterons bientôt, ajoutai-je d’une
voix mal assurée, laissez-moi vous témoigner ma
reconnaissance pour tous les soins que vous et
votre mère vous avez eus de moi. – Oh ! ne
comptons pas, dit-elle en riant. Son rire cachait
une émotion qui me fit mal. – Mon piano, repris-
je sans paraître avoir entendu ses paroles, est un
des meilleurs instruments d’Érard : acceptez-le.
Prenez-le sans scrupule, je ne saurais vraiment
l’emporter dans le voyage que je compte
entreprendre. Éclairées peut-être par l’accent de
mélancolie avec lequel je prononçai ces mots, les
deux femmes semblèrent m’avoir compris et me
regardèrent avec une curiosité mêlée d’effroi.
L’affection que je cherchais au milieu des froides
régions du grand monde, était donc là, vraie, sans
faste, mais onctueuse et peut-être durable. – Il ne
faut pas prendre tant de souci, me dit la mère.
Restez ici. Mon mari est en route à cette heure,
reprit-elle. Ce soir, j’ai lu l’Évangile de saint Jean
pendant que Pauline tenait suspendue entre ses
doigts notre clef attachée dans une Bible, la clef a
tourné. Ce présage annonce que Gaudin se porte
228

bien et prospère. Pauline a recommencé pour
vous et pour le jeune homme du numéro sept ;
mais la clef n’a tourné que pour vous. Nous
serons tous riches, Gaudin reviendra millionnaire.
Je l’ai vu en rêve sur un vaisseau plein de
serpents ; heureusement l’eau était trouble, ce qui
signifie or et pierreries d’outre-mer. Ces paroles
amicales et vides, semblables aux vagues
chansons avec lesquelles une mère endort les
douleurs de son enfant, me rendirent une sorte de
calme. L’accent et le regard de la bonne femme
exhalaient cette douce cordialité qui n’efface pas
le chagrin, mais qui l’apaise, qui le berce et
l’émousse. Plus perspicace que sa mère, Pauline
m’examinait avec inquiétude, ses yeux
intelligents semblaient deviner ma vie et mon
avenir. Je remerciai par une inclination de tête la
mère et la fille, puis je me sauvai, craignant de
m’attendrir. Quand je me trouvai seul sous mon
toit, je me couchai dans mon malheur. Ma fatale
imagination me dessina mille projets sans base et
me dicta des résolutions impossibles. Quand un
homme se traîne dans les décombres de sa
fortune, il y rencontre encore quelques
229

ressources ; mais j’étais dans le néant. Ah ! mon
cher, nous accusons trop facilement la misère.
Soyons indulgents pour les effets du plus actif de
tous les dissolvants sociaux : où règne la misère,
il n’existe plus ni pudeur, ni crimes, ni vertus, ni
esprit. J’étais alors sans idées, sans force, comme
une jeune fille tombée à genoux devant un tigre.
Un homme sans passion et sans argent reste
maître de sa personne ; mais un malheureux qui
aime ne s’appartient plus et ne peut pas se tuer.
L’amour nous donne une sorte de religion pour
nous-mêmes, nous respectons en nous une autre
vie ; il devient alors le plus horrible des malheurs,
le malheur avec une espérance, une espérance qui
vous fait accepter des tortures. Je m’endormis
avec l’idée d’aller le lendemain confier à
Rastignac la singulière détermination de Fœdora.
– Ah ! ah ! me dit Rastignac en me voyant entrer
chez lui dès neuf heures du matin, je sais ce qui
t’amène, tu dois être congédié par Fœdora.
Quelques bonnes âmes jalouses de ton empire sur
la comtesse ont annoncé votre mariage. Dieu sait
les folies que tes rivaux t’ont prêtées et les
calomnies dont tu as été l’objet ! – Tout
230

s’explique, m’écriai-je. Je me souvins de toutes
mes impertinences et trouvai la comtesse
sublime. À mon gré, j’étais un infâme qui n’avait
pas encore assez souffert, et je ne vis plus dans
son indulgence que la patiente charité de l’amour.
– N’allons pas si vite, me dit le prudent Gascon.
Fœdora possède la pénétration naturelle aux
femmes profondément égoïstes : elle t’aura jugé
peut-être au moment où tu ne voyais encore en
elle que sa fortune et son luxe ; en dépit de ton
adresse, elle aura lu dans ton âme. Elle est assez
dissimulée pour qu’aucune dissimulation ne
trouve grâce devant elle. Je crois, ajouta-t-il,
t’avoir mis dans une mauvaise voie. Malgré la
finesse de son esprit et de ses manières, cette
créature me semble impérieuse comme toutes les
femmes qui ne prennent de plaisir que par la tête.
Pour elle le bonheur gît tout entier dans le bien-
être de la vie, dans les jouissances sociales ; chez
elle, le sentiment est un rôle : elle te rendrait
malheureux, et ferait de toi son premier valet.
Rastignac parlait à un sourd. Je l’interrompis, en
lui exposant avec une apparente gaieté ma
situation financière. – Hier au soir, me répondit-
231

il, une veine contraire m’a emporté tout l’argent
dont je pouvais disposer. Sans cette vulgaire
infortune, j’eusse partagé volontiers ma bourse
avec toi. Mais, allons déjeuner au cabaret, les
huîtres nous donneront peut-être un bon conseil.
Il s’habilla, fit atteler son tilbury ; puis
semblables à deux millionnaires, nous arrivâmes
au café de Paris avec l’impertinence de ces
audacieux spéculateurs qui vivent sur des
capitaux imaginaires. Ce diable de Gascon me
confondait par l’aisance de ses manières et par
son aplomb imperturbable. Au moment où nous
prenions le café, après avoir fini un repas fort
délicat et très bien entendu, Rastignac, qui
distribuait des coups de tête à une foule de jeunes
gens également recommandables par les grâces
de leur personne et par l’élégance de leur mise,
me dit en voyant entrer un de ces dandys : –
Voici ton affaire. Et il fit signe à un gentilhomme
bien cravaté, qui semblait chercher une table à sa
convenance, de venir lui parler. – Ce gaillard-là,
me dit Rastignac à l’oreille, est décoré pour avoir
publié des ouvrages qu’il ne comprend pas : il est
chimiste, historien, romancier, publiciste ; il
232

possède des quarts, des tiers, des moitiés, dans je
ne sais combien de pièces de théâtre, et il est
ignorant comme la mule de don Miguel. Ce n’est
pas un homme, c’est un nom, une étiquette
familière au public. Aussi se garderait-il bien
d’entrer dans ces cabinets sur lesquels il y a cette
inscription : Ici l’on peut écrire soi-même. Il est
fin à jouer tout un congrès. En deux mots, c’est
un métis en morale : ni tout à fait probe, ni
complètement fripon. Mais chut ! il s’est déjà
battu, le monde n’en demande pas davantage et
dit de lui : C’est un homme honorable. – Eh !
bien, mon excellent ami, mon honorable ami,
comment se porte Votre Intelligence ? lui dit
Rastignac au moment où l’inconnu s’assit à la
table voisine.
– Mais ni bien, ni mal. Je suis accablé de
travail. J’ai entre les mains tous les matériaux
nécessaires pour faire des mémoires historiques
très curieux, et je ne sais à qui les attribuer. Cela
me tourmente, il faut se hâter, les mémoires vont
passer de mode.
– Sont-ce des mémoires contemporains,
233

anciens, sur la cour, sur quoi ?
– Sur l’affaire du Collier.
– N’est-ce pas un miracle ? me dit Rastignac
en riant. Puis, se retournant vers le spéculateur : –
Monsieur de Valentin, reprit-il en me désignant,
est un de mes amis que je vous présente comme
l’une de nos futures célébrités littéraires. Il avait
jadis une tante fort bien en cour, marquise, et
depuis deux ans il travaille à une histoire
royaliste de la révolution. Puis, se penchant à
l’oreille de ce singulier négociant, il lui dit : –
C’est un homme de talent ; mais un niais qui peut
vous faire vos mémoires, au nom de sa tante,
pour cent écus par volume. – Le marché me va,
répondit l’autre en haussant sa cravate. Garçon,
mes huîtres, donc ! – Oui, mais vous me
donnerez vingt-cinq louis de commission et lui
paierez un volume d’avance, reprit Rastignac. –
Non, non. Je n’avancerai que cinquante écus pour
être plus sûr d’avoir promptement mon
manuscrit. Rastignac me répéta cette
conversation mercantile à voix basse. Puis sans
me consulter : – Nous sommes d’accord, lui
234

répondit-il. Quand pouvons-nous aller vous voir
pour terminer cette affaire ? – Eh ! bien, venez
dîner ici, demain soir, à sept heures. Nous nous
levâmes, Rastignac jeta de la monnaie au garçon,
mit la carte à payer dans sa poche, et nous
sortîmes. J’étais stupéfait de la légèreté, de
l’insouciance avec laquelle il avait vendu ma
respectable tante, la marquise de Montbauron. –
J’aime mieux m’embarquer pour le Brésil, et y
enseigner aux Indiens l’algèbre, dont je ne sais
pas un mot, que de salir le nom de ma famille !
Rastignac m’interrompit par un éclat de rire. –
Es-tu bête ! Prends d’abord les cinquante écus et
fais les mémoires. Quand ils seront achevés, tu
refuseras de les mettre sous le nom de ta tante,
imbécile ! Madame de Montbauron, morte sur
l’échafaud, ses paniers, ses considérations, sa
beauté, son fard, ses mules valent bien plus de six
cents francs. Si le libraire ne veut pas alors payer
ta tante ce qu’elle vaut, il trouvera quelque vieux
chevalier d’industrie, ou je ne sais quelle
fangeuse comtesse pour signer les mémoires. –
Oh ! m’écriai-je, pourquoi suis-je sorti de ma
vertueuse mansarde ? Le monde a des envers bien
235

salement ignobles. – Bon, répondit Rastignac,
voilà de la poésie, et il s’agit d’affaires. Tu es un
enfant. Écoute : quant aux mémoires, le public les
jugera ; quant à mon Proxénète littéraire, n’a-t-il
pas dépensé huit ans de sa vie, et payé ses
relations avec la librairie par de cruelles
expériences ? En partageant inégalement avec lui
le travail du livre, ta part d’argent n’est-elle pas
aussi la plus belle ? Vingt-cinq louis sont une
bien plus grande somme pour toi, que mille
francs pour lui. Va, tu peux écrire des mémoires
historiques, œuvres d’art si jamais il en fut, quand
Diderot a fait six sermons pour cent écus. –
Enfin, lui dis-je tout ému, c’est pour moi une
nécessité : ainsi, mon pauvre ami, je te dois des
remerciements. Vingt-cinq louis me rendront bien
riche. – Et plus riche que tu ne penses, reprit-il en
riant. Si Finot me donne une commission dans
l’affaire, ne devines-tu pas qu’elle sera pour toi ?
Allons au bois de Boulogne, dit-il ; nous y
verrons ta comtesse, et je te montrerai la jolie
petite veuve que je dois épouser, une charmante
personne, Alsacienne un peu grasse. Elle lit Kant,
Schiller, Jean-Paul, et une foule de livres
236

hydrauliques. Elle a la manie de toujours me
demander mon opinion, je suis obligé d’avoir
l’air de comprendre toute cette sensiblerie
allemande, de connaître un tas de ballades, toutes
drogues qui me sont défendues par le médecin. Je
n’ai pas encore pu la déshabituer de son
enthousiasme littéraire : elle pleure des averses à
la lecture de Goethe, et je suis obligé de pleurer
un peu, par complaisance, car il y a cinquante
mille livres de rentes, mon cher, et le plus joli
petit pied, la plus jolie petite main de la terre !
Ah ! si elle ne disait pas mon anche, et prouiller
pour mon ange et brouiller, ce serait une femme
accomplie. Nous vîmes la comtesse, brillante
dans un brillant équipage. La coquette nous salua
fort affectueusement en me jetant un sourire qui
me parut alors divin et plein d’amour. Ah ! j’étais
bien heureux, je me croyais aimé, j’avais de
l’argent et des trésors de passion, plus de misère.
Léger, gai, content de tout, je trouvai la maîtresse
de mon ami charmante. Les arbres, l’air, le ciel,
toute la nature semblait me répéter le sourire de
Fœdora. En revenant des Champs-Élysées, nous
allâmes chez le chapelier et chez le tailleur de
237

Rastignac. L’affaire du Collier me permit de
quitter mon misérable pied de paix, pour passer à
un formidable pied de guerre. Désormais je
pouvais sans crainte lutter de grâce et d’élégance
avec les jeunes gens qui tourbillonnaient autour
de Fœdora. Je revins chez moi. Je m’y enfermai,
restant tranquille en apparence, près de ma
lucarne, mais disant d’éternels adieux à mes toits,
vivant dans l’avenir, dramatisant ma vie,
escomptant l’amour et ses joies. Ah ! comme une
existence peut devenir orageuse entre les quatre
murs d’une mansarde ! L’âme humaine est une
fée : elle métamorphose une paille en diamants ;
sous sa baguette les palais enchantés éclosent
comme les fleurs des champs sous les chaudes
inspirations du soleil. Le lendemain, vers midi,
Pauline frappa doucement à ma porte et
m’apporta, devine quoi ? une lettre de Fœdora.
La comtesse me priait de venir la prendre au
Luxembourg pour aller, de là, voir ensemble le
Muséum et le jardin des Plantes. – Un
commissionnaire attend la réponse, me dit-elle
après un moment de silence. Je griffonnai
promptement une lettre de remerciement que
238

Pauline emporta. Je m’habillai. Au moment où,
assez content de moi-même, j’achevais ma
toilette, un frisson glacial me saisit à cette
pensée : Fœdora est-elle venue en voiture ou à
pied ? pleuvra-t-il, fera-t-il beau ? Mais, me dis-
je, qu’elle soit à pied ou en voiture, est-on jamais
certain de l’esprit fantasque d’une femme ? elle
sera sans argent et voudra donner cent sous à un
petit Savoyard parce qu’il aura de jolies
guenilles. J’étais sans un rouge liard et ne devais
avoir de l’argent que le soir. Oh ! combien, dans
ces crises de notre jeunesse, un poète paie cher la
puissance intellectuelle dont il est investi par le
régime et par le travail ! En un instant, mille
pensées vives et douloureuses me piquèrent
comme autant de dards. Je regardai le ciel par ma
lucarne, le temps était fort incertain. En cas de
malheur, je pouvais bien prendre une voiture pour
la journée, mais aussi ne tremblerais-je pas à tout
moment, au milieu de mon bonheur, de ne pas
rencontrer Finot le soir ? Je ne me sentis pas
assez fort pour supporter tant de craintes au sein
de ma joie. Malgré la certitude de ne rien trouver,
j’entrepris une grande exploration à travers ma
239

chambre, je cherchai des écus imaginaires jusque
dans les profondeurs de ma paillasse, je fouillai
tout, je secouai même de vieilles bottes. En proie
à une fièvre nerveuse, je regardais mes meubles
d’un œil hagard après les avoir renversés tous.
Comprendras-tu le délire qui m’anima, lorsqu’en
ouvrant pour la septième fois le tiroir de ma table
à écrire que je visitais avec cette espèce
d’indolence dans laquelle nous plonge le
désespoir, j’aperçus collée contre une planche
latérale, tapie sournoisement, mais propre,
brillante, lucide comme une étoile à son lever,
une belle et noble pièce de cent sous ? Ne lui
demandant compte ni de son silence ni de la
cruauté dont elle était coupable en se tenant ainsi
cachée, je la baisai comme un ami fidèle au
malheur et la saluai par un cri qui trouva de
l’écho. Je me retournai brusquement et vis
Pauline toute pâle. – J’ai cru, dit-elle d’une voix
émue, que vous vous faisiez mal. Le
commissionnaire… Elle s’interrompit comme si
elle étouffait. Mais ma mère l’a payé, ajouta-t-
elle. Puis elle s’enfuit, enfantine et follette
comme un caprice. Pauvre petite ! je lui souhaitai
240

mon bonheur. En ce moment, il me semblait
avoir dans l’âme tout le plaisir de la terre, et
j’aurais voulu restituer aux malheureux la part
que je croyais leur voler. Nous avons presque
toujours raison dans nos pressentiments
d’adversité, la comtesse avait renvoyé sa voiture.
Par un de ces caprices que les jolies femmes ne
s’expliquent pas toujours à elles-mêmes, elle
voulait aller au Jardin des Plantes par les
boulevards et à pied. – Mais il va pleuvoir, lui
dis-je. Elle prit plaisir à me contredire. Par
hasard, il fit beau pendant tout le temps que nous
marchâmes dans le Luxembourg. Quand nous en
sortîmes, un gros nuage dont j’avais maintes fois
épié la marche avec une secrète inquiétude, ayant
laissé tomber quelques gouttes d’eau, nous
montâmes dans un fiacre. Lorsque nous eûmes
atteint les boulevards, la pluie cessa, le ciel reprit
sa sérénité. En arrivant au Muséum, je voulus
renvoyer la voiture, Fœdora me pria de la garder.
Que de tortures ! Mais causer avec elle en
comprimant un secret délire qui sans doute se
formulait sur mon visage par quelque sourire
niais et arrêté ; errer dans le Jardin des Plantes, en
241

parcourir les allées bocagères et sentir son bras
appuyé sur le mien, il y eut dans tout cela je ne
sais quoi de fantastique : c’était un rêve en plein
jour. Cependant ses mouvements, soit en
marchant, soit en nous arrêtant, n’avaient rien de
doux ni d’amoureux, malgré leur apparente
volupté. Quand je cherchais à m’associer en
quelque sorte à l’action de sa vie, je rencontrais
en elle une intime et secrète vivacité, je ne sais
quoi de saccadé, d’excentrique. Les femmes sans
âme n’ont rien de moelleux dans leurs gestes.
Aussi n’étions-nous unis, ni par une même
volonté, ni par un même pas. Il n’existe point de
mots pour rendre ce désaccord matériel de deux
êtres, car nous ne sommes pas encore habitués à
reconnaître une pensée dans le mouvement. Ce
phénomène de notre nature se sent
instinctivement, il ne s’exprime pas. Pendant ces
violents paroxysmes de ma passion, reprit
Raphaël après un moment de silence, et comme
s’il répondait à une objection qu’il se fût adressée
à lui-même, je n’ai pas disséqué mes sensations,
analysé mes plaisirs, ni supputé les battements de
mon cœur, comme un avare examine et pèse ses
242

pièces d’or. Oh ! non, l’expérience jette
aujourd’hui sa triste lumière sur les événements
passés, et le souvenir m’apporte ces images,
comme par un beau temps les flots de la mer
amènent brin à brin les débris d’un naufrage sur
la grève – Vous pouvez me rendre un service
assez important, me dit la comtesse en me
regardant d’un air confus. Après vous avoir
confié mon antipathie pour l’amour, je me sens
plus libre en réclamant de vous un bon office au
nom de l’amitié. N’aurez-vous pas, reprit-elle en
riant, beaucoup plus de mérite à m’obliger
aujourd’hui ? Je la regardais avec douleur.
N’éprouvant rien près de moi, elle était pateline
et non pas affectueuse ; elle me paraissait jouer
un rôle en actrice consommée ; puis tout à coup
son accent, un regard, un mot réveillaient mes
espérances ; mais si mon amour ranimé se
peignait alors dans mes yeux, elle en soutenait les
rayons sans que la clarté des siens s’en altérât, car
ils semblaient, comme ceux des tigres, être
doublés par une feuille de métal. En ces
moments-là, je la détestais. – La protection du
duc de Navarreins, dit-elle en continuant avec des
243

inflexions de voix pleines de câlinerie, me serait
très utile auprès d’une personne toute-puissante
en Russie, et dont l’intervention est nécessaire
pour me faire rendre justice dans une affaire qui
concerne à la fois ma fortune et mon état dans le
monde, la reconnaissance de mon mariage par
l’empereur. Le duc de Navarreins n’est-il pas
votre cousin ? Une lettre de lui déciderait tout. –
Je vous appartiens, lui répondis-je, ordonnez. –
Vous êtes bien aimable, reprit-elle en me serrant
la main. Venez dîner avec moi, je vous dirai tout
comme à un confesseur. Cette femme si méfiante,
si discrète, et à laquelle personne n’avait entendu
dire un mot sur ses intérêts, allait donc me
consulter. – Oh ! combien j’aime maintenant le
silence que vous m’avez imposé ! m’écriai-je.
Mais j’aurais voulu quelque épreuve plus rude
encore. En ce moment, elle accueillit l’ivresse de
mes regards et ne se refusa point à mon
admiration, elle m’aimait donc ! Nous arrivâmes
chez elle. Fort heureusement, le fond de ma
bourse put satisfaire le cocher. Je passai
délicieusement la journée, seul avec elle, chez
elle. C’était la première fois que je pouvais la
244

voir ainsi. Jusqu’à ce jour, le monde, sa gênante
politesse et ses façons froides nous avaient
toujours séparés, même pendant ses somptueux
dîners ; mais alors j’étais chez elle comme si
j’eusse vécu sous son toit, je la possédais pour
ainsi dire. Ma vagabonde imagination brisait les
entraves, arrangeait les événements de la vie à ma
guise, et me plongeait dans les délices d’un
amour heureux. Me croyant son époux, je
l’admirais occupée de petits détails ; j’éprouvais
même du bonheur à lui voir ôter son châle et son
chapeau. Elle me laissa seul un moment, et revint
les cheveux arrangés, charmante. Cette jolie
toilette avait été faite pour moi ! Pendant le dîner,
elle me prodigua ses attentions et déploya des
grâces infinies dans mille choses qui semblent
des riens et qui cependant sont la moitié de la vie.
Quand nous fûmes tous deux devant un foyer
pétillant, assis sur la soie, environnés des plus
désirables créations d’un luxe oriental ; quand je
vis si près de moi cette femme dont la beauté
célèbre faisait palpiter tant de cœurs, cette femme
si difficile à conquérir, me parlant, me rendant
l’objet de toutes ses coquetteries, ma voluptueuse
245

félicité devint presque de la souffrance. Pour mon
malheur, je me souvins de l’importante affaire
que je devais conclure, et voulus aller au rendez-
vous qui m’avait été donné la veille. – Quoi !
déjà ! dit-elle en me voyant prendre mon
chapeau. – Elle m’aimait ! Je le crus du moins, en
l’entendant prononcer ces deux mots d’une voix
caressante. Pour prolonger mon extase, j’aurais
alors volontiers troqué deux années de ma vie
contre chacune des heures qu’elle voulait bien
m’accorder. Mon bonheur s’augmenta de tout
l’argent que je perdais ! Il était minuit quand elle
me renvoya. Néanmoins le lendemain, mon
héroïne me coûta bien des remords, je craignis
d’avoir manqué l’affaire des mémoires, devenue
si capitale pour moi ; je courus chez Rastignac, et
nous allâmes surprendre à son lever le titulaire de
mes travaux futurs. Finot me lut un petit acte où
il n’était point question de ma tante, et après la
signature duquel il me compta cinquante écus.
Nous déjeunâmes tous les trois. Quand j’eus payé
mon nouveau chapeau, soixante cachets à trente
sous et mes dettes, il ne me resta plus que trente
francs ; mais toutes les difficultés de la vie
246

s’étaient aplanies pour quelques jours. Si j’avais
voulu écouter Rastignac, je pouvais avoir des
trésors en adoptant avec franchise le système
anglais. Il voulait absolument m’établir un crédit
et me faire faire des emprunts, en prétendant que
les emprunts soutiendraient le crédit. Selon lui,
l’avenir était de tous les capitaux du monde le
plus considérable et le plus solide. En
hypothéquant ainsi mes dettes sur de futurs
contingents, il donna ma pratique à son tailleur,
un artiste qui comprenait le jeune homme et
devait me laisser tranquille jusqu’à mon mariage.
Dès ce jour, je rompis avec la vie monastique et
studieuse que j’avais menée pendant trois ans.
J’allai fort assidûment chez Fœdora, où je tâchai
de surpasser en apparence les impertinents ou les
héros de coterie qui s’y trouvaient. En croyant
avoir échappé pour toujours à la misère, je
recouvrai ma liberté d’esprit, j’écrasai mes
rivaux, et passai pour un homme plein de
séductions, prestigieux, irrésistible. Cependant
les gens habiles disaient en parlant de moi : « Un
garçon aussi spirituel ne doit avoir de passions
que dans la tête ! » Ils vantaient charitablement
247

mon esprit aux dépens de ma sensibilité. « Est-il
heureux de ne pas aimer ! s’écriaient-ils. S’il
aimait, aurait-il autant de gaieté, de verve ? »
J’étais cependant bien amoureusement stupide en
présence de Fœdora ! Seul avec elle, je ne savais
rien lui dire, ou si je parlais, je médisais de
l’amour, j’étais tristement gai comme un
courtisan qui veut cacher un cruel dépit. Enfin,
j’essayai de me rendre indispensable à sa vie, à
son bonheur, à sa vanité : tous les jours près
d’elle, j’étais un esclave, un jouet sans cesse à ses
ordres. Après avoir ainsi dissipé ma journée, je
revenais chez moi pour y travailler pendant les
nuits, ne dormant guère que deux ou trois heures
de la matinée. Mais n’ayant pas, comme
Rastignac, l’habitude du système anglais, je me
vis bientôt sans un sou. Dès lors, mon cher ami,
fat sans bonnes fortunes, élégant sans argent,
amoureux anonyme, je retombai dans cette vie
précaire, dans ce froid et profond malheur
soigneusement caché sous les trompeuses
apparences du luxe. Je ressentis alors mes
souffrances premières, mais moins aiguës : je
m’étais familiarisé sans doute avec leurs terribles
248

crises. Souvent les gâteaux et le thé, si
parcimonieusement offerts dans les salons,
étaient ma seule nourriture. Quelquefois, les
somptueux dîners de la comtesse me sustentaient
pendant deux jours. J’employai tout mon temps,
mes efforts et ma science d’observation à
pénétrer plus avant dans l’impénétrable caractère
de Fœdora. Jusqu’alors, l’espérance ou le
désespoir avaient influencé mon opinion, je
voyais en elle tour à tour la femme la plus
aimante ou la plus insensible de son sexe ; mais
ces alternatives de joie et de tristesse devinrent
intolérables : je voulus chercher un dénouement à
cette lutte affreuse, en tuant mon amour. De
sinistres lueurs brillaient parfois dans mon âme et
me faisaient entrevoir des abîmes entre nous. La
comtesse justifiait toutes mes craintes : je n’avais
pas encore surpris de larmes dans ses yeux. Au
théâtre une scène attendrissante la trouvait froide
et rieuse. Elle réservait toute sa finesse pour elle,
et ne devinait ni le malheur ni le bonheur
d’autrui. Enfin elle m’avait joué ! Heureux de lui
faire un sacrifice, je m’étais presque avili pour
elle en allant voir mon parent le duc de
249

Navarreins, homme égoïste, qui rougissait de ma
misère et avait de trop grands torts envers moi
pour ne pas me haïr : il me reçut donc avec cette
froide politesse qui donne aux gestes et aux
paroles l’apparence de l’insulte, son regard
inquiet excita ma pitié. J’eus honte pour lui de sa
petitesse au milieu de tant de grandeur, de sa
pauvreté au milieu de tant de luxe. Il me parla des
pertes considérables que lui occasionnait le trois
pour cent, je lui dis alors quel était l’objet de ma
visite. Le changement de ses manières, qui de
glaciales devinrent insensiblement affectueuses,
me dégoûta. Eh ! bien, mon ami, il vint chez la
comtesse, il m’y écrasa. Fœdora trouva pour lui
des enchantements, des prestiges inconnus ; elle
le séduisit, traita sans moi cette affaire
mystérieuse de laquelle je ne sus pas un mot :
j’avais été pour elle un moyen. Elle paraissait ne
plus m’apercevoir quand mon cousin était chez
elle, elle m’acceptait alors avec moins de plaisir
peut-être que le jour où je lui fus présenté. Un
soir, elle m’humilia devant le duc par un de ces
gestes et par un de ces regards qu’aucune parole
ne saurait peindre. Je sortis pleurant, formant
250

mille projets de vengeance, combinant
d’épouvantables viols. Souvent je
l’accompagnais aux Bouffons : là, près d’elle,
tout entier à mon amour, je la contemplais en me
livrant au charme d’écouter la musique, épuisant
mon âme dans la double jouissance d’aimer et de
retrouver les mouvements de mon cœur bien
rendus par les phrases du musicien. Ma passion
était dans l’air, sur la scène ; elle triomphait
partout, excepté chez ma maîtresse. Je prenais
alors la main de Fœdora, j’étudiais ses traits et
ses yeux en sollicitant une fusion de nos
sentiments, une de ces soudaines harmonies qui,
réveillées par les notes, font vibrer les âmes à
l’unisson ; mais sa main était muette et ses yeux
ne disaient rien. Quand le feu de mon cœur
émané de tous mes traits la frappait trop
fortement au visage, elle me jetait ce sourire
cherché, phrase convenue qui se reproduit au
salon sur les lèvres de tous les portraits. Elle
n’écoutait pas la musique. Les divines pages de
Rossini, de Cimarosa, de Zingarelli, ne lui
rappelaient aucun sentiment, ne lui traduisaient
aucune poésie de sa vie ; son âme était aride.
251

Fœdora se produisait là comme un spectacle dans
le spectacle. Sa lorgnette voyageait incessamment
de loge en loge ; inquiète, quoique tranquille, elle
était victime de la mode : sa loge, son bonnet, sa
voiture, sa personne étaient tout pour elle. Vous
rencontrez souvent des gens de colossale
apparence de qui le cœur est tendre et délicat
sous un corps de bronze ; mais elle cachait un
cœur de bronze sous sa frêle et gracieuse
enveloppe. Ma fatale science me déchirait bien
des voiles. Si le bon ton consiste à s’oublier pour
autrui, à mettre dans sa voix et dans ses gestes
une constante douceur, à plaire aux autres en les
rendant contents d’eux-mêmes, malgré sa finesse,
Fœdora n’avait pas effacé tout vestige de sa
plébéienne origine : son oubli d’elle-même était
fausseté ; ses manières, au lieu d’être innées,
avaient été laborieusement conquises ; enfin sa
politesse sentait la servitude. Eh ! bien, ses
paroles emmiellées étaient pour ses favoris
l’expression de la bonté, sa prétentieuse
exagération était un noble enthousiasme. Moi
seul avais étudié ses grimaces, j’avais dépouillé
son être intérieur de la mince écorce qui suffit au
252

monde, et n’étais plus dupe de ses singeries ; je
connaissais à fond son âme de chatte. Quand un
niais la complimentait, la vantait, j’avais honte
pour elle. Et je l’aimais toujours ! j’espérais
fondre ses glaces sous les ailes d’un amour de
poète. Si je pouvais une fois ouvrir son cœur aux
tendresses de la femme, si je l’initiais à la
sublimité des dévouements, je la voyais alors
parfaite ; elle devenait un ange. Je l’aimais en
homme, en amant, en artiste, quand il aurait fallu
ne pas l’aimer pour l’obtenir : un fat bien
gourmé, un froid calculateur, en aurait triomphé
peut-être. Vaine, artificieuse, elle eût sans doute
entendu le langage de la vanité, se serait laissé
entortiller dans les pièges d’une intrigue, elle eût
été dominée par un homme sec et glacé. Des
douleurs acérées entraient jusqu’au vif dans mon
âme, quand elle me révélait naïvement son
égoïsme. Je l’apercevais avec douleur seule un
jour dans la vie et ne sachant à qui tendre la main,
ne rencontrant pas de regards amis où reposer les
siens. Un soir, j’eus le courage de lui peindre,
sous des couleurs animées, sa vieillesse déserte,
vide et triste. À l’aspect de cette épouvantable
253

vengeance de la nature trompée, elle dit un mot
atroce. – J’aurai toujours de la fortune, me
répondit-elle. Eh ! bien, avec de l’or nous
pouvons toujours créer autour de nous les
sentiments qui sont nécessaires à notre bien-être.
Je sortis foudroyé par la logique de ce luxe, de
cette femme, de ce monde, dont j’étais si
sottement idolâtre. Je n’aimais pas Pauline
pauvre, Fœdora riche n’avait-elle pas le droit de
repousser Raphaël ? Notre conscience est un juge
infaillible, quand nous ne l’avons pas encore
assassinée. « Fœdora, me criait une voix
sophistique, n’aime ni ne repousse personne ; elle
est libre, mais elle s’est autrefois donnée pour de
l’or. Amant ou époux, le comte russe l’a
possédée. Elle aura bien une tentation dans sa
vie ! Attends-la. » Ni vertueuse ni fautive, cette
femme vivait loin de l’humanité, dans une sphère
à elle, enfer ou paradis. Ce mystère femelle vêtu
de cachemire et de broderies mettait en jeu dans
mon cœur tous les sentiments humains, orgueil,
ambition, amour, curiosité. Un caprice de la
mode, ou cette envie de paraître original qui nous
poursuit tous, avait amené la manie de vanter un
254

petit spectacle du boulevard. La comtesse
témoigna le désir de voir la figure enfarinée d’un
acteur qui faisait les délices de quelques gens
d’esprit, et j’obtins l’honneur de la conduire à la
première représentation de je ne sais quelle
mauvaise farce. La loge coûtait à peine cent sous,
je ne possédais pas un traître liard. Ayant encore
un demi-volume de mémoires à écrire, je n’osais
pas aller mendier un secours à Finot, et
Rastignac, ma providence, était absent. Cette
gêne constante maléficiait toute ma vie. Une fois,
au sortir des Bouffons, par une horrible pluie,
Fœdora m’avait fait avancer une voiture sans que
je pusse me soustraire à son obligeance de
parade : elle n’admit aucune de mes excuses, ni
mon goût pour la pluie, ni mon envie d’aller au
jeu. Elle ne devinait mon indigence ni dans
l’embarras de mon maintien, ni dans mes paroles
tristement plaisantes. Mes yeux rougissaient,
mais comprenait-elle un regard ? La vie des
jeunes gens est soumise à de singuliers caprices !
Pendant le voyage, chaque tour de roue réveilla
des pensées qui me brûlèrent le cœur ; j’essayai
de détacher une planche au fond de la voiture en
255

espérant glisser sur le pavé ; mais rencontrant des
obstacles invincibles, je me pris à rire
convulsivement et demeurai dans un calme
morne, hébété comme un homme au carcan. À
mon arrivée au logis, aux premiers mots que je
balbutiai, Pauline m’interrompit en disant : – Si
vous n’avez pas de monnaie… Ah ! la musique de
Rossini n’était rien auprès de ces paroles. Mais
revenons aux Funambules ? Pour pouvoir y
conduire la comtesse, je pensai à mettre en gage
le cercle d’or dont le portrait de ma mère était
entouré. Quoique le Mont-de-Piété se fût toujours
dessiné dans ma pensée comme une des portes du
bagne, il valait encore mieux y porter mon lit
moi-même que de solliciter une aumône. Le
regard d’un homme à qui vous demandez de
l’argent fait tant de mal ! Certains emprunts nous
coûtent notre honneur, comme certains refus
prononcés par une bouche amie nous enlèvent
une dernière illusion. Pauline travaillait, sa mère
était couchée. Jetant un regard furtif sur le lit dont
les rideaux étaient légèrement relevés, je crus
madame Gaudin profondément endormie, en
apercevant au milieu de l’ombre son profil calme
256

et jeune imprimé sur l’oreiller. – Vous avez du
chagrin, me dit Pauline, qui posa son pinceau sur
son coloriage. – Ma pauvre enfant, vous pouvez
me rendre un grand service, lui répondis-je. Elle
me regarda d’un air si heureux que je tressaillis. –
M’aimerait-elle ? pensai-je. – Pauline ? repris-je.
Et je m’assis près d’elle pour la bien étudier. Elle
me devina, tant mon accent était interrogateur ;
elle baissa les yeux, et je l’examinai, croyant
pouvoir lire dans son cœur comme dans le mien,
tant sa physionomie était naïve et pure.
– Vous m’aimez ? lui dis-je.
– Un peu, passionnément, pas du tout, s’écria-
t-elle. Elle ne m’aimait pas. Son accent moqueur
et la gentillesse du geste qui lui échappa
peignaient seulement une folâtre reconnaissance
de jeune fille. Je lui avouai donc ma détresse,
l’embarras dans lequel je me trouvais, et la priai
de m’aider. – Comment, monsieur Raphaël, dit
elle, vous ne voulez pas aller au Mont-de-Piété, et
vous m’y envoyez ! Je rougis, confondu par la
logique d’un enfant. Elle me prit alors la main
comme si elle eût voulu compenser par une
257

caresse la vérité de son exclamation. Oh ! j’irais
bien, dit-elle, mais la course est inutile. Ce matin,
j’ai trouvé derrière le piano deux pièces de cent
sous qui s’étaient glissées à votre insu entre le
mur et la barre, et je les ai mises sur votre table. –
Vous devez bientôt recevoir de l’argent,
monsieur Raphaël, me dit la bonne mère, qui
montra sa tête entre les rideaux ; je puis bien vous
prêter quelques écus en attendant. – Oh ! Pauline,
m’écriai-je en lui serrant la main, je voudrais être
riche. – Bah ! pourquoi ? dit-elle d’un air mutin.
Sa main tremblant dans la mienne répondait à
tous les battements de mon cœur ; elle retira
vivement ses doigts, examina les miens : – Vous
épouserez une femme riche ! dit-elle, mais elle
vous donnera bien du chagrin. Ah ! Dieu ! elle
vous tuera. J’en suis sûre. Il y avait dans son cri
une sorte de croyance aux folles superstitions de
sa mère. – Vous êtes bien crédule, Pauline ! –
Oh ! bien certainement ! dit-elle en me regardant
avec terreur, la femme que vous aimerez vous
tuera. Elle reprit son pinceau, le trempa dans la
couleur en laissant paraître une vive émotion, et
ne me regarda plus. En ce moment, j’aurais bien
258

voulu croire à des chimères. Un homme n’est pas
tout à fait misérable quand il est superstitieux.
Une superstition est une espérance. Retiré dans
ma chambre, je vis en effet deux nobles écus dont
la présence me parut inexplicable. Au sein des
pensées confuses du premier sommeil, je tâchai
de vérifier mes dépenses pour me justifier cette
trouvaille inespérée, mais je m’endormis perdu
dans d’inutiles calculs. Le lendemain, Pauline
vint me voir au moment où je sortais pour aller
louer une loge. – Vous n’avez peut-être pas assez
de dix francs, me dit en rougissant cette bonne et
aimable fille, ma mère m’a chargée de vous offrir
cet argent. Prenez, prenez ! Elle jeta trois écus sur
ma table et voulut se sauver ; mais je la retins.
L’admiration sécha les larmes qui roulaient dans
mes yeux : – Pauline, lui dis-je, vous êtes un
ange ! Ce prêt me touche bien moins que la
pudeur de sentiment avec laquelle vous me
l’offrez. Je désirais une femme riche, élégante,
titrée ; hélas ! maintenant je voudrais posséder
des millions et rencontrer une jeune fille pauvre
comme vous et comme vous riche de cœur, je
renoncerais à une passion fatale qui me tuera.
259

Vous aurez peut-être raison. – Assez ! dit-elle.
Elle s’enfuit, et sa voix de rossignol, ses roulades
fraîches retentirent dans l’escalier. – Elle est bien
heureuse de ne pas aimer encore ! me dis-je en
pensant aux tortures que je souffrais depuis
plusieurs mois. Les quinze francs de Pauline me
furent bien précieux. Fœdora, songeant aux
émanations populacières de la salle où nous
devions rester pendant quelques heures, regretta
de ne pas avoir un bouquet ; j’allai lui chercher
des fleurs ; je lui apportai ma vie et ma fortune.
J’eus à la fois des remords et des plaisirs en lui
donnant un bouquet dont le prix me révéla tout ce
que la galanterie superficielle en usage dans le
monde avait de dispendieux. Bientôt elle se
plaignit de l’odeur un peu trop forte d’un jasmin
du Mexique, elle éprouva un intolérable dégoût
en voyant la salle, en se trouvant assise sur de
dures banquettes, elle me reprocha de l’avoir
amenée là. Quoiqu’elle fût près de moi, elle
voulut s’en aller, elle s’en alla. M’imposer des
nuits sans sommeil, avoir dissipé deux mois de
mon existence, et ne pas lui plaire ! Jamais ce
démon ne fut ni plus gracieux ni plus insensible.
260

Pendant la route, assis près d’elle dans un étroit
coupé, je respirais son souffle, je touchais son
gant parfumé, je voyais distinctement les trésors
de sa beauté, je sentais une vapeur douce comme
l’iris : toute la femme et point de femme. En ce
moment, un trait de lumière me permit de voir les
profondeurs de cette vie mystérieuse. Je pensai
tout à coup au livre récemment publié par un
poète, une vraie conception d’artiste taillée dans
la statue de Polyclès. Je croyais voir ce monstre
qui, tantôt officier, dompte un cheval fougueux,
tantôt jeune fille se met à sa toilette et désespère
ses amants, amant, désespère une vierge douce et
modeste. Ne pouvant plus résoudre autrement
Fœdora, je lui racontai cette histoire fantastique :
rien ne décela sa ressemblance avec cette poésie
de l’impossible ; elle s’en amusa de bonne foi,
comme un enfant d’une fable prise aux Mille et
une Nuits. Pour résister à l’amour d’un homme de
mon âge, à la chaleur communicative de cette
belle contagion de l’âme, Fœdora doit être gardée
par quelque mystère, me dis-je en revenant chez
moi. Peut-être, semblable à lady Delacour, est-
elle dévorée par un cancer ? Sa vie est sans doute
261

une vie artificielle. À cette pensée, j’eus froid.
Puis je formai le projet le plus extravagant et le
plus raisonnable en même temps auquel un amant
puisse jamais songer. Pour examiner cette femme
corporellement comme je l’avais étudiée
intellectuellement, pour la connaître enfin tout
entière, je résolus de passer une nuit chez elle,
dans sa chambre, à son insu. Voici comment
j’exécutai cette entreprise, qui me dévorait l’âme
comme un désir de vengeance mord le cœur d’un
moine corse. Aux jours de réception, Fœdora
réunissait une assemblée trop nombreuse pour
qu’il fût possible au portier d’établir une balance
exacte entre les entrées et les sorties. Sûr de
pouvoir rester dans la maison sans y causer de
scandale, j’attendis impatiemment la prochaine
soirée de la comtesse. En m’habillant, je mis dans
la poche de mon gilet un petit canif anglais, à
défaut de poignard. Trouvé sur moi, cet
instrument littéraire n’avait rien de suspect, et ne
sachant jusqu’où me conduirait ma résolution
romanesque, je voulais être armé. Lorsque les
salons commencèrent à se remplir, j’allai dans la
chambre à coucher y examiner les choses, et
262

trouvai les persiennes et les volets fermés, ce fut
un premier bonheur ; comme la femme de
chambre pourrait venir pour détacher les rideaux
drapés aux fenêtres, je lâchai leurs embrasses, je
risquais beaucoup en me hasardant ainsi à faire le
ménage par avance, mais je m’étais soumis aux
périls de ma situation et les avais froidement
calculés. Vers minuit, je vins me cacher dans
l’embrasure d’une fenêtre. Afin de ne pas laisser
voir mes pieds, j’essayai de grimper sur la plinthe
de la boiserie, le dos appuyé contre le mur, en me
cramponnant à l’espagnolette. Après avoir étudié
mon équilibre, mes points d’appui, mesuré
l’espace qui me séparait des rideaux, je parvins à
me familiariser avec les difficultés de ma
position, de manière à demeurer là sans être
découvert, si les crampes, la toux et les
éternuements me laissaient tranquille. Pour ne
pas me fatiguer inutilement, je me tins debout en
attendant le moment critique pendant lequel je
devais rester suspendu comme une araignée dans
sa toile. La moire blanche et la mousseline des
rideaux formaient devant moi de gros plis
semblables à des tuyaux d’orgue, où je pratiquai
263

des trous avec mon canif afin de tout voir par ces
espèces de meurtrières. J’entendis vaguement le
murmure des salons, les rires des causeurs, leurs
éclats de voix. Ce tumulte vaporeux, cette sourde
agitation diminua par degrés. Quelques hommes
vinrent prendre leurs chapeaux placés près de
moi, sur la commode de la comtesse. Quand ils
froissaient les rideaux, je frissonnais en pensant
aux distractions, aux hasards de ces recherches
faites par des gens pressés de partir et qui furètent
alors partout. J’augurai bien de mon entreprise en
n’éprouvant aucun de ces malheurs. Le dernier
chapeau fut emporté par un vieil amoureux de
Fœdora, qui se croyant seul regarda le lit, et
poussa un gros soupir suivi de je ne sais quelle
exclamation assez énergique. La comtesse, qui
n’avait plus autour d’elle, dans le boudoir voisin
de sa chambre, que cinq ou six personnes intimes,
leur proposa d’y prendre le thé. Les calomnies,
pour lesquelles la société actuelle a réservé le peu
de croyance qui lui reste, se mêlèrent alors à des
épigrammes, à des jugements spirituels, au bruit
des tasses et des cuillers. Sans pitié pour mes
rivaux, Rastignac excitait un rire fou par de
264

mordantes saillies. – Monsieur de Rastignac est
un homme avec lequel il ne faut pas se brouiller,
dit la comtesse en riant. – Je le crois, répondit-il
naïvement. J’ai toujours eu raison dans mes
haines. Et dans mes amitiés, ajouta-t-il. Mes
ennemis me servent autant que mes amis peut-
être. J’ai fait une étude assez spéciale de l’idiome
moderne et des artifices naturels dont on se sert
pour tout attaquer ou pour tout défendre.
L’éloquence ministérielle est un
perfectionnement social. Un de vos amis est-il
sans esprit ? vous parlez de sa probité, de sa
franchise. L’ouvrage d’un autre est-il lourd ?
vous le présentez comme un travail
consciencieux. Si le livre est mal écrit, vous en
vantez les idées. Tel homme est sans foi, sans
constance, vous échappe à tout moment ? Bah ! il
est séduisant, prestigieux, il charme. S’agit-il de
vos ennemis ? vous leur jetez à la tête les morts et
les vivants ; vous renversez pour eux les termes
de votre langage, et vous êtes aussi perspicace à
découvrir leurs défauts que vous étiez habile à
mettre en relief les vertus de vos amis. Cette
application de la lorgnette à la vue morale est le
265

secret de nos conversations et tout l’art du
courtisan. N’en pas user, c’est vouloir combattre
sans armes des gens bardés de fer comme des
chevaliers bannerets. Et j’en use ! j’en abuse
même quelquefois. Aussi me respecte-t-on moi et
mes amis, car, d’ailleurs, mon épée vaut ma
langue. Un des plus fervents admirateurs de
Fœdora, jeune homme dont l’impertinence était
célèbre, et qui s’en faisait même un moyen de
parvenir, releva le gant si dédaigneusement jeté
par Rastignac. Il se mit, en parlant de moi, à
vanter outre mesure mes talents et ma personne.
Rastignac avait oublié ce genre de médisance.
Cet éloge sardonique trompa la comtesse qui
m’immola sans pitié ; pour amuser ses amis, elle
abusa de mes secrets, de mes prétentions et de
mes espérances. – Il a de l’avenir, dit Rastignac.
Peut-être sera-t-il un jour homme à prendre de
cruelles revanches : ses talents égalent au moins
son courage ; aussi regardé-je comme bien hardis
ceux qui s’attaquent à lui, car il a de la
mémoire…. – Et fait des mémoires, dit la
comtesse, à qui parut déplaire le profond silence
qui régna. – Des mémoires de fausse comtesse,
266

madame, répliqua Rastignac. Pour les écrire, il
faut avoir une autre sorte de courage. – Je lui
crois beaucoup de courage, reprit-elle, il m’est
fidèle. Il me prit une vive tentation de me montrer
soudain aux rieurs comme l’ombre de Banquo
dans Macbeth. Je perdais une maîtresse, mais
j’avais un ami ! Cependant l’amour me souffla
tout à coup un de ces lâches et subtils paradoxes
avec lesquels il sait endormir toutes nos douleurs.
Si Fœdora m’aime, pensé-je, ne doit-elle pas
dissimuler son affection sous une plaisanterie
malicieuse ? Combien de fois le cœur n’a-t-il pas
démenti les mensonges de la bouche ? Enfin
bientôt mon impertinent rival resté seul avec la
comtesse, voulut partir. – Eh quoi ! déjà ? lui dit-
elle avec un son de voix plein de câlineries et qui
me fit palpiter. Ne me donnerez-vous pas encore
un moment ! N’avez-vous donc plus rien à me
dire, et ne me sacrifierez-vous point quelques-uns
de vos plaisirs ? Il s’en alla. – Ah ! s’écria-t-elle
en bâillant, ils sont tous bien ennuyeux ! Et tirant
avec force un cordon, le bruit d’une sonnette
retentit dans les appartements. La comtesse rentra
dans sa chambre en fredonnant une phrase du
267

Pria che spunti. Jamais personne ne l’avait
entendue chanter, et ce mutisme donnait lieu à de
bizarres interprétations. Elle avait, dit-on, promis
à son premier amant, charmé de ses talents et
jaloux d’elle par delà le tombeau, de ne donner à
personne un bonheur qu’il voulait avoir goûté
seul. Je tendis les forces de mon âme pour aspirer
les sons. De note en note la voix s’éleva, Fœdora
sembla s’animer, les richesses de son gosier se
déployèrent, et cette mélodie prit alors quelque
chose de divin. La comtesse avait dans l’organe
une clarté vive, une justesse de ton, je ne sais
quoi d’harmonique et de vibrant qui pénétrait,
remuait et chatouillait le cœur. Les musiciennes
sont presque toujours amoureuses. Celle qui
chantait ainsi devait savoir bien aimer. La beauté
de cette voix fut donc un mystère de plus dans
une femme déjà si mystérieuse. Je la voyais alors
comme je te vois : elle paraissait s’écouter elle-
même et ressentir une volupté qui lui fût
particulière ; elle éprouvait comme une
jouissance d’amour. Elle vint devant la cheminée
en achevant le principal motif de ce rondo ; mais
quand elle se tut, sa physionomie changea, ses
268

traits se décomposèrent, et sa figure exprima la
fatigue. Elle venait d’ôter un masque ; actrice,
son rôle était fini. Cependant l’espèce de
flétrissure imprimée à sa beauté par son travail
d’artiste, ou par la lassitude de la soirée, n’était
pas sans charme. La voilà vraie, me dis-je. Elle
mit comme pour se chauffer, un pied sur la barre
de bronze qui surmontait le garde-cendre, ôta ses
gants, détacha ses bracelets, et enleva par dessus
sa tête une chaîne d’or au bout de laquelle était
suspendue sa cassolette ornée de pierres
précieuses. J’éprouvais un plaisir indicible à voir
ses mouvements empreints de la gentillesse dont
les chattes font preuve en se toilettant au soleil.
Elle se regarda dans la glace, et dit tout haut d’un
air de mauvaise humeur : Je n’étais pas jolie ce
soir, mon teint se fane avec une effrayante
rapidité. Je devrais peut-être me coucher plus tôt,
renoncer à cette vie dissipée. Mais Justine se
moque-t-elle de moi ? Elle sonna de nouveau, la
femme de chambre accourut. Où logeait-elle ? je
ne sais. Elle arriva par un escalier dérobé. J’étais
curieux de l’examiner. Mon imagination de poète
avait souvent incriminé cette invisible servante,
269

grande fille brune, bien faite. – Madame a
sonné ? – Deux fois, répondit Fœdora. Vas-tu
donc maintenant devenir sourde ? – J’étais à faire
le lait d’amandes de madame. Justine
s’agenouilla, défit les cothurnes des souliers,
déchaussa sa maîtresse, qui nonchalamment
étendue sur un fauteuil à ressorts, au coin du feu,
bâillait en se grattant la tête. Il n’y avait rien que
de très naturel dans tous ses mouvements, et nul
symptôme ne me révéla ni les souffrances
secrètes, ni les passions que j’avais supposées. –
Georges est amoureux, dit-elle, je le renverrai.
N’a-t-il pas encore défait les rideaux ce soir ? à
quoi pense-t-il ? À cette observation, tout mon
sang reflua vers mon cœur, mais il ne fut plus
question des rideaux. – L’existence est bien vide,
reprit la comtesse. Ah çà ! prends garde de
m’égratigner comme hier. Tiens, vois-tu, dit-elle
en lui montrant un petit genou satiné, je porte
encore la marque de tes griffes. Elle mit ses pieds
nus dans des pantoufles de velours fourrées de
cygne, et détacha sa robe pendant que Justine prit
un peigne pour lui arranger les cheveux. – Il faut
vous marier, madame, avoir des enfants. – Des
270

enfants ! Il ne me manquerait plus que cela pour
m’achever, s’écria-t-elle. Un mari ! Quel est
l’homme auquel je pourrais me… Étais-je bien
coiffée ce soir ? – Mais, pas très bien. – Tu es une
sotte.- Rien ne vous va plus mal que de trop
crêper vos cheveux, reprit Justine. Les grosses
boucles bien lisses vous sont plus avantageuses. –
Vraiment ? – Mais oui, madame, les cheveux
crêpés clair ne vont bien qu’aux blondes. – Me
marier ? non, non. Le mariage est un trafic pour
lequel je ne suis pas née. Quelle épouvantable
scène pour un amant ! Cette femme solitaire, sans
parents, sans amis, athée en amour, ne croyant à
aucun sentiment ; et quelque faible que fût en elle
ce besoin d’épanchement cordial, naturel à toute
créature humaine, réduite pour le satisfaire à
causer avec sa femme de chambre, à dire des
phrases sèches ou des riens ! j’en eus pitié.
Justine la délaça. Je la contemplai curieusement
au moment où le dernier voile s’enleva. Elle avait
un corsage de vierge qui m’éblouit ; à travers sa
chemise et à la lueur des bougies, son corps blanc
et rose étincela comme une statue d’argent qui
brille sous son enveloppe de gaze. Non, nulle
271

imperfection ne devait lui faire redouter les yeux
furtifs de l’amour. Hélas ! un beau corps
triomphera toujours des résolutions les plus
martiales. La maîtresse s’assit devant le feu,
muette et pensive pendant que la femme de
chambre allumait la bougie de la lampe d’albâtre
suspendue devant le lit. Justine alla chercher une
bassinoire, prépara le lit, aida sa maîtresse à se
coucher ; puis, après un temps assez long
employé par de minutieux services qui accusaient
la profonde vénération de Fœdora pour elle-
même, cette fille partit. La comtesse se retourna
plusieurs fois, elle était agitée, elle soupirait ; ses
lèvres laissaient échapper un léger bruit
perceptible à l’ouïe et qui indiquait des
mouvements d’impatience ; elle avança la main
vers la table, y prit une fiole, versa dans son lait
avant de le boire quelques gouttes d’une liqueur
dont je ne distinguai pas la nature ; enfin, après
quelques soupirs pénibles, elle s’écria : Mon
Dieu ! Cette exclamation, et surtout l’accent
qu’elle y mit, me brisa le cœur. Insensiblement
elle resta sans mouvement. J’eus peur, mais
bientôt j’entendis retentir la respiration égale et
272

forte d’une personne endormie ; j’écartai la soie
criarde des rideaux, quittai ma position et vins me
placer au pied de son lit, en la regardant avec un
sentiment indéfinissable. Elle était ravissante
ainsi. Elle avait la tête sous le bras comme un
enfant ; son tranquille et joli visage enveloppé de
dentelles exprimait une suavité qui m’enflamma.
Présumant trop de moi-même, je n’avais pas
compris mon supplice : être si près et si loin
d’elle. Je fus obligé de subir toutes les tortures
que je m’étais préparées. Mon Dieu ! ce lambeau
d’une pensée inconnue, que je devais remporter
pour toute lumière, avait tout à coup changé mes
idées sur Fœdora. Ce mot insignifiant ou profond,
sans substance ou plein de réalités, pouvait
s’interpréter également par le bonheur ou par la
souffrance, par une douleur de corps ou par des
peines. Était-ce imprécation ou prière, souvenir
ou avenir, regret ou crainte ? Il y avait toute une
vie dans cette parole, vie d’indigence ou de
richesse ; il y tenait même un crime ! L’énigme
cachée dans ce beau semblant de femme
renaissait, Fœdora pouvait être expliquée de tant
de manières qu’elle devenait inexplicable. Les
273

fantaisies du souffle qui passait entre ses dents,
tantôt faible, tantôt accentué, grave ou léger,
formaient une sorte de langage auquel j’attachais
des pensées et des sentiments. Je rêvais avec elle,
j’espérais m’initier à ses secrets en pénétrant dans
son sommeil, je flottais entre mille partis
contraires, entre mille jugements. À voir ce beau
visage, calme et pur, il me fut impossible de
refuser un cœur à cette femme. Je résolus de faire
encore une tentative. En lui racontant ma vie,
mon amour, mes sacrifices, peut-être pourrais-je
réveiller en elle la pitié, lui arracher une larme, à
celle qui ne pleurait jamais. J’avais placé toutes
mes espérances dans cette dernière épreuve,
quand le tapage de la rue m’annonça le jour. Il y
eut un moment où je me représentai Fœdora se
réveillant dans mes bras. Je pouvais me mettre
tout doucement à ses côtés, m’y glisser, et
l’étreindre. Cette idée me tyrannisa si
cruellement, que voulant y résister, je me sauvai
dans le salon sans prendre aucune précaution
pour éviter le bruit ; mais j’arrivai heureusement
à une porte dérobée qui donnait sur un petit
escalier. Ainsi que je le présumai, le clef se
274

trouvait à la serrure ; je tirai la porte avec force,
je descendis hardiment dans la cour, et sans
regarder si j’étais vu, je sautai vers la rue en trois
bonds. Deux jours après, un auteur devait lire une
comédie chez la comtesse : j’y allai dans
l’intention de rester le dernier pour lui présenter
une requête assez singulière. Je voulais la prier de
m’accorder la soirée du lendemain, et de me la
consacrer tout entière, en faisant fermer sa porte.
Quand je me trouvai seul avec elle, le cœur me
faillit. Chaque battement de la pendule
m’épouvantait. Il était minuit moins un quart. –
Si je ne lui parle pas, me dis-je, il faut me briser
le crâne sur l’angle de la cheminée. Je m’accordai
trois minutes de délai, les trois minutes se
passèrent, je ne me brisai pas le crâne sur le
marbre, mon cœur s’était alourdi comme une
éponge dans l’eau. – Vous êtes extrêmement
aimable, me dit-elle. – Ah ! madame, répondis-je,
si vous pouviez me comprendre ! – Qu’avez-
vous ! reprit-elle, vous pâlissez. – J’hésite à
réclamer de vous une grâce. Elle m’encouragea
par un geste, et je lui demandai le rendez-vous. –
Volontiers, dit-elle. Mais pourquoi ne me
275

parleriez-vous pas en ce moment ? – Pour ne pas
vous tromper, je dois vous montrer l’étendue de
votre engagement, je désire passer cette soirée
près de vous, comme si nous étions frère et sœur.
Soyez sans crainte, je connais vos antipathies ;
vous avez pu m’apprécier assez pour être certaine
que je ne veux rien de vous qui puisse vous
déplaire, d’ailleurs, les audacieux ne procèdent
pas ainsi. Vous m’avez témoigné de l’amitié,
vous êtes bonne, pleine d’indulgence. Eh ! bien,
sachez que je dois vous dire adieu demain. Ne
vous rétractez pas, m’écriai-je en la voyant prête
à parler, et je disparus. En mai dernier, vers huit
heures du soir, je me trouvai seul avec Fœdora,
dans son boudoir gothique. Je ne tremblai pas
alors, j’étais sûr d’être heureux. Ma maîtresse
devait m’appartenir, ou je me réfugiais dans les
bras de la mort. J’avais condamné mon lâche
amour. Un homme est bien fort quand il s’avoue
sa faiblesse. Vêtue d’une robe de cachemire bleu,
la comtesse était étendue sur un divan, les pieds
sur un coussin. Un béret oriental, coiffure que les
peintres attribuent aux premiers Hébreux, avait
ajouté je ne sais quel piquant attrait d’étrangeté à
276

ses séductions. Sa figure était empreinte d’un
charme fugitif, qui semblait prouver que nous
sommes à chaque instant des êtres nouveaux,
uniques, sans aucune similitude avec le nous de
l’avenir et le nous du passé. Je ne l’avais jamais
vue aussi éclatante. – Savez-vous, dit-elle en
riant, que vous avez piqué ma curiosité ? – Je ne
la tromperai pas, répondis-je froidement, en
m’asseyant près d’elle et lui prenant une main
qu’elle m’abandonna. Vous avez une bien belle
voix ! – Vous ne m’avez jamais entendue,
s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement
de surprise. – Je vous prouverai le contraire
quand cela sera nécessaire. Votre chant délicieux
serait-il donc encore un mystère ? Rassurez-vous,
je ne veux pas le pénétrer. Nous restâmes environ
une heure à causer familièrement. Si je pris le
ton, les manières et les gestes d’un homme
auquel Fœdora ne devait rien refuser, j’eus aussi
tout le respect d’un amant. En jouant ainsi,
j’obtins la faveur de lui baiser la main ; elle se
déganta par un mouvement mignon, et j’étais
alors si voluptueusement enfoncé dans l’illusion à
laquelle j’essayais de croire, que mon âme se
277

fondit et s’épancha dans ce baiser. Fœdora se
laissa flatter, caresser avec un incroyable
abandon. Mais ne m’accuse pas de niaiserie ; si
j’avais voulu faire un pas de plus au delà de celte
câlinerie fraternelle, j’eusse senti les griffes de la
chatte. Nous restâmes dix minutes environ,
plongés dans un profond silence. Je l’admirais,
lui prêtant des charmes auxquels elle mentait. En
ce moment, elle était à moi, à moi seul. Je
possédais cette ravissante créature, comme il était
permis de la posséder, intuitivement, je
l’enveloppai dans mon désir, la tins, la serrai,
mon imagination l’épousa. Je vainquis alors la
comtesse par la puissance d’une fascination
magnétique. Aussi ai-je toujours regretté de ne
pas m’être entièrement soumis à cette femme ;
mais, en ce moment, je n’en voulais pas à son
corps, je souhaitais une âme, une vie, ce bonheur
idéal et complet, beau rêve auquel nous ne
croyons pas longtemps. – Madame, lui dis-je
enfin, sentant que la dernière heure de mon
ivresse était arrivée, écoutez-moi. Je vous aime,
vous le savez, je vous l’ai dit mille fois, vous
auriez dû m’entendre. Ne voulant devoir votre
278

amour ni à des grâces de fat, ni à des flatteries ou
à des importunités de niais, je n’ai pas été
compris. Combien de maux n’ai-je pas soufferts
pour vous, et dont cependant vous êtes
innocente ! Mais dans quelques moments vous
me jugerez. Il y a deux misères, madame : celle
qui va par les rues effrontément en haillons, qui,
sans le savoir, recommence Diogène, se
nourrissant de peu, réduisant la vie au simple ;
heureuse plus que la richesse peut-être,
insouciante du moins, elle prend le monde là où
les puissants n’en veulent plus. Puis la misère du
luxe, une misère espagnole, qui cache la
mendicité sous un titre ; fière, emplumée, cette
misère en gilet blanc, en gants jaunes, a des
carrosses, et perd une fortune faute d’un centime.
L’une est la misère du peuple ; l’autre, celle des
escrocs, des rois et des gens de talent. Je ne suis
ni peuple, ni roi, ni escroc ; peut-être n’ai-je pas
de talent : je suis une exception. Mon nom
m’ordonne de mourir plutôt que de mendier.
Rassurez-vous, madame, je suis riche
aujourd’hui, je possède de la terre tout ce qu’il
m’en faut, lui dis-je en voyant sa physionomie
279

prendre la froide expression qui se peint dans nos
traits quand nous sommes surpris par des
quêteuses de bonne compagnie. Vous souvenez-
vous du jour où vous avez voulu venir au
Gymnase sans moi, croyant que je ne m’y
trouverais point ? Elle fit un signe de tête
affirmatif. J’avais employé mon dernier écu pour
aller vous y voir. Vous rappelez-vous la
promenade que nous fîmes au Jardin des
Plantes ? Votre voiture me coûta toute ma
fortune. Je lui racontai mes sacrifices, je lui
peignis ma vie, non pas comme je te la raconte
aujourd’hui, dans l’ivresse du vin, mais dans la
noble ivresse du cœur. Ma passion déborda par
des mots flamboyants, par des traits de sentiment
oubliés depuis, et que ni l’art, ni le souvenir ne
sauraient reproduire. Ce ne fut pas la narration
sans chaleur d’un amour détesté, mon amour dans
sa force et dans la beauté de son espérance
m’inspira ces paroles qui projettent toute une vie
en répétant les cris d’une âme déchirée. Mon
accent fut celui des dernières prières faites par un
mourant sur le champ de bataille. Elle pleura. Je
m’arrêtai. Grand Dieu ! ses larmes étaient le fruit
280

de cette émotion factice achetée cent sous à la
porte d’un théâtre, j’avais eu le succès d’un bon
acteur. – Si j’avais su, dit-elle. – N’achevez pas,
m’écriai-je. Je vous aime encore assez en ce
moment pour vous tuer… Elle voulut saisir le
cordon de la sonnette. J’éclatai de rire. N’appelez
pas, repris-je. Je vous laisserai paisiblement
achever votre vie. Ce serait mal entendre la haine
que de vous tuer ! Ne craignez aucune violence ;
j’ai passé toute une nuit au pied de votre lit,
sans… – Monsieur, dit-elle en rougissant ; mais
après ce premier mouvement donné à la pudeur
que doit posséder toute femme, même la plus
insensible, elle me jeta un regard méprisant et me
dit : Vous avez dû avoir bien froid ! – Croyez-
vous, madame, que votre beauté me soit si
précieuse ? lui répondis-je en devinant les
pensées qui l’agitaient. Votre figure est pour moi
la promesse d’une âme plus belle encore que
vous n’êtes belle. Eh ! madame, les hommes qui
ne voient que la femme dans une femme peuvent
acheter tous les soirs des odalisques dignes du
sérail et se rendre heureux à bas prix ! Mais
j’étais ambitieux, je voulais vivre cœur à cœur
281

avec vous, avec vous qui n’avez pas de cœur. Je
le sais maintenant. Si vous deviez être à un
homme, je l’assassinerais. Mais non, vous
l’aimeriez, et sa mort vous ferait peut-être de la
peine. Combien je souffre ! m’écriai-je. – Si cette
promesse peut vous consoler, dit-elle en riant, je
puis vous assurer que je n’appartiendrai à
personne. – Eh ! bien, repris-je en l’interrompant,
vous insultez Dieu même, et vous en serez
punie ! Un jour, couchée sur un divan, ne
pouvant supporter ni le bruit ni la lumière,
condamnée à vivre dans une sorte de tombe, vous
souffrirez des maux inouïs. Quand vous
chercherez la cause de ces lentes et vengeresses
douleurs, souvenez-vous alors des malheurs que
vous avez si largement jetés sur votre passage !
Ayant semé partout des imprécations, vous
trouverez la haine au retour. Nous sommes les
propres juges, les bourreaux d’une Justice qui
règne ici-bas, et marche au-dessus de celle des
hommes, au-dessous de celle de Dieu. – Ah ! dit-
elle en riant, je suis sans doute bien criminelle de
ne pas vous aimer ? Est-ce ma faute ? Non, je ne
vous aime pas ; vous êtes un homme, cela suffit.
282

Je me trouve heureuse d’être seule, pourquoi
changerais-je ma vie, égoïste si vous voulez,
contre les caprices d’un maître ? Le mariage est
un sacrement en vertu duquel nous ne nous
communiquons que des chagrins. D’ailleurs, les
enfants m’ennuient. Ne vous ai-je pas loyalement
prévenu de mon caractère ? Pourquoi ne vous
êtes-vous pas contenté de mon amitié ? Je
voudrais pouvoir consoler les peines que je vous
ai causées en ne devinant pas le compte de vos
petits écus, j’apprécie l’étendue de vos
sacrifices ; mais l’amour peut seul payer votre
dévouement, vos délicatesses, et je vous aime si
peu, que cette scène m’affecte désagréablement.
– Je sens combien je suis ridicule, pardonnez-
moi, lui dis-je avec douceur sans pouvoir retenir
mes larmes. Je vous aime assez, repris-je, pour
écouter avec délices les cruelles paroles que vous
prononcez. Oh ! je voudrais pouvoir signer mon
amour de tout mon sang. – Tous les hommes
nous disent plus ou moins bien ces phrases
classiques, reprit-elle en riant. Mais il paraît qu’il
est très difficile de mourir à nos pieds, car je
rencontre de ces morts-là partout. Il est minuit,
283

permettez-moi de me coucher. – Et dans deux
heures vous vous écrierez : Mon Dieu ! lui dis-je
– Avant-hier ! Oui, dit-elle en riant, je pensais à
mon agent de change, j’avais oublié de lui faire
convertir mes rentes de cinq en trois, et dans la
journée le trois avait baissé. Je la contemplais
d’un œil étincelant de rage. Ah ! quelquefois un
crime doit être tout un poème, je l’ai compris.
Familiarisée sans doute avec les déclarations les
plus passionnées, elle avait déjà oublié mes
larmes et mes paroles. – Épouseriez-vous un pair
de France ? lui demandai-je froidement. – Peut-
être, s’il était duc. Je pris mon chapeau, je la
saluai. Permettez-moi de vous accompagner
jusqu’à la porte de mon appartement, dit-elle en
mettant une ironie perçante dans son geste, dans
la pose de sa tête et dans son accent. – Madame.
– Monsieur. – Je ne vous verrai plus. – Je
l’espère, répondit-elle en inclinant la tête avec
une impertinente expression. – Vous voulez être
duchesse ? repris-je animé par une sorte de
frénésie que son geste alluma dans mon cœur.
Vous êtes folle de titres et d’honneurs ? Eh bien !
laissez-vous seulement aimer par moi, dites à ma
284

plume de ne parler, à ma voix de ne retentir que
pour vous, soyez le principe secret de ma vie,
soyez mon étoile ! Puis ne m’acceptez pour
époux que ministre, pair de France, duc. Je me
ferai tout ce que vous voudrez que je sois ! –
Vous avez, dit-elle en souriant, assez bien
employé votre temps chez l’avoué, vos
plaidoyers ont de la chaleur. – Tu as le présent,
m’écriai-je, et moi l’avenir. Je ne perds qu’une
femme, et tu perds un nom, une famille. Le temps
est gros de ma vengeance, il t’apportera la laideur
et une mort solitaire, à moi la gloire ! – Merci de
la péroraison, dit-elle en retenant un bâillement et
témoignant par son attitude le désir de ne plus me
voir. Ce mot m’imposa silence. Je lui jetai ma
haine dans un regard et je m’enfuis.
Il fallait oublier Fœdora, me guérir de ma
folie, reprendre ma studieuse solitude ou mourir.
Je m’imposai donc des travaux exorbitants, je
voulus achever mes ouvrages. Pendant quinze
jours, je ne sortis pas de ma mansarde, et
consumai toutes mes nuits en de pâles études.
Malgré mon courage et les inspirations de mon
désespoir, je travaillais difficilement, par
285

saccades. La muse avait fui. Je ne pouvais
chasser le fantôme brillant et moqueur de
Fœdora. Chacune de mes pensées couvait une
autre pensée maladive, je ne sais quel désir,
terrible comme un remords. J’imitai les
anachorètes de la Thébaïde. Sans prier comme
eux, comme eux je vivais dans un désert, creusant
mon âme au lieu de creuser des rochers. Je me
serais au besoin serré les reins avec une ceinture
armée de pointes, pour dompter la douleur morale
par la douleur physique. Un soir, Pauline pénétra
dans ma chambre. – Vous vous tuez, me dit-elle
d’une voix suppliante ; vous devriez sortir, allez
voir vos amis. – Ah ! Pauline ! votre prédiction
était vraie. Fœdora me tue, je veux mourir. La vie
m’est insupportable. – Il n’y a donc qu’une
femme dans le monde ? dit-elle en souriant.
Pourquoi mettez-vous des peines infinies dans
une vie si courte ? – Je regardai Pauline avec
stupeur. Elle me laissa seul. Je ne m’étais pas
aperçu de sa retraite, j’avais entendu sa voix, sans
comprendre le sens de ses paroles. Bientôt je fus
obligé de porter le manuscrit de mes mémoires à
mon entrepreneur de littérature. Préoccupé par
286

ma passion, j’ignorais comment j’avais pu vivre
sans argent, je savais seulement que les quatre
cent cinquante francs qui m’étaient dus
suffiraient à payer mes dettes ; j’allai donc
chercher mon salaire, et je rencontrai Rastignac,
qui me trouva changé, maigri. – De quel hôpital
sors-tu ? me dit-il. – Cette femme me tue,
répondis-je. Je ne puis ni la mépriser ni l’oublier.
– Il vaut mieux la tuer, tu n’y songeras peut-être
plus, s’écria-t-il en riant. – J’y ai bien pensé,
répondis-je. Mais si parfois je rafraîchis mon âme
par l’idée d’un crime, viol ou assassinat, et les
deux ensemble, je me trouve incapable de le
commettre en réalité. La comtesse est un
admirable monstre qui demanderait grâce, et
n’est pas Othello qui veut !
– Elle est comme toutes les femmes que nous
ne pouvons pas avoir, dit Rastignac en
m’interrompant. – Je suis fou, m’écriai-je. Je sens
la folie rugir par moments dans mon cerveau.
Mes idées sont comme des fantômes, elles
dansent devant moi sans que je puisse les saisir.
Je préfère la mort à cette vie. Aussi cherché-je
avec conscience le meilleur moyen de terminer
287

cette lutte. Il ne s’agit plus de la Fœdora vivante,
de la Fœdora du faubourg Saint-Honoré, mais de
ma Fœdora, de celle qui est là, dis-je en me
frappant le front. Que penses-tu de l’opium ? –
Bah ! des souffrances atroces, répondit Rastignac.
– L’asphyxie ? – Canaille ! – La Seine ? – Les
filets et la Morgue sont bien sales. – Un coup de
pistolet ? – Et si tu te manques, tu restes défiguré.
Écoute, reprit-il, j’ai comme tous les jeunes gens
médité sur les suicides. Qui de nous, à trente ans,
ne s’est pas tué deux ou trois fois ? Je n’ai rien
trouvé de mieux que d’user l’existence par le
plaisir. Plonge-toi dans une dissolution profonde,
ta passion ou toi, vous y périrez. L’intempérance,
mon cher ! est la reine de toutes les morts. Ne
commande-t-elle pas à l’apoplexie foudroyante ?
L’apoplexie est un coup de pistolet qui ne nous
manque point. Les orgies nous prodiguent tous
les plaisirs physiques, n’est-ce pas l’opium en
petite monnaie ? En nous forçant de boire à
outrance, la débauche porte de mortels défis au
vin. Le tonneau de malvoisie du duc de Clarence
n’a-t-il pas meilleur goût que les bourbes de la
Seine ? Quand nous tombons noblement sous la
288

table, n’est-ce pas une petite asphyxie
périodique ! Si la patrouille nous ramasse, en
restant étendus sur les lits froids des corps-de-
garde, ne jouissons-nous pas des plaisirs de la
Morgue, moins les ventres enflés, turgides, bleus,
verts, plus l’intelligence de la crise ? Ah ! reprit-
il, ce long suicide n’est pas une mort d’épicier en
faillite. Les négociants ont déshonoré la rivière,
ils se jettent à l’eau pour attendrir leurs
créanciers. À ta place, je tâcherais de mourir avec
élégance. Si tu veux créer un nouveau genre de
mort en te débattant ainsi contre la vie, je suis ton
second. Je m’ennuie, je suis désappointé. Ma
veuve me fait du plaisir un vrai bagne. D’ailleurs,
j’ai découvert qu’elle a six doigts au pied gauche,
je ne puis pas vivre avec une femme qui a six
doigts ! cela se saurait, je deviendrais ridicule.
Elle n’a que dix-huit mille francs de rente, sa
fortune diminue et ses doigts augmentent. Au
diable ! En menant une vie enragée, peut-être
trouverons-nous le bonheur par hasard. Rastignac
m’entraîna. Ce projet faisait briller de trop fortes
séductions, il rallumait trop d’espérances, enfin il
avait une couleur trop poétique pour ne pas plaire
289

à un poète. – Et de l’argent ? lui dis-je. – N’as-tu
pas quatre cent cinquante francs ? – Oui, mais je
dois à mon tailleur, à mon hôtesse.
– Tu paies ton tailleur ? tu ne seras jamais
rien, pas même ministre. – Mais que pouvons-
nous avec vingt louis ? – Aller au jeu. Je
frissonnai. – Ah ! reprit-il en s’apercevant de ma
pruderie, tu veux te lancer dans ce que je nomme
le Système dissipationnel, et tu as peur d’un tapis
vert ! – Écoute, lui répondis-je, j’ai promis à mon
père de ne jamais mettre le pied dans une maison
de jeu. Non seulement cette promesse est sacrée,
mais encore j’éprouve une horreur invincible en
passant devant un tripot ; prends mes cent écus, et
vas-y seul. Pendant que tu risqueras notre
fortune, j’irai mettre mes affaires en ordre, et
reviendrai t’attendre chez toi.
Voilà, mon cher, comment je me perdis. Il
suffit à un jeune homme de rencontrer une femme
qui ne l’aime pas, ou une femme qui l’aime trop,
pour que toute sa vie soit dérangée. Le bonheur
engloutit nos forces, comme le malheur éteint nos
vertus. Revenu à mon hôtel Saint-Quentin, je
290

contemplai longtemps la mansarde où j’avais
mené la chaste vie d’un savant, une vie qui peut-
être aurait été honorable, longue, et que je
n’aurais pas dû quitter pour la vie passionnée qui
m’entraînait dans un gouffre. Pauline me surprit
dans une attitude mélancolique. Eh ! bien,
qu’avez-vous ? dit-elle. Je me levai froidement et
comptai l’argent que je devais à sa mère en y
ajoutant le prix de mon loyer pour six mois. Elle
m’examina avec une sorte de terreur. – Je vous
quitte, ma chère Pauline. – Je l’ai deviné, s’écria-
t-elle. – Écoutez, mon enfant, je ne renonce pas à
revenir ici. Gardez-moi ma cellule pendant une
demi-année. Si je ne suis pas de retour vers le
quinze novembre, vous hériterez de moi. Ce
manuscrit cacheté, dis-je en lui montrant un
paquet de papiers, est la copie de mon grand
ouvrage sur la Volonté, vous le déposerez à la
Bibliothèque du Roi. Quant à tout ce que je laisse
ici, vous en ferez ce que vous voudrez. Elle me
jetait des regards qui pesaient sur mon cœur.
Pauline était là comme une conscience vivante. –
Je n’aurai plus de leçons, dit-elle en me montrant
le piano. Je ne répondis pas. – M’écrirez-vous ? –
291

Adieu, Pauline. Je l’attirai doucement à moi, puis
sur son front d’amour, vierge comme la neige qui
n’a pas touché terre, je mis un baiser de frère, un
baiser de vieillard. Elle se sauva. Je ne voulus pas
voir madame Gaudin. Je mis ma clef à sa place
habituelle et partis. En quittant la rue de Cluny,
j’entendis derrière moi le pas léger d’une femme.
– Je vous avais brodé cette bourse, la refuserez-
vous aussi ? me dit Pauline. Je crus apercevoir à
la lueur du réverbère une larme dans les yeux de
Pauline, et je soupirai. Poussés tous deux par la
même pensée peut-être, nous nous séparâmes
avec l’empressement de gens qui auraient voulu
fuir la peste. La vie de dissipation à laquelle je
me vouais apparut devant moi bizarrement
exprimée par la chambre où j’attendais avec une
noble insouciance le retour de Rastignac. Au
milieu de la cheminée, s’élevait une pendule
surmontée d’une Vénus accroupie sur sa tortue, et
qui tenait entre ses bras un cigare à demi
consumé. Des meubles élégants, présents de
l’amour, étaient épars. De vieilles chaussettes
traînaient sur un voluptueux divan. Le
confortable fauteuil à ressorts dans lequel j’étais
292

plongé portait des cicatrices comme un vieux
soldat, il offrait aux regards ses bras déchirés, et
montrait incrustées sur son dossier la pommade et
l’huile antique apportées par toutes les têtes
d’amis. L’opulence et la misère s’accouplaient
naïvement dans le lit, sur les murs, partout. Vous
eussiez dit les palais de Naples bordés de
Lazzaroni. C’était une chambre de joueur ou de
mauvais sujet dont le luxe est tout personnel, qui
vit de sensations, et des incohérences ne se soucie
guère. Ce tableau ne manquait pas d’ailleurs de
poésie. La vie s’y dressait avec ses paillettes et
ses haillons, soudaine, incomplète comme elle est
réellement, mais vive, mais fantasque comme
dans une halte où le maraudeur a pillé tout ce qui
fait sa joie. Un Byron auquel manquaient des
pages avait allumé la falourde du jeune homme
qui risque au jeu cent francs et n’a pas une bûche,
qui court en tilbury sans posséder une chemise
saine et valide. Le lendemain, une comtesse, une
actrice ou l’écarté lui donnent un trousseau de
roi. Ici la bougie était fichée dans le fourreau vert
d’un briquet phosphorique ; là gisait un portrait
de femme dépouillé de sa monture d’or ciselé.
293

Comment un jeune homme naturellement avide
d’émotions renoncerait-il aux attraits d’une vie
aussi riche d’oppositions et qui lui donne les
plaisirs de la guerre en temps de paix ? J’étais
presque assoupi quand, d’un coup de pied,
Rastignac enfonça la porte de sa chambre, et
s’écria : – Victoire ! nous pourrons mourir à notre
aise. Il me montra son chapeau plein d’or, le mit
sur la table, et nous dansâmes autour comme
deux Cannibales ayant une proie à manger,
hurlant, trépignant, sautant, nous donnant des
coups de poing à tuer un rhinocéros, et chantant à
l’aspect de tous les plaisirs du monde contenus
pour nous dans ce chapeau. – Vingt-sept mille
francs, répétait Rastignac en ajoutant quelques
billets de banque au tas d’or. À d’autres cet
argent suffirait pour vivre, mais nous suffira-t-il
pour mourir ? Oh ! oui, nous expirerons dans un
bain d’or. Hourra ! Et nous cabriolâmes derechef.
Nous partageâmes en héritiers, pièce à pièce,
commençant par les doubles napoléons, allant des
grosses pièces aux petites, et distillant notre joie
en disant longtemps : À toi. À moi. – Nous ne
dormirons pas, s’écria Rastignac. Joseph, du
294

punch ! Il jeta de l’or à son fidèle domestique : –
Voilà ta part, dit-il, enterre-toi si tu peux. Le
lendemain, j’achetai des meubles chez Lesage, je
louai l’appartement où tu m’as connu, rue
Taitbout, et chargeai le meilleur tapissier de le
décorer. J’eus des chevaux. Je me lançai dans un
tourbillon de plaisirs creux et réels tout à la fois.
Je jouais, gagnais et perdais tour à tour
d’énormes sommes, mais au bal, chez nos amis,
jamais dans les maisons de jeu pour lesquelles je
conservai ma sainte et primitive horreur.
Insensiblement je me fis des amis. Je dus leur
attachement à des querelles ou à cette facilité
confiante avec laquelle nous nous livrons nos
secrets en nous avilissant de compagnie, mais
peut-être aussi, ne nous accrochons-nous bien
que par nos vices ? Je hasardai quelques
compositions littéraires qui me valurent des
compliments. Les grands hommes de la littérature
marchande, ne voyant point en moi de rival à
craindre, me vantèrent, moins sans doute pour
mon mérite personnel que pour chagriner celui de
leurs camarades. Je devins un viveur, pour me
servir de l’expression pittoresque consacrée par
295

votre langage d’orgie. Je mettais de l’amour-
propre à me tuer promptement, à écraser les plus
gais compagnons par ma verve et par ma
puissance. J’étais toujours frais, élégant. Je
passais pour spirituel. Rien ne trahissait en moi
cette épouvantable existence qui fait d’un homme
un entonnoir, un appareil à chyle, un cheval de
luxe. Bientôt la débauche m’apparut dans toute la
majesté de son horreur, et je la compris ! Certes
les hommes sages et rangés qui étiquettent des
bouteilles pour leurs héritiers ne peuvent guère
concevoir ni la théorie de cette large vie, ni son
état normal. En inculquerez-vous la poésie aux
gens de province pour qui l’opium et le thé, si
prodigues de délices, ne sont encore que deux
médicaments ? À Paris même, dans cette capitale
de la pensée, ne se rencontre-t-il pas des sybarites
incomplets ? Inhabiles à supporter l’excès du
plaisir, ne s’en vont-ils pas fatigués après une
orgie, comme le sont ces bons bourgeois qui,
après avoir entendu quelque nouvel opéra de
Rossini, condamnent la musique ? Ne renoncent-
ils pas à cette vie, comme un homme sobre ne
veut plus manger de pâtés de Ruffec, parce que le
296

premier lui a donné une indigestion ? La
débauche est certainement un art comme la
poésie, et veut des âmes fortes. Pour en saisir les
mystères, pour en savourer les beautés, un
homme doit en quelque sorte s’adonner à de
consciencieuses études. Comme toutes les
sciences, elle est d’abord repoussante, épineuse.
D’immenses obstacles environnent les grands
plaisirs de l’homme, non ses jouissances de
détail, mais les systèmes qui érigent en habitude
ses sensations les plus rares, les résument, les lui
fertilisent en lui créant une vie dramatique dans
sa vie, en nécessitant une exorbitante, une
prompte dissipation de ses forces. La Guerre, le
Pouvoir, les Arts, sont des corruptions mises
aussi loin de la portée humaine, aussi profondes
que l’est la débauche, et toutes sont de difficile
accès. Mais quand une fois l’homme est monté à
l’assaut de ces grands mystères, ne marche-t-il
pas dans un monde nouveau. Les généraux, les
ministres, les artistes sont tous plus ou moins
portés vers la dissolution par le besoin d’opposer
de violentes distractions à leur existence si fort en
dehors de la vie commune. Après tout, la guerre
297

est la débauche du sang, comme la politique est
celle des intérêts : tous les excès sont frères. Ces
monstruosités sociales possèdent la puissance des
abîmes, elles nous attirent comme Sainte-Hélène
appelait Napoléon ; elles donnent des vertiges,
elles fascinent, et nous voulons en voir le fond
sans savoir pourquoi. La pensée de l’infini existe
peut-être dans ces précipices, peut-être
renferment-ils quelque grande flatterie pour
l’homme ; n’intéresse-t-il pas alors tout à lui-
même ? Pour contraster avec le paradis de ses
heures studieuses, avec les délices de la
conception, l’artiste fatigué demande, soit comme
Dieu le repos du dimanche, soit comme le diable
les voluptés de l’enfer, afin d’opposer le travail
des sens au travail de ses facultés. Le
délassement de lord Byron ne pouvait pas être le
boston babillard qui charme un rentier : poète, il
voulait la Grèce à jouer contre Mahmoud. En
guerre, l’homme ne devient-il pas un ange
exterminateur, une espèce de bourreau, mais
gigantesque. Ne faut-il pas des enchantements
bien extraordinaires pour nous faire accepter ces
atroces douleurs, ennemies de notre frêle
298

enveloppe, qui entourent les passions comme
d’une enceinte épineuse ? S’il se roule
convulsivement et souffre une sorte d’agonie
après avoir abusé du tabac, le fumeur n’a-t-il pas
assisté je ne sais en quelles régions à de
délicieuses fêtes ? Sans se donner le temps
d’essuyer ses pieds qui trempent dans le sang
jusqu’à la cheville, l’Europe n’a-t-elle pas sans
cesse recommencé la guerre ? L’homme en
masse a-t-il donc aussi son ivresse, comme la
nature a ses accès d’amour ! Pour l’homme privé,
pour le Mirabeau qui végète sous un règne
paisible et rêve des tempêtes, la débauche
comprend tout ; elle est une perpétuelle étreinte
de toute la vie, ou mieux, un duel avec une
puissance inconnue, avec un monstre : d’abord le
monstre épouvante, il faut l’attaquer par les
cornes, c’est des fatigues inouïes, la nature vous a
donné je ne sais quel estomac étroit ou
paresseux ? vous le domptez, vous l’élargissez,
vous apprenez à porter le vin, vous apprivoisez
l’ivresse, vous passez les nuits sans sommeil,
vous vous faites enfin un tempérament de colonel
de cuirassiers, en vous créant vous-même une
299

seconde fois, comme pour fronder Dieu ! Quand
l’homme s’est ainsi métamorphosé, quand, vieux
soldat, le néophyte a façonné son âme à
l’artillerie, ses jambes à la marche, sans encore
appartenir au monstre, mais sans savoir entre eux
quel est le maître, ils se roulent l’un sur l’autre,
tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, dans une sphère
où tout est merveilleux, où s’endorment les
douleurs de l’âme, où revivent seulement des
fantômes d’idées. Déjà cette lutte atroce est
devenue nécessaire. Réalisant ces fabuleux
personnages qui, selon les légendes, ont vendu
leur âme au diable pour en obtenir la puissance
de mal faire, le dissipateur a troqué sa mort
contre toutes les jouissances de la vie, mais
abondantes, mais fécondes ! Au lieu de couler
longtemps entre deux rives monotones, au fond
d’un Comptoir ou d’une Étude, l’existence
bouillonne et fuit comme un torrent. Enfin la
débauche est sans doute au corps ce que sont à
l’âme les plaisirs mystiques. L’ivresse vous
plonge en des rêves dont les fantasmagories sont
aussi curieuses que peuvent l’être celles de
l’extase. Vous avez des heures ravissantes
300

comme les caprices d’une jeune fille, des
causeries délicieuses avec des amis, des mots qui
peignent toute une vie, des joies franches et sans
arrière-pensée, des voyages sans fatigue, des
poèmes déroulés en quelques phrases. La brutale
satisfaction de la bête au fond de laquelle la
science a été chercher une âme, est suivie de
torpeurs enchanteresses après lesquelles soupirent
les hommes ennuyés de leur intelligence. Ne
sentent-ils pas tous la nécessité d’un repos
complet, et la débauche n’est-elle pas une sorte
d’impôt que le génie paie au mal ? Vois tous les
grands hommes : s’ils ne sont pas voluptueux, la
nature les crée chétifs. Moqueuse ou jalouse, une
puissance leur vicie l’âme ou le corps pour
neutraliser les efforts de leurs talents. Pendant ces
heures avinées, les hommes et les choses
comparaissent devant vous, vêtus de vos livrées.
Roi de la création, vous la transformez à vos
souhaits. À travers ce délite perpétuel, le jeu vous
verse, à votre gré, son plomb fondu dans les
veines. Un jour, vous appartenez au monstre,
vous avez alors, comme je l’eus, un réveil
enragé : l’impuissance est assise à votre chevet.
301

Vieux guerrier, une phtisie vous dévore ;
diplomate, un anévrisme suspend dans votre cœur
la mort à un fil ; moi, peut-être une pulmonie va
me dire : « Partons ! » comme elle a dit jadis à
Raphaël d’Urbin, tué par un excès d’amour.
Voilà comment j’ai vécu ! J’arrivais ou trop tôt
ou trop tard dans la vie du monde ; sans doute ma
force y eût été dangereuse si je ne l’avais amortie
ainsi ; l’univers n’a-t-il pas été guéri d’Alexandre
par la coupe d’Hercule, à la fin d’une orgie !
Enfin à certaines destinées trompées, il faut le
ciel ou l’enfer, la débauche ou l’hospice du mont
Saint-Bernard. Tout à l’heure je n’avais pas le
courage de moraliser ces deux créatures, dit-il en
montrant Euphrasie et Aquilina. N’étaient-elles
pas mon histoire personnifiée, une image de ma
vie ! Je ne pouvais guère les accuser, elles
m’apparaissaient comme des juges. Au milieu de
ce poème vivant, au sein de cette étourdissante
maladie, j’eus cependant deux crises bien fertiles
en âcres douleurs. D’abord quelques jours après
m’être jeté comme Sardanapale dans mon bûcher,
je rencontrai Fœdora sous le péristyle des
Bouffons. Nous attendions nos voitures. – Ah ! je
302

vous retrouve encore en vie. Ce mot était la
traduction de son sourire, des malicieuses et
sourdes paroles qu’elle dit à son sigisbé en lui
racontant sans doute mon histoire, et jugeant mon
amour comme un amour vulgaire. Elle
applaudissait à sa fausse perspicacité. Oh !
mourir pour elle, l’adorer encore, la voir dans
mes excès, dans mes ivresses ; dans le lit des
courtisanes ; et me sentir victime de sa
plaisanterie ! Ne pouvoir déchirer ma poitrine et
y fouiller mon amour pour le jeter à ses pieds.
Enfin, j’épuisai facilement mon trésor ; mais trois
années de régime m’avaient constitué la plus
robuste de toutes les santés, et le jour où je me
trouvais sans argent, je me portais à merveille.
Pour continuer de mourir, je signai des lettres de
change à courte échéance, et le jour du paiement
arriva. Cruelles émotions ! et comme elles font
vivre de jeunes cœurs ! Je n’étais pas fait pour
vieillir encore ; mon âme était toujours jeune,
vivace et verte. Ma première dette ranima toutes
mes vertus qui vinrent à pas lents et m’apparurent
désolées. Je sus transiger avec elles comme avec
ces vieilles tantes qui commencent par nous
303

gronder et finissent en nous donnant des larmes et
de l’argent. Plus sévère, mon imagination me
montrait mon nom voyageant, de ville en ville,
dans les places de l’Europe. Notre nom, c’est
nous-mêmes, a dit Eusèbe Salverte. Après des
courses vagabondes, j’allais, comme le double
d’un Allemand, revenir à mon logis d’où je
n’étais pas sorti, pour me réveiller moi-même en
sursaut. Ces hommes de la banque, ces remords
commerciaux, vêtus de gris, portant la livrée de
leur maître, une plaque d’argent, jadis je les
voyais avec indifférence quand ils allaient par les
rues de Paris ; mais aujourd’hui, je les haïssais
par avance. Un matin, l’un d’eux ne viendrait-il
pas me demander raison des onze lettres de
change que j’avais griffonnées ? Ma signature
valait trois mille francs, je ne les valais pas moi-
même ! Les huissiers aux faces insouciantes à
tous les désespoirs, même à la mort, se levaient
devant moi, comme les bourreaux qui disent à un
condamné : – Voici trois heures et demie qui
sonnent. Leurs clercs avaient le droit de
s’emparer de moi, de griffonner mon nom, de le
salir, de s’en moquer. JE DEVAIS ! Devoir, est-ce
304

donc s’appartenir ? D’autres hommes ne
pouvaient-ils pas me demander compte de ma
vie ? pourquoi j’avais mangé des puddings à la
chipolata, pourquoi je buvais à la glace ?
pourquoi je dormais, marchais, pensais,
m’amusais sans les payer ? Au milieu d’une
poésie, au sein d’une idée, ou à déjeuner, entouré
d’amis, de joie, de douces railleries, je pouvais
voir entrer un monsieur en habit marron, tenant à
la main un chapeau râpé. Ce monsieur sera ma
dette, ce sera ma lettre de change, un spectre qui
flétrira ma joie, me forcera de quitter la table
pour lui parler ; il m’enlèvera ma gaieté, ma
maîtresse, tout jusqu’à mon lit. Le remords est
plus tolérable, il ne nous met ni dans la rue ni à
Sainte-Pélagie, il ne nous plonge pas dans cette
exécrable sentine du vice, il ne nous jette qu’à
l’échafaud où le bourreau anoblit : au moment de
notre supplice, tout le monde croit à notre
innocence ; tandis que la société ne laisse pas une
vertu au débauché sans argent. Puis ces dettes à
deux pattes, habillées de drap vert, portant des
lunettes bleues ou des parapluies multicolores ;
ces dettes incarnées avec lesquelles nous nous
305

trouvons face à face au coin d’une rue, au
moment où nous sourions, ces gens allaient avoir
l’horrible privilège de dire : – « Monsieur de
Valentin me doit et ne me paie pas. Je le tiens.
Ah ! qu’il n’ait pas l’air de me faire mauvaise
mine ! » Il faut saluer nos créanciers, les saluer
avec grâce. « Quand me paierez-vous ? » disent-
ils. Et nous sommes dans l’obligation de mentir,
d’implorer un autre homme pour de l’argent, de
nous courber devant un sot assis sur sa caisse, de
recevoir son froid regard, son regard de sangsue
plus odieux qu’un soufflet, de subir sa morale de
Barême et sa crasse ignorance. Une dette est une
œuvre d’imagination qu’ils ne comprennent pas.
Des élans de l’âme entraînent, subjuguent
souvent un emprunteur, tandis que rien de grand
ne subjugue, rien de généreux ne guide ceux qui
vivent dans l’argent et ne connaissent que
l’argent. J’avais horreur de l’argent. Enfin la
lettre de change peut se métamorphoser en
vieillard chargé de famille, flanqué de vertus. Je
devrais peut-être à un vivant tableau de Greuze, à
un paralytique environné d’enfants, à la veuve
d’un soldat, qui tous me tendront des mains
306

suppliantes. Terribles créanciers avec lesquels il
faut pleurer, et quand nous les avons payés, nous
leur devons encore des secours. La veille de
l’échéance, je m’étais couché dans ce calme faux
des gens qui dorment avant leur exécution, avant
un duel, ils se laissent toujours bercer par une
menteuse espérance. Mais en me réveillant,
quand je fus de sang-froid, quand je sentis mon
âme emprisonnée dans le portefeuille d’un
banquier, couchée sur des états, écrite à l’encre
rouge, mes dettes jaillirent partout comme des
sauterelles ; elles étaient dans ma pendule, sur
mes fauteuils, ou incrustées dans les meubles
desquels je me servais avec le plus de plaisir.
Devenus la proie des harpies du Châtelet, ces
doux esclaves matériels allaient donc être enlevés
par des recors, et brutalement jetés sur la place.
Ah ! ma dépouille était encore moi-même. La
sonnette de mon appartement retentissait dans
mon cœur, elle me frappait où l’on doit frapper
les rois, à la tête. C’était un martyre, sans le ciel
pour récompense. Oui, pour un homme généreux,
une dette est l’enfer, mais l’enfer avec des
huissiers et des agents d’affaires. Une dette
307

impayée est la bassesse, un commencement de
friponnerie, et pis que tout cela, un mensonge !
elle ébauche des crimes, elle assemble les
madriers de l’échafaud. Mes lettres de change
furent protestées. Trois jours après je les payai ;
voici comment. Un spéculateur vint me proposer
de lui vendre l’île que je possédais dans la Loire
et où était le tombeau de ma mère. J’acceptai. En
signant le contrat chez le notaire de mon
acquéreur, je sentis au fond de l’étude obscure
une fraîcheur semblable à celle d’une cave. Je
frissonnai en reconnaissant le même froid humide
qui m’avait saisi sur le bord de la fosse où gisait
mon père. J’accueillis ce hasard comme un
funeste présage. Il me semblait entendre la voix
de ma mère et voir son ombre ; je ne sais quelle
puissance faisait retentir vaguement mon propre
nom dans mon oreille, au milieu d’un bruit de
cloches ! Le prix de mon île me laissa, toutes
dettes payées, deux mille francs. Certes, j’eusse
pu revenir à la paisible existence du savant,
retourner à ma mansarde après avoir expérimenté
la vie, y revenir la tête pleine d’observations
immenses et jouissant déjà d’une espèce de
308

réputation. Mais Fœdora n’avait pas lâché sa
proie. Nous nous étions souvent trouvés en
présence. Je lui faisais corner mon nom aux
oreilles par ses amants étonnés de mon esprit, de
mes chevaux, de mes succès, de mes équipages.
Elle restait froide et insensible à tout, même à
cette horrible phrase : Il se tue pour vous ! dite
par Rastignac. Je chargeais le monde entier de ma
vengeance, mais je n’étais pas heureux ! En
creusant ainsi la vie jusqu’à la fange, j’avais
toujours senti davantage les délices d’un amour
partagé, j’en poursuivais le fantôme à travers les
hasards de mes dissipations, au sein des orgies.
Pour mon malheur, j’étais trompé dans mes belles
croyances, j’étais puni de mes bienfaits par
l’ingratitude, récompensé de mes fautes par mille
plaisirs. Sinistre philosophie, mais vraie pour le
débauché ! Enfin Fœdora m’avait communiqué la
lèpre de sa vanité. En sondant mon âme, je la
trouvai gangrenée, pourrie. Le démon m’avait
imprimé son ergot au front. Il m’était désormais
impossible de me passer des tressaillements
continuels d’une vie à tout moment risquée, et
des exécrables raffinements de la richesse. Riche
309

à millions, j’aurais toujours joué, mangé, couru.
Je ne voulais plus rester seul avec moi-même.
J’avais besoin de courtisanes, de faux amis, de
vin, de bonne chère pour m’étourdir. Les liens
qui attachent un homme à la famille étaient brisés
en moi pour toujours. Galérien du plaisir, je
devais accomplir ma destinée de suicide. Pendant
les derniers jours de ma fortune, je fis chaque soir
des excès incroyables ; mais, chaque matin, la
mort me rejetait dans la vie. Semblable à un
rentier viager, j’aurais pu passer tranquillement
dans un incendie. Enfin je me trouvai seul avec
une pièce de vingt francs, je me souvins alors du
bonheur de Rastignac…
– Hé ! hé ! s’écria-t-il en pensant tout à coup à
son talisman qu’il tira de sa poche.
Soit que, fatigué des luttes de cette longue
journée, il n’eût plus la force de gouverner son
intelligence dans les flots de vin et de punch ; soit
qu’exaspéré par l’image de sa vie, il se fût
insensiblement enivré par le torrent de ses
paroles, Raphaël s’anima, s’exalta comme un
homme complètement privé de raison.
310

– Au diable la mort ! s’écria-t-il en brandissant
la Peau. Je veux vivre maintenant ! Je suis riche,
j’ai toutes les vertus. Rien ne me résistera. Qui ne
serait pas bon quand il peut tout ? Hé ! hé ! Ohé !
J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, je les
aurai. Saluez-moi, pourceaux qui vous vautrez
sur ces tapis comme sur du fumier ! Vous
m’appartenez, fameuse propriété ! Je suis riche,
je peux vous acheter tous, même le député qui
ronfle là. Allons, canaille de la haute société,
bénissez-moi ! Je suis pape.
En ce moment les exclamations de Raphaël,
jusque-là couvertes par la basse continue des
ronflements, furent entendues soudain. La plupart
des dormeurs se réveillèrent en criant, ils virent
l’interrupteur mal assuré sur ses jambes, et
maudirent sa bruyante ivresse par un concert de
jurements.
– Taisez-vous ! reprit Raphaël. Chiens, à vos
niches ! Émile, j’ai des trésors, je te donnerai des
cigares de la Havane.
– Je t’entends, répondit le poète, Fœdora ou la
mort ! Va ton train ! Cette sucrée de Fœdora t’a
311

trompé. Toutes les femmes sont filles d’Ève. Ton
histoire n’est pas du tout dramatique.
– Ah ! tu dormais, sournois ?
– Non ! Fœdora ou la mort, j’y suis.
– Réveille-toi, s’écria Raphaël en frappant
Émile avec la Peau de chagrin comme s’il voulait
en tirer du fluide électrique.
– Tonnerre ! dit Émile en se levant et en
saisissant Raphaël à bras-le-corps, mon ami,
songe donc que tu es avec des femmes de
mauvaise vie.
– Je suis millionnaire.
– Si tu n’es pas millionnaire, tu es bien
certainement ivre.
– Ivre du pouvoir. Je peux te tuer ! Silence, je
suis Néron ! je suis Nabuchodonosor !
– Mais, Raphaël, nous sommes en méchante
compagnie, tu devrais rester silencieux, par
dignité.
– Ma vie a été un trop long silence.
Maintenant, je vais me venger du monde entier.
312

Je ne m’amuserai pas à dissiper de vils écus,
j’imiterai, je résumerai mon époque en
consommant des vies humaines, et des
intelligences, des âmes. Voilà un luxe qui n’est
pas mesquin, n’est-ce pas l’opulence de la peste !
Je lutterai avec la fièvre jaune, bleue, verte, avec
les armées, avec les échafauds. Je puis avoir
Fœdora. Mais non, je ne veux pas de Fœdora,
c’est ma maladie, je meurs de Fœdora ! Je veux
oublier Fœdora.
– Si tu continues à crier, je t’emporte dans la
salle à manger.
– Vois-tu cette Peau ? c’est le testament de
Salomon. Il est à moi, Salomon, ce petit cuistre
de roi ! J’ai l’Arabie, Pétrée encore. L’univers à
moi. Tu es à moi, si je veux. Ah ! si je veux,
prends garde ? Je peux acheter toute ta boutique
de journaliste, tu seras mon valet. Tu me feras
des couplets, tu règleras mon papier. Valet !
valet, cela veut dire : Il se porte bien, parce qu’il
ne pense à rien.
À ce mot, Émile emporta Raphaël dans la salle
à manger.
313

– Eh bien ! oui, mon ami, lui dit-il, je suis ton
valet. Mais tu vas être rédacteur en chef d’un
journal, tais-toi ! sois décent, par considération
pour moi ! M’aimes-tu ?
– Si je t’aime ! Tu auras des cigares de la
Havane, avec cette Peau. Toujours la Peau, mon
ami, la Peau souveraine ! Excellent topique, je
peux guérir les cors. As-tu des cors ? Je te les ôte.
– Jamais je ne l’ai vu si stupide.
– Stupide, mon ami ? Non. Cette Peau se
rétrécit quand j’ai un désir… c’est une antiphrase.
Le brahmane, il se trouve un brahmane là-
dessous ! le brahmane donc était un goguenard,
parce que les désirs, vois-tu, doivent étendre…
– Eh ! bien, oui.
– Je te dis…
– Oui, cela est très vrai, je pense comme toi.
Le désir étend…
– Je te dis, la Peau !
– Oui.
– Tu ne me crois pas. Je te connais, mon ami,
314

tu es menteur comme un nouveau roi.
– Comment veux-tu que j’adopte les
divagations de ton ivresse ?
– Je te parie, je peux te le prouver. Prenons la
mesure.
– Allons, il ne s’endormira pas, s’écria Émile
en voyant Raphaël occupé à fureter dans la salle à
manger.
Valentin animé d’une adresse de singe, grâce à
cette singulière lucidité dont les phénomènes
contrastent parfois chez les ivrognes avec les
obtuses visions de l’ivresse, sut trouver une
écritoire et une serviette, en répétant toujours : –
Prenons la mesure ! Prenons la mesure !
– Eh ! bien, oui, reprit Émile, prenons la
mesure !
Les deux amis étendirent la serviette et y
superposèrent la Peau de chagrin. Émile, dont la
main semblait être plus assurée que celle de
Raphaël, décrivit à la plume, par une ligne
d’encre, les contours du talisman, pendant que
son ami lui disait : – J’ai souhaité deux cent mille
315

livres de rente, n’est-il pas vrai ? Eh bien, quand
je les aurai, tu verras la diminution de tout mon
chagrin.
– Oui, maintenant dors. Veux-tu que je
t’arrange sur ce canapé ? Allons, es-tu bien ?
– Oui, mon nourrisson de la Presse. Tu
m’amuseras, tu chasseras mes mouches. L’ami du
malheur a droit d’être l’ami du pouvoir. Aussi, te
donnerai-je des ci…ga…res… de la Hav…
– Allons, cuve ton or, millionnaire.
– Toi, cuve tes articles. Bonsoir. Dis donc
bonsoir à Nabuchodonosor ? Amour ! À boire !
France… gloire et riche… Riche…
Bientôt les deux amis unirent leurs
ronflements à la musique qui retentissait dans les
salons. Concert inutile ! Les bougies s’éteignirent
une à une en faisant éclater leurs bobèches de
cristal. La nuit enveloppa d’un crêpe cette longue
orgie dans laquelle le récit de Raphaël avait été
comme une orgie de paroles, de mots sans idées,
et d’idées auxquelles les expressions avaient
souvent manqué.
316

Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se
leva, bâillant, fatiguée, et les joues marbrées par
les empreintes du tabouret en velours peint sur
lequel sa tête avait reposé. Euphrasie, réveillée
par le mouvement de sa compagne, se dressa tout
à coup en jetant un cri rauque ; sa jolie figure, si
blanche, si fraîche la veille, était jaune et pâle
comme celle d’une fille allant à l’hôpital.
Insensiblement les convives se remuèrent en
poussant des gémissements sinistres, ils se
sentirent les bras et les jambes raidis, mille
fatigues diverses les accablèrent à leur réveil. Un
valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des
salons. L’assemblée se trouva sur pied, rappelée à
la vie par les chauds rayons du soleil qui pétilla
sur les têtes des dormeurs. Les mouvements du
sommeil ayant brisé l’élégant édifice de leurs
coiffures et fané leurs toilettes, les femmes
frappées par l’éclat du jour présentèrent un
hideux spectacle : leurs cheveux pendaient sans
grâce, leurs physionomies avaient changé
d’expression, leurs yeux si brillants étaient ternis
par la lassitude. Les teints bilieux qui jettent tant
d’éclat aux lumières faisaient horreur, les figures
317

lymphatiques, si blanches, si molles quand elles
sont reposées, étaient devenues vertes ; les
bouches naguère délicieuses et rouges,
maintenant sèches et blanches, portaient les
honteux stigmates de l’ivresse. Les hommes
reniaient leurs maîtresses nocturnes à les voir
ainsi décolorées, cadavéreuses comme des fleurs
écrasées dans une rue après le passage des
processions. Ces hommes dédaigneux étaient plus
horribles encore. Vous eussiez frémi de voir ces
faces humaines, aux yeux caves et cernés qui
semblaient ne rien voir, engourdies par le vin,
hébétées par un sommeil gêné, plus fatigant que
réparateur. Ces visages hâves où paraissaient à nu
les appétits physiques sans la poésie dont les
décore notre âme, avaient je ne sais quoi de
féroce et de froidement bestial. Ce réveil du vice
sans vêtements ni fard, ce squelette du mal
déguenillé, froid, vide et privé des sophismes de
l’esprit ou des enchantements du luxe, épouvanta
ces intrépides athlètes, quelque habitués qu’ils
fussent à lutter avec la débauche. Artistes et
courtisanes gardèrent le silence en examinant
d’un œil hagard le désordre de l’appartement où
318

tout avait été dévasté, ravagé par le feu des
passions. Un rire satanique s’éleva tout à coup
lorsque Taillefer, entendant le râle sourd de ses
hôtes, essaya de les saluer par une grimace ; son
visage en sueur et sanguinolent fit planer sur cette
scène infernale l’image du crime sans remords.
Le tableau fut complet. C’était la vie fangeuse au
sein du luxe, un horrible mélange des pompes et
des misères humaines, le réveil de la débauche,
quand de ses mains fortes elle a pressé tous les
fruits de la vie, pour ne laisser autour d’elle que
d’ignobles débris ou des mensonges auxquels elle
ne croit plus. Vous eussiez dit la Mort souriant au
milieu d’une famille pestiférée : plus de parfums
ni de lumières étourdissantes, plus de gaieté ni de
désirs ; mais le dégoût avec ses odeurs
nauséabondes et sa poignante philosophie, mais
le soleil éclatant comme la vérité, mais un air pur
comme la vertu, qui contrastaient avec une
atmosphère chaude, chargée de miasmes, les
miasmes d’une orgie ! Malgré leur habitude du
vice, plusieurs de ces jeunes filles pensèrent à
leur réveil d’autrefois, quand innocentes et pures
elles entrevoyaient par leurs croisées champêtres
319

ornées de chèvrefeuilles et de roses, un frais
paysage enchanté par les joyeuses roulades de
l’alouette, vaporeusement illuminé par les lueurs
de l’aurore et paré des fantaisies de la rosée.
D’autres se peignirent le déjeuner de la famille, la
table autour de laquelle riaient innocemment les
enfants et le père, où tout respirait un charme
indéfinissable, où les mets étaient simples comme
les cœurs. Un artiste songeait à la paix de son
atelier, à sa chaste statue, au gracieux modèle qui
l’attendait. Un jeune homme, se souvenant du
procès d’où dépendait le sort d’une famille,
pensait à la transaction importante qui réclamait
sa présence. Le savant regrettait son cabinet où
l’appelait un noble ouvrage. Presque tous se
plaignaient d’eux-mêmes. En ce moment, Émile,
frais et rose comme le plus joli des commis-
marchands d’une boutique en vogue, apparut en
riant.
– Vous êtes plus laids que des recors, s’écria-t-
il. Vous ne pourrez rien faire aujourd’hui ; la
journée est perdue, m’est avis de déjeuner.
À ces mots, Taillefer sortit pour donner des
320

ordres. Les femmes allèrent languissamment
rétablir le désordre de leurs toilettes devant les
glaces. Chacun se secoua. Les plus vicieux
prêchèrent les plus sages. Les courtisanes se
moquèrent de ceux qui paraissaient ne pas se
trouver de force à continuer ce rude festin. En un
moment, ces spectres s’animèrent, formèrent des
groupes, s’interrogèrent et sourirent. Quelques
valets habiles et lestes remirent promptement les
meubles et chaque chose en sa place. Un déjeuner
splendide fut servi. Les convives se ruèrent alors
dans la salle à manger. Là, si tout porta
l’empreinte ineffaçable des excès de la veille, au
moins y eut-il trace d’existence et de pensée
comme dans les dernières convulsions d’un
mourant. Semblable au convoi du mardi-gras, la
saturnale était enterrée par des masques fatigués
de leurs danses, ivres de l’ivresse, et voulant
convaincre le plaisir d’impuissance pour ne pas
s’avouer la leur. Au moment où cette intrépide
assemblée borda la table du capitaliste, Cardot,
qui, la veille, avait disparu prudemment après le
dîner, pour finir son orgie dans le lit conjugal,
montra sa figure officieuse sur laquelle errait un
321

doux sourire. Il semblait avoir deviné quelque
succession à déguster, à partager, à inventorier, à
grossoyer, une succession pleine d’actes à faire,
grosse d’honoraires, aussi juteuse que le filet
tremblant dans lequel l’amphitryon plongeait
alors son couteau.
– Oh ! oh ! nous allons déjeuner par-devant
notaire, s’écria de Cursy.
– Vous arrivez à propos pour coter et parapher
toutes ces pièces, lui dit le banquier en lui
montrant le festin.
– Il n’y a pas de testament à faire, mais pour
des contrats de mariage, peut-être ! dit le savant,
qui pour la première fois depuis un an s’était
supérieurement marié.
– Oh ! oh !
– Ah ! ah !
– Un instant, répliqua Cardot assourdi par un
chœur de mauvaises plaisanteries, je viens ici
pour affaire sérieuse. J’apporte six millions à l’un
de vous. (Silence profond.) Monsieur, dit-il en
s’adressant à Raphaël, qui, dans ce moment,
322

s’occupait sans cérémonie à s’essuyer les yeux
avec un coin de sa serviette, madame votre mère
n’était-elle pas une demoiselle O’Flaharty ?
– Oui, répondit Raphaël assez machinalement,
Barbe-Marie.
– Avez-vous ici, reprit Cardot, votre acte de
naissance et celui de madame de Valentin ?
– Je le crois.
– Eh bien ! monsieur, vous êtes seul et unique
héritier du major O’Flaharty, décédé en août
1828, à Calcutta.
– Bravo, le major ! s’écria le jugeur.
– Le major ayant disposé par son testament de
plusieurs sommes en faveur de quelques
établissements publics, sa succession a été
réclamée à la Compagnie des Indes par le
gouvernement français, reprit le notaire. Elle est
en ce moment liquide et palpable. Depuis quinze
jours je cherchais infructueusement les ayants
cause de la demoiselle Barbe-Marie O’Flaharty,
lorsque hier à table…
En ce moment, Raphaël se leva soudain en
323

laissant échapper le mouvement brusque d’un
homme qui reçoit une blessure. Il se fit comme
une acclamation silencieuse, le premier sentiment
des convives fut dicté par une sourde envie, tous
les yeux se tournèrent vers lui comme autant de
flammes. Puis, un murmure, semblable à celui
d’un parterre qui se courrouce, une rumeur
d’émeute commença, grossit, et chacun dit un
mot pour saluer cette fortune immense apportée
par le notaire. Rendu à toute sa raison par la
brusque obéissance du sort, Raphaël étendit
promptement sur la table la serviette avec
laquelle il avait mesuré naguère la Peau de
chagrin. Sans rien écouter, il y superposa le
talisman, et frissonna violemment en voyant une
assez grande distance entre le contour tracé sur le
linge et celui de la Peau.
– Hé bien ! qu’a-t-il donc ? s’écria Taillefer, il
a sa fortune à bon compte.
– Soutiens-le, Châtillon, dit Bixiou à Émile, la
joie va le tuer.
Une horrible pâleur dessina tous les muscles
de la figure flétrie de cet héritier : ses traits se
324

contractèrent, les saillies de son visage
blanchirent, les creux devinrent sombres, le
masque fut livide, et les yeux se fixèrent. Il
voyait la MORT. Ce banquier splendide entouré de
courtisanes fanées, de visages rassasiés, cette
agonie de la joie, était une vivante image de sa
vie. Raphaël regarda trois fois le talisman qui se
jouait à l’aise dans les impitoyables lignes
imprimées sur la serviette : il essayait de douter,
mais un clair pressentiment anéantissait son
incrédulité. Le monde lui appartenait, il pouvait
tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur
au milieu du désert, il avait un peu d’eau pour la
soif et devait mesurer sa vie au nombre des
gorgées. Il voyait ce que chaque désir devait lui
coûter de jours. Puis il croyait à la Peau de
chagrin, il s’écoutait respirer, il se sentait déjà
malade, il se demandait : Ne suis-je pas
pulmonique ? Ma mère n’est-elle pas morte de la
poitrine ?
– Ah ! ah ! Raphaël, vous allez bien vous
amuser ! Que me donnerez-vous ? disait
Aquilina.
325

– Buvons à la mort de son oncle, le major
Martin O’Flaharty ? Voilà un homme.
– Il sera pair de France.
– Bah ! qu’est-ce qu’un pair de France après
Juillet ? dit le jugeur.
– Auras-tu loge aux Bouffons ?
– J’espère que vous nous régalerez tous, dit
Bixiou.
– Un homme comme lui sait faire grandement
les choses, dit Émile.
Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait
aux oreilles de Valentin sans qu’il pût saisir le
sens d’un seul mot ; il pensait vaguement à
l’existence mécanique et sans désirs d’un paysan
de Bretagne, chargé d’enfants, labourant son
champ, mangeant du sarrasin, buvant du cidre à
même son piché, croyant à la Vierge et au roi,
communiant à Pâques, dansant le dimanche sur
une pelouse verte et ne comprenant pas le sermon
de son recteur. Le spectacle offert en ce moment
à ses regards, ces lambris dorés, ces courtisanes,
ce repas, ce luxe, le prenaient à la gorge et le
326

faisaient tousser.
– Désirez-vous des asperges ? lui cria le
banquier.
– Je ne désire rien, lui répondit Raphaël d’une
voix tonnante.
– Bravo ! répliqua Taillefer. Vous comprenez
la fortune, elle est un brevet d’impertinence.
Vous êtes des nôtres ! Messieurs, buvons à la
puissance de l’or. Monsieur de Valentin devenu
six fois millionnaire arrive au pouvoir. Il est roi,
il peut tout, il est au-dessus de tout, comme sont
tous les riches. Pour lui désormais, LES FRANÇAIS
SONT ÉGAUX DEVANT LA LOI est un mensonge inscrit
en tête du Code. Il n’obéira pas aux lois, les lois
lui obéiront. Il n’y a pas d’échafaud, pas de
bourreaux pour les millionnaires !
– Oui, répliqua Raphaël, ils sont eux-mêmes
leurs bourreaux !
– Oh ! cria le banquier, buvons.
– Buvons, répéta Raphaël en mettant le
talisman dans sa poche.
– Que fais-tu là ? dit Émile en lui arrêtant la
327

main. Messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à
l’assemblée assez surprise des manières de
Raphaël, apprenez que notre ami de Valentin, que
dis-je ? MONSIEUR LE MARQUIS DE VALENTIN, possède
un secret pour faire fortune. Ses souhaits sont
accomplis au moment même où il les forme. À
moins de passer pour un laquais, pour un homme
sans cœur, il va nous enrichir tous.
– Ah ! mon petit Raphaël, je veux une parure
de perles, s’écria Euphrasie.
– S’il est reconnaissant, il me donnera deux
voitures attelées de beaux chevaux et qui aillent
vite ! dit Aquilina.
– Souhaitez-moi cent mille livres de rente.
– Des cachemires !
– Payez mes dettes !
– Envoie une apoplexie à mon oncle, le grand
sec !
– Raphaël, je te tiens quitte à dix mille livres
de rente.
– Que de donations ! s’écria le notaire.
328

– Il devrait bien me guérir de la goutte.
– Faites baisser les rentes, s’écria le banquier.
Toutes ces phrases partirent comme les gerbes
du bouquet qui termine un feu d’artifice, et ces
furieux désirs étaient peut-être plus sérieux que
plaisants.
– Mon cher ami, dit Émile d’un air grave, je
me contenterai de deux cent mille livres de rente ;
exécute-toi de bonne grâce, allons !
– Émile, dit Raphaël, tu ne sais donc pas à
quel prix ?
– Belle excuse ! s’écria le poète. Ne devons-
nous pas nous sacrifier pour nos amis ?
– J’ai presque envie de souhaiter votre mort à
tous, répondit Valentin en jetant un regard
sombre et profond sur les convives.
– Les mourants sont furieusement cruels, dit
Émile en riant. Te voilà riche, ajouta-t-il
sérieusement, eh bien ! je ne te donne pas deux
mois pour devenir fangeusement égoïste. Tu es
déjà stupide, tu ne comprends pas une
plaisanterie. Il ne te manque plus que de croire à
329

ta Peau de chagrin.
Raphaël craignit les moqueries de cette
assemblée, garda le silence, but outre mesure et
s’enivra pour oublier un moment sa funeste
puissance.
L’agonie
Dans les premiers jours du mois de décembre,
un vieillard septuagénaire allait, malgré la pluie,
par la rue de Varennes en levant le nez à la porte
de chaque hôtel, et cherchant l’adresse de
monsieur le marquis Raphaël de Valentin, avec la
naïveté d’un enfant et l’air absorbé des
philosophes. L’empreinte d’un violent chagrin
aux prises avec un caractère despotique éclatait
sur cette figure accompagnée de longs cheveux
gris en désordre, desséchés comme un vieux
parchemin qui se tord dans le feu. Si quelque
peintre eût rencontré ce singulier personnage,
vêtu de noir, maigre et ossu, sans doute, il
l’aurait, de retour à l’atelier, transfiguré sur son
330

album, en inscrivant au-dessous du portrait :
Poète classique en quête d’une rime. Après avoir
vérifié le numéro qui lui avait été indiqué, cette
vivante palingénésie de Rollin frappa doucement
à la porte d’un magnifique hôtel.
– Monsieur Raphaël y est-il ? demanda le
bonhomme à un suisse en livrée.
– Monsieur le marquis ne reçoit personne,
répondit le valet en avalant une énorme
mouillette qu’il retirait d’un large bol de café.
– Sa voiture est là, répondit le vieil inconnu en
montrant un brillant équipage arrêté sous le dais
de bois qui représentait une tente de coutil et par
lequel les marches du perron étaient abritées. Il
va sortir, je l’attendrai.
– Ah, mon ancien, vous pourriez bien rester ici
jusqu’à demain matin, reprit le suisse. Il y a
toujours une voiture prête pour monsieur. Mais
sortez, je vous prie, je perdrais six cents francs de
rente viagère si je laissais une seule fois entrer
sans ordre une personne étrangère à l’hôtel.
En ce moment, un grand vieillard dont le
331

costume ressemblait assez à celui d’un huissier
ministériel sortit du vestibule et descendit
précipitamment quelques marches en examinant
le vieux solliciteur ébahi.
– Au surplus, voici monsieur Jonathas, dit le
suisse. Parlez-lui.
Les deux vieillards, attirés l’un vers l’autre par
une sympathie ou par une curiosité mutuelle, se
rencontrèrent au milieu de la vaste cour
d’honneur, à un rond-point où croissaient
quelques touffes d’herbes entre les pavés. Un
silence effrayant régnait dans cet hôtel. En voyant
Jonathas, vous eussiez voulu pénétrer le mystère
qui planait sur sa figure, et dont tout parlait dans
cette maison morne ; le premier soin de Raphaël,
en recueillant l’immense succession de son oncle,
avait été de découvrir où vivait le vieux serviteur
dévoué sur l’affection duquel il pouvait compter.
Jonathas pleura de joie en revoyant son jeune
maître auquel il croyait avoir dit un éternel
adieu ; mais rien n’égala son bonheur quand le
marquis le promut aux éminentes fonctions
d’intendant. Le vieux Jonathas devint une
332

puissance intermédiaire placée entre Raphaël et le
monde entier. Ordonnateur suprême de la fortune
de son maître, exécuteur aveugle d’une pensée
inconnue, il était comme un sixième sens à
travers lequel les émotions de la vie arrivaient à
Raphaël.
– Monsieur, je désirerais parler à monsieur
Raphaël, dit le vieillard à Jonathas en montant
quelques marches du perron pour se mettre à
l’abri de la pluie.
– Parler à monsieur le marquis, s’écria
l’intendant. À peine m’adresse-t-il la parole, à
moi son père nourricier..
– Mais je suis aussi son père nourricier, s’écria
le vieil homme. Si votre femme l’a jadis allaité,
je lui ai fait sucer moi-même le sein des muses. Il
est mon nourrisson, mon enfant, carus alumnus !
J’ai façonné sa cervelle, cultivé son entendement,
développé son génie, et j’ose le dire, à mon
honneur et gloire. N’est-il pas un des hommes les
plus remarquables de notre époque ? Je l’ai eu,
sous moi, en sixième, en troisième et en
rhétorique. Je suis son professeur.
333

– Ah ! monsieur est monsieur Porriquet.
– Précisément. Mais monsieur..
– Chut, chut ! fit Jonathas à deux marmitons
donc les voix rompaient le silence claustral dans
lequel la maison était ensevelie.
– Mais, monsieur, reprit le professeur,
monsieur le marquis serait-il malade ?
– Mon cher monsieur, répondit Jonathas, Dieu
seul sait ce qui tient mon maître. Voyez-vous, il
n’existe pas à Paris deux maisons semblables à la
nôtre. Entendez-vous ? deux maisons. Ma foi,
non. Monsieur le marquis a fait acheter cet hôtel
qui appartenait précédemment à un duc et pair. Il
a dépensé trois cent mille francs pour le meubler.
Voyez-vous ? c’est une somme, trois cent mille
francs. Mais chaque pièce de notre maison est un
vrai miracle. Bon ! me suis-je dit en voyant cette
magnificence, c’est comme chez défunt monsieur
son père ! Le jeune marquis va recevoir la ville et
la cour ! Point. Monsieur n’a voulu voir
personne. Il mène une drôle de vie, monsieur
Porriquet, entendez-vous ? une vie inconciliable.
Monsieur se lève tous les jours à la même heure.
334

Il n’y a que moi, moi seul, voyez-vous ? qui
puisse entrer dans sa chambre. J’ouvre à sept
heures, été comme hiver. Cela est convenu
singulièrement. Étant entré, je lui dis : Monsieur
le marquis, il faut vous réveiller et vous habiller.
Il se réveille et s’habille. Je dois lui donner sa
robe de chambre, toujours faite de la même façon
et de la même étoffe. Je suis obligé de la
remplacer quand elle ne pourra plus servir, rien
que pour lui éviter la peine d’en demander une
neuve. C’te imagination ! Au fait, il a mille
francs à manger par jour, il fait ce qu’il veut, ce
cher enfant. D’ailleurs, je l’aime tant, qu’il me
donnerait un soufflet sur la joue droite, je lui
tendrais la gauche ! Il me dirait de faire des
choses plus difficiles, je les ferais encore,
entendez-vous ? Au reste, il m’a chargé de tant de
vétilles, que j’ai de quoi m’occuper. Il lit les
journaux, pas vrai ? Ordre de les mettre au même
endroit, sur la même table. Je viens aussi, à la
même heure, lui faire moi-même la barbe et je ne
tremble pas. Le cuisinier perdrait mille écus de
rente viagère qui l’attendent après la mort de
monsieur, si le déjeuner ne se trouvait pas
335

inconciliablement servi devant monsieur, à dix
heures, tous les matins, et le dîner à cinq heures
précises. Le menu est dressé pour l’année entière,
jour par jour. Monsieur le marquis n’a rien à
souhaiter. Il a des fraises quand il y a des fraises,
et le premier maquereau qui arrive à Paris, il le
mange. Le programme est imprimé, il sait le
matin son dîner par cœur. Pour lors, il s’habille à
la même heure avec les mêmes habits, le même
linge, posés toujours par moi, entendez-vous ?
sur le même fauteuil. Je dois encore veiller à ce
qu’il ait toujours le même drap ; en cas de besoin,
si sa redingote s’abîme, une supposition, la
remplacer par une autre, sans lui en dire un mot.
S’il fait beau, j’entre et je dis à mon maître :
Vous devriez sortir, monsieur ? Il me répond oui,
ou non. S’il a idée de se promener, il n’attend pas
ses chevaux, ils sont toujours attelés ; le cocher
reste inconciliablement, fouet en main, comme
vous le voyez là. Le soir, après le dîner, monsieur
va un jour à l’Opéra et l’autre aux Ital… mais
non, il n’a pas encore été aux Italiens, je n’ai pu
me procurer une loge qu’hier. Puis, il rentre à
onze heures précises pour se coucher. Pendant les
336

intervalles de la journée où il ne fait rien, il lit, il
lit toujours, voyez-vous ? une idée qu’il a. J’ai
ordre de lire avant lui le Journal de la librairie,
afin d’acheter des livres nouveaux, afin qu’il les
trouve le jour même de leur vente sur sa
cheminée. J’ai la consigne d’entrer d’heure en
heure chez lui, pour veiller au feu, à tout, pour
voir à ce que rien ne lui manque ; il m’a donné,
monsieur, un petit livre à apprendre par cœur, et
où sont écrits tous mes devoirs, un vrai
catéchisme. En été, je dois, avec des tas de glace,
maintenir la température au même degré de
fraîcheur, et mettre en tous temps des fleurs
nouvelles partout. Il est riche ! il a mille francs à
manger par jour, il peut faire ses fantaisies. Il a
été privé assez longtemps du nécessaire, le
pauvre enfant ! Il ne tourmente personne, il est
bon comme le bon pain, jamais il ne dit mot,
mais, par exemple, silence complet à l’hôtel et
dans le jardin ! Enfin, mon maître n’a pas un seul
désir à former, tout marche au doigt et à l’œil, et
recta ! Et il a raison, si l’on ne tient pas les
domestiques, tout va à la débandade. Je lui dis
tout ce qu’il doit faire, et il m’écoute. Vous ne
337

sauriez croire à quel point il a poussé la chose.
Ses appartements sont… en… en comment donc ?
ah ! en enfilade. Eh bien ! il ouvre, une
supposition, la porte de sa chambre ou de son
cabinet, crac ! toutes les portes s’ouvrent d’elles-
mêmes par un mécanisme. Pour lors, il peut aller
d’un bout à l’autre de sa maison sans trouver une
seule porte fermée. C’est gentil et commode et
agréable pour nous autres ! Ça nous a coûté gros,
par exemple ! Enfin, finalement, monsieur
Porriquet, il m’a dit : « Jonathas, tu auras soin de
moi comme d’un enfant au maillot. Au maillot,
oui, monsieur, au maillot qu’il a dit. Tu penseras
à mes besoins, pour moi. » Je suis le maître,
entendez-vous ? et il est quasiment le
domestique. Le pourquoi ? Ah ! par exemple,
voilà ce que personne au monde ne sait que lui et
le bon Dieu. C’est inconciliable !
– Il fait un poème, s’écria le vieux professeur.
– Vous croyez, monsieur, qu’il fait un
poème ? C’est donc bien assujettissant, ça ! Mais,
voyez-vous, je ne crois pas. Il me répète souvent
qu’il veut vivre comme une vergétation, en
338

vergétant. Et pas plus tard qu’hier, monsieur
Porriquet, il regardait une tulipe, et il disait en
s’habillant : « Voilà ma vie. Je vergète, mon
pauvre Jonathas. » À cette heure, d’autres
prétendent qu’il est monomane. C’est
inconciliable !
– Tout me prouve, Jonathas, reprit le
professeur avec une gravité magistrale qui
imprima un profond respect au vieux valet de
chambre, que votre maître s’occupe d’un grand
ouvrage. Il est plongé dans de vastes méditations,
et ne veut pas en être distrait par les
préoccupations de la vie vulgaire. Au milieu de
ses travaux intellectuels, un homme de génie
oublie tout. Un jour le célèbre Newton…
– Ah ! Newton, bien, dit Jonathas. Je ne le
connais pas.
– Newton, un grand géomètre, reprit Porriquet,
passa vingt-quatre heures, le coude appuyé sur
une table ; quand il sortit de sa rêverie, il croyait
le lendemain être encore à la veille, comme s’il
eût dormi. Je vais aller le voir, ce cher enfant, je
peux lui être utile.
339

– Minute, s’écria Jonathas. Vous seriez le roi
de France, l’ancien, s’entend ! que vous
n’entreriez pas à moins de forcer les portes et de
me marcher sur le corps. Mais, monsieur
Porriquet, je cours lui dire que vous êtes là, et je
lui demanderai comme ça : Faut-il le faire
monter ? Il répondra oui ou non. Jamais je ne lui
dis : Souhaitez-vous ? voulez-vous ? désirez-
vous ? Ces mots-là sont rayés de la conversation.
Une fois il m’en est échappé un. – Veux-tu me
faire mourir ? m’a-t-il dit, tout en colère.
Jonathas laissa le vieux professeur dans le
vestibule, en lui faisant signe ne pas avancer ;
mais il revint promptement avec une réponse
favorable, et conduisit le vieil émérite à travers
de somptueux appartements, dont toutes les
portes étaient ouvertes. Porriquet aperçut de loin
son élève au coin d’une cheminée. Enveloppé
d’une robe de chambre à grands dessins, et
plongé dans un fauteuil à ressorts, Raphaël lisait
le journal. L’extrême mélancolie à laquelle il
paraissait être en proie était exprimée par
l’attitude maladive de son corps affaissé ; elle
était peinte sur son front, sur son visage pâle
340

comme une fleur étiolée. Une sorte de grâce
efféminée et les bizarreries particulières aux
malades riches distinguaient sa personne. Ses
mains, semblables à celles d’une jolie femme,
avaient une blancheur molle et délicate. Ses
cheveux blonds, devenus rares, se bouclaient
autour de ses tempes par une coquetterie
recherchée. Une calotte grecque, entraînée par un
gland trop lourd pour le léger cachemire dont elle
était faite, pendait sur un côté de sa tête. Il avait
laissé tomber à ses pieds le couteau de malachite
enrichi d’or dont il s’était servi pour couper les
feuillets d’un livre. Sur ses genoux était le bec
d’ambre d’un magnifique houka de l’Inde dont
les spirales émaillées gisaient comme un serpent
dans sa chambre, et il oubliait d’en sucer les frais
parfums. Cependant, la faiblesse générale de son
jeune corps était démentie par des yeux bleus où
toute la vie semblait s’être retirée, où brillait un
sentiment extraordinaire qui saisissait tout
d’abord. Ce regard faisait mal à voir. Les uns
pouvaient y lire du désespoir ; d’autres, y deviner
un combat intérieur, aussi terrible qu’un remords.
C’était le coup d’œil profond de l’impuissant qui
341

refoule ses désirs au fond de son cœur, ou celui
de l’avare jouissant par la pensée de tous les
plaisirs que son argent pourrait lui procurer, et
s’y refusant pour ne pas amoindrir son trésor ; ou
le regard du Prométhée enchaîné, de Napoléon
déchu qui apprend à l’Élysée, en 1815, la faute
stratégique commise par ses ennemis, qui
demande le commandement pour vingt-quatre
heures et ne l’obtient pas. Véritable regard de
conquérant et de damné ! et, mieux encore, le
regard que, plusieurs mois auparavant, Raphaël
avait jeté sur la Seine ou sur sa dernière pièce
d’or mise au jeu. Il soumettait sa volonté, son
intelligence, au grossier bon sens d’un vieux
paysan à peine civilisé par une domesticité de
cinquante années. Presque joyeux de devenir une
sorte d’automate, il abdiquait la vie pour vivre, et
dépouillait son âme de toutes les poésies du désir.
Pour mieux lutter avec la cruelle puissance dont il
avait accepté le défi, il s’était fait chaste à la
manière d’Origène, en châtrant son imagination.
Le lendemain du jour où, soudainement enrichi
par un testament, il avait vu décroître la Peau de
chagrin, il s’était trouvé chez son notaire. Là, un
342

médecin assez en vogue avait raconté
sérieusement, au dessert, la manière dont un
Suisse attaqué de pulmonie s’en était guéri. Cet
homme n’avait pas dit un mot pendant dix ans, et
s’était soumis à ne respirer que six fois par
minute dans l’air épais d’une vacherie, en suivant
un régime alimentaire extrêmement doux. Je serai
cet homme ! se dit en lui-même Raphaël, qui
voulait vivre à tout pris. Au sein du luxe, il mena
la vie d’une machine à vapeur. Quand le vieux
professeur envisagea ce jeune cadavre, il
tressaillit ; tout lui semblait artificiel dans ce
corps fluet et débile. En apercevant le marquis à
l’œil dévorant, au front chargé de pensées, il ne
put reconnaître l’élève au teint frais et rose, aux
membres juvéniles, dont il avait gardé le
souvenir. Si le classique bonhomme, critique
sagace et conservateur du bon goût, avait lu lord
Byron, il aurait cru voir Manfred, là où il eût
voulu voir Childe-Harold.
– Bonjour, père Porriquet, dit Raphaël à son
professeur en pressant les doigts glacés du
vieillard dans une main brûlante et moite.
Comment vous portez-vous ?
343

– Mais moi je vais bien, répondit le vieillard
effrayé par le contact de cette main fiévreuse. Et
vous ?
– Oh ! j’espère me maintenir en bonne santé.
– Vous travaillez sans doute à quelque bel
ouvrage ?
– Non, répondit Raphaël. Exegi monumentum,
père Porriquet, j’ai achevé une grande page, et
j’ai dit adieu pour toujours à la science. À peine
sais-je où se trouve mon manuscrit.
– Le style en est pur, sans doute ? demanda le
professeur. Vous n’aurez pas, j’espère, adopté le
langage barbare de cette nouvelle école qui croit
faire merveille en inventant Ronsard.
– Mon ouvrage est une œuvre purement
physiologique.
– Oh ! tout est dit, reprit le professeur. Dans
les sciences, la grammaire doit se prêter aux
exigences des découvertes. Néanmoins, mon
enfant, un style clair, harmonieux, la langue de
Massillon, de M. de Buffon, du grand Racine, un
style classique, enfin, ne gâte jamais rien. Mais,
344

mon ami, reprit le professeur en s’interrompant,
j’oubliais l’objet de ma visite. C’est une visite
intéressée.
Se rappelant trop tard la verbeuse élégance et
les éloquentes périphrases auxquelles un long
professorat avait habitué son maître, Raphaël se
repentit presque de l’avoir reçu ; mais au moment
où il allait souhaiter de le voir dehors, il
comprima promptement son secret désir en jetant
un furtif coup d’œil à la Peau de chagrin,
suspendue devant lui et appliquée sur une étoffe
blanche où ses contours fatidiques étaient
soigneusement dessinés par une ligne rouge qui
l’encadrait exactement. Depuis la fatale orgie,
Raphaël étouffait le plus léger de ses caprices, et
vivait de manière à ne pas causer le moindre
tressaillement à ce terrible talisman. La Peau de
chagrin était comme un tigre avec lequel il lui
fallait vivre, sans en réveiller la férocité. Il écouta
donc patiemment les amplifications du vieux
professeur. Le père Porriquet mit une heure à lui
raconter les persécutions dont il était devenu
l’objet depuis la révolution de juillet. Le
bonhomme, voulant un gouvernement fort, avait
345

émis le vœu patriotique de laisser les épiciers à
leurs comptoirs, les hommes d’état au maniement
des affaires publiques, les avocats au Palais, les
pairs de France au Luxembourg ; mais un des
ministres populaires du roi-citoyen l’avait banni
de sa chaire en l’accusant de carlisme. Le
vieillard se trouvait sans place, sans retraite et
sans pain. Étant la providence d’un pauvre neveu
dont il payait la pension au séminaire de Saint-
Sulpice, il venait, moins pour lui-même que pour
son enfant adoptif, prier son ancien élève de
réclamer auprès du nouveau ministre, non sa
réintégration, mais l’emploi de proviseur dans
quelque collège de province. Raphaël était en
proie à une somnolence invincible, lorsque la
voix monotone du bonhomme cessa de retentir à
ses oreilles. Oblige par politesse de regarder les
yeux blancs et presque immobiles de ce vieillard
au débit lent et lourd, il avait été stupéfié,
magnétisé par une inexplicable force d’inertie.
– Eh ! bien, mon bon père Porriquet, répliqua-
t-il sans savoir précisément à quelle interrogation
il répondait, je n’y puis rien, rien du tout. Je
souhaite bien vivement que vous réussissiez…
346

En ce moment, sans apercevoir l’effet que
produisirent sur le front jaune et ridé du vieillard
ces banales paroles, pleines d’égoïsme et
d’insouciance, Raphaël se dressa comme un
jeune chevreuil effrayé. Il vit une légère ligne
blanche entre le bord de la peau noire et le dessin
rouge ; il poussa un cri si terrible que le pauvre
professeur en fut épouvanté.
– Allez, vieille bête ! s’écria-t-il, vous serez
nommé proviseur ! Ne pouviez-vous pas me
demander une rente viagère de mille écus plutôt
qu’un souhait homicide ? Votre visite ne m’aurait
rien coûté. Il y a cent mille emplois en France, et
je n’ai qu’une vie ! Une vie d’homme vaut plus
que tous les emplois du monde. Jonathas !
Jonathas parut. Voilà de tes œuvres, triple sot,
pourquoi m’as-tu proposé de recevoir monsieur ?
dit-il en lui montrant le vieillard pétrifié. T’ai-je
remis mon âme entre les mains pour la déchirer ?
Tu m’arraches en ce moment dix années
d’existence ! Encore une faute comme celle-ci, et
tu me conduiras à la demeure où j’ai conduit mon
père. N’aurais-je pas mieux aimé posséder la
belle lady Dudley que d’obliger cette vieille
347

carcasse, espèce de haillon humain ? J’ai de l’or
pour lui. D’ailleurs, quand tous les Porriquet du
monde mourraient de faim, qu’est-ce que cela me
ferait ?
La colère avait blanchi le visage de Raphaël ;
une légère écume sillonnait ses lèvres
tremblantes, et l’expression de ses yeux était
sanguinaire. À cet aspect, les deux vieillards
furent saisis d’un tressaillement convulsif,
comme deux enfants en présence d’un serpent. Le
jeune homme tomba sur son fauteuil ; il se fit une
sorte de réaction dans son âme, des larmes
coulèrent abondamment de ses yeux flamboyants.
– Oh ! ma vie ! ma belle vie ! dit-il. Plus de
bienfaisantes pensées ! plus d’amour ! plus rien !
Il se tourna vers le professeur. Le mal est fait,
mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Je vous
aurai largement récompensé de vos soins. Et mon
malheur aura, du moins, produit le bien d’un bon
et digne homme.
Il y avait tant d’âme dans l’accent qui nuança
ces paroles presque inintelligibles, que les deux
vieillards pleurèrent comme on pleure en
348

entendant un air attendrissant chanté dans une
langue étrangère.
– Il est épileptique, dit Porriquet à voix basse.
– Je reconnais votre bonté, mon ami, reprit
doucement Raphaël, vous voulez m’excuser. La
maladie est un accident, l’inhumanité serait un
vice. Laissez-moi maintenant, ajouta-t-il. Vous
recevrez demain ou après-demain, peut-être
même ce soir, votre nomination, car la résistance
a triomphé du mouvement. Adieu.
Le vieillard se retira, pénétré d’horreur et en
proie à de vives inquiétudes sur la santé morale
de Valentin. Cette scène avait eu pour lui quelque
chose de surnaturel. Il doutait de lui-même et
s’interrogeait comme s’il se fût réveillé après un
songe pénible.
– Écoute, Jonathas, reprit le jeune homme en
s’adressant à son vieux serviteur. Tâche de
comprendre la mission que je t’ai confiée !
– Oui, monsieur le marquis.
– Je suis comme un homme mis hors la loi
commune.
349

– Oui, monsieur le marquis.
– Toutes les jouissances de la vie se jouent
autour de mon lit de mort et dansent comme de
belles femmes devant moi ; si je les appelle, je
meurs. Toujours la mort ! Tu dois être une
barrière entre le monde et moi.
– Oui, monsieur le marquis, dit le vieux valet
en essuyant les gouttes de sueur qui chargeaient
son front ridé. Mais, si vous ne voulez pas voir de
belles femmes, comment ferez-vous ce soir aux
Italiens ? Une famille anglaise qui repart pour
Londres m’a cédé le reste de son abonnement, et
vous avez une belle loge. Oh ! une loge superbe,
aux premières.
Tombé dans une profonde rêverie, Raphaël
n’écoutait plus.
Voyez-vous cette fastueuse voiture, ce coupé
simple en dehors, de couleur brune, mais sur les
panneaux duquel brille l’écusson d’une antique et
noble famille ? Quand ce coupé passe
rapidement, les grisettes l’admirent, en
convoitent le satin jaune, le tapis de la
Savonnerie, la passementerie fraîche comme une
350

paille de riz, les moelleux coussins, et les glaces
muettes. Deux laquais en livrée se tiennent
derrière cette voiture aristocratique ; mais au
fond, sur la soie, gît une tête brûlante aux yeux
cernés, la tête de Raphaël, triste et pensif. Fatale
image de la richesse ! Il court à travers Paris
comme une fusée, arrive au péristyle du théâtre
Favart, le marchepied se déploie, ses deux valets
le soutiennent, une foule envieuse le regarde.
– Qu’a-t-il fait celui-là pour être si riche ? dit
un pauvre étudiant en droit, qui, faute d’un écu,
ne pouvait entendre les magiques accords de
Rossini.
Raphaël marchait lentement dans les corridors
de la salle ; il ne se promettait aucune jouissance
de ces plaisirs si fort enviés jadis. En attendant le
second acte de la Semiramide, il se promenait au
foyer, errait à travers les galeries, insouciant de sa
loge dans laquelle il n’était pas encore entré. Le
sentiment de la propriété n’existait déjà plus au
fond de son cœur. Semblable à tous les malades,
il ne songeait qu’à son mal. Appuyé sur le
manteau de la cheminée, autour de laquelle
351

abondaient, au milieu du foyer, les jeunes et
vieux élégants, d’anciens et de nouveaux
ministres, des pairs sans pairie, et des pairies sans
pair, telles que les a faites la révolution de juillet,
enfin tout un monde de spéculateurs et de
journalistes, Raphaël vit à quelques pas de lui,
parmi toutes les têtes, une figure étrange et
surnaturelle. Il s’avança en clignant les yeux fort
insolemment vers cet être bizarre, afin de le
contempler de plus près. Quelle admirable
peinture ! se dit-il. Les sourcils, les cheveux, la
virgule à la Mazarin que montrait vaniteusement
l’inconnu, étaient teints en noir ; mais, appliqué
sur une chevelure sans doute trop blanche, le
cosmétique avait produit une couleur violâtre et
fausse dont les teintes changeaient suivant les
reflets plus ou moins vifs des lumières. Son
visage étroit et plat, dont les rides étaient
comblées par d’épaisses couches de rouge et de
blanc, exprimait à la fois la ruse et l’inquiétude.
Cette enluminure manquait à quelques endroits
de la face et faisait singulièrement ressortir sa
décrépitude et son teint plombé ; aussi était-il
impossible de ne pas rire en voyant cette tête au
352

menton pointu, au front proéminent, assez
semblable à ces grotesques figures de bois
sculptées en Allemagne par les bergers pendant
leurs loisirs. En examinant tour à tour ce vieil
Adonis et Raphaël, un observateur aurait cru
reconnaître dans le marquis les yeux d’un jeune
homme sous le masque d’un vieillard, et dans
l’inconnu les yeux ternes d’un vieillard sous le
masque d’un jeune homme. Valentin cherchait à
se rappeler en quelle circonstance il avait vu ce
petit vieux sec, bien cravaté, botté en adulte, qui
faisait sonner ses éperons et se croisait les bras
comme s’il avait toutes les forces d’une pétulante
jeunesse à dépenser. Sa démarche n’accusait rien
de gêné, ni d’artificiel. Son élégant habit,
soigneusement boutonné, déguisait une antique et
forte charpente, en lui donnant la tournure d’un
vieux fat qui suit encore les modes. Cette espèce
de poupée pleine de vie avait pour Raphaël tous
les charmes d’une apparition, et il le contemplait
comme un vieux Rembrandt enfumé, récemment
restauré, verni, mis dans un cadre neuf. Cette
comparaison lui fit retrouver la trace de la vérité
dans ses confus souvenirs : il reconnut le
353

marchand de curiosités, l’homme auquel il devait
son malheur. En ce moment, un rire muet
échappait à ce fantastique personnage, et se
dessinait sur ses lèvres froides, tendues par un
faux râtelier. À ce rire, la vive imagination de
Raphaël lui montra dans cet homme de
frappantes ressemblances avec la tête idéale que
les peintres ont donnée au Méphistophélès de
Goethe. Mille superstitions s’emparèrent de
l’âme forte de Raphaël, il crut alors à la puissance
du démon, à tous les sortilèges rapportés dans les
légendes du moyen âge et mises en œuvre par les
poètes. Se refusant avec horreur au sort de Faust,
il invoqua soudain le ciel, ayant, comme les
mourants, une foi fervente en Dieu, en la vierge
Marie. Une radieuse et fraîche lumière lui permit
d’apercevoir le ciel de Michel-Ange et de Sanzio
d’Urbin : des nuages, un vieillard à barbe
blanche, des têtes ailées, une belle femme assise
dans une auréole. Maintenant il comprenait, il
adoptait ces admirables créations dont les
fantaisies presque humaines lui expliquaient son
aventure et lui permettaient encore un espoir.
Mais quand ses yeux retombèrent sur le foyer des
354

Italiens, au lieu de la Vierge, il vit une ravissante
fille, la détestable Euphrasie, cette danseuse au
corps souple et léger, qui, vêtue d’une robe
éclatante, couverte de perles orientales, arrivait
impatiente de son vieillard impatient, et venait se
montrer, insolente, le front hardi, les yeux
pétillants, à ce monde envieux et spéculateur pour
témoigner de la richesse sans bornes du
marchand dont elle dissipait les trésors. Raphaël
se souvint du souhait goguenard par lequel il
avait accueilli le fatal présent du vieux homme, et
savoura tous les plaisirs de la vengeance en
contemplant l’humiliation profonde de cette
sagesse sublime, dont naguère la chute semblait
impossible. Le funèbre sourire du centenaire
s’adressait à Euphrasie qui répondit par un mot
d’amour ; il lui offrit son bras desséché, fit deux
ou trois fois le tour du foyer, recueillit avec
délices les regards de passion et les compliments
jetés par la foule à sa maîtresse, sans voir les rires
dédaigneux, sans entendre les railleries
mordantes dont il était l’objet.
– Dans quel cimetière cette jeune goule a-t-
elle déterré ce cadavre ? s’écria le plus élégant de
355

tous les romantiques.
Euphrasie se prit à sourire. Le railleur était un
jeune homme aux cheveux blonds, aux yeux
bleus et brillants, svelte, portant moustache, ayant
un frac écourté, le chapeau sur l’oreille, la
repartie vive, tout le langage du genre.
– Combien de vieillards, se dit Raphaël en lui-
même, couronnent une vie de probité, de travail,
de vertu, par une folie. Celui-ci a les pieds froids
et fait l’amour.
– Hé bien ! monsieur, s’écria Valentin en
arrêtant le marchand et lançant une œillade à
Euphrasie, ne vous souvenez-vous plus des
sévères maximes de votre philosophie ?
– Ah ! répondit le marchand d’une voix déjà
cassée, je suis maintenant heureux comme un
jeune homme. J’avais pris l’existence au rebours.
Il y a toute une vie dans une heure d’amour.
En ce moment, les spectateurs entendirent la
sonnette de rappel et quittèrent le foyer pour se
rendre à leurs places. Le vieillard et Raphaël se
séparèrent. En entrant dans sa loge, le marquis
356

aperçut Fœdora, placée à l’autre côté de la salle
précisément en face de lui. Sans doute arrivée
depuis peu, la comtesse rejetait son écharpe en
arrière, se découvrait le cou, faisait les petits
mouvements indescriptibles d’une coquette
occupée à se poser : tous les regards étaient
concentrés sur elle. Un jeune pair de France
l’accompagnait, elle lui demanda la lorgnette
qu’elle lui avait donnée à porter. À son geste, à la
manière dont elle regarda ce nouveau partenaire,
Raphaël devina la tyrannie à laquelle son
successeur était soumis. Fasciné sans doute
comme il l’avait été jadis, dupé comme lui,
comme lui luttant avec toute la puissance d’un
amour vrai contre les froids calculs de cette
femme, ce jeune homme devait souffrir les
tourments auxquels Valentin avait heureusement
renoncé. Une joie inexprimable anima la figure
de Fœdora, quand, après avoir braqué sa lorgnette
sur toutes les loges, et rapidement examiné les
toilettes, elle eut la conscience d’écraser par sa
parure et par sa beauté les plus jolies, les plus
élégantes femmes de Paris ; elle se mit à rire pour
montrer ses dents blanches, agita sa tête ornée de
357

fleurs pour se faire admirer, son regard alla de
loge en loge, se moquant d’un béret gauchement
posé sur le front d’une princesse russe, ou d’un
chapeau manqué qui coiffait horriblement mal la
fille d’un banquier. Tout à coup elle pâlit en
rencontrant les yeux fixes de Raphaël ; son amant
dédaigné la foudroya par un intolérable coup
d’œil de mépris. Quand aucun de ses amants
bannis ne méconnaissait sa puissance, Valentin,
seul dans le monde, était à l’abri de ses
séductions. Un pouvoir impunément bravé touche
à sa ruine. Cette maxime est gravée plus
profondément au cœur d’une femme qu’à la tête
des rois. Aussi, Fœdora voyait-elle en Raphaël la
mort de ses prestiges et de sa coquetterie. Un
mot, dit par lui la veille à l’Opéra, était déjà
devenu célèbre dans les salons de Paris. Le
tranchant de cette terrible épigramme avait fait à
la comtesse une blessure incurable. En France,
nous savons cautériser une plaie, mais nous n’y
connaissons pas encore de remède au mal que
produit une phrase. Au moment où toutes les
femmes regardèrent alternativement le marquis et
la comtesse, Fœdora aurait voulu l’abîmer dans
358

les oubliettes de quelque Bastille, car malgré son
talent pour la dissimulation, ses rivales
devinèrent sa souffrance. Enfin sa derrière
consolation lui échappa. Ces mots délicieux : je
suis la plus belle ! cette phrase éternelle qui
calmait tous les chagrins de sa vanité, devint un
mensonge. À l’ouverture du second acte, une
femme vint se placer près de Raphaël, dans une
loge qui jusqu’alors était restée vide. Le parterre
entier laissa échapper un murmure d’admiration.
Cette mer de faces humaines agita ses lames
intelligentes et tous les yeux regardèrent
l’inconnue. Jeunes et vieux firent un tumulte si
prolongé que, pendant le lever du rideau, les
musiciens de l’orchestre se tournèrent d’abord
pour réclamer le silence ; mais ils s’unirent aux
applaudissements et en accrurent les confuses
rumeurs. Des conversations animées s’établirent
dans chaque loge. Les femmes s’étaient toutes
armées de leurs jumelles, les vieillards rajeunis
nettoyaient avec la peau de leurs gants le verre de
leurs lorgnettes. L’enthousiasme se calma par
degrés, les chants retentirent sur la scène, tout
rentra dans l’ordre. La bonne compagnie,
359

honteuse d’avoir cédé à un mouvement naturel,
reprit la froideur aristocratique de ses manières
polies. Les riches veulent ne s’étonner de rien, ils
doivent reconnaître au premier aspect d’une belle
œuvre le défaut qui les dispensera de
l’admiration, sentiment vulgaire. Cependant
quelques hommes restèrent immobiles sans
écouter la musique, perdus dans un ravissement
naïf, occupés à contempler la voisine de Raphaël.
Valentin aperçut dans une baignoire, et près
d’Aquilina, l’ignoble et sanglante figure de
Taillefer, qui lui adressait une grimace
approbative. Puis il vit Émile, qui, debout à
l’orchestre, semblait lui dire : – Mais regarde
donc la belle créature qui est près de toi ! Enfin
Rastignac assis près d’une jeune femme, une
veuve sans doute, tortillait ses gants comme un
homme au désespoir d’être enchaîné là, sans
pouvoir aller près de la divine inconnue. La vie
de Raphaël dépendait d’un pacte encore inviolé
qu’il avait fait avec lui-même, il s’était promis de
ne jamais regarder attentivement aucune femme,
et pour se mettre à l’abri d’une tentation, il portait
un lorgnon dont le verre microscopique
360

artistement disposé, détruisait l’harmonie des
plus beaux traits, en leur donnant un hideux
aspect. Encore en proie à la terreur qui l’avait
saisi le matin, quand, pour un simple vœu de
politesse, le talisman s’était si promptement
resserré, Raphaël résolut fermement de ne pas se
retourner vers sa voisine. Assis comme une
duchesse, il présentait le dos au coin de sa loge,
et dérobait avec impertinence la moitié de la
scène à l’inconnue, ayant l’air de la mépriser,
d’ignorer même qu’une jolie femme se trouvât
derrière lui. La voisine copiait avec exactitude la
posture de Valentin. Elle avait appuyé son coude
sur le bord de la loge, et se mettait la tête de trois
quarts, en regardant les chanteurs, comme si elle
se fût posée devant un peintre. Ces deux
personnes ressemblaient à deux amants brouillés
qui se boudent, se tournent le dos et vont
s’embrasser au premier mot d’amour. Par
moments, les légers marabouts ou les cheveux de
l’inconnue effleuraient la tête de Raphaël et lui
causaient une sensation voluptueuse contre
laquelle il luttait courageusement ; bientôt il
sentit le doux contact des ruches de blonde qui
361

garnissaient le tour de la robe, la robe elle-même
fit entendre le murmure efféminé de ses plis,
frissonnement plein de molles sorcelleries ; enfin
le mouvement imperceptible imprimé par la
respiration à la poitrine, au dos, aux vêtements de
cette jolie femme, toute sa vie suave se
communiqua soudain à Raphaël comme une
étincelle électrique ; le tulle et la dentelle
transmirent fidèlement à son épaule chatouillée la
délicieuse chaleur de ce dos blanc et nu. Par un
caprice de la nature, ces deux êtres désunis par le
bon ton, séparés par les abîmes de la mort,
respirèrent ensemble et pensèrent peut-être l’un à
l’autre. Les pénétrants parfums de l’aloès
achevèrent d’enivrer Raphaël. Son imagination
irritée par un obstacle, et que les entraves
rendaient encore plus fantasque, lui dessina
rapidement une femme en traits de feu. Il se
retourna brusquement. Choquée sans doute de se
trouver en contact avec un étranger, l’inconnue fit
un mouvement semblable ; leurs visages, animés
par la même pensée, restèrent en présence.
– Pauline !
362

– Monsieur Raphaël !
Pétrifiés l’un et l’autre, ils se regardèrent un
instant en silence. Raphaël voyait Pauline dans
une toilette simple et de bon goût. À travers la
gaze qui couvrait chastement son corsage, des
yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur
de lis et deviner des formes qu’une femme eût
admirées. Puis c’était toujours sa modestie
virginale, sa céleste candeur, sa gracieuse
attitude. L’étoffe de sa manche accusait le
tremblement qui faisait palpiter le corps comme
palpitait le cœur.
– Oh ! venez demain, dit-elle, venez à l’hôtel
Saint-Quentin, y reprendre vos papiers. J’y serai
à midi. Soyez exact.
Elle se leva précipitamment et disparut ;
Raphaël voulut suivre Pauline, il craignit de la
compromettre, resta, regarda Fœdora, la trouva
laide ; mais ne pouvant comprendre une seule
phrase de musique, étouffant dans cette salle, le
cœur plein, il sortit et revint chez lui.
– Jonathas, dit-il à son vieux domestique au
moment où il fut dans son lit, donne-moi une
363

demi-goutte de laudanum sur un morceau de
sucre ; et demain ne me réveille qu’à midi moins
vingt minutes.
– Je veux être aimé de Pauline, s’écria-t-il le
lendemain en regardant le talisman avec une
indéfinissable angoisse. La peau ne fit aucun
mouvement, elle semblait avoir perdu sa force
contractile, elle ne pouvait sans doute pas réaliser
un désir accompli déjà.
– Ah ! s’écria Raphaël en se sentant délivré
comme d’un manteau de plomb qu’il aurait porté
depuis le jour où le talisman lui avait été donné,
tu mens, tu ne m’obéis pas, le pacte est rompu !
Je suis libre, je vivrai. C’était donc une mauvaise
plaisanterie. En disant ces paroles, il n’osait pas
croire à sa propre pensée. Il se mit aussi
simplement qu’il l’était jadis, et voulut aller à
pied à son ancienne demeure, en essayant de se
reporter en idée à ces jours heureux où il se livrait
sans danger à la furie de ses désirs, où il n’avait
point encore jugé toutes les jouissances
humaines. Il marchait, voyant, non plus la
Pauline de l’hôtel Saint-Quentin, mais la Pauline
364

de la veille, cette maîtresse accomplie, si souvent
rêvée, jeune fille spirituelle, aimante, artiste,
comprenant les poètes, comprenant la poésie et
vivant au sein du luxe ; en un mot Fœdora douée
d’une belle âme, ou Pauline comtesse et deux fois
millionnaire comme l’était Fœdora. Quand il se
trouva sur le seuil usé, sur la dalle cassée de cette
porte où, tant de fois, il avait eu des pensées de
désespoir, une vieille femme sortit de la salle et
lui dit : N’êtes-vous pas monsieur Raphaël de
Valentin ?
– Oui, ma bonne mère, répondit-il.
– Vous connaissez votre ancien logement,
reprit-elle, vous y êtes attendu.
– Cet hôtel est-il toujours tenu par madame
Gaudin ? demanda-t-il.
– Oh ! non, monsieur. Maintenant madame
Gaudin est baronne. Elle est dans une belle
maison à elle, de l’autre côté de l’eau. Son mari
est revenu. Dame ! il a rapporté des mille et des
cents. L’on dit qu’elle pourrait acheter tout le
quartier Saint-Jacques, si elle le voulait. Elle m’a
donné gratis son fonds et son restant de bail. Ah !
365

c’est une bonne femme tout de même ! Elle n’est
pas plus fière aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.
Raphaël monta lestement à sa mansarde, et
quand il atteignit les dernières marches de
l’escalier, il entendit les sons du piano. Pauline
était là modestement vêtue d’une robe de
percaline ; mais la façon de la robe, les gants, le
chapeau, le châle, négligemment jetés sur le lit,
révélaient toute une fortune.
– Ah ! vous voilà donc ! s’écria Pauline en
tournant la tête et se levant par un naïf
mouvement de joie.
Raphaël vint s’asseoir près d’elle, rougissant,
honteux, heureux ; il la regarda sans rien dire.
– Pourquoi nous avez-vous donc quittées ?
reprit-elle en baissant les yeux au moment où son
visage s’empourpra. Qu’êtes-vous devenu ?
– Ah ! Pauline, j’ai été, je suis bien
malheureux encore !
– Là ! s’écria-t-elle tout attendrie. J’ai deviné
votre sort hier en vous voyant bien mis, riche en
apparence, mais en réalité, hein ! monsieur
366

Raphaël, est-ce toujours comme autrefois ?
Valentin ne put retenir quelques larmes, elles
roulèrent dans ses yeux, il s’écria : – Pauline !…
Je… Il n’acheva pas, ses yeux étincelèrent
d’amour, et son cœur déborda dans son regard.
– Oh ! il m’aime, il m’aime, s’écria Pauline.
Raphaël fit un signe de tête, car il se sentit
hors d’état de prononcer une seule parole. À ce
geste, la jeune fille lui prit la main, la serra, et lui
dit tantôt riant, tantôt sanglotant : – Riches,
riches, heureux, riches, ta Pauline est riche. Mais
moi, je devrais être bien pauvre aujourd’hui. J’ai
mille fois dit que je paierais ce mot : il m’aime,
de tous les trésors de la terre. Ô mon Raphaël !
j’ai des millions. Tu aimes le luxe, tu seras
content ; mais tu dois aimer mon cœur aussi, il y
a tant d’amour pour toi dans ce cœur ! Tu ne sais
pas ? mon père est revenu. Je suis une riche
héritière. Ma mère et lui me laissent entièrement
maîtresse de mon sort ; je suis libre, comprends-
tu ?
En proie à une sorte de délire, Raphaël tenait
les mains de Pauline, et les baisait si ardemment,
367

si avidement, que son baiser semblait être une
sorte de convulsion. Pauline se dégagea les
mains, les jeta sur les épaules de Raphaël et le
saisit ; ils se comprirent, se serrèrent et
s’embrassèrent avec cette sainte et délicieuse
ferveur, dégagée de toute arrière-pensée, dont se
trouve empreint un seul baiser, le premier baiser
par lequel deux âmes prennent possession d’elles-
mêmes.
– Ah ! s’écria Pauline en retombant sur la
chaise, je ne veux plus te quitter. Je ne sais d’où
me vient tant de hardiesse ! reprit-elle en
rougissant.
– De la hardiesse, ma Pauline ? Oh ! ne crains
rien, c’est de l’amour, de l’amour vrai, profond,
éternel comme le mien, n’est-ce pas ?
– Oh ! parle, parle, parle, dit elle. Ta bouche a
été si longtemps muette pour moi !
– Tu m’aimais donc ?
– Oh ! Dieu, si je t’aimais ! combien de fois
j’ai pleuré, là, tiens, en faisant ta chambre,
déplorant ta misère et la mienne. Je me serais
368

vendue au démon pour t’éviter un chagrin !
Aujourd’hui, mon Raphaël, car tu es bien à moi :
à moi cette belle tête, à moi ton cœur ! Oh ! oui,
ton cœur, surtout, éternelle richesse ! Eh ! bien,
où en suis-je ? reprit-elle après une pause. Ah !
m’y voici : nous avons trois, quatre, cinq
millions, je crois. Si j’étais pauvre, je tiendrais
peut-être à porter ton nom, à être nommée ta
femme ; mais, en ce moment, je voudrais te
sacrifier le monde entier, je voudrais être encore
et toujours ta servante. Va, Raphaël, en t’offrant
mon cœur, ma personne, ma fortune, je ne te
donnerais rien de plus aujourd’hui que le jour où
j’ai mis là, dit-elle en montrant le tiroir de la
table, certaine pièce de cent sous. Oh ! comme
alors ta joie m’a fait mal.
– Pourquoi es-tu riche, s’écria Raphaël,
pourquoi n’as-tu pas de vanité ? je ne puis rien
pour toi. Il se tordit les mains de bonheur, de
désespoir, d’amour. Quand tu seras madame la
marquise de Valentin, je te connais, âme céleste,
ce titre et ma fortune ne vaudront pas…
– Un seul de tes cheveux, s’écria-t-elle.
369

– Moi aussi, j’ai des millions ; mais que sont
maintenant les richesses pour nous ? Ah ! j’ai ma
vie, je puis te l’offrir, prends-la.
– Oh ! ton amour, Raphaël, ton amour vaut le
monde. Comment, ta pensée est à moi ? mais je
suis la plus heureuse des heureuses.
– L’on va nous entendre, dit Raphaël.
– Hé ! il n’y a personne, répondit-elle en
laissant échapper un geste mutin.
– Hé ! bien, viens, s’écria Valentin en lui
tendant les bras.
Elle sauta sur ses genoux et joignit ses mains
autour du cou de Raphaël : – Embrassez-moi, dit-
elle, pour tous les chagrins que vous m’avez
donnés, pour effacer la peine que vos joies m’ont
faite, pour toutes les nuits que j’ai passées à
peindre mes écrans.
– Tes écrans !
– Puisque nous sommes riches, mon trésor, je
puis te dire tout. Pauvre enfant ! combien il est
facile de tromper les hommes d’esprit ! Est-ce
que tu pouvais avoir des gilets blancs et des
370

chemises propres deux fois par semaine, pour
trois francs de blanchissage par mois ? Mais tu
buvais deux fois plus de lait qu’il ne t’en revenait
pour ton argent. Je t’attrapais sur tout : le feu,
l’huile, et l’argent donc ? Oh ! mon Raphaël, ne
me prends pas pour femme, dit-elle en riant, je
suis une personne trop astucieuse.
– Mais comment faisais-tu donc ?
– Je travaillais jusqu’à deux heures du matin,
répondit-elle, et je donnais à ma mère une moitié
du prix de mes écrans, à toi l’autre.
Ils se regardèrent pendant un moment, tous
deux hébétés de joie et d’amour.
– Oh ! s’écria Raphaël, nous paierons sans
doute, un jour, ce bonheur par quelque effroyable
chagrin.
– Serais-tu marié ? cria Pauline. Ah ! je ne
veux te céder à aucune femme.
– Je suis libre, ma chérie.
– Libre, répéta-t-elle. Libre, et à moi !
Elle se laissa glisser sur ses genoux, joignit les
mains, et regarda Raphaël avec une dévotieuse
371

ardeur.
– J’ai peur de devenir folle. Combien tu es
gentil ! reprit-elle en passant une main dans la
blonde chevelure de son amant. Est-elle bête, ta
comtesse Fœdora ! Quel plaisir j’ai ressenti hier
en me voyant saluée par tous ces hommes. Elle
n’a jamais été applaudie, elle ! Dis, cher, quand
mon dos a touché ton bras, j’ai entendu en moi je
ne sais quelle voix qui m’a crié : Il est là. Je me
suis retournée, et je t’ai vu. Oh ! je me suis
sauvée, je me sentais l’envie de te sauter au cou
devant tout le monde.
– Tu es bien heureuse de pouvoir parler,
s’écria Raphaël. Moi, j’ai le cœur serré. Je
voudrais pleurer, je ne puis. Ne me retire pas ta
main. Il me semble que je resterais, pendant toute
ma vie, à te regarder ainsi, heureux, content.
– Oh ! répète-moi cela, mon amour !
– Et que sont les paroles, reprit Valentin en
laissant tomber une larme chaude sur les mains
de Pauline. Plus tard, j’essaierai de te dire mon
amour, en ce moment je ne puis que le sentir…
372

– Oh ! s’écria-t-elle, cette belle âme, ce beau
génie, ce cœur que je connais si bien, tout est à
moi, comme je suis à toi.
– Pour toujours, ma douce créature, dit
Raphaël d’une voix émue. Tu seras ma femme,
mon bon génie. Ta présence a toujours dissipé
mes chagrins et rafraîchi mon âme ; en ce
moment, ton sourire angélique m’a pour ainsi
dire purifié. Je crois commencer une nouvelle
vie. Le passé cruel et mes tristes folies me
semblent n’être plus que de mauvais songes. Je
suis pur, près de toi. Je sens l’air du bonheur.
Oh ! sois là toujours, ajouta-t-il en la pressant
saintement sur son cœur palpitant.
– Vienne la mort quand elle voudra, s’écria
Pauline en extase, j’ai vécu.
Heureux qui devinera leurs joies, il les aura
connues !
– Oh ! mon Raphaël, dit Pauline après
quelques heures de silence, je voudrais qu’à
l’avenir personne n’entrât dans cette chère
mansarde.
373

– Il faut murer la porte, mettre une grille à la
lucarne et acheter la maison, répondit le marquis.
– C’est cela, dit-elle. Puis, après un moment
de silence : – Nous avons un peu oublié de
chercher tes manuscrits ?
Ils se prirent à rire avec une douce innocence.
– Bah ! je me moque de toutes les sciences,
s’écria Raphaël.
– Ah ! monsieur, et la gloire ?
– Tu es ma seule gloire.
– Tu étais bien malheureux en faisant ces
petits pieds de mouche, dit-elle en feuilletant les
papiers.
– Ma Pauline…
– Oh ! oui, je suis ta Pauline. Eh bien ?
– Où demeures-tu donc ?
– Rue Saint-Lazare. Et toi ?
– Rue de Varennes.
– Comme nous serons loin l’un de l’autre,
jusqu’à ce que… Elle s’arrêta en regardant son
374

ami d’un air coquet et malicieux.
– Mais, répondit Raphaël, nous avons tout au
plus une quinzaine de jours à rester séparés.
– Vrai ! dans quinze jours nous serons
mariés ! Elle sauta comme un enfant. Oh ! je suis
une fille dénaturée, reprit-elle, je ne pense plus ni
à père, ni à mère, ni à rien dans le monde ! Tu ne
sais pas, pauvre chéri ? mon père est bien malade.
Il est revenu des Indes, bien souffrant.. Il a
manqué mourir au Havre, où nous l’avons été
chercher. Ah ! Dieu, s’écria-t-elle en regardant
l’heure à sa montre, déjà trois heures. Je dois me
trouver à son réveil, à quatre heures. Je suis la
maîtresse au logis : ma mère fait toutes mes
volontés, mon père m’adore, mais je ne veux pas
abuser de leur bonté, ce serait mal ! Le pauvre
père, c’est lui qui m’a envoyée aux Italiens hier.
Tu viendras le voir demain, n’est-ce pas ?
– Madame la marquise de Valentin veut-elle
me faire l’honneur d’accepter mon bras ?
– Ah ! je vais emporter la clef de cette
chambre, reprit-elle. N’est-ce pas un palais, notre
trésor ?
375

– Pauline, encore un baiser ?
– Mille ! Mon Dieu, dit-elle en regardant
Raphaël, ce sera toujours ainsi, je crois rêver.
Ils descendirent lentement l’escalier ; puis,
bien unis, marchant du même pas, tressaillant
ensemble sous le poids du même bonheur, se
serrant comme deux colombes, ils arrivèrent sur
la place de la Sorbonne, où la voiture de Pauline
attendait.
– Je veux aller chez toi, s’écria-t-elle. Je veux
voir ta chambre, ton cabinet, et m’asseoir à la
table sur laquelle tu travailles. Ce sera comme
autrefois, ajouta-t-elle en rougissant. – Joseph,
dit-elle à un valet, je vais rue de Varennes avant
de retourner à la maison. Il est trois heures un
quart, et je dois être revenue à quatre. Georges
pressera les chevaux.
Et les deux amants furent en peu d’instants
menés à l’hôtel de Valentin.
– Oh ! que je suis contente d’avoir examiné
tout cela, s’écria Pauline en chiffonnant la soie
des rideaux qui drapaient le lit de Raphaël.
376

Quand je m’endormirai, je serai là, en pensée. Je
me figurerai ta chère tête sur cet oreiller. Dis-
moi, Raphaël, tu n’as pris conseil de personne
pour meubler ton hôtel ?
– De personne.
– Bien vrai ? Ce n’est pas une femme qui…
– Pauline !
– Oh ! je me sens une affreuse jalousie. Tu as
bon goût. Je veux avoir demain un lit pareil au
tien.
Raphaël, ivre de bonheur, saisit Pauline.
– Oh ! mon père, mon père ! dit-elle.
– Je vais donc te reconduire, car je veux te
quitter le moins possible, s’écria Valentin.
– Combien tu es aimant ! je n’osais pas te le
proposer…
– N’es-tu donc pas ma vie ?
Il serait fastidieux de consigner fidèlement ces
adorables bavardages de l’amour auxquels
l’accent, le regard, un geste intraduisible donnent
seuls du prix. Valentin reconduisit Pauline jusque
377

chez elle, et revint ayant au cœur autant de plaisir
que l’homme peu en ressentir et en porter ici-bas.
Quand il fut assis dans son fauteuil, près de son
feu, pensant à la soudaine et complète réalisation
de toutes ses espérances, une idée froide lui
traversa l’âme comme l’acier d’un poignard perce
une poitrine, il regarda la Peau de chagrin, elle
s’était légèrement rétrécie. Il prononça le grand
juron français, sans y mettre les jésuitiques
réticences de l’abbesse des Andouillettes, pencha
la tête sur son fauteuil et resta sans mouvement
les yeux arrêtés sur une patère, sans la voir.
Grand Dieu ! s’écria-t-il. Quoi ! tous mes désirs,
tous ! Pauvre Pauline ! Il prit un compas, mesura
ce que la matinée lui avait coûté d’existence. Je
n’en ai pas pour deux mois, dit-il. Une sueur
glacée sortit de ses pores, tout à coup il obéit à un
inexprimable mouvement de rage, et saisit la
Peau de chagrin en s’écriant : Je suis bien bête ! il
sortit, courut, traversa les jardins et jeta le
talisman au fond d’un puits : Vogue la galère, dit-
il. Au diable toutes ces sottises !
Raphaël se laissa donc aller au bonheur
d’aimer, et vécut cœur à cœur avec Pauline, qui
378

ne conçut pas le refus en amour. Leur mariage,
retardé par des difficultés peu intéressantes à
raconter, devait se célébrer dans les premiers
jours de mars. Ils s’étaient éprouvés, ne doutaient
point d’eux-mêmes, et le bonheur leur ayant
révélé toute la puissance de leur affection, jamais
deux âmes, deux caractères ne s’étaient aussi
parfaitement unis qu’ils le furent par la passion ;
en s’étudiant ils s’aimèrent davantage : de part et
d’autre même délicatesse, même pudeur, même
volupté, la plus douce de toutes les voluptés, celle
des anges ; point de nuages dans leur ciel ; tour à
tour les désirs de l’un faisaient la loi de l’autre.
Riches tous deux, ils ne connaissaient point de
caprices qu’ils ne pussent satisfaire, et partant
n’avaient point de caprices. Un goût exquis, le
sentiment du beau, une vraie poésie animaient
l’âme de l’épouse ; dédaignant les colifichets de
la finance, un sourire de son ami lui semblait plus
beau que toutes les perles d’Ormus, la mousseline
ou les fleurs formaient ses plus riches parures.
Pauline et Raphaël fuyaient d’ailleurs le monde,
la solitude leur était si belle, si féconde ! Les
oisifs voyaient exactement tous les soirs ce joli
379

ménage de contrebande aux Italiens ou à l’Opéra.
Si d’abord quelques médisances égayèrent les
salons, bientôt le torrent d’événements qui passa
sur Paris fit oublier deux amants inoffensifs ;
enfin, espèce d’excuse auprès des prudes, leur
mariage était annoncé, et par hasard leurs gens se
trouvaient discrets ; donc, aucune méchanceté
trop vive ne les punit de leur bonheur.
Vers la fin du mois de février, époque à
laquelle d’assez beaux jours firent croire aux
joies du printemps, un matin, Pauline et Raphaël
déjeunaient ensemble dans une petite serre,
espèce de salon rempli de fleurs, et de plain-pied
avec le jardin. Le doux et pâle soleil de l’hiver,
dont les rayons se brisaient à travers des arbustes
rares, tiédissait alors la température. Les yeux
étaient égayés par les vigoureux contrastes des
divers feuillages, par les couleurs des touffes
fleuries et par toutes les fantaisies de la lumière et
de l’ombre. Quand tout Paris se chauffait encore
devant les tristes foyers, les deux jeunes époux
riaient sous un berceau de camélias, de lilas, de
bruyères. Leurs têtes joyeuses s’élevaient au-
dessus des narcisses, des muguets et des roses du
380

Bengale. Dans cette serre voluptueuse et riche,
les pieds foulaient une natte africaine colorée
comme un tapis. Les parois tendues en coutil vert
n’offraient pas la moindre trace d’humidité.
L’ameublement était de bois en apparence
grossier, mais dont l’écorce polie brillait de
propreté. Un jeune chat accroupi sur la table où
l’avait attiré l’odeur du lait se laissait barbouiller
de café par Pauline ; elle folâtrait avec lui,
défendait la crème qu’elle lui permettait à peine
de flairer afin d’exercer sa patience et
d’entretenir le combat ; elle éclatait de rire à
chacune de ses grimaces, et débitait mille
plaisanteries pour empêcher Raphaël de lire le
journal, qui, dix fois déjà, lui était tombé des
mains. Il abondait dans cette scène matinale un
bonheur, inexprimable comme tout ce qui est
naturel et vrai. Raphaël feignait toujours de lire
sa feuille, et contemplait à la dérobée Pauline aux
prises avec le chat, sa Pauline enveloppée d’un
long peignoir qui la lui voilait imparfaitement, sa
Pauline les cheveux en désordre et montrant un
petit pied blanc veiné de bleu dans une pantoufle
de velours noir. Charmante à voir en déshabillé,
381

délicieuse comme les fantastiques figures de
Westhall, elle semblait être tout à la fois jeune
fille et femme ; peut-être plus jeune fille que
femme, elle jouissait d’une félicité sans mélange,
et ne connaissait de l’amour que ses premières
joies. Au moment où, tout à fait absorbé par sa
douce rêverie, Raphaël avait oublié son journal,
Pauline le saisit, le chiffonna, en fit une boule, le
lança dans le jardin, et le chat courut après la
politique qui tournait comme toujours sur elle-
même. Quand Raphaël, distrait par cette scène
enfantine, voulut continuer à lire et fit le geste de
lever la feuille qu’il n’avait plus, éclatèrent des
rires francs, joyeux, renaissant d’eux-mêmes
comme les chants d’un oiseau.
– Je suis jalouse du journal, dit-elle en
essuyant les larmes que son rire d’enfant avait
fait couler. N’est-ce pas une félonie, reprit-elle
redevenant femme tout à coup, que de lire des
proclamations russes en ma présence, et de
préférer la prose de l’empereur Nicolas à des
paroles, à des regards d’amour ?
– Je ne lisais pas, mon ange aimé, je te
382

regardais.
En ce moment le pas lourd du jardinier dont
les souliers ferrés faisaient crier le sable des
allées retentit près de la serre.
– Excusez, monsieur le marquis, si je vous
interromps ainsi que madame, mais je vous
apporte une curiosité comme je n’en ai jamais vu.
En tirant tout à l’heure, sous votre respect, un
seau d’eau, j’ai amené cette singulière plante
marine ! La voilà ! Faut, tout de même, que ce
soit bien accoutumé à l’eau, car ce n’était point
mouillé, ni humide. C’était sec comme du bois, et
point gras du tout. Comme monsieur le marquis
est plus savant que moi certainement, j’ai pensé
qu’il fallait la lui apporter, et que ça
l’intéresserait.
Et le jardinier montrait à Raphaël l’inexorable
Peau de chagrin qui n’avait pas six pouces carrés
de superficie.
– Merci, Vanière, dit Raphaël. Cette chose est
très curieuse.
– Qu’as-tu, mon ange ? tu pâlis ! s’écria
383

Pauline.
– Laissez-nous, Vanière.
– Ta voix m’effraie, reprit la jeune fille, elle
est singulièrement altérée. Qu’as-tu ? Que te
sens-tu ? Où as-tu mal ? Tu as mal ! Un
médecin ! cria-t-elle. Jonathas, au secours !
– Ma Pauline, tais-toi, répondit Raphaël qui
recouvra son sang-froid. Sortons. Il y a près de
moi une fleur dont le parfum m’incommode.
Peut-être est-ce cette verveine ?
Pauline s’élança sur l’innocent arbuste, le
saisit par la tige, et le jeta dans le jardin.
– Oh ! ange, s’écria-t-elle en serrant Raphaël
par une étreinte aussi forte que leur amour et en
lui apportant avec une langoureuse coquetterie
ses lèvres vermeilles à baiser, en te voyant pâlir,
j’ai compris que je ne te survivrais pas : ta vie est
ma vie. Mon Raphaël, passe-moi ta main sur le
dos ? J’y sens encore la petite mort, j’y ai froid.
Tes lèvres sont brûlantes. Et ta main ?… elle est
glacée, ajouta-t-elle.
– Folle ! s’écria Raphaël.
384

– Pourquoi cette larme ? dit-elle. Laisse-la-
moi boire.
– Oh ! Pauline, Pauline, tu m’aimes trop.
– Il se passe en toi quelque chose
d’extraordinaire, Raphaël ? Sois vrai, je saurai
bientôt ton secret. Donne-moi cela, dit-elle en
prenant la Peau de chagrin.
– Tu es mon bourreau, cria le jeune homme en
jetant un regard d’horreur sur le talisman.
– Quel changement de voix ! répondit Pauline
qui laissa tomber le fatal symbole du destin.
– M’aimes-tu ? reprit-il.
– Si je t’aime, est-ce une question ?
– Eh bien, laisse-moi, va-t’en !
La pauvre petite sortit.
– Quoi ! s’écria Raphaël quand il fut seul,
dans un siècle de lumières où nous avons appris
que les diamants sont les cristaux du carbone, à
une époque où tout s’explique, où la police
traduirait un nouveau Messie devant les tribunaux
et soumettrait ses miracles à l’Académie des
385

Sciences, dans un temps où nous ne croyons plus
qu’aux paraphes des notaires, je croirais, moi ! à
une espèce de Mané, Thekel, Pharès ? Non, de
par Dieu ! je ne penserai pas que l’Être-Suprême
puisse trouver du plaisir à tourmenter une
honnête créature. Allons voir les savants.
Il arriva bientôt, entre la Halle aux vins,
immense recueil de tonneaux, et la Salpêtrière,
immense séminaire d’ivrognerie, devant une
petite mare où s’ébaudissaient des canards
remarquables par la rareté des espèces et dont les
ondoyantes couleurs, semblables aux vitraux
d’une cathédrale, pétillaient sous les rayons du
soleil. Tous les canards du monde étaient là,
criant, barbotant, grouillant, et formant une
espèce de chambre canarde rassemblée contre son
gré, mais heureusement sans charte ni principes
politiques, et vivant sans rencontrer de chasseurs,
sous l’œil des naturalistes qui les regardaient par
hasard.
– Voilà monsieur Lavrille, dit un porte-clefs à
Raphaël qui avait demandé ce grand pontife de la
zoologie.
386

Le marquis vit un petit homme profondément
enfoncé dans quelques sages méditations à
l’aspect de deux canards. Ce savant, entre deux
âges, avait une physionomie douce, encore
adoucie par un air obligeant ; mais il régnait dans
toute sa personne une préoccupation scientifique :
sa perruque incessamment grattée et
fantasquement retroussée, laissait voir une ligne
de cheveux blancs et accusait la fureur des
découvertes qui, semblable à toutes les passions,
nous arrache si puissamment aux choses de ce
monde que nous perdons la conscience du moi.
Raphaël, homme de science et d’étude, admira ce
naturaliste dont les veilles étaient consacrées à
l’agrandissement des connaissances humaines,
dont les erreurs servaient encore la gloire de la
France ; mais une petite maîtresse aurait ri sans
doute de la solution de continuité qui se trouvait
entre la culotte et le gilet rayé du savant,
interstice d’ailleurs chastement rempli par une
chemise qu’il avait copieusement froncée en se
baissant et se levant tour à tour au gré de ses
observations zoogénésiques.
Après quelques premières phrases de
387

politesse, Raphaël crut nécessaire d’adresser à
monsieur Lavrille un compliment banal sur ses
canards.
– Oh ! nous sommes riches en canards,
répondit le naturaliste. Ce genre est d’ailleurs,
comme vous le savez sans doute, le plus fécond
de l’ordre des palmipèdes. Il commence au
cygne, et finit au canard zinzin, en comprenant
cent trente-sept variétés d’individus bien
distincts, ayant leurs noms, leurs mœurs, leur
patrie, leur physionomie, et qui ne se ressemblent
pas plus entre eux qu’un blanc ne ressemble à un
nègre. En vérité, monsieur, quand nous mangeons
un canard, la plupart du temps nous ne nous
doutons guère de l’étendue… Il s’interrompit à
l’aspect d’un joli petit canard qui remontait le
talus de la mare. – Vous voyez là le cygne à
cravate, pauvre enfant du Canada, venu de bien
loin pour nous montrer son plumage brun et gris,
sa petite cravate noire ! Tenez, il se gratte. Voici
la fameuse oie à duvet ou canard Eider, sous
l’édredon de laquelle dorment nos petites
maîtresses, est-elle jolie ! qui n’admirerait ce
petit ventre d’un blanc rougeâtre, ce bec vert ? Je
388

viens, monsieur, reprit-il, d’être témoin d’un
accouplement dont j’avais jusqu’alors désespéré.
Le mariage s’est fait assez heureusement, et j’en
attendrai fort impatiemment le résultat. Je me
flatte d’obtenir une cent trente-huitième espèce à
laquelle peut-être mon nom sera donné ! Voici les
nouveaux époux, dit-il en montrant deux canards.
C’est d’une part une oie rieuse (anas albifrons),
de l’autre le grand canard siffleur (anas ruffina de
Buffon). J’avais longtemps hésité entre le canard
siffleur, le canard à sourcils blancs et le canard
souchet (anas clypeata) : tenez, voici le souchet,
ce gros scélérat brun-noir dont le col est verdâtre
et si coquettement irisé. Mais, monsieur, le
canard siffleur était huppé, vous comprenez alors
que je n’ai plus balancé. Il ne nous manque ici
que le canard varié à calotte noire. Ces messieurs
prétendent unanimement que ce canard fait
double emploi avec le canard sarcelle à bec
recourbé, quant à moi… Il fit un geste admirable
qui peignit à la fois la modestie et l’orgueil des
savants, orgueil plein d’entêtement, modestie
pleine de suffisance. Je ne le pense pas, ajouta-t-
il. Vous voyez, mon cher monsieur, que nous ne
389

nous amusons pas ici. Je m’occupe en ce moment
de la monographie du genre canard. Mais je suis
à vos ordres.
En se dirigeant vers une assez jolie maison de
la rue de Buffon, Raphaël soumit la Peau de
chagrin aux investigations de monsieur Lavrille.
– Je connais ce produit, répondit le savant
après avoir braqué sa loupe sur le talisman ; il a
servi à quelque dessus de boîte. Le chagrin est
fort ancien ! Aujourd’hui les gainiers préfèrent se
servir de galuchat. Le galuchat est comme vous le
savez sans doute, la dépouille du raja sephen, un
poisson de la mer Rouge….
– Mais ceci, monsieur, puisque vous avez
l’extrême bonté…
– Ceci, reprit le savant en interrompant, est
autre chose : entre le galuchat et le chagrin, il y a,
monsieur, toute la différence de l’océan à la terre,
du poisson à un quadrupède. Cependant la peau
du poisson est plus dure que la peau de l’animal
terrestre. Ceci, dit-il en montrant le talisman, est,
comme vous le savez sans doute, un des produits
les plus curieux de la zoologie.
390

– Voyons ! s’écria Raphaël.
– Monsieur, répondit le savant en s’enfonçant
dans son fauteuil, ceci est une peau d’âne.
– Je le sais, dit le jeune homme.
– Il existe en Perse, reprit le naturaliste, un âne
extrêmement rare, l’onagre des anciens, equus
asinus, le koulan des Tatars. Pallas a été
l’observer, et l’a rendu à la science. En effet, cet
animal avait longtemps passé pour fantastique. Il
est, comme vous le savez, célèbre dans l’Écriture
sainte ; Moïse avait défendu de l’accoupler avec
ses congénères. Mais l’onagre est encore plus
fameux par les prostitutions dont il a été l’objet,
et dont parlent souvent les prophètes bibliques.
Pallas, comme vous le savez sans doute, déclare,
dans ses Act. Petrop., tome II, que ces excès
bizarres sont encore religieusement accrédités
chez les Persans et les Nogaïs comme un remède
souverain contre les maux de reins et la goutte
sciatique. Nous ne nous doutons guère de cela,
nous autres pauvres Parisiens. Le Muséum ne
possède pas d’onagre. Quel superbe animal !
reprit le savant. Il est plein de mystères : son œil
391

est muni d’une espèce de tapis réflecteur auquel
les Orientaux attribuent le pouvoir de la
fascination, sa robe est plus élégante et plus polie
que ne l’est celle de nos plus beaux chevaux ; elle
est sillonnée de bandes plus ou moins fauves, et
ressemble beaucoup à la peau du zèbre. Son
lainage a quelque chose de moelleux, d’ondoyant,
de gras au toucher ; sa vue égale en justesse et en
précision la vue de l’homme ; un peu plus grand
que nos plus beaux ânes domestiques, il est doué
d’un courage extraordinaire. Si, par hasard, il est
surpris, il se défend avec une supériorité
remarquable contre les bêtes les plus féroces,
quant à la rapidité de sa marche, elle ne peut se
comparer qu’au vol des oiseaux ; un onagre,
monsieur, tuerait à la course les meilleurs
chevaux arabes ou persans. D’après le père du
consciencieux docteur Niébuhr, dont, comme
vous le savez sans doute, nous déplorons la perte
récente, le terme moyen du pas ordinaire de ces
admirables créatures est de sept mille pas
géométriques par heure. Nos ânes dégénérés ne
sauraient donner une idée de cet âne indépendant
et fier. Il a le port leste, animé, l’air spirituel, fin,
392

une physionomie gracieuse, des mouvements
pleins de coquetterie ! C’est le roi zoologique de
l’Orient. Les superstitions turques et persanes lui
donnent même une mystérieuse origine, et le nom
de Salomon se mêle aux récits que les conteurs
du Thibet et de la Tartarie font sur les prouesses
attribuées à ces nobles animaux.
Enfin un onagre apprivoisé vaut des sommes
immenses ; il est presque impossible de le saisir
dans les montagnes, où il bondit comme un
chevreuil, et semble voler comme un oiseau. La
fable des chevaux ailés, notre Pégase, a sans
doute pris naissance dans ces pays, où les bergers
ont pu voir souvent un onagre sautant d’un rocher
à un autre. Les ânes de selle, obtenus en Perse par
l’accouplement d’une ânesse avec un onagre
apprivoisé, sont peints en rouge, suivant une
immémoriale tradition. Cet usage a donné lieu
peut-être à notre proverbe : Méchant comme un
âne rouge. À une époque où l’histoire naturelle
était très négligée en France, un voyageur aura, je
pense, amené un de ces animaux curieux qui
supportent fort impatiemment l’esclavage. De là,
le dicton ! La peau que vous me présentez, reprit
393

le savant, est la peau d’un onagre. Nous varions
sur l’origine du nom. Les uns prétendent que
Chagri est un mot turc, d’autres veulent que
Chagri soit la ville où cette dépouille zoologique
subit une préparation chimique assez bien décrite
par Pallas, et qui lui donne le grain particulier que
nous admirons ; monsieur Martellens m’a écrit
que Châagri est un ruisseau.
– Monsieur, je vous remercie de m’avoir
donné des renseignements qui fourniraient une
admirable note à quelque Dom Calmet, si les
bénédictins existaient encore ; mais j’ai eu
l’honneur de vous faire observer que ce fragment
était primitivement d’un volume égal…. à cette
carte géographique, dit Raphaël en montrant à
Lavrille un atlas ouvert : or depuis trois mois elle
s’est sensiblement contractée….
– Bien, reprit le savant, je comprends.
Monsieur, toutes les dépouilles d’êtres
primitivement organisés sont sujettes à un
dépérissement naturel, facile à concevoir, dont les
progrès sont soumis aux influences
atmosphériques. Les métaux eux-mêmes se
394

dilatent ou se resserrent d’une manière sensible,
car les ingénieurs ont observé des espaces assez
considérables entre de grandes pierres
primitivement maintenues par des barres de fer.
La science est vaste, la vie humaine est bien
courte. Aussi n’avons-nous pas la prétention de
connaître tous les phénomènes de la nature.
– Monsieur, reprit Raphaël presque confus,
excusez la demande que je vais vous faire. Êtes-
vous bien sûr que cette peau soit soumise aux lois
ordinaires de la zoologie, qu’elle puisse
s’étendre ?
– Oh ! certes. Ah ! peste, dit monsieur Lavrille
en essayant de tirer le talisman. Mais, monsieur,
reprit-il, si vous voulez aller voir Planchette, le
célèbre professeur de mécanique, il trouvera
certainement un moyen d’agir sur cette peau, de
l’amollir, de la distendre.
– Oh ! monsieur, vous me sauvez la vie.
Raphaël salua le savant naturaliste, et courut
chez Planchette, en laissant le bon Lavrille au
milieu de son cabinet rempli de bocaux et de
plantes séchées. Il remportait de cette visite, sans
395

le savoir, toute la science humaine : une
nomenclature ! Ce bonhomme ressemblait à
Sancho Pança racontant à Don Quichotte
l’histoire des chèvres, il s’amusait à compter des
animaux et à les numéroter. Arrivé sur le bord de
la tombe, il connaissait à peine une petite fraction
des incommensurables nombres du grand
troupeau jeté par Dieu à travers l’océan des
mondes, dans un but ignoré. Raphaël était
content. – Je vais tenir mon âne en bride,
s’écriait-il. Sterne avait dit avant lui :
« Ménageons notre âne, si nous voulons vivre
vieux. » Mais la bête est si fantasque !
Planchette était un grand homme sec, véritable
poète perdu dans une perpétuelle contemplation,
occupé à regarder toujours un abîme sans fond, LE
MOUVEMENT. Le vulgaire taxe de folie ces esprits
sublimes, gens incompris qui vivent dans une
admirable insouciance du luxe et du monde,
restant des journées entières à fumer un cigare
éteint, ou venant dans un salon sans avoir
toujours bien exactement marié les boutons de
leurs vêtements avec les boutonnières. Un jour,
après avoir longtemps mesuré le vide, ou entassé
396

des X sous des Aa-gG, ils ont analysé quelque loi
naturelle et décomposé le plus simple des
principes ; tout à coup la foule admire une
nouvelle machine ou quelque haquet dont la
facile structure nous étonne et nous confond ! Le
savant modeste sourit en disant à ses
admirateurs : – Qu’ai-je donc créé ? Rien.
L’homme n’invente pas une force, il la dirige, et
la science consiste à imiter la nature.
Raphaël surprit le mécanicien planté sur ses
deux jambes, comme un pendu tombé droit sous
une potence. Planchette examinait une bille
d’agate qui roulait sur un cadran solaire, en
attendant qu’elle s’y arrêtât. Le pauvre homme
n’était ni décoré, ni pensionné, car il ne savait pas
enluminer ses calculs, heureux de vivre à l’affût
d’une découverte, il ne pensait ni à la gloire, ni au
monde, ni à lui-même, et vivait dans la science
pour la science.
– Cela est indéfinissable, s’écria-t-il. – Ah !
monsieur, reprit-il en apercevant Raphaël, je suis
votre serviteur. Comment va la maman ? Allez
voir ma femme.
397

– J’aurais cependant pu vivre ainsi ! pensa
Raphaël qui tira le savant de sa rêverie en lui
demandant le moyen d’agir sur le talisman, qu’il
lui présenta. Dussiez-vous rire de ma crédulité,
monsieur, dit le marquis en terminant, je ne vous
cacherai rien. Cette peau me semble posséder une
force de résistance contre laquelle rien ne peut
prévaloir.
– Monsieur, les gens du monde traitent
toujours la science assez cavalièrement, tous nous
disent à peu près ce qu’un incroyable disait à
Lalande en lui amenant des dames après
l’éclipse : « Ayez la bonté de recommencer. »
Quel effet voulez-vous produire ? La mécanique
a pour but d’appliquer les lois du mouvement ou
de les neutraliser. Quant au mouvement en lui-
même, je vous le déclare avec humilité, nous
sommes impuissants à le définir. Cela posé, nous
avons remarqué quelques phénomènes constants
qui régissent l’action des solides et des fluides.
En reproduisant les causes génératrices de ces
phénomènes, nous pouvons transporter les corps,
leur transmettre une force locomotive dans des
rapports de vitesse déterminée, les lancer, les
398

diviser simplement ou à l’infini, soit que nous les
cassions ou les pulvérisions ; puis les tordre, leur
imprimer une rotation, les modifier, les
comprimer, les dilater, les étendre. Cette science,
monsieur, repose sur un seul fait. Vous voyez
cette bille, reprit-il. Elle est ici sur cette pierre. La
voici maintenant là. De quel nom appellerons-
nous cet acte si physiquement naturel et si
moralement extraordinaire ? Mouvement,
locomotion, changement de lieu ? Quelle
immense vanité cachée sous les mots ! Un nom,
est-ce donc une solution ? Voilà pourtant toute la
science. Nos machines emploient ou
décomposent cet acte, ce fait. Ce léger
phénomène adapté à des masses va faire sauter
Paris : nous pouvons augmenter la vitesse aux
dépens de la force, et la force aux dépens de la
vitesse. Qu’est-ce que la force et la vitesse ?
Notre science est inhabile à le dire, comme elle
l’est à créer un mouvement. Un mouvement, quel
qu’il soit, est un immense pouvoir, et l’homme
n’invente pas de pouvoirs. Le pouvoir est un,
comme le mouvement, l’essence même du
pouvoir. Tout est mouvement. La pensée est un
399

mouvement. La nature est établie sur le
mouvement. La mort est un mouvement dont les
fins nous sont peu connues. Si Dieu est éternel,
croyez qu’il est toujours en mouvement ; Dieu est
le mouvement, peut-être. Voilà pourquoi le
mouvement est inexplicable comme lui ; comme
lui profond, sans bornes, incompréhensible,
intangible. Qui jamais a touché, compris, mesuré
le mouvement ? Nous en sentons les effets sans
les voir. Nous pouvons même le nier comme
nous nions Dieu. Où est-il ? où n’est-il pas ?
D’où part-il ? Où en est le principe ? Où en est la
fin ? Il nous enveloppe, nous presse et nous
échappe. Il est évident comme un fait, obscur
comme une abstraction, tout à la fois effet et
cause. Il lui faut comme à nous l’espace, et
qu’est-ce que l’espace ? Le mouvement seul nous
le révèle ; sans le mouvement, il n’est plus qu’un
mot vide de sens. Problème insoluble, semblable
au vide, semblable à la création, à l’infini, le
mouvement confond la pensée humaine, et tout
ce qu’il est permis à l’homme de concevoir, c’est
qu’il ne le concevra jamais. Entre chacun des
points successivement occupés par cette bille
400

dans l’espace, reprit le savant, il se rencontre un
abîme pour la raison humaine, un abîme où est
tombé Pascal. Pour agir sur la substance
inconnue, que vous voulez soumettre à une force
inconnue, nous devons d’abord étudier cette
substance ; d’après sa nature, ou elle se brisera
sous un choc, ou elle y résistera : si elle se divise
et que votre intention ne soit pas de la partager,
nous n’atteindrons pas le but proposé. Voulez-
vous la comprimer ? il faut transmettre un
mouvement égal à toutes les parties de la
substance de manière à diminuer uniformément
l’intervalle qui les sépare. Désirez-vous
l’étendre ? nous devrons tâcher d’imprimer à
chaque molécule une force excentrique égale ;
sans l’observation exacte de cette loi, nous y
produirions des solutions de continuité. Il existe,
monsieur, des modes infinis, des combinaisons
sans bornes dans le mouvement. À quel effet
vous arrêtez-vous ?
– Monsieur, dit Raphaël impatienté, je désire
une pression quelconque assez forte pour étendre
indéfiniment cette peau…
401

– La substance étant finie, répondit le
mathématicien, ne saurait être indéfiniment
distendue, mais la compression multipliera
nécessairement l’étendue de sa surface aux
dépens de l’épaisseur ; elle s’amincira jusqu’à ce
que la matière manque…
– Obtenez ce résultat, monsieur, s’écria
Raphaël, et vous aurez gagné des millions.
– Je vous volerais votre argent, répondit le
professeur avec le flegme d’un Hollandais. Je
vais vous démontrer en deux mots l’existence
d’une machine sous laquelle Dieu lui-même
serait écrasé comme une mouche. Elle réduirait
un homme à l’état de papier brouillard, un
homme botté, éperonné, cravaté, chapeau, or,
bijoux, tout…
– Quelle horrible machine !
– Au lieu de jeter leurs enfants à l’eau, les
Chinois devraient les utiliser ainsi, reprit le
savant sans penser au respect de l’homme pour sa
progéniture.
Tout entier à son idée, Planchette prit un pot
402

de fleurs vide, troué dans le fond et l’apporta sur
la dalle du gnomon, puis il alla chercher un peu
de terre glaise dans un coin du jardin. Raphaël
resta charmé comme un enfant auquel sa nourrice
conte une histoire merveilleuse. Après avoir posé
sa terre glaise sur la dalle, Planchette tira de sa
poche une serpette, coupa deux branches de
sureau, et se mit à les vider en sifflant comme si
Raphaël n’eût pas été là.
– Voilà les éléments de la machine, dit-il.
Il attacha par un coude en terre glaise l’un de
ses tuyaux de bois au fond du pot, de manière à
ce que le trou du sureau correspondît à celui du
vase. Vous eussiez dit une énorme pipe. Il étala
sur la dalle un lit de glaise en lui donnant la
forme d’une pelle, assit le pot de fleurs dans la
partie la plus large, et fixa la branche de sureau
sur la portion qui représentait le manche. Enfin il
mit un pâté de terre glaise à l’extrémité du tube
en sureau, il y planta l’autre branche creuse, toute
droite, en pratiquant un autre coude pour la
joindre à la branche horizontale, en sorte que
l’air, ou tel fluide ambiant donné, pût circuler
403

dans cette machine improvisée, et courir depuis
l’embouchure du tube vertical, à travers le canal
intermédiaire, jusque dans le grand pot de fleurs
vide.
– Monsieur, cet appareil, dit-il à Raphaël avec
le sérieux d’un académicien prononçant son
discours de réception, est un des plus beaux titres
du grand Pascal à notre admiration.
– Je ne comprends pas.
Le savant sourit. Il alla détacher d’un arbre
fruitier une petite bouteille dans laquelle son
pharmacien lui avait envoyé une liqueur où se
prenaient les fourmis ; il en cassa le fond, se fit
un entonnoir, l’adapta soigneusement au trou de
la branche creuse qu’il avait fixée verticalement
dans l’argile, en opposition au grand réservoir
figuré par le pot de fleurs ; puis, au moyen d’un
arrosoir, il y versa la quantité d’eau nécessaire
pour qu’elle se trouvât également bord à bord et
dans le grand vase et dans la petite embouchure
circulaire du sureau. Raphaël pensait à sa Peau de
chagrin.
– Monsieur, dit le mécanicien, l’eau passe
404

encore aujourd’hui pour un corps incompressible,
n’oubliez pas ce principe fondamental,
néanmoins elle se comprime ; mais si légèrement,
que nous devons compter sa faculté contractile
comme zéro. Vous voyez la surface que présente
l’eau arrivée à la superficie du pot de fleurs.
– Oui, monsieur.
– Hé bien ! supposez cette surface mille fois
plus étendue que ne l’est l’orifice du bâton de
sureau par lequel j’ai versé le liquide. Tenez,
j’ôte l’entonnoir.
– D’accord.
– Hé bien ! monsieur, si par un moyen
quelconque j’augmente le volume de cette masse
en introduisant encore de l’eau par l’orifice du
petit tuyau, le fluide, contraint d’y descendre,
montera dans le réservoir figuré par le pot de
fleurs jusqu’à ce que le liquide arrive à un même
niveau dans l’un et dans l’autre…
– Cela est évident, s’écria Raphaël.
– Mais il y a cette différence, reprit le savant,
que si la mince colonne d’eau ajoutée dans le
405

petit tube vertical y présente une force égale au
poids d’une livre par exemple, comme son action
se transmettra fidèlement à la masse liquide et
viendra réagir sur tous les points de la surface
qu’elle présente dans le pot de fleurs, il s’y
trouvera mille colonnes d’eau qui, tendant toutes
à s’élever comme si elles étaient poussées par une
force égale à celle qui fait descendre le liquide
dans le bâton de sureau vertical, produiront
nécessairement ici, dit Planchette en montrant à
Raphaël l’ouverture du pot de fleurs, une
puissance mille fois plus considérable que la
puissance introduite là. Et le savant indiquait du
doigt au marquis le tuyau de bois planté droit
dans la glaise.
– Cela est tout simple, dit Raphaël.
Planchette sourit.
– En d’autres termes, reprit-il avec cette
ténacité de logique naturelle aux mathématiciens,
il faudrait, pour repousser l’irruption de l’eau,
déployer, sur chaque partie de la grande surface,
une force égale à la force agissant dans le conduit
vertical ; mais, à cette différence près, que si la
406

colonne liquide y est haute d’un pied, les mille
petites colonnes de la grande surface n’y auront
qu’une très faible élévation. Maintenant, dit
Planchette en donnant une chiquenaude à ses
bâtons, remplaçons ce petit appareil grotesque
par des tubes métalliques d’une force et d’une
dimension convenables, si vous couvrez d’une
forte platine mobile la surface fluide du grand
réservoir, et qu’à cette platine vous en opposiez
une autre dont la résistance et la solidité soient à
toute épreuve, si de plus vous m’accordez la
puissance d’ajouter sans cesse de l’eau par le
petit tube vertical à la masse liquide, l’objet, pris
entre les deux plans solides, doit nécessairement
céder à l’immense action qui le comprime
indéfiniment. Le moyen d’introduire
constamment de l’eau par le petit tube est une
niaiserie en mécanique, ainsi que le mode de
transmettre la puissance de la masse liquide à une
platine. Deux pistons et quelques soupapes
suffisent. Concevez-vous alors, mon cher
monsieur, dit-il en prenant le bras de Valentin,
qu’il n’existe guère de substance qui, mise entre
ces deux résistances indéfinies, ne soit contrainte
407

à s’étaler.
– Quoi ! l’auteur des Lettres provinciales a
inventé ! s’écria Raphaël.
– Lui seul, monsieur. La mécanique ne connaît
rien de plus simple ni de plus beau. Le principe
contraire, l’expansibilité de l’eau a créé la
machine à vapeur. Mais l’eau n’est expansible
qu’à un certain degré, tandis que son
incompressibilité, étant une force en quelque
sorte négative, se trouve nécessairement infinie.
– Si cette peau s’étend, dit Raphaël, je vous
promets d’élever une statue colossale à Blaise
Pascal, de fonder un prix de cent mille francs
pour le plus beau problème de mécanique résolu
dans chaque période de dix ans, de doter vos
cousines, arrière-cousines, enfin de bâtir un
hôpital destiné aux mathématiciens devenus fous
ou pauvres.
– Ce serait fort utile, dit Planchette. Monsieur,
reprit-il avec le calme d’un homme vivant dans
une sphère tout intellectuelle, nous irons demain
chez Spieghalter. Ce mécanicien distingué vient
de fabriquer, d’après mes plans, une machine
408

perfectionnée avec laquelle un enfant pourrait
faire tenir mille bottes de foin dans son chapeau.
– À demain, monsieur.
– À demain.
– Parlez-moi de la mécanique ! s’écria
Raphaël. N’est-ce pas la plus belle de toutes les
sciences ? L’autre avec ses onagres, ses
classements, ses canards, ses genres et ses bocaux
pleins de monstres, est tout au plus bon à marquer
les points dans un billard public.
Le lendemain, Raphaël tout joyeux vint
chercher Planchette, et ils allèrent ensemble dans
la rue de la Santé, nom de favorable augure. Chez
Spieghalter, le jeune homme se trouva dans un
établissement immense, ses regards tombèrent sur
une multitude de forges rouges et rugissantes.
C’était une pluie de feu, un déluge de clous, un
océan de pistons, de vis, de leviers, de traverses,
de limes, d’écrous, une mer de fontes, de bois, de
soupapes et d’aciers en barres. La limaille prenait
à la gorge. Il y avait du fer dans la température,
les hommes étaient couverts de fer, tout puait le
fer, le fer avait une vie, il était organisé, il se
409

fluidifiait, marchait, pensait en prenant toutes les
formes, en obéissant à tous les caprices. À travers
les hurlements des soufflets, les crescendo des
marteaux, les sifflements des tours qui faisaient
grogner le fer, Raphaël arriva dans une grande
pièce, propre et bien aérée, où il put contempler à
son aise la presse immense dont Planchette lui
avait parlé. Il admira des espèces de madriers en
fonte, et des jumelles en fer unies par un
indestructible noyau.
– Si vous tourniez sept fois cette manivelle
avec promptitude, lui dit Spieghalter en lui
montrant un balancier de fer poli, vous feriez
jaillir une planche d’acier en des milliers de jets
qui vous entreraient dans les jambes comme des
aiguilles.
– Peste ! s’écria Raphaël.
Planchette glissa lui-même la Peau de chagrin
entre les deux platines de la presse souveraine, et,
plein de cette sécurité que donnent les
convictions scientifiques, il manœuvra vivement
le balancier.
– Couchez-vous tous, nous sommes morts,
410

cria Spieghalter d’une voix tonnante en se
laissant tomber lui-même à terre.
Un sifflement horrible retentit dans les
ateliers. L’eau contenue dans la machine brisa la
fonte, produisit un jet d’une puissance
incommensurable, et se dirigea heureusement sur
une vieille forge qu’elle renversa, bouleversa,
tordit comme une trombe entortille une maison et
l’emporte avec elle.
– Oh ! dit tranquillement Planchette, le
chagrin est sain comme mon œil ! Maître
Spieghalter, il y avait une paille dans votre fonte,
ou quelque interstice dans le grand tube.
– Non, non, je connais ma fonte. Monsieur
peut remporter son outil, le diable est logé
dedans.
L’Allemand saisit un marteau de forgeron, jeta
la peau sur une enclume, et, de toute la force que
donne la colère, déchargea sur le talisman le plus
terrible coup qui jamais eût mugi dans ses
ateliers.
– Il n’y paraît seulement pas, s’écria
411

Planchette en caressant le chagrin rebelle.
Les ouvriers accoururent. Le contremaître prit
la peau et la plongea dans le charbon de terre
d’une forge. Tous rangés en demi-cercle autour
du feu, attendirent avec impatience le jeu d’un
énorme soufflet. Raphaël, Spieghalter, le
professeur Planchette occupaient le centre de
cette foule noire et attentive. En voyant tous ces
yeux blancs, ces têtes poudrées de fer, ces
vêtements noirs et luisants, ces poitrines poilues,
Raphaël se crut transporté dans le monde
nocturne et fantastique des ballades allemandes.
Le contremaître saisit la peau avec des pinces
après l’avoir laissée dans le foyer pendant dix
minutes.
– Rendez-la-moi, dit Raphaël.
Le contre-maître la présenta par plaisanterie à
Raphaël. Le marquis mania facilement la peau
froide et souple sous ses doigts. Un cri d’horreur
s’éleva, les ouvriers s’enfuirent, Valentin resta
seul avec Planchette dans l’atelier désert.
– Il y a décidément quelque chose de
diabolique là-dedans, s’écria Raphaël au
412

désespoir. Aucune puissance humaine ne saurait
donc me donner un jour de plus !
– Monsieur, j’ai tort, répondit le
mathématicien d’un air contrit, nous devions
soumettre cette peau singulière à l’action d’un
laminoir. Où avais-je les yeux en vous proposant
une pression.
– C’est moi qui l’ai demandée, répliqua
Raphaël.
Le savant respira comme un coupable acquitté
par douze jurés. Cependant intéressé par le
problème étrange que lui offrait cette peau, il
réfléchit un moment et dit : Il faut traiter cette
substance inconnue par des réactifs. Allons voir
Japhet, la chimie sera peut-être plus heureuse que
la mécanique.
Valentin mit son cheval au grand trot, dans
l’espoir de rencontrer le fameux chimiste Japhet à
son laboratoire.
– Hé bien ! mon vieil ami, dit Planchette en
apercevant Japhet assis dans un fauteuil et
contemplant un précipité, comment va la chimie ?
413

– Elle s’endort. Rien de neuf. L’Académie a
cependant reconnu l’existence de la salicine.
Mais la salicine, l’asparagine, la vauqueline, la
digitaline ne sont pas des découvertes.
– Faute de pouvoir inventer des choses, dit
Raphaël, il paraît que vous en êtes réduits à
inventer des noms.
– Cela est pardieu vrai, jeune homme !
– Tiens, dit le professeur Planchette au
chimiste, essaie de nous décomposer cette
substance : si tu en extrais un principe
quelconque, je le nomme d’avance la diaboline,
car en voulant la comprimer, nous venons de
briser une presse hydraulique.
– Voyons, voyons cela, s’écria joyeusement le
chimiste, ce sera peut-être un nouveau corps
simple.
– Monsieur, dit Raphaël, c’est tout simplement
un morceau de peau d’âne.
– Monsieur ? reprit gravement le célèbre
chimiste.
– Je ne plaisante pas, répliqua le marquis en
414

lui présentant la peau de chagrin.
Le baron Japhet appliqua sur la peau les
houppes nerveuses de sa langue si habile à
déguster les sels, les acides, les alcalis, les gaz, et
dit après quelques essais : – Point de goût !
Voyons, nous allons lui faire boire un peu d’acide
phthorique.
Soumise à l’action de ce principe, si prompt à
désorganiser les tissus animaux, la peau ne subit
aucune altération.
– Ce n’est pas du chagrin, s’écria le chimiste.
Nous allons traiter ce mystérieux inconnu comme
un minéral et lui donner sur le nez en le mettant
dans un creuset infusible où j’ai précisément de la
potasse rouge.
Japhet sortit et revint bientôt.
– Monsieur, dit-il à Raphaël, laissez-moi
prendre un morceau de cette singulière substance,
elle est si extraordinaire…
– Un morceau ! s’écria Raphaël, pas
seulement la valeur d’un cheveu. D’ailleurs
essayez, dit-il d’un air tout à la fois triste et
415

goguenard.
Le savant cassa un rasoir en voulant entamer
la peau, il tenta de la briser par une forte
décharge d’électricité, puis il la soumit à l’action
de la pile voltaïque, enfin les foudres de sa
science échouèrent sur le terrible talisman. Il était
sept heures du soir. Planchette, Japhet et Raphaël,
ne s’apercevant pas de la fuite du temps,
attendaient le résultat d’une dernière expérience.
Le chagrin sortit victorieux d’un épouvantable
choc auquel il avait été soumis, grâce à une
quantité raisonnable de chlorure d’azote.
– Je suis perdu ! s’écria Raphaël. Dieu est là.
Je vais mourir. Il laissa les deux savants
stupéfaits.
– Gardons-nous bien de raconter cette
aventure à l’Académie, nos collègues s’y
moqueraient de nous, dit Planchette au chimiste
après une longue pause pendant laquelle ils se
regardèrent sans oser se communiquer leurs
pensées.
Ils étaient comme des chrétiens sortant de
leurs tombes sans trouver un Dieu dans le ciel. La
416

science ? impuissante ! Les acides ? eau claire !
La potasse rouge ? déshonorée ! La pile voltaïque
et la foudre ? deux bilboquets !
– Une presse hydraulique fendue comme une
mouillette ! ajouta Planchette.
– Je crois au diable, dit le baron Japhet après
un moment de silence.
– Et moi à Dieu, répondit Planchette.
Tous deux étaient dans leur rôle. Pour un
mécanicien, l’univers est une machine qui veut
un ouvrier ; pour la chimie, cette œuvre d’un
démon qui va décomposant tout, le monde est un
gaz doué de mouvement.
– Nous ne pouvons pas nier le fait, reprit le
chimiste.
– Bah ! pour nous consoler, messieurs les
doctrinaires ont créé ce nébuleux axiome : Bête
comme un fait.
– Ton axiome, répliqua le chimiste, me
semble, à moi, fait comme une bête.
Ils se prirent à rire, et dînèrent en gens qui ne
voyaient plus qu’un phénomène dans un miracle.
417

En rentrant chez lui, Valentin était en proie à
une rage froide ; il ne croyait plus à rien, ses
idées se brouillaient dans sa cervelle,
tournoyaient et vacillaient comme celles de tout
homme en présence d’un fait impossible. Il avait
cru volontiers à quelque défaut secret dans la
machine de Spieghalter, l’impuissance de la
science et du feu ne l’étonnait pas ; mais la
souplesse de la peau quand il la maniait, mais sa
dureté lorsque les moyens de destruction mis à la
disposition de l’homme étaient dirigées sur elle,
l’épouvantaient. Ce fait incontestable lui donnait
le vertige.
– Je suis fou, se dit-il. Quoique depuis ce
matin je sois à jeun, je n’ai ni faim ni soif, et je
sens dans ma poitrine un foyer qui me brûle. Il
remit la Peau de chagrin dans le cadre où elle
avait été naguère enfermée, et après avoir décrit
par une ligne d’encre rouge le contour actuel du
talisman, il s’assit dans son fauteuil. – Déjà huit
heures, s’écria-t-il. Cette journée a passé comme
un songe. Il s’accouda sur le bras du fauteuil,
s’appuya la tête dans sa main gauche, et resta
perdu dans une de ces méditations funèbres, dans
418

ces pensées dévorantes dont les condamnés à
mort emportent le secret. – Ah ! Pauline, s’écria-
t-il, pauvre enfant ! il y a des abîmes que l’amour
ne saurait franchir, malgré la force de ses ailes.
En ce moment il entendit très distinctement un
soupir étouffé, et reconnut par un des plus
touchants privilèges de la passion le souffle de sa
Pauline. – Oh ! se dit-il, voilà mon arrêt. Si elle
était là, je voudrais mourir dans ses bras. Un éclat
de rire bien franc, bien joyeux, lui fit tourner la
tête vers son lit, il vit à travers les rideaux
diaphanes la figure de Pauline souriant comme un
enfant heureux d’une malice qui réussit ; ses
beaux cheveux formaient des milliers de boucles
sur ses épaules ; elle était là semblable à une rose
du Bengale sur un monceau de roses blanches.
– J’ai séduit Jonathas, dit-elle. Ce lit ne
m’appartient-il pas, à moi qui suis ta femme ? Ne
me gronde pas, chéri, je ne voulais que dormir
près de toi, te surprendre. Pardonne-moi cette
folie. Elle sauta hors du lit par un mouvement de
chatte, se montra radieuse dans ses mousselines,
et s’assit sur les genoux de Raphaël : De quel
abîme parlais-tu donc, mon amour ? dit-elle en
419

laissant voir sur son front une expression
soucieuse.
– De la mort.
– Tu me fais mal, répondit-elle. Il y a certaines
idées auxquelles, nous autres, pauvres femmes,
nous ne pouvons nous arrêter, elles nous tuent.
Est-ce force d’amour ou manque de courage ? je
ne sais. La mort ne m’effraie pas, reprit-elle en
riant. Mourir avec toi, demain matin, ensemble,
dans un dernier baiser, ce serait un bonheur. Il me
semble que j’aurais encore vécu plus de cent ans.
Qu’importe le nombre de jours, si, dans une nuit,
dans une heure, nous avons épuisé toute une vie
de paix et d’amour ?
– Tu as raison, le ciel parle par ta jolie bouche.
Donne que je la baise, et mourons, dit Raphaël.
– Mourons donc, répondit-elle en riant.
Vers les neuf heures du matin, le jour passait à
travers les fentes des persiennes ; amoindri par la
mousseline des rideaux, il permettait encore de
voir les riches couleurs du tapis et les meubles
soyeux de la chambre où reposaient les deux
420

amants. Quelques dorures étincelaient. Un rayon
de soleil venait mourir sur le mol édredon que les
jeux de l’amour avaient jeté par terre. Suspendue
à une grande psyché, la robe de Pauline se
dessinait comme une vaporeuse apparition. Les
souliers mignons avaient été laissés loin du lit.
Un rossignol vint se poser sur l’appui de la
fenêtre, ses gazouillements répétés, le bruit de ses
ailes soudainement déployées quand il s’envola,
réveillèrent Raphaël.
– Pour mourir, dit-il en achevant une pensée
commencée dans son rêve, il faut que mon
organisation, ce mécanisme de chair et d’os
animé par ma volonté, et qui fait de moi un
individu homme, présente une lésion sensible.
Les médecins doivent connaître les symptômes
de la vitalité attaquée, et pouvoir me dire si je
suis en santé ou malade.
Il contempla sa femme endormie qui lui tenait
la tête, exprimant ainsi pendant le sommeil les
tendres sollicitudes de l’amour. Gracieusement
étendue comme un jeune enfant et le visage
tourné vers lui, Pauline semblait le regarder
421

encore en lui tendant une jolie bouche
entrouverte par un souffle égal et pur. Ses petites
dents de porcelaine relevaient la rougeur de ses
lèvres fraîches sur lesquelles errait un sourire ;
l’incarnat de son teint était plus vif, et la
blancheur en était pour ainsi dire plus blanche en
ce moment qu’aux heures les plus amoureuses de
la journée. Son gracieux abandon si plein de
confiance mêlait au charme de l’amour les
adorables attraits de l’enfance endormie. Les
femmes, même les plus naturelles, obéissent
encore pendant le jour à certaines conventions
sociales qui enchaînent les naïves expansions de
leur âme ; mais le sommeil semble les rendre à la
soudaineté de vie qui décore le premier âge :
Pauline ne rougissait de rien, comme une de ces
chères et célestes créatures chez qui la raison n’a
encore jeté ni pensées dans les gestes, ni secrets
dans le regard. Son profil se détachait vivement
sur la fine batiste des oreillers, de grosses ruches
de dentelle mêlées à ses cheveux en désordre lui
donnaient un petit air mutin ; mais elle s’était
endormie dans le plaisir, ses longs cils étaient
appliqués sur sa joue comme pour garantir sa vue
422

d’une lueur trop forte ou pour aider à ce
recueillement de l’âme quand elle essaie de
retenir une volupté parfaite, mais fugitive ; son
oreille mignonne, blanche et rouge, encadrée par
une touffe de cheveux et dessinée dans une coque
de malines, eût rendu fou d’amour un artiste, un
peintre, un vieillard, eût peut-être restitué la
raison à quelque insensé. Voir sa maîtresse
endormie, rieuse dans un songe, paisible sous
votre protection, vous aimant même en rêve, au
moment où la créature semble cesser d’être, et
vous offrant encore une bouche muette qui dans
le sommeil vous parle du dernier baiser ! voir une
femme confiante, demi-nue, mais enveloppée
dans son amour comme dans un manteau, et
chaste au sein du désordre ; admirer ses
vêtements épars, un bas de soie rapidement quitté
la veille pour vous plaire, une ceinture dénouée
qui vous accuse une foi infinie, n’est-ce pas une
joie sans nom ? Cette ceinture est un poème
entier : la femme qu’elle protégeait n’existe plus,
elle vous appartient, elle est devenue vous ;
désormais la trahir, c’est se blesser soi-même.
Raphaël attendri contempla cette chambre
423

chargée d’amour, pleine de souvenirs, où le jour
prenait des teintes voluptueuses, et revint à cette
femme aux formes pures, jeunes, aimante encore,
dont surtout les sentiments étaient à lui sans
partage. Il désira vivre toujours. Quand son
regard tomba sur Pauline, elle ouvrit aussitôt les
yeux comme si un rayon de soleil l’eût frappée.
– Bonjour, ami ! dit-elle en souriant. Es-tu
beau, méchant !
Ces deux têtes empreintes d’une grâce due à
l’amour, à la jeunesse, au demi-jour et au silence
formaient une de ces divines scènes dont la magie
passagère n’appartient qu’aux premiers jours de
la passion, comme la naïveté, la candeur sont les
attributs de l’enfance. Hélas ! ces joies
printanières de l’amour, de même que les rires de
notre jeune âge, doivent s’enfuir et ne plus vivre
que dans notre souvenir pour nous désespérer ou
nous jeter quelque parfum consolateur, selon les
caprices de nos méditations secrètes.
– Pourquoi t’es-tu réveillée ? dit Raphaël.
J’avais tant de plaisir à te voir endormie, j’en
pleurais.
424

– Et moi aussi, répondit-elle, j’ai pleuré cette
nuit en te contemplant dans ton repos, mais non
pas de joie. Écoute, mon Raphaël, écoute-moi ?
Lorsque tu dors, ta respiration n’est pas franche,
il y a dans ta poitrine quelque chose qui résonne,
et qui m’a fait peur. Tu as pendant ton sommeil
une petite toux sèche, absolument semblable à
celle de mon père qui meurt d’une phtisie. J’ai
reconnu dans le bruit de tes poumons quelques-
uns des effets bizarres de cette maladie. Puis tu
avais la fièvre, j’en suis sûre, ta main était moite
et brûlante. Chéri ! tu es jeune, dit-elle en
frissonnant, tu pourrais te guérir encore si, par
malheur… Mais non, s’écria-t-elle joyeusement, il
n’y a pas de malheur, la maladie se gagne, disent
les médecins. De ses deux bras, elle enlaça
Raphaël, saisit sa respiration par un de ces baisers
dans lesquels l’âme arrive : – Je ne désire pas
vivre vieille, dit-elle. Mourons jeunes tous deux,
et allons dans le ciel les mains pleines de fleurs.
– Ces projets-là se font toujours quand nous
sommes en bonne santé, répondit Raphaël en
plongeant ses mains dans la chevelure de
Pauline ; mais il eut alors un horrible accès de
425

toux, de ces toux graves et sonores qui semblent
sortir d’un cercueil, qui font pâlir le front des
malades et les laissent tremblants, tout en sueur,
après avoir remué leurs nerfs, ébranlé leurs côtes,
fatigué leur moelle épinière, et imprimé je ne sais
quelle lourdeur à leurs veines. Raphaël abattu,
pâle, se coucha lentement, affaissé comme un
homme dont toute la force s’est dissipée dans un
dernier effort. Pauline le regarda d’un œil fixe,
agrandi par la peur, et resta immobile, blanche,
silencieuse.
– Ne faisons plus de folies, mon ange, dit-elle
en voulant cacher à Raphaël les horribles
pressentiments qui l’agitaient. Elle se voila la
figure de ses mains, car elle apercevait le hideux
squelette de la MORT.
La tête de Raphaël était devenue livide et
creuse comme un crâne arraché aux profondeurs
d’un cimetière pour servir aux études de quelque
savant. Pauline se souvenait de l’exclamation
échappée la veille à Valentin, et se dit à elle-
même : Oui, il y a des abîmes que l’amour ne
peut pas traverser, mais il doit s’y ensevelir.
426

Quelques jours après cette scène de désolation,
Raphaël se trouva par une matinée du mois de
mars assis dans un fauteuil, entouré de quatre
médecins qui l’avaient fait placer au jour devant
la fenêtre de sa chambre, et tour à tour lui tâtaient
le pouls, le palpaient, l’interrogeaient avec une
apparence d’intérêt. Le malade épiait leurs
pensées en interprétant et leurs gestes et les
moindres plis qui se formaient sur leurs fronts.
Cette consultation était sa dernière espérance.
Ces juges suprêmes allaient lui prononcer un
arrêt de vie ou de mort. Aussi, pour arracher à la
science humaine son dernier mot, Valentin avait-
il convoqué les oracles de la médecine moderne.
Grâce à sa fortune et à son nom, les trois
systèmes entre lesquels flottent les connaissances
humaines étaient là devant lui. Trois de ces
docteurs portaient avec eux toute la philosophie
médicale, en représentant le combat que se livrent
la Spiritualité, l’Analyse et je ne sais quel
Éclectisme railleur. Le quatrième médecin était
Horace Bianchon, homme plein d’avenir et de
science, le plus distingué peut-être des nouveaux
médecins, sage et modeste député de la studieuse
427

jeunesse qui s’apprête à recueillir l’héritage des
trésors amassés depuis cinquante ans par l’École
de Paris, et qui bâtira peut-être le monument pour
lequel les siècles précédents ont apporté tant de
matériaux divers. Ami du marquis et de
Rastignac, il lui avait donné ses soins depuis
quelques jours, et l’aidait à répondre aux
interrogations des trois professeurs auxquels il
expliquait parfois, avec une sorte d’insistance, les
diagnostics qui lui semblaient révéler une phtisie
pulmonaire.
– Vous avez sans doute fait beaucoup d’excès,
mené une vie dissipée, vous vous êtes livré à de
grands travaux d’intelligence ? dit à Raphaël
celui des trois célèbres docteurs dont la tête
carrée, la figure large, l’énergique organisation,
paraissaient annoncer un génie supérieur à celui
de ses deux antagonistes.
– J’ai voulu me tuer par la débauche après
avoir travaillé pendant trois ans à un vaste
ouvrage dont vous vous occuperez peut-être un
jour, lui répondit Raphaël.
Le grand docteur hocha la tête en signe de
428

contentement, et comme s’il se fût dit en lui-
même : – J’en étais sûr ! Ce docteur était l’illustre
Brisset, le chef des organistes, le successeur des
Cabanis et des Bichat, le médecin des esprits
positifs et matérialistes, qui voient en l’homme
un être fini, uniquement sujet aux lois de sa
propre organisation, et dont l’état normal ou les
anomalies délétères s’expliquent par des causes
évidentes.
À cette réponse, Brisset regarda
silencieusement un homme de moyenne taille
dont le visage empourpré, l’œil ardent,
semblaient appartenir à quelque satyre antique, et
qui, le dos appuyé sur le coin de l’embrasure,
contemplait attentivement Raphaël sans mot dire.
Homme d’exaltation et de croyance, le docteur
Caméristus, chef des vitalistes, le Ballanche de la
médecine, poétique défenseur des doctrines
abstraites de Van-Helmont, voyait dans la vie
humaine un principe élevé, secret, un phénomène
inexplicable qui se joue des bistouris, trompe la
chirurgie, échappe aux médicaments de la
pharmaceutique, aux x de l’algèbre, aux
démonstrations de l’anatomie, et se rit de nos
429

efforts ; une espèce de flamme intangible,
invisible, soumise à quelque loi divine, et qui
reste souvent au milieu d’un corps condamné par
nos arrêts, comme elle déserte aussi les
organisations les plus viables.
Un sourire sardonique errait sur les lèvres du
troisième, le docteur Maugredie, esprit distingué,
mais pyrrhonien et moqueur, qui ne croyait qu’au
scalpel, concédait à Brisset la mort d’un homme
qui se portait à merveille, et reconnaissait avec
Caméristus qu’un homme pouvait vivre encore
après sa mort. Il trouvait du bon dans toutes les
théories, n’en adoptait aucune, prétendait que le
meilleur système médical était de n’en point
avoir, et de s’en tenir aux faits. Panurge de
l’école, roi de l’observation, ce grand
explorateur, ce grand railleur, l’homme des
tentatives désespérées, examinait la Peau de
chagrin.
– Je voudrais bien être témoin de la
coïncidence qui existe entre vos désirs et son
rétrécissement, dit-il au marquis.
– À quoi bon ? s’écria Brisset.
430

– À quoi bon ? répéta Caméristus.
– Ah ! vous êtes d’accord, répondit
Maugredie.
– Cette contraction est toute simple, ajouta
Brisset.
– Elle est surnaturelle, dit Caméristus.
– En effet, répliqua Maugredie en affectant un
air grave et rendant à Raphaël sa Peau de chagrin,
le racornissement du cuir est un fait inexplicable
et cependant naturel, qui, depuis l’origine du
monde, fait le désespoir de la médecine et des
jolies femmes.
À force d’examiner les trois docteurs, Valentin
ne découvrit en eux aucune sympathie pour ses
maux. Tous trois, silencieux à chaque réponse, le
toisaient avec indifférence et le questionnaient
sans le plaindre. La nonchalance perçait à travers
leur politesse. Soit certitude, soit réflexion, leurs
paroles étaient si rares, si indolentes, que par
moments Raphaël les crut distraits. De temps à
autre, Brisset seul répondait : « Bon ! bien ! » à
tous les symptômes désespérants dont l’existence
431

était démontrée par Bianchon. Caméristus
demeurait plongé dans une profonde rêverie,
Maugredie ressemblait à un auteur comique
étudiant deux originaux pour les transporter
fidèlement sur la scène. La figure d’Horace
trahissait une peine profonde, un attendrissement
plein de tristesse. Il était médecin depuis trop peu
de temps pour être insensible devant la douleur et
impassible près d’un lit funèbre ; il ne savait pas
éteindre dans ses yeux les larmes amies qui
empêchent un homme de voir clair et de saisir,
comme un général d’armée, le moment propice à
la victoire, sans écouter les cris des moribonds.
Après être resté pendant une demi-heure environ
à prendre en quelque sorte la mesure de la
maladie et du malade, comme un tailleur prend la
mesure d’un habit à un jeune homme qui lui
commande ses vêtements de noces, ils dirent
quelques lieux communs, parlèrent même des
affaires publiques ; puis ils voulurent passer dans
le cabinet de Raphaël pour se communiquer leurs
idées et rédiger la sentence.
– Messieurs, leur dit Valentin, ne puis-je donc
assister au débat ?
432

– À ce mot, Brisset et Maugredie se récrièrent
vivement, et, malgré les instances de leur malade,
ils se refusèrent à délibérer en sa présence.
Raphaël se soumit à l’usage, en pensant qu’il
pouvait se glisser dans un couloir d’où il
entendrait facilement les discussions médicales
auxquelles les trois professeurs allaient se livrer.
– Messieurs, dit Brisset en entrant, permettez-
moi de vous donner promptement mon avis. Je ne
veux ni vous l’imposer, ni le voir controversé :
d’abord il est net, précis, et résulte d’une
similitude complète entre un de mes malades et le
sujet que nous avons été appelés à examiner ;
puis, je suis attendu à mon hospice. L’importance
du fait qui y réclame ma présence m’excusera de
prendre le premier la parole. Le sujet qui nous
occupe est également fatigué par des travaux
intellectuels… Qu’a-t-il donc fait, Horace ? dit-il
en s’adressant au jeune médecin.
– Une théorie de la volonté.
– Ah ! diable, mais c’est un vaste sujet. Il est
fatigué, dis-je, par des excès de pensée, par des
écarts de régime, par l’emploi répété de
433

stimulants trop énergiques. L’action violente du
corps et du cerveau a donc vicié le jeu de tout
l’organisme. Il est facile, messieurs, de
reconnaître, dans les symptômes de la face et du
corps, une irritation prodigieuse à l’estomac, la
névrose du grand sympathique, la vive sensibilité
de l’épigastre, et le resserrement des
hypocondres. Vous avez remarqué la grosseur et
la saillie du foie. Enfin monsieur Bianchon a
constamment observé les digestions de son
malade, et nous a dit qu’elles étaient difficiles,
laborieuses. À proprement parler, il n’existe plus
d’estomac ; l’homme a disparu. L’intellect est
atrophié parce que l’homme ne digère plus.
L’altération progressive de l’épigastre, centre de
la vie, a vicié tout le système. De là partent des
irradiations constantes et flagrantes, le désordre a
gagné le cerveau par le plexus nerveux, d’où
l’irritation excessive de cet organe. Il y a
monomanie. Le malade est sous le poids d’une
idée fixe. Pour lui cette Peau de chagrin se
rétrécit réellement, peut-être a-t-elle toujours été
comme nous l’avons vue ; mais, qu’il se
contracte ou non, ce chagrin est pour lui la
434

mouche que certain grand vizir avait sur le nez.
Mettez promptement des sangsues à l’épigastre,
calmez l’irritation de cet organe où l’homme tout
entier réside, tenez le malade au régime, la
monomanie cessera. Je n’en dirai pas davantage
au docteur Bianchon ; il doit saisir l’ensemble et
les détails du traitement. Peut-être y a-t-il
complication de maladie, peut-être les voies
respiratoires sont-elles également irritées ; mais
je crois le traitement de l’appareil intestinal
beaucoup plus important, plus nécessaire, plus
urgent que ne l’est celui des poumons. L’étude
tenace de matières abstraites et quelques passions
violentes ont produit de graves perturbations dans
ce mécanisme vital ; cependant il est temps
encore d’en redresser les ressorts, rien n’y est
trop fortement adultéré. Vous pouvez donc
facilement sauver votre ami, dit-il à Bianchon.
– Notre savant collègue prend l’effet pour la
cause, répondit Caméristus. Oui, les altérations si
bien observées par lui existent chez le malade,
mais l’estomac n’a pas graduellement établi des
irradiations dans l’organisme et vers le cerveau,
comme une fêlure étend autour d’elle des rayons
435

dans une vitre. Il a fallu un coup pour trouer le
vitrail ; ce coup, qui l’a porté ? le savons-nous ?
avons-nous suffisamment observé le malade ?
connaissons-nous tous les accidents de sa vie ?
Messieurs, le principe vital, l’archée de Van-
Helmont est atteint en lui, la vitalité même est
attaquée dans son essence, l’étincelle divine,
l’intelligence transitoire qui sert comme de lien à
la machine et qui produit la volonté, la science de
la vie, a cessé de régulariser les phénomènes
journaliers du mécanisme et les fonctions de
chaque organe ; de là proviennent les désordres si
bien appréciés par mon docte confrère. Le
mouvement n’est pas venu de l’épigastre au
cerveau, mais du cerveau vers l’épigastre. Non,
dit-il en se frappant avec force la poitrine, non, je
ne suis pas un estomac fait homme ! Non, tout
n’est pas là. Je ne me sens pas le courage de dire
que si j’ai un bon épigastre, le reste est de forme.
Nous ne pouvons pas, reprit-il plus doucement,
soumettre à une même cause physique et à un
traitement uniforme les troubles graves qui
surviennent chez les différents sujets plus ou
moins sérieusement atteints. Aucun homme ne se
436

ressemble. Nous avons tous des organes
particuliers, diversement affectés, diversement
nourris, propres à remplir des missions
différentes, et à développer des thèmes
nécessaires à l’accomplissement d’un ordre de
choses qui nous est inconnu. La portion du grand
tout, qui par une haute volonté vient opérer,
entretenir en nous le phénomène de l’animation,
se formule d’une manière distincte dans chaque
homme, et fait de lui un être en apparence fini,
mais qui par un point coexiste à une cause infinie.
Aussi, devons nous étudier chaque sujet
séparément, le pénétrer, reconnaître en quoi
consiste sa vie, quelle en est la puissance. Depuis
la mollesse d’une éponge mouillée jusqu’à la
dureté d’une pierre ponce, il y a des nuances
infinies. Voilà l’homme. Entre les organisations
spongieuses des lymphatiques et la vigueur
métallique des muscles de quelques hommes
destinés à une longue vie, que d’erreurs ne
commettra pas le système unique, implacable, de
la guérison par l’abattement, par la prostration
des forces humaines que vous supposez toujours
irritées ! Ici donc, je voudrais un traitement tout
437

moral, un examen approfondi de l’être intime.
Allons chercher la cause du mal dans les
entrailles de l’âme et non dans les entrailles du
corps ! Un médecin est un être inspiré, doué d’un
génie particulier, à qui Dieu concède le pouvoir
de lire dans la vitalité, comme il donne aux
prophètes des yeux pour contempler l’avenir, au
poète la faculté d’évoquer la nature, au musicien
celle d’arranger les sons dans un ordre
harmonieux dont le type est en haut, peut-être !…
– Toujours sa médecine absolutiste,
monarchique et religieuse, dit Brisset en
murmurant.
– Messieurs, reprit promptement Maugredie
en couvrant avec promptitude l’exclamation de
Brisset, ne perdons pas de vue le malade…
– Voilà donc où en est la science ! s’écria
tristement Raphaël. Ma guérison flotte entre un
rosaire et un chapelet de sangsues, entre le
bistouri de Dupuytren et la prière du prince de
Hohenlohe ! Sur la ligne qui sépare le fait de la
parole, la matière de l’esprit, Maugredie est là,
doutant. Le oui et non humain me poursuit
438

partout ! Toujours le Carimary, Carymara de
Rabelais : je suis spirituellement malade,
carymary ! ou matériellement malade, carymara !
Dois-je vivre ? ils l’ignorent. Au moins
Planchette était-il plus franc, en me disant : Je ne
sais pas.
En ce moment, Valentin entendit la voix du
docteur Maugredie.
– Le malade est monomane, eh ! bien,
d’accord, s’écria-t-il, mais il a deux cent mille
livres de rente : ces monomanes-là sont fort rares,
et nous leur devons au moins un avis. Quant à
savoir si son épigastre a réagi sur le cerveau, ou
le cerveau sur son épigastre, nous pourrons peut-
être vérifier le fait, quand il sera mort. Résumons-
nous donc. Il est malade, le fait est incontestable.
Il lui faut un traitement quelconque. Laissons les
doctrines. Mettons-lui des sangsues pour calmer
l’irritation intestinale et la névrose sur l’existence
desquelles nous sommes d’accord, puis
envoyons-le aux eaux : nous agirons à la fois
d’après les deux systèmes. S’il est pulmonique,
nous ne pouvons guère le sauver, ainsi…
439

Raphaël quitta promptement le couloir et vint
se remettre dans son fauteuil. Bientôt les quatre
médecins sortirent du cabinet. Horace porta la
parole et lui dit : – Ces messieurs ont
unanimement reconnu la nécessité d’une
application immédiate de sangsues à l’estomac, et
l’urgence d’un traitement à la fois physique et
moral. D’abord un régime diététique, afin de
calmer l’irritation de votre organisme.
Ici Brisset fit un signe d’approbation.
– Puis un régime hygiénique pour régir votre
moral. Ainsi nous vous conseillons unanimement
d’aller aux eaux d’Aix en Savoie, ou à celles du
Mont-Dor en Auvergne, si vous les préférez ;
l’air et les sites de la Savoie sont plus agréables
que ceux du Cantal, mais vous suivrez votre goût.
Là, le docteur Caméristus laissa échapper un
geste d’assentiment.
Ces messieurs, reprit Bianchon, ayant reconnu
de légères altérations dans l’appareil respiratoire,
sont tombés d’accord sur l’utilité de mes
prescriptions antérieures. Ils pensent que votre
guérison est facile et dépendra de l’emploi
440

sagement alternatif de ces divers moyens… Et…
– Et voilà pourquoi votre fille est muette, dit
Raphaël en souriant et en attirant Horace dans
son cabinet pour lui remettre le prix de cette
inutile consultation.
– Ils sont logiques, lui répondit le jeune
médecin. Caméristus sent, Brisset examine,
Maugredie doute. L’homme n’a-t-il pas une âme,
un corps et une raison ? L’une de ces trois causes
premières agit en nous d’une manière plus ou
moins forte, et il y aura toujours de l’homme dans
la science humaine. Crois-moi, Raphaël, nous ne
guérissons pas, nous aidons à guérir. Entre la
médecine de Brisset et celle de Caméristus, se
trouve encore la médecine expectante ; mais pour
pratiquer celle-ci avec succès, il faudrait
connaître son malade depuis dix ans. Il y a au
fond de la médecine négation comme dans toutes
les sciences. Tâche donc de vivre sagement,
essaie d’un voyage en Savoie ; le mieux est et
sera toujours de se confier à la nature.
Raphaël partit pour les eaux d’Aix.
Au retour de la promenade et par une belle
441

soirée d’été, quelques-unes des personnes venues
aux eaux d’Aix se trouvèrent réunies dans les
salons du Cercle. Assis près d’une fenêtre et
tournant le dos à l’assemblée, Raphaël resta
longtemps seul, plongé dans une de ces rêveries
machinales durant lesquelles nos pensées
naissent, s’enchaînent, s’évanouissent sans revêtir
de formes, et passent en nous comme de légers
nuages à peine colorés. La tristesse est alors
douce, la joie est vaporeuse, et l’âme est presque
endormie. Se laissant aller à cette vie sensuelle,
Valentin se baignait dans la tiède atmosphère du
soir en savourant l’air pur et parfumé des
montagnes, heureux de ne sentir aucune douleur
et d’avoir enfin réduit au silence sa menaçante
Peau de chagrin. Au moment où les teintes
rouges du couchant s’éteignirent sur les cimes, la
température fraîchit, il quitta sa place en poussant
la fenêtre.
– Monsieur, lui dit une vieille dame, auriez-
vous la complaisance de ne pas fermer la
croisée ? Nous étouffons.
Cette phrase déchira le tympan de Raphaël par
442

des dissonances d’une aigreur singulière ; elle fut
comme le mot que lâche imprudemment un
homme à l’amitié duquel nous voulions croire, et
qui détruit quelque douce illusion de sentiment en
trahissant un abîme d’égoïsme. Le marquis jeta
sur la vieille femme le froid regard d’un
diplomate impassible, il appela un valet, et lui dit
sèchement quand il arriva : – Ouvrez cette
fenêtre !
À ces mots, une surprise insolite éclata sur
tous les visages. L’assemblée se mit à chuchoter,
en regardant le malade d’un air plus ou moins
expressif, comme s’il eût commis quelque grave
impertinence. Raphaël, qui n’avait pas
entièrement dépouillé sa primitive timidité de
jeune homme, eut un mouvement de honte ; mais
il secoua sa torpeur, reprit son énergie et se
demanda compte à lui-même de cette scène
étrange. Soudain un rapide mouvement anima
son cerveau : le passé lui apparut dans une vision
distincte où les causes du sentiment qu’il inspirait
saillirent en relief comme les veines d’un cadavre
dont, par quelque savante injection, les
naturalistes colorent les moindres ramifications ;
443

il se reconnut lui-même dans ce tableau fugitif, y
suivit son existence, jour par jour, pensée à
pensée ; il s’y vit, non sans surprise, sombre et
distrait au sein de ce monde rieur, toujours
songeant à sa destinée, préoccupé de son mal,
paraissant dédaigner la causerie la plus
insignifiante, fuyant ces intimités éphémères qui
s’établissent promptement entre les voyageurs
parce qu’ils comptent sans doute ne plus se
rencontrer ; peu soucieux des autres, et semblable
enfin à ces rochers insensibles aux caresses
comme à la furie des vagues. Puis, par un rare
privilège d’intuition, il lut dans toutes les âmes :
en découvrant sous la lueur d’un flambeau le
crâne jaune, le profil sardonique d’un vieillard, il
se rappela de lui avoir gagné son argent sans lui
avoir proposé de prendre sa revanche ; plus loin il
aperçut une jolie femme dont les agaceries
l’avaient trouvé froid ; chaque visage lui
reprochait un de ces torts inexplicables en
apparence, mais dont le crime gît toujours dans
une invisible blessure faite à l’amour-propre. Il
avait involontairement froissé toutes les petites
vanités qui gravitaient autour de lui. Les convives
444

de ses fêtes ou ceux auxquels il avait offert ses
chevaux s’étaient irrités de son luxe ; surpris de
leur ingratitude, il leur avait épargné ces espèces
d’humiliations : dès lors ils s’étaient crus
méprisés et l’accusaient d’aristocratie. En
sondant ainsi les cœurs, il put en déchiffrer les
pensées les plus secrètes ; il eut horreur de la
société, de sa politesse, de son vernis. Riche et
d’un esprit supérieur, il était envié, haï ; son
silence trompait la curiosité, sa modestie semblait
de la hauteur à ces gens mesquins et superficiels.
Il devina le crime latent, irrémissible, dont il était
coupable envers eux : il échappait à la juridiction
de leur médiocrité. Rebelle à leur despotisme
inquisiteur, il savait se passer d’eux ; pour se
venger de cette royauté clandestine, tous s’étaient
instinctivement ligués pour lui faire sentir leur
pouvoir, le soumettre à quelque ostracisme, et lui
apprendre qu’eux aussi pouvaient se passer de
lui. Pris de pitié d’abord à cette vue du monde, il
frémit bientôt en pensant à la souple puissance
qui lui soulevait ainsi le voile de chair sous lequel
est ensevelie la nature morale, et ferma les yeux
comme pour ne plus rien voir. Tout à coup un
445

rideau noir fut tiré sur cette sinistre fantasmagorie
de vérité, mais il se trouva dans l’horrible
isolement qui attend les puissances et les
dominations. En ce moment, il eut un violent
accès de toux. Loin de recueillir une seule de ces
paroles indifférentes en apparence, mais qui du
moins simulent une espèce de compassion polie
chez les personnes de bonne compagnie
rassemblées par hasard, il entendit des
interjections hostiles et des plaintes murmurées à
voix basse. La société ne daignait même plus se
grimer pour lui, parce qu’il la devinait peut-être.
– Sa maladie est contagieuse.
– Le président du Cercle devrait lui interdire
l’entrée du salon.
– En bonne police, il est vraiment défendu de
tousser ainsi.
– Quand un homme est aussi malade, il ne doit
pas venir aux eaux.
– Il me chassera d’ici.
Raphaël se leva pour se dérober à la
malédiction générale, et se promena dans
446

l’appartement. Il voulut trouver une protection, et
revint près d’une jeune femme inoccupée à
laquelle il médita d’adresser quelques flatteries ;
mais, à son approche, elle lui tourna le dos, et
feignit de regarder les danseurs. Raphaël craignit
d’avoir déjà pendant cette soirée usé de son
talisman ; il ne se sentit ni la volonté, ni le
courage d’entamer la conversation, quitta le salon
et se réfugia dans la salle de billard. Là, personne
ne lui parla, ne le salua, ne lui jeta le plus léger
regard de bienveillance. Son esprit naturellement
méditatif lui révéla, par une intus-susception, la
cause générale et rationnelle de l’aversion qu’il
avait excitée. Ce petit monde obéissait, sans le
savoir peut-être, à la grande loi qui régit la haute
société, dont Raphaël acheva de comprendre la
morale implacable. Un regard rétrograde lui en
montra le type complet en Fœdora. Il ne devait
pas rencontrer plus de sympathie pour ses maux
chez celle-ci, que, pour ses misères de cœur, chez
celle-là. Le beau monde bannit de son sein les
malheureux, comme un homme de santé
vigoureuse expulse de son corps un principe
morbifique. Le monde abhorre les douleurs et les
447

infortunes, il les redoute à l’égal des contagions,
il n’hésite jamais entre elles et les vices : le vice
est un luxe. Quelque majestueux que soit un
malheur, la société sait l’amoindrir, le ridiculiser
par une épigramme ; elle dessine des caricatures
pour jeter à la tête des rois déchus les affronts
qu’elle croit avoir reçus d’eux ; semblable aux
jeunes Romaines du Cirque, elle ne fait jamais
grâce au gladiateur qui tombe ; elle vit d’or et de
moquerie ; Mort aux faibles ! est le vœu de cette
espèce d’ordre équestre institué chez toutes les
nations de la terre, car il s’élève partout des
riches, et cette sentence est écrite au fond des
cœurs pétris par l’opulence ou nourris par
l’aristocratie. Rassemblez-vous des enfants dans
un collège ? Cette image en raccourci de la
société, mais image d’autant plus vraie qu’elle est
plus naïve et plus franche, vous offre toujours de
pauvres ilotes, créatures de souffrance et de
douleur, incessamment placées entre le mépris et
la pitié : l’Évangile leur promet le ciel.
Descendez-vous plus bas sur l’échelle des êtres
organisés ? Si quelque volatile est endolori parmi
ceux d’une basse-cour, les autres le poursuivent à
448

coups de bec, le plument et l’assassinent. Fidèle à
cette charte de l’égoïsme, le monde prodigue ses
rigueurs aux misères assez hardies pour venir
affronter ses fêtes, pour chagriner ses plaisirs.
Quiconque souffre de corps ou d’âme, manque
d’argent ou de pouvoir, est un Paria. Qu’il reste
dans son désert ; s’il en franchit les limites, il
trouve partout l’hiver : froideur de regards,
froideur de manières, de paroles, de cœur ;
heureux, s’il ne récolte pas l’insulte là où pour lui
devait éclore une consolation. Mourants, restez
sur vos lits désertés. Vieillards, soyez seuls à vos
froids foyers. Pauvres filles sans dot, gelez et
brûlez dans vos greniers solitaires. Si le monde
tolère un malheur, n’est-ce pas pour le façonner à
son usage, en tirer profit, le bâter, lui mettre un
mors, une housse, le monter, en faire une joie ?
Quinteuses demoiselles de compagnie,
composez-vous de gais visages ! endurez les
vapeurs de votre prétendue bienfaitrice ; portez
ses chiens ; rivales de ses griffons anglais,
amusez-la, devinez-la, puis taisez-vous ! Et toi,
roi des valets sans livrée, parasite effronté, laisse
ton caractère à la maison ; digère comme digère
449

ton amphitryon, pleure de ses pleurs, ris de son
rire, tiens ses épigrammes pour agréables ; si tu
veux en médire, attends sa chute. Ainsi le monde
honore-t-il le malheur : il le tue ou le chasse,
l’avilit ou le châtre.
Ces réflexions sourdirent au cœur de Raphaël
avec la promptitude d’une inspiration poétique ;
il regarda autour de lui, et sentit ce froid sinistre
que la société distille pour éloigner les misères, et
qui saisit l’âme encore plus vivement que la bise
de décembre ne glace le corps. Il se croisa les
bras sur la poitrine, s’appuya le dos à la muraille,
et tomba dans une mélancolie profonde. Il
songeait au peu de bonheur que cette
épouvantable police procure au monde. Qu’était-
ce ? des amusements sans plaisir, de la gaieté
sans joie, des fêtes sans jouissance, du délire sans
volupté, enfin le bois ou les cendres d’un foyer,
mais sans une étincelle de flamme. Quand il
releva la tête, il se vit seul, les joueurs avaient fui.
– Pour leur faire adorer ma toux, il me suffirait de
leur révéler mon pouvoir ! se dit-il. À cette
pensée, il jeta le mépris comme un manteau entre
le monde et lui.
450

Le lendemain, le médecin des eaux vint le voir
d’un air affectueux et s’inquiéta de sa santé.
Raphaël éprouva un mouvement de joie en
entendant les paroles amies qui lui furent
adressées. Il trouva la physionomie du docteur
empreinte de douceur et de bonté, les boucles de
sa perruque blonde respiraient la philanthropie, la
coupe de son habit carré, les plis de son pantalon,
ses souliers larges comme ceux d’un quaker, tout,
jusqu’à la poudre circulairement semée par sa
petite queue sur son dos légèrement voûté,
trahissait un caractère apostolique, exprimait la
charité chrétienne et le dévouement d’un homme
qui, par zèle pour ses malades, s’était astreint à
jouer le whist et le trictrac assez bien pour
toujours gagner leur argent.
– Monsieur le marquis, dit-il après avoir causé
longtemps avec Raphaël, je vais sans doute
dissiper votre tristesse. Maintenant, je connais
assez votre constitution pour affirmer que les
médecins de Paris, dont les grands talents me
sont connus, se sont trompés sur la nature de
votre maladie. À moins d’accident, monsieur le
marquis, vous pouvez vivre la vie de
451

Mathusalem. Vos poumons sont aussi forts que
des soufflets de forge, et votre estomac ferait
honte à celui d’une autruche ; mais si vous restez
dans une température élevée, vous risquez d’être
très proprement et promptement mis en terre
sainte. Monsieur le marquis va me comprendre en
deux mots. La chimie a démontré que la
respiration constitue chez l’homme une véritable
combustion dont le plus ou moins d’intensité
dépend de l’affluence ou de la rareté des
principes phlogistiques amassés par l’organisme
particulier à chaque individu. Chez vous, le
phlogistique abonde ; vous êtes, s’il m’est permis
de m’exprimer ainsi, suroxygéné par la
complexion ardente des hommes destinés aux
grandes passions. En respirant l’air vif et pur qui
accélère la vie chez les hommes à fibre molle,
vous aidez encore à une combustion déjà trop
rapide. Une des conditions de votre existence est
donc l’atmosphère épaisse des étables, des
vallées. Oui, l’air vital de l’homme dévoré par le
génie se trouve dans les gras pâturages de
l’Allemagne, à Baden-Baden, à Toeplitz. Si sous
n’avez pas d’horreur de l’Angleterre, sa sphère
452

brumeuse calmera votre incandescence ; mais nos
eaux situées à mille pieds au-dessus du niveau de
la Méditerranée vous sont funestes. Tel est mon
avis, dit-il en laissant échapper un geste de
modestie ; je le donne contre nos intérêts,
puisque, si vous le suivez, nous aurons le malheur
de vous perdre.
Sans ces derniers mots, Raphaël eût été séduit
par la fausse bonhomie du mielleux médecin,
mais il était trop profond observateur pour ne pas
deviner à l’accent, au geste et au regard qui
accompagnèrent cette phrase doucement
railleuse, la mission dont le petit homme avait
sans doute été chargé par l’assemblée de ses
joyeux malades. Ces oisifs au teint fleuri, ces
vieilles femmes ennuyées, ces Anglais nomades,
ces petites-maîtresses échappées à leurs maris et
conduites aux eaux par leurs amants,
entreprenaient donc d’en chasser un pauvre
moribond débile, chétif, en apparence incapable
de résister à une persécution journalière. Raphaël
accepta le combat en voyant un amusement dans
cette intrigue.
453

– Puisque vous seriez désolé de mon départ,
répondit-il au docteur, je vais essayer de mettre à
profit votre bon conseil tout en restant ici. Dès
demain, j’y ferai construire une maison où nous
modifierons l’air suivant votre ordonnance.
Interprétant le sourire amèrement goguenard
qui vint errer sur les lèvres de Raphaël, le
médecin se contenta de le saluer, sans trouver un
mot à lui dire.
Le lac du Bourget est une vaste coupe de
montagnes tout ébréchée où brille, à sept ou huit
cents pieds au-dessus de la Méditerranée, une
goutte d’eau bleue comme ne l’est aucune eau
dans le monde. Vu du haut de la Dent-du-Chat,
ce lac est là comme une turquoise égarée. Cette
jolie goutte d’eau a neuf lieues de contour, et
dans certains endroits près de cinq cents pieds de
profondeur. Être là dans une barque au milieu de
cette nappe par un beau ciel, n’entendre que le
bruit des rames, ne voir à l’horizon que des
montagnes nuageuses, admirer les neiges
étincelantes de la Maurienne française, passer
tour à tour des blocs de granit vêtus de velours
454

par des fougères ou par des arbustes nains, à de
riantes collines ; d’un côté le désert, de l’autre
une riche nature ; un pauvre assistant au dîner
d’un riche ; ces harmonies et ces discordances
composent un spectacle où tout est grand, où tout
est petit. L’aspect des montagnes change les
conditions de l’optique et de la perspective : un
sapin de cent pieds vous semble un roseau, de
larges vallées vous apparaissent étroites autant
que des sentiers. Ce lac est le seul où l’on puisse
faire une confidence de cœur à cœur. On y pense
et on y aime. En aucun endroit vous ne
rencontreriez une plus belle entente entre l’eau, le
ciel, les montagnes et la terre. Il s’y trouve des
baumes pour toutes les crises de la vie. Ce lieu
garde le secret des douleurs, il les console, les
amoindrit, et jette dans l’amour je ne sais quoi de
grave, de recueilli, qui rend la passion plus
profonde, plus pure. Un baiser s’y agrandit. Mais
c’est surtout le lac des souvenirs ; il les favorise
en leur donnant la teinte de ses ondes, miroir où
tout vient se réfléchir. Raphaël ne supportait son
fardeau qu’au milieu de ce beau paysage, il y
pouvait rester indolent, songeur, et sans désirs.
455

Après la visite du docteur, il alla se promener et
se fit débarquer à la pointe déserte d’une jolie
colline sur laquelle est situé le village de Saint-
Innocent. De cette espèce de promontoire, la vue
embrasse les monts de Bugey, au pied desquels
coule le Rhône, et le fond du lac ; mais de là
Raphaël aimait à contempler, sur la rive opposée,
l’abbaye mélancolique de Haute-Combe,
sépulture des rois de Sardaigne prosternés devant
les montagnes comme des pèlerins arrivés au
terme de leur voyage. Un frissonnement égal et
cadencé de rames troubla le silence de ce paysage
et lui prêta une voix monotone, semblable aux
psalmodies des moines. Étonné de rencontrer des
promeneurs dans cette partie du lac ordinairement
solitaire, le marquis examina, sans sortir de sa
rêverie, les personnes assises dans la barque, et
reconnut à l’arrière la vieille dame qui l’avait si
durement interpellé la veille. Quand le bateau
passa devant Raphaël, il ne fut salué que par la
demoiselle de compagnie de cette dame, pauvre
fille noble qu’il lui semblait voir pour la première
fois. Déjà, depuis quelques instants, il avait
oublié les promeneurs, promptement disparus
456

derrière le promontoire, lorsqu’il entendit près de
lui le frôlement d’une robe et le bruit de pas
légers. En se retournant, il aperçut la demoiselle
de compagnie ; à son air contraint, il devina
qu’elle voulait lui parler, et s’avança vers elle.
Âgée d’environ trente-six ans, grande et mince,
sèche et froide, elle était, comme toutes les
vieilles filles, assez embarrassée de son regard,
qui ne s’accordait plus avec une démarche
indécise, gênée, sans élasticité. Tout à la fois
vieille et jeune, elle exprimait par une certaine
dignité de maintien le haut prix qu’elle attachait à
ses trésors et à ses perfections. Elle avait
d’ailleurs les gestes discrets et monastiques des
femmes habituées à se chérir elles-mêmes, sans
doute pour ne pas faillir à leur destinée d’amour.
– Monsieur, votre vie est en danger, ne venez
plus au Cercle, dit-elle à Raphaël en faisant
quelques pas en arrière, comme si déjà sa vertu se
trouvait compromise.
– Mais, mademoiselle, répondit Valentin en
souriant, de grâce expliquez-vous plus
clairement, puisque vous avez daigné venir
457

jusqu’ici…
– Ah ! reprit-elle, sans le puissant motif qui
m’amène, je n’aurais pas risqué d’encourir la
disgrâce de madame la comtesse, car si elle savait
jamais que je vous ai prévenu…
– Et qui le lui dirait, mademoiselle ? s’écria
Raphaël.
– C’est vrai, répondit la vieille fille en lui
jetant le regard tremblotant d’une chouette mise
au soleil. Mais pensez à vous, reprit-elle ;
plusieurs jeunes gens qui veulent vous chasser
des eaux se sont promis de vous provoquer, de
vous forcer à vous battre en duel.
La voix de la vieille dame retentit dans le
lointain.
– Mademoiselle, dit le marquis, ma
reconnaissance…
Sa protectrice s’était déjà sauvée en entendant
la voix de sa maîtresse, qui, derechef, glapissait
dans les rochers.
– Pauvre fille ! les misères s’entendent et se
secourent toujours, pensa Raphaël en s’asseyant
458

au pied de son arbre.
La clef de toutes les sciences est sans contredit
le point d’interrogation, nous devons la plupart
des grandes découvertes au : Comment ? et la
sagesse dans la vie consiste peut-être à se
demander à tout propos : Pourquoi ? Mais aussi
cette factice prescience détruit-elle, nos illusions.
Ainsi, Valentin ayant pris, sans préméditation de
philosophie, la bonne action de la vieille fille
pour texte de ses pensées vagabondes, la trouva
pleine de fiel.
– Que je sois aimé d’une demoiselle de
compagnie, se dit-il, il n’y a rien là
d’extraordinaire : j’ai vingt-sept ans, un titre et
deux cent mille livres de rente ! Mais que sa
maîtresse, qui dispute aux chattes la palme de
l’hydrophobie, l’ait menée en bateau, près de
moi, n’est-ce pas chose étrange et merveilleuse ?
Ces deux femmes, venues en Savoie pour y
dormir comme des marmottes, et qui demandent
à midi s’il est jour, se seraient levées avant huit
heures aujourd’hui pour faire du hasard en se
mettant à ma poursuite ?
459

Bientôt cette vieille fille et son ingénuité
quadragénaire fut à ses yeux une nouvelle
transformation de ce monde artificieux et taquin,
une ruse mesquine, un complot maladroit, une
pointillerie de prêtre ou de femme. Le duel était-
il une fable, ou voulait-on seulement lui faire
peur ? Insolentes et tracassières comme des
mouches, ces âmes étroites avaient réussi à
piquer sa vanité, à réveiller son orgueil, à exciter
sa curiosité. Ne voulant ni devenir leur dupe, ni
passer pour un lâche, et amusé peut-être par ce
petit drame, il vint au Cercle le soir même. Il se
tint debout, accoudé sur le marbre de la
cheminée, et resta tranquille au milieu du salon
principal, en s’étudiant à ne donner aucune prise
sur lui ; mais il examinait les visages, et défiait en
quelque sorte l’assemblée par sa circonspection.
Comme un dogue sûr de sa force, il attendait le
combat chez lui, sans aboyer inutilement. Vers la
fin de la soirée, il se promena dans le salon de
jeu, en allant de la porte d’entrée à celle du
billard, où il jetait de temps à autre un coup d’œil
aux jeunes gens qui y faisaient une partie. Après
quelques tours, il s’entendit nommer par eux.
460

Quoiqu’ils parlassent à voix basse, Raphaël
devina facilement qu’il était devenu l’objet d’un
débat, et finit par saisir quelques phrases dites à
haute voix.
– Toi ?
– Oui, moi !
– Je t’en défie !
– Parions ?
– Oh ! il ira.
Au moment où Valentin, curieux de connaître
le sujet du pari, s’arrêta pour écouter
attentivement la conversation, un jeune homme
grand et fort, de bonne mine, mais ayant le regard
fixe et impertinent des gens appuyés sur quelque
pouvoir matériel, sortit du billard, et s’adressant à
lui : – Monsieur, dit-il d’un ton calme, je me suis
chargé de vous apprendre une chose que vous
semblez ignorer : votre figure et votre personne
déplaisent ici à tout le monde, et à moi en
particulier ; vous êtes trop poli pour ne pas vous
sacrifier au bien général, et je vous prie de ne
plus vous présenter au Cercle.
461

– Monsieur, cette plaisanterie, déjà faite sous
l’empire dans plusieurs garnisons, est devenue
aujourd’hui de fort mauvais ton, répondit
froidement Raphaël.
– Je ne plaisante pas, reprit le jeune homme, je
vous le répète : votre santé souffrirait beaucoup
de votre séjour ici ; la chaleur, les lumières, l’air
du salon, la compagnie nuisent à votre maladie.
– Où avez-vous étudié la médecine ? demanda
Raphaël.
– Monsieur, j’ai été reçu bachelier au tir de
Lepage à Paris, et docteur chez Lozès, le roi du
fleuret.
– Il vous reste un dernier grade à prendre,
répliqua Valentin, lisez le Code de la politesse,
vous serez un parfait gentilhomme.
En ce moment les jeunes gens, souriant ou
silencieux, sortirent du billard. Les autres
joueurs, devenus attentifs, quittèrent leurs cartes
pour écouter une querelle qui réjouissait leurs
passions. Seul au milieu de ce monde ennemi,
Raphaël tâcha de conserver son sang-froid et de
462

ne pas se donner le moindre tort ; mais son
antagoniste s’étant permis un sarcasme où
l’outrage s’enveloppait dans une forme
éminemment incisive et spirituelle, il lui répondit
gravement : – Monsieur, il n’est plus permis
aujourd’hui de donner un soufflet à un homme,
mais je ne sais de quel mot flétrir une conduite
aussi lâche que l’est la vôtre.
– Assez ! assez ! vous vous expliquerez
demain, dirent plusieurs jeunes gens qui se
jetèrent entre les deux champions.
Raphaël sortit du salon, passant pour
l’offenseur, ayant accepté un rendez-vous près du
château de Bordeau, dans une petite prairie en
pente, non loin d’une route nouvellement percée
par où le vainqueur pouvait gagner Lyon.
Raphaël devait nécessairement ou garder le lit ou
quitter les eaux d’Aix. La société triomphait. Le
lendemain, sur les huit heures du matin,
l’adversaire de Raphaël, suivi de deux témoins et
d’un chirurgien, arriva le premier sur le terrain.
– Nous serons très bien ici, il fait un temps
superbe pour se battre, s’écria-t-il gaiement en
463

regardant la voûte bleue du ciel, les eaux du lac et
les rochers sans la moindre arrière-pensée de
doute ni de deuil. Si je le touche à l’épaule, dit-il
en continuant, le mettrai-je bien au lit pour un
mois, hein ! docteur ?
– Au moins, répondit le chirurgien. Mais
laissez ce petit saule tranquille ; autrement vous
vous fatigueriez la main, et ne seriez plus maître
de votre coup. Vous pourriez tuer votre homme
au lieu de le blesser.
Le bruit d’une voiture se fit entendre.
– Le voici, dirent les témoins qui bientôt
aperçurent dans la route une calèche de voyage
attelée de quatre chevaux et menée par deux
postillons.
– Quel singulier genre ! s’écria l’adversaire de
Valentin, il vient se faire tuer en poste.
À un duel comme au jeu, les plus légers
incidents influent sur l’imagination des acteurs
fortement intéressés au succès d’un coup ; aussi
le jeune homme attendit-il avec une sorte
d’inquiétude l’arrivée de cette voiture qui resta
464

sur la route. Le vieux Jonathas en descendit
lourdement le premier pour aider Raphaël à
sortir ; il le soutint de ses bras débiles, en
déployant pour lui les soins minutieux qu’un
amant prodigue à sa maîtresse. Tous deux se
perdirent dans les sentiers qui séparaient la
grande route de l’endroit désigné pour le combat,
et ne reparurent que longtemps après : ils allaient
lentement. Les quatre spectateurs de cette scène
singulière éprouvèrent une émotion profonde à
l’aspect de Valentin appuyé sur le bras de son
serviteur : pâle et défait, il marchait en goutteux,
baissait la tête et ne disait mot. Vous eussiez dit
de deux vieillards également détruits, l’un par le
temps, l’autre par la pensée, le premier avait son
âge écrit sur ses cheveux blancs, le jeune n’avait
plus d’âge.
– Monsieur, je n’ai pas dormi, dit Raphaël à
son adversaire. Cette parole glaciale et le regard
terrible qui l’accompagna firent tressaillir le
véritable provocateur, il eut la conscience de son
tort et une honte secrète de sa conduite. Il y avait
dans l’attitude, dans le son de voix et le geste de
Raphaël quelque chose d’étrange. Le marquis fit
465

une pause, et chacun imita son silence.
L’inquiétude et l’attention étaient au comble. – Il
est encore temps, reprit-il, de me donner une
légère satisfaction ; mais donnez-la-moi,
monsieur, sinon vous allez mourir. Vous comptez
encore en ce moment sur votre habileté, sans
reculer à l’idée d’un combat où vous croyez avoir
tout l’avantage. Eh ! bien ! monsieur, je suis
généreux, je vous préviens de ma supériorité. Je
possède une terrible puissance. Pour anéantir
votre adresse, pour voiler vos regards, faire
trembler vos mains et palpiter votre cœur, pour
vous tuer même, il me suffit de le désirer. Je ne
veux pas être obligé d’exercer mon pouvoir, il me
coûte trop cher d’en user. Vous ne serez pas le
seul à mourir. Si donc vous vous refusez à me
présenter des excuses, votre balle ira dans l’eau
de cette cascade malgré votre habitude de
l’assassinat, et la mienne droit à votre cœur sans
que je le vise.
En ce moment des voix confuses
interrompirent Raphaël. En prononçant ces
paroles, le marquis avait constamment dirigé sur
son adversaire l’insupportable clarté de son
466

regard fixe, il s’était redressé en montrant un
visage impassible, semblable à celui d’un fou
méchant.
– Fais-le taire, avait dit le jeune homme à son
témoin, sa voix me tord les entrailles !
– Monsieur, cessez. Vos discours sont inutiles,
crièrent à Raphaël le chirurgien et les témoins.
– Messieurs, je remplis un devoir. Ce jeune
homme a-t-il des dispositions à prendre ?
– Assez, assez !
Le marquis resta debout, immobile, sans
perdre un instant de vue son adversaire qui,
dominé par une puissance presque magique, était
comme un oiseau devant un serpent : contraint de
subir ce regard homicide, il le fuyait, il revenait
sans cesse.
– Donne-moi de l’eau, j’ai soif, dit-il à son
témoin.
– As-tu peur ?
– Oui, répondit-il. L’œil de cet homme est
brûlant et me fascine.
467

– Veux-tu lui faire des excuses ?
– Il n’est plus temps.
Les deux adversaires furent placés à quinze
pas l’un de l’autre. Ils avaient chacun près d’eux
une paire de pistolets, et, suivant le programme
de cette cérémonie, ils devaient tirer deux coups à
volonté, mais après le signal donné par les
témoins.
– Que fais-tu, Charles ? cria le jeune homme
qui servait de second à l’adversaire de Raphaël,
tu prends la balle avant la poudre.
– Je suis mort, répondit-il en murmurant, vous
m’avez mis en face du soleil.
– Il est derrière vous, lui dit Valentin d’une
voix grave et solennelle, en chargeant son pistolet
lentement, sans s’inquiéter ni du signal déjà
donné, ni du soin avec lequel l’ajustait son
adversaire.
Cette sécurité surnaturelle avait quelque chose
de terrible qui saisit même les deux postillons
amenés là par une curiosité cruelle. Jouant avec
son pouvoir, ou voulant l’éprouver, Raphaël
468

parlait à Jonathas et le regardait au moment où il
essuya le feu de son ennemi. La balle de Charles
alla briser une branche de saule, et ricocha sur
l’eau. En tirant au hasard, Raphaël atteignit son
adversaire au cœur, et, sans faire attention à la
chute de ce jeune homme, il chercha
promptement la Peau de chagrin pour voir ce que
lui coûtait une vie humaine. Le talisman n’était
plus grand que comme une petite feuille de
chêne.
– Eh bien ! que regardez-vous donc là,
postillons ? en route, dit le marquis.
Arrivé le soir même en France, il prit aussitôt
la route d’Auvergne, et se rendit aux eaux du
Mont-Dor. Pendant ce voyage, il lui surgit au
cœur une de ces pensées soudaines qui tombent
dans notre âme comme un rayon de soleil à
travers d’épais nuages sur quelque obscure
vallée. Tristes lueurs, sagesses implacables ! elles
illuminent les événements accomplis, nous
dévoilent nos fautes et nous laissent sans pardon
devant nous-mêmes. Il pensa tout à coup que la
possession du pouvoir, quelque immense qu’il
469

pût être, ne donnait pas la science de s’en servir.
Le sceptre est un jouet pour un enfant, une hache
pour Richelieu, et pour Napoléon un levier à faire
pencher le monde. Le pouvoir nous laisse tels que
nous sommes et ne grandit que les grands.
Raphaël avait pu tout faire, il n’avait rien fait.
Aux eaux du Mont-Dor, il retrouva ce monde
qui toujours s’éloignait de lui avec
l’empressement que les animaux mettent à fuir un
des leurs, étendu mort après l’avoir flairé de loin.
Cette haine était réciproque. Sa dernière aventure
lui avait donné une aversion profonde pour la
société. Aussi, son premier soin fut-il de chercher
un asile écarté aux environs des eaux. Il sentait
instinctivement le besoin de se rapprocher de la
nature, des émotions vraies et de cette vie
végétative à laquelle nous nous laissons si
complaisamment aller au milieu des champs. Le
lendemain de son arrivée, il gravit, non sans
peine, le pic de Sancy, et visita les vallées
supérieures, les sites aériens, les lacs ignorés, les
rustiques chaumières des Monts-Dor, dont les
âpres et sauvages attraits commencent à tenter les
pinceaux de nos artistes. Parfois, il se rencontre là
470

d’admirables paysages pleins de grâce et de
fraîcheur qui contrastent vigoureusement avec
l’aspect sinistre de ces montagnes désolées. À
peu près à une demi-lieue du village, Raphaël se
trouva dans un endroit où, coquette et joyeuse
comme un enfant, la nature semblait avoir pris
plaisir à cacher des trésors ; en voyant cette
retraite pittoresque et naïve, il résolut d’y vivre.
La vie devait y être tranquille, spontanée,
frugiforme comme celle d’une plante.
Figurez-vous un cône renversé, mais un cône
de granit largement évasé, espèce de cuvette dont
les bords étaient morcelés par des anfractuosités
bizarres : ici des tables droites sans végétation,
unies, bleuâtres, et sur lesquelles les rayons
solaires glissaient comme sur un miroir ; là des
rochers entamés par des cassures, ridés par des
ravins, d’où pendaient des quartiers de lave dont
la chute était lentement préparée par les eaux
pluviales, et souvent couronnés de quelques
arbres rabougris que torturaient les vents ; puis,
çà et là, des redans obscurs et frais d’où s’élevait
un bouquet de châtaigniers hauts comme des
cèdres, ou des grottes jaunâtres qui ouvraient une
471

bouche noire et profonde, palissée de ronces, de
fleurs, et garnie d’une langue de verdure. Au fond
de cette coupe, peut-être l’ancien cratère d’un
volcan, se trouvait un étang dont l’eau pure avait
l’éclat du diamant. Autour de ce bassin profond,
bordé de granit, de saules, de glaïeuls, de frênes,
et de mille plantes aromatiques alors en fleurs,
régnait une prairie verte comme un boulingrin
anglais ; son herbe fine et jolie était arrosée par
les infiltrations qui ruisselaient entre les fentes
des rochers, et engraissée par les dépouilles
végétales que les orages entraînaient sans cesse
des hautes cimes vers le fond. Irrégulièrement
taillé en dents de loup comme le bas d’une robe,
l’étang pouvait avoir trois arpents d’étendue ;
selon les rapprochements des rochers et de l’eau,
la prairie avait un arpent ou deux de largeur ; en
quelques endroits, à peine restait-il assez de place
pour le passage des vaches. À une certaine
hauteur, la végétation cessait. Le granit affectait
dans les airs les formes les plus bizarres, et
contractait ces teintes vaporeuses qui donnent aux
montagnes élevées de vagues ressemblances avec
les nuages du ciel. Au doux aspect du vallon, ces
472

rochers nus et pelés opposaient les sauvages et
stériles images de la désolation, des éboulements
à craindre, des formes si capricieuses que l’une
de ces roches est nommée le Capucin, tant elle
ressemble à un moine. Parfois ces aiguilles
pointues, ces piles audacieuses, ces cavernes
aériennes s’illuminaient tour à tour, suivant le
cours du soleil ou les fantaisies de l’atmosphère,
et prenaient les nuances de l’or, se teignaient de
pourpre, devenaient d’un rose vif, ou ternes ou
grises. Ces hauteurs offraient un spectacle
continuel et changeant comme les reflets irisés de
la gorge des pigeons. Souvent, entre deux lames
de lave que vous eussiez dit séparées par un coup
de hache, un beau rayon de lumière pénétrait, à
l’aurore ou au coucher du soleil, jusqu’au fond de
cette riante corbeille où il se jouait dans les eaux
du bassin, semblable à la raie d’or qui perce la
fente d’un volet et traverse une chambre
espagnole, soigneusement close pour la sieste.
Quand le soleil planait au-dessus du vieux
cratère, rempli d’eau par quelque révolution
antédiluvienne, les flancs rocailleux
s’échauffaient, l’ancien volcan s’allumait, et sa
473

rapide chaleur réveillait les germes, fécondait la
végétation, colorait les fleurs, et mûrissait les
fruits de ce petit coin de terre ignoré.
Lorsque Raphaël y parvint, il aperçut quelques
vaches paissant dans la prairie ; après avoir fait
quelques pas vers l’étang, il vit, à l’endroit où le
terrain avait le plus de largeur, une modeste
maison bâtie en granit et couverte en bois. Le toit
de cette espèce de chaumière, en harmonie avec
le site, était orné de mousses, de lierres et de
fleurs qui trahissaient une haute antiquité. Une
fumée grêle, dont les oiseaux ne s’effrayaient
plus, s’échappait de la cheminée en ruine. À la
porte, un grand banc était placé entre deux
chèvrefeuilles énormes, rouges de fleurs et qui
embaumaient. À peine voyait-on les murs sous
les pampres de la vigne et sous les guirlandes de
roses et de jasmin qui croissaient à l’aventure et
sans gêne. Insouciants de cette parure champêtre,
les habitants n’en avaient nul soin, et laissaient à
la nature sa grâce vierge et lutine. Des langes
accrochés à un groseillier séchaient au soleil. Il y
avait un chat accroupi sur une machine à teiller le
chanvre, et dessous, un chaudron jaune,
474

récemment récuré, gisait au milieu de quelques
pelures de pommes de terre. De l’autre côté de la
maison, Raphaël aperçut une clôture d’épines
sèches, destinée sans doute à empêcher les poules
de dévaster les fruits et le potager. Le monde
paraissait finir là. Cette habitation ressemblait à
ces nids d’oiseaux ingénieusement fixés au creux
d’un rocher, pleins d’art et de négligence tout
ensemble. C’était une nature naïve et bonne, une
rusticité vraie, mais poétique, parce qu’elle
florissait à mille lieues de nos poésies peignées,
n’avait d’analogie avec aucune idée, ne procédait
que d’elle-même, vrai triomphe du hasard. Au
moment où Raphaël arriva, le soleil jetait ses
rayons de droite à gauche, et faisait resplendir les
couleurs de la végétation, mettait en relief ou
décorait des prestiges de la lumière, des
oppositions de l’ombre, les fonds jaunes et
grisâtres des rochers, les différents verts des
feuillages, les masses bleues, rouges ou blanches
des fleurs, les plantes grimpantes et leurs cloches,
le velours chatoyant des mousses, les grappes
purpurines de la bruyère, mais surtout la nappe
d’eau claire où se réfléchissaient fidèlement les
475

cimes granitiques, les arbres, la maison et le ciel.
Dans ce tableau délicieux, tout avait son lustre,
depuis le mica brillant jusqu’à la touffe d’herbes
blondes cachée dans un doux clair-obscur ; tout y
était harmonieux à voir : et la vache tachetée au
poil luisant, et les fragiles fleurs aquatiques
étendues comme des franges qui pendaient au-
dessus de l’eau dans un enfoncement où
bourdonnaient des insectes vêtus d’azur ou
d’émeraude, et les racines d’arbres, espèces de
chevelures sablonneuses qui couronnaient une
informe figure en cailloux. Les tièdes senteurs
des eaux, des fleurs et des grottes qui parfumaient
ce réduit solitaire, causèrent à Raphaël une
sensation presque voluptueuse. Le silence
majestueux qui régnait dans ce bocage, oublié
peut-être sur les rôles du percepteur, fut
interrompu tout à coup par les aboiements de
deux chiens. Les vaches tournèrent la tête vers
l’entrée du vallon, montrèrent à Raphaël leurs
mufles humides, et se remirent à brouter après
l’avoir stupidement contemplé. Suspendus dans
les rochers comme par magie, une chèvre et son
chevreau cabriolèrent et vinrent se poser sur une
476

table de granit près de Raphaël, en paraissant
l’interroger. Les jappements des chiens attirèrent
au dehors un gros enfant qui resta béant, puis vint
un vieillard en cheveux blancs et de moyenne
taille. Ces deux êtres étaient en rapport avec le
paysage, avec l’air, les fleurs et la maison. La
santé débordait dans cette nature plantureuse, la
vieillesse et l’enfance y étaient belles ; enfin il y
avait dans tous ces types d’existence un laisser-
aller primordial, une routine de bonheur qui
donnait un démenti à nos capucinades
philosophiques, et guérissait le cœur de ses
passions boursouflées. Le vieillard appartenait
aux modèles affectionnés par les mâles pinceaux
de Schnetz ; c’était un visage brun dont les rides
nombreuses paraissaient rudes au toucher, un nez
droit, des pommettes saillantes et veinées de
rouge comme une vieille feuille de vigne, des
contours anguleux, tous les caractères de la force,
même là où la force avait disparu ; ses mains
calleuses, quoiqu’elles ne travaillassent plus,
conservaient un poil blanc et rare ; son attitude
d’homme vraiment libre faisait pressentir qu’en
Italie il serait peut-être devenu brigand par amour
477

pour sa précieuse liberté. L’enfant, véritable
montagnard, avait des yeux noirs qui pouvaient
envisager le soleil sans cligner, un teint de bistre,
des cheveux bruns en désordre. Il était leste et
décidé, naturel dans ses mouvements comme un
oiseau ; mal vêtu, il laissait voir une peau blanche
et fraîche à travers les déchirures de ses habits.
Tous deux restèrent debout et en silence, l’un
près de l’autre, mus par le même sentiment,
offrant sur leur physionomie la preuve d’une
identité parfaite dans leur vie également oisive.
Le vieillard avait épousé les jeux de l’enfant, et
l’enfant l’humeur du vieillard par une espèce de
pacte entre deux faiblesses, entre une force près
de finir et une force près de se déployer. Bientôt
une femme âgée d’environ trente ans apparut sur
le seuil de la porte. Elle filait en marchant. C’était
une Auvergnate, haute en couleur, l’air réjoui,
franche, à dents blanches, figure de l’Auvergne,
taille d’Auvergne, coiffure, robe de l’Auvergne,
seins rebondis de l’Auvergne, et son parler ; une
idéalisation complète du pays, mœurs
laborieuses, ignorance, économie, cordialité, tout
y était.
478

Elle salua Raphaël, ils entrèrent en
conversation ; les chiens s’apaisèrent, le vieillard
s’assit sur un banc au soleil, et l’enfant suivit sa
mère partout où elle alla, silencieux, mais
écoutant, examinant l’étranger.
– Vous n’avez pas peur ici, ma bonne femme ?
– Et d’où que nous aurions peur, monsieur ?
Quand nous barrons l’entrée, qui donc pourrait
venir ici ? Oh ! nous n’avons point peur !
D’ailleurs, dit-elle en faisant entrer le marquis
dans la grande chambre de la maison, qu’est-ce
que les voleurs viendraient donc prendre chez
nous ?
Elle montrait des murs noircis par la fumée,
sur lesquels étaient pour tout ornement ces
images enluminées de bleu, de rouge et de vert ;
qui représentent la Mort de Crédit, la Passion de
Jésus-Christ et les Grenadiers de la Garde
impériale, puis, çà et là, dans la chambre, un
vieux lit de noyer à colonnes, une table à pieds
tordus, des escabeaux, la huche au pain, du lard,
pendu au plancher, du sel dans un pot, une poêle ;
et sur la cheminée, des plâtres jaunis et colorés.
479

En sortant de la maison, Raphaël aperçut, au
milieu des rochers, un homme qui tenait une houe
à la main, et qui penché, curieux, regardait la
maison.
– Monsieur, c’est l’homme, dit l’Auvergnate
en laissant échapper ce sourire familier aux
paysannes ; il laboure là-haut.
– Et ce vieillard est votre père ?
– Faites excuse, monsieur, c’est le grand-père
de notre homme. Tel que vous le voyez, il a cent
deux ans. Eh ben ! dernièrement il a mené, à
pied, notre petit gars à Clermont ! Ç’a été un
homme fort ; maintenant, il ne fait plus que
dormir, boire et manger. Il s’amuse toujours avec
le petit gars. Quelquefois le petit l’emmène dans
les hauts, il y va tout de même.
Aussitôt Valentin se résolut à vivre entre ce
vieillard et cet enfant, à respirer dans leur
atmosphère, à manger de leur pain, à boire de
leur eau, à dormir de leur sommeil, à se faire de
leur sang dans les veines. Caprice de mourant !
Devenir une des huîtres de ce rocher, sauver son
écaille pour quelques jours de plus en
480

engourdissant la mort, fut pour lui l’archétype de
la morale individuelle, la véritable formule de
l’existence humaine, le beau idéal de la vie, la
seule vie, la vraie vie. Il lui vint au cœur une
profonde pensée d’égoïsme où s’engloutit
l’univers. À ses yeux, il n’y eut plus d’univers,
l’univers passa tout en lui. Pour les malades, le
monde commence au chevet et finit au pied de
leur lit. Ce paysage fut le lit de Raphaël.
Qui n’a pas, une fois dans sa vie, espionné les
pas et démarches d’une fourmi, glissé des pailles
dans l’unique orifice par lequel respire une
limace blonde, étudié les fantaisies d’une
demoiselle fluette, admiré les mille veines,
coloriées comme une rose de cathédrale gothique,
qui se détachent sur le fond rougeâtre des feuilles
d’un jeune chêne ? Qui n’a délicieusement
regardé pendant longtemps l’effet de la pluie et
du soleil sur un toit de tuiles brunes, ou
contemplé les gouttes de la rosée, les pétales des
fleurs, les découpures variées de leurs calices ?
Qui ne s’est plongé dans ces rêveries matérielles,
indolentes et occupées, sans but et conduisant
néanmoins à quelque pensée ? Qui n’a pas enfin
481

mené la vie de l’enfance, la vie paresseuse, la vie
du sauvage, moins ses travaux ? Ainsi vécut
Raphaël pendant plusieurs jours, sans soins, sans
désirs, éprouvant un mieux sensible, un bien-être
extraordinaire, qui calma ses inquiétudes, apaisa
ses souffrances. Il gravissait les rochers, et allait
s’asseoir sur un pic d’où ses yeux embrassaient
quelque paysage d’immense étendue. Là, il restait
des journées entières comme une plante au soleil,
comme un lièvre au gîte. Ou bien, se familiarisant
avec des phénomènes de la végétation, avec les
vicissitudes du ciel, il épiait le progrès de toutes
les œuvres, sur la terre, dans les eaux ou dans
l’air.
Il tenta de s’associer au mouvement intime de
cette nature, et de s’identifier assez complètement
à sa passive obéissance, pour tomber sous la loi
despotique et conservatrice qui régit les
existences instinctives. Il ne voulait plus être
chargé de lui-même. Semblable à ces criminels
d’autrefois, qui, poursuivis par la justice, étaient
sauvés s’ils atteignaient l’ombre d’un autel, il
essayait de se glisser dans le sanctuaire de la vie.
Il réussit à devenir partie intégrante de cette large
482

et puissante fructification : il avait épousé les
intempéries de l’air, habité tous les creux de
rochers, appris les mœurs et les habitudes de
toutes les plantes, étudié le régime des eaux, leurs
gisements, et fait connaissance avec les animaux ;
enfin, il s’était si parfaitement uni à cette terre
animée, qu’il en avait en quelque sorte saisi
l’âme et pénétré les secrets. Pour lui, les formes
infinies de tous les règnes étaient les
développements d’une même substance, les
combinaisons d’un même mouvement, vaste
respiration d’un être immense qui agissait,
pensait, marchait, grandissait, et avec lequel il
voulait grandir, marcher, penser, agir. Il avait
fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce rocher,
il s’y était implanté. Grâce à ce mystérieux
illuminisme, convalescence factice, semblable à
ces bienfaisants délires accordés par la nature
comme autant de haltes dans la douleur, Valentin
goûta les plaisirs d’une seconde enfance durant
les premiers moments de son séjour au milieu de
ce riant paysage. Il y allait dénichant des riens,
entreprenant mille choses sans en achever
aucune, oubliant le lendemain les projets de la
483

veille, insouciant ; il fut heureux, il se crut sauvé.
Un matin, il était resté par hasard au lit jusqu’à
midi, plongé dans cette rêverie mêlée de veille et
de sommeil, qui prête aux réalités les apparences
de la fantaisie et donne aux chimères le relief de
l’existence, quand tout à coup, sans savoir
d’abord s’il ne continuait pas un rêve, il entendit,
pour la première fois, le bulletin de sa santé
donné par son hôtesse à Jonathas, venu, comme
chaque jour, le lui demander. L’Auvergnate
croyait sans doute Valentin encore endormi ; et
n’avait pas baissé le diapason de sa voix
montagnarde.
– Ça ne va pas mieux, ça ne va pas pis, disait-
elle. Il a encore toussé pendant toute cette nuit à
rendre l’âme. Il tousse, il crache, ce cher
monsieur, que c’est une pitié. Je me demandons,
moi et mon homme, où il prend la force de
tousser comme ça. Ça fend le cœur. Quelle
damnée maladie qu’il a ! C’est qu’il n’est point
bien du tout ! J’avons toujours peur de le trouver
crevé dans son lit, un matin. Il est vraiment pâle
comme un Jésus de cire ! Dame, je le vois quand
il se lève, eh ben, son pauvre corps est maigre
484

comme un cent de clous. Et il ne sent déjà pas
bon tout de même ! Ça lui est égal, il se consume
à courir comme s’il avait de la santé à vendre. Il a
bien du courage tout de même de ne pas se
plaindre. Mais, vraiment, il serait mieux en terre
qu’en pré, car il souffre la passion de Dieu ! Je ne
le désirons pas, monsieur, ce n’est point notre
intérêt. Mais il ne nous donnerait pas ce qu’il
nous donne que je l’aimerions tout de même : ce
n’est point l’intérêt qui nous pousse. Ah ! mon
Dieu ! reprit-elle, il n’y a que les Parisiens pour
avoir de ces chiennes de maladies-là ! Où qui
prennent ça, donc ? Pauvre jeune homme, il est
sûr qu’il ne peut guère ben finir. C’te fièvre,
voyez-vous, ça vous le mine, ça le creuse, ça le
ruine ! Il ne s’en doute point. Il ne le sait point,
monsieur. Il ne s’aperçoit de rien. Faut pas
pleurer pour ça, monsieur Jonathas ! il faut se
dire qu’il sera heureux de ne plus souffrir. Vous
devriez faire une neuvaine pour lui. J’avons vu de
belles guérisons par les neuvaines, et je paierions
bien un cierge pour sauver une si douce créature,
si bonne, un agneau pascal.
La voix de Raphaël était devenue trop faible
485

pour qu’il pût se faire entendre, il fut donc obligé
de subir cet épouvantable bavardage. Cependant
l’impatience le chassa de son lit, il se montra sur
le seuil de la porte : – Vieux scélérat, cria-t-il à
Jonathas, tu veux donc être mon bourreau ? La
paysanne crut voir un spectre et s’enfuit.
– Je te défends, dit Raphaël en continuant,
d’avoir la moindre inquiétude sur ma santé.
– Oui, monsieur le marquis, répondit le vieux
serviteur en essuyant ses larmes.
– Et tu feras même fort bien, dorénavant, de ne
pas venir ici sans mon ordre.
Jonathas voulut obéir ; mais, avant de se
retirer, il jeta sur le marquis un regard fidèle et
compatissant où Raphaël lut son arrêt de mort.
Découragé, rendu tout à coup au sentiment vrai
de sa situation, Valentin s’assit sur le seuil de la
porte, se croisa les bras sur la poitrine et baissa la
tête. Jonathas, effrayé, s’approcha de son maître.
– Monsieur ?
– Va-t’en ! va-t’en ! lui cria le malade.
Pendant la matinée du lendemain, Raphaël,
486

ayant gravi les rochers, s’était assis dans une
crevasse pleine de mousse d’où il pouvait voir le
chemin étroit par lequel on venait des eaux à son
habitation. Au bas du pic, il aperçut Jonathas
conversant derechef avec l’Auvergnate. Une
malicieuse puissance lui interpréta les
hochements de tête, les gestes désespérants, la
sinistre naïveté de cette femme, et lui en jeta
même les fatales paroles dans le vent et dans le
silence. Pénétré d’horreur, il se réfugia sur les
plus hautes cimes des montagnes et y resta
jusqu’au soir, sans avoir pu chasser les sinistres
pensées, si malheureusement réveillées dans son
cœur par le cruel intérêt dont il était devenu
l’objet. Tout à coup l’Auvergnate elle-même se
dressa soudain devant lui comme une ombre dans
l’ombre du soir ; par une bizarrerie de poète, il
voulut trouver, dans son jupon rayé de noir et de
blanc, une vague ressemblance avec les côtes
desséchées d’un spectre.
– Voilà le serein qui tombe, mon cher
monsieur, lui dit-elle. Si vous restiez là, vous
vous avanceriez ni plus ni moins qu’un fruit
patrouillé. Faut rentrer. Ça n’est pas sain de
487

humer la rosée, avec ça que vous n’avez rien pris
depuis ce matin.
– Par le tonnerre de Dieu, s’écria-t-il, vieille
sorcière, je vous ordonne de me laisser vivre à ma
guise, ou je décampe d’ici. C’est bien assez de
me creuser ma fosse tous les matins, au moins ne
la fouillez pas le soir.
– Votre fosse ! monsieur ! Creuser votre
fosse ! Où qu’elle est donc, votre fosse ? Je
voudrions vous voir bastant comme notre père, et
point dans la fosse ! La fosse ! nous y sommes
toujours assez tôt, dans la fosse.
– Assez, dit Raphaël.
– Prenez mon bras, monsieur.
– Non.
Le sentiment que l’homme supporte le plus
difficilement est la pitié, surtout quand il la
mérite. La haine est un tonique, elle fait vivre,
elle inspire la vengeance ; mais la pitié tue, elle
affaiblit encore notre faiblesse. C’est le mal
devenu patelin, c’est le mépris dans la tendresse
ou la tendresse dans l’offense. Raphaël trouva
488

chez le centenaire une pitié triomphante, chez
l’enfant une pitié curieuse, chez la femme une
pitié tracassière, chez le mari une pitié
intéressée ; mais, sous quelque forme que ce
sentiment se montrât, il était toujours gros de
mort. Un poète fait de tout un poème, terrible ou
joyeux, suivant les images qui le frappent ; son
âme exaltée rejette les nuances douces, et choisit
toujours les couleurs vives et tranchées. Cette
pitié produisit au cœur de Raphaël un horrible
poème de deuil et de mélancolie. Il n’avait pas
songé sans doute à la franchise des sentiments
naturels, quand il désira se rapprocher de la
nature. Lorsqu’il se croyait seul sous un arbre,
aux prises avec une quinte opiniâtre dont il ne
triomphait jamais sans sortir abattu par cette
terrible lutte, il voyait les yeux brillants et fluides
du petit garçon, placé en vedette sous une touffe
d’herbes, comme un sauvage, et qui l’examinait
avec cette enfantine curiosité dans laquelle il y a
autant de raillerie que de plaisir, et je ne sais quel
intérêt mêlé d’insensibilité. Le terrible : Frère, il
faut mourir, des trappistes, semblait constamment
écrit dans les yeux des paysans avec lesquels
489

vivait Raphaël ; il ne savait ce qu’il craignait le
plus de leurs paroles naïves ou de leur silence ;
tout en eux le gênait. Un matin, il vit deux
hommes vêtus de noir qui rôdèrent autour de lui,
le flairèrent, et l’étudièrent à la dérobée ; puis,
feignant d’être venus là pour se promener, ils lui
adressèrent des questions banales auxquelles il
répondit brièvement. Il reconnut en eux le
médecin et le curé des eaux, sans doute envoyés
par Jonathas, consultés par ses hôtes ou attirés
par l’odeur d’une mort prochaine. Il entrevit alors
son propre convoi, il entendit le chant des prêtres,
il compta les cierges, et ne vit plus qu’à travers
un crêpe les beautés de cette riche nature, au sein
de laquelle il croyait avoir rencontré la vie. Tout
ce qui naguère lui annonçait une longue existence
lui prophétisait maintenant une fin prochaine. Le
lendemain, il partit pour Paris, après avoir été
abreuvé des souhaits mélancoliques et
cordialement plaintifs que ses hôtes lui
adressèrent.
Après avoir voyagé durant toute la nuit, il
s’éveilla dans l’une des plus riantes vallées du
Bourbonnais, dont les sites et les points de vue
490

tourbillonnaient devant lui, rapidement emportés
comme les images vaporeuses d’un songe. La
nature s’étalait à ses yeux avec une cruelle
coquetterie. Tantôt l’Allier déroulait sur une riche
perspective son ruban liquide et brillant, puis des
hameaux modestement cachés au fond d’une
gorge de rochers jaunâtres montraient la pointe
de leurs clochers ; tantôt les moulins d’un petit
vallon se découvraient soudain après des
vignobles monotones, et toujours apparaissaient
de riants châteaux, des villages suspendus, ou
quelques routes bordées de peupliers
majestueux ; enfin la Loire et ses longues nappes
diamantées reluisirent au milieu de ses sables
dorés. Séductions sans fin ! La nature agitée,
vivace comme un enfant, contenant à peine
l’amour et la sève du mois de juin, attirait
fatalement les regards éteints du malade. Il leva
les persiennes de sa voiture, et se remit à dormir.
Vers le soir, après avoir passé Cosne, il fut
réveillé par une joyeuse musique et se trouva
devant une fête de village. La poste était située
près de la place. Pendant le temps que les
postillons mirent à relayer sa voiture, il vit les
491

danses de cette population joyeuse, les filles
parées de fleurs, jolies, agaçantes, les jeunes gens
animés, puis les trognes des vieux paysans
gaillardement rougies par le vin. Les petits
enfants se rigolaient, les vieilles femmes parlaient
en riant, tout avait une voix, et le plaisir enjolivait
même les habits et les tables dressées. La place et
l’église offraient une physionomie de bonheur,
les toits, les fenêtres, les portes mêmes du village
semblaient s’être endimanchés aussi. Semblable
aux moribonds impatients du moindre bruit,
Raphaël ne put réprimer une sinistre interjection,
ni le désir d’imposer silence à ces violons,
d’anéantir ce mouvement, d’assourdir ces
clameurs, de dissiper cette fête insolente. Il
monta tout chagrin dans sa voiture. Quand il
regarda sur la place, il vit la joie effarouchée, les
paysannes en fuite et les bancs déserts. Sur
l’échafaud de l’orchestre, un ménétrier aveugle
continuait à jouer sur sa clarinette une ronde
criarde. Cette musique sans danseurs, ce vieillard
solitaire au profil grimaud, en haillons, les
cheveux épars, et caché dans l’ombre d’un tilleul,
était comme une image fantastique du souhait de
492

Raphaël. Il tombait à torrents une de ces fortes
pluies que les nuages électriques du mois de juin
versent brusquement et qui finissent de même.
C’était chose si naturelle, que Raphaël, après
avoir regardé dans le ciel quelques nuages
blanchâtres emportés par un grain de vent, ne
songea pas à regarder sa Peau de chagrin. Il se
remit dans le coin de sa voiture, qui bientôt roula
sur la route.
Le lendemain il se trouva chez lui, dans sa
chambre, au coin de sa cheminée. Il s’était fait
allumer un grand feu, il avait froid. Jonathas lui
apporta des lettres, elles étaient toutes de Pauline.
Il ouvrit la première sans empressement, et la
déplia comme si c’eût été le papier grisâtre d’une
sommation sans frais envoyée par le percepteur.
Il lut la première phrase : « Parti, mais c’est une
fuite, mon Raphaël. Comment ! personne ne peut
me dire où tu es ? Et si je ne le sais pas, qui donc
le saurait ? » Sans vouloir en apprendre
davantage, il prit froidement les lettres et les jeta
dans le foyer, en regardant d’un œil terne et sans
chaleur les jeux de la flamme qui tordait le papier
parfumé, le racornissait, le retournait, le
493

morcelait.
Des fragments roulèrent sur les cendres en lui
laissant voir des commencements de phrase, des
mots, des pensées à demi brûlées, et qu’il se plut
à saisir dans la flamme par un divertissement
machinal.
« … Assise à ta porte… attendu…. Caprice….
j’obéis Des rivales… moi, non ! ; ta Pauline..
aime plus de Pauline donc ?…. Si tu avais
voulu me quitter, tu ne m’aurais pas
abandonnée… Amour éternel… Mourir… »
Ces mots lui donnèrent une sorte de remords :
il saisit les pincettes et sauva des flammes un
dernier lambeau de lettre.
« … J’ai murmuré, disait Pauline, mais je ne
me suis pas plainte, Raphaël ? En me laissant loin
de toi, tu as sans doute voulu me dérober le poids
de quelques chagrins. Un jour, tu me tueras peut-
être, mais tu es trop bon pour me faire souffrir.
Eh ! bien, ne pars plus ainsi. Va, je puis affronter
les plus grands supplices, mais près de toi. Le
chagrin que tu m’imposerais ne serait plus un
chagrin : j’ai dans le cœur encore bien plus
494

d’amour que je ne t’en ai montré. Je puis tout
supporter, hors de pleurer loin de toi, et de ne pas
savoir ce que tu… »
Raphaël posa sur la cheminée ce débris de
lettre noirci par le feu, il le rejeta tout à coup dans
le foyer. Ce papier était une image trop vive de
son amour et de sa fatale vie.
– Va chercher monsieur Bianchon, dit-il à
Jonathas.
Horace vint et trouva Raphaël au lit.
– Mon ami, peux-tu me composer une boisson
légèrement opiacée qui m’entretienne dans une
somnolence continuelle, sans que l’emploi
constant de ce breuvage me fasse mal ?
– Rien n’est plus aisé, répondit le jeune
docteur ; mais il faudra cependant rester debout
quelques heures de la journée, pour manger.
– Quelques heures, dit Raphaël en
l’interrompant, non, non, je ne veux être levé que
durant une heure au plus.
– Quel est donc ton dessein ? demanda
Bianchon.
495

– Dormir, c’est encore vivre, répondit le
malade.
– Ne laisse entrer personne, fût-ce même
mademoiselle Pauline de Vitschnau, dit Valentin
à Jonathas pendant que le médecin écrivait son
ordonnance.
– Hé ! bien, monsieur Horace, y a-t-il de la
ressource ? demanda le vieux domestique au
jeune docteur qu’il avait reconduit jusqu’au
perron.
– Il peut aller encore longtemps, ou mourir ce
soir. Chez lui, les chances de vie et de mort sont
égales. Je n’y comprends rien, répondit le
médecin en laissant échapper un geste de doute.
Il faut le distraire.
– Le distraire ! monsieur, vous ne le
connaissez pas. Il a tué l’autre jour un homme
sans dire ouf ! Rien ne le distrait.
Raphaël demeura pendant quelques jours
plongé dans le néant de son sommeil factice.
Grâce à la puissance matérielle exercée par
l’opium sur notre âme immatérielle, cet homme
496

d’imagination si puissamment active s’abaissa
jusqu’à la hauteur de ces animaux paresseux qui
croupissent au sein des forêts, sous la forme
d’une dépouille végétale, sans faire un pas pour
saisir une proie facile. Il avait même éteint la
lumière du ciel, le jour n’entrait plus chez lui.
Vers les huit heures du soir, il sortait de son lit :
sans avoir une conscience lucide de son
existence, il satisfaisait sa faim, puis se
recouchait aussitôt. Ses heures froides et ridées
ne lui apportaient que de confuses images, des
apparences, des clairs-obscurs sur un fond noir. Il
s’était enseveli dans un profond silence, dans une
négation de mouvement et d’intelligence. Un
soir, il se réveilla beaucoup plus tard que de
coutume, et ne trouva pas son dîner servi. Il
sonna Jonathas.
– Tu peux partir, lui dit-il. Je t’ai fait riche, tu
seras heureux dans tes vieux jours ; mais je ne
veux plus te laisser jouer ma vie. Comment !
misérable, je sens la faim. Où est mon dîner ?
réponds.
Jonathas laissa échapper un sourire de
497

contentement, prit une bougie dont la lumière
tremblotait dans l’obscurité profonde des
immenses appartements de l’hôtel ; il conduisit
son maître redevenu machine à une vaste galerie
et en ouvrit brusquement la porte. Aussitôt
Raphaël, inondé de lumière, fut ébloui, surpris
par un spectacle inouï. C’était ses lustres chargés
de bougies, les fleurs les plus rares de sa serre
artistement disposées, une table étincelante
d’argenterie, d’or, de nacre, de porcelaines ; un
repas royal, fumant, et dont les mets appétissants
irritaient les houppes nerveuses du palais. Il vit
ses amis convoqués, mêlés à des femmes parées
et ravissantes, la gorge nue, les épaules
découvertes, les chevelures pleines de fleurs, les
yeux brillants, toutes de beautés diverses,
agaçantes sous de voluptueux travestissements :
l’une avait dessiné ses formes attrayantes par une
jaquette irlandaise, l’autre portait la basquina
lascive des Andalouses ; celle-ci demi-nue en
Diane chasseresse, celle-là modeste et amoureuse
sous le costume de mademoiselle de La Vallière,
étaient également vouées à l’ivresse. Dans les
regards de tous les convives brillaient la joie,
498

l’amour, le plaisir. Au moment où la morte figure
de Raphaël se montra dans l’ouverture de la
porte, une acclamation soudaine éclata, rapide,
rutilante comme les rayons de cette fête
improvisée. Les voix, les parfums, la lumière, ces
femmes d’une pénétrante beauté frappèrent tous
ses sens, réveillèrent son appétit. Une délicieuse
musique, cachée dans un salon voisin, couvrit par
un torrent d’harmonie ce tumulte enivrant, et
compléta cette étrange vision. Raphaël se sentit la
main pressée par une main chatouilleuse, une
main de femme dont les bras frais et blancs se
levaient pour le serrer, la main d’Aquilina. Il
comprit que ce tableau n’était pas vague et
fantastique comme les fugitives images de ses
rêves décolorés, il poussa un cri sinistre, ferma
brusquement la porte, et flétrit son vieux serviteur
en le frappant au visage.
– Monstre, tu as donc juré de me faire
mourir ? s’écria-t-il. Puis, tout palpitant du
danger qu’il venait de courir, il trouva des forces
pour regagner sa chambre, but une forte dose de
sommeil, et se coucha.
499

– Que diable ! dit Jonathas en se relevant,
monsieur Bianchon m’avait cependant bien
ordonné de le distraire.
Il était environ minuit. À cette heure, Raphaël,
par un de ces caprices physiologiques,
l’étonnement et le désespoir des sciences
médicales, resplendissait de beauté pendant son
sommeil. Un rose vif colorait ses joues blanches.
Son front gracieux comme celui d’une jeune fille
exprimait le génie. La vie était en fleurs sur ce
visage tranquille et reposé. Vous eussiez dit d’un
jeune enfant endormi sous la protection de sa
mère. Son sommeil était un bon sommeil, sa
bouche vermeille laissait passer un souffle égal et
pur ; il souriait transporté sans doute par un rêve
dans une belle vie. Peut-être était-il centenaire,
peut-être ses petits-enfants lui souhaitaient-ils de
longs jours, peut-être de son banc rustique, sous
le soleil, assis sous le feuillage, apercevait-il,
comme le prophète, en haut de la montagne, la
terre promise, dans un bienfaisant lointain !
– Te voilà donc ! Ces mots, prononcés d’une
voix argentine, dissipèrent les figures nuageuses
500

de son sommeil. À la lueur de la lampe, il vit
assise sur son lit sa Pauline, mais Pauline
embellie par l’absence et par la douleur. Raphaël
resta stupéfait à l’aspect de cette figure blanche
comme les pétales d’une fleur des eaux, et qui,
accompagnée de longs cheveux noirs, semblait
encore plus noire dans l’ombre. Des larmes
avaient tracé leur route brillante sur ses joues, et
y restaient suspendues, prêtes à tomber au
moindre effort. Vêtue de blanc, la tête penchée et
foulant à peine le lit, elle était là comme un ange
descendu des cieux, comme une apparition qu’un
souffle pouvait faire disparaître.
– Ah ! j’ai tout oublié, s’écria-t-elle au
moment où Raphaël ouvrit les yeux. Je n’ai de
voix que pour te dire : Je suis à toi ! Oui, mon
cœur est tout amour. Ah ! jamais, ange de ma vie,
tu n’as été si beau. Tes yeux foudroient. Mais je
devine tout, va ! Tu as été chercher la santé sans
moi, tu me craignais… Eh bien.
– Fuis, fuis, laisse-moi, répondit enfin Raphaël
d’une voix sourde. Mais va-t’en donc. Si tu restes
là, je meurs. Veux-tu me voir mourir ?
501

– Mourir ! répéta-t-elle. Est-ce que tu peux
mourir sans moi. Mourir, mais tu es jeune !
Mourir, mais je t’aime ! Mourir ! ajouta-t-elle
d’une voix profonde et gutturale en lui prenant
les mains par un mouvement de folie.
– Froides, dit-elle. Est-ce une illusion ?
Raphaël tira de dessous son chevet le lambeau
de la Peau de chagrin, fragile et petit comme la
feuille d’une pervenche, et le lui montrant :
Pauline, belle image de ma belle vie, disons-nous
adieu, dit-il.
– Adieu ? répéta-t-elle d’un air surpris.
– Oui. Ceci est un talisman qui accomplit mes
désirs, et représente ma vie. Vois ce qu’il m’en
reste. Si tu me regardes encore, je vais mourir…
La jeune fille crut Valentin devenu fou, elle
prit le talisman, et alla chercher la lampe.
Éclairée par la lueur vacillante qui se projetait
également sur Raphaël et sur le talisman, elle
examina très attentivement et le visage de son
amant et la dernière parcelle de la Peau magique.
En la voyant belle de terreur et d’amour, il ne fut
502

plus maître de sa pensée : les souvenirs des
scènes caressantes et des joies délirantes de sa
passion triomphèrent dans son âme depuis
longtemps endormie, et s’y réveillèrent comme
un foyer mal éteint.
– Pauline, viens ! Pauline !
Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille,
ses yeux se dilatèrent, ses sourcils violemment
tirés par une douleur inouïe, s’écartèrent avec
horreur, elle lisait dans les yeux de Raphaël un de
ces désirs furieux, jadis sa gloire à elle ; et à
mesure que grandissait ce désir, la Peau en se
contractant, lui chatouillait la main. Sans
réfléchir, elle s’enfuit dans le salon voisin dont
elle ferma la porte.
– Pauline ! Pauline ! cria le moribond en
courant après elle, je t’aime, je t’adore, je te
veux ! Je te maudis, si tu ne m’ouvres ! Je veux
mourir à toi !
Par une force singulière, dernier éclat de vie, il
jeta la porte à terre, et vit sa maîtresse à demi nue
se roulant sur un canapé. Pauline avait tenté
vainement de se déchirer le sein, et pour se
503

donner une prompte mort, elle cherchait à
s’étrangler avec son châle. – Si je meurs ; il vivra,
disait-elle en tâchant vainement de serrer le
nœud. Ses cheveux étaient épars, ses épaules
nues, ses vêtements en désordre, et dans cette
lutte avec la mort, les yeux en pleurs, le visage
enflammé, se tordant sous un horrible désespoir,
elle présentait à Raphaël, ivre d’amour, mille
beautés qui augmentèrent son délire ; il se jeta sur
elle avec la légèreté d’un oiseau de proie, brisa le
châle, et voulut la prendre dans ses bras.
Le moribond chercha des paroles pour
exprimer le désir qui dévorait toutes ses forces ;
mais il ne trouva que les sons étranglés du râle
dans sa poitrine, dont chaque respiration creusée
plus avant, semblait partir de ses entrailles. Enfin,
ne pouvant bientôt plus former de sons, il mordit
Pauline au sein. Jonathas se présenta tout
épouvanté des cris qu’il entendait, et tenta
d’arracher à la jeune fille le cadavre sur lequel
elle s’était accroupie dans un coin.
– Que demandez-vous ? dit-elle. Il est à moi,
je l’ai tué, ne l’avais-je pas prédit ?
504

Épilogue
Et que devint Pauline ?
– Ah ! Pauline, bien. Êtes-vous quelquefois
resté par une douce soirée d’hiver devant votre
foyer domestique, voluptueusement livré à des
souvenirs d’amour ou de jeunesse en contemplant
les rayures produites par le feu sur un morceau de
chêne ? Ici la combustion dessine les cases
rouges d’un damier, là elle miroite des velours ;
de petites flammes bleues courent,. bondissent et
jouent sur le fond ardent du brasier. Vient un
peintre inconnu qui se sert de cette flamme ; par
un artifice unique, il trace au sein de ces
flamboyantes teintes violettes ou empourprées
une figure supernaturelle et d’une délicatesse
inouïe, phénomène fugitif que le hasard ne
recommencera jamais : c’est une femme aux
cheveux emportés par le vent, et dont le profil
respire une passion délicieuse : du feu dans le
505

feu ! elle sourit, elle expire ; vous ne la reverrez
plus. Adieu fleur de la flamme, adieu principe
incomplet, inattendu, venu trop tôt ou trop tard
pour être quelque beau diamant.
– Mais Pauline ?
– Vous n’y êtes pas ? je recommence. Place !
place ! Elle arrive, la voici la reine des illusions,
la femme qui passe comme un baiser, la femme
vive comme un éclair, comme lui jaillie brûlante
du ciel, l’être incréé, tout esprit, tout amour. Elle
a revêtu je ne sais quel corps de flamme, ou pour
elle la flamme s’est un moment animée ! Les
lignes de ses formes sont d’une pureté qui vous
dit qu’elle vient du ciel. Ne resplendit-elle pas
comme un ange ? n’entendez-vous pas le
frémissement aérien de ses ailes ? Plus légère que
l’oiseau, elle s’abat près de vous et ses terribles
yeux fascinent ; sa douce, mais puissante haleine
attire vos lèvres par une force magique ; elle fuit
et vous entraîne, vous ne sentez plus la terre.
Vous voulez passer une seule fois votre main
chatouillée, votre main fanatisée sur ce corps de
neige, froisser ses cheveux d’or, baiser ses yeux
506

étincelants. Une vapeur vous enivre, une musique
enchanteresse vous charme. Vous tressaillez de
tous vos nerfs, vous êtes tout désir, tout
souffrance. O bonheur sans nom ! vous avez
touché les lèvres de cette femme ; mais tout à
coup une atroce douleur vous réveille. Ha ! ha !
votre tête a porté sur l’angle de votre lit, vous en
avez embrassé l’acajou brun, les dorures froides,
quelque bronze, un amour en cuivre.
– Mais, monsieur, Pauline !
– Encore ! Écoutez. Par une belle matinée, en
partant de Tours, un jeune homme embarqué sur
la Ville d’Angers tenait dans sa main la main
d’une jolie femme. Unis ainsi, tous deux
admirèrent longtemps, au-dessus des larges eaux
de la Loire, une blanche figure, artificiellement
éclose au sein du brouillard comme un fruit des
eaux et du soleil, ou comme un caprice des nuées
et de l’air. Tour à tour ondine ou sylphide, cette
fluide créature voltigeait dans les airs comme un
mot vainement cherché qui court dans la
mémoire sans se laisser saisir, elle se promenait
entre les îles, elle agitait sa tête à travers les hauts
507

peupliers ; puis devenue gigantesque elle faisait
ou resplendir les mille plis de sa robe, ou briller
l’auréole décrite par le soleil autour de son
visage ; elle planait sur les hameaux, sur les
collines et semblait défendre au bateau à vapeur
de passer devant le château d’Ussé. Vous eussiez
dit le fantôme de la Dame des Belles Cousines
qui voulait protéger son pays contre les invasions
modernes.
– Bien, je comprends, ainsi de Pauline. Mais
Fœdora ?
– Oh ! Fœdora, vous la rencontrerez. Elle était
hier aux Bouffons, elle ira ce soir à l’Opéra, elle
est partout.
Paris, 1830 – 1831.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer