La Prisonnière

La Prisonnière

de Marcel Proust

Chapitre 1 Vie en commun avec Albertine

Dès le matin, la tête encore tournée contre le mur, et avant d’avoir vu, au-dessus des grands rideaux de la fenêtre, de quelle nuance était la raie du jour, je savais déjà le temps qu’il faisait. Les premiers bruits de la rue me l’avaient appris, selon qu’ils me parvenaient amortis et déviés par l’humidité ou vibrants comme des flèches dans l’aire résonnante et vide d’un matin spacieux, glacial et pur&|160;; dès le roulement du premier tramway, j’avais entendu s’il était morfondu dans la pluie ou en partance pour l’azur. Et, peut-être, ces bruits avaient-ils été devancés eux-mêmes par quelque émanation plus rapide et plus pénétrante qui, glissée au travers de mon sommeil, y répandait une tristesse annonciatrice de la neige, ou y faisait entonner, à certain petit personnage intermittent, de si nombreux cantiques à la gloire du soleil que ceux-ci finissaient par amener pour moi,qui encore endormi commençais à sourire, et dont les paupières closes se préparaient à être éblouies, un étourdissant réveil en musique. Ce fut, du reste, surtout de ma chambre que je perçus la vie extérieure pendant cette période. Je sais que Bloch raconta que, quand il venait me voir le soir, il entendait comme le bruit d’une conversation&|160;; comme ma mère était à Combray et qu’il ne trouvait jamais personne dans ma chambre, il conclut que je parlais tout seul. Quand, beaucoup plus tard, il apprit qu’Albertine habitait alors avec moi, comprenant que je l’avais cachée à tout lemonde, il déclara qu’il voyait enfin la raison pour laquelle, àcette époque de ma vie, je ne voulais jamais sortir. Il se trompa.Il était d’ailleurs fort excusable, car la réalité même, si elleest nécessaire, n’est pas complètement prévisible. Ceux quiapprennent sur la vie d’un autre quelque détail exact en tirentaussitôt des conséquences qui ne le sont pas et voient dans le faitnouvellement découvert l’explication de choses qui précisémentn’ont aucun rapport avec lui.

Quand je pense maintenant que mon amie était venue, à notreretour de Balbec, habiter à Paris sous le même toit que moi,qu’elle avait renoncé à l’idée d’aller faire une croisière, qu’elleavait sa chambre à vingt pas de la mienne, au bout du couloir, dansle cabinet à tapisseries de mon père, et que chaque soir, forttard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue,comme un pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant lecaractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances quenous avons endurées à cause d’elle ont fini par conférer une sortede douceur morale, ce que j’évoque aussitôt par comparaison, cen’est pas la nuit que le capitaine de Borodino me permit de passerau quartier, par une faveur qui ne guérissait en somme qu’unmalaise éphémère, mais celle où mon père envoya maman dormir dansle petit lit à côté du mien. Tant la vie, si elle doit une fois deplus nous délivrer d’une souffrance qui paraissait inévitable, lefait dans des conditions différentes, opposées parfois jusqu’aupoint qu’il y a presque sacrilège apparent à constater l’identitéde la grâce octroyée&|160;!

Quand Albertine savait par Françoise que, dans la nuit de machambre aux rideaux encore fermés, je ne dormais pas, elle ne segênait pas pour faire un peu de bruit, en se baignant, dans soncabinet de toilette. Alors, souvent, au lieu d’attendre une heureplus tardive, j’allais dans une salle de bains contiguë à la sienneet qui était agréable. Jadis, un directeur de théâtre dépensait descentaines de mille francs pour consteller de vraies émeraudes letrône où la diva jouait un rôle d’impératrice. Les ballets russesnous ont appris que de simples jeux de lumières prodiguent, dirigéslà où il faut, des joyaux aussi somptueux et plus variés. Cettedécoration, déjà plus immatérielle, n’est pas si gracieuse pourtantque celle par quoi, à huit heures du matin, le soleil remplacecelle que nous avions l’habitude d’y voir quand nous ne nouslevions qu’à midi. Les fenêtres de nos deux salles de bains, pourqu’on ne pût nous voir du dehors, n’étaient pas lisses, mais toutesfroncées d’un givre artificiel et démodé. Le soleil tout à coupjaunissait cette mousseline de verre, la dorait et, découvrantdoucement en moi un jeune homme plus ancien, qu’avait cachélongtemps l’habitude, me grisait de souvenirs, comme si j’eusse étéen pleine nature devant des feuillages dorés où ne manquait mêmepas la présence d’un oiseau. Car j’entendais Albertine siffler sanstrêve&|160;:

Les douleurs sont des folles,

Et qui les écoute est encor plus fou.

Je l’aimais trop pour ne pas joyeusement sourire de son mauvaisgoût musical. Cette chanson, du reste, avait ravi, l’été passé,Mme Bontemps, laquelle entendit dire bientôt que c’étaitune ineptie, de sorte que, au lieu de demander à Albertine de lachanter, quand elle avait du monde, elle y substitua&|160;:

Une chanson d’adieu sort des sources troublées,

qui devint à son tour «&|160;une vieille rengaine de Massenet,dont la petite nous rebat les oreilles&|160;».

Une nuée passait, elle éclipsait le soleil, je voyais s’éteindreet rentrer dans une grisaille le pudique et feuillu rideau deverre.

Les cloisons qui séparaient nos deux cabinets de toilette (celuid’Albertine, tout pareil, était une salle de bains que maman, enayant une autre dans la partie opposée de l’appartement, n’avaitjamais utilisée pour ne pas me faire de bruit) étaient si mincesque nous pouvions parler tout en nous lavant chacun dans le nôtre,poursuivant une causerie qu’interrompait seulement le bruit del’eau, dans cette intimité que permet souvent à l’hôtel l’exiguïtédu logement et le rapprochement des pièces, mais qui, à Paris, estsi rare.

D’autres fois, je restais couché, rêvant aussi longtemps que jele voulais, car on avait ordre de ne jamais entrer dans ma chambreavant que j’eusse sonné, ce qui, à cause de la façon incommode dontavait été posée la poire électrique au-dessus de mon lit, demandaitsi longtemps, que, souvent, las de chercher à l’atteindre etcontent d’être seul, je restais quelques instants presque rendormi.Ce n’est pas que je fusse absolument indifférent au séjourd’Albertine chez nous. Sa séparation d’avec ses amies réussissait àépargner à mon cœur de nouvelles souffrances. Elle le maintenaitdans un repos, dans une quasi-immobilité qui l’aideraient à guérir.Mais, enfin, ce calme que me procurait mon amie était apaisement dela souffrance plutôt que joie. Non pas qu’il ne me permît d’engoûter de nombreuses, auxquelles la douleur trop vive m’avaitfermé, mais ces joies, loin de les devoir à Albertine, qued’ailleurs je ne trouvais plus guère jolie et avec laquelle jem’ennuyais, que j’avais la sensation nette de ne pas aimer, je lesgoûtais au contraire pendant qu’Albertine n’était pas auprès demoi. Aussi, pour commencer la matinée, je ne la faisais pas tout desuite appeler, surtout s’il faisait beau. Pendant quelquesinstants, et sachant qu’il me rendait plus heureux qu’Albertine, jerestais en tête à tête avec le petit personnage intérieur, salueurchantant du soleil et dont j’ai déjà parlé. De ceux qui composentnotre individu, ce ne sont pas les plus apparents qui nous sont leplus essentiels. En moi, quand la maladie aura fini de les jeterl’un après l’autre par terre, il en restera encore deux ou troisqui auront la vie plus dure que les autres, notamment un certainphilosophe qui n’est heureux que quand il a découvert, entre deuxœuvres, entre deux sensations, une partie commune. Mais le dernierde tous, je me suis quelquefois demandé si ce ne serait pas lepetit bonhomme fort semblable à un autre que l’opticien de Combrayavait placé derrière sa vitrine pour indiquer le temps qu’ilfaisait et qui, ôtant son capuchon dès qu’il y avait du soleil, leremettait s’il allait pleuvoir. Ce petit bonhomme-là, je connaisson égoïsme&|160;: je peux souffrir d’une crise d’étouffements quela venue seule de la pluie calmerait, lui ne s’en soucie pas, etaux premières gouttes si impatiemment attendues, perdant sa gaîté,il rabat son capuchon avec mauvaise humeur. En revanche, je croisbien qu’à mon agonie, quand tous mes autres «&|160;moi&|160;»seront morts, s’il vient à briller un rayon de soleil tandis que jepousserai mes derniers soupirs, le petit personnage barométrique sesentira bien aise, et ôtera son capuchon pour chanter&|160;:«&|160;Ah&|160;! enfin, il fait beau.&|160;»

Je sonnais Françoise. J’ouvrais le Figaro. J’ycherchais et constatais que ne s’y trouvait pas un article, ouprétendu tel, que j’avais envoyé à ce journal et qui n’était, unpeu arrangée, que la page récemment retrouvée, écrite autrefoisdans la voiture du docteur Percepied, en regardant les clochers deMartainville. Puis, je lisais la lettre de maman. Elle trouvaitbizarre, choquant, qu’une jeune fille habitât seule avec moi. Lepremier jour, au moment de quitter Balbec, quand elle m’avait vu simalheureux et s’était inquiétée de me laisser seul, peut-être mamère avait-elle été heureuse en apprenant qu’Albertine partait avecnous et en voyant que, côte à côte avec nos propres malles (lesmalles auprès desquelles j’avais passé la nuit à l’Hôtel de Balbecen pleurant), on avait chargé sur le tortillard celles d’Albertine,étroites et noires, qui m’avaient paru avoir la forme de cercueilset dont j’ignorais si elles allaient apporter à la maison la vie oula mort. Mais je ne me l’étais même pas demandé, étant tout à lajoie, dans le matin rayonnant, après l’effroi de rester à Balbec,d’emmener Albertine. Mais, à ce projet, si au début ma mère n’avaitpas été hostile (parlant gentiment à mon amie comme une maman dontle fils vient d’être gravement blessé, et qui est reconnaissante àla jeune maîtresse qui le soigne avec dévouement), elle l’étaitdevenue depuis qu’il s’était trop complètement réalisé et que leséjour de la jeune fille se prolongeait chez nous, et chez nous enl’absence de mes parents. Cette hostilité, je ne peux pourtant pasdire que ma mère me la manifestât jamais. Comme autrefois, quandelle avait cessé d’oser me reprocher ma nervosité, ma paresse,maintenant elle se faisait un scrupule – que je n’ai peut-être pastout à fait deviné au moment, ou pas voulu deviner – de risquer, enfaisant quelques réserves sur la jeune fille avec laquelle je luiavais dit que j’allais me fiancer, d’assombrir ma vie, de me rendreplus tard moins dévoué pour ma femme, de semer peut-être, pourquand elle-même ne serait plus, le remords de l’avoir peinée enépousant Albertine. Maman préférait paraître approuver un choix surlequel elle avait le sentiment qu’elle ne pourrait pas me fairerevenir. Mais tous ceux qui l’ont vue à cette époque m’ont dit qu’àsa douleur d’avoir perdu sa mère s’ajoutait un air de perpétuellepréoccupation. Cette contention d’esprit, cette discussionintérieure, donnait à maman une grande chaleur aux tempes et elleouvrait constamment les fenêtres pour se rafraîchir. Mais, dedécision, elle n’arrivait pas à en prendre de peur de«&|160;m’influencer&|160;» dans un mauvais sens et de gâter cequ’elle croyait mon bonheur. Elle ne pouvait même pas se résoudre àm’empêcher de garder provisoirement Albertine à la maison. Elle nevoulait pas se montrer plus sévère que Mme Bontemps quecela regardait avant tout et qui ne trouvait pas cela inconvenant,ce qui surprenait beaucoup ma mère. En tous cas, elle regrettaitd’avoir été obligée de nous laisser tous les deux seuls, en partantjuste à ce moment pour Combray, où elle pouvait avoir à rester (eten fait resta) de longs mois, pendant lesquels ma grand’tante eutsans cesse besoin d’elle jour et nuit. Tout, là-bas, lui fut rendufacile, grâce à la bonté, au dévouement de Legrandin qui, nereculant devant aucune peine, ajourna de semaine en semaine sonretour à Paris, sans connaître beaucoup ma tante, simplementd’abord parce qu’elle avait été une amie de sa mère, puis parcequ’il sentit que la malade, condamnée, aimait ses soins et nepouvait se passer de lui. Le snobisme est une maladie grave del’âme, mais localisée et qui ne la gâte pas tout entière. Moi,cependant, au contraire de maman, j’étais fort heureux de sondéplacement à Combray, sans lequel j’eusse craint (ne pouvant pasdire à Albertine de la cacher) qu’elle ne découvrît son amitié pourMlle Vinteuil. C’eût été pour ma mère un obstacleabsolu, non seulement à un mariage dont elle m’avait d’ailleursdemandé de ne pas parler encore définitivement à mon amie et dontl’idée m’était de plus en plus intolérable, mais même à ce quecelle-ci passât quelque temps à la maison. Sauf une raison si graveet qu’elle ne connaissait pas, maman, par le double effet del’imitation édifiante et libératrice de ma grand’mère, admiratricede George Sand, et qui faisait consister la vertu dans la noblessedu cœur, et, d’autre part, de ma propre influence corruptrice,était maintenant indulgente à des femmes pour la conduite de quielle se fût montrée sévère autrefois, ou même aujourd’hui, si ellesavaient été de ses amies bourgeoises de Paris ou de Combray, maisdont je lui vantais la grande âme et auxquelles elle pardonnaitbeaucoup parce qu’elles m’aimaient bien. Malgré tout et même endehors de la question des convenances, je crois qu’Albertine eûtété insupportable à maman, qui avait gardé de Combray, de ma tanteLéonie, de toutes ses parentes, des habitudes d’ordre dont mon amien’avait pas la première notion.

Elle n’aurait pas fermé une porte et, en revanche, ne se seraitpas plus gênée d’entrer quand une porte était ouverte que ne faitun chien ou un chat. Son charme, un peu incommode, était ainsid’être à la maison moins comme une jeune fille que comme une bêtedomestique, qui entre dans une pièce, qui en sort, qui se trouvepartout où on ne s’y attend pas et qui venait – c’était pour moi unrepos profond – se jeter sur mon lit à côté de moi, s’y faire uneplace d’où elle ne bougeait plus, sans gêner comme l’eût fait unepersonne. Pourtant, elle finit par se plier à mes heures desommeil, à ne pas essayer non seulement d’entrer dans ma chambre,mais à ne plus faire de bruit avant que j’eusse sonné. C’estFrançoise qui lui imposa ces règles.

Elle était de ces domestiques de Combray sachant la valeur deleur maître et que le moins qu’elles peuvent est de lui fairerendre entièrement ce qu’elles jugent qui lui est dû. Quand unvisiteur étranger donnait un pourboire à Françoise à partager avecla fille de cuisine, le donateur n’avait pas le temps d’avoir remissa pièce que Françoise, avec une rapidité, une discrétion et uneénergie égales, avait passé la leçon à la fille de cuisine quivenait remercier non pas à demi-mot, mais franchement, hautement,comme Françoise lui avait dit qu’il fallait le faire. Le curé deCombray n’était pas un génie, mais, lui aussi, savait ce qui sedevait. Sous sa direction, la fille de cousins protestants deMme Sazerat s’était convertie au catholicisme et lafamille avait été parfaite pour lui&|160;: il fut question d’unmariage avec un noble de Méséglise. Les parents du jeune hommeécrivirent, pour prendre des informations, une lettre assezdédaigneuse et où l’origine protestante était méprisée. Le curé deCombray répondit d’un tel ton que le noble de Méséglise, courbé etprosterné, écrivit une lettre bien différente, où il sollicitaitcomme la plus précieuse faveur de s’unir à la jeune fille.

Françoise n’eut pas de mérite à faire respecter mon sommeil parAlbertine. Elle était imbue de la tradition. À un silence qu’ellegarda, ou à la réponse péremptoire qu’elle fit à une propositiond’entrer chez moi ou de me faire demander quelque chose, qu’avaitdû innocemment formuler Albertine, celle-ci comprit avec stupeurqu’elle se trouvait dans un monde étrange, aux coutumes inconnues,réglé par des lois de vivre qu’on ne pouvait songer à enfreindre.Elle avait déjà eu un premier pressentiment de cela à Balbec, mais,à Paris, n’essaya même pas de résister et attendit patiemmentchaque matin mon coup de sonnette pour oser faire du bruit.

L’éducation que lui donna Françoise fut salutaire, d’ailleurs, ànotre vieille servante elle-même, en calmant peu à peu lesgémissements que, depuis le retour de Balbec, elle ne cessait depousser. Car, au moment de monter dans le tram, elle s’étaitaperçue qu’elle avait oublié de dire adieu à la«&|160;gouvernante&|160;» de l’Hôtel, personne moustachue quisurveillait les étages, connaissait à peine Françoise, mais avaitété relativement polie pour elle. Françoise voulait absolumentfaire retour en arrière, descendre du tram, revenir à l’Hôtel,faire ses adieux à la gouvernante et ne partir que le lendemain. Lasagesse, et surtout mon horreur subite de Balbec, m’empêchèrent delui accorder cette grâce, mais elle en avait contracté une mauvaisehumeur maladive et fiévreuse que le changement d’air n’avait passuffi à faire disparaître et qui se prolongeait à Paris. Car, selonle code de Françoise, tel qu’il est illustré dans les bas-reliefsde Saint-André-des-Champs, souhaiter la mort d’un ennemi, la luidonner même n’est pas défendu, mais il est horrible de ne pas fairece qui se doit, de ne pas rendre une politesse, de ne pas faire sesadieux avant de partir, comme une vraie malotrue, à une gouvernanted’étage. Pendant tout le voyage, le souvenir, à chaque momentrenouvelé, qu’elle n’avait pas pris congé de cette femme avait faitmonter aux joues de Françoise un vermillon qui pouvait effrayer. Etsi elle refusa de boire et de manger jusqu’à Paris, c’est peut-êtreparce que ce souvenir lui mettait un «&|160;poids&|160;» réel«&|160;sur l’estomac&|160;» (chaque classe sociale a sa pathologie)plus encore que pour nous punir.

Parmi les causes qui faisaient que maman m’envoyait tous lesjours une lettre, et une lettre d’où n’était jamais absente quelquecitation de Mme de Sévigné, il y avait le souvenir de magrand’mère. Maman m’écrivait&|160;: «&|160;Mme Sazeratnous a donné un de ces petits déjeuners dont elle a le secret etqui, comme eût dit ta pauvre grand’mère, en citant Mmede Sévigné, nous enlèvent à la solitude sans nous apporter lasociété.&|160;» Dans mes premières réponses, j’eus la bêtised’écrire à maman&|160;: «&|160;À ces citations, ta mère tereconnaîtrait tout de suite.&|160;» Ce qui me valut, trois joursaprès, ce mot&|160;: «&|160;Mon pauvre fils, si c’était pour meparler de ma mère tu invoques bien mal à proposMme de Sévigné. Elle t’aurait répondu comme elle fit àMme de Grignan&|160;: «&|160;Elle ne vous était doncrien&|160;? Je vous croyais parents.&|160;»

Cependant, j’entendais les pas de mon amie qui sortait de sachambre ou y rentrait. Je sonnais, car c’était l’heure où Andréeallait venir avec le chauffeur, ami de Morel et fourni par lesVerdurin, chercher Albertine. J’avais parlé à celle-ci de lapossibilité lointaine de nous marier&|160;; mais je ne l’avaisjamais fait formellement&|160;; elle-même, par discrétion, quandj’avais dit&|160;: «&|160;Je ne sais pas, mais ce serait peut-êtrepossible&|160;», avait secoué la tête avec un mélancolique souriredisant&|160;: «&|160;Mais non, ce ne le serait pas&|160;», ce quisignifiait&|160;: «&|160;Je suis trop pauvre.&|160;» Et alors, touten disant&|160;: «&|160;Rien n’est moins sûr&|160;», quand ils’agissait de projets d’avenir, présentement je faisais tout pourla distraire, lui rendre la vie agréable, cherchant peut-êtreaussi, inconsciemment, à lui faire par là désirer de m’épouser.Elle riait elle-même de tout ce luxe. «&|160;C’est la mère d’Andréequi en ferait une tête de me voir devenue une dame riche commeelle, ce qu’elle appelle une dame qui a «&|160;chevaux, voitures,tableaux&|160;». Comment&|160;? Je ne vous avais jamais racontéqu’elle disait cela&|160;? Oh&|160;! c’est un type&|160;! Ce quim’étonne, c’est qu’elle élève les tableaux à la dignité des chevauxet des voitures.&|160;» On verra plus tard que, malgré leshabitudes de parler stupides qui lui étaient restées, Albertines’était étonnamment développée, ce qui m’était entièrement égal,les supériorités d’esprit d’une compagne m’ayant toujours si peuintéressé que, si je les ai fait remarquer à l’une ou à l’autre,cela a été par pure politesse. Seul peut-être le curieux génie deFrançoise m’eût peut-être plu. Malgré moi je souriais pendantquelques instants, quand, par exemple, ayant profité de ce qu’elleavait appris qu’Albertine n’était pas là, elle m’abordait par cesmots&|160;: «&|160;Divinité du ciel déposée sur unlit&|160;!&|160;» Je disais&|160;: «&|160;Mais, voyons, Françoise,pourquoi «&|160;divinité du ciel&|160;»&|160;? – Oh, si vous croyezque vous avez quelque chose de ceux qui voyagent sur notre vileterre, vous vous trompez bien&|160;! – Mais pourquoi«&|160;déposée&|160;» sur un lit&|160;? vous voyez bien que je suiscouché. – Vous n’êtes jamais couché. A-t-on jamais vu personnecouché ainsi&|160;? Vous êtes venu vous poser là. Votre pyjama, ence moment, tout blanc, avec vos mouvements de cou, vous donne l’aird’une colombe.&|160;»

Albertine, même dans l’ordre des choses bêtes, s’exprimait toutautrement que la petite fille qu’elle était il y avait seulementquelques années à Balbec. Elle allait jusqu’à déclarer, à proposd’un événement politique qu’elle blâmait&|160;: «&|160;Je trouve çaformidable.&|160;» Et je ne sais si ce ne fut vers ce temps-làqu’elle apprit à dire, pour signifier qu’elle trouvait un livre malécrit&|160;: «&|160;C’est intéressant, mais, par exemple, c’estécrit comme par un cochon.&|160;»

La défense d’entrer chez moi avant que j’eusse sonné l’amusaitbeaucoup. Comme elle avait pris notre habitude familiale descitations et utilisait pour elle celles des pièces qu’elle avaitjouées au couvent et que je lui avais dit aimer, elle me comparaittoujours à Assuérus&|160;:

Et la mort est le prix de tout audacieux

Qui sans être appelé se présente à ses yeux.

… … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … … …

Rien ne met à l’abri de cet ordre fatal,

Ni le rang, ni le sexe&|160;; et le crime est égal.

Moi-même…

Je suis à cette loi comme une autre soumise&|160;:

Et sans le prévenir il faut pour lui parler

Qu’il me cherche ou du moins qu’il me fasseappeler,

Physiquement, elle avait changé aussi. Ses longs yeux bleus –plus allongés – n’avaient pas gardé la même forme&|160;; ilsavaient bien la même couleur, mais semblaient être passés à l’étatliquide. Si bien que, quand elle les fermait, c’était comme quandavec des rideaux on empêche de voir la mer. C’est sans doute decette partie d’elle-même que je me souvenais surtout, chaque nuiten la quittant. Car, par exemple, tout au contraire, chaque matinle crespelage de ses cheveux me causa longtemps la même surprise,comme une chose nouvelle que je n’aurais jamais vue. Et pourtant,au-dessus du regard souriant d’une jeune fille, qu’y a-t-il de plusbeau que cette couronne bouclée de violettes noires&|160;? Lesourire propose plus d’amitié&|160;; mais les petits crochetsvernis des cheveux en fleurs, plus parents de la chair, dont ilssemblent la transposition en vaguelettes, attrapent davantage ledésir.

À peine entrée dans ma chambre, elle sautait sur le lit etquelquefois définissait mon genre d’intelligence, jurait dans untransport sincère qu’elle aimerait mieux mourir que de mequitter&|160;: c’était les jours où je m’étais rasé avant de lafaire venir. Elle était de ces femmes qui ne savent pas démêler laraison de ce qu’elles ressentent. Le plaisir que leur cause unteint frais, elles l’expliquent par les qualités morales de celuiqui leur semble pour leur avenir présenter une possibilité debonheur, capable du reste de décroître et de devenir moinsnécessaire au fur et à mesure qu’on laisse pousser sa barbe.

Je lui demandais où elle comptait aller.

–&|160;Je crois qu’Andrée veut me mener aux Buttes-Chaumont queje ne connais pas.

Certes, il m’était impossible de deviner, entre tant d’autresparoles, si sous celle-là un mensonge était caché. D’ailleursj’avais confiance en Andrée pour me dire tous les endroits où elleallait avec Albertine.

À Balbec, quand je m’étais senti trop las d’Albertine, j’avaiscompté dire mensongèrement à Andrée&|160;: «&|160;Ma petite Andrée,si seulement je vous avais revue plus tôt&|160;! C’était vous quej’aurais aimée. Mais, maintenant, mon cœur est fixé ailleurs. Toutde même, nous pouvons nous voir beaucoup, car mon amour pour uneautre me cause de grands chagrins et vous m’aiderez à meconsoler.&|160;» Or, ces mêmes paroles de mensonge étaient devenuesvérité à trois semaines de distance. Peut-être Andrée avait-ellecru à Paris que c’était en effet un mensonge et que je l’aimais,comme elle l’aurait sans doute cru à Balbec. Car la vérité changetellement pour nous, que les autres ont peine à s’y reconnaître. Etcomme je savais qu’elle me raconterait tout ce qu’elles auraientfait, Albertine et elle, je lui avais demandé et elle avait acceptéde venir la chercher presque chaque jour. Ainsi, je pourrais, sanssouci, rester chez moi.

Et ce prestige d’Andrée d’être une des filles de la petite bandeme donnait confiance qu’elle obtiendrait tout ce que je voudraisd’Albertine. Vraiment, j’aurais pu lui dire maintenant en toutevérité qu’elle serait capable de me tranquilliser.

D’autre part, mon choix d’Andrée (laquelle se trouvait être àParis, ayant renoncé à son projet de revenir à Balbec) comme guidede mon amie avait tenu à ce qu’Albertine me raconta de l’affectionque son amie avait eue pour moi à Balbec, à un moment au contraireoù je craignais de l’ennuyer, et si je l’avais su alors, c’estpeut-être Andrée que j’eusse aimée.

–&|160;Comment, vous ne le saviez pas&|160;? me dit Albertine,nous en plaisantions pourtant entre nous. Du reste, vous n’avez pasremarqué qu’elle s’était mise à prendre vos manières de parler, deraisonner&|160;? Surtout quand elle venait de vous quitter, c’étaitfrappant. Elle n’avait pas besoin de nous dire si elle vous avaitvu. Quand elle arrivait, si elle venait d’auprès de vous, cela sevoyait à la première seconde. Nous nous regardions entre nous etnous riions. Elle était comme un charbonnier qui voudrait fairecroire qu’il n’est pas charbonnier. Il est tout noir. Un meuniern’a pas besoin de dire qu’il est meunier, on voit bien toute lafarine qu’il a sur lui&|160;; il y a encore la place des sacs qu’ila portés. Andrée, c’était la même chose, elle tournait ses sourcilscomme vous, et puis son grand cou, enfin je ne peux pas vous dire.Quand je prends un livre qui a été dans votre chambre, je peux lelire dehors, on sait tout de même qu’il vient de chez vous parcequ’il garde quelque chose de vos sales fumigations. C’est un rien,mais c’est un rien, au fond, qui est assez gentil. Chaque fois quequelqu’un avait parlé de vous gentiment, avait eu l’air de fairegrand cas de vous, Andrée était dans le ravissement.

Malgré tout, pour éviter qu’il y eût quelque chose de préparé àmon insu, je conseillais d’abandonner pour ce jour-là lesButtes-Chaumont et d’aller plutôt à Saint-Cloud ou ailleurs.

Ce n’est pas certes, je le savais, que j’aimasse Albertine lemoins du monde. L’amour n’est peut-être que la propagation de cesremous qui, à la suite d’une émotion, émeuvent l’âme. Certainsavaient remué mon âme tout entière quand Albertine m’avait parlé, àBalbec, de Mlle Vinteuil, mais ils étaient maintenantarrêtés. Je n’aimais plus Albertine, car il ne me restait plus riende la souffrance, guérie maintenant, que j’avais eue dans le tram,à Balbec, en apprenant quelle avait été l’adolescence d’Albertine,avec des visites peut-être à Montjouvain. Tout cela, j’y avais troplongtemps pensé, c’était guéri. Mais, par instants, certainesmanières de parler d’Albertine me faisaient supposer – je ne saispourquoi – qu’elle avait dû recevoir dans sa vie encore si courtebeaucoup de compliments, de déclarations et les recevoir avecplaisir, autant dire avec sensualité. Ainsi, elle disait, à proposde n’importe quoi&|160;: «&|160;C’est vrai&|160;? C’est bienvrai&|160;?&|160;» Certes, si elle avait dit comme uneOdette&|160;: «&|160;C’est bien vrai ce grosmensonge-là&|160;?&|160;» je ne m’en fusse pas inquiété, car leridicule de la formule se fût expliqué par une stupide banalitéd’esprit de femme. Mais son air interrogateur&|160;: «&|160;C’estvrai&|160;?&|160;» donnait, d’une part, l’étrange impression d’unecréature qui ne peut se rendre compte des choses par elle-même, quien appelle à votre témoignage, comme si elle ne possédait pas lesmêmes facultés que vous (on lui disait&|160;: «&|160;Voilà uneheure que nous sommes partis&|160;», ou «&|160;Il pleut&|160;»,elle demandait&|160;: «&|160;C’est vrai&|160;?&|160;»).Malheureusement, d’autre part, ce manque de facilité à se rendrecompte par soi-même des phénomènes extérieurs ne devait pas être lavéritable origine de «&|160;C’est vrai&|160;? C’est bienvrai&|160;?&|160;» Il semblait plutôt que ces mots eussent été, dèssa nubilité précoce, des réponses à des&|160;: «&|160;Vous savezque je n’ai jamais trouvé une personne aussi jolie quevous&|160;»&|160;; «&|160;Vous savez que j’ai un grand amour pourvous, que je suis dans un état d’excitation terrible&|160;».Affirmations auxquelles répondaient, avec une modestie coquettementconsentante, ces «&|160;C’est vrai&|160;? C’est bienvrai&|160;?&|160;», lesquels ne servaient plus à Albertine avec moiqu’à répondre par une question à une affirmation telle que&|160;:«&|160;Vous avez sommeillé plus d’une heure. – C’estvrai&|160;?&|160;»

Sans me sentir le moins du monde amoureux d’Albertine, sansfaire figurer au nombre des plaisirs les moments que nous passionsensemble, j’étais resté préoccupé de l’emploi de son temps&|160;;certes, j’avais fui Balbec pour être certain qu’elle ne pourraitplus voir telle ou telle personne avec laquelle j’avais tellementpeur qu’elle ne fît le mal en riant, peut-être en riant de moi, quej’avais adroitement tenté de rompre d’un seul coup, par mon départ,toutes ses mauvaises relations. Et Albertine avait une telle forcede passivité, une si grande faculté d’oublier et de se soumettre,que ces relations avaient été brisées en effet et la phobie qui mehantait guérie. Mais elle peut revêtir autant de formes que le malincertain qui est son objet. Tant que ma jalousie ne s’était pasréincarnée en des êtres nouveaux, j’avais eu après mes souffrancespassées un intervalle de calme. Mais à une maladie chronique lemoindre prétexte sert pour renaître, comme, d’ailleurs, au vice del’être qui est cause de cette jalousie, la moindre occasion peutservir pour s’exercer à nouveau (après une trêve de chasteté) avecdes êtres différents. J’avais pu séparer Albertine de ses compliceset, par là, exorciser mes hallucinations&|160;; si on pouvait luifaire oublier les personnes, rendre brefs ses attachements, songoût du plaisir était, lui aussi, chronique, et n’attendaitpeut-être qu’une occasion pour se donner cours. Or, Paris enfournit autant que Balbec.

Dans quelque ville que ce fût, elle n’avait pas besoin dechercher, car le mal n’était pas en Albertine seule, mais end’autres pour qui toute occasion de plaisir est bonne. Un regard del’une, aussitôt compris de l’autre, rapproche les deux affamées. Etil est facile à une femme adroite d’avoir l’air de ne pas voir,puis cinq minutes après d’aller vers la personne qui a compris etl’a attendue dans une rue de traverse, et, en deux mots, de donnerun rendez-vous. Qui saura jamais&|160;? Et il était si simple àAlbertine de me dire, afin que cela continuât, qu’elle désiraitrevoir tel environ de Paris qui lui avait plu. Aussi suffisait-ilqu’elle rentrât trop tard, que sa promenade eût duré un tempsinexplicable, quoique peut-être très facile à expliquer sans faireintervenir aucune raison sensuelle, pour que mon mal renaquît,attaché cette fois à des représentations qui n’étaient pas deBalbec, et que je m’efforcerais, ainsi que les précédentes, dedétruire, comme si la destruction d’une cause éphémère pouvaitentraîner celle d’un mal congénital. Je ne me rendais pas compteque, dans ces destructions où j’avais pour complice, en Albertine,sa faculté de changer, son pouvoir d’oublier, presque de haïr,l’objet récent de son amour, je causais quelquefois une douleurprofonde à tel ou tel de ces êtres inconnus avec qui elle avaitpris successivement du plaisir, et que cette douleur, je la causaisvainement, car ils seraient délaissés, remplacés, et parallèlementau chemin jalonné par tant d’abandons qu’elle commettrait à lalégère, s’en poursuivrait pour moi un autre impitoyable, à peineinterrompu de bien courts répits&|160;; de sorte que ma souffrancene pouvait, si j’avais réfléchi, finir qu’avec Albertine ou qu’avecmoi. Même, les premiers temps de notre arrivée à Paris, insatisfaitdes renseignements qu’Andrée et le chauffeur m’avaient donnés surles promenades qu’ils faisaient avec mon amie, j’avais senti lesenvirons de Paris aussi cruels que ceux de Balbec, et j’étais partiquelques jours en voyage avec Albertine. Mais partout l’incertitudede ce qu’elle faisait était la même&|160;; les possibilités que cefût le mal aussi nombreuses, la surveillance encore plus difficile,si bien que j’étais revenu avec elle à Paris. En réalité, enquittant Balbec, j’avais cru quitter Gomorrhe, en arracherAlbertine&|160;; hélas&|160;! Gomorrhe était dispersé aux quatrecoins du monde. Et moitié par ma jalousie, moitié par ignorance deces joies (cas qui est fort rare), j’avais réglé à mon insu cettepartie de cache-cache où Albertine m’échapperait toujours.

Je l’interrogeais à brûle-pourpoint&|160;: «&|160;Ah&|160;! àpropos, Albertine, est-ce que je rêve, est-ce que vous ne m’aviezpas dit que vous connaissiez Gilberte Swann&|160;? – Oui,c’est-à-dire qu’elle m’a parlé au cours, parce qu’elle avait lescahiers d’histoire de France&|160;; elle a même été très gentille,elle me les a prêtés et je les lui ai rendus aussitôt que je l’aivue. – Est-ce qu’elle est du genre de femmes que je n’aimepas&|160;? Oh&|160;! pas du tout, tout le contraire.&|160;» Mais,plutôt que de me livrer à ce genre de causeries investigatrices, jeconsacrais souvent à imaginer la promenade d’Albertine les forcesque je n’employais pas à la faire, et parlais à mon amie avec cetteardeur que gardent intacte les projets inexécutés. J’exprimais unetelle envie d’aller revoir tel vitrail de la Sainte-Chapelle, untel regret de ne pas pouvoir le faire avec elle seule, quetendrement elle me disait&|160;: «&|160;Mais, mon petit, puisquecela a l’air de vous plaire tant, faites un petit effort, venezavec nous. Nous attendrons aussi tard que vous voudrez, jusqu’à ceque vous soyez prêt. D’ailleurs si cela vous amuse plus d’être seulavec moi, je n’ai qu’à réexpédier Andrée chez elle, elle viendraune autre fois.&|160;» Mais ces prières mêmes de sortir ajoutaientau calme qui me permettait de rester à la maison.

Je ne songeais pas que l’apathie qu’il y avait à se déchargerainsi sur Andrée ou sur le chauffeur du soin de calmer monagitation, en les laissant surveiller Albertine, ankylosait en moi,rendait inertes tous ces mouvements imaginatifs de l’intelligence,toutes ces inspirations de la volonté qui aident à deviner, àempêcher, ce que va faire une personne&|160;; certes, par nature,le monde des possibles m’a toujours été plus ouvert que celui de lacontingence réelle. Cela aide à connaître l’âme, mais on se laissetromper par les individus. Ma jalousie naissait par des images,pour une souffrance, non d’après une probabilité. Or, il peut yavoir dans la vie des hommes et dans celle des peuples (et ildevait y avoir dans la mienne) un jour où on a besoin d’avoir ensoi un préfet de police, un diplomate à claires vues, un chef de lasûreté, qui, au lieu de rêver aux possibles que recèle l’étenduejusqu’aux quatre points cardinaux, raisonne juste, se dit&|160;:«&|160;Si l’Allemagne déclare ceci, c’est qu’elle veut faire telleautre chose&|160;; non pas une autre chose dans le vague, mais bienprécisément ceci ou cela, qui est même peut-être déjàcommencé.&|160;» «&|160;Si telle personne s’est enfuie, ce n’estpas vers les buts a, b, d, mais vers le but c, etl’endroit où il faut opérer nos recherches est c.&|160;»Hélas, cette faculté, qui n’était pas très développée chez moi, jela laissais s’engourdir, perdre ses forces, disparaître, enm’habituant à être calme du moment que d’autres s’occupaient desurveiller pour moi.

Quant à la raison de ce désir de ne pas sortir, cela m’eût étédésagréable de la dire à Albertine. Je lui disais que le médecinm’ordonnait de rester couché. Ce n’était pas vrai. Et cela l’eût-ilété que ses prescriptions n’eussent pu m’empêcher d’accompagner monamie. Je lui demandais la permission de ne pas venir avec elle etAndrée. Je ne dirai qu’une des raisons, qui était une raison desagesse. Dès que je sortais avec Albertine, pour peu qu’un instantelle fût sans moi, j’étais inquiet&|160;: je me figurais quepeut-être elle avait parlé à quelqu’un ou seulement regardéquelqu’un. Si elle n’était pas d’excellente humeur, je pensais queje lui faisais manquer ou remettre un projet. La réalité n’estjamais qu’une amorce à un inconnu sur la voie duquel nous nepouvons aller bien loin. Il vaut mieux ne pas savoir, penser lemoins possible, ne pas fournir à la jalousie le moindre détailconcret. Malheureusement, à défaut de la vie extérieure, desincidents aussi sont amenés par la vie intérieure&|160;; à défautdes promenades d’Albertine, les hasards rencontrés dans lesréflexions que je faisais seul me fournissaient parfois de cespetits fragments de réel qui attirent à eux, à la façon d’unaimant, un peu d’inconnu qui, dès lors, devient douloureux. On abeau vivre sous l’équivalent d’une cloche pneumatique, lesassociations d’idées, les souvenirs continuent à jouer. Mais cesheurts internes ne se produisaient pas tout de suite&|160;; à peineAlbertine était-elle partie pour sa promenade que j’étais vivifié,fût-ce pour quelques instants, par les exaltantes vertus de lasolitude.

Je prenais ma part des plaisirs de la journée commençante&|160;;le désir arbitraire – la velléité capricieuse et purement mienne –de les goûter n’eût pas suffi à les mettre à portée de moi si letemps spécial qu’il faisait ne m’en avait, non pas seulement évoquéles images passées, mais affirmé la réalité actuelle, immédiatementaccessible à tous les hommes qu’une circonstance contingente et parconséquent négligeable, ne forçait pas à rester chez eux. Certainsbeaux jours, il faisait si froid, on était en si largecommunication avec la rue qu’il semblait qu’on eût disjoint lesmurs de la maison, et chaque fois que passait le tramway, sontimbre résonnait comme eût fait un couteau d’argent frappant unemaison de verre. Mais c’était surtout en moi que j’entendais, avecivresse, un son nouveau rendu par le violon intérieur. Ses cordessont serrées ou détendues par de simples différences de latempérature, de la lumière extérieures. En notre être, instrumentque l’uniformité de l’habitude a rendu silencieux, le chant naît deces écarts, de ces variations, source de toute musique&|160;: letemps qu’il fait certains jours nous fait aussitôt passer d’unenote à une autre. Nous retrouvons l’air oublié dont nous aurions pudeviner la nécessité mathématique et que pendant les premiersinstants nous chantons sans le connaître. Seules ces modificationsinternes, bien que venues du dehors, renouvelaient pour moi lemonde extérieur. Des portes de communication, depuis longtempscondamnées, se rouvraient dans mon cerveau. La vie de certainesvilles, la gaîté de certaines promenades reprenaient en moi leurplace. Frémissant tout entier autour de la corde vibrante, j’auraissacrifié ma terne vie d’autrefois et ma vie à venir, passées à lagomme à effacer de l’habitude, pour cet état si particulier.

Si je n’étais pas allé accompagner Albertine dans sa longuecourse, mon esprit n’en vagabondait que davantage et, pour avoirrefusé de goûter avec mes sens cette matinée-là, je jouissais enimagination de toutes les matinées pareilles, passées ou possibles,plus exactement d’un certain type de matinées dont toutes celles dumême genre n’étaient que l’intermittente apparition et que j’avaisvite reconnu&|160;; car l’air vif tournait de lui-même les pagesqu’il fallait, et je trouvais tout indiqué devant moi, pour que jepusse le suivre de mon lit, l’évangile du jour. Cette matinéeidéale comblait mon esprit de réalité permanente, identique àtoutes les matinées semblables, et me communiquait une allégresseque mon état de débilité ne diminuait pas&|160;: le bien-êtrerésultant pour nous beaucoup moins de notre bonne santé que del’excédent inemployé de nos forces, nous pouvons y atteindre, toutaussi bien qu’en augmentant celles-ci, en restreignant notreactivité. Celle dont je débordais, et que je maintenais enpuissance dans mon lit, me faisait tressauter, intérieurementbondir, comme une machine qui, empêchée de changer de place, tournesur elle-même.

Françoise venait allumer le feu et pour le faire prendre yjetait quelques brindilles, dont l’odeur, oubliée pendant toutl’été, décrivait autour de la cheminée un cercle magique danslequel, m’apercevant moi-même en train de lire tantôt à Combray,tantôt à Doncières, j’étais aussi joyeux, restant dans ma chambre àParis, que si j’avais été sur le point de partir en promenade ducôté de Méséglise, ou de retrouver Saint-Loup et ses amis faisantdu service en campagne. Il arrive souvent que le plaisir qu’onttous les hommes à revoir les souvenirs que leur mémoire acollectionnés est le plus vif, par exemple, chez ceux que latyrannie du mal physique et l’espoir quotidien de sa guérison,d’une part, privent d’aller chercher dans la nature des tableauxqui ressemblent à ces souvenirs et, d’autre part, laissent assezconfiants qu’ils le pourront bientôt faire, pour rester vis-à-visd’eux en état de désir, d’appétit et ne pas les considérerseulement comme des souvenirs, comme des tableaux. Mais eussent-ilsdû n’être jamais que cela pour moi et eussé-je pu, en me lesrappelant, les revoir seulement, que soudain ils refaisaient enmoi, de moi tout entier, par la vertu d’une sensation identique,l’enfant, l’adolescent qui les avait vus. Il n’y avait pas euseulement changement de temps dehors, ou dans la chambremodification d’odeurs, mais en moi différence d’âge, substitutionde personne. L’odeur, dans l’air glacé, des brindilles de bois,c’était comme un morceau du passé, une banquise invisible détachéed’un hiver ancien qui s’avançait dans ma chambre, souvent striée,d’ailleurs, par tel parfum, telle lueur, comme par des annéesdifférentes, où je me retrouvais replongé, envahi, avant même queje les eusse identifiées, par l’allégresse d’espoirs abandonnésdepuis longtemps. Le soleil venait jusqu’à mon lit et traversait lacloison transparente de mon corps aminci, me chauffait, me rendaitbrûlant comme du cristal. Alors, convalescent affamé qui se repaîtdéjà de tous les mets qu’on lui refuse encore, je me demandais sime marier avec Albertine ne gâcherait pas ma vie, tant en mefaisant assumer la tâche trop lourde pour moi de me consacrer à unautre être, qu’en me forçant à vivre absent de moi-même à cause desa présence continuelle et en me privant, à jamais, des joies de lasolitude.

Et pas de celles-là seulement. Même en ne demandant à la journéeque des désirs, il en est certains – ceux que provoquent non plusles choses mais les êtres – dont le caractère est d’êtreindividuels. Si, sortant de mon lit, j’allais écarter un instant lerideau de ma fenêtre, ce n’était pas seulement comme un musicienouvre un instant son piano, et pour vérifier si, sur le balcon etdans la rue, la lumière du soleil était exactement au même diapasonque dans mon souvenir, c’était aussi pour apercevoir quelqueblanchisseuse portant son panier à linge, une boulangère à tablierbleu, une laitière à bavette et manches de toile blanche, tenant lecrochet où sont suspendues les carafes de lait, quelque fière jeunefille blonde suivant son institutrice, une image enfin que lesdifférences de lignes, peut-être quantitativement insignifiantes,suffisaient à faire aussi différente de toute autre que pour unephrase musicale la différence de deux notes, et sans la vision delaquelle j’aurais appauvri la journée des buts qu’elle pouvaitproposer à mes désirs de bonheur. Mais si le surcroît de joie,apporté par la vue des femmes impossibles à imaginer apriori, me rendait plus désirables, plus dignes d’êtreexplorés, la rue, la ville, le monde, il me donnait par là même lasoif de guérir, de sortir, et, sans Albertine, d’être libre. Que defois, au moment où la femme inconnue dont j’allais rêver passaitdevant la maison, tantôt à pied, tantôt avec toute la vitesse deson automobile, je souffris que mon corps ne pût suivre mon regardqui la rattrapait et, tombant sur elle comme tiré de l’embrasure dema fenêtre par une arquebuse, arrêter la fuite du visage danslequel m’attendait l’offre d’un bonheur qu’ainsi cloîtré je negoûterais jamais&|160;!

D’Albertine, en revanche, je n’avais plus rien à apprendre.Chaque jour, elle me semblait moins jolie. Seul le désir qu’elleexcitait chez les autres, quand, l’apprenant, je recommençais àsouffrir et voulais la leur disputer, la hissait à mes yeux sur unhaut pavois. Elle était capable de me causer de la souffrance,nullement de la joie. Par la souffrance seule subsistait monennuyeux attachement. Dès qu’elle disparaissait, et avec elle lebesoin de l’apaiser, requérant toute mon attention comme unedistraction atroce, je sentais le néant qu’elle était pour moi, queje devais être pour elle. J’étais malheureux que cet état durât et,par moments, je souhaitais d’apprendre quelque chose d’épouvantablequ’elle aurait fait et qui eût été capable, jusqu’à ce que je fusseguéri, de nous brouiller, ce qui nous permettrait de nousréconcilier, de refaire différente et plus souple la chaîne quinous liait.

En attendant, je chargeais mille circonstances, mille plaisirs,de lui procurer auprès de moi l’illusion de ce bonheur que je ne mesentais pas capable de lui donner. J’aurais voulu, dès ma guérison,partir pour Venise&|160;; mais comment le faire, si j’épousaisAlbertine, moi, si jaloux d’elle que, même à Paris, dès que je medécidais à bouger c’était pour sortir avec elle. Même quand jerestais à la maison toute l’après-midi, ma pensée la suivait danssa promenade, décrivait un horizon lointain, bleuâtre, engendraitautour du centre que j’étais une zone mobile d’incertitude et devague. «&|160;Combien Albertine, me disais-je, m’épargnerait lesangoisses de la séparation si, au cours d’une de ces promenades,voyant que je ne lui parlais plus de mariage, elle se décidait à nepas revenir, et partait chez sa tante, sans que j’eusse à lui direadieu&|160;!&|160;» Mon cœur, depuis que sa plaie se cicatrisait,commençait à ne plus adhérer à celui de mon amie&|160;; je pouvaispar l’imagination la déplacer, l’éloigner de moi sans souffrir.Sans doute, à défaut de moi-même, quelque autre serait son époux,et, libre, elle aurait peut-être de ces aventures qui me faisaienthorreur. Mais il faisait si beau, j’étais si certain qu’ellerentrerait le soir, que, même si cette idée de fautes possibles mevenait à l’esprit, je pouvais, par un acte libre, l’emprisonnerdans une partie de mon cerveau, où elle n’avait pas plusd’importance que n’en auraient eu pour ma vie réelle les vicesd’une personne imaginaire&|160;; faisant jouer les gonds assouplisde ma pensée, j’avais, avec une énergie que je sentais, dans matête, à la fois physique et mentale comme un mouvement musculaireet une initiative spirituelle, dépassé l’état de préoccupationhabituelle où j’avais été confiné jusqu’ici et commençais à memouvoir à l’air libre, d’où tout sacrifier pour empêcher le mariaged’Albertine avec un autre et faire obstacle à son goût pour lesfemmes paraissait aussi déraisonnable à mes propres yeux qu’à ceuxde quelqu’un qui ne l’eût pas connue.

D’ailleurs, la jalousie est de ces maladies intermittentes, dontla cause est capricieuse, impérative, toujours identique chez lemême malade, parfois entièrement différente chez un autre. Il y ades asthmatiques qui ne calment leur crise qu’en ouvrant lesfenêtres, en respirant le grand vent, un air pur sur leshauteurs&|160;; d’autres en se réfugiant au centre de la ville,dans une chambre enfumée. Il n’est guère de jaloux dont la jalousien’admette certaines dérogations. Tel consent à être trompé pourvuqu’on le lui dise, tel autre pourvu qu’on le lui cache, en quoil’un n’est guère moins absurde que l’autre, puisque, si le secondest plus véritablement trompé en ce qu’on lui dissimule la vérité,le premier réclame, en cette vérité, l’aliment, l’extension, lerenouvellement de ses souffrances.

Bien plus, ces deux manies inverses de la jalousie vont souventau delà des paroles qu’elles implorent ou qu’elles refusent desconfidences. On voit des jaloux qui ne le sont que des femmes avecqui leur maîtresse a des relations loin d’eux, mais qui permettentqu’elle se donne à un autre homme qu’eux, si c’est avec leurautorisation, près d’eux, et, sinon même à leur vue, du moins sousleur toit. Ce cas est assez fréquent chez les hommes âgés amoureuxd’une jeune femme. Ils sentent la difficulté de lui plaire, parfoisl’impuissance de la contenter, et, plutôt que d’être trompés,préfèrent laisser venir chez eux, dans une chambre voisine,quelqu’un qu’ils jugent incapable de lui donner de mauvaisconseils, mais non du plaisir. Pour d’autres, c’est tout lecontraire&|160;; ne laissant pas leur maîtresse sortir seule uneminute dans une ville qu’ils connaissent, ils la tiennent dans unvéritable esclavage, mais ils lui accordent de partir un mois dansun pays qu’ils ne connaissent pas, où ils ne peuvent se représenterce qu’elle fera. J’avais à l’égard d’Albertine ces deux sortes demanies calmantes. Je n’aurais pas été jaloux si elle avait eu desplaisirs près de moi, encouragés par moi, que j’aurais tenus toutentiers sous ma surveillance, m’épargnant par là la crainte dumensonge&|160;; je ne l’aurais peut-être pas été non plus si elleétait partie dans un pays inconnu de moi et assez éloigné pour queje ne puisse imaginer, ni avoir la possibilité et la tentation deconnaître son genre de vie. Dans les deux cas, le doute eût étésupprimé par une connaissance ou une ignorance égalementcomplètes.

La décroissance du jour me replongeant par le souvenir dans uneatmosphère ancienne et fraîche, je la respirais avec les mêmesdélices qu’Orphée l’air subtil, inconnu sur cette terre, desChamps-Élysées.

Mais déjà la journée finissait et j’étais envahi par ladésolation du soir. Regardant machinalement à la pendule combiend’heures se passeraient avant qu’Albertine rentrât, je voyais quej’avais encore le temps de m’habiller et de descendre demander à mapropriétaire, Mme de Guermantes, des indications pourcertaines jolies choses de toilette que je voulais donner à monamie. Quelquefois je rencontrais la duchesse dans la cour, sortantpour des courses à pied, même s’il faisait mauvais temps, avec unchapeau plat et une fourrure. Je savais très bien que pour nombrede gens intelligents elle n’était autre chose qu’une damequelconque&|160;; le nom de duchesse de Guermantes ne signifiantrien, maintenant qu’il n’y a plus de duchés ni deprincipautés&|160;; mais j’avais adopté un autre point de vue dansma façon de jouir des êtres et des pays. Tous les châteaux desterres dont elle était duchesse, princesse, vicomtesse, cette dameen fourrures bravant le mauvais temps me semblait les porter avecelle, comme des personnages sculptés au linteau d’un portailtiennent dans leur main la cathédrale qu’ils ont construite, ou lacité qu’ils ont défendue. Mais ces châteaux, ces forêts, les yeuxde mon esprit seuls pouvaient les voir dans la main gauche de ladame en fourrures, cousine du roi. Ceux de mon corps n’ydistinguaient, les jours où le temps menaçait, qu’un parapluie dontla duchesse ne craignait pas de s’armer. «&|160;On ne peut jamaissavoir, c’est plus prudent, si je me trouve très loin et qu’unevoiture me demande des prix trop chers pour moi.&|160;»Les mots «&|160;trop chers&|160;», «&|160;dépasser mesmoyens&|160;», revenaient tout le temps dans la conversation de laduchesse, ainsi que ceux&|160;: «&|160;je suis trop pauvre&|160;»,sans qu’on pût bien démêler si elle parlait ainsi parce qu’elletrouvait amusant de dire qu’elle était pauvre, étant si riche, ouparce qu’elle trouvait élégant, étant si aristocratique, tout enaffectant d’être une paysanne, de ne pas attacher à la richessel’importance des gens qui ne sont que riches et qui méprisent lespauvres. Peut-être était-ce plutôt une habitude contractée d’uneépoque de sa vie où, déjà riche, mais insuffisamment pourtant, euégard à ce que coûtait l’entretien de tant de propriétés, elleéprouvait une certaine gêne d’argent qu’elle ne voulait pas avoirl’air de dissimuler. Les choses dont on parle le plus souvent enplaisantant sont généralement, au contraire, celles qui ennuient,mais dont on ne veut pas avoir l’air d’être ennuyé, avec peut-êtrel’espoir inavoué de cet avantage supplémentaire que justement lapersonne avec qui on cause, vous entendant plaisanter de cela,croira que cela n’est pas vrai.

Mais le plus souvent, à cette heure-là, je savais trouver laduchesse chez elle, et j’en étais heureux, car c’était plus commodepour lui demander longuement les renseignements désirés parAlbertine. Et j’y descendais sans presque penser combien il étaitextraordinaire que chez cette mystérieuse Mme deGuermantes de mon enfance j’allasse uniquement afin d’user d’ellepour une simple commodité pratique, comme on fait du téléphone,instrument surnaturel devant les miracles duquel on s’émerveillaitjadis, et dont on se sert maintenant sans même y penser, pour fairevenir son tailleur ou commander une glace.

Les brimborions de la parure causaient à Albertine de grandsplaisirs. Je ne savais pas me refuser de lui en faire chaque jourun nouveau. Et chaque fois qu’elle m’avait parlé avec ravissementd’une écharpe, d’une étole, d’une ombrelle, que par la fenêtre, ouen passant dans la cour, de ses yeux qui distinguaient si vite toutce qui se rapportait à l’élégance, elle avait vues au cou, sur lesépaules, à la main de Mme de Guermantes, sachant que legoût naturellement difficile de la jeune fille (encore affiné parles leçons d’élégance que lui avait été la conversation d’Elstir)ne serait nullement satisfait par quelque simple à peu près, mêmed’une jolie chose, qui la remplace aux yeux du vulgaire, mais endiffère entièrement, j’allais en secret me faire expliquer par laduchesse où, comment, sur quel modèle, avait été confectionné cequi avait plu à Albertine, comment je devais procéder pour obtenirexactement cela, en quoi consistait le secret du faiseur, le charme(ce qu’Albertine appelait «&|160;le chic&|160;», «&|160;legenre&|160;») de sa manière, le nom précis – la beauté de lamatière ayant son importance – et la qualité des étoffes dont jedevais demander qu’on se servît.

Quand j’avais dit à Albertine, à notre arrivée de Balbec, que laduchesse de Guermantes habitait en face de nous, dans le mêmehôtel, elle avait pris, en entendant le grand titre et le grandnom, cet air plus qu’indifférent, hostile, méprisant, qui est lesigne du désir impuissant chez les natures fières et passionnées.Celle d’Albertine avait beau être magnifique, les qualités qu’ellerecélait ne pouvaient se développer qu’au milieu de ces entravesque sont nos goûts, ou ce deuil de ceux de nos goûts auxquels nousavons été obligés de renoncer – comme pour Albertine le snobisme –et qu’on appelle des haines. Celle d’Albertine pour les gens dumonde tenait, du reste, très peu de place en elle et me plaisaitpar un côté esprit de révolution – c’est-à-dire amour malheureux dela noblesse – inscrit sur la face opposée du caractère français oùest le genre aristocratique de Mme de Guermantes. Cegenre aristocratique, Albertine, par impossibilité de l’atteindre,ne s’en serait peut-être pas souciée, mais s’étant rappeléqu’Elstir lui avait parlé de la duchesse comme de la femme de Parisqui s’habillait le mieux, le dédain républicain à l’égard d’uneduchesse fit place chez mon amie à un vif intérêt pour uneélégante. Elle me demandait souvent des renseignements surMme de Guermantes et aimait que j’allasse chez laduchesse chercher des conseils de toilette pour elle-même. Sansdoute j’aurais pu les demander à Mme Swann, et même jelui écrivis une fois dans ce but. Mais Mme de Guermantesme semblait pousser plus loin encore l’art de s’habiller. Si,descendant un moment chez elle, après m’être assuré qu’elle n’étaitpas sortie et ayant prié qu’on m’avertît dès qu’Albertine seraitrentrée, je trouvais la duchesse ennuagée dans la brume d’une robeen crêpe de Chine gris, j’acceptais cet aspect que je sentais dû àdes causes complexes et qui n’eût pu être changé, je me laissaisenvahir par l’atmosphère qu’il dégageait, comme la fin de certainesaprès-midi ouatées en gris perle par un brouillard vaporeux&|160;;si, au contraire, cette robe de chambre était chinoise, avec desflammes jaunes et rouges, je la regardais comme un couchant quis’allume&|160;; ces toilettes n’étaient pas un décor quelconque,remplaçable à volonté, mais une réalité donnée et poétique commeest celle du temps qu’il fait, comme est la lumière spéciale à unecertaine heure.

De toutes les robes ou robes de chambre que portaitMme de Guermantes, celles qui semblaient le plusrépondre à une intention déterminée, être pourvues d’unesignification spéciale, c’étaient ces robes que Fortuny a faitesd’après d’antiques dessins de Venise. Est-ce leur caractèrehistorique, est-ce plutôt le fait que chacune est unique qui luidonne un caractère si particulier que la pose de la femme qui lesporte en vous attendant, en causant avec vous, prend une importanceexceptionnelle, comme si ce costume avait été le fruit d’une longuedélibération et comme si cette conversation se détachait de la viecourante comme une scène de roman&|160;? Dans ceux de Balzac, onvoit des héroïnes revêtir à dessein telle ou telle toilette, lejour où elles doivent recevoir tel visiteur. Les toilettesd’aujourd’hui n’ont pas tant de caractère, exception faite pour lesrobes de Fortuny. Aucun vague ne peut subsister dans la descriptiondu romancier, puisque cette robe existe réellement, que lesmoindres dessins en sont aussi naturellement fixés que ceux d’uneœuvre d’art. Avant de revêtir celle-ci ou celle-là, la femme a eu àfaire un choix entre deux robes, non pas à peu près pareilles, maisprofondément individuelles chacune, et qu’on pourrait nommer. Maisla robe ne n’empêchait pas de penser à la femme.

Mme de Guermantes même me sembla à cette époque plusagréable qu’au temps où je l’aimais encore. Attendant moins d’elle(que je n’allais plus voir pour elle-même), c’est presque avec letranquille sans-gêne qu’on a quand on est tout seul, les pieds surles chenets, que je l’écoutais comme j’aurais lu un livre écrit enlangage d’autrefois. J’avais assez de liberté d’esprit pour goûterdans ce qu’elle disait cette grâce française si pure qu’on netrouve plus, ni dans le parler, ni dans les écrits du tempsprésent. J’écoutais sa conversation comme une chanson populairedélicieusement et purement française, je comprenais que je l’eusseentendue se moquer de Maeterlinck (qu’elle admirait d’ailleurs,maintenant, par faiblesse d’esprit de femme, sensible à ces modeslittéraires dont les rayons viennent tardivement), comme jecomprenais que Mérimée se moquât de Baudelaire, Stendhal de Balzac,Paul-Louis Courier de Victor Hugo, Meilhac de Mallarmé. Jecomprenais bien que le moqueur avait une pensée bien restreinteauprès de celui dont il se moquait, mais aussi un vocabulaire pluspur. Celui de Mme de Guermantes, presque autant quecelui de la mère de Saint-Loup, l’était à un point qui enchantait.Ce n’est pas dans les froids pastiches des écrivains d’aujourd’huiqui disent&|160;: au fait (pour en réalité), singulièrement (pouren particulier), étonné (pour frappé de stupeur), etc., etc., qu’onretrouve le vieux langage et la vraie prononciation des mots, maisen causant avec une Mme de Guermantes ou uneFrançoise&|160;; j’avais appris de la deuxième, dès l’âge de cinqans, qu’on ne dit pas le Tarn, mais le Tar&|160;; pas le Béarn,mais le Béar. Ce qui fit qu’à vingt ans, quand j’allai dans lemonde, je n’eus pas à y apprendre qu’il ne fallait pas dire, commefaisait Mme Bontemps&|160;: Madame de Béarn.

Je mentirais en disant que, ce côté terrien et quasi paysan quirestait en elle, la duchesse n’en avait pas conscience et nemettait pas une certaine affectation à le montrer. Mais, de sapart, c’était moins fausse simplicité de grande dame qui joue lacampagnarde et orgueil de duchesse qui fait la nique aux damesriches méprisantes des paysans, qu’elles ne connaissent pas, que legoût quasi artistique d’une femme qui sait le charme de ce qu’ellepossède et ne va pas le gâter d’un badigeon moderne. C’est de lamême façon que tout le monde a connu à Dives un restaurateurnormand, propriétaire de «&|160;Guillaume le Conquérant&|160;», quis’était bien gardé – chose très rare – de donner à son hôtelleriele luxe moderne d’un hôtel et qui, lui-même millionnaire, gardaitle parler, la blouse d’un paysan normand et vous laissait venir levoir faire lui-même, dans la cuisine, comme à la campagne, un dînerqui n’en était pas moins infiniment meilleur et encore plus cherque dans les plus grands palaces.

Toute la sève locale qu’il y a dans les vieilles famillesaristocratiques ne suffit pas, il faut qu’il y naisse un être assezintelligent pour ne pas la dédaigner, pour ne pas l’effacer sous levernis mondain. Mme de Guermantes, malheureusementspirituelle et Parisienne et qui, quand je la connus, ne gardaitplus de son terroir que l’accent, avait, du moins, quand ellevoulait peindre sa vie de jeune fille, trouvé, pour son langage(entre ce qui eût semblé trop involontairement provincial, ou aucontraire artificiellement lettré), un de ces compromis qui fontl’agrément de la Petite Fadette de George Sand ou decertaines légendes rapportées par Chateaubriand dans lesMémoires d’outre-tombe. Mon plaisir était surtout de luientendre conter quelque histoire qui mettait en scène des paysansavec elle. Les noms anciens, les vieilles coutumes, donnaient à cesrapprochements entre le château et le village quelque chose d’assezsavoureux. Demeurée en contact avec les terres où elle étaitsouveraine, une certaine aristocratie reste régionale, de sorte quele propos le plus simple fait se dérouler devant nos yeux toute unecarte historique et géographique de l’histoire de France.

S’il n’y avait aucune affectation, aucune volonté de fabriquerun langage à soi, alors cette façon de prononcer était un vraimusée d’histoire de France par la conversation. «&|160;Mongrand-oncle Fitt-jam&|160;» n’avait rien qui étonnât, car on saitque les Fitz-James proclament volontiers qu’ils sont de grandsseigneurs français, et ne veulent pas qu’on prononce leur nom àl’anglaise. Il faut, du reste, admirer la touchante docilité desgens qui avaient cru jusque-là devoir s’appliquer à prononcergrammaticalement certains noms et qui, brusquement, après avoirentendu la duchesse de Guermantes les dire autrement,s’appliquaient à la prononciation qu’ils n’avaient pu supposer.Ainsi, la duchesse ayant eu un arrière-grand-père auprès du comtede Chambord, pour taquiner son mari d’être devenu Orléaniste,aimait à proclamer&|160;: «&|160;Nous les vieux deFrochedorf&|160;». Le visiteur qui avait cru bien faire en disantjusque-là «&|160;Frohsdorf&|160;» tournait casaque au plus court etdisait sans cesse «&|160;Frochedorf&|160;».

Une fois que je demandais à Mme de Guermantes quiétait un jeune homme exquis qu’elle m’avait présenté comme sonneveu et dont j’avais mal entendu le nom, ce nom, je ne ledistinguai pas davantage quand, du fond de sa gorge, la duchesseémit très fort, mais sans articuler&|160;: «&|160;C’est l’… i Eonl… b… frère à Robert. Il prétend qu’il a la forme du crâne desanciens Gallois.&|160;» Alors je compris qu’elle avait dit&|160;:C’est le petit Léon, le prince de Léon, beau-frère, en effet, deRobert de Saint-Loup. «&|160;En tous cas, je ne sais pas s’il en ale crâne, ajouta-t-elle, mais sa façon de s’habiller, qui a dureste beaucoup de chic, n’est guère de là-bas. Un jour que, deJosselin où j’étais chez les Rohan, nous étions allés à unpèlerinage, il était venu des paysans d’un peu toutes les partiesde la Bretagne. Un grand diable de villageois du Léon regardaitavec ébahissement les culottes beiges du beau-frère de Robert.«&|160;Qu’est-ce que tu as à me regarder, je parie que tu ne saispas qui je suis&|160;», lui dit Léon. Et comme le paysan lui disaitque non. «&|160;Eh bien, je suis ton prince. – Ah&|160;! réponditle paysan en se découvrant et en s’excusant, je vous avais prispour un englische.&|160;»

Et si, profitant de ce point de départ, je poussaisMme de Guermantes sur les Rohan (avec qui sa familles’était souvent alliée), sa conversation s’imprégnait un peu ducharme mélancolique des Pardons, et, comme dirait ce vrai poètequ’est Pampille, de «&|160;l’âpre saveur des crêpes de blé noir,cuites sur un feu d’ajoncs&|160;».

Du marquis du Lau (dont on sait la triste fin, quand, sourd, ilse faisait porter chez Mme H… , aveugle), elle contaitles années moins tragiques quand, après la chasse, à Guermantes, ilse mettait en chaussons pour prendre le thé avec le roid’Angleterre, auquel il ne se trouvait pas inférieur, et aveclequel, on le voit, il ne se gênait pas. Elle faisait remarquercela avec tant de pittoresque qu’elle lui ajoutait le panache à lamousquetaire des gentilshommes un peu glorieux du Périgord.

D’ailleurs, même dans la simple qualification des gens, avoirsoin de différencier les provinces était pour Mme deGuermantes, restée elle-même, un grand charme que n’aurait jamaissu avoir une Parisienne d’origine, et ces simples noms d’Anjou, dePoitou, de Périgord, refaisaient dans sa conversation despaysages.

Pour en revenir à la prononciation et au vocabulaire deMme de Guermantes, c’est par ce côté que la noblesse semontre vraiment conservatrice, avec tout ce que ce mot a à la foisd’un peu puéril, d’un peu dangereux, de réfractaire à l’évolution,mais aussi d’amusant pour l’artiste. Je voulais savoir comment onécrivait autrefois le mot Jean. Je l’appris en recevant une lettredu neveu de Mme de Villeparisis, qui signe – comme il aété baptisé, comme il figure dans le Gotha – Jehan de Villeparisis,avec la même belle H inutile, héraldique, telle qu’on l’admire,enluminée de vermillon ou d’outremer, dans un livre d’heures oudans un vitrail.

Malheureusement, je n’avais pas le temps de prolongerindéfiniment ces visites, car je voulais, autant que possible, nepas rentrer après mon amie. Or, ce n’était jamais qu’aucompte-gouttes que je pouvais obtenir de Mme deGuermantes les renseignements sur ses toilettes, lesquels m’étaientutiles pour faire faire des toilettes du même genre, dans la mesureoù une jeune fille peut les porter, pour Albertine. «&|160;Parexemple, madame, le jour où vous deviez dîner chez Mmede Saint-Euverte, avant d’aller chez la princesse de Guermantes,vous aviez une robe toute rouge, avec des souliers rouges&|160;;vous étiez inouïe, vous aviez l’air d’une espèce de grande fleur desang, d’un rubis en flammes, comment cela s’appelait-il&|160;?Est-ce qu’une jeune fille peut mettre ça&|160;?&|160;»

La duchesse, rendant à son visage fatigué la radieuse expressionqu’avait la princesse des Laumes quand Swann lui faisait, jadis,des compliments, regarda, en riant aux larmes, d’un air moqueur,interrogatif et ravi, M. de Bréauté, toujours là à cette heure, etqui faisait tiédir, sous son monocle, un sourire indulgent pour cetamphigouri d’intellectuel, à cause de l’exaltation physique dejeune homme qu’il lui semblait cacher. La duchesse avait l’air dedire&|160;: «&|160;Qu’est-ce qu’il a, il est fou.&|160;» Puis setournant vers moi d’un air câlin&|160;: «&|160;Je ne savais pas quej’avais l’air d’un rubis en flammes ou d’une fleur de sang, mais jeme rappelle, en effet, que j’ai eu une robe rouge&|160;: c’était dusatin rouge comme on en faisait à ce moment-là. Oui, une jeunefille peut porter ça à la rigueur, mais vous m’avez dit que lavôtre ne sortait pas le soir. C’est une robe de grande soirée, celane peut pas se mettre pour faire des visites.&|160;»

Ce qui est extraordinaire, c’est que de cette soirée, en sommepas si ancienne, Mme de Guermantes ne se rappelât que satoilette et eût oublié une certaine chose qui cependant, on va levoir, aurait dû lui tenir à cœur. Il semble que, chez les êtresd’action (et les gens du monde sont des êtres d’actions minuscules,microscopiques, mais enfin des êtres d’action), l’esprit, surmenépar l’attention à ce qui se passera dans une heure, ne confie quetrès peu de choses à la mémoire. Bien souvent, par exemple, cen’était pas pour donner le change et paraître ne pas s’être trompéque M. de Norpois, quand on lui partait de pronostics qu’il avaitémis au sujet d’une alliance avec l’Allemagne qui n’avait même pasabouti, disait&|160;: «&|160;Vous devez vous tromper, je ne merappelle pas du tout, cela ne me ressemble pas, car, dans cessortes de conversations, je suis toujours très laconique et jen’aurais jamais prédit le succès d’un de ces coups d’éclat qui nesont souvent que des coups de tête, et dégénèrent habituellement encoups de force. Il est indéniable que, dans un avenir lointain, unrapprochement franco-allemand pourrait s’effectuer, et serait trèsprofitable aux deux pays, et la France n’en serait pas le mauvaismarchand, je le pense, mais je n’en ai jamais parlé, parce que lapoire n’est pas mûre encore, et, si vous voulez mon avis, endemandant à nos anciens ennemis de convoler avec nous en justesnoces, je crois que nous irions au-devant d’un gros échec et nerecevrions que de mauvais coups.&|160;» En disant cela, M. deNorpois ne mentait pas, il avait simplement oublié. On oublie, dureste, vite ce qu’on n’a pas pensé avec profondeur, ce qui vous aété dicté par l’imitation, par les passions environnantes. Elleschangent et avec elles se modifie notre souvenir. Encore plus queles diplomates, les hommes politiques ne se souviennent pas dupoint de vue auquel ils se sont placés à un certain moment, etquelques-unes de leurs palinodies tiennent moins à un excèsd’ambition qu’à un manque de mémoire. Quant aux gens du monde, ilsse souviennent de peu de chose.

Mme de Guermantes me soutint qu’à la soirée où elleétait en robe rouge, elle ne se rappelait pas qu’il y eûtMme de Chaussepierre, que je me trompais certainement.Or Dieu sait pourtant si, depuis, les Chaussepierre avaient occupél’esprit du duc et de la duchesse. Voici pour quelle raison. M. deGuermantes était le plus ancien vice-président du Jockey quand leprésident mourut. Certains membres du cercle qui n’ont pas derelations, et dont le seul plaisir est de donner des boules noiresaux gens qui ne les invitent pas, firent campagne contre le duc deGuermantes qui, sûr d’être élu, et assez négligent quant à cetteprésidence qui était peu de chose relativement à sa situationmondaine, ne s’occupa de rien. On fit valoir que la duchesse étaitdreyfusarde (l’affaire Dreyfus était pourtant terminée depuislongtemps, mais vingt ans après on en parlait encore, et elle nel’était que depuis deux ans), recevait les Rothschild, qu’onfavorisait trop depuis quelque temps de grands potentatsinternationaux comme était le duc de Guermantes, à moitié allemand.La campagne trouva un terrain très favorable, les clubs jalousanttoujours beaucoup les gens très en vue et détestant les grandesfortunes.

Celle de Chaussepierre n’était pas mince, mais personne nepouvait s’en offusquer&|160;: il ne dépensait pas un sou,l’appartement du couple était modeste, la femme allait vêtue delaine noire. Folle de musique, elle donnait bien de petitesmatinées où étaient invitées beaucoup plus de chanteuses que chezles Guermantes. Mais personne n’en parlait, tout cela se passaitsans rafraîchissements, le mari même absent, dans l’obscurité de larue de la Chaise. À l’Opéra, Mme de Chaussepierrepassait inaperçue, toujours avec des gens dont le nom évoquait lemilieu le plus «&|160;ultra&|160;» de l’intimité de Charles X, maisdes gens effacés, peu mondains. Le jour de l’élection, à lasurprise générale, l’obscurité triompha de l’éblouissement&|160;:Chaussepierre, deuxième vice-président, fut nommé président duJockey, et le duc de Guermantes resta sur le carreau, c’est-à-direpremier vice-président. Certes, être président du Jockey nereprésente pas grand’chose à des princes de premier rang commeétaient les Guermantes. Mais ne pas l’être quand c’est votre tour,se voir préférer un Chaussepierre, à la femme de qui Oriane, nonseulement ne rendait pas son salut deux ans auparavant, mais allaitjusqu’à se montrer offensée d’être saluée par cette chauve-sourisinconnue, c’était dur pour le duc. Il prétendait être au-dessus decet échec, assurant, d’ailleurs, que c’était à sa vieille amitiépour Swann qu’il le devait. En réalité, il ne décolérait pas.

Chose assez particulière, on n’avait jamais entendu le duc deGuermantes se servir de l’expression assez banale&|160;: «&|160;belet bien&|160;»&|160;; mais depuis l’élection du Jockey, dès qu’onparlait de l’affaire Dreyfus, «&|160;bel et bien&|160;»surgissait&|160;: «&|160;Affaire Dreyfus affaire Dreyfus, c’estbientôt dit et le terme est impropre&|160;; ce n’est pas uneaffaire de religion, mais bel et bien une affairepolitique.&|160;» Cinq ans pouvaient passer sans qu’on entendît«&|160;bel et bien&|160;» si, pendant ce temps, on ne parlait pasde l’affaire Dreyfus, mais si, les cinq ans passés, le nom deDreyfus revenait, aussitôt «&|160;bel et bien&|160;» arrivaitautomatiquement. Le duc ne pouvait plus, du reste, souffrir qu’onparlât de cette affaire «&|160;qui a causé, disait-il, tant demalheurs&|160;», bien qu’il ne fût, en réalité, sensible qu’à unseul&|160;: son échec à la présidence du Jockey. Aussi,l’après-midi dont je parle, où je rappelais à Mme deGuermantes la robe rouge qu’elle portait à la soirée de sa cousine,M. de Bréauté fut assez mal reçu quand, voulant dire quelque chose,par une association d’idées restée obscure et qu’il ne dévoila pas,il commença en faisant manœuvrer sa langue dans la pointe de sabouche en cul de poule&|160;: «&|160;À propos de l’affaire Dreyfus…&|160;» (pourquoi de l’affaire Dreyfus&|160;? il s’agissaitseulement d’une robe rouge et, certes, le pauvre Bréauté, qui nepensait jamais qu’à faire plaisir, n’y mettait aucune malice). Maisle seul nom de Dreyfus fit se froncer les sourcils jupitériens duduc de Guermantes. «&|160;On m’a raconté, dit Bréauté, un assezjoli mot, ma foi très fin, de notre ami Cartier (prévenons lelecteur que ce Cartier, frère de Mme de Villefranche,n’avait pas l’ombre de rapport avec le bijoutier du même nom), cequi, du reste, ne m’étonne pas, car il a de l’esprit à revendre. –Ah&|160;! interrompit Oriane, ce n’est pas moi qui l’achèterai. Jene peux pas vous dire ce que votre Cartier m’a toujours embêtée, etje n’ai jamais pu comprendre le charme infini que Charles de LaTrémoïlle et sa femme trouvent à ce raseur que je rencontre chezeux chaque fois que j’y vais. – Ma ière duiesse, répondit Bréautéqui prononçait difficilement les c, je vous trouve biensévère pour Cartier. Il est vrai qu’il a peut-être pris un pied unpeu excessif chez les La Trémoïlle, mais enfin c’est pour Charlesune espèce, comment dirai-je, une espèce de fidèle Achate, ce quiest devenu un oiseau assez rare par le temps qui court. En touscas, voilà le mot qu’on m’a rapporté. Cartier aurait dit que si M.Zola avait cherché à avoir un procès et à se faire condamner,c’était pour éprouver la sensation qu’il ne connaissait pas encore,celle d’être en prison. – Aussi a-t-il pris la fuite avant d’êtrearrêté, interrompit Oriane. Cela ne tient pas debout. D’ailleurs,même si c’était vraisemblable, je trouve le mot carrément idiot. Sic’est ça que vous trouvez spirituel&|160;! – Mon Dieu, ma ièreOriane, répondit Bréauté qui, se voyant contredit, commençait àlâcher pied, le mot n’est pas de moi, je vous le répète tel qu’onme l’a dit, prenez-le pour ce qu’il vaut. En tous cas il a étécause que M. Cartier a été tancé d’importance par cet excellent LaTrémoïlle qui, avec beaucoup de raison, ne veut jamais qu’on parledans son salon de ce que j’appellerai, comment dire&|160;? lesaffaires en cours, et qui était d’autant plus contrarié qu’il yavait là Mme Alphonse Rothschild. Cartier a eu à subirde la part de La Trémoïlle une véritable mercuriale. – Bienentendu, dit le duc, de fort mauvaise humeur, les AlphonseRothschild, bien qu’ayant le tact de ne jamais parler de cetteabominable affaire, sont dreyfusards dans l’âme, comme tous lesJuifs. C’est même là un argument ad hominem (le ducemployait un peu à tort et à travers l’expression adhominem) qu’on ne fait pas assez valoir pour montrer lamauvaise foi des Juifs. Si un Français vole, assassine, je ne mecrois pas tenu, parce qu’il est Français comme moi, de le trouverinnocent. Mais les Juifs n’admettront jamais qu’un de leursconcitoyens soit traître, bien qu’ils le sachent parfaitement et sesoucient fort peu des effroyables répercussions (le duc pensaitnaturellement à l’élection maudite de Chaussepierre) que le crimed’un des leurs peut amener jusque… Voyons Oriane, vous n’allez pasprétendre que ce n’est pas accablant pour les Juifs ce fait qu’ilssoutiennent tous un traître. Vous n’allez pas me dire que ce n’estpas parce qu’ils sont Juifs. – Mon Dieu si, répondit Oriane(éprouvant avec un peu d’agacement, un certain désir de résister auJupiter tonnant et aussi de mettre «&|160;l’intelligence&|160;»au-dessus de l’affaire Dreyfus). Mais c’est peut-être justementparce qu’étant Juifs et se connaissant eux-mêmes, ils savent qu’onpeut être Juif et ne pas être forcément traître et anti-français,comme le prétend, paraît-il, M. Drumont. Certainement s’il avaitété chrétien, les Juifs ne se seraient pas intéressés à lui, maisils l’ont fait parce qu’ils sentent bien que s’il n’était pas Juif,on ne l’aurait pas cru si facilement traître a priori,comme dirait mon neveu Robert. – Les femmes n’entendent rien à lapolitique, s’écria le duc en fixant des yeux la duchesse. Car cecrime affreux n’est pas simplement une cause juive, mais bel etbien une immense affaire nationale qui peut amener les pluseffroyables conséquences pour la France d’où on devrait expulsertous les Juifs, bien que je reconnaisse que les sanctions prisesjusqu’ici l’aient été (d’une façon ignoble qui devrait êtrerevisée) non contre eux, mais contre leurs adversaires les pluséminents, contre des hommes de premier ordre, laissés à l’écartpour le malheur de notre pauvre pays.&|160;»

Je sentais que cela allait se gâter et je me remisprécipitamment à parler robes.

«&|160;Vous rappelez-vous, madame, dis-je, la première fois quevous avez été aimable avec moi&|160;? – La première fois que j’aiété aimable avec lui&|160;», reprit-elle en regardant en riant M.de Bréauté, dont le bout du nez s’amenuisait, dont le sourires’attendrissait, par politesse pour Mme de Guermantes,et dont la voix de couteau qu’on est en train de repasser fitentendre quelques sons vagues et rouillés. «&|160;Vous aviez unerobe jaune avec de grandes fleurs noires. – Mais, mon petit, c’estla même chose, ce sont des robes de soirée. – Et votre chapeau debleuets, que j’ai tant aimé&|160;! Mais enfin tout cela c’est durétrospectif. Je voudrais faire faire à la jeune fille en questionun manteau de fourrure comme celui que vous aviez hier matin.Est-ce que ce serait impossible que je le visse&|160;? – Non,Hannibal est obligé de s’en aller dans un instant. Vous viendrezchez moi et ma femme de chambre vous montrera tout ça. Seulement,mon petit, je veux bien vous prêter tout ce que vous voudrez, maissi vous faites faire des choses de Callot, de Doucet, de Paquin parde petites couturières, cela ne sera jamais la même chose. – Maisje ne veux pas du tout aller chez une petite couturière, je saistrès bien que ce sera autre chose&|160;; mais cela m’intéresseraitde comprendre pourquoi ce sera autre chose. – Mais vous savez bienque je ne sais rien expliquer, moi, je suis une bête, je parlecomme une paysanne. C’est une question de tour de main, defaçon&|160;; pour les fourrures je peux, au moins, vous donner unmot pour mon fourreur qui, de cette façon, ne vous volera pas. Maisvous savez que cela vous coûtera encore huit ou neuf mille francs.– Et cette robe de chambre qui sent si mauvais, que vous aviezl’autre soir, et qui est sombre, duveteuse, tachetée, striée d’orcomme une aile de papillon&|160;? – Ah&|160;! ça, c’est une robe deFortuny. Votre jeune fille peut très bien mettre cela chez elle.J’en ai beaucoup, je vais vous en montrer, je peux même vous endonner si cela vous fait plaisir. Mais je voudrais surtout que vousvissiez celle de ma cousine Talleyrand. Il faut que je lui écrivede me la prêter. – Mais vous aviez aussi des souliers si jolis,était-ce encore de Fortuny&|160;? – Non, je sais ce que vous voulezdire, c’est du chevreau doré que nous avions trouvé à Londres, enfaisant des courses avec Consuelo de Manchester. C’étaitextraordinaire. Je n’ai jamais pu comprendre comme c’était doré, ondirait une peau d’or, il n’y a que cela avec un petit diamant aumilieu. La pauvre duchesse de Manchester est morte, mais si celavous fait plaisir j’écrirai à Mme de Warwick ou àMme Malborough pour tâcher d’en retrouver de pareils. Jeme demande même si je n’ai pas encore de cette peau. On pourraitpeut-être en faire faire ici. Je regarderai ce soir, je vous leferai dire.&|160;»

Comme je tâchais, autant que possible, de quitter la duchesseavant qu’Albertine fût revenue, l’heure faisait souvent que jerencontrais dans la cour, en sortant de chez Mme deGuermantes, M. de Charlus et Morel qui allaient prendre le thé chezJupien, suprême faveur pour le baron. Je ne les croisai pas tousles jours, mais ils y allaient tous les jours. Il est, du reste, àremarquer que la constance d’une habitude est d’ordinaire enrapport avec son absurdité. Les choses éclatantes, on ne les faitgénéralement que par à-coups. Mais des vies insensées, où lemaniaque se prive lui-même de tous les plaisirs et s’inflige lesplus grands maux, ces vies sont ce qui change le moins. Tous lesdix ans, si l’on en avait la curiosité, on retrouverait lemalheureux dormant aux heures où il pourrait vivre, sortant auxheures où il n’y a guère rien d’autre à faire qu’à se laisserassassiner dans les rues, buvant glacé quand il a chaud, toujoursen train de soigner un rhume. Il suffirait d’un petit mouvementd’énergie, un seul jour, pour changer cela une fois pour toutes.Mais justement ces vies sont habituellement l’apanage d’êtresincapables d’énergie. Les vices sont un autre aspect de cesexistences monotones que la volonté suffirait à rendre moinsatroces. Les deux aspects pouvaient être également considérés quandM. de Charlus allait tous les jours avec Morel prendre le thé chezJupien. Un seul orage avait marqué cette coutume quotidienne. Lanièce du giletier ayant dit un jour à Morel&|160;: «&|160;C’estcela, venez demain, je vous paierai le thé&|160;», le baron avaitavec raison trouvé cette expression bien vulgaire pour une personnedont il comptait faire presque sa belle-fille&|160;; mais comme ilaimait à froisser et se grisait de sa propre colère, au lieu dedire simplement à Morel qu’il le priait de lui donner à cet égardune leçon de distinction, tout le retour s’était passé en scènesviolentes. Sur le ton le plus insolent, le plus orgueilleux&|160;:«&|160;Le «&|160;toucher&|160;» qui, je le vois, n’est pasforcément allié au «&|160;tact&|160;», a donc empêché chez vous ledéveloppement normal de l’odorat, puisque vous avez toléré quecette expression fétide de payer le thé, à 15 centimes je suppose,fît monter son odeur de vidanges jusqu’à mes royales narines&|160;?Quand vous avez fini un solo de violon, avez-vous jamais vu chezmoi qu’on vous récompensât d’un pet, au lieu d’un applaudissementfrénétique ou d’un silence plus éloquent encore parce qu’il estfait de la peur de ne pouvoir retenir, non ce que votre fiancéenous prodigue, mais le sanglot que vous avez amené au bord deslèvres&|160;?&|160;»

Quand un fonctionnaire s’est vu infliger de tels reproches parson chef, il est invariablement dégommé le lendemain. Rien, aucontraire, n’eût été plus cruel à M. de Charlus que de congédierMorel et, craignant même d’avoir été un peu trop loin, il se mit àfaire de la jeune fille des éloges minutieux, pleins de goût,involontairement semés d’impertinences. «&|160;Elle est charmante.Comme vous êtes musicien, je pense qu’elle vous a séduit par lavoix, qu’elle a très belle dans les notes hautes où elle sembleattendre l’accompagnement de votre si dièse. Son registregrave me plaît moins, et cela doit être en rapport avec le triplerecommencement de son cou étrange et mince, qui, semblant finir,s’élève encore en elle&|160;; plutôt que des détails médiocres,c’est sa silhouette qui m’agrée. Et comme elle est couturière etdoit savoir jouer des ciseaux, il faut qu’elle me donne une joliedécoupure d’elle-même en papier.&|160;»

Charlie avait d’autant moins écouté ces éloges que les agrémentsqu’ils célébraient chez sa fiancée lui avaient toujours échappé.Mais il répondit à M. de Charlus&|160;: «&|160;C’est entendu, monpetit, je lui passerai un savon pour qu’elle ne parle plus commeça.&|160;» Si Morel disait ainsi «&|160;mon petit&|160;» à M. deCharlus, ce n’est pas que le beau violoniste ignorât qu’il eût àpeine le tiers de l’âge du baron. Il ne le disait pas non pluscomme eût fait Jupien, mais avec cette simplicité qui, danscertaines relations, postule que la suppression de la différenced’âge a tacitement précédé la tendresse. La tendresse feinte chezMorel. Chez d’autres la tendresse sincère. Ainsi, vers cetteépoque, M. de Charlus reçut une lettre ainsi conçue&|160;:«&|160;Mon cher Palamède, quand te reverrai-je&|160;? Je m’ennuiebeaucoup après toi et pense bien souvent à toi. Pierre.&|160;» M.de Charlus se cassa la tête pour savoir quel était celui de sesparents qui se permettait de lui écrire avec une telle familiarité,qui devait par conséquent beaucoup le connaître, et dont malgrécela il ne reconnaissait pas l’écriture. Tous les princes auxquelsl’Almanach de Gotha accorde quelques lignes défilèrent pendantquelques jours dans la cervelle de M. de Charlus. Enfin,brusquement, une adresse inscrite au dos l’éclaira&|160;: l’auteurde la lettre était le chasseur d’un cercle de jeu où allaitquelquefois M. de Charlus. Ce chasseur n’avait pas cru être impoli,en écrivant sur ce ton à M. de Charlus qui avait, au contraire, ungrand prestige à ses yeux. Mais il pensait que ce ne serait pasgentil de ne pas tutoyer quelqu’un qui vous avait plusieurs foisembrassé, et vous avait par là – s’imaginait-il dans sa naïveté –donné son affection. M. de Charlus fut au fond ravi de cettefamiliarité. Il reconduisit même d’une matinée M. de Vaugoubertafin de pouvoir lui montrer la lettre. Et pourtant Dieu sait que M.de Charlus n’aimait pas à sortir avec M. de Vaugoubert. Carcelui-ci, le monocle à l’œil, regardait de tous les côtés lesjeunes gens qui passaient. Bien plus, s’émancipant quand il étaitavec M. de Charlus, il employait un langage que détestait le baron.Il mettait tous les noms d’hommes au féminin et, comme il étaittrès bête, il s’imaginait cette plaisanterie très spirituelle et necessait de rire aux éclats. Comme, avec cela, il tenait énormémentà son poste diplomatique, les déplorables et ricanantes façonsqu’il avait dans la rue étaient perpétuellement interrompues par lafrousse que lui causait au même moment le passage de gens du monde,mais surtout de fonctionnaires. «&|160;Cette petite télégraphiste,disait-il en touchant du coude le baron renfrogné, je l’ai connue,mais elle s’est rangée, la vilaine&|160;! Oh&|160;! ce livreur desGaleries Lafayette, quelle merveille&|160;! Mon Dieu, voilà ledirecteur des Affaires commerciales qui passe&|160;! Pourvu qu’iln’ait pas remarqué mon geste&|160;! Il serait capable d’en parlerau Ministre, qui me mettrait en non-activité, d’autant plus qu’ilparaît que c’en est une.&|160;» M. de Charlus ne se tenait pas derage. Enfin, pour abréger cette promenade qui l’exaspérait, il sedécida à sortir sa lettre et à la faire lire à l’ambassadeur, maisil lui recommanda la discrétion, car il feignait que Charlie fûtjaloux afin de pouvoir faire croire qu’il était aimant. «&|160;Or,ajouta-t-il d’un air de bonté impayable, il faut toujours tâcher decauser le moins de peine qu’on peut.&|160;» Avant de revenir à laboutique de Jupien, l’auteur tient à dire combien il seraitcontristé que le lecteur s’offusquât de peintures si étranges.D’une part (et ceci est le petit côté de la chose), on trouve quel’aristocratie semble proportionnellement, dans ce livre, plusaccusée de dégénérescence que les autres classes sociales. Celaserait-il, qu’il n’y aurait pas lieu de s’en étonner. Les plusvieilles familles finissent par avouer, dans un nez rouge et bossu,dans un menton déformé, des signes spécifiques où chacun admire la«&|160;race&|160;». Mais parmi ces traits persistants et sans cesseaggravés, il y en a qui ne sont pas visibles&|160;: ce sont lestendances et les goûts. Ce serait une objection plus grave, si elleétait fondée, de dire que tout cela nous est étranger et qu’il fauttirer la poésie de la vérité toute proche. L’art extrait du réel leplus familier existe en effet et son domaine est peut-être le plusgrand. Mais il n’en est pas moins vrai qu’un grand intérêt, parfoisde la beauté, peut naître d’actions découlant d’une forme d’espritsi éloignée de tout ce que nous sentons, de tout ce que nouscroyons, que nous ne pouvons même arriver à les comprendre,qu’elles s’étalent devant nous comme un spectacle sans cause. Qu’ya-t-il de plus poétique que Xerxès, fils de Darius, faisantfouetter de verges la mer qui avait englouti sesvaisseaux&|160;?

Il est certain que Morel, usant du pouvoir que ses charmes luidonnaient sur la jeune fille, transmit à celle-ci, en la prenant àson compte, la remarque du baron, car l’expression «&|160;payer lethé&|160;» disparut aussi complètement de la boutique du giletierque disparaît à jamais d’un salon telle personne intime, qu’onrecevait tous les jours et avec qui, pour une raison ou pour uneautre, on s’est brouillé ou qu’on tient à cacher et qu’on nefréquente qu’au dehors. M. de Charlus fut satisfait de ladisparition de «&|160;payer le thé&|160;». Il y vit une preuve deson ascendant sur Morel et l’effacement de la seule petite tache àla perfection de la jeune fille. Enfin, comme tous ceux de sonespèce, tout en étant sincèrement l’ami de Morel et de sa presquefiancée, l’ardent partisan de leur union, il était assez friand dupouvoir de créer à son gré de plus ou moins inoffensives piques, endehors et au-dessus desquelles il demeurait aussi olympien qu’eûtété son frère.

Morel avait dit à M. de Charlus qu’il aimait la nièce de Jupien,voulait l’épouser, et il était doux au baron d’accompagner sonjeune ami dans des visites où il jouait le rôle de futur beau-père,indulgent et discret. Rien ne lui plaisait mieux.

Mon opinion personnelle est que «&|160;payer le thé&|160;»venait de Morel lui-même, et que, par aveuglement d’amour, la jeunecouturière avait adopté une expression de l’être adoré, laquellejurait par sa laideur au milieu du joli parler de la jeune fille.Ce parler, ces charmantes manières qui s’y accordaient, laprotection de M. de Charlus faisaient que beaucoup de clientes,pour qui elle avait travaillé, la recevaient en amie, l’invitaientà dîner, la mêlaient à leurs relations, la petite n’acceptant dureste qu’avec la permission du baron de Charlus et les soirs oùcela lui convenait. «&|160;Une jeune couturière dans lemonde&|160;?&|160;» dira-t-on, quelle invraisemblance&|160;! Sil’on y songe, il n’était pas moins invraisemblable qu’autrefoisAlbertine vînt me voir à minuit, et maintenant vécût avec moi. Etc’eût peut-être été invraisemblable d’une autre, mais nullementd’Albertine, sans père ni mère, menant une vie si libre qu’au débutje l’avais prise à Balbec pour la maîtresse d’un coureur, ayantpour parente la plus rapprochée Mme Bontemps qui, déjàchez Mme Swann, n’admirait chez sa nièce que sesmauvaises manières et maintenant fermait les yeux, surtout si celapouvait la débarrasser d’elle en lui faisant faire un riche mariageoù un peu de l’argent irait à sa tante (dans le plus grand monde,des mères très nobles et très pauvres, ayant réussi à faire faire àleur fils un riche mariage, se laissent entretenir par les jeunesépoux, acceptent des fourrures, une automobile, de l’argent d’unebelle-fille qu’elles n’aiment pas et qu’elles font recevoir).

Il viendra peut-être un jour où les couturières, ce que je netrouverais nullement choquant, iront dans le monde. La nièce deJupien, étant une exception, ne peut encore le laisser prévoir, unehirondelle ne fait pas le printemps. En tous cas, si la toutepetite situation de la nièce de Jupien scandalisa quelquespersonnes, ce ne fut pas Morel, car, sur certains points, sa bêtiseétait si grande que non seulement il trouvait «&|160;plutôtbête&|160;» cette jeune fille mille fois plus intelligente que lui,peut-être seulement parce qu’elle l’aimait, mais encore ilsupposait être des aventurières, des sous-couturières déguisées,faisant les dames, les personnes fort bien posées qui la recevaientet dont elle ne tirait pas vanité. Naturellement ce n’était pas desGuermantes, ni même des gens qui les connaissaient, mais desbourgeoises riches, élégantes, d’esprit assez libre pour trouverqu’on ne se déshonore pas en recevant une couturière, d’espritassez esclave aussi pour avoir quelque contentement de protéger unejeune fille que Son Altesse le baron de Charlus allait, en toutbien tout honneur, voir tous les jours.

Rien ne plaisait mieux que l’idée de ce mariage au baron, lequelpensait qu’ainsi Morel ne lui serait pas enlevé. Il paraît que lanièce de Jupien avait fait, presque enfant, une«&|160;faute&|160;». Et M. de Charlus, tout en faisant son éloge àMorel, n’aurait pas été fâché de le confier à son ami, qui eût étéfurieux, et de semer ainsi la zizanie. Car M. de Charlus, quoiqueterriblement méchant, ressemblait à un grand nombre de personnesbonnes, qui font les éloges d’un tel ou d’une telle pour prouverleur propre bonté, mais se garderaient comme du feu des parolesbienfaisantes, si rarement prononcées, qui seraient capables defaire régner la paix. Malgré cela, le baron se gardait d’aucuneinsinuation, et pour deux causes. «&|160;Si je lui raconte, sedisait-il, que sa fiancée n’est pas sans tache, son amour-propresera froissé, il m’en voudra. Et puis, qui me dit qu’il n’est pasamoureux d’elle&|160;? Si je ne dis rien, ce feu de pailles’éteindra vite, je gouvernerai leurs rapports à ma guise, il nel’aimera que dans la mesure où je le souhaiterai. Si je lui racontela faute passée de sa promise, qui me dit que mon Charlie n’est pasencore assez amoureux pour devenir jaloux&|160;? Alors, jetransformerai, par ma propre faute, un flirt sans conséquence etqu’on mène comme on veut, en un grand amour, chose difficile àgouverner.&|160;» Pour ces deux raisons, M. de Charlus gardait unsilence qui n’avait que les apparences de la discrétion, mais qui,par un autre côté, était méritoire, car se taire est presqueimpossible aux gens de sa sorte.

D’ailleurs, la jeune fille était délicieuse, et M. de Charlus,en qui elle satisfaisait tout le goût esthétique qu’il pouvaitavoir pour les femmes, aurait voulu avoir d’elle des centaines dephotographies. Moins bête que Morel, il apprenait avec plaisir lesdames comme il faut qui la recevaient et que son flair socialsituait bien, mais il se gardait (voulant garder l’empire) de ledire à Charlie, lequel, vraie brute en cela, continuait à croirequ’en dehors de la «&|160;classe de violon&|160;» et des Verdurin,seuls existaient les Guermantes, les quelques familles presqueroyales énumérées par le baron, tout le reste n’étant qu’une«&|160;lie&|160;», une «&|160;tourbe&|160;». Charlie prenait cesexpressions de M. de Charlus à la lettre.

Parmi les raisons qui rendaient M. de Charlus heureux du mariagedes deux jeunes gens il y avait celle-ci, que la nièce de Jupienserait en quelque sorte une extension de la personnalité de Morelet par là du pouvoir à la fois et de la connaissance que le baronavait de lui. «&|160;Tromper&|160;», dans le sens conjugal, lafuture femme du violoniste, M. de Charlus n’eût même pas songé uneseconde à en éprouver du scrupule. Mais avoir un «&|160;jeuneménage&|160;» à guider, se sentir le protecteur redouté ettout-puissant de la femme de Morel, laquelle, considérant le baroncomme un dieu, prouverait par là que le cher Morel lui avaitinculqué cette idée, et contiendrait ainsi quelque chose de Morel,firent varier le genre de domination de M. de Charlus et naître ensa «&|160;chose&|160;», Morel, un être de plus, l’époux,c’est-à-dire lui donnèrent quelque chose de plus, de nouveau, decurieux à aimer en lui. Peut-être même cette domination serait-elleplus grande maintenant qu’elle n’avait jamais été. Car là où Morelseul, nu pour ainsi dire, résistait souvent au baron qu’il sesentait sûr de reconquérir, une fois marié, pour son ménage, sonappartement, son avenir, il aurait peur plus vite, offrirait auxvolontés de M. de Charlus plus de surface et de prise. Tout cela etmême au besoin, les soirs où il s’ennuierait, de mettre la guerreentre les époux (le baron n’avait jamais détesté les tableaux debataille) plaisait à M. de Charlus. Moins pourtant que de penser àla dépendance de lui où vivrait le jeune ménage. L’amour de M. deCharlus pour Morel reprenait une nouveauté délicieuse quand il sedisait&|160;: sa femme aussi sera à moi autant qu’il est à moi, ilsn’agiront que de la façon qui ne peut me fâcher, ils obéiront à mescaprices, et ainsi elle sera un signe (jusqu’ici inconnu de moi) dece que j’avais presque oublié et qui est si sensible à mon cœur,que pour tout le monde, pour ceux qui me verront les protéger, lesloger, pour moi-même, Morel est mien. De cette évidence aux yeuxdes autres et aux siens, M. de Charlus était plus heureux que detout le reste. Car la possession de ce qu’on aime est une joie plusgrande encore que l’amour. Bien souvent ceux qui cachent à touscette possession ne le font que par la peur que l’objet chéri neleur soit enlevé. Et leur bonheur, par cette prudence de se taire,en est diminué.

On se souvient peut-être que Morel avait jadis dit au baron queson désir, c’était de séduire une jeune fille, en particuliercelle-là, et que pour y réussir il lui promettrait le mariage, et,le viol accompli, il «&|160;ficherait le camp au loin&|160;»&|160;;mais cela, devant les aveux d’amour pour la nièce de Jupien queMorel était venu lui faire, M. de Charlus l’avait oublié. Bienplus, il en était peut-être de même pour Morel. Il y avaitpeut-être intervalle véritable entre la nature de Morel – tellequ’il l’avait cyniquement avouée, peut-être même habilementexagérée – et le moment où elle reprendrait le dessus. En se liantdavantage avec la jeune fille, elle lui avait plu, il l’aimait. Ilse connaissait si peu qu’il se figurait sans doute l’aimer, mêmepeut-être l’aimer pour toujours. Certes, son premier désir initial,son projet criminel subsistaient, mais recouverts par tant desentiments superposés que rien ne dit que le violoniste n’eût pasété sincère en disant que ce vicieux désir n’était pas le mobilevéritable de son acte. Il y eut du reste une période de courtedurée où, sans qu’il se l’avouât exactement, ce mariage lui parutnécessaire. Morel avait à ce moment-là d’assez fortes crampes à lamain et se voyait obligé d’envisager l’éventualité d’avoir à cesserle violon. Comme, en dehors de son art, il était d’uneincompréhensible paresse, la nécessité de se faire entretenirs’imposait et il aimait mieux que ce fût par la nièce de Jupien quepar M. de Charlus, cette combinaison lui offrant plus de liberté,et aussi un grand choix de femmes différentes, tant par lesapprenties toujours nouvelles, qu’il chargerait la nièce de Jupiende lui débaucher, que par les belles dames riches auxquelles il laprostituerait. Que sa future femme pût refuser de condescendre àces complaisances et fût perverse à ce point n’entrait pas uninstant dans les calculs de Morel. D’ailleurs ils passèrent ausecond plan, y laissèrent la place à l’amour pur, les crampes ayantcessé. Le violon suffirait avec les appointements de M. de Charlus,duquel les exigences se relâcheraient certainement une fois quelui, Morel, serait marié à la jeune fille. Le mariage était lachose pressée, à cause de son amour et dans l’intérêt de saliberté. Il fit demander la main de la nièce de Jupien, lequel laconsulta. Aussi bien n’était-ce pas nécessaire. La passion de lajeune fille pour le violoniste ruisselait autour d’elle, comme sescheveux quand ils étaient dénoués, comme la joie de ses regardsrépandus. Chez Morel, presque toute chose qui lui était agréable ouprofitable éveillait des émotions morales et des paroles de mêmeordre, parfois même des larmes. C’est donc sincèrement – si unpareil mot peut s’appliquer à lui – qu’il tenait à la nièce deJupien des discours aussi sentimentaux (sentimentaux sont aussiceux que tant de jeunes nobles ayant envie de ne rien faire dans lavie tiennent à quelque ravissante jeune fille de richissimebourgeois) qui étaient d’une bassesse sans fard, celle qu’il avaitexposé à M. de Charlus au sujet de la séduction, du dépucelage.Seulement l’enthousiasme vertueux à l’égard d’une personne qui luicausait un plaisir et les engagements solennels qu’il prenait avecelle avaient une contre-partie chez Morel. Dès que la personne nelui causait plus de plaisir, ou même, par exemple, si l’obligationde faire face aux promesses faites lui causait du déplaisir, elledevenait aussitôt, de la part de Morel, l’objet d’une antipathiequ’il justifiait à ses propres yeux, et qui, après quelquestroubles neurasthéniques, lui permettait de se prouver à soi-même,une fois l’euphorie de son système nerveux reconquise, qu’il était,en considérant même les choses d’un point de vue purement vertueux,dégagé de toute obligation. Ainsi, à la fin de son séjour à Balbec,il avait perdu je ne sais à quoi tout son argent et, n’ayant pasosé le dire à M. de Charlus, cherchait quelqu’un à qui en demander.Il avait appris de son père (qui, malgré cela, lui avait défendu dedevenir jamais «&|160;tapeur&|160;») qu’en pareil cas il estconvenable d’écrire, à la personne à qui on veut s’adresser,«&|160;qu’on a à lui parler pour affaires&|160;», qu’on lui«&|160;demande un rendez-vous pour affaires&|160;». Cette formulemagique enchantait tellement Morel qu’il eût, je pense, souhaitéperdre de l’argent rien que pour le plaisir de demander unrendez-vous «&|160;pour affaires&|160;». Dans la suite de la vie,il avait vu que la formule n’avait pas toute la vertu qu’ilpensait. Il avait constaté que des gens, auxquels lui-même n’eûtjamais écrit sans cela, ne lui avaient pas répondu cinq minutesaprès avoir reçu la lettre «&|160;pour parler affaires&|160;». Sil’après-midi s’écoulait sans que Morel eût de réponse, l’idée nelui venait pas que, même à tout mettre au mieux, le monsieursollicité n’était peut-être pas rentré, avait pu avoir d’autreslettres à écrire, si même il n’était pas parti en voyage, ou tombémalade, etc. Si Morel recevait, par une fortune extraordinaire, unrendez-vous pour le lendemain matin, il abordait le sollicité parces mots&|160;: «&|160;Justement j’étais surpris de ne pas avoir deréponse, je me demandais s’il y avait quelque chose&|160;; alors,comme ça, la santé va toujours bien, etc.&|160;» Donc à Balbec, etsans me dire qu’il avait à lui parler d’une «&|160;affaire&|160;»,il m’avait demandé de le présenter à ce même Bloch avec lequel ilavait été si désagréable une semaine auparavant dans le train.Bloch n’avait pas hésité à lui prêter – ou plutôt à lui faireprêter par M. Nissim Bernard – 5.000 francs. De ce jour, Morelavait adoré Bloch. Il se demandait les larmes aux yeux comment ilpourrait rendre service à quelqu’un qui lui avait sauvé la vie.Enfin, je me chargeai de demander pour Morel 1.000 francs par moisà M. de Charlus, argent que celui-ci remettrait aussitôt à Bloch,qui se trouverait ainsi remboursé assez vite. Le premier mois,Morel, encore sous l’impression de la bonté de Bloch, lui envoyaimmédiatement les 1.000 francs&|160;; mais après cela il trouvasans doute qu’un emploi différent des 4.000 francs qui restaientpourrait être plus agréable, car il commença à dire beaucoup de malde Bloch. La vue de celui-ci suffisait à lui donner des idéesnoires, et Bloch ayant oublié lui-même exactement ce qu’il avaitprêté à Morel, et lui ayant réclamé 3.500 francs au lieu de 4.000,ce qui eût fait gagner 500 francs au violoniste, ce dernier voulutrépondre que, devant un pareil faux, non seulement il ne paieraitplus un centime mais que son prêteur devait s’estimer bien heureuxqu’il ne déposât pas une plainte contre lui. En disant cela, sesyeux flambaient. Il ne se contenta pas, du reste, de dire que Blochet M. Nissim Bernard n’avaient pas à lui en vouloir, mais bientôtqu’ils devaient se déclarer heureux qu’il ne leur en voulût pas.Enfin, M. Nissim Bernard ayant, paraît-il, déclaré que Thibaudjouait aussi bien que Morel, celui-ci trouva qu’il devaitl’attaquer devant les tribunaux, un tel propos lui nuisant dans saprofession&|160;; puis, comme il n’y a plus de justice en France,surtout contre les Juifs (l’antisémitisme ayant été chez Morell’effet naturel du prêt de 5.000 francs par un Israélite), il nesortit plus qu’avec un revolver chargé. Un tel état nerveux suivantune vive tendresse, devait bientôt se produire chez Morelrelativement à la nièce du giletier. Il est vrai que M. de Charlusfut peut-être, sans s’en douter, pour quelque chose dans cechangement, car souvent il déclarait, sans en penser un seul mot,et pour les taquiner, qu’une fois mariés il ne les reverrait pluset les laisserait voler de leurs propres ailes. Cette idée était,en elle-même, absolument insuffisante pour détacher Morel de lajeune fille&|160;; restant dans l’esprit de Morel, elle étaitprête, le jour venu, à se combiner avec d’autres idées ayant del’affinité pour elle et capables, une fois le mélange réalisé, dedevenir un puissant agent de rupture.

Ce n’était pas, d’ailleurs, très souvent qu’il m’arrivait derencontrer M. de Charlus et Morel. Souvent ils étaient déjà entrésdans la boutique de Jupien quand je quittais la duchesse, car leplaisir que j’avais auprès d’elle était tel que j’en venais àoublier non seulement l’attente anxieuse qui précédait le retourd’Albertine, mais même l’heure de ce retour.

Je mettrai à part, parmi ces jours où je m’attardai chezMme de Guermantes, un qui fut marqué par un petitincident dont la cruelle signification m’échappa entièrement et nefut comprise par moi que longtemps après. Cette find’après-midi-là, Mme de Guermantes m’avait donné, parcequ’elle savait que je les aimais, des seringas venus du Midi.Quand, ayant quitté la duchesse, je remontai chez moi, Albertineétait rentrée&|160;; je croisai dans l’escalier Andrée, que l’odeursi violente des fleurs que je rapportais sembla incommoder.

«&|160;Comment, vous êtes déjà rentrées&|160;? lui dis-je. – Iln’y a qu’un instant, mais Albertine avait à écrire, elle m’arenvoyée. – Vous ne pensez pas qu’elle ait quelque projetblâmable&|160;? – Nullement, elle écrit à sa tante, je crois, maiselle qui n’aime pas les odeurs fortes ne sera pas enchantée de vosseringas. – Alors, j’ai eu une mauvaise idée&|160;! Je vais dire àFrançoise de les mettre sur le carré de l’escalier de service. – Sivous vous imaginez qu’Albertine ne sentira pas après vous l’odeurde seringa. Avec l’odeur de la tubéreuse, c’est peut-être la plusentêtante&|160;; d’ailleurs je crois que Françoise est allée faireune course. – Mais alors, moi qui n’ai pas aujourd’hui ma clef,comment pourrai-je rentrer&|160;? – Oh&|160;! vous n’aurez qu’àsonner. Albertine vous ouvrira. Et puis Françoise sera peut-êtreremontée dans l’intervalle.&|160;»

Je dis adieu à Andrée. Dès mon premier coup Albertine vintm’ouvrir, ce qui fut assez compliqué, car, Françoise étantdescendue, Albertine ne savait pas où allumer. Enfin elle put mefaire entrer, mais les fleurs de seringa la mirent en fuite. Je lesposai dans la cuisine, de sorte qu’interrompant sa lettre (je necompris pas pourquoi), mon amie eut le temps d’aller dans machambre, d’où elle m’appela, et de s’étendre sur mon lit. Encoreune fois, au moment même, je ne trouvai à tout cela rien que detrès naturel, tout au plus d’un peu confus, en tous casd’insignifiant. Elle avait failli être surprise avec Andrée ets’était donné un peu de temps en éteignant tout, en allant chez moipour ne pas laisser voir son lit en désordre, et avait faitsemblant d’être en train d’écrire. Mais on verra tout cela plustard, tout cela dont je n’ai jamais su si c’était vrai. En général,et sauf cet incident unique, tout se passait normalement quand jeremontais de chez la duchesse. Albertine ignorant si je ne désiraispas sortir avec elle avant le dîner, je trouvais d’habitude dansl’antichambre son chapeau, son manteau, son ombrelle qu’elle yavait laissés à tout hasard. Dès qu’en entrant je les apercevais,l’atmosphère de la maison devenait respirable. Je sentais qu’aulieu d’un air raréfié, le bonheur la remplissait. J’étais sauvé dema tristesse, la vue de ces riens me faisait posséder Albertine, jecourais vers elle.

Les jours où je ne descendais pas chez Mme deGuermantes, pour que le temps me semblât moins long durant cetteheure qui précédait le retour de mon amie, je feuilletais un albumd’Elstir, un livre de Bergotte, la sonate de Vinteuil.

Alors, comme les œuvres mêmes qui semblent s’adresser seulementà la vue et à l’ouïe exigent que pour les goûter notre intelligenceéveillée collabore étroitement avec ces deux sens, je faisais, sansm’en douter, sortir de moi les rêves qu’Albertine y avait jadissuscités quand je ne la connaissais pas encore, et qu’avait éteintsla vie quotidienne. Je les jetais dans la phrase du musicien oul’image du peintre comme dans un creuset, j’en nourrissais l’œuvreque je lisais. Et sans doute celle-ci m’en paraissait plus vivante.Mais Albertine ne gagnait pas moins à être ainsi transportée del’un des deux mondes où nous avons accès et où nous pouvons situertour à tour un même objet, à échapper ainsi à l’écrasante pressionde la matière pour se jouer dans les fluides espaces de la pensée.Je me trouvais tout d’un coup et pour un instant pouvoir éprouver,pour la fastidieuse jeune fille, des sentiments ardents. Elle avaità ce moment-là l’apparence d’une œuvre d’Elstir ou de Bergotte,j’éprouvais une exaltation momentanée pour elle, la voyant dans lerecul de l’imagination et de l’art.

Bientôt on me prévenait qu’elle venait de rentrer&|160;; encoreavait-on ordre de ne pas dire son nom si je n’étais pas seul, sij’avais, par exemple, avec moi Bloch, que je forçais à rester uninstant de plus, de façon à ne pas risquer qu’il rencontrât monamie. Car je cachais qu’elle habitait la maison, et même que je lavisse jamais chez moi, tant j’avais peur qu’un de mes amiss’amourachât d’elle, ne l’attendît dehors, ou que, dans l’instantd’une rencontre dans le couloir ou l’antichambre, elle pût faire unsigne et donner un rendez-vous. Puis j’entendais le bruissement dela jupe d’Albertine se dirigeant vers sa chambre, car, pardiscrétion et sans doute aussi par ces égards où, autrefois, dansnos dîners à la Raspelière, elle s’était ingéniée pour que je nefusse pas jaloux, elle ne venait pas vers la mienne sachant que jen’étais pas seul. Mais ce n’était pas seulement pour cela, je lecomprenais tout à coup. Je me souvenais&|160;; j’avais connu unepremière Albertine, puis brusquement elle avait été changée en uneautre, l’actuelle. Et le changement, je n’en pouvais rendreresponsable que moi-même. Tout ce qu’elle m’eût avoué facilement,puis volontiers, quand nous étions de bons camarades, avait cesséde s’épandre dès qu’elle avait cru que je l’aimais, ou, sanspeut-être se dire le nom de l’Amour, avait deviné un sentimentinquisitorial qui veut savoir, souffre pourtant de savoir, etcherche à apprendre davantage. Depuis ce jour-là, elle m’avait toutcaché. Elle se détournait de ma chambre si elle pensait quej’étais, non pas même, souvent, avec un ami, mais avec une amie,elle dont les yeux s’intéressaient jadis si vivement quand jeparlais d’une jeune fille&|160;: «&|160;Il faut tâcher de la fairevenir, ça m’amuserait de la connaître. – Mais elle a ce que vousappelez mauvais genre. – Justement, ce sera bien plus drôle.&|160;»À ce moment-là, j’aurais peut-être pu tout savoir. Et même quand,dans le petit Casino, elle avait détaché ses seins de ceuxd’Andrée, je ne crois pas que ce fût à cause de ma présence, maisde celle de Cottard, lequel lui aurait fait, pensait-elle sansdoute, une mauvaise réputation. Et pourtant, alors, elle avait déjàcommencé de se figer, les paroles confiantes n’étaient plus sortiesde ses lèvres, ses gestes étaient réservés. Puis elle avait écartéd’elle tout ce qui aurait pu m’émouvoir. Aux parties de sa vie queje ne connaissais pas elle donnait un caractère dont mon ignorancese faisait complice pour accentuer ce qu’il avait d’inoffensif. Etmaintenant, la transformation était accomplie, elle allait droit àsa chambre si je n’étais pas seul, non pas seulement pour ne pasdéranger, mais pour me montrer qu’elle était insoucieuse desautres. Il y avait une seule chose qu’elle ne ferait jamais pluspour moi, qu’elle n’aurait faite qu’au temps où cela m’eût étéindifférent, qu’elle aurait faite aisément à cause de celamême&|160;: c’était précisément avouer. J’en serais réduit pourtoujours, comme un juge, à tirer des conclusions incertainesd’imprudences de langage qui n’étaient peut-être pas inexplicablessans avoir recours à la culpabilité. Et toujours elle me sentiraitjaloux et juge.

Tout en écoutant les pas d’Albertine, avec le plaisirconfortable de penser qu’elle ne ressortirait plus ce soir,j’admirais que, pour cette jeune fille dont j’avais cru autrefoisne pouvoir jamais faire la connaissance, rentrer chaque jour chezelle, ce fût précisément rentrer chez moi. Le plaisir fait demystère et de sensualité que j’avais éprouvé, fugitif etfragmentaire, à Balbec, le soir où elle était venue coucher àl’Hôtel, s’était complété, stabilisé, remplissait ma demeure, jadisvide, d’une permanente provision de douceur domestique, presquefamiliale, rayonnant jusque dans les couloirs, et de laquelle tousmes sens, tantôt effectivement, tantôt, dans les moments où j’étaisseul, en imagination et par l’attente du retour, se nourrissaientpaisiblement. Quand j’avais entendu se refermer la porte de lachambre d’Albertine, si j’avais un ami avec moi je me hâtais de lefaire sortir, ne le lâchant que quand j’étais bien sûr qu’il étaitdans l’escalier, dont je descendais au besoin quelques marches. Ilme disait que j’allais prendre mal, me faisant remarquer que notremaison était glaciale, pleine de courants d’air, et qu’on lepaierait bien cher pour qu’il y habitât. De ce froid on seplaignait parce qu’il venait seulement de commencer et qu’on n’yétait pas habitué encore, mais, pour cette même raison, ildéchaînait en moi une joie qu’accompagnait le souvenir inconscientdes premiers soirs d’hiver où autrefois, revenant de voyage, pourreprendre contact avec les plaisirs oubliés de Paris, j’allais aucafé-concert. Aussi est-ce en chantant qu’après avoir quitté monancien camarade, je remontais l’escalier et rentrais. La bellesaison, en s’enfuyant, avait emporté les oiseaux. Mais d’autresmusiciens invisibles, intérieurs, les avaient remplacés. Et la biseglacée dénoncée par Bloch, et qui soufflait délicieusement par lesportes mal jointes de notre appartement, était, comme les beauxjours de l’été par les oiseaux des bois, éperdument saluée derefrains, inextinguiblement fredonnés, de Fragson, de Mayol ou dePaulus. Dans le couloir, au-devant de moi, venait Albertine.«&|160;Tenez, pendant que j’ôte mes affaires, je vous envoieAndrée, elle est montée une seconde pour vous dire bonsoir.&|160;»Et ayant encore autour d’elle le grand voile gris qui descendait dela toque de chinchilla et que je lui avais donné à Balbec, elle seretirait et rentrait dans sa chambre, comme si elle eût devinéqu’Andrée, chargée par moi de veiller sur elle, allait, en medonnant maint détail, en me faisant mention de la rencontre parelles deux d’une personne de connaissance, apporter quelquedétermination aux régions vagues où s’était déroulée la promenadequ’elles avaient faite toute la journée et que je n’avais puimaginer. Les défauts d’Andrée s’étaient accusés, elle n’était plusaussi agréable que quand je l’avais connue. Il y avait maintenantchez elle, à fleur de peau, une sorte d’aigre inquiétude, prête às’amasser comme à la mer un «&|160;grain&|160;», si seulement jevenais à parler de quelque chose qui était agréable pour Albertineet pour moi. Cela n’empêchait pas qu’Andrée pût être meilleure àmon égard, m’aimer plus – et j’en ai eu souvent la preuve – que desgens plus aimables. Mais le moindre air de bonheur qu’on avait,s’il n’était pas causé par elle, lui produisait une impressionnerveuse, désagréable comme le bruit d’une porte qu’on ferme tropfort. Elle admettait les souffrances où elle n’avait point de part,non les plaisirs&|160;; si elle me voyait malade, elles’affligeait, me plaignait, m’aurait soigné. Mais si j’avais unesatisfaction aussi insignifiante que de m’étirer d’un air debéatitude en fermant un livre et en disant&|160;: «&|160;Ah&|160;!je viens de passer deux heures charmantes à lire tel livreamusant&|160;», ces mots, qui eussent fait plaisir à ma mère, àAlbertine, à Saint-Loup, excitaient chez Andrée une espèce deréprobation, peut-être simplement de malaise nerveux. Messatisfactions lui causaient un agacement qu’elle ne pouvait cacher.Ces défauts étaient complétés par de plus graves&|160;: un jour queje parlais de ce jeune homme si savant en choses de courses, dejeux, de golf, si inculte dans tout le reste, que j’avais rencontréavec la petite bande à Balbec, Andrée se mit à ricaner&|160;:«&|160;Vous savez que son père a volé, il a failli y avoir uneinstruction ouverte contre lui. Ils veulent crâner d’autant plus,mais je m’amuse à le dire à tout le monde. Je voudrais qu’ilsm’attaquent en dénonciation calomnieuse. Quelle belle déposition jeferais.&|160;» Ses yeux étincelaient. Or j’appris que le pèren’avait rien commis d’indélicat, qu’Andrée le savait aussi bien quequiconque. Mais elle s’était crue méprisée par le fils, avaitcherché quelque chose qui pourrait l’embarrasser, lui faire honte,avait inventé tout un roman de dépositions qu’elle étaitimaginairement appelée à faire et, à force de s’en répéter lesdétails, ignorait peut-être elle-même s’ils n’étaient pas vrais.Ainsi, telle qu’elle était devenue (et même sans ses haines courteset folles), je n’aurais pas désiré la voir, ne fût-ce qu’à cause decette malveillante susceptibilité qui entourait d’une ceintureaigre et glaciale sa vraie nature plus chaleureuse et meilleure.Mais les renseignements qu’elle seule pouvait me donner sur monamie m’intéressaient trop pour que je négligeasse une occasion sirare de les apprendre. Andrée entrait, fermait la porte derrièreelle&|160;; elles avaient rencontré une amie, et Albertine nem’avait jamais parlé d’elle&|160;: «&|160;Qu’ont-elles dit&|160;? –Je ne sais pas, car j’ai profité de ce qu’Albertine n’était passeule pour aller acheter de la laine. – Acheter de la laine&|160;?– Oui, c’est Albertine qui me l’avait demandé. – Raison de pluspour ne pas y aller, c’était peut-être pour vous éloigner. – Maiselle me l’avait demandé avant de rencontrer son amie. –Ah&|160;!&|160;» répondais-je en retrouvant la respiration.Aussitôt mon soupçon me reprenait&|160;; mais qui sait si ellen’avait pas donné d’avance rendez-vous à son amie et n’avait pascombiné un prétexte pour être seule quand elle le voudrait&|160;?D’ailleurs, étais-je bien certain que ce n’était pas la vieillehypothèse (celle où Andrée ne me disait pas que la vérité) quiétait la bonne&|160;? Andrée était peut-être d’accord avecAlbertine. De l’amour, me disais-je à Balbec, on en a pour unepersonne dont notre jalousie semble plutôt avoir pour objet lesactions&|160;; on sent que si elle vous les disait toutes, onguérirait peut-être facilement d’aimer. La jalousie a beau êtrehabilement dissimulée par celui qui l’éprouve, elle est assez vitedécouverte par celle qui l’inspire, et qui use à son tourd’habileté. Elle cherche à nous donner le change sur ce quipourrait nous rendre malheureux, et elle nous le donne, car à celuiqui n’est pas averti, pourquoi une phrase insignifianterévélerait-elle les mensonges qu’elle cache&|160;? nous ne ladistinguons pas des autres&|160;; dite avec frayeur, elle estécoutée sans attention. Plus tard, quand nous serons seuls, nousreviendrons sur cette phrase, elle ne nous semblera pas tout à faitadéquate à la réalité. Mais, cette phrase, nous la rappelons-nousbien&|160;? Il semble que naisse spontanément en nous, à son égardet quant à l’exactitude de notre souvenir, un doute du genre deceux qui font qu’au cours de certains états nerveux on ne peutjamais se rappeler si on a tiré le verrou, et pas plus à lacinquantième fois qu’à la première&|160;; on dirait qu’on peutrecommencer indéfiniment l’acte sans qu’il s’accompagne jamais d’unsouvenir précis et libérateur. Au moins pouvons-nous refermer unecinquante et unième fois la porte. Tandis que la phrase inquiétanteest au passé, dans une audition incertaine qu’il ne dépend pas denous de renouveler. Alors nous exerçons notre attention surd’autres qui ne cachent rien, et le seul remède, dont nous nevoulons pas, serait de tout ignorer pour n’avoir pas le désir demieux savoir.

Dès que la jalousie est découverte, elle est considérée parcelle qui en est l’objet comme une défiance qui autorise latromperie. D’ailleurs, pour tâcher d’apprendre quelque chose, c’estnous qui avons pris l’initiative de mentir, de tromper. Andrée,Aimé, nous promettent bien de ne rien dire, mais leferont-ils&|160;? Bloch n’a rien pu promettre puisqu’il ne savaitpas et, pour peu qu’elle cause avec chacun des trois, Albertine, àl’aide de ce que Saint-Loup eût appelé des«&|160;recoupements&|160;», saura que nous lui mentons quand nousnous prétendons indifférents à ses actes et moralement incapablesde la faire surveiller. Ainsi succédant – relativement à ce quefaisait Albertine – à mon infini doute habituel, trop indéterminépour ne pas rester indolore, et qui était à la jalousie ce que sontau chagrin ces commencements de l’oubli où l’apaisement naît duvague, – le petit fragment de réponse que venait de m’apporterAndrée posait aussitôt de nouvelles questions&|160;; je n’avaisréussi, en explorant une parcelle de la grande zone qui s’étendaitautour de moi, qu’à y reculer cet inconnaissable qu’est pour nous,quand nous cherchons effectivement à nous la représenter, la vieréelle d’une autre personne. Je continuais à interroger Andréetandis qu’Albertine, par discrétion et pour me laisser(devinait-elle cela&|160;?) tout le loisir de la questionner,prolongeait son déshabillage dans sa chambre. «&|160;Je crois quel’oncle et la tante d’Albertine m’aiment bien&|160;», disais-jeétourdiment à Andrée, sans penser à son caractère.

Aussitôt je voyais son visage gluant se gâter&|160;; comme unsirop qui tourne, il semblait à jamais brouillé. Sa bouche devenaitamère. Il ne restait plus rien à Andrée de cette juvénile gaîtéque, comme toute la petite bande et malgré sa nature souffreteuse,elle déployait l’année de mon premier séjour à Balbec et quimaintenant (il est vrai qu’Andrée avait pris quelques années depuislors) s’éclipsait si vite chez elle. Mais j’allais la faireinvolontairement renaître avant qu’Andrée m’eût quitté pour allerdîner chez elle. «&|160;Il y a quelqu’un qui m’a fait aujourd’huiun immense éloge de vous&|160;», lui disais-je. Aussitôt un rayonde joie illuminait son regard, elle avait l’air de vraimentm’aimer. Elle évitait de me regarder, mais riait dans le vague avecdeux yeux devenus soudain tout ronds. «&|160;Qui ça&|160;?&|160;»demandait-elle dans un intérêt naïf et gourmand. Je le lui disaiset, qui que ce fût, elle était heureuse.

Puis arrivait l’heure de partir, elle me quittait. Albertinerevenait auprès de moi&|160;; elle s’était déshabillée, elleportait quelqu’un des jolis peignoirs en crêpe de Chine, ou desrobes japonaises, dont j’avais demandé la description àMme de Guermantes, et pour plusieurs desquellescertaines précisions supplémentaires m’avaient été fournies parMme Swann, dans une lettre commençant par cesmots&|160;: «&|160;Après votre longue éclipse, j’ai cru, en lisantvotre lettre relative à mes tea gowns, recevoir desnouvelles d’un revenant.&|160;»

Albertine avait aux pieds des souliers noirs ornés de brillants,que Françoise appelait rageusement des socques, pareils à ceux que,par la fenêtre du salon, elle avait aperçu que Mme deGuermantes portait chez elle le soir, de même qu’un peu plus tardAlbertine eut des mules, certaines en chevreau doré, d’autres enchinchilla, et dont la vue m’était douce parce qu’elles étaient lesunes et les autres comme les signes (que d’autres souliersn’eussent pas été) qu’elle habitait chez moi. Elle avait aussi deschoses qui ne venaient pas de moi, comme une belle bague d’or. J’yadmirai les ailes éployées d’un aigle. «&|160;C’est ma tante qui mel’a donnée, me dit-elle. Malgré tout elle est quelquefois gentille.Cela me vieillit parce qu’elle me l’a donnée pour mes vingtans.&|160;»

Albertine avait pour toutes ces jolies choses un goût bien plusvif que la duchesse, parce que, comme tout obstacle apporté à unepossession (telle pour moi la maladie qui me rendait les voyages sidifficiles et si désirables), la pauvreté, plus généreuse quel’opulence, donne aux femmes, bien plus que la toilette qu’elles nepeuvent pas acheter, le désir de cette toilette qui en est laconnaissance véritable, détaillée, approfondie. Elle, parce qu’ellen’avait pu s’offrir ces choses, moi, parce qu’en les faisant faireje cherchais à lui faire plaisir, nous étions comme des étudiantsconnaissant tout d’avance des tableaux qu’ils sont avides d’allervoir à Dresde ou à Vienne. Tandis que les femmes riches, au milieude la multitude de leurs chapeaux et de leurs robes, sont comme cesvisiteurs à qui la promenade dans un musée, n’étant précédéed’aucun désir, donne seulement une sensation d’étourdissement, defatigue et d’ennui.

Telle toque, tel manteau de zibeline, tel peignoir de Doucet,aux manches doublées de rose, prenaient pour Albertine, qui lesavait aperçus, convoités et, grâce à l’exclusivisme et à la minutiequi caractérisent le désir, les avait à la fois isolés du restedans un vide sur lequel se détachait à merveille la doublure, oul’écharpe, et connus dans toutes leurs parties – et pour moi quiétais allé chez Mme de Guermantes tâcher de me faireexpliquer en quoi consistait la particularité, la supériorité, lechic de la chose, et l’inimitable façon du grand faiseur – uneimportance, un charme qu’ils n’avaient certes pas pour la duchesse,rassasiée avant même d’être en état d’appétit, ou même pour moi sije les avais vus quelques années auparavant en accompagnant telleou telle femme élégante en une de ses ennuyeuses tournées chez lescouturières.

Certes, une femme élégante, Albertine peu à peu en devenait une.Car si chaque chose que je lui faisais faire ainsi était en songenre la plus jolie, avec tous les raffinements qu’y eussentapportés Mme de Guermantes ou Mme Swann, deces choses elle commençait à avoir beaucoup. Mais peu importait, dumoment qu’elle les avait aimées d’abord et isolément.

Quand on a été épris d’un peintre, puis d’un autre, on peut à lafin avoir pour tout le musée une admiration qui n’est pas glaciale,car elle est faite d’amours successives, chacune exclusive en sontemps, et qui à la fin se sont mises bout à bout et conciliées.

Elle n’était pas frivole, du reste, lisait beaucoup quand elleétait seule et me faisait la lecture quand elle était avec moi.Elle était devenue extrêmement intelligente. Elle disait, en setrompant d’ailleurs&|160;: «&|160;Je suis épouvantée en pensant quesans vous je serais restée stupide. Ne le niez pas. Vous m’avezouvert un monde d’idées que je ne soupçonnais pas, et le peu que jesuis devenue, je ne le dois qu’à vous.&|160;»

On sait qu’elle avait parlé semblablement de mon influence surAndrée. L’une ou l’autre avait-elle un sentiment pour moi&|160;?Et, en elles-mêmes, qu’étaient Albertine et Andrée&|160;? Pour lesavoir, il faudrait vous immobiliser, ne plus vivre dans cetteattente perpétuelle de vous où vous passez toujours autres&|160;;il faudrait ne plus vous aimer, pour vous fixer, ne plus connaîtrevotre interminable et toujours déconcertante arrivée, ô jeunesfilles, ô rayon successif dans le tourbillon où nous palpitons devous voir reparaître en ne vous reconnaissant qu’à peine, dans lavitesse vertigineuse de la lumière. Cette vitesse, nousl’ignorerions peut-être et tout nous semblerait immobile si unattrait sexuel ne nous faisait courir vers vous, gouttes d’ortoujours dissemblables et qui dépassent toujours notreattente&|160;! À chaque fois, une jeune fille ressemble si peu à cequ’elle était la fois précédente (mettant en pièces dès que nousl’apercevons le souvenir que nous avions gardé et le désir que nousnous proposions), que la stabilité de nature que nous lui prêtonsn’est que fictive et pour la commodité du langage. On nous a ditqu’une belle jeune fille est tendre, aimante, pleine des sentimentsles plus délicats. Notre imagination le croit sur parole, et quandnous apparaît pour la première fois, sous la ceinture crespelée deses cheveux blonds, le disque de sa figure rose, nous craignonspresque que cette trop vertueuse sœur nous refroidisse par sa vertumême, ne puisse jamais être pour nous l’amante que nous avonssouhaitée. Du moins, que de confidences nous lui faisons dès lapremière heure, sur la foi de cette noblesse de cœur&|160;! que deprojets convenus ensemble&|160;! Mais quelques jours après, nousregrettons de nous être tant confiés, car la rose jeune fillerencontrée nous tient, la seconde fois, les propos d’une lubriquefurie. Dans les faces successives qu’après une pulsation dequelques jours nous présente la rose lumière interceptée, il n’estmême pas certain qu’un movimentum, extérieur à ces jeunesfilles, n’ait pas modifié leur aspect, et cela avait pu arriverpour mes jeunes filles de Balbec.

On vous vante la douceur, la pureté d’une vierge. Mais aprèscela on sent que quelque chose de plus pimenté vous plairait mieux,et on lui conseille de se montrer plus hardie. En soi-mêmeétait-elle plutôt l’une ou l’autre&|160;? Peut-être pas, maiscapable d’accéder à tant de possibilités diverses dans le courantvertigineux de la vie. Pour une autre, dont tout l’attrait résidaitdans quelque chose d’implacable (que nous comptions fléchir à notremanière), comme, par exemple, pour la terrible sauteuse de Balbecqui effleurait dans ses bonds les crânes des vieux messieursépouvantés, quelle déception quand, dans la nouvelle face offertepar cette figure, au moment où nous lui disions des tendressesexaltées par le souvenir de tant de duretés envers les autres, nousl’entendions, comme entrée de jeu, nous dire qu’elle était timide,qu’elle ne savait jamais rien dire de sensé à quelqu’un la premièrefois, tant elle avait peur, et que ce n’est qu’au bout d’unequinzaine de jours qu’elle pourrait causer tranquillement avecnous. L’acier était devenu coton, nous n’aurions plus rien àessayer de briser, puisque d’elle-même elle perdait touteconsistance. D’elle-même, mais par notre faute peut-être, car lestendres paroles que nous avions adressées à la Dureté lui avaientpeut-être, même sans qu’elle eût fait de calcul intéressé, suggéréd’être tendre.

Ce qui nous désolait néanmoins n’était qu’à demi maladroit, carla reconnaissance pour tant de douceur allait peut-être nousobliger à plus que le ravissement devant la cruauté fléchie. Je nedis pas qu’un jour ne viendra pas où, même à ces lumineuses jeunesfilles, nous n’assignerons pas des caractères très tranchés, maisc’est qu’elles auront cessé de nous intéresser, que leur entrée nesera plus pour notre cœur l’apparition qu’il attendait autre et quile laisse bouleversé, chaque fois, d’incarnations nouvelles. Leurimmobilité viendra de notre indifférence qui les livrera aujugement de l’esprit. Celui-ci ne conclura pas, du reste, d’unefaçon beaucoup plus catégorique, car après avoir jugé que teldéfaut, prédominant chez l’une, était heureusement absent del’autre, il verra que le défaut avait pour contrepartie une qualitéprécieuse. De sorte que du faux jugement de l’intelligence,laquelle n’entre en jeu que quand on cesse de s’intéresser,sortiront définis des caractères stables de jeunes filles, lesquelsne nous apprendront pas plus que les surprenants visages apparuschaque jour quand, dans la vitesse étourdissante de notre attente,nos amies se présentaient tous les jours, toutes les semaines, tropdifférentes pour nous permettre, la course ne s’arrêtant pas, declasser, de donner des rangs. Pour nos sentiments, nous en avonsparlé trop souvent pour le redire, bien souvent un amour n’est quel’association d’une image de jeune fille (qui sans cela nous eûtété vite insupportable) avec les battements de cœur inséparablesd’une attente interminable, vaine, et d’un «&|160;lapin&|160;» quela demoiselle nous a posé. Tout cela n’est pas vrai seulement pourles jeunes gens imaginatifs devant les jeunes filles changeantes.Dès le temps où notre récit est arrivé, il paraît, je l’ai sudepuis, que la nièce de Jupien avait changé d’opinion sur Morel etsur M. de Charlus. Mon mécanicien, venant au renfort de l’amourqu’elle avait pour Morel, lui avait vanté, comme existant chez levioloniste, des délicatesses infinies auxquelles elle n’était quetrop portée à croire. Et, d’autre part, Morel ne cessait de luidire le rôle de bourreau que M. de Charlus exerçait envers lui etqu’elle attribuait à la méchanceté, ne devinant pas l’amour. Elleétait, du reste, bien forcée de constater que M. de Charlusassistait tyranniquement à toutes leurs entrevues. Et, venantcorroborer cela, elle entendait des femmes du monde parler del’atroce méchanceté du baron. Or, depuis peu, son jugement avaitété entièrement renversé. Elle avait découvert chez Morel (sanscesser de l’aimer pour cela) des profondeurs de méchanceté et deperfidie, d’ailleurs compensées par une douceur fréquente et unesensibilité réelle, et chez M. de Charlus une insoupçonnable etimmense bonté, mêlée de duretés qu’elle ne connaissait pas. Ainsin’avait-elle pas su porter un jugement plus défini sur cequ’étaient, chacun en soi, le violoniste et son protecteur, que moisur Andrée, que je voyais pourtant tous les jours, et surAlbertine, qui vivait avec moi. Les soirs où cette dernière ne melisait pas à haute voix, elle me faisait de la musique ou entamaitavec moi des parties de dames ou des causeries, que j’interrompaisles unes et les autres pour l’embrasser. Nos rapports étaient d’unesimplicité qui les rendait reposants. Le vide même de sa viedonnait à Albertine une espèce d’empressement et d’obéissance pourles seules choses que je réclamais d’elle. Derrière cette jeunefile, comme derrière la lumière pourprée qui tombait aux pieds demes rideaux à Balbec, pendant qu’éclatait le concert des musiciens,se nacraient les ondulations bleuâtres de la mer. N’était-elle pas,en effet (elle au fond de qui résidait de façon habituelle une idéede moi si familière qu’après sa tante j’étais peut-être la personnequ’elle distinguait le moins de soi-même), la jeune fille quej’avais vue la première fois, à Balbec, sous son polo plat, avecses yeux insistants et rieurs, inconnue encore, mince comme unesilhouette profilée sur le flot&|160;? Ces effigies gardéesintactes dans la mémoire, quand on les retrouve, on s’étonne deleur dissemblance d’avec l’être qu’on connaît&|160;; on comprendquel travail de modelage accomplit quotidiennement l’habitude. Dansle charme qu’avait Albertine à Paris, au coin de mon feu, vivaitencore le désir que m’avait inspiré le cortège insolent et fleuriqui se déroulait le long de la plage, et comme Rachel gardait pourSaint-Loup, même quand il le lui eût fait quitter, le prestige dela vie de théâtre, en cette Albertine cloîtrée dans ma maison, loinde Balbec d’où je l’avais précipitamment emmenée, subsistaientl’émoi, le désarroi social, la vanité inquiète, les désirs errantsde la vie de bains de mer. Elle était si bien encagée que, certainssoirs même, je ne faisais pas demander qu’elle quittât sa chambrepour la mienne, elle que jadis tout le monde suivait, que j’avaistant de peine à rattraper filant sur sa bicyclette, et que leliftier même ne pouvait me ramener, ne me laissant guère d’espoirqu’elle vînt, et que j’attendais pourtant toute la nuit. Albertinen’avait-elle pas été, devant l’Hôtel, comme une grande actrice dela plage en feu, excitant les jalousies quand elle s’avançait dansce théâtre de nature, ne parlant à personne, bousculant leshabitués, dominant ses amies&|160;? et cette actrice si convoitéen’était-ce pas elle qui, retirée par moi de la scène, enfermée chezmoi, était à l’abri des désirs de tous, qui désormais pouvaient lachercher vainement, tantôt dans ma chambre, tantôt dans la sienne,où elle s’occupait à quelque travail de dessin et deciselure&|160;?

Sans doute, dans les premiers jours de Balbec, Albertinesemblait dans un plan parallèle à celui où je vivais, mais qui s’enétait rapproché (quand j’avais été chez Elstir), puis l’avaitrejoint, au fur et à mesure de mes relations avec elle, à Balbec, àParis, puis à Balbec encore. D’ailleurs, entre les deux tableaux deBalbec, au premier séjour et au second, composés des mêmes villasd’où sortaient les mêmes jeunes filles devant la même mer, quelledifférence&|160;! Dans les amies d’Albertine du second séjour, sibien connues de moi, aux qualités et aux défauts si nettementgravés dans leur visage, pouvais-je retrouver ces fraîches etmystérieuses inconnues qui jadis ne pouvaient, sans que battît moncœur, faire crier sur le sable la porte de leur chalet et enfroisser au passage les tamaris frémissants&|160;! Leurs grandsyeux s’étaient résorbés depuis, sans doute parce qu’elles avaientcessé d’être des enfants, mais aussi parce que ces ravissantesinconnues, actrices de la romanesque première année, et surlesquelles je ne cessais de quêter des renseignements, n’avaientplus pour moi de mystère. Elles étaient devenues obéissantes à mescaprices, de simples jeunes filles en fleurs, desquelles je n’étaispas médiocrement fier d’avoir cueilli, dérobé à tous, la plus bellerose.

Entre les deux décors, si différents l’un de l’autre, de Balbec,il y avait l’intervalle de plusieurs années à Paris, sur le longparcours desquelles se plaçaient tant de visites d’Albertine. Je lavoyais aux différentes années de ma vie, occupant par rapport à moides positions différentes qui me faisaient sentir la beauté desespaces interférés, ce long temps révolu où j’étais resté sans lavoir, et sur la diaphane profondeur desquels la rose personne quej’avais devant moi se modelait avec de mystérieuses ombres et unpuissant relief. Il était dû, d’ailleurs, à la superposition nonseulement des images successives qu’Albertine avait été pour moi,mais encore des grandes qualités d’intelligence et de cœur, desdéfauts de caractère, les uns et les autres insoupçonnées de moi,qu’Albertine, en une germination, une multiplication d’elle-même,une efflorescence charnue aux sombres couleurs, avait ajoutés à unenature jadis à peu près nulle, maintenant difficile à approfondir.Car les êtres, même ceux auxquels nous avons tant rêvé qu’ils nenous semblaient qu’une image, une figure de Benozzo Gozzoli sedétachant sur un fond verdâtre, et dont nous étions disposés àcroire que les seules variations tenaient au point où nous étionsplacés pour les regarder, à la distance qui nous en éloignait, àl’éclairage, ces êtres-là, tandis qu’ils changent par rapport ànous, changent aussi en eux-mêmes, et il y avait eu enrichissement,solidification et accroissement de volume dans la figure jadissimplement profilée sur la mer. Au reste, ce n’était pas seulementla mer à la fin de la journée qui vivait pour moi en Albertine,mais parfois l’assoupissement de la mer sur la grève par les nuitsde clair de lune.

Quelquefois, en effet, quand je me levais pour aller chercher unlivre dans le cabinet de mon père, mon amie, m’ayant demandé lapermission de s’étendre pendant ce temps-là, était si fatiguée parla longue randonnée du matin et de l’après-midi au grand air que,même si je n’étais resté qu’un instant hors de ma chambre, en yrentrant, je trouvais Albertine endormie et ne la réveillaispas.

Étendue de la tête aux pieds sur mon lit, dans une attitude d’unnaturel qu’on n’aurait pu inventer, je lui trouvais l’air d’unelongue tige en fleur qu’on aurait disposée là, et c’était ainsi eneffet&|160;: le pouvoir de rêver, que je n’avais qu’en son absence,je le retrouvais à ces instants auprès d’elle, comme si, endormant, elle était devenue une plante. Par là, son sommeilréalisait, dans une certaine mesure, la possibilité del’amour&|160;; seul, je pouvais penser à elle, mais elle memanquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, maisj’étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elledormait, je n’avais plus à parler, je savais que je n’étais plusregardé par elle, je n’avais plus besoin de vivre à la surface demoi-même.

En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avaitdépouillé, l’un après l’autre, ses différents caractères d’humanitéqui m’avaient déçu depuis le jour où j’avais fait sa connaissance.Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux,des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange, et quicependant m’appartenait davantage. Son moi ne s’échappait pas àtous moments, comme quand nous causions, par les issues de lapensée inavouée et du regard. Elle avait rappelé à soi tout ce quid’elle était au dehors&|160;; elle s’était réfugiée, enclose,résumée, dans son corps. En le tenant sous mon regard, dans mesmains, j’avais cette impression de la posséder tout entière que jen’avais pas quand elle était réveillée. Sa vie m’était soumise,exhalait vers moi son léger souffle.

J’écoutais cette murmurante émanation mystérieuse, douce commeun zéphir marin, féerique comme ce clair de lune, qu’était sonsommeil. Tant qu’il persistait, je pouvais rêver à elle, etpourtant la regarder, et quand ce sommeil devenait plus profond, latoucher, l’embrasser. Ce que j’éprouvais alors, c’était un amourdevant quelque chose d’aussi pur, d’aussi immatériel dans sasensibilité, d’aussi mystérieux que si j’avais été devant lescréatures inanimées que sont les beautés de la nature. Et, eneffet, dès qu’elle dormait un peu profondément, elle cessaitseulement d’être la plante qu’elle avait été&|160;; son sommeil, aubord duquel je rêvais, avec une fraîche volupté dont je ne me fussejamais lassé et que j’eusse pu goûter indéfiniment, c’était pourmoi tout un paysage. Son sommeil mettait à mes côtés quelque chosed’aussi calme, d’aussi sensuellement délicieux que ces nuits depleine lune dans la baie de Balbec devenue douce comme un lac, oùles branches bougent à peine, où, étendu sur le sable, l’onécouterait sans fin se briser le reflux.

En entrant dans la chambre, j’étais resté debout sur le seuil,n’osant pas faire de bruit, et je n’en entendais pas d’autre quecelui de son haleine venant expirer sur ses lèvres, à intervallesintermittents et réguliers, comme un reflux, mais plus assoupi etplus doux. Et au moment où mon oreille recueillait ce bruit divin,il me semblait que c’était, condensée en lui, toute la personne,toute la vie de la charmante captive, étendue là sous mes yeux. Desvoitures passaient bruyamment dans la rue, son front restait aussiimmobile, aussi pur, son souffle aussi léger, réduit à la simpleexpiration de l’air nécessaire. Puis, voyant que son sommeil neserait pas troublé, je m’avançais prudemment, je m’asseyais sur lachaise qui était à côté du lit, puis sur le lit même.

J’ai passé de charmants soirs à causer, à jouer avec Albertine,mais jamais d’aussi doux que quand je la regardais dormir. Elleavait. beau avoir, en bavardant, en jouant aux cartes, ce naturelqu’une actrice n’eût pu imiter, c’était un naturel au deuxièmedegré que m’offrait son sommeil. Sa chevelure, descendue le long deson visage rose, était posée à côté d’elle sur le lit, et parfoisune mèche, isolée et droite, donnait le même effet de perspectiveque ces arbres lunaires grêles et pâles qu’on aperçoit tout droitsau fond des tableaux raphaëliques d’Elstir. Si les lèvresd’Albertine étaient closes, en revanche, de la façon dont j’étaisplacé, ses paupières paraissaient si peu jointes que j’auraispresque pu me demander si elle dormait vraiment. Tout de même, cespaupières abaissées mettaient dans son visage cette continuitéparfaite que les yeux n’interrompaient pas. Il y a des êtres dontla face prend une beauté et une majesté inaccoutumées pour peuqu’ils n’aient plus de regard.

Je mesurais des yeux Albertine étendue à mes pieds. Parinstants, elle était parcourue d’une agitation légère etinexplicable, comme les feuillages qu’une brise inattendue convulsependant quelques instants. Elle touchait à sa chevelure, puis, nel’ayant pas fait comme elle le voulait, elle y portait la mainencore par des mouvements si suivis, si volontaires, que j’étaisconvaincu qu’elle allait s’éveiller. Nullement&|160;; elleredevenait calme dans le sommeil qu’elle n’avait pas quitté. Ellerestait désormais immobile. Elle avait posé sa main sur sa poitrineen un abandon du bras si naïvement puéril que j’étais obligé, en laregardant, d’étouffer le sourire que par leur sérieux, leurinnocence et leur grâce nous donnent les petits enfants.

Moi qui connaissais plusieurs Albertine en une seule, il mesemblait en voir bien d’autres encore reposer auprès de moi. Sessourcils, arqués comme je ne les avais jamais vus, entouraient lesglobes de ses paupières comme un doux nid d’alcyon. Des races, desatavismes, des vices reposaient sur son visage. Chaque fois qu’elledéplaçait sa tête, elle créait une femme nouvelle, souventinsoupçonnée de moi. Il me semblait posséder non pas une, maisd’innombrables jeunes filles. Sa respiration, peu à peu plusprofonde, soulevait maintenant régulièrement sa poitrine et,par-dessus elle, ses mains croisées, ses perles, déplacées d’unemanière différente par le même mouvement, comme ces barques, ceschaînes d’amarre que fait osciller le mouvement du flot. Alors,sentant que son sommeil était dans son plein, que je ne meheurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenantpar la pleine mer du sommeil profond, délibérément, je sautais sansbruit sur le lit, je me couchais au long d’elle, je prenais sataille d’un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et surson cœur&|160;; puis, sur toutes les parties de son corps, posaisma seule main restée libre et qui était soulevée aussi, comme lesperles, par la respiration d’Albertine&|160;; moi-même, j’étaisdéplacé légèrement par son mouvement régulier&|160;: je m’étaisembarqué sur le sommeil d’Albertine. Parfois, il me faisait goûterun plaisir moins pur. Je n’avais pour cela besoin de nul mouvement,je faisais pendre ma jambe contre la sienne, comme une rame qu’onlaisse traîner et à laquelle on imprime de temps à autre uneoscillation légère, pareille au battement intermittent de l’ailequ’ont les oiseaux qui dorment en l’air. Je choisissais pour laregarder cette face de son visage qu’on ne voyait jamais, et quiétait si belle.

On comprend, à la rigueur, que les lettres que vous écritquelqu’un soient à peu près semblables entre elles et dessinent uneimage assez différente de la personne qu’on connaît pour qu’ellesconstituent une deuxième personnalité. Mais combien il est plusétrange qu’une femme soit accolée, comme Rosita et Doodica, à uneautre femme dont la beauté différente fait induire un autrecaractère, et que pour voir l’une il faille se placer de profil,pour l’autre de face. Le bruit de sa respiration devenant plus fortpouvait donner l’illusion de l’essoufflement du plaisir et, quandle mien était à son terme, je pouvais l’embrasser sans avoirinterrompu son sommeil. Il me semblait, à ces moments-là, que jevenais de la posséder plus complètement, comme une choseinconsciente et sans résistance de la muette nature. Je nem’inquiétais pas des mots qu’elle laissait parfois échapper endormant, leur signification m’échappait, et, d’ailleurs, quelquepersonne inconnue qu’ils eussent désignée, c’était sur ma main, surma joue, que sa main, parfois animée d’un léger frisson, secrispait un instant. Je goûtais son sommeil d’un amourdésintéressé, apaisant, comme je restais des heures à écouter ledéferlement du flot.

Peut-être faut-il que les êtres soient capables de vous fairebeaucoup souffrir pour que, dans les heures de rémission, ils vousprocurent ce même calme apaisant que la nature. Je n’avais pas àlui répondre comme quand nous causions, et même eussé-je pu metaire, comme je faisais aussi quand elle parlait, qu’en l’entendantparler je ne descendais pas tout de même aussi avant en elle.Continuant à entendre, à recueillir, d’instant en instant, lemurmure, apaisant comme une imperceptible brise, de sa purehaleine, c’était toute une existence physiologique qui était devantmoi, à moi&|160;; aussi longtemps que je restais jadis couché surla plage, au clair de lune, je serais resté là à la regarder, àl’écouter.

Quelquefois on eût dit que la mer devenait grosse, que latempête se faisait sentir jusque dans la baie, et je me mettaiscomme elle à écouter le grondement de son souffle qui ronflait.Quelquefois, quand elle avait trop chaud, elle ôtait, dormant déjàpresque, son kimono, qu’elle jetait sur mon fauteuil. Pendantqu’elle dormait, je me disais que toutes ses lettres étaient dansla poche intérieure de ce kimono, où elle les mettait toujours. Unesignature, un rendez-vous donné eussent suffi pour prouver unmensonge ou dissiper un soupçon. Quand je sentais le sommeild’Albertine bien profond, quittant le pied de son lit où je lacontemplais depuis longtemps sans faire un mouvement, je faisais unpas, pris d’une curiosité ardente, sentant le secret de cette vieoffert, floche et sans défense, dans ce fauteuil. Peut-être,faisais-je ce pas aussi parce que regarder dormir sans bouger finitpar devenir fatigant. Et ainsi à pas de loup, me retournant sanscesse pour voir si Albertine ne s’éveillait pas, j’allais jusqu’aufauteuil. Là, je m’arrêtais, je restais longtemps à regarder lekimono comme j’étais resté longtemps à regarder Albertine. Mais (etpeut-être j’ai eu tort) jamais je n’ai touché au kimono, mis mamain dans la poche, regardé les lettres. À la fin, voyant que je neme déciderais pas, je repartais à pas de loup, revenais près du litd’Albertine et me remettais à la regarder dormir, elle qui ne medirait rien alors que je voyais sur un bras du fauteuil ce kimonoqui peut-être m’eût dit bien des choses. Et de même que des genslouent cent francs par jour une chambre à l’Hôtel de Balbec pourrespirer l’air de la mer, je trouvais tout naturel de dépenser plusque cela pour elle, puisque j’avais son souffle près de ma joue,dans sa bouche que j’entr’ouvrais sur la mienne, où contre malangue passait sa vie.

Mais ce plaisir de la voir dormir, et qui était aussi doux quela sentir vivre, un autre y mettait fin, et qui était celui de lavoir s’éveiller. Il était, à un degré plus profond et plusmystérieux, le plaisir même qu’elle habitât chez moi. Sans doute ilm’était doux, l’après-midi, quand elle descendait de voiture, quece fût dans mon appartement qu’elle rentrât. Il me l’était plusencore que, quand du fond du sommeil elle remontait les derniersdegrés de l’escalier des songes, ce fût dans ma chambre qu’ellerenaquît à la conscience et à la vie, qu’elle se demandât uninstant «&|160;où suis-je&|160;», et voyant les objets dont elleétait entourée, la lampe dont la lumière lui faisait à peinecligner les yeux, pût se répondre qu’elle était chez elle enconstatant qu’elle s’éveillait chez moi. Dans ce premier momentdélicieux d’incertitude, il me semblait que je prenais à nouveauplus complètement possession d’elle, puisque, au lieu que, aprèsêtre sortie, elle entrât dans sa chambre, c’était ma chambre, dèsqu’elle serait reconnue par Albertine, qui allait l’enserrer, lacontenir, sans que les yeux de mon amie manifestassent aucuntrouble, restant aussi calmes que si elle n’avait pas dormi.

L’hésitation du réveil, révélée par son silence, ne l’était paspar son regard. Dès qu’elle retrouvait la parole elle disait&|160;:«&|160;Mon&|160;» ou «&|160;Mon chéri&|160;» suivis l’un ou l’autrede mon nom de baptême, ce qui, en donnant au narrateur le même nomqu’à l’auteur de ce livre, eût fait&|160;: «&|160;MonMarcel&|160;», «&|160;Mon chéri Marcel&|160;». Je ne permettaisplus dès lors qu’en famille nos parents, en m’appelant aussi«&|160;chéri&|160;», ôtassent leur prix d’être uniques aux motsdélicieux que me disait Albertine. Tout en me les disant ellefaisait une petite moue qu’elle changeait d’elle-même en baiser.Aussi vite qu’elle s’était tout à l’heure endormie, aussi vite elles’était réveillée.

Pas plus que mon déplacement dans le temps, pas plus que le faitde regarder une jeune fille assise auprès de moi sous la lampe quil’éclaire autrement que le soleil quand, debout, elle s’avançait lelong de la mer, cet enrichissement réel, ce progrès autonomed’Albertine, n’étaient la cause importante, la différence qu’il yavait entre ma façon de la voir maintenant et ma façon de la voirau début à Balbec. Des années plus nombreuses auraient pu séparerles deux images sans amener un changement aussi complet&|160;; ils’était produit, essentiel et soudain, quand j’avais appris que monamie avait été presque élevée par l’amie de MlleVinteuil. Si jadis je m’étais exalté en croyant voir du mystèredans les yeux d’Albertine, maintenant je n’étais heureux que dansles moments où de ces yeux, de ces joues mêmes, réfléchissantescomme des yeux, tantôt si douces mais vite bourrues, je parvenais àexpulser tout mystère.

L’image que je cherchais, où je me reposais, contre laquellej’aurais voulu mourir, ce n’était plus d’Albertine ayant une vieinconnue, c’était une Albertine aussi connue de moi qu’il étaitpossible (et c’est pour cela que cet amour ne pouvait être durableà moins de rester malheureux, car, par définition, il ne contentaitpas le besoin de mystère), c’était une Albertine ne reflétant pasun monde lointain, mais ne désirant rien d’autre – il y avait desinstants où, en effet, cela semblait ainsi – qu’être avec moi,toute pareille à moi, une Albertine image de ce qui précisémentétait mien et non de l’inconnu. Quand c’est, ainsi, d’une heureangoissée relative à un être, quand c’est de l’incertitude si onpourra le retenir ou s’il s’échappera, qu’est né un amour, cetamour porte la marque de cette révolution qui l’a créé, il rappellebien peu ce que nous avions vu jusque-là quand nous pensions à cemême être. Et mes premières impressions devant Albertine, au borddes flots pouvaient pour une petite part subsister dans mon amourpour elle&|160;: en réalité, ces impressions antérieures netiennent qu’une petite place dans un amour de ce genre&|160;; danssa force, dans sa souffrance, dans son besoin de douceur et sonrefuge vers un souvenir paisible, apaisant, où l’on voudrait setenir et ne plus rien apprendre de celle qu’on aime, même s’il yavait quelque chose d’odieux à savoir – bien plus, même à neconsulter que ces impressions antérieures – un tel amour est faitde bien autre chose&|160;!

Quelquefois j’éteignais la lumière avant qu’elle entrât. C’étaitdans l’obscurité, à peine guidée par la lumière d’un tison, qu’ellese couchait à mon côté. Mes mains, mes joues seules lareconnaissaient sans que mes yeux la vissent, mes yeux qui souventavaient peur de la trouver changée. De sorte qu’à la faveur de cetamour aveugle elle se sentait peut-être baignée de plus detendresse que d’habitude. D’autres fois, je me déshabillais, je mecouchais, et, Albertine assise sur un coin du lit, nous reprenionsnotre partie ou notre conversation interrompues de baisers&|160;;et dans le désir qui seul nous fait trouver de l’intérêt dansl’existence et le caractère d’une personne, nous restons si fidèlesà notre nature (si, en revanche, nous abandonnons successivementles différents êtres aimés tour à tour par nous), qu’une fois,m’apercevant dans la glace au moment où j’embrassais Albertine enl’appelant ma petite fille, l’expression triste et passionnée demon propre visage, pareil à ce qu’il eût été autrefois auprès deGilberte dont je ne me souvenais plus, à ce qu’il serait peut-êtreun jour auprès d’une autre si jamais je devais oublier Albertine,me fit penser qu’au-dessus des considérations de personne(l’instinct voulant que nous considérions l’actuelle comme seulevéritable) je remplissais les devoirs d’une dévotion ardente etdouloureuse dédiée comme une offrande à la jeunesse et à la beautéde la femme. Et pourtant, à ce désir, honorant d’un«&|160;ex-voto&|160;» la jeunesse, aux souvenirs aussi de Balbec,se mêlait, dans le besoin que j’avais de garder ainsi tous lessoirs Albertine auprès de moi, quelque chose qui avait été étrangerjusqu’ici à ma vie, au moins amoureuse, s’il n’était pasentièrement nouveau dans ma vie.

C’était un pouvoir d’apaisement tel que je n’en avais paséprouvé de pareil depuis les soirs lointains de Combray où ma mère,penchée sur mon lit, venait m’apporter le repos dans un baiser.Certes, j’eusse été bien étonné, dans ce temps-là, si l’on m’avaitdit que je n’étais pas entièrement bon, et surtout que jechercherais jamais à priver quelqu’un d’un plaisir. Je meconnaissais sans doute bien mal alors, car mon plaisir d’avoirAlbertine à demeure chez moi était beaucoup moins un plaisirpositif que celui d’avoir retiré du monde, où chacun pouvait lagoûter à son tour, la jeune fille en fleurs qui, si, du moins, ellene me donnait pas de grande joie, en privait les autres.L’ambition, la gloire m’eussent laissé indifférent. Encore plusétais-je incapable d’éprouver la haine. Et cependant, pour moi,aimer charnellement c’était tout de même jouir d’un triomphe surtant de concurrents. Je ne le redirai jamais assez, c’était unapaisement plus que tout.

J’avais beau, avant qu’Albertine fût rentrée, avoir doutéd’elle, l’avoir imaginée dans la chambre de Montjouvain, une foisqu’en peignoir elle s’était assise en face de mon fauteuil, ou si,comme c’était le plus fréquent, j’étais resté couché au pied de monlit, je déposais mes doutes en elle, je les lui remettais pourqu’elle m’en déchargeât, dans l’abdication d’un croyant qui fait saprière. Toute la soirée elle avait pu, pelotonnée espièglement enboule sur mon lit, jouer avec moi comme une grosse chatte&|160;;son petit nez rose, qu’elle diminuait encore au bout avec un regardcoquet qui lui donnait la finesse de certaines personnes un peugrasses, avait pu lui donner une mine mutine et enflammée&|160;;elle avait pu laisser tomber une mèche de ses longs cheveux noirssur sa joue de cire rosée, et fermant à demi les yeux, décroisantles bras, avoir eu l’air de me dire&|160;: «&|160;Fais de moi ceque tu veux&|160;»&|160;; quand, au moment de me quitter, elles’approchait pour me dire bonsoir, c’était leur douceur devenuequasi familiale que je baisais des deux côtés de son cou puissant,qu’alors je ne trouvais jamais assez brun ni d’assez gros grain,comme si ces solides qualités eussent été en rapport avec quelquebonté loyale chez Albertine.

C’était le tour d’Albertine de me dire bonsoir en m’embrassantde chaque côté du cou, sa chevelure me caressait comme une aile auxplumes aiguës et douces. Si incomparables l’un à l’autre quefussent ces deux baisers de paix, Albertine glissait dans mabouche, en me faisant le don de sa langue, comme un don duSaint-Esprit, me remettait un viatique, me laissait une provisionde calme presque aussi doux que ma mère imposant le soir, àCombray, ses lèvres sur mon front.

«&|160;Viendrez-vous avec nous demain, grand méchant&|160;? medemandait-elle avant de me quitter. – Où irez-vous&|160;? – Celadépendra du temps et de vous. Avez-vous seulement écrit quelquechose tantôt, mon petit chéri&|160;? Non&|160;? Alors, c’était bienla peine de ne pas venir vous promener. Dites, à propos, tantôtquand je suis rentrée, vous avez reconnu mon pas, vous avez devinéque c’était moi&|160;? – Naturellement. Est-ce qu’on pourrait setromper&|160;? est-ce qu’on ne reconnaîtrait pas entre mille lespas de sa petite bécasse&|160;? Qu’elle me permette de ladéchausser avant qu’elle aille se coucher, cela me fera bienplaisir. Vous êtes si gentille et si rose dans toute cetteblancheur de dentelles.&|160;»

Telle était ma réponse&|160;; au milieu des expressionscharnelles, on en reconnaîtra d’autres qui étaient propres à mamère et à ma grand’mère, car, peu à peu, je ressemblais à tous mesparents, à mon père qui – de tout autre façon que moi sans doute,car si les choses se répètent, c’est avec de grandes variations –s’intéressait si fort au temps qu’il faisait&|160;; et passeulement à mon père, mais de plus en plus à ma tante Léonie. Sanscela, Albertine n’eût pu être pour moi qu’une raison de sortir pourne pas la laisser seule, sans mon contrôle. Ma tante Léonie, touteconfite en dévotion et avec qui j’aurais bien juré que je n’avaispas un seul point commun, moi si passionné de plaisirs, toutdifférent en apparence de cette maniaque qui n’en avait jamaisconnu aucun et disait son chapelet toute la journée, moi quisouffrais de ne pouvoir réaliser une existence littéraire, alorsqu’elle avait été la seule personne de la famille qui n’eût puencore comprendre que lire, c’était autre chose que de passer sontemps à «&|160;s’amuser&|160;», ce qui rendait, même au tempspascal, la lecture permise le dimanche, où toute occupationsérieuse est défendue, afin qu’il soit uniquement sanctifié par laprière. Or, bien que chaque jour j’en trouvasse la cause dans unmalaise particulier qui me faisait si souvent rester couché, unêtre, non pas Albertine, non pas un être que j’aimais, mais un êtreplus puissant sur moi qu’un être aimé, s’était transmigré en moi,despotique au point de faire taire parfois mes soupçons jaloux, oudu moins de m’empêcher d’aller vérifier s’ils étaient fondés ounon&|160;: c’était ma tante Léonie. C’était assez que jeressemblasse avec exagération à mon père jusqu’à ne pas mecontenter de consulter comme lui le baromètre, mais à devenirmoi-même un baromètre vivant&|160;; c’était assez que je melaissasse commander par ma tante Léonie pour rester à observer letemps, de ma chambre ou même de mon lit, voici de même que jeparlais maintenant à Albertine, tantôt comme l’enfant que j’avaisété à Combray parlant à ma mère, tantôt comme ma grand’mère meparlait.

Quand nous avons dépassé un certain âge, l’âme de l’enfant quenous fûmes et l’âme des morts dont nous sommes sortis viennent nousjeter à poignée leurs richesses et leurs mauvais sorts, demandant àcoopérer aux nouveaux sentiments que nous éprouvons et danslesquels, effaçant leur ancienne effigie, nous les refondons en unecréation originale. Tel, tout mon passé depuis mes années les plusanciennes, et par delà celles-ci, le passé de mes parents, mêlaientà mon impur amour pour Albertine la douceur d’une tendresse à lafois filiale et maternelle. Nous devons recevoir dès une certaineheure tous nos parents arrivés de si loin et assemblés autour denous.

Avant qu’Albertine m’eût obéi et m’eût laissé enlever sessouliers, j’entr’ouvrais sa chemise. Les deux petits seins hautremontés étaient si ronds qu’ils avaient moins l’air de fairepartie intégrante de son corps que d’y avoir mûri comme deuxfruits&|160;; et son ventre (dissimulant la place qui chez l’hommes’enlaidit comme du crampon resté fiché dans une statue descellée)se refermait à la jonction des cuisses, par deux valves d’unecourbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que cellede l’horizon quand le soleil a disparu. Elle ôtait ses souliers, secouchait près de moi.

Ô grandes attitudes de l’Homme et de la Femme où cherchent à sejoindre, dans l’innocence des premiers jours et avec l’humilité del’argile, ce que la création a séparé, où Ève est étonnée etsoumise devant l’Homme au côté de qui elle s’éveille, commelui-même, encore seul, devant Dieu qui l’a formé. Albertine nouaitses bras derrière ses cheveux noirs, la hanche renflée, la jambetombante en une inflexion de col de cygne qui s’allonge et serecourbe pour revenir sur lui-même. Il n’y avait que quand elleétait tout à fait sur le côté qu’on voyait un certain aspect de safigure (si bonne et si belle de face) que je ne pouvais souffrir,crochu comme en certaines caricatures de Léonard, semblant révélerla méchanceté, l’âpreté au gain, la fourberie d’une espionne, dontla présence chez moi m’eût fait horreur et qui semblait démasquéepar ces profils-là. Aussitôt je prenais la figure d’Albertine dansmes mains et je la replaçais de face.

«&|160;Soyez gentil, promettez-moi que, si vous ne venez pasdemain, vous travaillerez&|160;», disait mon amie en remettant sachemise. «&|160;Oui, mais ne mettez pas encore votrepeignoir.&|160;» Quelquefois je finissais par m’endormir à côtéd’elle. La chambre s’était refroidie, il fallait du bois.J’essayais de trouver la sonnette dans mon dos, je n’y arrivaispas, tâtant tous les barreaux de cuivre qui n’étaient pas ceuxentre lesquels elle pendait et, à Albertine qui avait sauté du litpour que Françoise ne nous vît pas l’un à côté de l’autre, jedisais&|160;: «&|160;Non remontez une seconde, je ne peux pastrouver la sonnette.&|160;»

Instants doux, gais, innocents en apparence et où s’accumulepourtant la possibilité, en nous insoupçonnée, du désastre, ce quifait de la vie amoureuse la plus contrastée de toutes, celle où lapluie imprévisible de soufre et de poix tombe après les moments lesplus riants et où ensuite, sans avoir le courage de tirer la leçondu malheur, nous rebâtissons immédiatement sur les flancs ducratère d’où ne pourra sortir que la catastrophe. J’avaisl’insouciance de ceux qui croient leur bonheur durable.

C’est justement parce que cette douceur a été nécessaire pourenfanter la douleur – et reviendra du reste la calmer parintermittences – que les hommes peuvent être sincères avec autrui,et même avec eux-mêmes, quand ils se glorifient de la bonté d’unefemme envers eux, quoique, à tout prendre, au sein de leur liaisoncircule constamment, d’une façon secrète, inavouée aux autres, ourévélée involontairement par des questions, des enquêtes, uneinquiétude douloureuse. Mais celle-ci n’aurait pas pu naître sansla douceur préalable, que même ensuite la douceur intermittente estnécessaire pour rendre la souffrance supportable et éviter lesruptures, la dissimulation de l’enfer secret qu’est la vie communeavec cette femme, jusqu’à l’ostentation d’une intimité qu’onprétend douce, exprime un point de vue vrai, un lien général del’effet à la cause, un des modes selon lesquels la production de ladouleur est rendue possible.

Je ne m’étonnais plus qu’Albertine fût là et dût ne sortir lelendemain qu’avec moi ou sous la protection d’Andrée. Ces habitudesde vie en commun, ces grandes lignes qui délimitaient mon existenceet à l’intérieur desquelles ne pouvait pénétrer personne exceptéAlbertine, aussi (dans le plan futur, encore inconnu de moi, de mavie ultérieure, comme celui qui est tracé par un architecte pourdes monuments qui ne s’élèveront que bien plus tard) les ligneslointaines, parallèles à celles-ci et plus vastes, par lesquelless’esquissait en moi, comme un ermitage isolé, la formule un peurigide et monotone de mes amours futures, avaient été en réalitétracées cette nuit à Balbec où, dans le petit tram, aprèsqu’Albertine m’avait révélé qui l’avait élevée, j’avais voulu àtout prix la soustraire à certaines influences et l’empêcher d’êtrehors de ma présence pendant quelques jours. Les jours avaientsuccédé aux jours, ces habitudes étaient devenues machinales, maiscomme ces rites dont l’Histoire essaye de retrouver lasignification, j’aurais pu dire (et ne l’aurais pas voulu), à quim’eût demandé ce que signifiait cette vie de retraite où je meséquestrais jusqu’à ne plus aller au théâtre, qu’elle avait pourorigine l’anxiété d’un soir et le besoin de me prouver à moi-même,les jours qui la suivraient, que celle dont j’avais appris lafâcheuse enfance n’aurait pas la possibilité, si elle l’avaitvoulu, de s’exposer aux mêmes tentations. Je ne songeais plusqu’assez rarement à ces possibilités, mais elles devaient pourtantrester vaguement présentes à ma conscience. Le fait de les détruire– ou d’y tâcher – jour par jour était sans doute la cause pourquoiil m’était doux d’embrasser ces joues qui n’étaient pas plus bellesque bien d’autres&|160;; sous toute douceur charnelle un peuprofonde, il y a la permanence d’un danger.

*&|160; &|160;*&|160; &|160;*

J’avais promis à Albertine que, si je ne sortais pas avec elle,je me mettrais au travail&|160;; mais le lendemain, comme si,profitant de nos sommeils, la maison avait miraculeusement voyagé,je m’éveillais par un temps différent, sous un autre climat. On netravaille pas au moment où on débarque dans un pays nouveau, auxconditions duquel il faut s’adapter. Or chaque jour était pour moiun pays différent. Ma paresse elle-même, sous les formes nouvellesqu’elle revêtait, comment l’eussé-je reconnue&|160;?

Tantôt, par des jours irrémédiablement mauvais, disait-on, rienque la résidence dans la maison, située au milieu d’une pluie égaleet continue, avait la glissante douceur, le silence calmant,l’intérêt d’une navigation&|160;; une autre fois, par un jourclair, en restant immobile dans mon lit, c’était laisser tournerles ombres autour de moi comme d’un tronc d’arbre.

D’autres fois encore, aux premières cloches d’un couvent voisin,rares comme les dévotes matinales, blanchissant à peine le cielsombre de leurs giboulées incertaines que fondait et dispersait levent tiède, j’avais discerné une de ces journées tempétueuses,désordonnées et douces, où les toits, mouillés d’une ondéeintermittente que sèchent un souffle ou un rayon, laissent glisseren roucoulant une goutte de pluie et, en attendant que le ventrecommence à tourner, lissent au soleil momentané qui les iriseleurs ardoises gorge-de-pigeon&|160;; une de ces journées rempliespar tant de changements de temps, d’incidents aériens, d’orages,que le paresseux ne croit pas les avoir perdues parce qu’il s’estintéressé à l’activité qu’à défaut de lui l’atmosphère, agissant enquelque sorte à sa place, a déployée&|160;; journées pareilles àces temps d’émeute ou de guerre, qui ne semblent pas vides àl’écolier délaissant sa classe parce que, aux alentours du Palaisde Justice ou en lisant les journaux, il a l’illusion de trouverdans les événements qui se sont produits, à défaut de la besognequ’il n’a pas accomplie, un profit pour son intelligence et uneexcuse pour son oisiveté&|160;; journées auxquelles on peutcomparer celles où se passe dans notre vie quelque criseexceptionnelle et de laquelle celui qui n’a jamais rien fait croitqu’il va tirer, si elle se dénoue heureusement, des habitudeslaborieuses&|160;; par exemple, c’est le matin où il sort pour unduel qui va se dérouler dans des conditions particulièrementdangereuses&|160;; alors, lui apparaît tout d’un coup, au moment oùelle va peut-être lui être enlevée, le prix d’une vie de laquelleil aurait pu profiter pour commencer une œuvre ou seulement goûterdes plaisirs, et dont il n’a su jouir en rien. «&|160;Si je pouvaisne pas être tué, se dit-il, comme je me mettrais au travail à laminute même, et aussi comme je m’amuserais.&|160;»

La vie a pris en effet soudain, à ses yeux, une valeur plusgrande, parce qu’il met dans la vie tout ce qu’il semble qu’ellepeut donner, et non pas le peu qu’il lui fait donnerhabituellement. Il la voit selon son désir, non telle que sonexpérience lui a appris qu’il savait la rendre, c’est-à-dire simédiocre&|160;! Elle s’est, à l’instant, remplie des labeurs, desvoyages, des courses de montagnes, de toutes les belles chosesqu’il se dit que la funeste issue de ce duel pourra rendreimpossibles, alors qu’elles l’étaient avant qu’il fût question deduel, à cause des mauvaises habitudes qui, même sans duel, auraientcontinué. Il revient chez lui sans avoir été même blessé, mais ilretrouve les mêmes obstacles aux plaisirs, aux excursions, auxvoyages, à tout ce dont il avait craint un instant d’être à jamaisdépouillé par la mort&|160;; il suffit pour cela de la vie. Quantau travail – les circonstances exceptionnelles ayant pour effetd’exalter ce qui existait préalablement dans l’homme, chez lelaborieux le labeur et chez l’oisif la paresse, – il se donnecongé.

Je faisais comme lui, et comme j’avais toujours fait depuis mavieille résolution de me mettre à écrire, que j’avais prise jadis,mais qui me semblait dater d’hier, parce que j’avais considéréchaque jour l’un après l’autre comme non avenu. J’en usais de mêmepour celui-ci, laissant passer sans rien faire ses averses et seséclaircies et me promettant de commencer à travailler le lendemain.Mais je n’y étais plus le même sous un ciel sans nuages&|160;; leson doré des cloches ne contenait pas seulement, comme le miel, dela lumière, mais la sensation de la lumière et aussi la saveur fadedes confitures (parce qu’à Combray il s’était souvent attardé commeune guêpe sur notre table desservie). Par ce jour de soleiléclatant, rester tout le jour les yeux clos, c’était chose permise,usitée, salubre, plaisante, saisonnière, comme tenir ses persiennesfermées contre la chaleur.

C’était par de tels temps qu’au début de mon second séjour àBalbec j’entendais les violons de l’orchestre entre les couléesbleuâtres de la marée montante. Combien je possédais plus Albertineaujourd’hui&|160;! Il y avait des jours où le bruit d’une clochequi sonnait l’heure portait sur la sphère de sa sonorité une plaquesi fraîche, si puissamment étalée de mouillé ou de lumière, quec’était comme une traduction pour aveugles, ou, si l’on veut, commeune traduction musicale du charme de la pluie ou du charme dusoleil. Si bien qu’à ce moment-là, les yeux fermés, dans mon lit,je me disais que tout peut se transposer et qu’un univers seulementaudible pourrait être aussi varié que l’autre. Remontantparesseusement de jour en jour, comme sur une barque, et voyantapparaître devant moi toujours de nouveaux souvenirs enchantés, queje ne choisissais pas, qui, l’instant d’avant, m’étaientinvisibles, et que ma mémoire me présentait l’un après l’autre sansque je puisse les choisir, je poursuivais paresseusement, sur cesespaces unis, ma promenade au soleil.

Ces concerts matinaux de Balbec n’étaient pas anciens. Etpourtant, à ce moment relativement rapproché, je me souciais peud’Albertine. Même, les tout premiers jours de l’arrivée, je n’avaispas connu sa présence à Balbec. Par qui donc l’avais-jeapprise&|160;? Ah&|160;! oui, par Aimé. Il faisait un beau soleilcomme celui-ci. Il était content de me revoir. Mais il n’aime pasAlbertine. Tout le monde ne peut pas l’aimer. Oui, c’est lui quim’a annoncé qu’elle était à Balbec. Comment le savait-ildonc&|160;? Ah&|160;! il l’avait rencontrée, il lui avait trouvémauvais genre. À ce moment, abordant le récit d’Aimé par une autreface que celle où il me l’avait fait, ma pensée, qui jusqu’iciavait navigué en souriant sur ces eaux bienheureuses, éclataitsoudain, comme si elle eût heurté une mine invisible et dangereuse,insidieusement posée à ce point de ma mémoire. Il m’avait dit qu’ill’avait rencontrée, qu’il lui avait trouvé mauvais genre.Qu’avait-il voulu dire par mauvais genre&|160;? J’avais comprisgenre vulgaire, parce que, pour le contredire d’avance, j’avaisdéclaré qu’elle avait de la distinction. Mais non, peut-êtreavait-il voulu dire genre gomorrhéen. Elle était avec une amie,peut-être qu’elles se tenaient par la taille, qu’elles regardaientd’autres femmes, qu’elles avaient en effet un «&|160;genre&|160;»que je n’avais jamais vu à Albertine en ma présence. Qui étaitl’amie&|160;? où Aimé l’avait-il rencontrée, cette odieuseAlbertine&|160;?

Je tâchais de me rappeler exactement ce qu’Aimé m’avait dit,pour voir si cela pouvait se rapporter à ce que j’imaginais ou s’ilavait voulu parler seulement de manières communes. Mais j’avaisbeau me le demander, la personne qui se posait la question et lapersonne qui pouvait offrir le souvenir n’étaient, hélas, qu’uneseule et même personne, moi, qui se dédoublait momentanément, maissans rien s’ajouter. J’avais beau questionner, c’était moi quirépondais, je n’apprenais rien de plus. Je ne songeais plus àMlle Vinteuil. Né d’un soupçon nouveau, l’accès dejalousie dont je souffrais était nouveau aussi, ou plutôt iln’était que le prolongement, l’extension de ce soupçon, il avait lemême théâtre, qui n’était plus Montjouvain, mais la route où Aiméavait rencontré Albertine&|160;; pour objets, les quelques amiesdont l’une ou l’autre pouvait être celle qui était avec Albertinece jour-là. C’était peut-être une certaine Élisabeth, ou bienpeut-être ces deux jeunes filles qu’Albertine avait regardées dansla glace, au Casino, quand elle n’avait pas l’air de les voir. Elleavait sans doute des relations avec elles, et d’ailleurs aussi avecEsther, la cousine de Bloch. De telles relations, si ellesm’avaient été révélées par un tiers, eussent suffi pour me tuer àdemi, mais comme c’était moi qui les imaginais, j’avais soin d’yajouter assez d’incertitude pour amortir la douleur.

On arrive, sous la forme de soupçons, à absorber journellement,à doses énormes, cette même idée qu’on est trompé, de laquelle unequantité très faible pourrait être mortelle, inoculée par la piqûred’une parole déchirante. C’est sans doute pour cela, et par undérivé de l’instinct de conservation, que le même jaloux n’hésitepas à former des soupçons atroces à propos de faits innocents, àcondition, devant la première preuve qu’on lui apporte, de serefuser à l’évidence. D’ailleurs, l’amour est un mal inguérissable,comme ces diathèses où le rhumatisme ne laisse quelque répit quepour faire place à des migraines épileptiformes. Le soupçon jalouxétait-il calmé, j’en voulais à Albertine de n’avoir pas été tendre,peut-être de s’être moquée de moi avec Andrée. Je pensais aveceffroi à l’idée qu’elle avait dû se faire si Andrée lui avaitrépété toutes nos conversations, l’avenir m’apparaissait atroce.Ces tristesses ne me quittaient que si un nouveau soupçon jaloux mejetait dans d’autres recherches ou si, au contraire, lesmanifestations de tendresse d’Albertine me rendaient mon bonheurinsignifiant. Quelle pouvait être cette jeune fille&|160;? ilfaudrait que j’écrive à Aimé, que je tâche de le voir, et ensuiteje contrôlerais ses dires en causant avec Albertine, en laconfessant. En attendant, croyant bien que ce devait être lacousine de Bloch, je demandai à celui-ci, qui ne comprit nullementdans quel but, de me montrer seulement une photographie d’elle ou,bien plus, de me faire au besoin rencontrer avec elle.

Combien de personnes, de villes, de chemins, la jalousie nousrend ainsi avide de connaître&|160;? Elle est une soif de savoirgrâce à laquelle, sur des points isolés les uns des autres, nousfinissons par avoir successivement toutes les notions possibles,sauf celle que nous voudrions. On ne sait jamais si un soupçon nenaîtra pas, car, tout à coup, on se rappelle une phrase qui n’étaitpas claire, un alibi qui n’avait pas été donné sans intention.Pourtant, on n’a pas revu la personne, mais il y a une jalousieaprès coup, qui ne naît qu’après l’avoir quittée, une jalousie del’escalier. Peut-être l’habitude que j’avais prise de garder aufond de moi certains désirs, désir d’une jeune fille du monde commecelles que je voyais passer de ma fenêtre suivies de leurinstitutrice, et plus particulièrement de celle dont m’avait parléSaint-Loup, qui allait dans les maisons de passe&|160;; désir debelles femmes de chambre, et particulièrement celle deMmePutbus&|160;; désir d’aller à la campagne au début duprintemps, revoir des aubépines, des pommiers en fleurs, destempêtes&|160;; désir de Venise, désir de me mettre au travail,désir de mener la vie de tout le monde&|160;; – peut-êtrel’habitude de conserver en moi sans assouvissement tous ces désirs,en me contentant de la promesse, faite à moi-même, de ne pasoublier de les satisfaire un jour&|160;; – peut-être cettehabitude, vieille de tant d’années, de l’ajournement perpétuel, dece que M. de Charlus flétrissait sous le nom de procrastination,était-elle devenue si générale en moi qu’elle s’emparait aussi demes soupçons jaloux et, tout en me faisant prendre mentalement noteque je ne manquerais pas un jour d’avoir une explication avecAlbertine au sujet de la jeune fille, peut-être des jeunes filles(cette partie du récit était confuse, effacée, autant direindéchiffrable[1], dans ma mémoire), avec laquelle oulesquelles Aimé l’avait rencontrée, me faisait retarder cetteexplication. En tous cas, je n’en parlerais pas ce soir à mon amiepour ne pas risquer de lui paraître jaloux et de la fâcher.

Pourtant, quand, le lendemain, Bloch m’eut envoyé laphotographie de sa cousine Esther, je m’empressai de la faireparvenir à Aimé. Et à la même minute, je me souvins qu’Albertinem’avait refusé le matin un plaisir qui aurait pu la fatiguer eneffet. Était-ce donc pour le réserver à quelque autre&|160;? Cetaprès-midi peut-être&|160;? À qui&|160;?

C’est ainsi qu’est interminable la jalousie, car même si l’êtreaimé, étant mort par exemple, ne peut plus la provoquer par sesactes, il arrive que des souvenirs postérieurement à tout événementse comportent tout à coup dans notre mémoire comme des événementseux aussi, souvenirs que nous n’avions pas éclairés jusque-là, quinous avaient paru insignifiants, et auxquels il suffit de notrepropre réflexion sur eux, sans aucun fait extérieur, pour donner unsens nouveau et terrible. On n’a pas besoin d’être deux, il suffitd’être seul dans sa chambre, à penser, pour que de nouvellestrahisons de votre maîtresse se produisent, fût-elle morte. Aussiil ne faut pas ne redouter dans l’amour, comme dans la viehabituelle, que l’avenir, mais même le passé, qui ne se réalisepour nous souvent qu’après l’avenir, et nous ne parlons passeulement du passé que nous apprenons après coup, mais de celui quenous avons conservé depuis longtemps en nous et que tout à coupnous apprenons à lire.

N’importe, j’étais bien heureux, l’après-midi finissant, que netardât pas l’heure où j’allais pouvoir demander à la présenced’Albertine l’apaisement dont j’avais besoin. Malheureusement, lasoirée qui vint fut une de celles où cet apaisement ne m’était pasapporté, où le baiser qu’Albertine me donnerait en me quittant,bien différent du baiser habituel, ne me calmerait pas plusqu’autrefois celui de ma mère, les jours où elle était fâchée et oùje n’osais pas la rappeler, mais où je sentais que je ne pourraispas m’endormir. Ces soirées-là, c’étaient maintenant celles oùAlbertine avait formé pour le lendemain quelque projet qu’elle nevoulait pas que je connusse. Si elle me l’avait confié, j’auraismis à assurer sa réalisation une ardeur que personne autantqu’Albertine n’eût pu m’inspirer. Mais elle ne me disait rien etn’avait, d’ailleurs, besoin de me rien dire&|160;; dès qu’elleétait rentrée, sur la porte même de ma chambre, comme elle avaitencore son chapeau ou sa toque sur la tête, j’avais déjà vu ledésir inconnu, rétif, acharné, indomptable. Or c’étaient souventles soirs où j’avais attendu son retour avec les plus tendrespensées, où je comptais lui sauter au cou avec le plus detendresse.

Hélas, ces mésententes comme j’en avais eu souvent avec mesparents, que je trouvais froids ou irrités au moment où j’accouraisprès d’eux, débordant de tendresse, ne sont rien auprès de cellesqui se produisent entre deux amants&|160;! La souffrance ici estbien moins superficielle, est bien plus difficile à supporter, ellea pour siège une couche plus profonde du cœur.

Ce soir-là, le projet qu’Albertine avait formé, elle futpourtant obligée de m’en dire un mot&|160;; je compris tout desuite qu’elle voulait aller le lendemain faire une visite àMme Verdurin, une visite qui, en elle-même, ne m’eût enrien contrarié. Mais certainement, c’était pour y faire quelquerencontre, pour y préparer quelque plaisir. Sans cela elle n’eûtpas tellement tenu à cette visite. Je veux dire, elle ne m’eût pasrépété qu’elle n’y tenait pas. J’avais suivi dans mon existence unemarche inverse de celle des peuples, qui ne se servent del’écriture phonétique qu’après avoir considéré les caractères commeune suite de symboles&|160;; moi qui, pendant tant d’années,n’avais cherché la vie et la pensée réelles des gens que dansl’énoncé direct qu’ils m’en fournissaient volontairement, par leurfaute j’en étais arrivé à ne plus attacher, au contraire,d’importance qu’aux témoignages qui ne sont pas une expressionrationnelle et analytique de la vérité&|160;; les paroleselles-mêmes ne me renseignaient qu’à la condition d’êtreinterprétées à la façon d’un afflux de sang à la figure d’unepersonne qui se trouble, à la façon encore d’un silence subit.

Tel adverbe (par exemple employé par M. de Cambremer, quand ilcroyait que j’étais «&|160;écrivain&|160;» et que, n’ayant pasencore parlé, racontant une visite qu’il avait faite aux Verdurin,il s’était tourné vers moi en disant&|160;: «&|160;Il y avaitjustement de Borelli&|160;») jailli dans une conflagrationpar le rapprochement involontaire, parfois périlleux, de deux idéesque l’interlocuteur n’exprimait pas et duquel, par telles méthodesd’analyse ou d’électrolyse appropriées, je pouvais les extraire,m’en disait plus qu’un discours.

Albertine laissait parfois traîner dans ses propos tel ou tel deces précieux amalgames, que je me hâtais de «&|160;traiter&|160;»pour les transformer en idées claires. C’est, du reste, une deschoses les plus terribles pour l’amoureux que, si les faitsparticuliers – que seuls l’expérience, l’espionnage, entre tant deréalisations possibles, feraient connaître – sont si difficiles àtrouver, la vérité, en revanche, sort si facile à percer ouseulement à pressentir.

Souvent je l’avais vue, à Balbec, attacher sur des jeunes fillesqui passaient un regard brusque et prolongé, pareil à unattouchement et après lequel, si je les connaissais, elle medisait&|160;: «&|160;Si on les faisait venir&|160;? J’aimerais leurdire des injures.&|160;» Et depuis quelque temps, depuis qu’ellem’avait pénétré sans doute, aucune demande d’inviter personne,aucune parole, même pas un détournement de regards, devenus sansobjet et silencieux, et aussi révélateurs, avec la mine distraiteet vacante dont ils étaient accompagnés, qu’autrefois leuraimantation. Or il m’était impossible de lui faire des reproches oude lui poser des questions à propos de choses qu’elle eût déclaréessi minimes, si insignifiantes, retenues par moi pour le plaisir de«&|160;chercher la petite bête&|160;». Il est déjà difficile dedire «&|160;pourquoi avez-vous regardé telle passante&|160;», maisbien plus «&|160;pourquoi ne l’avez-vous pas regardée&|160;». Etpourtant je savais bien, ou du moins j’aurais su, si je n’avais pasvoulu croire ces affirmations d’Albertine plutôt que tous les riensinclus dans un regard, prouvés par lui et par telle ou tellecontradiction dans les paroles, contradiction dont je nem’apercevais souvent que longtemps après l’avoir quittée, qui mefaisait souffrir toute la nuit, dont je n’osais plus reparler, maisqui n’en honorait pas moins de temps en temps ma mémoire de sesvisites périodiques.

Souvent, pour ces simples regards furtifs ou détournés, sur laplage de Balbec ou dans les rues de Paris, je pouvais parfois medemander si la personne qui les provoquait n’était pas seulement unobjet de désirs au moment où elle passait, mais une ancienneconnaissance, ou bien une jeune fille dont on n’avait fait que luiparler et dont, quand je l’apprenais, j’étais stupéfait qu’on luieût parlé, tant c’était en dehors des connaissances possibles, aujugé, d’Albertine. Mais la Gomorrhe moderne est un puzzle fait demorceaux qui viennent de là où on s’y attendait le moins. C’estainsi que je vis une fois, à Rivebelle, un grand dîner dont jeconnaissais par hasard, au moins de nom, les dix invitées, aussidissemblables que possible, parfaitement rejointes cependant, sibien que je ne vis jamais dîner si homogène bien que sicomposite.

Pour en revenir aux jeunes passantes, jamais Albertine neregardait une dame âgée ou un vieillard avec tant de fixité, ou, aucontraire, de réserve, et comme si elle ne voyait pas. Les maristrompés qui ne savent rien savent tout tout de même. Mais il fautun dossier plus matériellement documenté pour établir une scène dejalousie. D’ailleurs, si la jalousie nous aide à découvrir uncertain penchant à mentir chez la femme que nous aimons, ellecentuple ce penchant quand la femme a découvert que nous sommesjaloux. Elle ment (dans des proportions où elle ne nous a jamaismenti auparavant), soit qu’elle ait pitié, ou peur, ou se dérobeinstinctivement par une fuite symétrique à nos investigations.Certes il y a des amours où, dès le début, une femme légère s’estposée comme une vertu aux yeux de l’homme qui l’aime. Mais combiend’autres comprennent deux périodes parfaitement contrastées. Dansla première, la femme parle presque facilement, avec de simplesatténuations, de son goût pour le plaisir, de la vie galante qu’illui a fait mener, toutes choses qu’elle niera ensuite avec ladernière énergie au même homme, mais qu’elle a senti jaloux d’elleet l’épiant. Il en arrive à regretter le temps de ces premièresconfidences dont le souvenir le torture cependant. Si la femme luien faisait encore de pareilles, elle lui fournirait presqueelle-même le secret des fautes qu’il poursuit inutilement chaquejour. Et puis, quel abandon cela prouverait, quelle confiance,quelle amitié&|160;! Si elle ne peut vivre sans le tromper, dumoins le tromperait-elle en amie, en lui racontant ses plaisirs, enl’y associant. Et il regrette une telle vie que les débuts de leuramour semblaient esquisser, que sa suite a rendue impossible,faisant de cet amour quelque chose d’atrocement douloureux, quirendra une séparation, selon les cas, ou inévitable, ouimpossible.

Parfois l’écriture où je déchiffrais les mensonges d’Albertine,sans être idéographique, avait simplement besoin d’être lue àrebours&|160;; c’est ainsi que ce soir elle m’avait lancé d’un airnégligent ce message destiné à passer presque inaperçu&|160;:«&|160;Il serait possible que j’aille demain chez les Verdurin, jene sais pas du tout si j’irai, je n’en ai guère envie.&|160;»Anagramme enfantin de cet aveu&|160;: «&|160;J’irai demain chez lesVerdurin, c’est absolument certain, car j’y attache une extrêmeimportance.&|160;» Cette hésitation apparente signifiait unevolonté arrêtée et avait pour but de diminuer l’importance de lavisite tout en me l’annonçant. Albertine employait toujours le tondubitatif pour les résolutions irrévocables. La mienne ne l’étaitpas moins. Je m’arrangeai pour que la visite à MlleVerdurin n’eût pas lieu. La jalousie n’est souvent qu’un inquietbesoin de tyrannie appliqué aux choses de l’amour. J’avais sansdoute hérité de mon père ce brusque désir arbitraire de menacer lesêtres que j’aimais le plus dans les espérances dont ils seberçaient avec une sécurité que je voulais leur montrertrompeuse&|160;; quand je voyais qu’Albertine avait combiné à moninsu, en se cachant de moi, le plan d’une sortie que j’eusse faittout au monde pour lui rendre plus facile et plus agréable si ellem’en avait fait le confident, je disais négligemment, pour la fairetrembler, que je comptais sortir ce jour-là.

Je me mis à suggérer à Albertine d’autres buts de promenade quieussent rendu la visite Verdurin impossible, en des parolesempreintes d’une feinte indifférence sous laquelle je tâchai dedéguiser mon énervement. Mais elle l’avait dépisté. Il rencontraitchez elle la force électrique d’une volonté contraire qui larepoussait vivement&|160;; dans les yeux d’Albertine j’en voyaisjaillir les étincelles. Au reste, à quoi bon m’attacher à ce quedisaient les prunelles en ce moment&|160;? Comment n’avais-je pasdepuis longtemps remarqué que les yeux d’Albertine appartenaient àla famille de ceux qui, même chez un être médiocre, semblent faitsde plusieurs morceaux à cause de tous les lieux où l’être veut setrouver – et cacher qu’il veut se trouver – ce jour-là&|160;? Desyeux, par mensonge toujours immobiles et passifs, mais dynamiques,mesurables par les mètres ou kilomètres à franchir pour se trouverau rendez-vous voulu, implacablement voulu, des yeux qui sourientmoins encore au plaisir qui les tente qu’ils ne s’auréolent de latristesse et du découragement qu’il y aura peut-être une difficultépour aller au rendez-vous. Entre vos mains mêmes, ces êtres-là sontdes êtres de fuite. Pour comprendre les émotions qu’ils donnent etque d’autres êtres, mêmes plus beaux, ne donnent pas, il fautcalculer qu’ils sont non pas immobiles, mais en mouvement, etajouter à leur personne un signe correspondant à ce qu’en physiqueest le signe qui signifie vitesse. Si vous dérangez leur journée,ils vous avouent le plaisir qu’ils vous avaient caché&|160;:«&|160;Je voulais tant aller goûter à cinq heures avec tellepersonne que j’aime.&|160;» Eh bien, si, six mois après, vousarrivez à connaître la personne en question, vous apprendrez quejamais la jeune fille dont vous aviez dérangé les projets, qui,prise au piège, pour que vous la laissiez libre, vous avait avouéle goûter qu’elle faisait ainsi avec une personne aimée, tous lesjours à l’heure où vous ne la voyiez pas, vous apprendrez que cettepersonne ne l’a jamais reçue, qu’elles n’ont jamais goûté ensemble,et que la jeune fille disait être très prise, par vous,précisément. Ainsi la personne avec qui elle avait confessé qu’elleavait goûter, avec qui elle vous avait supplié de la laissergoûter, cette personne, raison avouée par la nécessité, ce n’étaitpas elle, c’était une autre, c’était encore autre chose&|160;!Autre chose, quoi&|160;? Une autre, qui&|160;?

Hélas, les yeux fragmentés, portant au loin et tristes,permettraient peut-être de mesurer les distances, mais n’indiquentpas les directions. Le champ infini des possibles s’étend, et si,par hasard, le réel se présentait devant nous, il serait tellementen dehors des possibles que, dans un brusque étourdissement, allanttaper contre ce mur surgi, nous tomberions à la renverse. Lemouvement et la fuite constatés ne sont même pas indispensables, ilsuffit que nous les induisions. Elle nous avait promis une lettre,nous étions calme, nous n’aimions plus. La lettre n’est pas venue,aucun courrier n’en apporte, que se passe-t-il&|160;? l’anxiétérenaît et l’amour. Ce sont surtout de tels êtres qui nous inspirentl’amour, pour notre désolation. Car chaque anxiété nouvelle quenous éprouvons par eux enlève à nos yeux de leur personnalité. Nousétions résignés à la souffrance, croyant aimer en dehors de nous,et nous nous apercevons que notre amour est fonction de notretristesse, que notre amour c’est peut-être notre tristesse, et quel’objet n’en est que pour une faible part la jeune fille à la noirechevelure. Mais enfin, ce sont surtout de tels êtres qui inspirentl’amour.

Le plus souvent l’amour n’a pas pour objet un corps, excepté siune émotion, la peur de le perdre, l’incertitude de le retrouver sefondent en lui. Or ce genre d’anxiété a une grande affinité pourles corps. Il leur ajoute une qualité qui passe la beautémême&|160;; ce qui est une des raisons pourquoi l’on voit deshommes, indifférents aux femmes les plus belles, en aimerpassionnément certaines qui nous semblent laides. À ces êtres-là, àces êtres de fuite, leur nature, notre inquiétude attachent desailes. Et même auprès de nous leur regard semble nous dire qu’ilsvont s’envoler. La preuve de cette beauté surpassant la beautéqu’ajoutent les ailes est que bien souvent pour nous un même êtreest successivement sans ailes et ailé. Que nous craignions de leperdre, nous oublions tous les autres. Sûrs de le garder, nous lecomparons à ces autres, qu’aussitôt nous lui préférons. Et commeces émotions et ces certitudes peuvent alterner d’une semaine àl’autre, un être peut une semaine se voir sacrifier tout ce quiplaisait, la semaine suivante être sacrifié, et ainsi de suitependant très longtemps. Ce qui serait incompréhensible si nous nesavions par l’expérience que tout homme a d’avoir dans sa vie aumoins une fois cessé d’aimer, oublié une femme, le peu de chosequ’est en soi-même un être quand il n’est plus, ou qu’il n’est pasencore, perméable à nos émotions. Et, bien entendu, si nousdisons&|160;: êtres de fuite, c’est également vrai des êtres enprison, des femmes captives, qu’on croit qu’on ne pourra jamaisavoir. Aussi les hommes détestent les entremetteuses, car ellesfacilitent la fuite, font briller la tentation, mais s’ils aimentau contraire une femme cloîtrée, ils recherchent volontiers lesentremetteuses pour les faire sortir de leur prison et nous lesamener. Dans la mesure où les unions avec les femmes qu’on enlèvesont moins durables que d’autres, la cause en est que la peur de nepas arriver à les obtenir ou l’inquiétude de les voir fuir est toutnotre amour, et qu’une fois enlevées à leur mari, arrachées à leurthéâtre, guéries de la tentation de nous quitter, dissociées, en unmot, de notre émotion quelle qu’elle soit, elles sont seulementelles-mêmes, c’est-à-dire presque rien, et, si longtempsconvoitées, sont quittées bientôt par celui-là même qui avait sipeur d’être quitté par elles.

J’ai dit&|160;: «&|160;Comment n’avais-je pasdeviné&|160;?&|160;» Mais ne l’avais-je pas deviné dès le premierjour à Balbec&|160;? N’avais-je pas deviné en Albertine une de cesfilles sous l’enveloppe charnelle desquelles palpitent plus d’êtrescachés, je ne dis pas que dans un jeu de cartes encore dans saboîte, que dans une cathédrale ou un théâtre avant qu’on n’y entre,mais que dans la foule immense et renouvelée&|160;? Non passeulement tant d’êtres, mais le désir, le souvenir voluptueux,l’inquiète recherche de tant d’êtres. À Balbec je n’avais pas ététroublé par ce que je n’avais même pas supposé qu’un jour je seraissur des pistes même fausses. N’importe&|160;! cela avait donné pourmoi à Albertine la plénitude d’un être empli jusqu’au bord par lasuperposition de tant d’êtres, de tant de désirs, et de souvenirsvoluptueux d’êtres. Et maintenant qu’elle m’avait dit un jour«&|160;Mlle Vinteuil&|160;», j’aurais voulu non pasarracher sa robe pour voir son corps, mais, à travers son corps,voir tout ce bloc-notes de ses souvenirs et de ses prochains etardents rendez-vous.

Comme les choses probablement les plus insignifiantes prennentsoudain une valeur extraordinaire quand un être que nous aimons (ouà qui il ne manquait que cette duplicité pour que nous l’aimions)nous les cache&|160;! En elle-même, la souffrance ne nous donne pasforcément des sentiments d’amour ou de haine pour la personne quila cause&|160;: un chirurgien qui nous fait mal nous resteindifférent. Mais une femme qui nous a dit pendant quelque tempsque nous étions tout pour elle, sans qu’elle fût elle-même toutpour nous, une femme que nous avons plaisir à voir, à embrasser, àtenir sur nos genoux, nous nous étonnons si seulement nouséprouvons, à une brusque résistance, que nous ne disposons pasd’elle. La déception réveille alors parfois en nous le souveniroublié d’une angoisse ancienne, que nous savons pourtant ne pasavoir été provoquée par cette femme, mais par d’autres dont lestrahisons s’échelonnent sur notre passé&|160;; au reste, commenta-t-on le courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire unmouvement pour se préserver de la mort, dans un monde où l’amourn’est provoqué que par le mensonge et consiste seulement dans notrebesoin de voir nos souffrances apaisées par l’être qui nous a faitsouffrir&|160;? Pour sortir de l’accablement qu’on éprouve quand ondécouvre ce mensonge et cette résistance, il y a le triste remèdede chercher à agir malgré elle, à l’aide des êtres qu’on sent plusmêlés à sa vie que nous-même, sur celle qui nous résiste et quinous ment, à ruser nous-même, à nous faire détester. Mais lasouffrance d’un tel amour est de celles qui font invinciblement quele malade cherche dans un changement de position un bien-êtreillusoire.

Ces moyens d’action ne nous manquent pas, hélas&|160;! Etl’horreur de ces amours que l’inquiétude seule a enfantées vient dece que nous tournons et retournons sans cesse dans notre cage despropos insignifiants&|160;; sans compter que rarement les êtrespour qui nous les éprouvons nous plaisent physiquement d’unemanière complète, puisque ce n’est pas notre goût délibéré, mais lehasard d’une minute d’angoisse, minute indéfiniment prolongée parnotre faiblesse de caractère, laquelle refait chaque soir lesexpériences et s’abaisse à des calmants, qui choisit pour nous.

Sans doute mon amour pour Albertine n’était pas le plus dénué deceux jusqu’où, par manque de volonté, on peut déchoir, car iln’était pas entièrement platonique&|160;; elle me donnait dessatisfactions charnelles, et puis elle était intelligente. Maistout cela était une superfétation. Ce qui m’occupait l’espritn’était pas ce qu’elle avait pu dire d’intelligent, mais tel motqui éveillait chez moi un doute sur ses actes&|160;; j’essayais deme rappeler si elle avait dit ceci ou cela, de quel air, à quelmoment, en réponse à quelle parole, de reconstituer toute la scènede son dialogue avec moi, à quel moment elle avait voulu aller chezles Verdurin, quel mot de moi avait donné à son visage l’air fâché.Il se fût agi de l’événement le plus important que je ne me fussepas donné tant de peine pour en rétablir la vérité, en restituerl’atmosphère et la couleur juste. Sans doute ces inquiétudes, aprèsavoir atteint un degré où elles nous sont insupportables, on arriveparfois à les calmer entièrement pour un soir. La fête où l’amiequ’on aime doit se rendre, et sur la vraie nature de laquelle notreesprit travaillait depuis des jours, nous y sommes conviés aussi,notre amie n’y a de regards et de paroles que pour nous, nous laramenons, et nous connaissons alors, nos inquiétudes dissipées, unrepos aussi complet, aussi réparateur que celui qu’on goûte parfoisdans ce sommeil profond qui suit les longues marches. Et, sansdoute, un tel repos vaut que nous le payions à un prix élevé. Maisn’aurait-il pas été plus simple de ne pas acheter nous-même,volontairement, l’anxiété, et plus cher encore&|160;? D’ailleurs,nous savons bien que, si profondes que puissent être ces détentesmomentanées, l’inquiétude sera tout de même la plus forte. Parfois,même, elle est renouvelée par la phrase dont le but était de nousapporter le repos. Mais, le plus souvent, nous ne faisons quechanger d’inquiétude. Un des mots de la phrase qui devait nouscalmer met nos soupçons sur une autre piste. Les exigences de notrejalousie et l’aveuglement de notre crédulité sont plus grands quene pouvait supposer la femme que nous aimons.

Quand, spontanément, elle nous jure que tel homme n’est pourelle qu’un ami, elle nous bouleverse en nous apprenant – ce quenous ne soupçonnions pas – qu’il était pour elle un ami. Tandisqu’elle nous raconte, pour nous montrer sa sincérité, comment ilsont pris le thé ensemble, cet après-midi même, à chaque mot qu’elledit, l’invisible, l’insoupçonné prend forme devant nous. Elle avouequ’il lui a demandé d’être sa maîtresse, et nous souffrons lemartyre qu’elle ait pu écouter ses propositions. Elle les arefusées, dit-elle. Mais tout à l’heure, en nous rappelant sonrécit, nous nous demanderons si le récit est bien véridique, car ily a, entre les différentes choses qu’elle nous a dites, cetteabsence de lien logique et nécessaire qui, plus que les faits qu’onraconte, est le signe de la vérité. Et puis elle a eu cetteterrible intonation dédaigneuse&|160;: «&|160;Je lui ai dit non,catégoriquement&|160;», qui se retrouve dans toutes les classes dela société quand une femme ment. Il faut pourtant la remercierd’avoir refusé, l’encourager par notre bonté à nous faire denouveau à l’avenir des confidences si cruelles. Tout au plusfaisons-nous la remarque&|160;: «&|160;Mais s’il vous avait déjàfait des propositions, pourquoi avez-vous consenti à prendre le théavec lui&|160;? – Pour qu’il ne pût pas m’en vouloir et dire que jen’ai pas été gentille.&|160;» Et nous n’osons pas lui répondrequ’en refusant elle eût peut-être été plus gentille pour nous.

D’ailleurs, Albertine m’effrayait en me disant que j’avaisraison, pour ne pas lui faire du tort, de dire que je n’étais passon amant, puisque aussi bien, ajoutait-elle, «&|160;c’est lavérité que vous ne l’êtes pas&|160;». Je ne l’étais peut-être pascomplètement en effet, mais alors fallait-il penser que toutes leschoses que nous faisions ensemble, elle les faisait aussi avec tousles hommes dont elle me jurait qu’elle n’avait pas été lamaîtresse&|160;? Vouloir connaître à tout prix ce qu’Albertinepensait, qui elle voyait, qui elle aimait, comme il était étrangeque je sacrifiasse tout à ce besoin, puisque j’avais éprouvé lemême besoin de savoir, au sujet de Gilberte, des noms propres, desfaits, qui m’étaient maintenant si indifférents. Je me rendais biencompte qu’en elles-mêmes les actions d’Albertine n’avaient pas plusd’intérêt. Il est curieux qu’un premier amour, si, par la fragilitéqu’il laisse à notre cœur, il fraye la voie aux amours suivantes,ne nous donne pas du moins, par l’identité même des symptômes etdes souffrances, le moyen de les guérir.

D’ailleurs, y a-t-il besoin de savoir un fait&|160;? Ne sait-onpas d’abord d’une façon générale le mensonge et la discrétion mêmede ces femmes qui ont quelque chose à cacher&|160;? Y a-t-il làpossibilité d’erreur&|160;? Elles se font une vertu de se taire,alors que nous voudrions tant les faire parler. Et nous sentonsqu’à leur complice elles ont affirmé&|160;: «&|160;Je ne dis jamaisrien. Ce n’est pas par moi qu’on saura quelque chose, je ne disjamais rien.&|160;» On donne sa fortune, sa vie pour un être, etpourtant cet être, on sait bien qu’à dix ans d’intervalle, plus tôtou plus tard, on lui refuserait cette fortune, on préféreraitgarder sa vie. Car alors l’être serait détaché de nous, seul,c’est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux êtres, ce sont ces milleracines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la soiréede la veille, les espérances de la matinée du lendemain&|160;;c’est cette trame continue d’habitudes dont nous ne pouvons pasnous dégager. De même qu’il y a des avares qui entassent pargénérosité, nous sommes des prodigues qui dépensent par avarice, etc’est moins à un être que nous sacrifions notre vie, qu’à tout cequ’il a pu attacher autour de lui de nos heures, de nos jours, dece à côté de quoi la vie non encore vécue, la vie relativementfuture, nous semble une vie plus lointaine, plus détachée, moinsintime, moins nôtre. Ce qu’il faudrait, c’est se dégager de cesliens qui ont tellement plus d’importance que lui, mais ils ontpour effet de créer en nous des devoirs momentanés à son égard,devoirs qui font que nous n’osons pas le quitter de peur d’être maljugé de lui – alors que plus tard nous oserions, car, dégagé denous, il ne serait plus nous – et que nous ne nous créons enréalité de devoirs (dussent-ils, par une contradiction apparente,aboutir au suicide) qu’envers nous-mêmes.

Si je n’aimais pas Albertine (ce dont je n’étais pas sûr), cetteplace qu’elle tenait auprès de moi n’avait riend’extraordinaire&|160;: nous ne vivons qu’avec ce que nous n’aimonspas, que nous n’avons fait vivre avec nous que pour tuerl’insupportable amour, qu’il s’agisse d’une femme, d’un pays, ouencore d’une femme enfermant un pays. Même nous aurions bien peurde recommencer à aimer si l’absence se produisait de nouveau. Jen’en étais pas arrivé à ce point pour Albertine. Ses mensonges, sesaveux, me laissaient à achever la tâche d’éclaircir lavérité&|160;: ses mensonges si nombreux, parce qu’elle ne secontentait pas de mentir comme tout être qui se croit aimé, maisparce que par nature elle était, en dehors de cela, menteuse, et sichangeante d’ailleurs que, même en me disant chaque fois la vérité,ce que, par exemple, elle pensait des gens, elle eût dit chaquefois des choses différentes&|160;; ses aveux, parce que si rares,si court arrêtés, ils laissaient entre eux, en tant qu’ilsconcernaient le passé, de grands intervalles tout en blanc et surtoute la longueur desquels il me fallait retracer, et pour celad’abord apprendre sa vie.

Quant au présent, pour autant que je pouvais interpréter lesparoles sibyllines de Françoise, ce n’était pas que sur des pointsparticuliers, c’était sur tout un ensemble qu’Albertine me mentait,et je verrais «&|160;tout par un beau jour&|160;» ce que Françoisefaisait semblant de savoir, ce qu’elle ne voulait pas me dire, ceque je n’osais pas lui demander. D’ailleurs, c’était sans doute parla même jalousie qu’elle avait eue jadis envers Eulalie queFrançoise parlait des choses les plus invraisemblables, tellementvagues qu’on pouvait tout au plus y supposer l’insinuation, bieninvraisemblable, que la pauvre captive (qui aimait les femmes)préférait un mariage avec quelqu’un qui ne semblait pas tout à faitêtre moi. Si cela avait été, malgré ses radiotélépathies, commentFrançoise l’aurait-elle su&|160;? Certes, les récits d’Albertine nepouvaient nullement me fixer là-dessus, car ils étaient chaque jouraussi opposés que les couleurs d’une toupie presque arrêtée.D’ailleurs, il semblait bien que c’était surtout la haine quifaisait parler Françoise. Il n’y avait pas de jour qu’elle ne medît et que je ne supportasse, en l’absence de ma mère, des parolestelles que&|160;: «&|160;Certes, vous êtes gentil et je n’oublieraijamais la reconnaissance que je vous dois (ceci probablement pourque je me crée des titres à sa reconnaissance), mais la maison estempestée depuis que la gentillesse a installé ici la fourberie, quel’intelligence protège la personne la plus bête qu’on ait jamaisvue, que la finesse, les manières, l’esprit, la dignité en touteschoses, l’air et la réalité d’un prince se laissent faire la loi etmonter le coup et me faire humilier, moi qui suis depuis quaranteans dans la famille, par le vice, par ce qu’il y a de plus vulgaireet de plus bas.&|160;»

Françoise en voulait surtout à Albertine d’être commandée parquelqu’un d’autre que nous et d’un surcroît de travail de ménage,d’une fatigue qui altérant la santé de notre vieille servante,laquelle ne voulait pas, malgré cela, être aidée dans son travail,n’étant pas «&|160;une propre à rien&|160;». Cela eût suffi àexpliquer cet énervement, ces colères haineuses. Certes, elle eûtvoulu qu’Albertine-Esther fût bannie. C’était le vœu de Françoise.Et en la consolant cela eût déjà reposé notre vieille servante.Mais à mon avis, ce n’était pas seulement cela. Une telle hainen’avait pu naître que dans un corps surmené. Et plus encore qued’égards, Françoise avait besoin de sommeil.

Albertine allait ôter ses affaires et, pour aviser au plus vite,j’essayai de téléphoner à Andrée&|160;; je me saisis du récepteur,j’invoquai les divinités implacables, mais ne fis qu’exciter leurfureur qui se traduisit par ces mots&|160;: «&|160;Paslibre.&|160;» Andrée était en effet en train de causer avecquelqu’un. En attendant qu’elle eût achevé sa communication, je medemandais comment, puisque tant de peintres cherchent à renouvelerles portraits féminins du XVIIIe siècle, où l’ingénieusemise en scène est un prétexte aux expressions de l’attente, de labouderie, de l’intérêt, de la rêverie, comment aucun de nosmodernes Boucher ou Fragonard ne peignait, au lieu de «&|160;lalettre&|160;», ou «&|160;du clavecin&|160;», etc., cette scène quipourrait s’appeler&|160;: «&|160;Devant le téléphone&|160;», et oùnaîtrait spontanément sur les lèvres de l’écouteuse un sourired’autant plus vrai qu’il sait n’être pas vu. Enfin, Andréem’entendit&|160;: «&|160;Vous venez prendre Albertinedemain&|160;?&|160;» et en prononçant ce nom d’Albertine, jepensais à l’envie que m’avait inspirée Swann quand il m’avait dit,le jour de la fête chez la princesse de Guermantes&|160;:«&|160;Venez voir Odette&|160;», et que j’avais pensé à ce quemalgré tout il y avait de fort dans un prénom qui, aux yeux de toutle monde et d’Odette elle-même, n’avait que dans la bouche de Swannce sens absolument possessif.

Qu’une telle mainmise – résumée en un vocable – sur toute uneexistence m’avait paru, chaque fois que j’étais amoureux, devoirêtre douce&|160;! Mais, en réalité, quand on peut le dire, ou biencela est devenu indifférent, ou bien l’habitude n’a pas émoussé latendresse, mais elle en a changé les douceurs en douleurs. Lemensonge est bien peu de chose, nous vivons au milieu de lui sansfaire autre chose qu’en sourire, nous le pratiquons sans croirefaire mal à personne, mais la jalousie en souffre et voit plusqu’il ne cache (souvent notre amie refuse de passer la soirée avecnous et va au théâtre tout simplement pour que nous ne voyions pasqu’elle a mauvaise mine). Combien, souvent, elle reste aveugle à ceque cache la vérité&|160;! Mais elle ne peut rien obtenir, carcelles qui jurent de ne pas mentir refuseraient, sous le couteau,de confesser leur caractère. Je savais que moi seul pouvais dire decette façon-là «&|160;Albertine&|160;» à Andrée. Et pourtant pourAlbertine, pour Andrée, et pour moi-même, je sentais que je n’étaisrien. Et je comprenais l’impossibilité où se heurte l’amour.

Nous nous imaginons qu’il a pour objet un être qui peut êtrecouché devant nous, enfermé dans un corps. Hélas&|160;! il estl’extension de cet être à tous les points de l’espace et du tempsque cet être a occupés et occupera. Si nous ne possédons pas soncontact avec tel lieu, avec telle heure, nous ne le possédons pas.Or nous ne pouvons toucher tous ces points. Si encore ils nousétaient désignés, peut-être pourrions-nous nous étendre jusqu’àeux. Mais nous tâtonnons sans les trouver. De là la défiance, lajalousie, les persécutions. Nous perdons un temps précieux sur unepiste absurde et nous passons sans le soupçonner à côté duvrai.

Mais déjà une des divinités irascibles, aux servantesvertigineusement agiles, s’irritait non plus que je parlasse, maisque je ne dise rien. «&|160;Mais voyons, c’est libre, depuis letemps que vous êtes en communication&|160;; je vais vouscouper.&|160;» Mais elle n’en fit rien, et tout en suscitant laprésence d’Andrée, l’enveloppa, en grand poète qu’est toujours unedemoiselle du téléphone, de l’atmosphère particulière à la demeure,au quartier, à la vie même de l’amie d’Albertine. «&|160;C’estvous&|160;?&|160;» me dit Andrée dont la voix était projetéejusqu’à moi avec une vitesse instantanée par la déesse qui a leprivilège de rendre les sons plus rapides que l’éclair.«&|160;Écoutez, répondis-je&|160;; allez où vous voudrez, n’importeoù, excepté chez Mme Verdurin. Il faut à tout prix enéloigner demain Albertine. – C’est que justement elle doit y allerdemain. – Ah&|160;!&|160;»

Mais j’étais obligé d’interrompre un instant et de faire desgestes menaçants, car si Françoise continuait – comme si c’eût étéquelque chose d’aussi désagréable que la vaccine ou d’aussipérilleux que l’aéroplane – à ne pas vouloir apprendre àtéléphoner, ce qui nous eût déchargés des communications qu’ellepouvait connaître sans inconvénient, en revanche, elle entraitimmédiatement chez moi dès que j’étais en train d’en faire d’assezsecrètes pour que je tinsse particulièrement à les lui cacher.Quand elle fut sortie de la chambre non sans s’être attardée àemporter divers objets qui y étaient depuis la veille et eussent puy rester, sans gêner le moins du monde, une heure de plus, et pourremettre dans le feu une bûche bien inutile par la chaleur brûlanteque me donnaient la présence de l’intruse et la peur de me voir«&|160;couper&|160;» par la demoiselle&|160;: «&|160;Pardonnez-moi,dis-je à Andrée, j’ai été dérangé. C’est absolument sûr qu’elledoit aller demain chez les Verdurin&|160;? – Absolument, mais jepeux lui dire que cela vous ennuie. – Non, au contraire&|160;; cequi est possible, c’est que je vienne avec vous. – Ah&|160;!&|160;»fit Andrée d’une voix fort ennuyée et comme effrayée de mon audace,qui ne fit du reste que s’en affermir. «&|160;Alors, je vous quitteet pardon de vous avoir dérangée pour rien. – Mais non&|160;», ditAndrée et (comme maintenant, l’usage du téléphone étant devenucourant, autour de lui s’était développé l’enjolivement de phrasesspéciales, comme jadis autour des «&|160;thés&|160;») elleajouta&|160;: «&|160;Cela m’a fait grand plaisir d’entendre votrevoix.&|160;»

J’aurais pu en dire autant, et plus véridiquement qu’Andrée, carje venais d’être infiniment sensible à sa voix, n’ayant jamaisremarqué jusque-là qu’elle était si différente des autres. Alors,je me rappelai d’autres voix encore, des voix de femmes surtout,les unes ralenties par la précision d’une question et l’attentionde l’esprit, d’autres essoufflées, même interrompues, par le flotlyrique de ce qu’elles racontent&|160;; je me rappelai une à une lavoix de chacune des jeunes filles que j’avais connues à Balbec,puis de Gilberte, puis de ma grand’mère, puis de Mme deGuermantes&|160;; je les trouvai toutes dissemblables, moulées surun langage particulier à chacune, jouant toutes sur un instrumentdifférent, et je me dis quel maigre concert doivent donner auparadis les trois ou quatre anges musiciens des vieux peintres,quand je voyais s’élever vers Dieu, par dizaines, par centaines,par milliers, l’harmonieuse et multisonore salutation de toutes lesVoix. Je ne quittai pas le téléphone sans remercier, en quelquesmots propitiatoires, celle qui règne sur la vitesse des sons,d’avoir bien voulu user en faveur de mes humbles paroles d’unpouvoir qui les rendait cent fois plus rapides que le tonnerre,mais mes actions de grâce restèrent sans autre réponse que d’êtrecoupées.

Quand Albertine revint dans ma chambre, elle avait une robe desatin noir qui contribuait à la rendre plus pâle, à faire d’elle laParisienne blême, ardente, étiolée par le manque d’air,l’atmosphère des foules et peut-être l’habitude du vice, et dontles yeux semblaient plus inquiets parce que ne les égayait pas larougeur des joues.

«&|160;Devinez, lui dis-je, à qui je viens de téléphoner&|160;?À Andrée. – À Andrée&|160;?&|160;» s’écria Albertine sur un tonbruyant, étonné, ému, qu’une nouvelle aussi simple ne comportaitpas. «&|160;J’espère qu’elle a pensé à vous dire que nous avionsrencontré Mme Verdurin l’autre jour. – MadameVerdurin&|160;? je ne me rappelle pas&|160;», répondis-je en ayantl’air de penser à autre chose, à la fois pour sembler indifférent àcette rencontre et pour ne pas trahir Andrée qui m’avait dit oùAlbertine irait le lendemain.

Mais qui sait si elle-même, Andrée, ne me trahissait pas, et sidemain elle ne raconterait pas à Albertine que je lui avais demandéde l’empêcher, coûte que coûte, d’aller chez les Verdurin, et sielle ne lui avait pas déjà révélé que je lui avais fait plusieursfois des recommandations analogues. Elle m’avait affirmé ne lesavoir jamais répétées, mais la valeur de cette affirmation étaitbalancée dans mon esprit par l’impression que depuis quelque tempss’était retirée du visage d’Albertine la confiance qu’elle avaiteue si longtemps en moi.

Ce qui est curieux, c’est que, quelques jours avant cettedispute avec Albertine, j’en avais déjà eu une avec elle, mais enprésence d’Andrée. Or Andrée, en donnant de bons conseils àAlbertine, avait toujours l’air de lui en insinuer de mauvais.«&|160;Voyons, ne parle pas comme cela, tais-toi&|160;»,disait-elle, comme au comble du bonheur. Sa figure prenait lateinte sèche de framboise rose des intendantes dévotes qui fontrenvoyer un à un tous les domestiques. Pendant que j’adressais àAlbertine des reproches que je n’aurais pas dû, elle avait l’air desucer avec délices un sucre d’orge. Puis elle ne pouvait retenir unrire tendre. «&|160;Viens Titine, avec moi. Tu sais que je suis tapetite soeurette chérie.&|160;» Je n’étais pas seulement exaspérépar ce déroulement doucereux, je me demandais si Andrée avaitvraiment pour Albertine l’affection qu’elle prétendait. Albertine,qui connaissait Andrée plus à fond que je ne la connaissais, ayanttoujours des haussements d’épaules quand je lui demandais si elleétait bien sûre de l’affection d’Andrée, et m’ayant toujoursrépondu que personne ne l’aimait autant sur la terre, maintenantencore je suis persuadé que l’affection d’Andrée était vraie.Peut-être dans sa famille riche, mais provinciale, en trouverait-onl’équivalent dans quelques boutiques de la Place de l’Évêché, oùcertaines sucreries passent pour «&|160;ce qu’il y a demeilleur&|160;». Mais je sais que pour ma part, bien qu’ayanttoujours conclu au contraire, j’avais tellement l’impressionqu’Andrée cherchait à faire donner sur les doigts à Albertine quemon amie me devenait aussitôt sympathique et que ma colèretombait.

La souffrance dans l’amour cesse par instants, mais pourreprendre d’une façon différente. Nous pleurons de voir celle quenous aimons ne plus avoir avec nous ces élans de sympathie, cesavances amoureuses du début, nous souffrons plus encore que, lesayant perdus pour nous, elle les retrouve pour d’autres&|160;;puis, de cette souffrance-là, nous sommes distraits par un malnouveau plus atroce, le soupçon qu’elle nous a menti sur sa soiréede la veille, où elle nous a trompé sans doute&|160;; ce soupçon-làaussi se dissipe, la gentillesse que nous montre notre amie nousapaise, mais alors un mot oublié nous revient à l’esprit&|160;; onnous a dit qu’elle était ardente au plaisir&|160;; or nous nel’avons connue que calme&|160;; nous essayons de nous représenterce que furent ces frénésies avec d’autres, nous sentons le peu quenous sommes pour elle, nous remarquons un air d’ennui, denostalgie, de tristesse pendant que nous parlons, nous remarquonscomme un ciel noir les robes négligées qu’elle met quand elle estavec nous, gardant pour les autres celles avec lesquelles, aucommencement, elle nous flattait. Si, au contraire, elle esttendre, quelle joie un instant&|160;! mais en voyant cette petitelangue tirée comme pour un appel, nous pensons à celles à qui ilétait si souvent adressé que, même peut-être auprès de moi, sansqu’Albertine pensât à elles, il était demeuré, à cause d’une troplongue habitude, un signe machinal. Puis le sentiment que nousl’ennuyons revient. Mais brusquement cette souffrance tombe à peude chose en pensant à l’inconnu malfaisant de sa vie, aux lieuximpossibles à connaître où elle a été, est peut-être encore, dansles heures où nous ne sommes pas près d’elle, si même elle neprojette pas d’y vivre définitivement, ces lieux où elle est loinde nous, pas à nous, plus heureuse qu’avec nous. Tels sont les feuxtournants de la jalousie.

La jalousie est aussi un démon qui ne peut être exorcisé, etrevient toujours incarner une nouvelle forme. Puissions-nousarriver à les exterminer toutes, à garder perpétuellement celle quenous aimons, l’Esprit du Mal prendrait alors une autre forme, pluspathétique encore, le désespoir de n’avoir obtenu la fidélité quepar force, le désespoir de n’être pas aimé.

Entre Albertine et moi il y avait souvent l’obstacle d’unsilence fait sans doute de griefs qu’elle taisait parce qu’elle lesjugeait irréparables. Si douce qu’Albertine fût certains soirs,elle n’avait plus de ces mouvements spontanés que je lui avaisconnus à Balbec quand elle me disait&|160;: «&|160;Ce que vous êtesgentil tout de même&|160;!&|160;» et que le fond de son cœursemblait venir à moi sans la réserve d’aucun des griefs qu’elleavait maintenant et qu’elle taisait, parce qu’elle les jugeait sansdoute irréparables, impossibles à oublier, inavoués, mais qui n’enmettaient pas moins entre elle et moi la prudence significative deses paroles ou l’intervalle d’un infranchissable silence.

«&|160;Et peut-on savoir pourquoi vous avez téléphoné àAndrée&|160;? – Pour lui demander si cela ne la contrarierait pasque je me joigne à vous demain et que j’aille ainsi faire auxVerdurin la visite que je leur promets depuis la Raspelière. –Comme vous voudrez. Mais je vous préviens qu’il y a un brouillardatroce ce soir et qu’il y en aura sûrement encore demain. Je vousdis cela parce que je ne voudrais pas que cela vous fasse mal. Vouspensez bien que pour moi je préfère que vous veniez avec nous. Dureste, ajouta-t-elle d’un air préoccupé, je ne sais pas du tout sij’irai chez les Verdurin. Ils m’ont fait tant de gentillesses qu’aufond je devrais… Après vous, c’est encore les gens qui ont été lesmeilleurs pour moi, mais il y a des riens qui me déplaisent chezeux. Il faut absolument que j’aille au Bon Marché ou auxTrois-Quartiers acheter une guimpe blanche, car cette robe est tropnoire.&|160;»

Laisser Albertine aller seule dans un grand magasin parcouru partant de gens qu’on frôle, pourvu de tant d’issues qu’on peut direqu’à la sortie on n’a pas réussi à trouver sa voiture qui attendaitplus loin, j’étais bien décidé à n’y pas consentir, mais j’étaissurtout malheureux. Et pourtant, je ne me rendais pas compte qu’ily avait longtemps que j’aurais dû cesser de voir Albertine, carelle était entrée pour moi dans cette période lamentable où unêtre, disséminé dans l’espace et dans le temps, n’est plus pourvous une femme, mais une suite d’événements sur lesquels nous nepouvons faire la lumière, une suite de problèmes insolubles, unemer que nous essayons ridiculement, comme Xercès, de battre pour lapunir de ce qu’elle a englouti. Une fois cette période commencée,on est forcément vaincu. Heureux ceux qui le comprennent assez tôtpour ne pas trop prolonger une lutte inutile, épuisante, enserréede toutes parts par les limites de l’imagination, et où la jalousiese débat si honteusement que le même homme qui jadis, si seulementles regards de celle qui était toujours à côté de lui se portaientun instant sur un autre, imaginait une intrigue, éprouvait combiende tourments, se résigne plus tard à la laisser sortir seule,quelquefois avec celui qu’il sait son amant, préférant àl’inconnaissable cette torture du moins connue&|160;! C’est unequestion de rythme à adopter et qu’on suit après par habitude. Desnerveux ne pourraient pas manquer un dîner, qui font ensuite descures de repos jamais assez longues&|160;; des femmes récemmentencore légères vivent de la pénitence. Des jaloux qui, pour épiercelle qu’ils aimaient, retranchaient sur leur sommeil, sur leurrepos, sentant que ses désirs à elle, le monde si vaste et sisecret, le temps sont plus forts qu’eux, la laissent sortir sanseux, puis voyager, puis se séparent. La jalousie, finit ainsi fauted’aliments et n’a tant duré qu’à cause d’en avoir réclamé sanscesse. J’étais bien loin de cet état.

J’étais maintenant libre de faire, aussi souvent que je voulais,des promenades avec Albertine. Comme il n’avait pas tardé às’établir autour de Paris des hangars d’aviation, qui sont pour lesaéroplanes ce que les ports sont pour les vaisseaux, et que depuisle jour où, près de la Raspelière, la rencontre quasi mythologiqued’un aviateur, dont le vol avait fait se cabrer mon cheval, avaitété pour moi comme une image de la liberté, j’aimais souvent qu’àla fin de la journée le but de nos sorties – agréables d’ailleurs àAlbertine, passionnée pour tous les sports – fût un de cesaérodromes. Nous nous y rendions, elle et moi, attirés par cettevie incessante des départs et des arrivées qui donnent tant decharme aux promenades sur les jetées, ou seulement sur la grèvepour ceux qui aiment la mer, et aux flâneries autour d’un«&|160;centre d’aviation&|160;» pour ceux qui aiment le ciel. Àtout moment, parmi le repos des appareils inertes et comme àl’ancre, nous en voyions un péniblement tiré par plusieursmécaniciens, comme est traînée sur le sable une barque demandée parun touriste qui veut aller faire une randonnée en mer. Puis lemoteur était mis en marche, l’appareil courait, prenait son élan,enfin, tout à coup, à angle droit, il s’élevait lentement, dansl’extase raidie, comme immobilisée, d’une vitesse horizontalesoudain transformée en majestueuse et verticale ascension.Albertine ne pouvait contenir sa joie et elle demandait desexplications aux mécaniciens qui, maintenant que l’appareil était àflot, rentraient. Le passager, cependant, ne tardait pas à franchirdes kilomètres&|160;; le grand esquif, sur lequel nous ne cessionspas de fixer les yeux, n’était plus dans l’azur qu’un point presqueindistinct, lequel d’ailleurs reprendrait peu à peu sa matérialité,sa grandeur, son volume, quand, la durée de la promenade approchantde sa fin, le moment serait venu de rentrer au port. Et nousregardions avec envie, Albertine et moi, au moment où il sautait àterre, le promeneur qui était allé ainsi goûter au large, dans ceshorizons solitaires, le calme et la limpidité du soir. Puis, soitde l’aérodrome, soit de quelque musée, de quelque église que nousétions allés visiter, nous revenions ensemble pour l’heure dudîner. Et, pourtant, je ne rentrais pas calmé comme je l’étais àBalbec par de plus rares promenades que je m’enorgueillissais devoir durer tout un après-midi et que je contemplais ensuite sedétachant en beaux massifs de fleurs sur le reste de la vied’Albertine, comme sur un ciel vide devant lequel on rêvedoucement, sans pensée. Le temps d’Albertine ne m’appartenait pasalors en quantités aussi grandes qu’aujourd’hui. Pourtant, il mesemblait alors bien plus à moi, parce que je tenais compteseulement – mon amour s’en réjouissant comme d’une faveur – desheures qu’elle passait avec moi&|160;; maintenant – ma jalousie ycherchant avec inquiétude la possibilité d’une trahison – rien quedes heures qu’elle passait sans moi.

Or, demain, elle désirerait qu’il y en eût de telles. Ilfaudrait choisir, ou de cesser de souffrir, ou de cesser d’aimer.Car, ainsi qu’au début il est formé par le désir, l’amour n’estentretenu plus tard que par l’anxiété douloureuse. Je sentaisqu’une partie de la vie d’Albertine m’échappait. L’amour, dansl’anxiété douloureuse comme dans le désir heureux, est l’exigenced’un tout. Il ne naît, il ne subsiste que si une partie reste àconquérir. On n’aime que ce qu’on ne possède pas tout entier.Albertine mentait en me disant qu’elle n’irait sans doute pas voirles Verdurin, comme je mentais en disant que je voulais aller chezeux. Elle cherchait seulement à m’empêcher de sortir avec elle, etmoi, par l’annonce brusque de ce projet que je ne comptaisnullement mettre à exécution, à toucher en elle le point que jedevinais le plus sensible, à traquer le désir qu’elle cachait et àla forcer à avouer que ma présence auprès d’elle demainl’empêcherait de le satisfaire. Elle l’avait fait, en somme, encessant brusquement de vouloir aller chez les Verdurin.

«&|160;Si vous ne voulez pas venir chez les Verdurin, luidis-je, il y a au Trocadéro une superbe représentation àbénéfice.&|160;» Elle écouta mon conseil d’y aller d’un air dolent.Je recommençai à être dur avec elle comme à Balbec, au temps de mapremière jalousie. Son visage reflétait une déception, etj’employais à blâmer mon amie les mêmes raisons qui m’avaient étési souvent opposées par mes parents, quand j’étais petit, et quiavaient paru inintelligentes et cruelles à mon enfance incomprise.«&|160;Non, malgré votre air triste, disais-je à Albertine, je nepeux pas vous plaindre&|160;; je vous plaindrais si vous étiezmalade, s’il vous était arrivé un malheur, si vous aviez perdu unparent&|160;; ce qui ne vous ferait peut-être aucune peine étantdonné le gaspillage de fausse sensibilité que vous faites pourrien. D’ailleurs, je n’apprécie pas la sensibilité des gens quiprétendent tant nous aimer sans être capables de nous rendre leplus léger service et que leur pensée, tournée vers nous, laisse sidistraits qu’ils oublient d’emporter la lettre que nous leur avonsconfiée et d’où notre avenir dépend.&|160;»

Ces paroles – une grande partie de ce que nous disons n’étantqu’une récitation, – je les avais toutes entendu prononcer à mamère, laquelle m’expliquait volontiers qu’il ne fallait pasconfondre la véritable sensibilité, ce que, disait-elle, lesAllemands, dont elle admirait beaucoup la langue, malgré l’horreurde mon père pour cette nation, appelaient «&|160;Empfindung&|160;»,et la sensiblerie «&|160;Empfindelei&|160;». Elle était allée, unefois que je pleurais, jusqu’à me dire que Néron était peut-êtrenerveux et n’était pas meilleur pour cela. Au vrai, comme cesplantes qui se dédoublent en poussant, en regard de l’enfantsensitif que j’avais uniquement été, lui faisait face maintenant unhomme opposé, plein de bon sens, de sévérité pour la sensibilitémaladive des autres, un homme ressemblant à ce que mes parentsavaient été pour moi. Sans doute, chacun devant faire continuer enlui la vie des siens, l’homme pondéré et railleur qui n’existaitpas en moi au début avait rejoint le sensible, et il était naturelque je fusse à mon tour tel que mes parents avaient été.

De plus, au moment où ce nouveau moi se formait, il trouvait sonlangage tout prêt dans le souvenir de celui, ironique et grondeur,qu’on m’avait tenu, que j’avais maintenant à tenir aux autres, etqui sortait tout naturellement de ma bouche, soit que jel’évoquasse par mimétisme et association de souvenirs, soit aussique les délicates et mystérieuses incantations du pouvoir génésiqueeussent en moi, à mon insu, dessiné comme sur la feuille d’uneplante les mêmes intonations, les mêmes gestes, les mêmes attitudesqu’avaient eus ceux dont j’étais sorti. Car quelquefois, en trainde faire l’homme sage quand je parlais à Albertine, il me semblaitentendre ma grand’mère&|160;; du reste, n’était-il pas arrivé à mamère (tant d’obscurs courants inconscients infléchissaient en moijusqu’aux plus petits mouvements de mes doigts eux-mêmes entraînésdans les mêmes cycles que ceux de mes parents) de croire quec’était mon père qui entrait, tant j’avais la même manière defrapper que lui.

D’autre part, l’accouplement des éléments contraires est la loide la vie, le principe de la fécondation, et, comme on verra, lacause de bien des malheurs. Habituellement, on déteste ce qui nousest semblable, et nos propres défauts vus du dehors nousexaspèrent. Combien plus encore quand quelqu’un qui a passé l’âgeoù on les exprime naïvement et qui, par exemple, s’est fait dansles moments les plus brûlants un visage de glace, exècre-t-il lesmêmes défauts, si c’est un autre, plus jeune, ou plus naïf, ou plussot, qui les exprime&|160;! Il y a des sensibles pour qui la vuedans les yeux des autres des larmes qu’eux-mêmes retiennent estexaspérante. C’est la trop grande ressemblance qui fait que, malgrél’affection, et parfois plus l’affection est grande, la divisionrègne dans les familles.

Peut-être chez moi, et chez beaucoup, le second homme quej’étais devenu était-il simplement une face du premier, exalté etsensible du côté de soi-même, sage Mentor pour les autres.Peut-être en était-il ainsi chez mes parents selon qu’on lesconsidérait par rapport à moi ou en eux-mêmes. Et pour magrand’mère et ma mère, il était trop visible que leur sévérité pourmoi était voulue par elles, et même leur coûtait, mais peut-être,chez mon père lui-même, la froideur n’était-elle qu’un aspectextérieur de sa sensibilité&|160;? Car c’est peut-être la véritéhumaine de ce double aspect&|160;: aspect du côté de la vieintérieure, aspect du côté des rapports sociaux, qu’on exprimaitdans ces mots, qui me paraissaient autrefois aussi faux dans leurcontenu que pleins de banalité dans leur forme, quand on disait enparlant de mon père&|160;: «&|160;Sous sa froideur glaciale, ilcache une sensibilité extraordinaire&|160;; ce qu’il a surtout,c’est la pudeur de sa sensibilité.&|160;»

Ne cachait-il pas, au fond, d’incessants et secrets orages, cecalme au besoin semé de réflexions sentencieuses, d’ironie pour lesmanifestations maladroites de la sensibilité, et qui était le sien,mais que moi aussi, maintenant, j’affectais vis-à-vis de tout lemonde et dont surtout je ne me départais pas dans certainescirconstances vis-à-vis d’Albertine&|160;?

Je crois que vraiment, ce jour-là, j’allais décider notreséparation et partir pour Venise. Ce qui me réenchaîna à ma liaisontint à la Normandie, non qu’elle manifestât quelque intentiond’aller dans ce pays où j’avais été jaloux d’elle (car j’avaiscette chance que jamais ses projets ne touchaient aux pointsdouloureux de mon souvenir), mais parce qu’ayant dit&|160;:«&|160;C’est comme si je vous parlais de l’amie de votre tante quihabitait Infreville&|160;», elle répondit avec colère, heureusecomme toute personne qui discute et qui veut avoir pour soi le plusd’arguments possible, de me montrer que j’étais dans le faux etelle dans le vrai&|160;: «&|160;Mais jamais ma tante n’a connupersonne à Infreville, et moi-même je n’y suis jamaisallée.&|160;»

Elle avait oublié le mensonge qu’elle m’avait fait un soir surla dame susceptible chez qui c’était de toute nécessité d’allerprendre le thé, dût-elle en allant voir cette dame perdre monamitié et se donner la mort. Je ne lui rappelai pas son mensonge.Mais il m’accabla. Et je remis encore à une autre fois la rupture.Il n’y a pas besoin de sincérité, ni même d’adresse, dans lemensonge, pour être aimé. J’appelle ici amour une tortureréciproque. Je ne trouvais nullement répréhensible, ce soir, de luiparler comme ma grand’mère, si parfaite, l’avait fait avec moi, ni,pour lui avoir dit que je l’accompagnerais chez les Verdurin,d’avoir adopté la façon brusque de mon père qui ne nous signifiaitjamais une décision que de la façon qui pouvait nous causer lemaximum d’une agitation en disproportion, à ce degré, avec cettedécision elle-même. De sorte qu’il avait beau jeu à nous trouverabsurdes de montrer pour si peu de chose une telle désolation, qui,en effet, répondait à la commotion qu’il nous avait donnée. Comme –de même que la sagesse inflexible de ma grand’mère – ces velléitésarbitraires de mon père étaient venues chez moi compléter la naturesensible, à laquelle elles étaient restées si longtemps extérieureset que, pendant toute mon enfance, elles avaient fait tantsouffrir, cette nature sensible les renseignait fort exactement surles points qu’elles devaient viser efficacement&|160;: il n’y a pasde meilleur indicateur qu’un ancien voleur, ou qu’un sujet de lanation qu’on combat. Dans certaines familles menteuses, un frèrevenu voir son frère sans raison apparente et lui demandant dans uneincidente, sur le pas de la porte, en s’en allant, un renseignementqu’il n’a même pas l’air d’écouter, signifie par cela même à sonfrère que ce renseignement était le but de sa visite, car le frèreconnaît bien ces airs détachés, ces mots dits comme entreparenthèses, à la dernière seconde, car il les a souvent employéslui-même. Or il y a aussi des familles pathologiques, dessensibilités apparentées, des tempéraments fraternels, initiés àcette tacite langue qui fait qu’en famille on se comprend sans separler. Aussi, qui donc peut plus qu’un nerveux êtreénervant&|160;? Et puis, il y avait peut-être à ma conduite, dansces cas-là, une cause plus générale, plus profonde. C’est que, dansces moments brefs, mais inévitables, où l’on déteste quelqu’unqu’on aime – ces moments qui durent parfois toute la vie avec lesgens qu’on n’aime pas – on ne veut pas paraître bon pour ne pasêtre plaint, mais à la fois le plus méchant et le plus heureuxpossible pour que votre bonheur soit vraiment haïssable et ulcèrel’âme de l’ennemi occasionnel ou durable. Devant combien de gens neme suis-je pas mensongèrement calomnié, rien que pour que mes«&|160;succès&|160;» leur parussent immoraux et les fissent plusenrager&|160;! Ce qu’il faudrait, c’est suivre la voie inverse,c’est montrer sans fierté qu’on a de bons sentiments, au lieu des’en cacher si fort. Et ce serait facile si on savait ne jamaishaïr, aimer toujours. Car, alors, on serait si heureux de ne direque les choses qui peuvent rendre heureux les autres, lesattendrir, vous en faire aimer&|160;!

Certes, j’avais quelques remords d’être aussi irritant à l’égardd’Albertine, et je me disais&|160;: «&|160;Si je ne l’aimais pas,elle m’aurait plus de gratitude, car je ne serais pas méchant avecelle&|160;; mais non, cela se compenserait, car je serais aussimoins gentil.&|160;» Et j’aurais pu, pour me justifier, lui direque je l’aimais. Mais l’aveu de cet amour, outre qu’il n’eût rienappris à Albertine, l’eût peut-être plus refroidie à mon égard queles duretés et les fourberies dont l’amour était justement la seuleexcuse. Être dur et fourbe envers ce qu’on aime est sinaturel&|160;! Si l’intérêt que nous témoignons aux autres ne nousempêche pas d’être doux avec eux et complaisants à ce qu’ilsdésirent, c’est que cet intérêt est mensonger. Autrui nous estindifférent et l’indifférence n’invite pas à la méchanceté.

La soirée passait. Avant qu’Albertine allât se coucher, il n’yavait pas grand temps à perdre si nous voulions faire la paix,recommencer à nous embrasser. Aucun de nous deux n’en avait encorepris l’initiative. Sentant qu’elle était, de toute façon, fâchée,j’en profitai pour lui parler d’Esther Lévy. «&|160;Bloch m’a dit(ce qui n’était pas vrai) que vous aviez bien connu sa cousineEsther. – Je ne la reconnaîtrais même pas&|160;», dit Albertined’un air vague. «&|160;J’ai vu sa photographie&|160;», ajoutai-jeen colère. Je ne regardais pas Albertine en disant cela, de sorteque je ne vis pas son expression, qui eût été sa seule réponse, carelle ne dit rien.

Ce n’était plus l’apaisement du baiser de ma mère à Combray, quej’éprouvais auprès d’Albertine, ces soirs-là, mais, au contraire,l’angoisse de ceux où ma mère me disait à peine bonsoir, ou même nemontait pas dans ma chambre, soit qu’elle fût fâchée contre moi ouretenue par des invités. Cette angoisse – non pas seulement satransposition dans l’amour – non, cette angoisse elle-même quis’était un temps spécialisée dans l’amour, qui avait été affectée àlui seul quand le partage, la division des passions s’était opérée,maintenant semblait de nouveau s’étendre à toutes, redevenueindivise de même que dans mon enfance, comme si tous messentiments, qui tremblaient de ne pouvoir garder Albertine auprèsde mon lit à la fois comme une maîtresse, comme une sœur, comme unefille, comme une mère aussi, du bonsoir quotidien de laquelle jerecommençais à éprouver le puéril besoin, avaient commencé de serassembler, de s’unifier dans le soir prématuré de ma vie, quisemblait devoir être aussi brève qu’un jour d’hiver. Mais sij’éprouvais l’angoisse de mon enfance, le changement de l’être quime la faisait éprouver, la différence de sentiment qu’ilm’inspirait, la transformation même de mon caractère, me rendaientimpossible d’en réclamer l’apaisement à Albertine comme autrefois àma mère.

Je ne savais plus dire&|160;: je suis triste. Je me bornais, lamort dans l’âme, à parler de choses indifférentes qui ne mefaisaient faire aucun progrès vers une solution heureuse. Jepiétinais sur place dans de douloureuses banalités. Et avec cetégoïsme intellectuel qui, pour peu qu’une vérité insignifiante serapporte à notre amour, nous en fait faire un grand honneur à celuiqui l’a trouvée, peut-être aussi fortuitement que la tireuse decartes qui nous a annoncé un fait banal, mais qui s’est depuisréalisé, je n’étais pas loin de croire Françoise supérieure àBergotte et à Elstir parce qu’elle m’avait dit, à Balbec&|160;:«&|160;Cette fille-là ne vous causera que du chagrin.&|160;»

Chaque minute me rapprochait du bonsoir d’Albertine, qu’elle medisait enfin. Mais, ce soir, son baiser, d’où elle-même étaitabsente et qui ne me rencontrait pas, me laissait si anxieux que,le cœur palpitant, je la regardais aller jusqu’à la porte enpensant&|160;: «&|160;Si je veux trouver un prétexte pour larappeler, la retenir, faire la paix, il faut se hâter, elle n’aplus que quelques pas à faire pour être sortie de la chambre, plusque deux, plus qu’un, elle tourne le bouton&|160;; elle ouvre,c’est trop tard, elle a refermé la porte&|160;!&|160;» Peut-êtrepas trop tard, tout de même. Comme jadis à Combray, quand ma mèrem’avait quitté sans m’avoir calmé par son baiser, je voulaism’élancer sur les pas d’Albertine, je sentais qu’il n’y aurait plusde paix pour moi avant que je l’eusse revue, que ce revoir allaitdevenir quelque chose d’immense qu’il n’avait pas encore étéjusqu’ici, et que, si je ne réussissais pas tout seul à medébarrasser de cette tristesse, je prendrais peut-être la honteusehabitude d’aller mendier auprès d’Albertine. Je sautais hors du litquand elle était déjà dans sa chambre, je passais et repassais dansle couloir, espérant qu’elle sortirait et m’appellerait&|160;; jerestais immobile devant sa porte pour ne pas risquer de ne pasentendre un faible appel, je rentrais un instant dans ma chambreregarder si mon amie n’aurait pas par bonheur oublié un mouchoir,un sac, quelque chose dont j’aurais pu paraître avoir peur que celalui manquât et qui m’eût donné le prétexte d’aller chez elle. Non,rien. Je revenais me poster devant sa porte, mais dans la fente decelle-ci il n’y avait plus de lumière. Albertine avait éteint, elleétait couchée, je restais là immobile, espérant je ne sais quellechance qui ne venait pas&|160;; et longtemps après, glacé, jerevenais me mettre sous mes couvertures et pleurais tout le restede la nuit.

Aussi parfois, certains soirs, j’eus recours à une ruse qui medonnait le baiser d’Albertine. Sachant combien, dès qu’elle étaitétendue, son ensommeillement était rapide (elle le savait aussi,car, instinctivement, dès qu’elle s’étendait, elle ôtait ses mules,que je lui avais données, et sa bague, qu’elle posait à côté d’ellecomme elle faisait dans sa chambre avant de se coucher), sachantcombien son sommeil était profond, son réveil tendre, je prenais unprétexte pour aller chercher quelque chose, je la faisais étendresur mon lit. Quand je revenais elle était endormie, et je voyaisdevant moi cette autre femme qu’elle devenait dès qu’elle étaitentièrement de face. Mais elle changeait bien vite de personnalité,car je m’allongeais à côté d’elle et la retrouvais de profil. Jepouvais mettre ma main dans sa main, sur son épaule, sur sa joue.Albertine continuait de dormir.

Je pouvais prendre sa tête, la renverser, la poser contre meslèvres, entourer mon cou de ses bras, elle continuait à dormircomme une montre qui ne s’arrête pas, comme une bête qui continuede vivre, quelque position qu’on lui donne, comme une plantegrimpante, un volubilis qui continue de pousser ses branchesquelque appui qu’on lui donne. Seul son souffle était modifié parchacun de mes attouchements, comme si elle eût été un instrumentdont j’eusse joué et à qui je faisais exécuter des modulations entirant de l’une, puis de l’autre de ses cordes, des notesdifférentes. Ma jalousie s’apaisait, car je sentais Albertinedevenue un être qui respire, qui n’est pas autre chose, comme lesignifiait ce souffle régulier par où s’exprime cette pure fonctionphysiologique, qui, tout fluide, n’a l’épaisseur ni de la parole,ni du silence&|160;; et dans son ignorance de tout mal, sonhaleine, tirée plutôt d’un roseau creusé que d’un être humain,était vraiment paradisiaque, était le pur chant des anges pour moiqui, dans ces moments-là, sentais Albertine soustraite à tout, nonpas seulement matériellement, mais moralement, Et dans ce soufflepourtant, je me disais tout à coup que peut-être bien des nomshumains, apportés par la mémoire, devaient se jouer. Parfois même,à cette musique la voix humaine s’ajoutait. Albertine prononçaitquelques mots. Comme j’aurais voulu en saisir le sens&|160;! Ilarrivait que le nom d’une personne dont nous avions parlé, et quiexcitait ma jalousie vînt à ses lèvres, mais sans me rendremalheureux, car le souvenir qu’il y amenait semblait n’être quecelui des conversations qu’elle avait eues à ce sujet avec moi.Pourtant, un soir où, les yeux fermés, elle s’éveillait à demi,elle dit tendrement en s’adressant à moi&|160;:«&|160;Andrée.&|160;» Je dissimulai mon émotion. «&|160;Tu rêves,je ne suis pas Andrée&|160;», lui dis-je en riant. Elle souritaussi&|160;: «&|160;Mais non, je voulais te demander ce que t’avaitdit tantôt Andrée. – J’aurais cru plutôt que tu avais été couchéecomme cela près d’elle. – Mais non, jamais&|160;», me dit-elle.Seulement, avant de me répondre cela, elle avait un instant cachésa figure dans ses mains. Ses silences n’étaient donc que desvoiles, ses tendresses de surface ne faisaient donc que retenir aufond mille souvenirs qui m’eussent déchiré, sa vie était doncpleine de ces faits dont le récit moqueur, la rieuse chroniqueconstituent nos bavardages quotidiens au sujet des autres, desindifférents, mais qui, tant qu’un être reste fourvoyé dans notrecœur, nous semblent un éclaircissement si précieux de sa vie que,pour connaître ce monde sous-jacent, nous donnerions volontiers lanôtre. Alors son sommeil m’apparaissait comme un monde merveilleuxet magique où par instant s’élève, du fond de l’élément à peinetranslucide, l’aveu d’un secret qu’on ne comprendra pas. Maisd’ordinaire, quand Albertine dormait, elle semblait avoir retrouvéson innocence. Dans l’attitude que je lui avais donnée, mais quedans son sommeil elle avait vite faite sienne, elle avait l’air dese confier à moi&|160;! Sa figure avait perdu toute expression deruse ou de vulgarité, et entre elle et moi, vers qui elle levaitson bras, sur qui elle reposait sa main, il semblait y avoir unabandon entier, un indissoluble attachement. Son sommeil,d’ailleurs, ne la séparait pas de moi et laissait subsister en ellela notion de notre tendresse&|160;; il avait plutôt pour effetd’abolir le reste&|160;; je l’embrassais, je lui disais quej’allais faire quelques pas dehors, elle entr’ouvrait les yeux, medisait, d’un air étonné – et, en effet, c’était déjà la nuit&|160;:– «&|160;Mais où vas-tu comme cela, mon chéri&|160;?&|160;», en medonnant mon prénom, et aussitôt se rendormait. Son sommeil n’étaitqu’une sorte d’effacement du reste de la vie, qu’un silence uni surlequel prenaient de temps à autre leur vol des paroles familièresde tendresse. En les rapprochant les unes des autres, on eûtcomposé la conversation sans alliage, l’intimité secrète d’un puramour. Ce sommeil si calme me ravissait comme ravit une mère, quilui en fait une qualité, le bon sommeil de son enfant. Et sonsommeil était d’un enfant, en effet. Son réveil aussi, et sinaturel, si tendre, avant même qu’elle eût su où elle était, que jeme demandais parfois avec épouvante si elle avait eu l’habitude,avant de vivre chez moi, de ne pas dormir seule et de trouver enouvrant les yeux quelqu’un à ses côtés. Mais sa grâce enfantineétait plus forte. Comme une mère encore, je m’émerveillais qu’elles’éveillât toujours de si bonne humeur. Au bout de quelquesinstants, elle reprenait conscience, avait des mots charmants, nonrattachés les uns aux autres, de simples pépiements. Par une sortede chassé-croisé, son cou habituellement peu remarqué, maintenantpresque trop beau, avait pris l’immense importance que ses yeuxclos par le sommeil avaient perdue, ses yeux, mes interlocuteurshabituels et à qui je ne pouvais plus m’adresser depuis la retombéedes paupières. De même que les yeux clos donnent une beautéinnocente et grave au visage, en supprimant tout ce que n’exprimentque trop les regards, il y avait dans les paroles, non sanssignification, mais entrecoupées de silence, qu’Albertine avait auréveil, une pure beauté, qui n’est pas à tout moment souillée,comme est la conversation, d’habitudes verbales, de rengaines, detraces de défauts. Du reste, quand je m’étais décidé à éveillerAlbertine, j’avais pu le faire sans crainte, je savais que sonréveil ne serait nullement en rapport avec la soirée que nousvenions de passer, mais sortirait de son sommeil comme de la nuitsort le matin. Dès qu’elle avait entr’ouvert les yeux en souriant,elle m’avait tendu sa bouche, et avant qu’elle eût encore rien dit,j’en avais goûté la fraîcheur, apaisante comme celle d’un jardinencore silencieux avant le lever du jour.

Le lendemain de cette soirée où Albertine m’avait dit qu’elleirait peut-être, puis qu’elle n’irait pas chez les Verdurin, jem’éveillai de bonne heure, et, encore à demi endormi, ma joiem’apprit qu’il y avait, interpolé dans l’hiver, un jour deprintemps. Dehors, des thèmes populaires finement écrits pour desinstruments variés, depuis la corne du raccommodeur de porcelaine,ou la trompette du rempailleur de chaises, jusqu’à la flûte duchevrier, qui paraissait dans un beau jour être un pâtre de Sicile,orchestraient légèrement l’air matinal, en une «&|160;ouverturepour un jour de fête&|160;». L’ouïe, ce sens délicieux, nousapporte la compagnie de la rue, dont elle nous retrace toutes leslignes, dessine toutes les formes qui y passent, nous en montrantla couleur. Les rideaux de fer du boulanger, du crémier, lesquelss’étaient hier abaissés le soir sur toutes les possibilités debonheur féminin, se levaient maintenant comme les légères pouliesd’un navire qui appareille et va filer, traversant la mertransparente, sur un rêve de jeunes employées. Ce bruit du rideaude fer qu’on lève eût peut-être été mon seul plaisir dans unquartier différent. Dans celui-ci cent autres faisaient ma joie,desquels je n’aurais pas voulu perdre un seul en restant trop tardendormi. C’est l’enchantement des vieux quartiers aristocratiquesd’être, à côté de cela, populaires. Comme parfois les cathédralesen eurent non loin de leur portail (à qui il arriva même d’engarder le nom, comme celui de la cathédrale de Rouen, appelé des«&|160;Libraires&|160;», parce que contre lui ceux-ci exposaient enplein vent leur marchandise) divers petits métiers, mais ambulants,passaient devant le noble hôtel de Guermantes, et faisaient penserpar moments à la France ecclésiastique d’autrefois. Car l’appelqu’ils lançaient aux petites maisons voisines n’avait, à de raresexceptions près, rien d’une chanson. Il en différait autant que ladéclamation – à peine colorée par des variations insensibles – deBoris Godounow et de Pelléas&|160;; mais d’autre part rappelait lapsalmodie d’un prêtre au cours d’offices dont ces scènes de la ruene sont que la contre-partie bon enfant, foraine, et pourtant àdemi liturgique. Jamais je n’y avais pris tant de plaisir quedepuis qu’Albertine habitait avec moi&|160;; elles me semblaientcomme un signal joyeux de son éveil et, en m’intéressant à la viedu dehors, me faisaient mieux sentir l’apaisante vertu d’une chèreprésence, aussi constante que je la souhaitais. Certaines desnourritures criées dans la rue, et que personnellement jedétestais, étaient fort au goût d’Albertine, si bien que Françoiseen envoyait acheter par son jeune valet, peut-être un peu humiliéd’être confondu dans la foule plébéienne. Bien distincts dans cequartier si tranquille (où les bruits n’étaient plus un motif detristesse pour Françoise et en étaient devenus un de douceur pourmoi) m’arrivaient, chacun avec sa modulation différente, desrécitatifs déclamés par ces gens du peuple comme ils le seraientdans la musique, si populaire, de Boris, où une intonation initialeest à peine altérée par l’inflexion d’une note qui se penche surune autre, musique de la foule, qui est plutôt un langage qu’unemusique. C’était&|160;: «&|160;ah le bigorneau, deux sous lebigorneau&|160;», qui faisait se précipiter vers les cornets où onvendait ces affreux petits coquillages, qui, s’il n’y avait pas euAlbertine, m’eussent répugné, non moins d’ailleurs que lesescargots que j’entendais vendre à la même heure. Ici c’était bienencore à la déclamation à peine lyrique de Moussorgsky que faisaitpenser le marchand, mais pas à elle seulement. Car après avoirpresque «&|160;parlé&|160;»&|160;: «&|160;les escargots, ils sontfrais, ils sont beaux&|160;», c’était avec la tristesse et le vaguede Maeterlinck, musicalement transposés par Debussy, que lemarchand d’escargots, dans un de ces douloureux finales par oùl’auteur de Pelléas s’apparente à Rameau&|160;: «&|160;Sije dois être vaincue, est-ce à toi d’être monvainqueur&|160;?&|160;» ajoutait avec une chantantemélancolie&|160;: «&|160;On les vend six sous la douzaine…&|160;»

Il m’a toujours été difficile de comprendre pourquoi ces motsfort clairs étaient soupirés sur un ton si peu approprié,mystérieux, comme le secret qui fait que tout le monde a l’airtriste dans le vieux palais où Mélisande n’a pas réussi à apporterla joie, et profond comme une pensée du vieillard Arkel qui chercheà proférer, dans des mots très simples, toute la sagesse et ladestinée. Les notes mêmes sur lesquelles s’élève, avec une douceurgrandissante, la voix du vieux roi d’Allemonde ou de Goland, pourdire&|160;: «&|160;On ne sait pas ce qu’il y a ici, cela peutparaître étrange, il n’y a peut-être pas d’événementsinutiles&|160;», ou bien&|160;: «&|160;Il ne faut pas s’effrayer,c’était un pauvre petit être mystérieux, comme tout lemonde&|160;», étaient celles qui servaient au marchand d’escargotspour reprendre, en une cantilène indéfinie&|160;: «&|160;On lesvend six sous la douzaine… &|160;» Mais cette lamentationmétaphysique n’avait pas le temps d’expirer au bord de l’infini,elle était interrompue par une vive trompette. Cette fois il nes’agissait pas de mangeailles, les paroles du librettoétaient&|160;: «&|160;Tond les chiens, coupe les chats, les queueset les oreilles.&|160;»

Certes, la fantaisie, l’esprit de chaque marchand ou marchande,introduisaient souvent des variantes dans les paroles de toutes cesmusiques que j’entendais de mon lit. Pourtant un arrêt rituelmettant un silence au milieu d’un mot, surtout quand il étaitrépété deux fois, évoquait constamment le souvenir des vieilleséglises. Dans sa petite voiture conduite par une ânesse, qu’ilarrêtait devant chaque maison pour entrer dans les cours, lemarchand d’habits, portant un fouet, psalmodiait&|160;:«&|160;Habits, marchand d’habits, ha… bits&|160;» avec la mêmepause entre les deux dernières syllabes d’habits que s’il eûtentonné en plain-chant&|160;: «&|160;Per omnia saecula saeculo…rum&|160;» ou&|160;: «&|160;Requiescat in pa… ce&|160;», bien qu’ilne dût pas croire à l’éternité de ses habits et ne les offrît pasnon plus comme linceuls pour le suprême repos dans la paix. Et demême, comme les motifs commençaient à s’entre-croiser dès cetteheure matinale, une marchande de quatre-saisons, poussant savoiturette, usait pour sa litanie de la divisiongrégorienne&|160;:

À la tendresse, à la verduresse

Artichauts tendres et beaux

Arti… chauts

bien qu’elle fût vraisemblablement ignorante de l’antiphonaireet des sept tons qui symbolisent, quatre les sciences du quadriviumet trois celles du trivium.

Tirant d’un flûtiau, d’une cornemuse, des airs de son paysméridional dont la lumière s’accordait bien avec les beaux jours,un homme en blouse, tenant à la main un nerf de bœuf et coiffé d’unbéret basque, s’arrêtait devant les maisons. C’était le chevrieravec deux chiens et, devant lui, son troupeau de chèvres. Comme ilvenait de loin il passait assez tard dans notre quartier&|160;; etles femmes accouraient avec un bol pour recueillir le lait quidevait donner la force à leurs petits. Mais aux airs pyrénéens dece bienfaisant pasteur se mêlait déjà la cloche du repasseur,lequel criait&|160;: «&|160;Couteaux, ciseaux, rasoirs.&|160;» Aveclui ne pouvait lutter le repasseur de scies, car, dépourvud’instrument, il se contentait d’appeler&|160;: «&|160;Avez-vousdes scies à repasser, v’là le repasseur&|160;», tandis que, plusgai, le rétameur, après avoir énuméré les chaudrons, lescasseroles, tout ce qu’il étamait, entonnait le refrain&|160;:«&|160;Tam, tam, tam, c’est moi qui rétame, même le macadam, c’estmoi qui mets des fonds partout, qui bouche tous les trous, trou,trou, trou&|160;»&|160;; et de petits Italiens, portant de grandesboîtes de fer peintes en rouge où les numéros – perdants etgagnants – étaient marqués, et jouant d’une crécelle,proposaient&|160;: «&|160;Amusez-vous, mesdames, v’là leplaisir.&|160;»

Françoise m’apporta le Figaro. Un seul coup d’œil mepermit de me rendre compte que mon article n’avait toujours paspassé. Elle me dit qu’Albertine demandait si elle ne pouvait pasentrer chez moi et me faisait dire qu’en tous cas elle avaitrenoncé à faire sa visite chez les Verdurin et comptait aller,comme je le lui avais conseillé, à la matinée«&|160;extraordinaire&|160;» du Trocadéro – ce qu’on appelleraitaujourd’hui, en bien moins important toutefois, une matinée de gala– après une petite promenade à cheval qu’elle devait faire avecAndrée. Maintenant que je savais qu’elle avait renoncé à son désir,peut-être mauvais, d’aller voir Mme Verdurin, je dis enriant&|160;: «&|160;Qu’elle vienne&|160;», et je me dis qu’ellepouvait aller où elle voulait et que cela m’était bien égal. Jesavais qu’à la fin de l’après-midi, quand viendrait le crépuscule,je serais sans doute un autre homme triste, attachant aux moindresallées et venues d’Albertine une importance qu’elles n’avaient pasà cette heure matinale et quand il faisait si beau temps. Car moninsouciance était suivie par la claire notion de sa cause, maisn’en était pas altérée. «&|160;Françoise m’a assuré que vous étiezéveillé et que je ne vous dérangerais pas&|160;», me dit Albertineen entrant. Et, comme avec celle de me faire froid en ouvrant safenêtre à un moment mal choisi, la plus grande peur d’Albertineétait d’entrer chez moi quand je sommeillais&|160;: «&|160;J’espèreque je n’ai pas eu tort, ajouta-t-elle. Je craignais que vous ne medisiez&|160;: «&|160;Quel mortel insolent vient chercher letrépas&|160;?&|160;» Et elle rit de ce rire qui me troublait tant.Je lui répondis sur le même ton de plaisanterie&|160;:«&|160;Est-ce pour vous qu’est fait cet ordre sisévère&|160;?&|160;» Et de peur qu’elle l’enfreignît jamaisj’ajoutai&|160;: «&|160;Quoique je serais furieux que vous meréveilliez. – Je sais, je sais, n’ayez pas peur&|160;», me ditAlbertine. Et pour adoucir j’ajoutai, en continuant à jouer avecelle la scène d’Esther, tandis que dans la ruecontinuaient les cris rendus tout à fait confus par notreconversation&|160;: «&|160;Je ne trouve qu’en vous je ne saisquelle grâce qui me charme toujours et jamais ne me lasse&|160;»(et à part moi je pensais&|160;: «&|160;si, elle me lasse biensouvent&|160;»). Et me rappelant ce qu’elle avait dit la veille,tout en la remerciant avec exagération d’avoir renoncé auxVerdurin, afin qu’une autre fois elle m’obéît de même pour telle outelle chose, je dis&|160;: «&|160;Albertine, vous vous méfiez demoi qui vous aime et vous avez confiance en des gens qui ne vousaiment pas&|160;» (comme s’il n’était pas naturel de se méfier desgens qui vous aiment et qui seuls ont intérêt à vous mentir poursavoir, pour empêcher), et j’ajoutai ces paroles mensongères&|160;:«&|160;Vous ne croyez pas au fond que je vous aime, c’est drôle. Eneffet je ne vous adore pas.&|160;» Elle mentit à son touren disant qu’elle ne se fiait qu’à moi, et fut sincère ensuite enassurant qu’elle savait bien que je l’aimais. Mais cetteaffirmation ne semblait pas impliquer qu’elle ne me crût pasmenteur et l’épiant. Et elle semblait me pardonner, comme si elleeût vu là la conséquence insupportable d’un grand amour ou comme sielle-même se fût trouvée moins bonne. «&|160;Je vous en prie, mapetite chérie, pas de haute voltige comme vous avez fait l’autrejour. Pensez, Albertine, s’il vous arrivait unaccident&|160;!&|160;» Je ne lui souhaitais naturellement aucunmal. Mais quel plaisir si, avec ses chevaux, elle avait eu la bonneidée de partir je ne sais où, où elle se serait plu, et de ne plusjamais revenir à la maison. Comme cela eût tout simplifié qu’elleallât vivre heureuse ailleurs, je ne tenais même pas à savoir où.«&|160;Oh&|160;! je sais bien que vous ne me survivriez pasquarante-huit heures, que vous vous tueriez.&|160;»

Ainsi échangeâmes-nous des paroles menteuses. Mais une véritéplus profonde que celle que nous dirions si nous étions sincèrespeut quelquefois être exprimée et annoncée par une autre voie quecelle de la sincérité. «&|160;Cela ne vous gêne pas, tous cesbruits du dehors&|160;? me demanda-t-elle, moi je les adore. Maisvous qui avez déjà le sommeil si léger&|160;!&|160;» Je l’avais, aucontraire, parfois très profond (comme je l’ai déjà dit, mais commel’événement qui va suivre me force à le rappeler), et surtout quandje m’endormais seulement le matin. Comme un tel sommeil a été – enmoyenne – quatre fois plus reposant, il paraît à celui qui vient dedormir avoir été quatre fois plus long, alors qu’il fut quatre foisplus court. Magnifique erreur d’une multiplication par seize, quidonne tant de beauté au réveil et introduit dans la vie unevéritable novation, pareille à ces grands changements de rythmesqui en musique font que, dans un andante, une croche contientautant de durée qu’une blanche dans un prestissimo, et qui sontinconnus à l’état de veille. La vie y est presque toujours la même,d’où les déceptions du voyage. Il semble bien que le rêve soitfait, pourtant, avec la matière la plus grossière de la vie, maiscette matière y est traitée, malaxée de telle sorte, avec unétirement dû à ce qu’aucune des limites horaires de l’état deveille ne l’empêche de s’effiler jusqu’à des hauteurs énormes,qu’on ne la reconnaît pas. Les matins où cette fortune m’étaitadvenue, où le coup d’éponge du sommeil avait effacé de mon cerveaules signes des occupations quotidiennes qui y sont tracés comme surun tableau noir, il me fallait faire revivre ma mémoire&|160;; àforce de volonté on peut rapprendre ce que l’amnésie du sommeil oud’une attaque a fait oublier et qui renaît peu à peu au fur et àmesure que les yeux s’ouvrent ou que la paralysie disparaît.J’avais vécu tant d’heures en quelques minutes que, voulant tenir àFrançoise que j’appelais un langage conforme à la réalité et réglésur l’heure, j’étais obligé d’user de tout mon pouvoir interne decompression pour ne pas dire&|160;: «&|160;Eh bien Françoise, nousvoici à cinq heures du soir et je ne vous ai pas vue depuis hieraprès-midi.&|160;» Et pour refouler mes rêves, en contradictionavec eux et en me mentant à moi-même, je disais effrontément, et enme réduisant de toutes mes forces au silence, des parolescontraires&|160;: «&|160;Françoise il est bien dixheures&|160;!&|160;» Je ne disais même pas dix heures du matin,mais simplement dix heures, pour que ces «&|160;dix heures&|160;»si incroyables eussent l’air prononcées d’un ton plus naturel.Pourtant dire ces paroles, au lieu de celles que continuait àpenser le dormeur à peine éveillé que j’étais encore, me demandaitle même effort d’équilibre qu’à quelqu’un qui, sautant d’un trainen marche et courant un instant le long de la voie, réussitpourtant à ne pas tomber. Il court un instant parce que le milieuqu’il quitte était un milieu animé d’une grande vitesse, et trèsdissemblable du sol inerte auquel ses pieds ont quelque difficultéà se faire.

De ce que le monde du rêve n’est pas le monde de la veille, ilne s’ensuit pas que le monde de la veille soit moins vrai&|160;; aucontraire. Dans le monde du sommeil, nos perceptions sont tellementsurchargées, chacune épaissie par une superposée qui la double,l’aveugle inutilement, que nous ne savons même pas distinguer cequi se passe dans l’étourdissement du réveil&|160;: était-ceFrançoise qui était venue, ou moi qui, las de l’appeler, allaisvers elle&|160;? Le silence à ce moment-là était le seul moyen dene rien révéler, comme au moment où l’on est arrêté par un jugeinstruit de circonstances vous concernant, mais dans la confidencedesquelles on n’a pas été mis. Était-ce Françoise qui était venue,était-ce moi qui avais appelé&|160;? N’était-ce même pas Françoisequi dormait, et moi qui venais de l’éveiller&|160;? bien plus,Françoise n’était-elle pas enfermée dans ma poitrine, ladistinction des personnes et leur interaction existant à peine danscette brune obscurité où la réalité est aussi peu translucide quedans le corps d’un porc-épic et où la perception quasi nulle peutpeut-être donner l’idée de celle de certains animaux&|160;? Aureste, même dans la limpide folie qui précède ces sommeils pluslourds, si des fragments de sagesse flottent lumineusement, si lesnoms de Taine, de George Eliot n’y sont pas ignorés, il n’en restepas moins au monde de la veille cette supériorité d’être, chaquematin, possible à continuer, et non chaque soir le rêve. Mais ilest peut-être d’autres mondes plus réels que celui de la veille.Encore avons-nous vu que, même celui-là, chaque révolution dans lesarts le transforme, et bien plus, dans le même temps, le degréd’aptitude ou de culture qui différencie un artiste d’un sotignorant.

Et souvent une heure de sommeil de trop est une attaque deparalysie après laquelle il faut retrouver l’usage de ses membres,apprendre à parler. La volonté n’y réussirait pas. On a trop dormi,on n’est plus. Le réveil est à peine senti mécaniquement, et sansconscience, comme peut l’être dans un tuyau la fermeture d’unrobinet. Une vie plus inanimée que celle de la méduse succède, oùl’on croirait aussi bien qu’on est tiré du fond des mers ou revenudu bagne, si seulement l’on pouvait penser quelque chose. Maisalors, du haut du ciel la déesse Mnémotechnie se penche et noustend sous la forme&|160;: «&|160;habitude de demander son café aulait&|160;» l’espoir de la résurrection. Encore le don subit de lamémoire n’est-il pas toujours aussi simple. On a souvent près desoi, dans ces premières minutes où l’on se laisse glisser auréveil, une variété de réalités diverses où l’on croit pouvoirchoisir comme dans un jeu de cartes.

C’est vendredi matin et on rentre de promenade, ou bien c’estl’heure du thé au bord de la mer. L’idée du sommeil et qu’on estcouché en chemise de nuit est souvent la dernière qui se présente àvous.

La résurrection ne vient pas tout de suite&|160;; on croit avoirsonné, on ne l’a pas fait, on agite des propos déments. Lemouvement seul rend la pensée, et quand on a effectivement presséla poire électrique, on peut dire avec lenteur maisnettement&|160;: «&|160;Il est bien dix heures, Françoise,donnez-moi mon café au lait.&|160;» Ô miracle&|160;! Françoisen’avait pu soupçonner la mer d’irréel qui me baignait encore toutentier et à travers laquelle j’avais eu l’énergie de faire passermon étrange question. Elle me répondait en effet&|160;: «&|160;Ilest dix heures dix.&|160;» Ce qui me donnait une apparenceraisonnable et me permettait de ne pas laisser apercevoir lesconversations bizarres qui m’avaient interminablement bercé, lesjours où ce n’était pas une montagne de néant qui m’avait retiré lavie. À force de volonté, je m’étais réintégré dans le réel. Jejouissais encore des débris du sommeil, c’est-à-dire de la seuleinvention, du seul renouvellement qui existe dans la manière deconter, toutes les narrations à l’état de veille, fussent-ellesembellies par la littérature, ne comportant pas ces mystérieusesdifférences d’où dérive la beauté. Il est aisé de parler de celleque crée l’opium. Mais pour un homme habitué à ne dormir qu’avecdes drogues, une heure inattendue de sommeil naturel découvriral’immensité matinale d’un paysage aussi mystérieux et plus frais.En faisant varier l’heure, l’endroit où on s’endort, en provoquantle sommeil d’une manière artificielle, ou au contraire en revenantpour un jour au sommeil naturel – le plus étrange de tous pourquiconque a l’habitude de dormir avec des soporifiques – on arriveà obtenir des variétés de sommeil mille fois plus nombreuses que,jardinier, on n’obtiendrait de variétés d’œillets ou de roses. Lesjardiniers obtiennent des fleurs qui sont des rêves délicieux,d’autres aussi qui ressemblent à des cauchemars. Quand jem’endormais d’une certaine façon, je me réveillais grelottant,croyant que j’avais la rougeole ou, chose bien plus douloureuse,que ma grand’mère (à qui je ne pensais plus jamais) souffrait parceque je m’étais moqué d’elle le jour où, à Balbec, croyant mourir,elle avait voulu que j’eusse une photographie d’elle. Vite, bienque réveillé, je voulais aller lui expliquer qu’elle ne m’avait pascompris. Mais, déjà, je me réchauffais. Le pronostic de rougeoleétait écarté et ma grand’mère si éloignée de moi qu’elle ne faisaitplus souffrir mon cœur. Parfois sur ces sommeils différentss’abattait une obscurité subite. J’avais peur en prolongeant mapromenade dans une avenue entièrement noire, où j’entendais passerdes rôdeurs. Tout à coup une discussion s’élevait entre un agent etune de ces femmes qui exerçaient souvent le métier de conduire etqu’on prend de loin pour de jeunes cochers. Sur son siège entouréde ténèbres je ne la voyais pas, mais elle parlait, et dans sa voixje lisais les perfections de son visage et la jeunesse de soncorps. Je marchais vers elle, dans l’obscurité, pour monter dansson coupé avant qu’elle ne repartît. C’était loin. Heureusement, ladiscussion avec l’agent se prolongeait. Je rattrapais la voitureencore arrêtée. Cette partie de l’avenue s’éclairait de réverbères.La conductrice devenait visible. C’était bien une femme, maisvieille, grande et forte, avec des cheveux blancs s’échappant de sacasquette, et une lèpre rouge sur la figure. Je m’éloignais enpensant&|160;: «&|160;En est-il ainsi de la jeunesse desfemmes&|160;? Celles que nous avons rencontrées, si, brusquement,nous désirons les revoir, sont-elles devenues vieilles&|160;? Lajeune femme qu’on désire est-elle comme un emploi de théâtre où,par la défaillance des créatrices du rôle, on est obligé de leconfier à de nouvelles étoiles&|160;? Mais alors ce n’est plus lamême.&|160;»

Puis une tristesse m’envahissait. Nous avons ainsi dans notresommeil de nombreuses Pitiés, comme les «&|160;Pietà&|160;» de laRenaissance, mais non point comme elles exécutées dans le marbre,inconsistantes au contraire. Elles ont leur utilité cependant, quiest de nous faire souvenir d’une certaine vue plus attendrie, plushumaine des choses, qu’on est trop tenté d’oublier dans le bon sensglacé, parfois plein d’hostilité, de la veille. Ainsi m’étaitrappelée la promesse que je m’étais faite, à Balbec de gardertoujours la pitié de Françoise. Et pour toute cette matinée aumoins je saurais m’efforcer de ne pas être irrité des querelles deFrançoise et du maître d’hôtel, d’être doux avec Françoise à quiles autres donnaient si peu de bonté. Cette matinée seulement, etil faudrait tâcher de me faire un code un peu plus stable&|160;;car, de même que les peuples ne sont pas longtemps gouvernés parune politique de pur sentiment, les hommes ne le sont pas par lesouvenir de leurs rêves. Déjà celui-ci commençait à s’envoler. Encherchant à me le rappeler pour le peindre je le faisais fuir plusvite. Mes paupières n’étaient plus aussi fortement scellées sur mesyeux. Si j’essayais de reconstituer mon rêve, elles s’ouvriraienttout à fait. À tout moment il faut choisir entre la santé, lasagesse d’une part, et de l’autre les plaisirs spirituels. J’aitoujours eu la lâcheté de choisir la première part. Au reste, lepérilleux pouvoir auquel je renonçais l’était plus encore qu’on nele croit. Les pitiés, les rêves ne s’envolent pas seuls. À varierainsi les conditions dans lesquelles on s’endort ce ne sont pas lesrêves seuls qui s’évanouissent&|160;; mais pour de longs jours,pour des années quelquefois, la faculté non seulement de rêver maisde s’endormir. Le sommeil est divin mais peu stable, le plus légerchoc le rend volatil. Ami des habitudes, elles le retiennent chaquesoir, plus fixes que lui, à son lieu consacré, elles le préserventde tout heurt&|160;; mais si on les déplace, s’il n’est plusassujetti, il s’évanouit comme une vapeur. Il ressemble à lajeunesse et aux amours, on ne le retrouve plus.

Dans ces divers sommeils, comme en musique encore, c’étaitl’augmentation ou la diminution de l’intervalle qui créait labeauté. Je jouissais d’elle mais, en revanche, j’avais perdu dansce sommeil, quoique bref, une bonne partie des cris où nous estrendue sensible la vie circulante des métiers, des nourritures deParis. Aussi, d’habitude (sans prévoir, hélas&|160;! le drame quede tels réveils tardifs et mes lois draconiennes et persanesd’Assuérus racinien devaient bientôt amener pour moi) jem’efforçais de m’éveiller de bonne heure pour ne rien perdre de cescris.

En plus du plaisir de savoir le goût qu’Albertine avait pour euxet de sortir moi-même tout en restant couché, j’entendais en euxcomme le symbole de l’atmosphère du dehors, de la dangereuse vieremuante au sein de laquelle je ne la laissais circuler que sous matutelle, dans un prolongement extérieur de la séquestration, etd’où je la retirais à l’heure que je voulais pour rentrer auprès demoi. Aussi fut-ce le plus sincèrement du monde que je pus répondreà Albertine&|160;: «&|160;Au contraire, ils me plaisent parce queje sais que vous les aimez. – À la barque, les huîtres, à labarque. – Oh&|160;! des huîtres, j’en ai si envie&|160;!&|160;»Heureusement, Albertine, moitié inconstance, moitié docilité,oubliait vite ce qu’elle avait désiré, et avant que j’eusse eu letemps de lui dire qu’elle les aurait meilleures chez Prunier, ellevoulait successivement tout ce qu’elle entendait crier par lamarchande de poissons&|160;: «&|160;À la crevette, à la bonnecrevette, j’ai de la raie toute en vie, toute en vie. – Merlans àfrire, à frire. – Il arrive le maquereau, maquereau frais,maquereau nouveau. – Voilà le maquereau, mesdames, il est beau lemaquereau. – À la moule fraîche et bonne, à la moule&|160;!&|160;»Malgré moi, l’avertissement&|160;: «&|160;Il arrive lemaquereau&|160;» me faisait frémir. Mais comme cet avertissement nepouvait s’appliquer, me semblait-il, à notre chauffeur, je nesongeais qu’au poisson que je détestais, mon inquiétude ne duraitpas. «&|160;Ah&|160;! des moules, dit Albertine, j’aimerais tantmanger des moules. – Mon chéri&|160;! c’était pour Balbec, ici çane vaut rien&|160;; d’ailleurs, je vous en prie, rappelez-vous ceque vous a dit Cottard au sujet des moules.&|160;» Mais monobservation était d’autant plus malencontreuse que la marchande desquatre-saisons suivante annonçait quelque chose que Cottarddéfendait bien plus encore&|160;:

À la romaine, à la romaine&|160;!

On ne la vend pas, on la promène.

Pourtant Albertine me consentait le sacrifice de la romainepourvu que je lui promisse de faire acheter, dans quelques jours, àla marchande qui crie&|160;: «&|160;J’ai de la belle asperged’Argenteuil, j’ai de la belle asperge.&|160;» Une voixmystérieuse, et de qui l’on eût attendu des propositions plusétranges, insinuait&|160;: «&|160;Tonneaux, tonneaux.&|160;» Onétait obligé de rester sur la déception qu’il ne fût question quede tonneaux, car ce mot même était presque entièrement couvert parl’appel&|160;: «&|160;Vitri, vitri-er, carreaux cassés, voilà levitrier, vitri-er&|160;», division grégorienne qui me rappela moinscependant la liturgie que ne fit l’appel du marchand de chiffons,reproduisant sans le savoir une de ces brusques interruptions desonorité, au milieu d’une prière, qui sont assez fréquentes sur lerituel de l’Église&|160;: «&|160;Praeceptis salutaribus moniti etdivina institutione formati audemus dicere&|160;», dit le prêtre enterminant vivement sur «&|160;dicere&|160;». Sans irrévérence,comme le peuple pieux du moyen âge, sur le parvis même de l’église,jouait les farces et les soties, c’est à ce «&|160;dicere&|160;»que fait penser ce marchand de chiffons, quand, après avoir traînésur les mots, il dit la dernière syllabe avec une brusquerie dignede l’accentuation réglée par le grand pape du VIIesiècle&|160;: «&|160;Chiffons, ferrailles à vendre&|160;» (toutcela psalmodié avec lenteur ainsi que ces deux syllabes quisuivent, alors que la dernière finit plus vivement que«&|160;dicere&|160;»), «&|160;peaux d’&|160;la-pins. – La Valence,la belle Valence, la fraîche orange.&|160;» Les modestes poireauxeux-mêmes&|160;: «&|160;Voilà d’beaux poireaux&|160;», lesoignons&|160;: «&|160;Huit sous mon oignon&|160;», déferlaient pourmoi comme un écho des vagues où, libre, Albertine eût pu se perdre,et prenaient ainsi la douceur d’un «&|160;suave mari magno&|160;».«&|160;Voilà des carottes à deux ronds la botte. – Oh&|160;!s’écria Albertine, des choux, des carottes, des oranges. Voilà rienque des choses que j’ai envie de manger. Faites-en acheter parFrançoise. Elle fera les carottes à la crème. Et puis ce seragentil de manger tout ça ensemble. Ce sera tous ces bruits que nousentendons, transformés en un bon repas.

–&|160;Ah&|160;! je vous en prie, demandez à Françoise de faireplutôt une raie au beurre noir. C’est si bon&|160;! – Ma petitechérie, c’est convenu, ne restez pas&|160;; sans cela c’est tout ceque poussent les marchandes de quatre-saisons que vous demanderez.– C’est dit, je pars, mais je ne veux plus jamais pour nos dînersque des choses dont nous aurons entendu le cri. C’est trop amusant.Et dire qu’il faut attendre encore deux mois pour que nousentendions&|160;: «&|160;Haricots verts et tendres, haricots, v’làl’haricot vert.&|160;» Comme c’est bien dit&|160;: Tendresharicots&|160;! vous savez que je les veux tout fins, tout fins,ruisselants de vinaigrette&|160;; on ne dirait pas qu’on les mange,c’est frais comme une rosée. Hélas&|160;! c’est comme pour lespetits cœurs à la crème, c’est encore bien loin&|160;: «&|160;Bonfromage à la cré, à la cré, bon fromage.&|160;» Et le chasselas deFontainebleau&|160;: «&|160;J’ai du beau chasselas.&|160;» Et jepensais avec effroi à tout ce temps que j’aurais à rester avec ellejusqu’au temps du chasselas. «&|160;Écoutez, je dis que je ne veuxplus que les choses que nous aurons entendu crier, mais je faisnaturellement des exceptions. Aussi il n’y aurait rien d’impossibleà ce que je passe chez Rebattet commander une glace pour nous deux.Vous me direz que ce n’est pas encore la saison, mais j’en ai uneenvie&|160;!&|160;» Je fus agité par le projet de Rebattet, renduplus certain et suspect pour moi à cause des mots&|160;: «&|160;iln’y aurait rien d’impossible.&|160;» C’était le jour où lesVerdurin recevaient, et depuis que Swann leur avait appris quec’était la meilleure maison, c’était chez Rebattet qu’ilscommandaient glaces et petits fours. «&|160;Je ne fais aucuneobjection à une glace, mon Albertine chérie, mais laissez-moi vousla commander, je ne sais pas moi-même si ce sera chezPoiré-Blanche, chez Rebattet, au Ritz, enfin je verrai. – Voussortez donc&|160;?&|160;», me dit-elle d’un air méfiant. Elleprétendait toujours qu’elle serait enchantée que je sortissedavantage, mais si un mot de moi pouvait laisser supposer que je neresterais pas à la maison, son air inquiet donnait à penser que lajoie qu’elle aurait à me voir sortir sans cesse, n’était peut-êtrepas très sincère. «&|160;Je sortirai peut-être, peut-être pas, voussavez bien que je ne fais jamais de projets d’avance. En tous lescas, les glaces ne sont pas une chose qu’on crie, qu’on pousse dansles rues, pourquoi en voulez-vous&|160;?&|160;» Et alors elle merépondit par ces paroles qui me montrèrent en effet combiend’intelligence et de goût latent s’étaient brusquement développésen elle depuis Balbec, par ces paroles du genre de celles qu’elleprétendait dues uniquement à mon influence, à la constantecohabitation avec moi, ces paroles que, pourtant, je n’auraisjamais dites, comme si quelque défense m’était faite par quelqu’und’inconnu de jamais user dans la conversation de formeslittéraires. Peut-être l’avenir ne devait-il pas être le même pourAlbertine et pour moi. J’en eus presque le pressentiment en lavoyant se hâter d’employer, en parlant, des images si écrites etqui me semblaient réservées pour un autre usage plus sacré et quej’ignorais encore. Elle me dit (et je fus, malgré tout,profondément attendri car je pensai&|160;: certes je ne parleraispas comme elle, mais, tout de même, sans moi elle ne parlerait pasainsi, elle a subi profondément mon influence, elle ne peut doncpas ne pas m’aimer, elle est mon œuvre)&|160;: «&|160;Ce que j’aimedans ces nourritures criées, c’est qu’une chose entendue comme unerhapsodie change de nature à table et s’adresse à mon palais. Pourles glaces (car j’espère bien que vous ne m’en commanderez queprises dans ces moules démodés qui ont toutes les formesd’architecture possible), toutes les fois que j’en prends, temples,églises, obélisques, rochers, c’est comme une géographiepittoresque que je regarde d’abord et dont je convertis ensuite lesmonuments de framboise ou de vanille en fraîcheur dans mongosier.&|160;» Je trouvais que c’était un peu trop bien dit, maiselle sentit que je trouvais que c’était bien dit et elle continua,en s’arrêtant un instant, quand sa comparaison était réussie, pourrire de son beau rire qui m’était si cruel parce qu’il était sivoluptueux&|160;: «&|160;Mon Dieu, à l’hôtel Ritz je crains bienque vous ne trouviez des colonnes Vendôme de glace, de glace auchocolat ou à la framboise, et alors il en faut plusieurs pour quecela ait l’air de colonnes votives ou de pylônes élevés dans uneallée à la gloire de la Fraîcheur. Ils font aussi des obélisques deframboise qui se dresseront de place en place dans le désertbrûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose au fondde ma gorge qu’elles désaltéreront mieux que des oasis (et ici lerire profond éclata, soit de satisfaction de si bien parler, soitpar moquerie d’elle-même de s’exprimer par images si suivies, soit,hélas&|160;! par volupté physique de sentir en elle quelque chosede si bon, de si frais, qui lui causait l’équivalent d’unejouissance). Ces pics de glace du Ritz ont quelquefois l’air dumont Rose, et même, si la glace est au citron, je ne déteste pasqu’elle n’ait pas de forme monumentale, qu’elle soit irrégulière,abrupte, comme une montagne d’Elstir. Il ne faut pas qu’elle soittrop blanche alors, mais un peu jaunâtre, avec cet air de neigesale et blafarde qu’ont les montagnes d’Elstir. La glace a beau nepas être grande, qu’une demi-glace si vous voulez, ces glaces aucitron-là sont tout de même des montagnes réduites à une échelletoute petite, mais l’imagination rétablit les proportions, commepour ces petits arbres japonais nains qu’on sent très bien êtretout de même des cèdres, des chênes, des mancenilliers&|160;; sibien qu’en en plaçant quelques-uns le long d’une petite rigole,dans ma chambre, j’aurais une immense forêt descendant vers unfleuve et où les petits enfants se perdraient. De même, au pied dema demi-glace jaunâtre au citron, je vois très bien des postillons,des voyageurs, des chaises de poste sur lesquels ma langue secharge de faire rouler de glaciales avalanches qui les engloutiront(la volupté cruelle avec laquelle elle dit cela excita majalousie)&|160;; de même, ajouta-t-elle, que je me charge avec meslèvres de détruire, pilier par pilier, ces églises vénitiennes d’unporphyre qui est de la fraise et de faire tomber sur les fidèles ceque j’aurai épargné. Oui, tous ces monuments passeront de leurplace de pierre dans ma poitrine où leur fraîcheur fondante palpitedéjà. Mais tenez, même sans glaces, rien n’est excitant et ne donnesoif comme les annonces des sources thermales. À Montjouvain, chezMlle Vinteuil, il n’y avait pas de bon glacier dans levoisinage, mais nous faisions dans le jardin notre tour de Franceen buvant chaque jour une autre eau minérale gazeuse, comme l’eaude Vichy qui, dès qu’on la verse, soulève des profondeurs du verreun nuage blanc qui vient s’assoupir et se dissiper si on ne boitpas assez vite.&|160;» Mais entendre parler de Montjouvain m’étaittrop pénible, je l’interrompais. «&|160;Je vous ennuie, adieu, monchéri.&|160;» Quel changement depuis Balbec où je défie Elstirlui-même d’avoir pu deviner en Albertine ces richesses de poésie,d’une poésie moins étrange, moins personnelle que celle de CélesteAlbaret par exemple. Jamais Albertine n’aurait trouvé ce queCéleste me disait&|160;; mais l’amour, même quand il semble sur lepoint de finir, est partial. Je préférais la géographie pittoresquedes sorbets, dont la grâce assez facile me semblait une raisond’aimer Albertine et une preuve que j’avais du pouvoir sur elle,qu’elle m’aimait.

Une fois Albertine sortie, je sentis quelle fatigue était pourmoi cette présence perpétuelle, insatiable de mouvement et de vie,qui troublait mon sommeil par ses mouvements, me faisait vivre dansun refroidissement perpétuel par les portes qu’elle laissaitouvertes, me forçait – pour trouver des prétextes qui justifiassentde ne pas l’accompagner, sans pourtant paraître trop malade, etd’autre part pour la faire accompagner – à déployer chaque jourplus d’ingéniosité que Shéhérazade. Malheureusement si, par unemême ingéniosité, la conteuse persane retardait sa mort, je hâtaisla mienne. Il y a ainsi dans la vie certaines situations qui nesont pas toutes créées, comme celle-là, par la jalousie amoureuseet une santé précaire qui ne permet pas de partager la vie d’unêtre actif et jeune, mais où tout de même le problème de continuerla vie en commun ou de revenir à la vie séparée d’autrefois se posed’une façon presque médicale&|160;: auquel des deux sortes de reposfaut-il se sacrifier (en continuant le surmenage quotidien, ou enrevenant aux angoisses de l’absence&|160;?) à celui du cerveau ou àcelui du cœur&|160;?

J’étais, en tous cas, bien content qu’Andrée accompagnâtAlbertine au Trocadéro, car de récents et d’ailleurs minusculesincidents faisaient qu’ayant, bien entendu, la même confiance dansl’honnêteté du chauffeur, sa vigilance, ou du moins la perspicacitéde sa vigilance, ne me semblait plus tout à fait aussi grandequ’autrefois. C’est ainsi que, tout dernièrement. ayant envoyéAlbertine seule avec lui à Versailles, Albertine m’avait dit avoirdéjeuné aux Réservoirs&|160;; comme le chauffeur m’avait parlé durestaurant Vatel, le jour où je relevai cette contradiction je prisun prétexte pour descendre parler au mécanicien (toujours le même,celui que nous avons vu à Balbec) pendant qu’Albertine s’habillait.«&|160;Vous m’avez dit que vous aviez déjeuné à Vatel,Mlle Albertine me parle des Réservoirs. Qu’est-ce quecela veut dire&|160;?&|160;» Le mécanicien me répondit&|160;:«&|160;Ah&|160;! j’ai dit que j’avais déjeuné au Vatel, mais je nepeux pas savoir où Mademoiselle a déjeuné. Elle m’a quitté enarrivant à Versailles pour prendre un fiacre à cheval, ce qu’ellepréfère quand ce n’est pas pour faire de la route.&|160;» Déjàj’enrageais en pensant qu’elle avait été seule&|160;; enfin cen’était que le temps de déjeuner. «&|160;Vous auriez pu, dis-jed’un air de gentillesse (car je ne voulais pas paraître fairepositivement surveiller Albertine, ce qui eût été humiliant pourmoi, et doublement, puisque cela eût signifié qu’elle me cachaitses actions), déjeuner, je ne dis pas avec elle, mais au mêmerestaurant&|160;? – Mais elle m’avait demandé d’être seulement àsix heures du soir à la Place d’Armes. Je ne devais pas aller lachercher à la sortie de son déjeuner. – Ah&|160;!&|160;» fis-je entâchant de dissimuler mon accablement. Et je remontai. Ainsic’était plus de sept heures de suite qu’Albertine avait été seule,livrée à elle-même. Je savais bien, il est vrai, que le fiacren’avait pas été un simple expédient pour se débarrasser de lasurveillance du chauffeur. En ville, Albertine aimait mieux flâneren fiacre, elle disait qu’on voyait bien, que l’air était plusdoux. Malgré cela elle avait passé sept heures sur lesquelles je nesaurais jamais rien. Et je n’osais pas penser à la façon dont elleavait dû les employer. Je trouvai que le mécanicien avait été bienmaladroit, mais ma confiance en lui fut désormais complète. Cars’il eût été le moins du monde de mèche avec Albertine, il ne m’eûtjamais avoué qu’il l’avait laissée libre de onze heures du matin àsix heures du soir. Il n’y aurait eu qu’une autre explication, maisabsurde, de cet aveu du chauffeur. C’est qu’une brouille entre luiet Albertine lui eût donné le désir, en me faisant une petiterévélation, de montrer à mon amie qu’il était homme à parler et quesi, après le premier avertissement tout bénin, elle ne marchait pasdroit selon ce qu’il voulait, il mangerait carrément le morceau.Mais cette explication était absurde&|160;; il fallait d’abordsupposer une brouille inexistante entre Albertine et lui, etensuite donner une nature de maître-chanteur à ce beau mécanicienqui s’était toujours montré si affable et si bon garçon. Dès lesurlendemain, du reste, je vis que, plus que je ne l’avais cru uninstant dans ma soupçonneuse folie, il savait exercer sur Albertineune surveillance discrète et perspicace. Car ayant pu le prendre àpart et lui parler de ce qu’il m’avait dit de Versailles, je luidisais d’un air amical et dégagé&|160;: «&|160;Cette promenade àVersailles dont vous me parliez avant-hier, c’était parfait commecela, vous avez été parfait comme toujours. Mais à titre de petiteindication, sans importance du reste, j’ai une telle responsabilitédepuis que Mme Bontemps a mis sa nièce sous ma garde,j’ai tellement peur des accidents, je me reproche tant de ne pasl’accompagner, que j’aime mieux que ce soit vous, vous tellementsûr, si merveilleusement adroit, à qui il ne peut pas arriverd’accident, qui conduisiez partout Mlle Albertine. Commecela je ne crains rien.&|160;» Le charmant mécanicien apostoliquesourit finement, la main posée sur sa roue en forme de croix deconsécration. Puis il me dit ces paroles qui (chassant lesinquiétudes de mon cœur où elles furent aussitôt remplacées par lajoie) me donnèrent envie de lui sauter au cou&|160;: «&|160;N’ayezcrainte, me dit-il. Il ne peut rien lui arriver car, quand monvolant ne la promène pas, mon œil la suit partout, À Versailles,sans avoir l’air de rien j’ai visité la ville pour ainsi dire avecelle. Des Réservoirs, elle est allée au Château, du Château auxTrianons, toujours moi la suivant sans avoir l’air de la voir, etle plus fort c’est qu’elle ne m’a pas vu. Oh&|160;! elle m’auraitvu, ç’aurait été un petit malheur. C’était si naturel qu’ayanttoute la journée devant moi à rien faire je visite aussi leChâteau. D’autant plus que Mademoiselle n’a certainement pas étésans remarquer que j’ai de la lecture et que je m’intéresse àtoutes les vieilles curiosités (c’était vrai, j’aurais même étésurpris si j’avais su qu’il était ami de Morel, tant il dépassaitle violoniste en finesse et en goût). Mais enfin elle ne m’a pasvu. – Elle a dû rencontrer, du reste, des amies car elle en aplusieurs à Versailles. – Non, elle était toujours seule. – On doitla regarder alors, une jeune fille éclatante et toute seule&|160;!– Sûr qu’on la regarde, mais elle n’en sait quasiment rien&|160;;elle est tout le temps les yeux dans son guide, puis levés sur lestableaux.&|160;» Le récit du chauffeur me sembla d’autant plusexact que c’était, en effet, une «&|160;carte&|160;» représentantle Château et une autre représentant les Trianons qu’Albertinem’avait envoyées le jour de sa promenade. L’attention avec laquellele gentil chauffeur en avait suivi chaque pas me toucha beaucoup.Comment aurais-je supposé que cette rectification – sous formed’ample complément à son dire de l’avant-veille – venait de cequ’entre ces deux jours Albertine, alarmée que le chauffeur m’eûtparlé, s’était soumise, avait fait la paix avec lui. Ce soupçon neme vint même pas. Il est certain que ce récit du mécanicien, enm’ôtant toute crainte qu’Albertine m’eût trompé, me refroidit toutnaturellement à l’égard de mon amie et me rendit moins intéressantela journée qu’elle avait passée à Versailles. Je crois pourtant queles explications du chauffeur, qui, en innocentant Albertine, me larendaient encore plus ennuyeuse, n’auraient peut-être pas suffi àme calmer si vite. Deux petits boutons que, pendant quelques jours,mon amie eut au front réussirent peut-être mieux encore à modifierles sentiments de mon cœur. Enfin ceux-ci se détournèrent encoreplus d’elle (au point de ne me rappeler son existence que quand jela voyais) par la confidence singulière que me fit la femme dechambre de Gilberte, rencontrée par hasard. J’appris que, quandj’allais tous les jours chez Gilberte, elle aimait un jeune hommequ’elle voyait beaucoup plus que moi. J’en avais eu un instant lesoupçon à cette époque, et même j’avais alors interrogé cette mêmefemme de chambre. Mais comme elle savait que j’étais épris deGilberte, elle avait nié, juré que jamais Mlle Swannn’avait vu ce jeune homme. Mais maintenant, sachant que mon amourétait mort depuis si longtemps, que depuis des années j’avaislaissé toutes ses lettres sans réponse – et peut-être aussi parcequ’elle n’était plus au service de la jeune fille – d’elle-mêmeelle me raconta tout au long l’épisode amoureux que je n’avais passu. Cela lui semblait tout naturel. Je crus, me rappelant sesserments d’alors, qu’elle n’avait pas été au courant. Pas du tout,c’est elle-même, sur l’ordre de Mme Swann, qui allaitprévenir le jeune homme dès que celle que j’aimais était seule. Quej’aimais alors… Mais je me demandai si mon amour d’autrefois étaitaussi mort que je le croyais, car ce récit me fut pénible. Comme jene crois pas que la jalousie puisse réveiller un amour mort, jesupposai que ma triste impression était due, en partie du moins, àmon amour-propre blessé, car plusieurs personnes que je n’aimaispas, et qui à cette époque, et même un peu plus tard – cela a bienchangé depuis – affectaient à mon endroit une attitude méprisante,savaient parfaitement, pendant que j’étais amoureux de Gilberte,que j’étais dupe. Et cela me fit même me demander rétrospectivementsi dans mon amour pour Gilberte il n’y avait pas eu une partd’amour-propre, puisque je souffrais tant maintenant de voir quetoutes les heures de tendresse qui m’avaient rendu si heureuxétaient connues pour une véritable tromperie de mon amie à mesdépens, par des gens que je n’aimais pas. En tous cas, amour ouamour-propre, Gilberte était presque morte en moi, mais pasentièrement, et cet ennui acheva de m’empêcher de me soucier outremesure d’Albertine, qui tenait une si étroite partie dans mon cœur.Néanmoins, pour en revenir à elle (après une si longue parenthèse)et à sa promenade à Versailles, les cartes postales de Versailles(peut-on donc avoir ainsi simultanément le cœur pris en écharpe pardeux jalousies entre-croisées se rapportant chacune à une personnedifférente&|160;?) me donnaient une impression un peu désagréablechaque fois qu’en rangeant des papiers mes yeux tombaient surelles. Et je songeais que, si le mécanicien n’avait pas été un sibrave homme, la concordance de son deuxième récit avec les«&|160;cartes&|160;» d’Albertine n’eût pas signifié grand’chose,car qu’est-ce qu’on vous envoie d’abord de Versailles sinon leChâteau et les Trianons, à moins que la carte ne soit choisie parquelque raffiné, amoureux d’une certaine statue, ou par quelqueimbécile élisant comme vue la station du tramway à chevaux ou lagare des Chantiers&|160;? Encore ai-je tort de dire un imbécile, detelles cartes postales n’ayant pas toujours été achetées par l’und’eux au hasard, pour l’intérêt de venir à Versailles. Pendant deuxans les hommes intelligents, les artistes trouvèrent Sienne,Venise, Grenade, une scie, et disaient du moindre omnibus, de tousles wagons&|160;: «&|160;Voilà qui est beau.&|160;» Puis ce goûtpassa comme les autres. Je ne sais même pas si on n’en revint pasau «&|160;sacrilège qu’il y a de détruire les nobles choses dupassé&|160;». En tous cas, un wagon de première classe cessa d’êtreconsidéré a priori comme plus beau que Saint-Marc deVenise. On disait pourtant&|160;: «&|160;C’est là qu’est la vie, leretour en arrière est une chose factice&|160;», mais sans tirer deconclusion nette. À tout hasard, et tout en faisant pleineconfiance au chauffeur, et pour qu’Albertine ne pût pas le plaquersans qu’il osât refuser par crainte de passer pour espion, je ne lalaissai plus sortir qu’avec le renfort d’Andrée, alors que pendantun temps le chauffeur m’avait suffi. Je l’avais même laissée alors(ce que je n’aurais plus osé faire depuis) s’absenter pendant troisjours, seule avec le chauffeur, et aller jusqu’auprès de Balbec,tant elle avait envie de faire de la route sur simple châssis, engrande vitesse. Trois jours où j’avais été bien tranquille, bienque la pluie de cartes qu’elle m’avait envoyée ne me fût parvenue,à cause du détestable fonctionnement de ces postes bretonnes(bonnes l’été, mais sans doute désorganisées l’hiver), que huitjours après le retour d’Albertine et du chauffeur, si vaillantsque, le matin même de leur retour, ils reprirent, comme si de rienn’était, leur promenade quotidienne. J’étais ravi qu’Albertineallât aujourd’hui au Trocadéro, à cette matinée«&|160;extraordinaire&|160;», mais surtout rassuré qu’elle y eûtune compagne, Andrée.

Laissant ces pensées, maintenant qu’Albertine était sortie,j’allai me mettre un instant à la fenêtre. Il y eut d’abord unsilence, où le sifflet du marchand de tripes et la corne du tramwayfirent résonner l’air à des octaves différentes, comme un accordeurde piano aveugle. Puis peu à peu devinrent distincts les motifsentre-croisés auxquels de nouveaux s’ajoutaient. Il y avait aussiun autre sifflet, appel d’un marchand dont je n’ai jamais su cequ’il vendait, sifflet qui, lui, était exactement pareil à celuid’un tramway, et comme il n’était pas emporté par la vitesse oncroyait à un seul tramway, non doué de mouvement, ou en panne,immobilisé, criant à petits intervalles, comme un animal qui meurt.Et il me semblait que, si jamais je devais quitter ce quartieraristocratique – à moins que ce ne fût pour un tout à faitpopulaire – les rues et boulevards du centre (où la fruiterie, lapoissonnerie, etc… stabilisées dans de grandes maisonsd’alimentation, rendraient inutiles les cris des marchands, quin’eussent pas, du reste, réussi à se faire entendre) mesembleraient bien mornes, bien inhabitables, dépouillés, décantésde toutes ces litanies des petits métiers et des ambulantesmangeailles, privés de l’orchestre qui venait me charmer dès lematin. Sur le trottoir une femme peu élégante (ou obéissant à unemode laide) passait, trop claire dans un paletot sac en poil dechèvre&|160;; mais non, ce n’était pas une femme, c’était unchauffeur qui, enveloppé dans sa peau de bique, gagnait à pied songarage. Échappés des grands hôtels, les chasseurs ailés, auxteintes changeantes, filaient vers les gares, au ras de leurbicyclette, pour rejoindre les voyageurs au train du matin. Leronflement d’un violon était dû parfois au passage d’uneautomobile, parfois à ce que je n’avais pas mis assez d’eau dans mabouillotte électrique. Au milieu de la symphonie détonnait un«&|160;air&|160;» démodé&|160;: remplaçant la vendeuse de bonbonsqui accompagnait d’habitude son air avec une crécelle, le marchandde jouets, au mirliton duquel était attaché un pantin qu’il faisaitmouvoir en tous sens, promenait d’autres pantins et, sans souci dela déclamation rituelle de Grégoire le Grand, de la déclamationréformée de Palestrina et de la déclamation lyrique des modernes,entonnait à pleine voix, partisan attardé de la pure mélodie&|160;:«&|160;Allons les papas, allons les mamans, contentez vos petitsenfants&|160;; c’est moi qui les fais, c’est moi qui les vends, etc’est moi qui boulotte l’argent. Tra la la la. Tra la la lalaire,tra la la la la la la. Allons les petits&|160;!&|160;» De petitsItaliens, coiffés d’un béret, n’essayaient pas de lutter avec cetaria vivace, et c’est sans rien dire qu’ils offraient depetites statuettes. Cependant qu’un petit fifre réduisait lemarchand de jouets à s’éloigner et à chanter plus confusément,quoique presto&|160;: «&|160;Allons les papas, allons lesmamans.&|160;» Le petit fifre était-il un de ces dragons quej’entendais le matin à Doncières&|160;? Non, car ce qui suivaitc’étaient ces mots&|160;: «&|160;Voilà le réparateur de faïence etde porcelaine. Je répare le verre, le marbre, le cristal, l’os,l’ivoire et objets d’antiquité. Voilà le réparateur.&|160;» Dansune boucherie, où à gauche était une auréole de soleil, et à droiteun bœuf entier pendu, un garçon boucher, très grand et très mince,aux cheveux blonds, son cou sortant d’un col bleu ciel, mettait unerapidité vertigineuse et une religieuse conscience à mettre d’uncôté les filets de bœuf exquis, de l’autre de la culotte de dernierordre, les plaçait dans d’éblouissantes balances surmontées d’unecroix, d’où retombaient de belles chaînettes, et – bien qu’il nefît ensuite que disposer, pour l’étalage, des rognons, destournedos, des entrecôtes – donnait en réalité beaucoup plusl’impression d’un bel ange qui, au jour du Jugement dernier,préparera pour Dieu, selon leur qualité, la séparation des bons etdes méchants et la pesée des âmes. Et de nouveau le fifre grêle etfin montait dans l’air, annonciateur non plus des destructions queredoutait Françoise chaque fois que défilait un régiment decavalerie, mais de «&|160;réparations&|160;» promises par un«&|160;antiquaire&|160;» naïf ou gouailleur, et qui, en tous casfort éclectique, loin de se spécialiser, avait pour objets de sonart les matières les plus diverses. Les petites porteuses de painse hâtaient d’emfiler dans leur panier les flûtes destinées au«&|160;grand déjeuner&|160;» et, à leurs crochets, les laitièresattachaient vivement les bouteilles de lait. La vue nostalgique quej’avais de ces petites filles, pouvais-je la croire bienexacte&|160;? N’eût-elle pas été autre si j’avais pu garderimmobile quelques instants auprès de moi une de celles que, de lahauteur de ma fenêtre, je ne voyais que dans la boutique ou enfuite&|160;? Pour évaluer la perte que me faisait éprouver laréclusion, c’est-à-dire la richesse que m’offrait la journée, ileût fallu intercepter dans le long déroulement de la frise animéequelque fillette portant son linge ou son lait, la faire passer unmoment, comme une silhouette d’un décor mobile entre les portants,dans le cadre de ma porte, et la retenir sous mes yeux, non sansobtenir sur elle quelque renseignement qui me permît de laretrouver un jour et pareille, cette fiche signalétique que lesornithologues ou les ichtyologues attachent, avant de leur rendrela liberté, sous le ventre des oiseaux ou des poissons dont ilsveulent pouvoir identifier les migrations.

Aussi, dis-je à Françoise que, pour une course que j’avais àfaire, elle voulût m’envoyer, s’il en venait quelqu’une, telle outelle de ces petites qui venaient sans cesse chercher et rapporterle linge, le pain, ou les carafes de lait, et par lesquellessouvent elle faisait faire des commissions. J’étais pareil en celaà Elstir qui, obligé de rester enfermé dans son atelier, certainsjours de printemps où savoir que les bois étaient pleins deviolettes lui donnait une telle fringale d’en regarder, envoyait saconcierge lui en acheter un bouquet&|160;; alors ce n’est pas latable sur laquelle il avait posé le petit modèle végétal, mais toutle tapis des sous-bois où il avait vu autrefois, par milliers, lestiges serpentines, fléchissant sous leur bec bleu, qu’Elstircroyait avoir sous les yeux, comme une zone imaginaire qu’enclavaitdans son atelier la limpide odeur de la fleur évocatrice.

De blanchisseuse, un dimanche, il ne fallait pas penser qu’il envînt. Quant à la porteuse de pain, par une mauvaise chance, elleavait sonné pendant que Françoise n’était pas là, avait laissé sesflûtes dans la corbeille, sur le palier, et s’était sauvée. Lafruitière ne viendrait que bien plus tard. Une fois, j’étais entrécommander un fromage chez le crémier, et au milieu des petitesemployées j’en avais remarqué une, vraie extravagance blonde, hautede taille bien que puérile, et qui, au milieu des autres porteuses,semblait rêver, dans une attitude assez fière. Je ne l’avais vueque de loin, et en passant si vite que je n’aurais pu dire commentelle était, sinon qu’elle avait dû pousser trop vite et que sa têteportait une toison donnant l’impression bien moins desparticularités capillaires que d’une stylisation sculpturale desméandres isolés de névés parallèles. C’est tout ce que j’avaisdistingué, ainsi qu’un nez très dessiné (chose rare chez uneenfant) dans une figure maigre et qui rappelait le bec des petitsdes vautours. D’ailleurs, le groupement autour d’elle de sescamarades n’avait pas été seul à m’empêcher de la bien voir, maisaussi l’incertitude des sentiments que je pouvais, à première vueet ensuite, lui inspirer, qu’ils fussent de fierté farouche, oud’ironie, ou d’un dédain exprimé plus tard à ses amies. Cessuppositions alternatives, que j’avais faites, en une seconde, àson sujet, avaient épaissi autour d’elle l’atmosphère trouble oùelle se dérobait, comme une déesse dans la nue que fait trembler lafoudre. Car l’incertitude morale est une cause plus grande dedifficulté à une exacte perception visuelle que ne serait un défautmatériel de l’œil. En cette trop maigre jeune personne, quifrappait aussi trop l’attention, l’excès de ce qu’un autre eûtpeut-être appelé les charmes était justement ce qui était pour medéplaire, mais avait tout de même eu pour résultat de m’empêchermême d’apercevoir rien, à plus forte raison de me rien rappeler,des autres petites crémières, que le nez arqué de celle-ci, et sonregard – chose si peu agréable – pensif, personnel, ayant l’air dejuger, avaient plongées dans la nuit, à la façon d’un éclair blondqui enténèbre le paysage environnant. Et ainsi, de ma visite pourcommander un fromage chez le crémier, je ne m’étais rappelé (si onpeut dire se rappeler à propos d’un visage si mal regardé qu’onadapte dix fois au néant du visage un nez différent), je ne m’étaisrappelé que la petite qui m’avait déplu. Cela suffit à fairecommencer un amour. Pourtant j’eusse oublié l’extravagance blondeet n’aurais jamais souhaité de la revoir si Françoise ne m’avaitdit que, quoique bien gamine, cette petite était délurée et allaitquitter sa patronne parce que, trop coquette, elle devait del’argent dans le quartier. On a dit que la beauté est une promessede bonheur. Inversement la possibilité du plaisir peut être uncommencement de beauté.

Je me mis à lire la lettre de maman. À travers ses citations deMme de Sévigné&|160;: «&|160;Si mes pensées ne sont pastout à fait noires à Combray, elles sont au moins d’un grisbrun&|160;; je pense à toi à tout moment&|160;; je tesouhaite&|160;; ta santé, tes affaires, ton éloignement, quepenses-tu que tout cela puisse faire entre chien etloup&|160;?&|160;» je sentais que ma mère était ennuyée de voir quele séjour d’Albertine à la maison se prolonger et s’affermir,quoique non encore déclarées à la fiancée mes intentions demariage. Elle ne me le disait pas plus directement parce qu’ellecraignait que je laissasse traîner mes lettres. Encore, si voiléesqu’elles fussent, me reprochait-elle de ne pas l’avertirimmédiatement, après chacune, que je l’avais reçue&|160;: «&|160;Tusais bien que Mme de Sévigné disait&|160;: «&|160;Quandon est loin on ne se moque plus des lettres qui commencentpar&|160;: j’ai reçu la vôtre.&|160;» Sans parler de ce quil’inquiétait le plus, elle se disait fâchée de mes grandesdépenses&|160;: «&|160;À quoi peut passer tout ton argent&|160;? Jesuis déjà assez tourmentée de ce que, comme Charles de Sévigné, tune saches pas ce que tu veux et que tu sois «&|160;deux ou troishommes à la fois&|160;», mais tâche au moins de ne pas être commelui pour la dépense, et que je ne puisse pas dire de toi&|160;:«&|160;il a trouvé le moyen de dépenser sans paraître, de perdresans jouer et de payer sans s’acquitter.&|160;» Je venais de finirle mot de maman quand Françoise revint me dire qu’elle avaitjustement là la petite laitière un peu trop hardie dont ellem’avait parlé. «&|160;Elle pourra très bien porter la lettre deMonsieur, et faire les courses si ce n’est pas trop loin. Monsieurva voir, elle a l’air d’un petit Chaperon rouge.&|160;» Françoisealla la chercher et je l’entendis qui la guidait en luidisant&|160;: «&|160;Hé bien, voyons, tu as peur parce qu’il y a uncouloir, bougre de truffe, je te croyais moins empruntée. Faut-ilque je te mène par la main&|160;?&|160;» Et Françoise, en bonne ethonnête servante qui entendait faire respecter son maître commeelle le respecte elle-même, s’était drapée de cette majesté quianoblit les entremetteuses dans les tableaux de vieux maîtres, où,à côté d’elles, s’effacent, presque dans l’insignifiance, lamaîtresse et l’amant. Mais Elstir, quand il les regardait, n’avaitpas à se préoccuper de ce que faisaient les violettes. L’entrée dela petite laitière m’ôta aussitôt mon calme de contemplateur, je nesongeai plus qu’à rendre vraisemblable la fable de la lettre à luifaire porter, et je me mis à écrire rapidement sans oser laregarder qu’à peine, pour ne pas paraître l’avoir fait entrer pourcela. Elle était parée pour moi de ce charme de l’inconnu qui ne seserait pas ajouté pour moi à une jolie fille trouvée dans cesmaisons où elles vous attendent. Elle n’était ni nue ni déguisée,mais une vraie crémière, une de celles qu’on s’imagine si joliesquand on n’a pas le temps de s’approcher d’elles&|160;; elle étaitun peu de ce qui fait l’éternel désir, l’éternel regret de la vie,dont le double courant est enfin détourné, amené auprès de nous.Double, car s’il s’agit d’inconnu, d’un être deviné devoir êtredivin d’après sa stature, ses proportions, son indifférent regard,son calme hautain, d’autre part on veut cette femme bienspécialisée dans sa profession, nous permettant de nous évader dansce monde qu’un costume particulier nous fait romanesquement croiredifférent. Au reste, si l’on cherche à faire tenir dans une formulela loi de nos curiosités amoureuses, il faudrait la chercher dansle maximum d’écart entre une femme aperçue et une femme approchée,caressée. Si les femmes de ce qu’on appelait autrefois les maisonscloses, si les cocottes elles-mêmes (à condition que nous sachionsqu’elles sont des cocottes) nous attirent si peu, ce n’est pasqu’elles soient moins belles que d’autres, c’est qu’elles sonttoutes prêtes&|160;; que ce qu’on cherche précisément à atteindre,elles nous l’offrent déjà&|160;; c’est qu’elles ne sont pas desconquêtes. L’écart, là, est à son minimum. Une grue nous souritdéjà dans la rue comme elle le fera près de nous. Nous sommes dessculpteurs, nous voulons obtenir d’une femme une statue entièrementdifférente de celle qu’elle nous a présentée. Nous avons vu unejeune fille indifférente, insolente, au bord de la mer&|160;; nousavons vu une vendeuse sérieuse et active à son comptoir, qui nousrépondra sèchement, ne fût-ce que pour ne pas être l’objet desmoqueries de ses copines&|160;; une marchande de fruits qui nousrépond à peine. Hé bien&|160;! nous n’avons de cesse que nouspuissions expérimenter si la fière jeune fille au bord de la mer,si la vendeuse à cheval sur le qu’en-dira-t-on, si la distraitemarchande de fruits ne sont pas susceptibles, à la suite de manègesadroits de notre part, de laisser fléchir leur attitude rectiligne,d’entourer notre cou de leurs bras qui portaient les fruits,d’incliner sur notre bouche, avec un sourire consentant, des yeuxjusque-là glacés ou distraits – ô beauté des yeux sévères – auxheures du travail où l’ouvrière craignait tant la médisance de sescompagnes, des yeux qui fuyaient nos obsédants regards et quimaintenant que nous l’avons vue seule à seul, font plier leursprunelles sous le poids ensoleillé du rire quand nous parlons defaire l’amour. Entre la vendeuse, la blanchisseuse attentive àrepasser, la marchande de fruits, la crémière – et cette mêmefillette qui va devenir notre maîtresse – le maximum d’écart estatteint, tendu encore à ses extrêmes limites, et varié par cesgestes habituels de la profession qui font des bras, pendant ladurée du labeur, quelque chose d’aussi différent que possible commearabesque de ces souples liens qui déjà, chaque soir, s’enlacent ànotre cou tandis que la bouche s’apprête pour le baiser. Aussipassons-nous toute notre vie en inquiètes démarches sans cesserenouvelées auprès des filles sérieuses et que leur métier sembleéloigner de nous. Une fois dans nos bras, elles ne sont plus cequ’elles étaient, cette distance que nous rêvions de franchir estsupprimée. Mais on recommence avec d’autres femmes, on donne à cesentreprises tout son temps, tout son argent, toutes ses forces, oncrève de rage contre le cocher trop lent qui va peut-être nousfaire manquer notre premier rendez-vous, on a la fièvre. Ce premierrendez-vous, on sait pourtant qu’il accomplira l’évanouissementd’une illusion. Il n’importe tant que l’illusion dure&|160;; onveut voir si on peut la changer en réalité, et alors on pense à lablanchisseuse dont on a remarqué la froideur. La curiositéamoureuse est comme celle qu’excitent en nous les noms depays&|160;; toujours déçue, elle renaît et reste toujoursinsatiable.

Hélas&|160;! une fois auprès de moi, la blonde crémière auxmèches striées, dépouillée de tant d’imagination et de désirséveillés en moi, se trouva réduite à elle-même. Le nuage frémissantde mes suppositions ne l’enveloppait plus d’un vertige. Elleprenait un air tout penaud de n’avoir plus (au lieu des dix, desvingt, que je me rappelais tour à tour sans pouvoir fixer monsouvenir) qu’un seul nez, plus rond que je ne l’avais cru, quidonnait une idée de bêtise et avait en tous cas perdu le pouvoir dese multiplier. Ce vol capturé, inerte, anéanti, incapable de rienajouter à sa pauvre évidence, n’avait plus mon imagination pourcollaborer avec lui. Tombé dans le réel immobile, je tâchai derebondir&|160;; les joues, non aperçues de la boutique, me parurentsi jolies que j’en fus intimidé, et pour me donner une contenance,je dis à la petite crémière&|160;: «&|160;Seriez-vous assez bonnepour me passer le Figaro qui est là, il faut que jeregarde le nom de l’endroit où je veux vous envoyer.&|160;»Aussitôt, en prenant le journal, elle découvrit jusqu’au coude lamanche rouge de sa jaquette et me tendit la feuille conservatriced’un geste adroit et gentil qui me plut par sa rapidité familière,son apparence moelleuse et sa couleur écarlate. Pendant quej’ouvrais le Figaro, pour dire quelque chose et sans leverles yeux, je demandai à la petite&|160;: «&|160;Comment s’appellece que vous portez là en tricot rouge, c’est très joli.&|160;» Elleme répondit&|160;: «&|160;C’est mon golf.&|160;» Car, par unedéchéance habituelle à toutes les modes, les vêtements et les motsqui, il y a quelques années, semblaient appartenir au monderelativement élégant des amies d’Albertine, étaient maintenant lelot des ouvrières. «&|160;Ça ne vous gênerait vraiment pas trop,dis-je en faisant semblant de chercher dans le Figaro, queje vous envoie même un peu loin&|160;?&|160;» Dès que j’eus ainsil’air de trouver pénible le service qu’elle me rendrait en faisantune course, aussitôt elle commença à trouver que c’était gênantpour elle. «&|160;C’est que je dois aller tantôt me promener envélo. Dame, nous n’avons que le dimanche. – Mais vous n’avez pasfroid, nu-tête comme cela&|160;? – Ah&|160;! je ne serai pasnu-tête, j’aurai mon polo, et je pourrais m’en passer avec tous mescheveux.&|160;» Je levai les yeux sur les mèches flavescentes etfrisées, et je sentis que leur tourbillon m’emportait, le cœurbattant, dans la lumière et les rafales d’un ouragan de beauté. Jecontinuais à regarder le journal, mais bien que ce ne fût que pourme donner une contenance et me faire gagner du temps, tout en nefaisant que semblant de lire, je comprenais tout de même le sensdes mots qui étaient sous mes yeux, et ceux-ci me frappaient&|160;:«&|160;Au programme de la matinée que nous avons annoncée et quisera donnée cet après-midi dans la salle des fêtes du Trocadéro, ilfaut ajouter le nom de Mlle Léa qui a accepté d’yparaître dans les Fourberies de Nérine. Elle tiendra, bienentendu, le rôle de Nérine où elle est étourdissante de verve etd’ensorceleuse gaîté.&|160;» Ce fut comme si on avait brutalementarraché de mon cœur le pansement sous lequel il avait commencé,depuis mon retour de Balbec, à se cicatriser. Le flux de mesangoisses s’échappa à torrents. Léa c’était la comédienne amie desdeux jeunes filles de Balbec qu’Albertine, sans avoir l’air de lesvoir, avait un après-midi, au Casino, regardées dans la glace. Ilest vrai qu’à Balbec, Albertine, au nom de Léa, avait pris un tonde componction particulier pour me dire, presque choquée qu’on pûtsoupçonner une telle vertu&|160;: «&|160;Oh non, ce n’est pas dutout une femme comme ça, c’est une femme très bien.&|160;»Malheureusement pour moi, quand Albertine émettait une affirmationde ce genre, ce n’était jamais que le premier stade d’affirmationsdifférentes. Peu après la première, venait cette deuxième&|160;:«&|160;Je ne la connais pas.&|160;» En troisième lieu, quandAlbertine m’avait parlé d’une telle personne«&|160;insoupçonnable&|160;» et que (secundo) elle ne connaissaitpas, elle oubliait peu à peu, d’abord avoir dit qu’elle ne laconnaissait pas, et, dans une phrase où elle se«&|160;coupait&|160;» sans le savoir, racontait qu’elle laconnaissait. Ce premier oubli consommé et la nouvelle affirmationayant été émise, un deuxième oubli commençait, celui que lapersonne était insoupçonnable. «&|160;Est-ce qu’une telle,demandais-je, n’a pas de telles mœurs&|160;? – Mais voyons,naturellement, c’est connu comme tout&|160;!&|160;» Aussitôt le tonde componction reprenait pour une affirmation qui était un vagueécho, fort amoindri, de la toute première&|160;: «&|160;Je doisdire qu’avec moi elle a toujours été d’une convenance parfaite.Naturellement, elle savait que je l’aurais remisée et de la bellemanière. Mais enfin cela ne fait rien. Je suis obligée de lui êtrereconnaissante du vrai respect qu’elle m’a toujours témoigné. Onvoit qu’elle savait à qui elle avait affaire.&|160;» On se rappellela vérité parce qu’elle a un nom, des racines anciennes&|160;; maisun mensonge improvisé s’oublie vite. Albertine oubliait ce derniermensonge-là, le quatrième, et, un jour où elle voulait gagner maconfiance par des confidences, elle se laissait aller à me dire dela même personne, au début si comme il faut et qu’elle neconnaissait pas&|160;: «&|160;Elle a eu le béguin pour moi. Troisou quatre fois elle m’a demandé de l’accompagner jusque chez elleet de monter la voir. L’accompagner, je n’y voyais pas de mal,devant tout le monde, en plein jour, en plein air. Mais, arrivée àsa porte, je trouvais toujours un prétexte et je ne suis jamaismontée.&|160;» Quelque temps après, Albertine faisait allusion à labeauté des objets qu’on voyait chez la même dame. D’approximationen approximation on fût sans doute arrivé à lui faire dire lavérité, qui était peut-être moins grave que je n’étais porté à lecroire, car, peut-être, facile avec les femmes, préférait-elle unamant, et, maintenant que j’étais le sien, n’eût-elle pas songé àLéa. En tous cas, pour cette dernière je n’en étais qu’à lapremière affirmation et j’ignorais si Albertine la connaissait.Déjà, en tous cas pour bien des femmes, il m’eût suffi derassembler devant mon amie, en une synthèse, ses affirmationscontradictoires pour la convaincre de ses fautes (fautes qui sontbien plus aisées, comme les lois astronomiques, à dégager par leraisonnement, qu’à observer, qu’à surprendre dans la réalité). Maiselle aurait encore mieux aimé dire qu’elle avait menti quand elleavait émis une de ces affirmations, dont ainsi le retrait feraitécrouler tout mon système, plutôt que de reconnaître que tout cequ’elle avait raconté dès le début n’était qu’un tissu de contesmensongers. Il en est de semblables dans les Mille et uneNuits, et qui nous y charment. Ils nous font souffrir dans unepersonne que nous aimons, et à cause de cela nous permettentd’entrer un peu plus avant dans la connaissance de la naturehumaine au lieu de nous contenter de nous jouer à sa surface. Lechagrin pénètre en nous et nous force par la curiosité douloureuseà pénétrer. D’où des vérités que nous ne nous sentons pas le droitde cacher, si bien qu’un athée moribond qui les a découvertes,assuré du néant, insoucieux de la gloire, use pourtant sesdernières heures à tâcher de les faire connaître.

Sans doute je n’en étais qu’à la première de ces affirmationspour Léa. J’ignorais même si Albertine la connaissait ou non.N’importe, cela revenait au même. Il fallait à tout prix éviterqu’au Trocadéro elle pût retrouver cette connaissance, ou faire laconnaissance de cette inconnue. Je dis que je ne savais si elleconnaissait Léa ou non&|160;; j’avais dû pourtant l’apprendre àBalbec, d’Albertine elle-même. Car l’oubli anéantissait aussi bienchez moi que chez Albertine une grande part des choses qu’ellem’avait affirmées. La mémoire, au lieu d’un exemplaire en double,toujours présent à nos yeux, des divers faits de notre vie, estplutôt un néant d’où par instant une similitude actuelle nouspermet de tirer, ressuscités, des souvenirs morts&|160;; maisencore il y a mille petits faits qui ne sont pas tombés dans cettevirtualité de la mémoire, et qui resteront à jamais incontrôlablespour nous. Tout ce que nous ignorons se rapporter à la vie réellede la personne que nous aimons, nous n’y faisons aucune attention,nous oublions aussitôt ce qu’elle nous a dit à propos de tel faitou de telles gens que nous ne connaissons pas, et l’air qu’elleavait en nous le disant. Aussi, quand ensuite notre jalousie estexcitée par ces mêmes gens, pour savoir si elle ne se trompe pas,si c’est bien à eux qu’elle doit rapporter telle hâte que notremaîtresse a de sortir, tel mécontentement que nous l’en ayonsprivée en rentrant trop tôt, notre jalousie, fouillant le passépour en tirer des indications, n’y trouve rien&|160;; toujoursrétrospective, elle est comme un historien qui aurait à faire unehistoire pour laquelle il n’est aucun document&|160;; toujours enretard, elle se précipite comme un taureau furieux là où ne setrouve pas l’être fier et brillant qui l’irrite de ses piqûres etdont la foule cruelle admire la magnificence et la ruse. Lajalousie se débat dans le vide, incertaine comme nous le sommesdans ces rêves où nous souffrons de ne pas trouver dans sa maisonvide une personne que nous avons bien connue dans la vie, mais quipeut-être en est ici une autre et a seulement emprunté les traitsd’un autre personnage, incertaine comme nous le sommes plus encoreaprès le réveil quand nous cherchons à identifier tel ou tel détailde notre rêve. Quel air avait notre amie en nous disant cela&|160;;n’avait-elle pas l’air heureux, ne sifflait-elle même pas, cequ’elle ne fait que quand elle a quelque pensée amoureuse&|160;? Autemps de l’amour, pour peu que notre présence l’importune etl’irrite, ne nous a-t-elle pas dit une chose qui se trouve encontradiction avec ce qu’elle nous affirme maintenant, qu’elleconnaît ou ne connaît pas telle personne&|160;? Nous ne le savonspas, nous ne le saurons jamais&|160;; nous nous acharnons àchercher les débris inconsistants d’un rêve, et pendant ce tempsnotre vie avec notre maîtresse continue, notre vie distraite devantce que nous ignorons être important pour nous, attentive à ce quine l’est peut-être pas, encauchemardée par des êtres qui sont sansrapports réels avec nous, pleine d’oublis, de lacunes, d’anxiétésvaines, notre vie pareille à un songe.

Je m’aperçus que la petite laitière était toujours là. Je luidis que décidément ce serait bien loin, que je n’avais pas besoind’elle. Aussitôt elle trouva aussi que ce serait trop gênant&|160;:«&|160;Il y a un beau match tantôt, je ne voudrais pas lemanquer.&|160;» Je sentis qu’elle devait déjà aimer les sports etque dans quelques années elle dirait&|160;: vivre sa vie. Je luidis que décidément je n’avais pas besoin d’elle et je lui donnaicinq francs. Aussitôt, s’y attendant si peu, et se disant que, sielle avait cinq francs pour ne rien faire, elle aurait beaucouppour ma course, elle commença à trouver que son match n’avait pasd’importance. «&|160;J’aurais bien fait votre course. On peuttoujours s’arranger.&|160;» Mais je la poussai vers la porte,j’avais besoin d’être seul, il fallait à tout prix empêcherqu’Albertine pût retrouver au Trocadéro les amies de Léa. Il lefallait, il fallait y réussir&|160;; à vrai dire je ne savais pasencore comment, et pendant ces premiers instants j’ouvrais mesmains, les regardais, faisais craquer les jointures de mes doigts,soit que l’esprit qui ne peut trouver ce qu’il cherche, pris deparesse, s’accorde de faire halte pendant un instant, où les chosesles plus indifférentes lui apparaissent distinctement, comme cespointes d’herbe des talus qu’on voit du wagon trembler au vent,quand le train s’arrête en rase campagne – immobilité qui n’est pastoujours plus féconde que celle de la bête capturée qui, paralyséepar la peur ou fascinée, regarde sans bouger – soit que je tinssetout préparé mon corps – avec mon intelligence au dedans et encelle-ci les moyens d’action sur telle ou telle personne – commen’étant plus qu’une arme d’où partirait le coup qui sépareraitAlbertine de Léa et de ses deux amies. Certes, le matin, quandFrançoise était venue me dire qu’Albertine irait au Trocadéro, jem’étais dit&|160;: «&|160;Albertine peut bien faire ce qu’elleveut&|160;», et j’avais cru que jusqu’au soir, par ce tempsradieux, ses actions resteraient pour moi sans importanceperceptible&|160;; mais ce n’était pas seulement le soleil matinal,comme je l’avais pensé, qui m’avait rendu si insouciant&|160;;c’était parce que, ayant obligé Albertine à renoncer aux projetsqu’elle pouvait peut-être amorcer ou même réaliser chez lesVerdurin, et l’ayant réduite à aller à une matinée que j’avaischoisie moi-même et en vue de laquelle elle n’avait pu rienpréparer, je savais que ce qu’elle ferait serait forcémentinnocent. De même, si Albertine avait dit quelques instants plustard&|160;: «&|160;Si je me tue, cela m’est bien égal&|160;»,c’était parce qu’elle était persuadée qu’elle ne se tuerait pas.Devant moi, devant Albertine, il y avait en ce matin (bien plus quel’ensoleillement du jour) ce milieu que nous ne voyons pas, maispar l’intermédiaire translucide et changeant duquel nous voyions,moi ses actions, elle l’importance de sa propre vie, c’est-à-direces croyances que nous ne percevons pas, mais qui ne sont pas plusassimilables à un pur vide que n’est l’air qui nous entoure&|160;;composant autour de nous une atmosphère variable, parfoisexcellente, souvent irrespirable, elles mériteraient d’êtrerelevées et notées avec autant de soin que la température, lapression barométrique, la saison, car nos jours ont leuroriginalité, physique et morale. La croyance, non remarquée cematin par moi et dont pourtant j’avais été joyeusement enveloppéjusqu’au moment où j’avais rouvert le Figaro, qu’Albertinene ferait rien que d’inoffensif, cette croyance venait dedisparaître. Je ne vivais plus dans la belle journée, mais dans unejournée créée au sein de la première par l’inquiétude qu’Albertinerenouât avec Léa, et plus facilement encore avec les deux jeunesfilles, si elles allaient, comme cela me semblait probable,applaudir l’actrice au Trocadéro, où il ne leur serait pasdifficile, dans un entr’acte, de retrouver Albertine. Je nesongeais plus à Mlle Vinteuil&|160;; le nom de Léam’avait fait revoir, pour en être jaloux, l’image d’Albertine auCasino près des deux jeunes filles. Car je ne possédais dans mamémoire que des séries d’Albertine séparées les unes des autres,incomplètes, des profils, des instantanés&|160;; aussi ma jalousiese confinait-elle à une expression discontinue, à la fois fugitiveet fixée, et aux êtres qui l’avaient amenée sur la figured’Albertine. Je me rappelais celle-ci quand, à Balbec, elle étaittrop regardée par les deux jeunes filles ou par des femmes de cegenre&|160;; je me rappelais la souffrance que j’éprouvais à voirparcourir, par des regards actifs comme ceux d’un peintre qui veutprendre un croquis, le visage entièrement recouvert par eux et qui,à cause de ma présence sans doute, subissait ce contact sans avoirl’air de s’en apercevoir, avec une passivité peut-êtreclandestinement voluptueuse. Et avant qu’elle se ressaisît et meparlât, il y avait une seconde pendant laquelle Albertine nebougeait pas, souriait dans le vide, avec le même air de naturelfeint et de plaisir dissimulé que si on avait été en train de fairesa photographie&|160;; ou même pour choisir devant l’objectif unepose plus fringante – celle même qu’elle avait prise à Doncièresquand nous nous promenions avec Saint-Loup&|160;: riant et passantsa langue sur ses lèvres, elle faisait semblant d’agacer un chien.Certes, à ces moments, elle n’était nullement la même que quandc’était elle qui était intéressée par des fillettes qui passaient.Dans ce dernier cas, au contraire, son regard étroit et velouté sefixait, se collait sur la passante, si adhérent, si corrosif, qu’ilsemblait qu’en se retirant il aurait dû emporter la peau. Mais ence moment ce regard-là, qui du moins lui donnait quelque chose desérieux, jusqu’à la faire paraître souffrante, m’avait semblé douxauprès du regard atone et heureux qu’elle avait près des deuxjeunes filles, et j’aurais préféré la sombre expression du désir,qu’elle ressentait peut-être quelquefois, à la riante expressioncausée par le désir qu’elle inspirait. Elle avait beau essayer devoiler la conscience qu’elle en avait, celle-ci la baignait,l’enveloppait, vaporeuse, voluptueuse, faisait paraître sa figuretoute rose. Mais tout ce qu’Albertine tenait à ces moments-là ensuspens en elle, qui irradiait autour d’elle et me faisait tantsouffrir, qui sait si, hors de ma présence, elle continuerait à letaire, si aux avances des deux jeunes filles, maintenant que jen’étais pas là, elle ne répondrait pas audacieusement. Certes, cessouvenirs me causaient une grande douleur, ils étaient comme unaveu total des goûts d’Albertine, une confession générale de soninfidélité contre quoi ne pouvaient prévaloir les sermentsparticuliers qu’elle me faisait, auxquels je voulais croire, lesrésultats négatifs de mes incomplètes enquêtes, les assurances,peut-être faites de connivence avec elle, d’Andrée. Albertinepouvait me nier ses trahisons particulières&|160;; par des mots quilui échappaient, plus forts que les déclarations contraires, parces regards seuls, elle avait fait l’aveu de ce qu’elle eût voulucacher, bien plus que de faits particuliers, de ce qu’elle se fûtfait tuer plutôt que de reconnaître&|160;: de son penchant. Caraucun être ne veut livrer son âme. Malgré la douleur que cessouvenirs me causaient, aurais-je pu nier que c’était le programmede la matinée du Trocadéro qui avait réveillé mon besoind’Albertine&|160;? Elle était de ces femmes à qui leurs fautespourraient au besoin tenir lieu de charme, et autant que leursfautes, leur bonté qui y succède et ramène en nous cette douceurqu’avec elles, comme un malade qui n’est jamais bien portant deuxjours de suite, nous sommes sans cesse obligés de reconquérir.D’ailleurs, plus même que leurs fautes pendant que nous les aimons,il y a leurs fautes avant que nous les connaissions, et la premièrede toutes&|160;: leur nature. Ce qui rend douloureuses de tellesamours, en effet, c’est qu’il leur préexiste une espèce de péchéoriginel de la femme, un péché qui nous les fait aimer, de sorteque, quand nous l’oublions, nous avons moins besoin d’elle et que,pour recommencer à aimer, il faut recommencer à souffrir. En cemoment, qu’elle ne retrouvât pas les deux jeunes files et savoir sielle connaissait Léa ou non était ce qui me préoccupait le plus, endépit de ce qu’on ne devrait pas s’intéresser aux faitsparticuliers autrement qu’à cause de leur signification générale,et malgré la puérilité qu’il y a, aussi grande que celle du voyageou du désir de connaître des femmes, de fragmenter sa curiosité surce qui, du torrent invisible des réalités cruelles qui nousresteront toujours inconnues, a fortuitement cristallisé dans notreesprit. D’ailleurs, arriverions-nous à détruire cettecristallisation qu’elle serait remplacée par une autre aussitôt.Hier je craignais qu’Albertine n’allât chez MmeVerdurin. Maintenant je n’étais plus préoccupé que de Léa. Lajalousie, qui a un bandeau sur les yeux, n’est pas seulementimpuissante à rien découvrir dans les ténèbres qui l’enveloppent,elle est encore un de ces supplices où la tâche est à recommencersans cesse, comme celle des Danaïdes, comme celle d’Ixion. Même sises amies n’étaient pas là, quelle impression pouvait faire surelle Léa embellie par le travestissement, glorifiée par lesuccès&|160;? quelles rêveries laisserait-elle à Albertine&|160;?quels désirs qui, même refrénés, lui donneraient le dégoût d’unevie chez moi où elle ne pouvait les assouvir&|160;?

D’ailleurs, qui sait si elle ne connaissait pas Léa et n’iraitpas la voir dans sa loge&|160;? et même, si Léa ne la connaissaitpas, qui m’assurait que, l’ayant en tous cas aperçue à Balbec, ellene la reconnaîtrait pas et ne lui ferait pas de la scène un signequi autoriserait Albertine à se faire ouvrir la porte descoulisses&|160;? Un danger semble très évitable quand il estconjuré. Celui-ci ne l’était pas encore, j’avais peur qu’il ne pûtpas l’être, et il me semblait d’autant plus terrible. Et pourtant,cet amour pour Albertine, que je sentais presque s’évanouir quandj’essayais de le réaliser, la violence de ma douleur en ce momentsemblait en quelque sorte m’en donner la preuve. Je n’avais plussouci de rien d’autre, je ne pensais qu’aux moyens de l’empêcher derester au Trocadéro, j’aurais offert n’importe quelle somme à Léapour qu’elle n’y allât pas. Si donc on prouve sa préférence parl’action qu’on accomplit plus que par l’idée qu’on forme, j’auraisaimé Albertine. Mais cette reprise de ma souffrance ne donnait pasplus de consistance en moi à l’image d’Albertine. Elle causait mesmaux comme une divinité qui reste invisible. Faisant milleconjectures, je cherchais à parer à ma souffrance sans réaliserpour cela mon amour. D’abord il fallait être certain que Léa allâtvraiment au Trocadéro. Après avoir congédié la laitière, jetéléphonai à Bloch, lié lui aussi avec Léa, pour le lui demander.Il n’en savait rien et parut étonné que cela pût m’intéresser. Jepensai qu’il me fallait aller vite, que Françoise était touthabillée et moi pas, et, pendant que moi-même je me levais, je luifis prendre une automobile&|160;; elle devait aller au Trocadéro,prendre un billet, chercher Albertine partout dans la salle, et luiremettre un mot de moi. Dans ce mot, je lui disais que j’étaisbouleversé par une lettre reçue à l’instant de la même dame à causede qui elle savait que j’avais été si malheureux une nuit à Balbec.Je lui rappelais que le lendemain elle m’avait reproché de ne pasl’avoir fait appeler. Aussi je me permettais, lui disais-je, de luidemander de me sacrifier sa matinée et de venir me chercher pouraller prendre un peu l’air ensemble afin de tâcher de me remettre.Mais comme j’en avais pour assez longtemps avant d’être habillé etprêt, elle me ferait plaisir de profiter de la présence deFrançoise pour aller acheter aux Trois-Quartiers (ce magasin, étantplus petit, m’inquiétait moins que le Bon Marché) la guimpe detulle blanc dont elle avait besoin. Mon mot n’était probablementpas inutile. À vrai dire, je ne savais rien qu’eût fait Albertine,depuis que je la connaissais, ni même avant. Mais dans saconversation (Albertine aurait pu, si je lui en eusse parlé, direque j’avais mal entendu), il y avait certaines contradictions,certaines retouches qui me semblaient aussi décisives qu’unflagrant délit, mais moins utilisables contre Albertine qui,souvent, prise en fraude comme un enfant, grâce à de brusquesredressements stratégiques, avait chaque fois rendu vaines mescruelles attaques et rétabli la situation. Cruelles surtout pourmoi. Elle usait, non par raffinement de style, mais pour réparerses imprudences, de ces brusques sautes de syntaxe ressemblant unpeu à ce que les grammairiens appellent anacoluthe ou je ne saiscomment. S’étant laissée aller, en parlant femmes, à dire&|160;:«&|160;Je me rappelle que dernièrement je&|160;», brusquement,après un «&|160;quart de soupir&|160;», «&|160;je&|160;» devenait«&|160;elle&|160;», c’était une chose qu’elle avait aperçue enpromeneuse innocente, et nullement accomplie. Ce n’était pas ellequi était le sujet de l’action. J’aurais voulu me rappelerexactement le commencement de la phrase pour conclure moi-même,puisqu’elle lâchait pied, à ce qu’en eût été la fin. Mais commej’avais attendu cette fin, je me rappelais mal le commencement, quepeut-être mon air d’intérêt lui avait fait dévier, et je restaisanxieux de sa pensée vraie, de son souvenir véridique. Il en estmalheureusement des commencements d’un mensonge de notre maîtressecomme des commencements de notre propre amour, ou d’une vocation.Ils se forment, se conglomèrent, ils passent, inaperçus de notrepropre attention. Quand on veut se rappeler de quelle façon on acommencé d’aimer une femme, on aime déjà&|160;; les rêveriesd’avant, on ne se disait pas&|160;: c’est le prélude d’un amour,faisons attention&|160;; et elles avançaient par surprise, à peineremarquées de nous. De même, sauf des cas relativement assez rares,ce n’est guère que pour la commodité du récit que j’ai souventopposé ici un dire mensonger d’Albertine à son assertion premièresur le même sujet. Cette assertion première, souvent, ne lisant pasdans l’avenir et ne devinant pas quelle affirmation contradictoirelui ferait pendant, elle s’était glissée inaperçue, entendue certesde mes oreilles, mais sans que je l’isolasse de la continuité desparoles d’Albertine. Plus tard, devant le mensonge parlant, ou prisd’un doute anxieux, j’aurais voulu me rappeler&|160;; c’était envain&|160;; ma mémoire n’avait pas été prévenue à temps&|160;; elleavait cru inutile de garder copie.

Je recommandai à Françoise, quand elle aurait fait sortirAlbertine de la salle, de m’en avertir par téléphone et de laramener, contente ou non. «&|160;Il ne manquerait plus que celaqu’elle ne soit pas contente de venir voir Monsieur, réponditFrançoise. – Mais je ne sais pas si elle aime tant que cela mevoir. – Il faudrait qu’elle soit bien ingrate&|160;», repritFrançoise, en qui Albertine renouvelait, après tant d’années, lemême supplice d’envie que lui avait causé jadis Eulalie auprès dema tante. Ignorant que la situation d’Albertine auprès de moin’avait pas été cherchée par elle mais voulue par moi (ce que, paramour-propre et pour faire enrager Françoise, j’aimais autant luicacher), elle admirait et exécrait son habileté, l’appelait, quandelle parlait d’elle aux autres domestiques, une«&|160;comédienne&|160;», une «&|160;enjôleuse&|160;» qui faisaitde moi ce qu’elle voulait. Elle n’osait pas encore entrer en guerrecontre elle, lui faisait bon visage, et se faisait mérite auprès demoi des services qu’elle me rendait dans ses relations avec moi,pensant qu’il était inutile de me rien dire et qu’elle n’arriveraità rien, mais à l’affût d’une occasion&|160;; si jamais elledécouvrait dans la situation d’Albertine une fissure, elle sepromettait bien de l’élargir et de nous séparer complètement.«&|160;Bien ingrate&|160;? Mais non, Françoise, c’est moi qui metrouve ingrat, vous ne savez pas comme elle est bonne pour moi. (Ilm’était si doux d’avoir l’air d’être aimé&|160;!) Partez vite. – Jevais me cavaler et presto.&|160;» L’influence de sa fillecommençait à altérer un peu le vocabulaire de Françoise. Ainsiperdent leur pureté toutes les langues par l’adjonction de termesnouveaux. Cette décadence du parler de Françoise, que j’avais connuà ses belles époques, j’en étais, du reste, indirectementresponsable. La fille de Françoise n’aurait pas fait dégénérerjusqu’au plus bas jargon le langage classique de sa mère, si elles’était contentée de parler patois avec elle. Elle ne s’en étaitjamais privée, et quand elles étaient toutes deux auprès de moi, sielles avaient des choses secrètes à se dire, au lieu d’allers’enfermer dans la cuisine elles se faisaient, en plein milieu dema chambre, une protection plus infranchissable que la porte lamieux fermée, en parlant patois. Je supposais seulement que la mèreet la fille ne vivaient pas toujours en très bonne intelligence, sij’en jugeais par la fréquence avec laquelle revenait le seul motque je pusse distinguer&|160;: m’esasperate (à moins que l’objet decette exaspération ne fût moi). Malheureusement la langue la plusinconnue finit par s’apprendre quand on l’entend toujours parler.Je regrettai que ce fût le patois, car j’arrivais à le savoir etn’aurais pas moins bien appris si Françoise avait eu l’habitude des’exprimer en persan. Françoise, quand elle s’aperçut de mesprogrès, eut beau accélérer son débit, et sa fille pareillement,rien n’y fit. La mère fut désolée que je comprisse le patois, puiscontente de me l’entendre parler. À vrai dire, ce contentement,c’était de la moquerie, car bien que j’eusse fini par le prononcerà peu près comme elle, elle trouvait entre nos deux prononciationsdes abîmes qui la ravissaient et se mit à regretter de ne plus voirdes gens de son pays auxquels elle n’avait jamais pensé depuis biendes années et qui, paraît-il, se seraient tordus d’un rire qu’elleeût voulu entendre, en m’écoutant parler si mal le patois. Cetteseule idée la remplissait de gaîté et de regret, et elle énuméraittel ou tel paysan qui en aurait eu des larmes de rire. En tous cas,aucune joie ne mélangea la tristesse que, même le prononçant mal,je le comprisse bien. Les clefs deviennent inutiles quand celuiqu’on veut empêcher d’entrer peut se servir d’un passe-partout oud’une pince-monseigneur. Le patois devenant une défense sansvaleur, elle se mit à parler avec sa fille un français qui devintbien vite celui des plus basses époques.

J’étais prêt, Françoise n’avait pas encore téléphoné&|160;;fallait-il partir sans attendre&|160;? Mais qui sait si elletrouverait Albertine&|160;? si celle-ci ne serait pas dans lescoulisses&|160;? si même, rencontrée par Françoise, elle selaisserait ramener&|160;? Une demi-heure plus tard le tintement dutéléphone retentit et dans mon cœur battaient tumultueusementl’espérance et la crainte. C’étaient, sur l’ordre d’un employé detéléphone, un escadron volant de sons qui avec une vitesseinstantanée m’apportaient les paroles du téléphoniste, non cellesde Françoise qu’une timidité et une mélancolie ancestrales,appliquées à un objet inconnu de ses pères, empêchaient des’approcher d’un récepteur, quitte à visiter des contagieux. Elleavait trouvé au promenoir Albertine seule, qui, étant alléeseulement prévenir Andrée qu’elle ne restait pas, avait rejointaussitôt Françoise. «&|160;Elle n’était pas fâchée&|160;? Ah&|160;!pardon&|160;! Demandez à cette dame si cette demoiselle n’était pasfâchée&|160;?… – Cette dame me dit de vous dire que non pas dutout, que c’était tout le contraire&|160;; en tous cas, si ellen’était pas contente ça ne se connaissait pas. Elles partentmaintenant aux Trois-Quartiers et seront rentrées à deuxheures.&|160;» Je compris que deux heures signifiait trois heures,car il était plus de deux heures. Mais c’était chez Françoise un deces défauts particuliers, permanents, inguérissables, que nousappelons maladies, de ne pouvoir jamais regarder ni dire l’heureexactement. Je n’ai jamais pu comprendre ce qui se passait dans satête. Quand Françoise, ayant regardé sa montre, s’il était deuxheures disait&|160;: il est une heure, ou il est trois heures, jen’ai jamais pu comprendre si le phénomène qui avait lieu alorsavait pour siège la vue de Françoise, ou sa pensée, ou sonlangage&|160;; ce qui est certain, c’est que ce phénomène avaittoujours lieu. L’humanité est très vieille. L’hérédité, lescroisements ont donné une force immuable à de mauvaises habitudes,à des réflexes vicieux. Une personne éternue et râle parce qu’ellepasse près d’un rosier&|160;; une autre a une éruption à l’odeur dela peinture fraîche&|160;; beaucoup des coliques s’il faut partiren voyage, et des petits-fils de voleurs, qui sont millionnaires etgénéreux, ne peuvent résister à vous voler cinquante francs. Quantà savoir en quoi consistait l’impossibilité où était Françoise dedire l’heure exactement, ce n’est pas elle qui m’a jamais fourniaucune lumière à cet égard. Car, malgré la colère où ces réponsesinexactes me mettaient d’habitude, Françoise ne cherchait ni às’excuser de son erreur, ni à l’expliquer. Elle restait muette,avait l’air de ne pas m’entendre, ce qui achevait de m’exaspérer.J’aurais voulu entendre une parole de justification, ne fût-ce quepour la battre en brèche&|160;; mais rien, un silence indifférent.En tous cas, pour ce qui était d’aujourd’hui il n’y avait pas dedoute, Albertine allait rentrer avec Françoise à trois heures,Albertine ne verrait ni Léa ni ses amies. Alors ce danger qu’ellerenouât des relations avec elles étant conjuré, il perdit aussitôtà mes yeux de son importance et je m’étonnai, en voyant avec quellefacilité il l’avait été, d’avoir cru que je ne réussirais pas à cequ’il le fût. J’éprouvai un vif mouvement de reconnaissance pourAlbertine qui, je le voyais, n’était pas allée au Trocadéro pourles amies de Léa, et qui me montrait, en quittant la matinée et enrentrant sur un signe de moi, qu’elle m’appartenait plus que je neme le figurais. Il fut plus grand encore quand un cycliste me portaun mot d’elle pour que je prisse patience, et où il y avait de cesgentilles expressions qui lui étaient familières&|160;: «&|160;Monchéri et cher Marcel, j’arrive moins vite que ce cycliste dont jevoudrais bien prendre la bécane pour être plus tôt près de vous.Comment pouvez-vous croire que je puisse être fâchée et que quelquechose puisse m’amuser autant que d’être avec vous&|160;! ce seragentil de sortir tous les deux, ce serait encore plus gentil de nejamais sortir que tous les deux. Quelles idées vous faites-vousdonc&|160;? Quel Marcel&|160;! Quel Marcel&|160;! Toute à vous, tonAlbertine.&|160;»

Les robes même que je lui achetais, le yacht dont je lui avaisparlé, les peignoirs de Fortuny, tout cela ayant dans cetteobéissance d’Albertine, non pas sa compensation, mais soncomplément, m’apparaissait comme autant de privilèges quej’exerçais&|160;; car les devoirs et les charges d’un maître fontpartie de sa domination, et le définissent, le prouvent tout autantque ses droits. Et ces droits qu’elle me reconnaissait donnaientprécisément à mes charges leur véritable caractère&|160;: j’avaisune femme à moi qui, au premier mot que je lui envoyais àl’improviste, me faisait téléphoner avec déférence qu’ellerevenait, qu’elle se laissait ramener, aussitôt. J’étais plusmaître que je n’avais cru. Plus maître, c’est-à-dire plus esclave.Je n’avais plus aucune impatience de voir Albertine. La certitudequ’elle était en train de faire une course avec Françoise, ouqu’elle reviendrait avec celle-ci à un moment prochain et quej’eusse volontiers prorogé, éclairait comme un astre radieux etpaisible un temps que j’eusse eu maintenant bien plus de plaisir àpasser seul. Mon amour pour Albertine m’avait fait lever et mepréparer pour sortir, mais il m’empêcherait de jouir de ma sortie.Je pensais que par ce dimanche-là, des petites ouvrières, desmidinettes, des cocottes, devaient se promener au Bois. Et avec cesmots de midinettes, de petites ouvrières (comme cela m’étaitsouvent arrivé avec un nom propre, un nom de jeune fille lu dans lecompte rendu d’un bal), avec l’image d’un corsage blanc, d’une jupecourte, parce que derrière cela je mettais une personne inconnue etqui pourrait m’aimer, je fabriquais tout seul des femmesdésirables, et je me disais&|160;: «&|160;Comme elles doivent êtrebien&|160;!&|160;» Mais à quoi me servirait-il qu’elles le fussentpuisque je ne sortirais pas seul&|160;? Profitant de ce que j’étaisencore seul, et fermant à demi les rideaux pour que le soleil nem’empêchât pas de lire les notes, je m’assis au piano et ouvris auhasard la sonate de Vinteuil qui y était posée, et je me mis àjouer&|160;; parce que l’arrivée d’Albertine étant encore un peuéloignée, mais en revanche tout à fait certaine, j’avais à la foisdu temps et de la tranquillité d’esprit. Baigné dans l’attentepleine de sécurité de son retour avec Françoise et la confiance ensa docilité comme dans la béatitude d’une lumière intérieure aussiréchauffante que celle du dehors, je pouvais disposer de ma pensée,la détacher un moment d’Albertine, l’appliquer à la sonate. Même encelle-ci, je ne m’attachai pas à remarquer combien la combinaisondu motif voluptueux et du motif anxieux répondait davantagemaintenant à mon amour pour Albertine, duquel la jalousie avait étési longtemps absente que j’avais pu confesser à Swann mon ignorancede ce sentiment. Non, prenant la sonate à un autre point de vue, laregardant en soi-même comme l’œuvre d’un grand artiste, j’étaisramené par le flot sonore vers les jours de Combray – je ne veuxpas dire de Montjouvain et du côté de Méséglise, mais despromenades du côté de Guermantes – où j’avais moi-même désiréd’être un artiste. En abandonnant, en fait, cette ambition,avais-je renoncé à quelque chose de réel&|160;? La vie pouvait-elleme consoler de l’art&|160;? y avait-il dans l’art une réalité plusprofonde où notre personnalité véritable trouve une expression quene lui donnent pas les actions de la vie&|160;? Chaque grandartiste semble, en effet, si différent des autres, et nous donnetant cette sensation de l’individualité que nous cherchons en vaindans l’existence quotidienne. Au moment où je pensais cela, unemesure de la sonate me frappa, mesure que je connaissais bienpourtant, mais parfois l’attention éclaire différemment des chosesconnues pourtant depuis longtemps et où nous remarquons ce que nousn’avions jamais vu. En jouant cette mesure, et bien que Vinteuilfût là en train d’exprimer un rêve qui fût resté tout à faitétranger à Wagner, je ne pus m’empêcher de murmurer&|160;:«&|160;Tristan&|160;», avec le sourire qu’a l’ami d’une familleretrouvant quelque chose de l’aïeul dans une intonation, un gestedu petit-fils qui ne l’a pas connu. Et comme on regarde alors unephotographie qui permet de préciser la ressemblance, par-dessus lasonate de Vinteuil, j’installai sur le pupitre la partition deTristan, dont on donnait justement cet après-midi-là desfragments au concert Lamoureux. Je n’avais, à admirer le maître deBayreuth, aucun des scrupules de ceux à qui, comme à Nietzsche, ledevoir dicte de fuir, dans l’art comme dans la vie, la beauté quiles tente, et qui s’arrachent à Tristan comme ils renientParsifal et, par ascétisme spirituel, de mortification enmortification parviennent, en suivant le plus sanglant des cheminsde croix, à s’élever jusqu’à la pure connaissance et à l’adorationparfaite du Postillon de Longjumeau. Je me rendais comptede tout ce qu’a de réel l’œuvre de Wagner, en revoyant ces thèmesinsistants et fugaces qui visitent un acte, ne s’éloignent que pourrevenir, et, parfois lointains, assoupis, presque détachés, sont, àd’autres moments, tout en restant vagues, si pressants et siproches, si internes, si organiques, si viscéraux qu’on dirait lareprise moins d’un motif que d’une névralgie.

La musique, bien différente en cela de la société d’Albertine,m’aidait à descendre en moi-même, à y découvrir du nouveau&|160;:la variété que j’avais en vain cherchée dans la vie, dans levoyage, dont pourtant la nostalgie m’était donnée par ce flotsonore qui faisait mourir à côté de moi ses vagues ensoleillées.Diversité double. Comme le spectre extériorise pour nous lacomposition de la lumière, l’harmonie d’un Wagner, la couleur d’unElstir nous permettent de connaître cette essence qualitative dessensations d’un autre où l’amour pour un autre être ne nous faitpas pénétrer. Puis diversité au sein de l’œuvre même, par le seulmoyen qu’il y a d’être effectivement divers&|160;: réunir diversesindividualités. Là où un petit musicien prétendrait qu’il peint unécuyer, un chevalier, alors qu’il leur ferait chanter la mêmemusique, au contraire, sous chaque dénomination, Wagner met uneréalité différente, et chaque fois que paraît un écuyer, c’est unefigure particulière, à la fois compliquée et simpliste, qui, avecun entrechoc de lignes joyeux et féodal, s’inscrit dans l’immensitésonore. D’où la plénitude d’une musique que remplissent en effettant de musiques dont chacune est un être. Un être ou l’impressionque nous donne un aspect momentané de la nature. Même ce qui est leplus indépendant du sentiment qu’elle nous fait éprouver garde saréalité extérieure et entièrement définie&|160;; le chant d’unoiseau, la sonnerie du cor d’un chasseur, l’air que joue un pâtresur son chalumeau, découpent à l’horizon leur silhouette sonore.Certes, Wagner allait la rapprocher, s’en saisir, la faire entrerdans un orchestre, l’asservir aux plus hautes idées musicales, maisen respectant toutefois son originalité première comme un huchierles fibres, l’essence particulière du bois qu’il sculpte.

Mais malgré la richesse de ces œuvres où la contemplation de lanature a sa place à côté de l’action, à côté d’individus qui nesont pas que des noms de personnages, je songeais combien tout demême ces œuvres participent à ce caractère d’être – bien quemerveilleusement – toujours incomplètes, qui est le caractère detoutes les grandes œuvres du XIXe siècle, duXIXe siècle dont les plus grands écrivains ont manquéleurs livres, mais, se regardant travailler comme s’ils étaient àla fois l’ouvrier et le juge, ont tiré de cette autocontemplationune beauté nouvelle extérieure et supérieure à l’œuvre, luiimposant rétroactivement une unité, une grandeur qu’elle n’a pas.Sans s’arrêter à celui qui a vu après coup dans ses romans uneComédie Humaine, ni à ceux qui appelèrent des poèmes oudes essais disparates La Légende des siècles et LaBible de l’Humanité, ne peut-on pas dire, pourtant, de cedernier qu’il incarne si bien le XIXe siècle que, lesplus grandes beautés de Michelet, il ne faut pas tant les chercherdans son œuvre même que dans les attitudes qu’il prend en face deson œuvre, non pas dans son Histoire de France ou dans sonHistoire de la Révolution, mais dans ses préfaces à seslivres. Préfaces, c’est-à-dire pages écrites après eux, où il lesconsidère, et auxquelles il faut joindre çà et là quelques phrases,commençant d’habitude par un «&|160;Le dirai-je&|160;» qui n’estpas une précaution de savant, mais une cadence de musicien. L’autremusicien, celui qui me ravissait en ce moment, Wagner, tirant deses tiroirs un morceau délicieux pour le faire entrer comme thèmerétrospectivement nécessaire dans une œuvre à laquelle il nesongeait pas au moment où il l’avait composé, puis ayant composé unpremier opéra mythologique, puis un second, puis d’autres encore,et s’apercevant tout à coup qu’il venait de faire une tétralogie,dut éprouver un peu de la même ivresse que Balzac quand, jetant surses ouvrages le regard à la fois d’un étranger et d’un père,trouvant à celui-ci la pureté de Raphaël, à cet autre la simplicitéde l’Évangile, il s’avisa brusquement, en projetant sur eux uneillumination rétrospective, qu’ils seraient plus beaux réunis en uncycle où les mêmes personnages reviendraient, et ajouta à sonœuvre, en ce raccord, un coup de pinceau, le dernier et le plussublime. Unité ultérieure, non factice, sinon elle fût tombée enpoussière comme tant de systématisations d’écrivains médiocres qui,à grand renfort de titres et de sous-titres, se donnent l’apparenced’avoir poursuivi un seul et transcendant dessein. Non factice,peut-être même plus réelle d’être ultérieure, d’être née d’unmoment d’enthousiasme où elle est découverte entre des morceaux quin’ont plus qu’à se rejoindre. Unité qui s’ignorait, donc vitale etnon logique, qui n’a pas proscrit la variété, refroidi l’exécution.Elle surgit (mais s’appliquant cette fois à l’ensemble) comme telmorceau composé à part, né d’une inspiration, non exigé par ledéveloppement artificiel d’une thèse, et qui vient s’intégrer aureste. Avant le grand mouvement d’orchestre qui précède le retourd’Yseult, c’est l’œuvre elle-même qui a attiré à soi l’air dechalumeau à demi oublié d’un pâtre. Et, sans doute, autant laprogression de l’orchestre à l’approche de la nef, quand ils’empare de ces notes du chalumeau, les transforme, les associe àson ivresse, brise leur rythme, éclaire leur tonalité, accélèreleur mouvement, multiplie leur instrumentation, autant sans douteWagner lui-même a eu de joie quand il découvrit dans sa mémoirel’air d’un pâtre, l’agrégea à son œuvre, lui donna toute sasignification. Cette joie, du reste, ne l’abandonne jamais. Chezlui, quelle que soit la tristesse du poète, elle est consolée,surpassée – c’est-à-dire malheureusement vite détruite – parl’allégresse du fabricateur. Mais alors, autant que par l’identitéque j’avais remarquée tout à l’heure entre la phrase de Vinteuil etcelle de Wagner, j’étais troublé par cette habileté vulcanienne.Serait-ce elle qui donnerait chez les grands artistes l’illusiond’une originalité foncière, irréductible en apparence, reflet d’uneréalité plus qu’humaine, en fait produit d’un labeurindustrieux&|160;? Si l’art n’est que cela, il n’est pas plus réelque la vie, et je n’avais pas tant de regrets à avoir. Jecontinuais à jouer Tristan. Séparé de Wagner par lacloison sonore, je l’entendais exulter, m’inviter à partager sajoie, j’entendais redoubler le rire immortellement jeune et lescoups de marteau de Siegfried&|160;; du reste, plusmerveilleusement frappées étaient ces phrases, plus librementl’habileté technique de l’ouvrier servait à leur faire quitter laterre, oiseaux pareils non au cygne de Lohengrin mais à cetaéroplane que j’avais vu à Balbec changer son énergie en élévation,planer au-dessus des flots, et se perdre dans le ciel. Peut-être,comme les oiseaux qui montent le plus haut, qui volent le plusvite, ont une aile plus puissante, fallait-il de ces appareilsvraiment matériels pour explorer l’infini, de ces cent vingtchevaux marque Mystère, où pourtant, si haut qu’on plane, on est unpeu empêché de goûter le silence des espaces par le puissantronflement du moteur&|160;!

Je ne sais pourquoi le cours de mes rêveries, qui avait suivijusque-là des souvenirs de musique, se détourna sur ceux qui en ontété, à notre époque, les meilleurs exécutants, et parmi lesquels,le surfaisant un peu, je faisais figurer Morel. Aussitôt ma penséefit un brusque crochet, et c’est au caractère de Morel, à certainesdes singularités de ce caractère, que je me mis à songer. Au reste– et cela pouvait se conjoindre, mais non se confondre avec laneurasthénie qui le rongeait – Morel avait l’habitude de parler desa vie, mais en présentait une image si enténébrée qu’il était trèsdifficile de rien distinguer. Il se mettait, par exemple, à lacomplète disposition de M. de Charlus à condition de garder sessoirées libres, car il désirait pouvoir, après le dîner, allersuivre un cours d’algèbre. M. de Charlus autorisait, mais demandaità le voir après. «&|160;Impossible, c’est une vieille peintureitalienne&|160;» (cette plaisanterie n’a aucun sens, transcriteainsi&|160;; mais M. de Charlus ayant fait lire à Morell’Éducation sentimentale, à l’avant-dernier chapitreduquel Frédéric Moreau dit cette phrase, par plaisanterie Morel neprononçait jamais le mot «&|160;impossible&|160;» sans le fairesuivre de ceux-ci&|160;: «&|160;c’est une vieille peintureitalienne&|160;»), le cours dure fort tard, et c’est déjà un granddérangement pour le professeur qui, naturellement, serait froissé.– Mais il n’y a même pas besoin de cours, l’algèbre ce n’est pas lanatation ni même l’anglais, cela s’apprend aussi bien dans unlivre&|160;», répliquait M. de Charlus, qui avait deviné aussitôtdans le cours d’algèbre une de ces images où on ne pouvait riendébrouiller du tout. C’était peut-être une coucherie avec unefemme, ou, si Morel cherchait à gagner de l’argent par des moyenslouches et s’était affilié à la police secrète, une expédition avecdes agents de la sûreté, et qui sait&|160;? pis encore, l’attented’un gigolo dont on pourra avoir besoin dans une maison deprostitution. «&|160;Bien plus facilement même, dans un livre,répondait Morel à M. de Charlus, car on ne comprend rien à un coursd’algèbre. – Alors pourquoi ne l’étudies-tu pas plutôt chez moi oùtu es tellement plus confortablement&|160;?&|160;», aurait purépondre M. de Charlus, mais il s’en gardait bien, sachantqu’aussitôt, gardant seulement le même caractère nécessaire deréserver les heures du soir, le cours d’algèbre imaginé se fûtchangé immédiatement en une obligatoire leçon de danse ou dedessin. En quoi M. de Charlus put s’apercevoir qu’il se trompait,en partie du moins, Morel s’occupant souvent chez le baron àrésoudre des équations. M. de Charlus objecta bien que l’algèbre nepouvait guère servir à un violoniste. Morel riposta qu’elle étaitune distraction pour passer le temps et combattre la neurasthénie.Sans doute M. de Charlus eût pu chercher à se renseigner, àapprendre ce qu’étaient, au vrai, ces mystérieux et inéluctablescours d’algèbre qui ne se donnaient que la nuit. Mais pours’occuper de dévider l’écheveau des occupations de Morel, M. deCharlus était trop engagé dans celles du monde. Les visites reçuesou faites, le temps passé au cercle, les dîners en ville, lessoirées au théâtre l’empêchaient d’y penser, ainsi qu’à cetteméchanceté violente et sournoise que Morel avait à la fois,disait-on, laissé éclater et dissimulée dans les milieuxsuccessifs, les différentes villes par où il avait passé, et où onne parlait de lui qu’avec un frisson, en baissant la voix, et sansoser rien raconter.

Ce fut malheureusement un des éclats de cette nervosité méchantequ’il me fut donné, ce jour-là, d’entendre, comme, ayant quitté lepiano, j’étais descendu dans la cour pour aller au-devantd’Albertine qui n’arrivait pas. En passant devant la boutique deJupien, où Morel et celle que je croyais devoir être bientôt safemme étaient seuls, Morel criait à tue-tête, ce qui faisait sortirde lui un accent que je ne lui connaissais pas, paysan, refouléd’habitude, et extrêmement étrange. Les paroles ne l’étaient pasmoins, fautives au point de vue du français, mais il connaissaittout imparfaitement. «&|160;Voulez-vous sortir, grand pied de grue,grand pied de grue, grand pied de grue&|160;» répétait-il à lapauvre petite qui certainement, au début, n’avait pas compris cequ’il voulait dire, puis qui, tremblante et fière, restait immobiledevant lui. «&|160;Je vous ai dit de sortir, grand pied de grue,grand pied de grue&|160;; allez chercher votre oncle pour que jelui dise ce que vous êtes, putain.&|160;» Juste à ce moment la voixde Jupien, qui rentrait en causant avec un de ses amis, se fitentendre dans la cour, et comme je savais que Morel étaitextrêmement poltron, je trouvai inutile de joindre mes forces àcelles de Jupien et de son ami, lesquels dans un instant seraientdans la boutique, et je remontai pour éviter Morel qui, bienqu’ayant feint de tant désirer qu’on fît venir Jupien (probablementpour effrayer et dominer la petite par un chantage ne reposantpeut-être sur rien), se hâta de sortir dès qu’il l’entendit dans lacour. Les paroles rapportées ne sont rien, elles n’expliqueraientpas le battement de cœur avec lequel je remontai. Ces scènesauxquelles nous assistons dans la vie trouvent un élément de forceincalculable dans ce que les militaires appellent, en matièred’offensive, le bénéfice de la surprise, et j’avais beau éprouvertant de calme douceur à savoir qu’Albertine, au lieu de rester auTrocadéro, allait rentrer auprès de moi, je n’en avais pas moinsdans l’oreille l’accent de ces mots dix fois répétés&|160;:«&|160;grand pied de grue, grand pied de grue&|160;», qui m’avaientbouleversé.

Peu à peu mon agitation se calma, Albertine allait rentrer. Jel’entendrais sonner à la porte dans un instant. Je sentais que mavie n’était plus comme elle aurait pu être, et qu’avoir ainsi unefemme avec qui, tout naturellement, quand elle allait être deretour, je devrais sortir, vers l’embellissement de qui allaientêtre de plus en plus détournées les forces et l’activité de monêtre, faisait de moi comme une tige accrue, mais alourdie par lefruit opulent en qui passent toutes ses réserves. Contrastant avecl’anxiété que j’avais encore il y a une heure, le calme que mecausait le retour d’Albertine était plus vaste que celui quej’avais ressenti le matin, avant son départ. Anticipant surl’avenir, dont la docilité de mon amie me rendait à peu prèsmaître, plus résistant, comme rempli et stabilisé par la présenceimminente, importune, inévitable et douce, c’était le calme (nousdispensant de chercher le bonheur en nous-mêmes) qui naît d’unsentiment familial et d’un bonheur domestique. Familial etdomestique&|160;: tel fut encore, non moins que le sentiment quiavait amené tant de paix en moi tandis que j’attendais Albertine,celui que j’éprouvai ensuite en me promenant avec elle. Elle ôta uninstant son gant, soit pour toucher ma main, soit pour m’éblouir enme laissant voir à son petit doigt, à côté de celle donnée parMme Bontemps, une bague où s’étendait la large etliquide nappe d’une claire feuille de rubis&|160;: «&|160;Encoreune nouvelle bague, Albertine. Votre tante est d’unegénérosité&|160;! – Non, celle-là ce n’est pas ma tante, dit-elleen riant. C’est moi qui l’ai achetée, comme, grâce à vous, je peuxfaire de grandes économies. Je ne sais même pas à qui elle aappartenu. Un voyageur qui n’avait pas d’argent la laissa aupropriétaire d’un hôtel où j’étais descendue au Mans. Il ne savaitqu’en faire et l’aurait vendue bien au-dessous de sa valeur. Maiselle était encore bien trop chère pour moi. Maintenant que, grâce àvous, je deviens une dame chic, je lui ai fait demander s’ill’avait encore. Et la voici. – Cela fait bien des bagues,Albertine. Où mettrez-vous celle que je vais vous donner&|160;? Entous cas, celle-ci est très jolie&|160;; je ne peux pas distinguerles ciselures autour du rubis, on dirait une tête d’hommegrimaçante. Mais je n’ai pas une assez bonne vue. – Vous l’auriezmeilleure que cela ne vous avancerait pas beaucoup. Je ne distinguepas non plus.&|160;» Jadis il m’était souvent arrivé, en lisant desMémoires, un roman, où un homme sort toujours avec une femme, goûteavec elle, de désirer pouvoir faire ainsi. J’avais cru parfois yréussir, par exemple en emmenant avec moi la maîtresse deSaint-Loup, en allant dîner avec elle. Mais j’avais beau appeler àmon secours l’idée que je jouais bien à ce moment-là le personnageque j’avais envié dans le roman, cette idée me persuadait que jedevais avoir du plaisir auprès de Rachel, et ne m’en donnait pas.C’est que, chaque fois que nous voulons imiter quelque chose quifut vraiment réel, nous oublions que ce quelque chose fut produitnon par la volonté d’imiter, mais par une force inconsciente, etréelle, elle aussi&|160;; mais cette impression particulière quen’avait pu me donner tout mon désir d’éprouver un plaisir délicat àme promener avec Rachel, voici maintenant que je l’éprouvais sansl’avoir cherchée le moins du monde, mais pour des raisons toutautres, sincères, profondes&|160;; pour citer un exemple, pourcette raison que ma jalousie m’empêchait d’être loin d’Albertine,et, du moment que je pouvais sortir, de la laisser aller sepromener sans moi. Je ne l’éprouvais que maintenant parce que laconnaissance est non des choses extérieures qu’on veut observer,mais des sensations involontaires&|160;; parce qu’autrefois unefemme avait beau être dans la même voiture que moi, elle n’étaitpas en réalité à côté de moi tant que ne l’y recréait pasà tout instant un besoin d’elle comme j’en avais un d’Albertine,tant que la caresse constante de mon regard ne lui rendait pas sanscesse ces teintes qui demandent à être perpétuellement rafraîchies,tant que les sens, même apaisés mais qui se souviennent, nemettaient pas sous ces couleurs la saveur et la consistance, tantqu’unie aux sens et à l’imagination qui les exalte, la jalousie nemaintenait pas cette femme en équilibre auprès de moi par uneattraction compensée aussi puissante que la loi de la gravitation.Notre voiture descendait vite les boulevards, les avenues, dont leshôtels en rangée, rose congélation de soleil et de froid, merappelaient mes visites chez Mme Swann doucementéclairées par les chrysanthèmes en attendant l’heure deslampes.

J’avais à peine le temps d’apercevoir, aussi séparé d’ellesderrière la vitre de l’auto que je l’aurais été derrière la fenêtrede ma chambre, une jeune fruitière, une crémière, debout devant saporte, illuminée par le beau temps, comme une héroïne que mon désirsuffisait à engager dans des péripéties délicieuses, au seuil d’unroman que je ne connaîtrais pas. Car je ne pouvais demander àAlbertine de m’arrêter, et déjà n’étaient plus visibles les jeunesfemmes dont mes yeux avaient à peine distingué les traits etcaressé la fraîcheur dans la blonde vapeur où elles étaientbaignées. L’émotion dont je me sentais saisi en apercevant la filled’un marchand de vins à sa caisse ou une blanchisseuse causant dansla rue était l’émotion qu’on a à reconnaître des Déesses. Depuisque l’Olympe n’existe plus, ses habitants vivent sur la terre. Etquand, faisant un tableau mythologique, les peintres ont fait poserpour Vénus ou Cérès des filles du peuple exerçant les plusvulgaires métiers, bien loin de commettre un sacrilège, ils n’ontfait que leur ajouter, que leur rendre la qualité, les attributsdivins dont elles étaient dépouillées. «&|160;Comment vous a sembléle Trocadéro, petite folle&|160;? – Je suis rudement contente del’avoir quitté pour venir avec vous. Comme monument c’est assezmoche, n’est-ce pas&|160;? C’est de Davioud, je crois. – Mais commema petite Albertine s’instruit&|160;! En effet, c’est de Davioud,mais je l’avais oublié. – Pendant que vous dormez je lis voslivres, grand paresseux. – Petite, voilà, vous changez tellementvite et vous devenez tellement intelligente (c’était vrai, mais, deplus, je n’étais pas fâché qu’elle eût la satisfaction, à défautd’autres, de se dire que, du moins, le temps qu’elle passait chezmoi n’était pas entièrement perdu pour elle) que je vous dirais, aubesoin, des choses qui seraient généralement considérées commefausses et qui correspondent à une vérité que je cherche. Voussavez ce que c’est que l’impressionnisme&|160;? – Très bien. –Eh&|160;! bien, voyez ce que je veux dire&|160;: vous vous rappelezl’église de Marcouville l’Orgueilleuse qu’Elstir n’aimait pas parcequ’elle était neuve&|160;? Est-ce qu’il n’est pas en contradictionavec son propre impressionnisme quand il retire ainsi ces monumentsde l’impression globale où ils sont compris pour les amener hors dela lumière où ils sont dissous et examiner en archéologue leurvaleur intrinsèque&|160;? Quand il peint, est-ce qu’un hôpital, uneécole, une affiche sur un mur ne sont pas de la même valeur qu’unecathédrale inestimable, qui est à côté, dans une imageindivisible&|160;? Rappelez-vous comme la façade était cuite par lesoleil, comme le relief de ces saints de Marcouville surnageaitdans la lumière. Qu’importe qu’un monument soit neuf s’il paraîtvieux, et même s’il ne le paraît pas. Ce que les vieux quartierscontiennent de poésie a été extrait jusqu’à la dernière goutte,mais certaines maisons nouvellement bâties pour de petits bourgeoiscossus, dans des quartiers neufs, où la pierre trop blanche estfraîchement sciée, ne déchirent-elles pas l’air torride de midi enjuillet, à l’heure où les commerçants reviennent déjeuner dans labanlieue, d’un cri aussi acide que l’odeur des cerises attendantque le déjeuner soit servi dans la salle à manger obscure, où lesprismes de verre pour poser les couteaux projettent des feuxmulticolores et aussi beaux que les verrières de Chartres&|160;? –Ce que vous êtes gentil&|160;! Si je deviens jamais intelligente,ce sera grâce à vous. – Pourquoi, dans une belle journée, détacherses yeux du Trocadéro dont les tours en cou de girafe font penser àla Chartreuse de Pavie&|160;? – Il m’a rappelé aussi, dominantcomme cela sur son tertre, une reproduction de Mantegna que vousavez, je crois que c’est Saint-Sébastien, où il y a au fond uneville en amphithéâtre et où on jurerait qu’il y a le Trocadéro. –Vous voyez bien&|160;! Mais comment avez-vous vu la reproduction deMantegna&|160;? Vous êtes renversante&|160;?&|160;» Nous étionsarrivés dans des quartiers plus populaires, et l’érection d’uneVénus ancillaire derrière chaque comptoir faisait de lui comme unautel suburbain au pied duquel j’aurais voulu passer ma vie.

Comme on fait à la veille d’une mort prématurée, je dressais lecompte des plaisirs dont me privait le point final qu’Albertinemettait à ma liberté. À Passy, ce fut sur la chaussée même, à causede l’encombrement, que des jeunes filles se tenant par la taillem’émerveillèrent de leur sourire. Je n’eus pas le temps de le biendistinguer, mais il était peu probable que je le surfisse&|160;;dans toute foule, en effet, dans toute foule jeune, il n’est pasrare que l’on rencontre l’effigie d’un noble profil. De sorte queces cohues populaires des jours de fête sont pour le voluptueuxaussi précieuses que pour l’archéologue le désordre d’une terre oùune fouille fait apparaître des médailles antiques. Nous arrivâmesau Bois. Je pensais que, si Albertine n’était pas sortie avec moi,je pourrais en ce moment, au cirque des Champs-Élysées, entendre latempête wagnérienne faire gémir tous les cordages de l’orchestre,attirer à elle, comme une écume légère, l’air de chalumeau quej’avais joué tout à l’heure, le faire voler, le pétrir, ledéformer, le diviser, l’entraîner dans un tourbillon grandissant.Du moins je voulus que notre promenade fût courte et que nousrentrions de bonne heure, car, sans en parler à Albertine, j’avaisdécidé d’aller le soir chez les Verdurin. Ils m’avaient envoyédernièrement une invitation que j’avais jetée au panier avec toutesles autres. Mais je me ravisais pour ce soir, car je voulais tâcherd’apprendre quelles personnes Albertine avait pu espérer rencontrerl’après-midi chez eux. À vrai dire, j’en étais arrivé avecAlbertine à ce moment où, si tout continue de même, si les chosesse passent normalement, une femme ne sert plus pour nous que detransition avec une autre femme. Elle tient à notre cœur encore,mais bien peu&|160;; nous avons hâte d’aller chaque soir trouverdes inconnues, et surtout des inconnues connues d’elle, lesquellespourront nous raconter sa vie. Elle, en effet, nous avons possédé,épuisé tout ce qu’elle a consenti à nous livrer d’elle-même. Savie, c’est elle-même encore, mais justement la partie que nous neconnaissons pas, les choses sur quoi nous l’avons vainementinterrogée et que nous pourrons recueillir sur des lèvresneuves.

Si ma vie avec Albertine devait m’empêcher d’aller à Venise, devoyager, du moins j’aurais pu tantôt, si j’avais été seul,connaître les jeunes midinettes éparses dans l’ensoleillement de cebeau dimanche, et dans la beauté de qui je faisais entrer pour unegrande part la vie inconnue qui les animait. Les yeux qu’on voit nesont-ils pas tout pénétrés par un regard dont on ne sait pas lesimages, les souvenirs, les attentes, les dédains qu’il porte etdont on ne peut pas les séparer&|160;? Cette existence, qui estcelle de l’être qui passe, ne donnera-t-elle pas, selon ce qu’elleest, une valeur variable au froncement de ces sourcils, à ladilatation de ces narines&|160;? La présence d’Albertine me privaitd’aller à elles, et peut-être ainsi de cesser de les désirer. Celuiqui veut entretenir en soi le désir de continuer à vivre et lacroyance en quelque chose de plus délicieux que les choseshabituelles doit se promener, car les rues, les avenues, sontpleines de Déesses. Mais les Déesses ne se laissent pas approcher.Çà et là, entre les arbres, à l’entrée de quelque café, uneservante veillait comme une nymphe à l’orée d’un bois sacré, tandisqu’au fond trois jeunes filles étaient assises à côté de l’arcimmense de leurs bicyclettes posées à côté d’elles, comme troisimmortelles accoudées au nuage ou au coursier fabuleux sur lesquelselles accomplissaient leurs voyages mythologiques. Je remarquaisque chaque fois qu’Albertine les regardait un instant, toutes cesfilles, avec une attention profonde, se retournaient aussitôt versmoi. Mais je n’étais trop tourmenté ni par l’intensité de cettecontemplation, ni par sa brièveté que l’intensité compensait&|160;;en effet, pour cette dernière, il arrivait souvent qu’Albertine,soit fatigue, soit manière de regarder particulière à un êtreattentif, considérait ainsi, dans une sorte de méditation, fût-cemon père, fût-ce Françoise&|160;; et quant à sa vitesse à seretourner vers moi, elle pouvait être motivée par le faitqu’Albertine, connaissant mes soupçons, pouvait vouloir, même s’ilsn’étaient pas justifiés, éviter de leur donner prise. Cetteattention, d’ailleurs, qui m’eût semblé criminelle de la partd’Albertine (et tout autant si elle avait eu pour objet des jeunesgens), je l’attachais, sans me croire un instant coupable et entrouvant presque qu’Albertine l’était en m’empêchant par saprésence, de m’arrêter et de descendre vers elles, sur toutes lesmidinettes. On trouve innocent de désirer et atroce que l’autredésire. Et ce contraste entre ce qui concerne ou bien nous ou biencelle que nous aimons n’a pas trait au désir seulement, mais aussiau mensonge. Quelle chose plus usuelle que lui, qu’il s’agisse demasquer, par exemple, les faiblesses quotidiennes d’une santé qu’onveut faire croire forte, de dissimuler un vice, ou d’aller, sansfroisser autrui, à la chose que l’on préfère&|160;? Il estl’instrument de conservation le plus nécessaire et le plus employé.Or c’est lui que nous avons la prétention de bannir de la vie decelle que nous aimons, c’est lui que nous épions, que nousflairons, que nous détestons partout. Il nous bouleverse, il suffità amener une rupture, il nous semble cacher les plus grandesfautes, à moins qu’il ne les cache si bien que nous ne lessoupçonnions pas. Étrange état que celui où nous sommes à ce pointsensibles à un agent pathogène que son pullulement universel rendinoffensif aux autres et si grave pour le malheureux qui ne setrouve plus avoir d’immunité contre lui&|160;!

La vie de ces jolies filles (à cause de mes longues périodes deréclusion j’en rencontrais si rarement) me paraissait, ainsi qu’àtous ceux chez qui la facilité des réalisations n’a pas amorti lapuissance de concevoir, quelque chose d’aussi différent de ce queje connaissais, d’aussi désirable que les villes les plusmerveilleuses que promet le voyage.

La déception éprouvée auprès des femmes que j’avais connues,dans les villes où j’étais allé, ne m’empêchait pas de me laisserprendre à l’attrait des nouvelles et de croire à leurréalité&|160;; aussi de même que voir Venise – Venise dont le tempsprintanier me donnait aussi la nostalgie et que le mariage avecAlbertine m’empêcherait de connaître – voir Venise dans un panoramaque Ski eût peut-être déclaré plus joli de tons que la villeréelle, ne m’eût en rien remplacé le voyage à Venise, dont lalongueur déterminée sans que j’y fusse pour rien me semblaitindispensable à franchir&|160;; de même, si jolie fût-elle, lamidinette qu’une entremetteuse m’eût artificiellement procuréen’eût nullement pu se substituer pour moi à celle qui, la tailledégingandée, passait en ce moment sous les arbres en riant avec uneamie. Celle que j’eusse trouvée dans une maison de passe, eût-elleété plus jolie que cela, n’eût pas été la même chose, parce quenous ne regardons pas les yeux d’une fille que nous ne connaissonspas comme nous ferions d’une petite plaque d’opale ou d’agate. Noussavons que le petit rayon qui les irise ou les grains de brillantqui les font étinceler sont tout ce que nous pouvons voir d’unepensée, d’une volonté, d’une mémoire où résident la maisonfamiliale que nous ne connaissons pas, les amis chers que nousenvions. Arriver à nous emparer de tout cela, qui est si difficile,si rétif, c’est ce qui donne sa valeur au regard bien plus que saseule beauté matérielle (par quoi peut être expliqué qu’un mêmejeune homme éveille tout un roman dans l’imagination d’une femmequi a entendu dire qu’il était le prince de Galles, alors qu’ellene fait plus attention à lui quand elle apprend qu’elle s’esttrompée)&|160;; trouver la midinette dans la maison de passe, c’estla trouver vidée de cette vie inconnue qui la pénètre et que nousaspirons à posséder avec elle&|160;; c’est nous approcher d’yeuxdevenus en effet de simples pierres précieuses, d’un nez dont lefroncement est aussi dénué de signification que celui d’une fleur.Non, cette midinette inconnue et qui passait là, il me semblaitaussi indispensable, si je voulais continuer à croire à sa réalité,d’essayer ses résistances – en y adaptant mes directions, en allantau-devant d’un affront, en revenant à la charge, en obtenant unrendez-vous, en l’attendant à la sortie des ateliers, enconnaissant, épisode par épisode, ce qui composait la vie de cettepetite, en traversant ce dont s’enveloppait pour elle le plaisirque je cherchais et la distance que ses habitudes différentes et savie spéciale mettaient entre moi et l’attention, la faveur que jevoulais atteindre et capter – que de faire un long trajet en cheminde fer si je voulais croire à la réalité de la Venise que jeverrais et qui ne serait pas qu’un spectacle d’expositionuniverselle. Mais ces similitudes mêmes du désir et du voyagefirent que je me promis de serrer un jour d’un peu plus près lanature de cette force invisible mais aussi puissante que lescroyances, ou, dans le monde physique, que la pressionatmosphérique, qui portait si haut les cités, les femmes, tant queje ne les connaissais pas, et qui se dérobait sous elles dès que jeles avais approchées, les faisait tomber aussitôt à plat sur leterre à terre de la plus triviale réalité.

Plus loin une autre fillette était agenouillée près de sabicyclette qu’elle arrangeait. Une fois la réparation faite, lajeune coureuse monta sur sa bicyclette, mais sans l’enfourchercomme eût fait un homme. Pendant un instant la bicyclette tangua,et le jeune corps semblait s’être accru d’une voile, d’une aileimmense&|160;; et bientôt nous vîmes s’éloigner à toute vitesse lajeune créature mi-humaine, mi-ailée, ange ou péri, poursuivant sonvoyage.

Voilà ce dont une vie avec Albertine me privait justement. Dontelle me privait&|160;? N’aurais-je pas dû penser&|160;: dont elleme gratifiait au contraire&|160;? Si Albertine n’avait pas vécuavec moi, avait été libre, j’eusse imaginé, et avec raison, toutesces femmes comme des objets possibles, probables, de son désir, deson plaisir. Elles me fussent apparues comme ces danseuses qui,dans un ballet diabolique, représentant les Tentations pour unêtre, lancent leurs flèches au cœur d’un autre être. Lesmidinettes, les jeunes filles, les comédiennes, comme je les auraishaïes&|160;! Objet d’horreur, elles eussent été exceptées pour moide la beauté de l’univers. Le servage d’Albertine, en me permettantde ne plus souffrir par elles, les restituait à la beauté du monde.Inoffensives, ayant perdu l’aiguillon qui met au cœur la jalousie,il m’était loisible de les admirer, de les caresser du regard, unautre jour plus intimement peut-être. En enfermant Albertine,j’avais du même coup rendu à l’univers toutes ces ailes chatoyantesqui bruissent dans les promenades, dans les bals, dans lesthéâtres, et qui redevenaient tentatrices pour moi, parce qu’ellesne pouvaient plus succomber à leur tentation. Elles faisaient labeauté du monde. Elles avaient fait jadis celle d’Albertine. C’estparce que je l’avais vue comme un oiseau mystérieux, puis comme unegrande actrice de la plage, désirée, obtenue peut-être, que jel’avais trouvée merveilleuse. Une fois captif chez moi l’oiseau quej’avais vu un soir marcher à pas comptés sur la digue, entouré dela congrégation des autres jeunes filles pareilles à des mouettesvenues on ne sait d’où, Albertine avait perdu toutes ses couleurs,avec toutes les chances qu’avaient les autres de l’avoir à eux.Elle avait peu à peu perdu sa beauté. Il fallait des promenadescomme celles-là, où je l’imaginais, sans moi, accostée par tellefemme ou tel jeune homme, pour que je la revisse dans la splendeurde la plage, bien que ma jalousie fût sur un autre plan que ledéclin des plaisirs de mon imagination. Mais, malgré ces brusquessursauts où, désirée par d’autres, elle me redevenait belle, jepouvais très bien diviser son séjour chez moi en deuxpériodes&|160;: la première où elle était encore, quoique moinschaque jour, la chatoyante actrice de la plage&|160;; la secondeoù, devenue la grise prisonnière, réduite à son terne elle-même, illui fallait ces éclairs où je me ressouvenais du passé pour luirendre des couleurs.

Parfois, dans les heures où elle m’était le plus indifférente,me revenait le souvenir d’un moment lointain où sur la plage, quandje ne la connaissais pas encore, non loin de telle dame avec quij’étais fort mal et avec qui j’étais presque certain maintenantqu’elle avait eu des relations, elle éclatait de rire en meregardant d’une façon insolente. La mer polie et bleue bruissaittout autour. Dans le soleil de la plage, Albertine, au milieu deses amies, était la plus belle. C’était une fille magnifique, qui,dans le cadre habituel d’eaux immenses, m’avait, elle, précieux àla dame qui l’admirait, infligé ce définitif affront. Il étaitdéfinitif, car la dame retournait peut-être à Balbec, constataitpeut-être, sur la plage lumineuse et bruissante, l’absenced’Albertine. Mais elle ignorait que la jeune fille vécût chez moi,rien qu’à moi. Les eaux immenses et bleues, l’oubli des préférencesqu’elle avait pour cette jeune fille et qui allaient à d’autres,s’étaient refermées sur l’avanie que m’avait faite Albertine,l’enfermant dans un éblouissant et infrangible écrin. Alors lahaine pour cette femme mordait mon coeur&|160;; pour Albertineaussi, mais une haine mêlée d’admiration pour la belle jeune filleadulée, à la chevelure merveilleuse, et dont l’éclat de rire sur laplage était un affront. La honte, la jalousie, le ressouvenir desdésirs premiers et du cadre éclatant avaient redonné à Albertine sabeauté, sa valeur d’autrefois. Et ainsi alternait, avec l’ennui unpeu lourd que j’avais auprès d’elle, un désir frémissant, pleind’orages magnifiques et de regrets&|160;; selon qu’elle était àcôté de moi dans ma chambre ou que je lui rendais sa liberté dansma mémoire, sur la digue, dans ses gais costumes de plage, au jeudes instruments de musique de la mer, Albertine, tantôt sortie dece milieu, possédée et sans grande valeur, tantôt replongée en lui,m’échappant dans un passé que je ne pourrais connaître,m’offensant, auprès de son amie, autant que l’éclaboussure de lavague ou l’étourdissement du soleil, Albertine remise sur la plage,ou rentrée dans ma chambre, en une sorte d’amour amphibie.

Ailleurs une bande nombreuse jouait au ballon. Toutes cesfillettes avaient voulu profiter du soleil, car ces journées defévrier, même quand elles sont si brillantes, ne durent pas tard,et la splendeur de leur lumière ne retarde pas la venue de sondéclin. Avant qu’il fût encore proche, nous eûmes quelque temps depénombre, parce qu’après avoir poussé jusqu’à la Seine, oùAlbertine admira, et par sa présence m’empêcha d’admirer, lesreflets de voiles rouges sur l’eau hivernale et bleue, une maisonblottie au loin comme un seul coquelicot dans l’horizon clair dontSaint-Cloud semblait, plus loin, la pétrification fragmentaire,friable et côtelée, nous descendîmes de voiture et marchâmeslongtemps&|160;; même pendant quelques instants je lui donnai lebras, et il me semblait que cet anneau que le sien faisait sous lemien unissait en un seul être nos deux personnes et attachait l’uneà l’autre nos deux destinées.

À nos pieds, nos ombres parallèles, rapprochées et jointes,faisaient un dessin ravissant. Sans doute il me semblait déjàmerveilleux, à la maison, qu’Albertine habitât avec moi, que ce fûtelle qui s’étendît sur mon lit. Mais c’en était comme l’exportationau dehors, en pleine nature, que devant ce lac du Bois, quej’aimais tant, au pied des arbres, ce fût justement son ombre,l’ombre pure et simplifiée de sa jambe, de son buste, que le soleileût à peindre au lavis à côté de la mienne sur le sable de l’allée.Et je trouvais un charme plus immatériel sans doute, mais non pasmoins intime, qu’au rapprochement, à la fusion de nos corps, àcelle de nos ombres. Puis nous remontâmes dans la voiture. Et elles’engagea pour le retour dans de petites allées sinueuses où lesarbres d’hiver, habillés de lierre et de ronces, comme des ruines,semblaient conduire à la demeure d’un magicien. À peine sortis deleur couvert assombri, nous retrouvâmes, pour sortir du Bois, leplein jour, si clair encore que je croyais avoir le temps de fairetout ce que je voudrais avant le dîner, quand, quelques instantsseulement après, au moment où notre voiture approchait de l’Arc deTriomphe, ce fut avec un brusque mouvement de surprise et d’effroique j’aperçus au-dessus de Paris, la lune pleine et prématurée,comme le cadran d’une horloge arrêtée qui nous fait croire qu’ons’est mis en retard. Nous avions dit au cocher de rentrer. PourAlbertine, c’était aussi revenir chez moi. La présence des femmes,si aimées soient-elles, qui doivent nous quitter pour rentrer nedonne pas cette paix que je goûtais dans la présence d’Albertineassise au fond de la voiture à côté de moi, présence qui nousacheminait non au vide des heures où l’on est séparé, mais à laréunion plus stable encore et mieux enclose dans mon chez-moi, quiétait aussi son chez-elle, symbole matériel de la possession quej’avais d’elle. Certes, pour posséder il faut avoir désiré. Nous nepossédons une ligne, une surface, un volume que si notre amourl’occupe. Mais Albertine n’avait pas été pour moi, pendant notrepromenade, comme avait été jadis Rachel, une vaine poussière dechair et d’étoffe. L’imagination de mes yeux, de mes lèvres, de mesmains, avait, à Balbec, si solidement construit, si tendrement polison corps que maintenant, dans cette voiture, pour toucher cecorps, pour le contenir, je n’avais pas besoin de me serrer contreAlbertine, ni même de la voir, il me suffisait de l’entendre et, sielle se taisait, de la savoir auprès de moi&|160;; mes sens tressésensemble l’enveloppaient tout entière et quand, arrivée devant lamaison, tout naturellement elle descendit, je m’arrêtai un instantpour dire au chauffeur de revenir me prendre, mais mes regardsl’enveloppaient encore tandis qu’elle s’enfonçait devant moi sousla voûte, et c’était toujours ce même calme inerte et domestiqueque je goûtais à la voir ainsi lourde, empourprée, opulente etcaptive, rentrer tout naturellement avec moi, comme une femme quej’avais à moi, et, protégée par les murs, disparaître dans notremaison. Malheureusement elle semblait s’y trouver en prison et êtrede l’avis de cette Mme de La Rochefoucauld qui, comme onlui demandait si elle n’était pas contente d’être dans une aussibelle demeure que Liancourt, répondit qu’«&|160;il n’est pas debelle prison&|160;», si j’en jugeais par l’air triste et lasqu’elle eut ce soir-là pendant notre dîner en tête à tête dans sachambre. Je ne le remarquai pas d’abord&|160;; et c’était moi quime désolais de penser que, s’il n’y avait pas eu Albertine (caravec elle j’eusse trop souffert de la jalousie dans un hôtel oùelle eût toute la journée subi le contact de tant d’êtres), jepourrais en ce moment dîner à Venise dans une de ces petites sallesà manger surbaissées comme une cale de navire, et où on voit legrand canal par de petites fenêtres cintrées qu’entourent desmoulures mauresques.

Je dois ajouter qu’Albertine admirait beaucoup chez moi un grandbronze de Barbedienne, qu’avec beaucoup de raison Bloch trouvaitfort laid. Il en avait peut-être moins de s’étonner que je l’eussegardé. Je n’avais jamais cherché comme lui à faire des ameublementsartistiques, à composer des pièces, j’étais trop paresseux pourcela, trop indifférent à ce que j’avais l’habitude d’avoir sous lesyeux. Puisque mon goût ne s’en souciait pas, j’avais le droit de nepas nuancer mon intérieur. J’aurais peut-être pu malgré cela ôterle bronze. Mais les choses laides et cossues sont fort utiles, carelles ont auprès des personnes qui ne nous comprennent pas, quin’ont pas notre goût et dont nous pouvons être amoureux, unprestige que n’aurait pas une fière chose qui ne révèle pas sabeauté. Or les êtres qui ne nous comprennent pas sont justement lesseuls à l’égard desquels il puisse nous être utile d’user d’unprestige que notre intelligence suffit à nous assurer auprèsd’êtres supérieurs. Albertine avait beau commencer à avoir du goût,elle avait encore un certain respect pour le bronze, et ce respectrejaillissait sur moi en une considération qui, venant d’Albertine,m’importait infiniment plus que de garder un bronze un peudéshonorant, puisque j’aimais Albertine.

Mais la pensée de mon esclavage cessait tout d’un coup de mepeser et je souhaitais de le prolonger encore, parce qu’il mesemblait apercevoir qu’Albertine sentait cruellement le sien. Sansdoute, chaque fois que je lui avais demandé si elle ne sedéplaisait pas chez moi, elle m’avait toujours répondu qu’elle nesavait pas où elle pourrait être plus heureuse. Mais souvent cesparoles étaient démenties par un air de nostalgie,d’énervement.

Certes, si elle avait les goûts que je lui avais crus, cetempêchement de jamais les satisfaire devait être aussi excitantpour elle qu’il était calmant pour moi, calmant au point quej’eusse trouvé l’hypothèse que je l’avais accusée injustement laplus vraisemblable si, dans celle-ci, je n’eusse eu beaucoup depeine à expliquer cette application extraordinaire que mettaitAlbertine à ne jamais être seule, à ne jamais être libre, à ne pass’arrêter un instant devant la porte quand elle rentrait, à sefaire accompagner ostensiblement, chaque fois qu’elle allaittéléphoner, par quelqu’un qui pût me répéter ses paroles, parFrançoise, par Andrée, à me laisser toujours seul, sans avoir l’airque ce fût exprès, avec cette dernière, quand elles étaient sortiesensemble, pour que je pusse me faire faire un rapport détaillé surleur sortie. Avec cette merveilleuse docilité contrastaientcertains mouvements, vite réprimés, d’impatience, qui me firent medemander si Albertine n’aurait pas formé le projet de secouer sachaîne. Des faits accessoires étayaient ma supposition. Ainsi, unjour où j’étais sorti seul, ayant rencontré, près de Passy, Gisèle,nous causâmes de choses et d’autres. Bientôt, assez heureux depouvoir le lui apprendre, je lui dis que je voyais constammentAlbertine. Gisèle me demanda où elle pourrait la trouver, car elleavait justement quelque chose à lui dire. «&|160;Quoidonc&|160;? – Des choses qui se rapportent à de petites camarades àelle. – Quelles camarades&|160;? Je pourrai peut-être vousrenseigner, ce qui ne vous empêchera pas de la voir. – Oh&|160;!des camarades d’autrefois, je ne me rappelle pas les noms&|160;»,répondit Gisèle d’un air vague, en battant en retraite. Elle mequitta, croyant avoir parlé avec une prudence telle que rien nepouvait me paraître que très clair. Mais le mensonge est si peuexigeant, a besoin de si peu de chose pour se manifester&|160;!S’il s’était agi de camarades d’autrefois, dont elle ne savait mêmepas les noms, pourquoi aurait-elle eu «&|160;justement&|160;»besoin d’en parler à Albertine&|160;? Cet adverbe, assez parentd’une expression chère à MmeCottard&|160;: «&|160;celatombe à pic&|160;», ne pouvait s’appliquer qu’à une choseparticulière, opportune, peut-être urgente, se rapportant à desêtres déterminés. D’ailleurs, rien que la façon d’ouvrir la bouche,comme quand on va bâiller, d’un air vague, en me disant (enreculant presque avec son corps, comme elle faisait machine enarrière à partir de ce moment dans notre conversation)&|160;:«&|160;Ah&|160;! je ne sais pas, je ne me rappelle pas lesnoms&|160;», faisait aussi bien de sa figure, et, s’accordant avecelle, de sa voix, une figure de mensonge, que l’air tout autre,serré, animé, à l’avant, de «&|160;j’ai justement&|160;» signifiaitune vérité. Je ne questionnai pas Gisèle. À quoi cela m’eût-ilservi&|160;? Certes, elle ne mentait pas de la même manièrequ’Albertine. Et certes les mensonges d’Albertine m’étaient plusdouloureux. Mais d’abord il y avait entre eux un pointcommun&|160;: le fait même du mensonge qui, dans certains cas, estune évidence. Non pas de la réalité qui se cache dans ce mensonge.On sait bien que chaque assassin, en particulier, s’imagine avoirtout si bien combiné qu’il ne sera pas pris, et, parmi lesmenteurs, plus particulièrement les femmes qu’on aime. On ignore oùelle est allée, ce qu’elle y a fait. Mais au moment même où elleparle, où elle parle d’une autre chose sous laquelle il y a cela,qu’elle ne dit pas, le mensonge est perçu instantanément, et lajalousie redoublée puisqu’on sent le mensonge, et qu’on n’arrivepas à savoir la vérité. Chez Albertine, la sensation du mensongeétait donnée par bien des particularités qu’on a déjà vues au coursde ce récit, mais principalement par ceci que, quand elle mentait,son récit péchait soit par insuffisance, omission, invraisemblance,soit par excès, au contraire, de petits faits destinés à le rendrevraisemblable. Le vraisemblable, malgré l’idée que se fait lementeur, n’est pas du tout le vrai. Dès qu’en écoutant quelquechose de vrai, on entend quelque chose qui est seulementvraisemblable, qui l’est peut-être plus que le vrai, qui l’estpeut-être trop, l’oreille un peu musicienne sent que ce n’est pascela, comme pour un vers faux, ou un mot lu à haute voix pour unautre. L’oreille le sent et, si l’on aime, le cœur s’alarme. Que nesonge-t-on alors, quand on change toute sa vie parce qu’on ne saitpas si une femme est passée rue de Berri ou rue Washington, que nesonge-t-on que ces quelques mètres de différence, et la femmeelle-même, seront réduits au cent millionième (c’est-à-dire à unegrandeur que nous ne pouvons percevoir) si seulement nous avons lasagesse de rester quelques années sans voir cette femme, et que cequi était Gulliver en bien plus grand deviendra une lilliputiennequ’aucun microscope – au moins du cœur, car celui de la mémoireindifférente est plus puissant et moins fragile – ne pourra pluspercevoir&|160;! Quoi qu’il en soit, s’il y avait un point commun –le mensonge même – entre ceux d’Albertine et de Gisèle, pourtantGisèle ne mentait pas de la même manière qu’Albertine, ni non plusde la même manière qu’Andrée, mais leurs mensonges respectifss’emboîtaient si bien les uns dans les autres, tout en présentantune grande variété, que la petite bande avait la soliditéimpénétrable de certaines maisons de commerce, de librairie ou depresse par exemple, où le malheureux auteur n’arrivera jamais,malgré la diversité des personnalités composantes, à savoir s’ilest ou non floué. Le directeur du journal ou de la revue ment avecune attitude de sincérité d’autant plus solennelle qu’il a besoinde dissimuler, en mainte occasion, qu’il fait exactement la mêmechose et se livre aux mêmes pratiques mercantiles que celles qu’ila flétries chez les autres directeurs de journaux ou de théâtres,chez les autres éditeurs, quand il a pris pour bannière, levécontre eux l’étendard de la Sincérité. Avoir proclamé (comme chefd’un parti politique, comme n’importe quoi) qu’il est atroce dementir, oblige le plus souvent à mentir plus que les autres, sansquitter pour cela le masque solennel, sans déposer la tiare augustede la sincérité. L’associé de l’«&|160;homme sincère&|160;» mentautrement et de façon plus ingénue. Il trompe son auteur comme iltrompe sa femme, avec des trucs de vaudeville. Le secrétaire de larédaction, honnête homme et grossier, ment tout simplement, commeun architecte qui vous promet que votre maison sera prête à uneépoque où elle ne sera pas commencée. Le rédacteur en chef, âmeangélique, voltige au milieu des trois autres, et sans savoir dequoi il s’agit, leur porte, par scrupule fraternel et tendresolidarité, le secours précieux d’une parole insoupçonnable. Cesquatre personnes vivent dans une perpétuelle dissension, quel’arrivée de l’auteur fait cesser. Par-dessus les querellesparticulières, chacun se rappelle le grand devoir militaire devenir en aide au «&|160;corps&|160;» menacé. Sans m’en rendrecompte, j’avais depuis longtemps joué le rôle de cet auteurvis-à-vis de la «&|160;petite bande&|160;». Si Gisèle avait pensé,quand elle avait dit&|160;: «&|160;justement&|160;», à tellecamarade d’Albertine disposée à voyager avec elle dès que mon amie,sous un prétexte ou un autre, m’aurait quitté, et à prévenirAlbertine que l’heure était venue ou sonnerait bientôt, Gisèle seserait fait couper en morceaux plutôt que de me le dire&|160;; ilétait donc bien inutile de lui poser des questions. Des rencontrescomme celles de Gisèle n’étaient pas seules à accentuer mes doutes.Par exemple, j’admirais les peintures d’Albertine. Les peinturesd’Albertine, touchantes distractions de la captive, m’émurent tantque je la félicitai. «&|160;Non, c’est très mauvais, mais je n’aijamais pris une seule leçon de dessin. – Mais un soir vous m’aviezfait dire, à Balbec, que vous étiez restée à prendre une leçon dedessin.&|160;» Je lui rappelai le jour et lui dis que j’avais biencompris tout de suite qu’on ne prenait pas de leçons de dessin àcette heure-là. Albertine rougit. «&|160;C’est vrai, dit-elle, jene prenais pas de leçons de dessin, je vous ai beaucoup menti audébut, cela je le reconnais. Mais je ne vous mens plusjamais.&|160;» J’aurais tant voulu savoir quels étaient lesnombreux mensonges du début, mais je savais d’avance que ses aveuxseraient de nouveaux mensonges. Aussi je me contentai del’embrasser. Je lui demandai seulement un de ces mensonges. Ellerépondit&|160;: «&|160;Eh bien&|160;! par exemple que l’air de lamer me faisait mal.&|160;» Je cessai d’insister devant ce mauvaisvouloir.

Pour lui faire paraître sa chaîne plus légère, le mieux étaitsans doute de lui faire croire que j’allais moi-même la rompre. Entous cas, ce projet mensonger je ne pouvais le lui confier en cemoment, elle était revenue avec trop de gentillesse du Trocadérotout à l’heure&|160;; ce que je pouvais faire, bien loin del’affliger d’une menace de rupture, c’était tout au plus de taireles rêves de perpétuelle vie commune que formait mon cœurreconnaissant. En la regardant, j’avais de la peine à me retenir deles épancher en elle, et peut-être s’en apercevait-elle.Malheureusement leur expression n’est pas contagieuse. Le cas d’unevieille femme maniérée, comme M. de Charlus qui, à force de ne voirdans son imagination qu’un fier jeune homme, croit devenir lui-mêmefier jeune homme, et d’autant plus qu’il devient plus maniéré etplus risible, ce cas est plus général, et c’est l’infortune d’unamant épris de ne pas se rendre compte que, tandis qu’il voit unefigure belle devant lui, sa maîtresse voit sa figure à lui, quin’est pas rendue belle, au contraire, quand la déforme le plaisirqu’y fait naître la vue de la beauté. Et l’amour n’épuise même pastoute la généralité de ce cas&|160;; nous ne voyons pas notrecorps, que les autres voient, et nous «&|160;suivons&|160;» notrepensée, l’objet invisible aux autres, qui est devant nous. Cetobjet-là, parfois l’artiste le fait voir dans son œuvre. De làvient que les admirateurs de celle-ci sont désillusionnés parl’auteur, dans le visage de qui cette beauté intérieure s’estimparfaitement reflétée.

Tout être aimé, même dans une certaine mesure, tout être estpour nous comme Janus, nous présentant le front qui nous plaît sicet être nous quitte, le front morne si nous le savons à notreperpétuelle disposition. Pour Albertine, la société durable avecelle avait quelque chose de pénible d’une autre façon que je nepeux dire en ce récit. C’est terrible d’avoir la vie d’une autrepersonne attachée à la sienne comme une bombe qu’on tiendrait sansqu’on puisse la lâcher sans crime. Mais qu’on prenne commecomparaison les hauts et les bas, les dangers, l’inquiétude, lacrainte de voir crues plus tard des choses fausses etvraisemblables qu’on ne pourra plus expliquer, sentiments éprouvéssi on a dans son intimité un fou. Par exemple, je plaignais M. deCharlus de vivre avec Morel (aussitôt le souvenir de la scène del’après-midi me fit sentir le côté gauche de ma poitrine bien plusgros que l’autre)&|160;; en laissant de côté les relations qu’ilsavaient ou non ensemble, M. de Charlus avait dû ignorer, au début,que Morel était fou. La beauté de Morel, sa platitude, sa fierté,avaient dû détourner le baron de chercher si loin, jusqu’aux joursdes mélancolies où Morel accusait M. de Charlus de sa tristesse,sans pouvoir fournir d’explications, l’insultait de sa méfiance, àl’aide de raisonnements faux, mais extrêmement subtils, le menaçaitde résolutions désespérées, au milieu desquelles persistait lesouci le plus retors de l’intérêt le plus immédiat. Tout ceci n’estque comparaison. Albertine n’était pas folle.

*&|160; &|160;*&|160; &|160;*

J’appris que ce jour-là avait eu lieu une mort qui me fitbeaucoup de peine, celle de Bergotte. On sait que sa maladie duraitdepuis longtemps. Non pas celle, évidemment, qu’il avait eued’abord et qui était naturelle. La nature ne semble guère capablede donner que des maladies assez courtes. Mais la médecine s’estannexé l’art de les prolonger. Les remèdes, la rémission qu’ilsprocurent, le malaise que leur interruption fait renaître,composent un simulacre de maladie que l’habitude du patient finitpar stabiliser, par styliser, de même que les enfants toussentrégulièrement par quintes longtemps après qu’ils sont guéris de lacoqueluche. Puis les remèdes agissent moins, on les augmente, ilsne font plus aucun bien, mais ils ont commencé à faire du mal grâceà cette indisposition durable. La nature ne leur aurait pas offertune durée si longue. C’est une grande merveille que la médecine,égalant presque la nature, puisse forcer à garder le lit, àcontinuer sous peine de mort l’usage d’un médicament. Dès lors, lamaladie artificiellement greffée a pris racine, est devenue unemaladie secondaire mais vraie, avec cette seule différence que lesmaladies naturelles guérissent, mais jamais celles que crée lamédecine, car elle ignore le secret de la guérison.

Il y avait des années que Bergotte ne sortait plus de chez lui.D’ailleurs, il n’avait jamais aimé le monde, ou l’avait aimé unseul jour pour le mépriser comme tout le reste, et de la mêmefaçon, qui était la sienne, à savoir non de mépriser parce qu’on nepeut obtenir, mais aussitôt qu’on a obtenu. Il vivait si simplementqu’on ne soupçonnait pas à quel point il était riche, et l’eût-onsu qu’on se fût trompé encore, l’ayant cru alors avare, alors quepersonne ne fut jamais si généreux. Il l’était surtout avec desfemmes, des fillettes pour mieux dire, et qui étaient honteuses derecevoir tant pour si peu de chose. Il s’excusait à ses propresyeux parce qu’il savait ne pouvoir jamais si bien produire que dansl’atmosphère de se sentir amoureux. L’amour, c’est trop dire, leplaisir un peu enfoncé dans la chair aide au travail des lettresparce qu’il anéantit les autres plaisirs, par exemple les plaisirsde la société, ceux qui sont les mêmes pour tout le monde. Et même,si cet amour amène des désillusions, du moins agite-t-il, de cettefaçon-là aussi, la surface de l’âme, qui sans cela risquerait dedevenir stagnante. Le désir n’est donc pas inutile à l’écrivainpour l’éloigner des autres hommes d’abord et de se conformer à eux,pour rendre ensuite quelques mouvements à une machine spirituellequi, passé un certain âge, a tendance à s’immobiliser. On n’arrivepas à être heureux mais on fait des remarques sur les raisons quiempêchent de l’être et qui nous fussent restées invisibles sans cesbrusques percées de la déception. Les rêves ne sont pasréalisables, nous le savons&|160;; nous n’en formerions peut-êtrepas sans le désir, et il est utile d’en former pour les voiréchouer et que leur échec instruise. Aussi Bergotte sedisait-il&|160;: «&|160;Je dépense plus que des multimillionnairespour des fillettes, mais les plaisirs ou les déceptions qu’elles medonnent me font écrire un livre qui me rapporte de l’argent.&|160;»Économiquement ce raisonnement était absurde, mais sans doutetrouvait-il quelque agrément à transmuter ainsi l’or en caresses etles caresses en or. Nous avons vu, au moment de la mort de magrand’mère, que la vieillesse fatiguée aimait le repos. Or dans lemonde il n’y a que la conversation. Elle y est stupide, mais a lepouvoir de supprimer les femmes, qui ne sont plus que questions etréponses. Hors du monde les femmes redeviennent ce qui est sireposant pour le vieillard fatigué, un objet de contemplation. Entous cas, maintenant, il n’était plus question de rien de toutcela. J’ai dit que Bergotte ne sortait plus de chez lui, et quandil se levait une heure dans sa chambre, c’était tout enveloppé dechâles, de plaids, de tout ce dont on se couvre au moment des’exposer à un grand froid ou de monter en chemin de fer. Il s’enexcusait auprès des rares amis qu’il laissait pénétrer auprès delui, et montrant ses tartans, ses couvertures, il disaitgaiement&|160;: «&|160;Que voulez-vous, mon cher, Anaxagore l’adit, la vie est un voyage.&|160;» Il allait ainsi se refroidissantprogressivement, petite planète qui offrait une image anticipée dela grande quand, peu à peu, la chaleur se retirera de la terre,puis la vie. Alors la résurrection aura pris fin, car, si avantdans les générations futures que brillent les œuvres des hommes,encore faut-il qu’il y ait des hommes. Si certaines espècesd’animaux résistent plus longtemps au froid envahisseur, quand iln’y aura plus d’hommes, et à supposer que la gloire de Bergotte aitduré jusque-là, brusquement elle s’éteindra à tout jamais. Ce nesont pas les derniers animaux qui le liront, car il est peuprobable que, comme les apôtres à la Pentecôte, ils puissentcomprendre le langage des divers peuples humains sans l’avoirappris.

Dans les mois qui précédèrent sa mort, Bergotte souffraitd’insomnies, et, ce qui est pire, dès qu’il s’endormait, decauchemars, qui, s’il s’éveillait, faisaient qu’il évitait de serendormir. Longtemps il avait aimé les rêves, même les mauvaisrêves, parce que grâce à eux, grâce à la contradiction qu’ilsprésentent avec la réalité qu’on a devant soi à l’état de veille,ils nous donnent, au plus tard dès le réveil, la sensation profondeque nous avons dormi. Mais les cauchemars de Bergotte n’étaient pascela. Quand il parlait de cauchemars, autrefois il entendait deschoses désagréables qui se passaient dans son cerveau. Maintenant,c’est comme venus du dehors de lui qu’il percevait une main munied’un torchon mouillé qui, passée sur sa figure par une femmeméchante, s’efforçait de le réveiller&|160;; d’intolérableschatouillements sur les hanches&|160;; la rage – parce que Bergotteavait murmuré en dormant qu’il conduisait mal – d’un cocher foufurieux qui se jetait sur l’écrivain et lui mordait les doigts, leslui sciait. Enfin, dès que dans son sommeil l’obscurité étaitsuffisante, la nature faisait une espèce de répétition sanscostumes de l’attaque d’apoplexie qui l’emporterait&|160;: Bergotteentrait en voiture sous le porche du nouvel hôtel des Swann,voulait descendre. Un vertige foudroyant le clouait sur sabanquette, le concierge essayait de l’aider à descendre, il restaitassis, ne pouvant se soulever, dresser ses jambes. Il essayait des’accrocher au pilier de pierre qui était devant lui, mais n’ytrouvait pas un suffisant appui pour se mettre debout.

Il consulta les médecins qui, flattés d’être appelés par lui,virent dans ses vertus de grand travailleur (il y avait vingt ansqu’il n’avait rien fait), dans son surmenage, la cause de sesmalaises. Ils lui conseillèrent de ne pas lire de contesterrifiants (il ne lisait rien), de profiter davantage du soleil«&|160;indispensable à la vie&|160;» (il n’avait dû quelques annéesde mieux relatif qu’à sa claustration chez lui), de s’alimenterdavantage (ce qui le fit maigrir et alimenta surtout sescauchemars). Un de ses médecins étant doué de l’esprit decontradiction et de taquinerie, dès que Bergotte le voyait enl’absence des autres et, pour ne pas le froisser, lui soumettaitcomme des idées de lui ce que les autres lui avaient conseillé, lemédecin contredisant, croyant que Bergotte cherchait à se faireordonner quelque chose qui lui plaisait, le lui défendait aussitôt,et souvent avec des raisons fabriquées si vite pour les besoins dela cause que, devant l’évidence des objections matérielles quefaisait Bergotte, le docteur contredisant était obligé, dans lamême phrase, de se contredire lui-même, mais, pour des raisonsnouvelles, renforçait la même prohibition. Bergotte revenait à undes premiers médecins, homme qui se piquait d’esprit, surtoutdevant un des maîtres de la plume, et qui, si Bergotteinsinuait&|160;: «&|160;Il me semble pourtant que le DrX. m’avait dit – autrefois bien entendu – que cela pouvait mecongestionner le rein et le cerveau… &|160;» souriaitmalicieusement, levait le doigt et prononçait&|160;: «&|160;J’aidit user, je n’ai pas dit abuser. Bien entendu, tout remède, si onexagère, devient une arme à double tranchant.&|160;» Il y a dansnotre corps un certain instinct de ce qui nous est salutaire, commedans le cœur de ce qui est le devoir moral, et qu’aucuneautorisation du docteur en médecine ou en théologie ne peutsuppléer. Nous savons que les bains froids nous font mal, nous lesaimons&|160;: nous trouverons toujours un médecin pour nous lesconseiller, non pour empêcher qu’ils ne nous fassent mal. À chacunde ces médecins Bergotte prit ce que, par sagesse, il s’étaitdéfendu depuis des années. Au bout de quelques semaines, lesaccidents d’autrefois avaient reparu, les récents s’étaientaggravés. Affolé par une souffrance de toutes les minutes, àlaquelle s’ajoutait l’insomnie coupée de brefs cauchemars, Bergottene fit plus venir de médecin et essaya avec succès, mais avecexcès, de différents narcotiques, lisant avec confiance leprospectus accompagnant chacun d’eux, prospectus qui proclamait lanécessité du sommeil mais insinuait que tous les produits quil’amènent (sauf celui contenu dans le flacon qu’il enveloppait etqui ne produisait jamais d’intoxication) étaient toxiques et par làrendaient le remède pire que le mal. Bergotte les essaya tous.Certains sont d’une autre famille que ceux auxquels nous sommeshabitués, dérivés, par exemple, de l’amyle et de l’éthyle. Onn’absorbe le produit nouveau, d’une composition toute différente,qu’avec la délicieuse attente de l’inconnu. Le cœur bat comme à unpremier rendez-vous. Vers quels genres ignorés de sommeil, derêves, le nouveau venu va-t-il nous conduire&|160;? Il estmaintenant en nous, il a la direction de notre pensée. De quellefaçon allons-nous nous endormir&|160;? Et une fois que nous leserons, par quels chemins étranges, sur quelles cimes, dans quelsgouffres inexplorés le maître tout-puissant nousconduira-t-il&|160;? Quel groupement nouveau de sensationsallons-nous connaître dans ce voyage&|160;? Nous mènera-t-il aumalaise&|160;? À la béatitude&|160;? À la mort&|160;? Celle deBergotte survint la veille de ce jour-là où il s’était ainsi confiéà un de ces amis (ami&|160;? ennemi&|160;?) trop puissant. Ilmourut dans les circonstances suivantes&|160;: Une crise d’urémieassez légère était cause qu’on lui avait prescrit le repos. Mais uncritique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer(prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise),tableau qu’il adorait et croyait connaître très bien, un petit pande mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint, qu’ilétait, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’artchinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergottemangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l’exposition.Dès les premières marches qu’il eut à gravir, il fut prisd’étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eutl’impression de la sécheresse et de l’inutilité d’un art sifactice, et qui ne valait pas les courants d’air et de soleil d’unpalazzo de Venise, ou d’une simple maison au bord de la mer. Enfinil fut devant le Ver Meer, qu’il se rappelait plus éclatant, plusdifférent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’articledu critique, il remarqua pour la première fois des petitspersonnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieusematière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissementsaugmentaient&|160;; il attachait son regard, comme un enfant à unpapillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur.«&|160;C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes dernierslivres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches decouleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petitpan de mur jaune.&|160;» Cependant la gravité de sesétourdissements ne lui échappait pas. Dans une céleste balance luiapparaissait, chargeant l’un des plateaux, sa propre vie, tandisque l’autre contenait le petit pan de mur si bien peint en jaune.Il sentait qu’il avait imprudemment donné le premier pour lesecond. «&|160;Je ne voudrais pourtant pas, se disait-il, être pourles journaux du soir le fait divers de cette exposition.&|160;»

Il se répétait&|160;: «&|160;Petit pan de mur jaune avec unauvent, petit pan de mur jaune.&|160;» Cependant il s’abattit surun canapé circulaire&|160;; aussi brusquement il cessa de penserque sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit&|160;:«&|160;C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes deterre pas assez cuites, ce n’est rien.&|160;» Un nouveau coupl’abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous lesvisiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais&|160;? Qui peutle dire&|160;? Certes, les expériences spirites, pas plus que lesdogmes religieux, n’apportent la preuve que l’âme subsiste. Cequ’on peut dire, c’est que tout se passe dans notre vie comme sinous y entrions avec le faix d’obligations contractées dans une vieantérieure&|160;; il n’y a aucune raison, dans nos conditions devie sur cette terre, pour que nous nous croyions obligés à faire lebien, à être délicats, même à être polis, ni pour l’artiste cultivéà ce qu’il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceaudont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangépar les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant descience et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peineidentifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations, quin’ont pas leur sanction dans la vie présente, semblent appartenir àun monde différent, fondé sur la bonté, le scrupule, le sacrifice,un monde entièrement différent de celui-ci, et dont nous sortonspour naître à cette terre, avant peut-être d’y retourner revivresous l’empire de ces lois inconnues auxquelles nous avons obéiparce que nous en portions l’enseignement en nous, sans savoir quiles y avait tracées – ces lois dont tout travail profond del’intelligence nous rapproche et qui sont invisibles seulement – etencore&|160;! – pour les sots. De sorte que l’idée que Bergotten’était pas mort à jamais est sans invraisemblance.

On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrineséclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient commedes anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’étaitplus, le symbole de sa résurrection.

&|160;

J’appris, ai-je dit, ce jour-là que Bergotte était mort. Etj’admirais l’inexactitude des journaux qui – reproduisant les unset les autres une même note – disaient qu’il était mort la veille.Or, la veille, Albertine l’avait rencontré, me raconta-t-elle lesoir même, et cela l’avait même un peu retardée, car il avait causéassez longtemps avec elle. C’est sans doute avec elle qu’il avaiteu son dernier entretien. Elle le connaissait par moi qui ne levoyais plus depuis longtemps, mais comme elle avait eu la curiositéde lui être présentée, j’avais, un an auparavant, écrit au vieuxmaître pour la lui amener. Il m’avait accordé ce que j’avaisdemandé, tout en souffrant un peu, je crois, que je ne le revisseque pour faire plaisir à une autre personne, ce qui confirmait monindifférence pour lui. Ces cas sont fréquents&|160;: parfois, celuiou celle qu’on implore non pour le plaisir de causer de nouveauavec lui, mais pour une tierce personne, refuse si obstinément quenotre protégée croit que nous nous sommes targués d’un fauxpouvoir&|160;; plus souvent, le génie ou la beauté célèbreconsentent, mais humiliés dans leur gloire, blessés dans leuraffection, ne nous gardent plus qu’un sentiment amoindri,douloureux, un peu méprisant. Je devinai longtemps après quej’avais faussement accusé les journaux d’inexactitude, car, cejour-là, Albertine n’avait nullement rencontré Bergotte, mais jen’en avais point eu un seul instant le soupçon tant elle me l’avaitconté avec naturel, et je n’appris que bien plus tard l’artcharmant qu’elle avait de mentir avec simplicité. Ce qu’elledisait, ce qu’elle avouait avait tellement les mêmes caractères queles formes de l’évidence – ce que nous voyons, ce que nousapprenons d’une manière irréfutable – qu’elle semait ainsi dans lesintervalles de la vie les épisodes d’une autre vie dont je nesoupçonnais pas alors la fausseté et dont je n’ai eu que beaucoupplus tard la perception. J’ai ajouté&|160;: «&|160;quand elleavouait&|160;», voici pourquoi. Quelquefois des rapprochementssinguliers me donnaient à son sujet des soupçons jaloux où, à côtéd’elle, figurait dans le passé, ou hélas dans l’avenir, une autrepersonne. Pour avoir l’air d’être sûr de mon fait, je disais le nomet Albertine me disait&|160;: «&|160;Oui je l’ai rencontrée, il y ahuit jours, à quelques pas de la maison. Par politesse j’ai réponduà son bonjour. J’ai fait deux pas avec elle. Mais il n’y a jamaisrien eu entre nous. Il n’y aura jamais rien.&|160;» Or Albertinen’avait même pas rencontré cette personne, pour la bonne raison quecelle-ci n’était pas venue à Paris depuis dix mois. Mais mon amietrouvait que nier complètement était peu vraisemblable. D’où cettecourte rencontre fictive, dite si simplement que je voyais la dames’arrêter, lui dire bonjour, faire quelques pas avec elle. Letémoignage de mes sens, si j’avais été dehors à ce moment, m’auraitpeut-être appris que la dame n’avait pas fait quelques pas avecAlbertine. Mais si j’avais su le contraire, c’était par une de ceschaînes de raisonnement (où les paroles de ceux en qui nous avonsconfiance insèrent de fortes mailles) et non par le témoignage dessens. Pour invoquer ce témoignage des sens il eût fallu que j’eusseété précisément dehors, ce qui n’avait pas eu lieu. On peutimaginer pourtant qu’une telle hypothèse n’est pasinvraisemblable&|160;: j’aurais pu être sorti et passer dans la rueà l’heure où Albertine m’aurait dit, ce soir (ne m’ayant pas vu),qu’elle avait fait quelques pas avec la dame, et j’aurais su alorsqu’Albertine avait menti. Est-ce bien sûr encore&|160;? Uneobscurité sacrée se fût emparée de mon esprit, j’aurais mis endoute que je l’avais vue seule, à peine aurais-je cherché àcomprendre par quelle illusion d’optique je n’avais pas aperçu ladame, et je n’aurais pas été autrement étonné de m’être trompé, carle monde des astres est moins difficile à connaître que les actionsréelles des êtres, surtout des êtres que nous aimons, fortifiésqu’ils sont contre notre doute par des fables destinées à lesprotéger. Pendant combien d’années peuvent-ils laisser notre amourapathique croire que la femme aimée a à l’étranger une sœur, unfrère, une belle-sœur qui n’ont jamais existé&|160;!

Le témoignage des sens est lui aussi une opération de l’espritoù la conviction crée l’évidence. Nous avons vu bien des fois lesens de l’ouïe apporter à Françoise non le mot qu’on avaitprononcé, mais celui qu’elle croyait le vrai, ce qui suffisait pourqu’elle n’entendît pas la rectification implicite d’uneprononciation meilleure. Notre maître d’hôtel n’était pas constituéautrement. M. de Charlus portait à ce moment-là – car il changeaitbeaucoup – des pantalons fort clairs et reconnaissables entremille. Or notre maître d’hôtel, qui croyait que le mot«&|160;pissotière&|160;» (le mot désignant ce que M. de Rambuteauavait été si fâché d’entendre le duc de Guermantes appeler unédicule Rambuteau) était «&|160;pistière&|160;», n’entendit jamaisdans toute sa vie une seule personne dire «&|160;pissotière&|160;»,bien que bien souvent on prononçât ainsi devant lui. Mais l’erreurest plus entêtée que la foi et n’examine pas ses croyances.Constamment le maître d’hôtel disait&|160;: «&|160;Certainement M.le baron de Charlus a pris une maladie pour rester si longtempsdans une pistière. Voilà ce que c’est que d’être un vieux coureurde femmes. Il en a les pantalons. Ce matin, madame m’a envoyé faireune course à Neuilly. À la pistière de la rue de Bourgogne j’ai vuentrer M. le baron de Charlus. En revenant de Neuilly, bien uneheure après, j’ai vu ses pantalons jaunes dans la même pistière, àla même place, au milieu, où il se met toujours pour qu’on ne levoie pas.&|160;» Je ne connais rien de plus beau, de plus noble etplus jeune qu’une nièce de Mme de Guermantes. Maisj’entendis le concierge d’un restaurant où j’allais quelquefoisdire sur son passage&|160;: «&|160;Regarde-moi cette vieillerombière, quelle touche&|160;! et ça a au moins quatre-vingtsans.&|160;» Pour l’âge il me paraît difficile qu’il le crût. Maisles chasseurs groupés autour de lui, qui ricanaient chaque foisqu’elle passait devant l’hôtel pour aller voir non loin de là sesdeux charmantes grand’tantes, Mmes de Fezensac et deBallery, virent sur le visage de cette jeune beauté lesquatre-vingts ans que, par plaisanterie ou non, avait donnés leconcierge à la vieille «&|160;rombière&|160;». On les aurait faittordre en leur disant qu’elle était plus distinguée que l’une desdeux caissières de l’hôtel, qui, rongée d’eczéma, ridicule degrosseur, leur semblait belle femme. Seul peut-être le désir sexueleût été capable d’empêcher leur erreur de se former, s’il avaitjoué sur le passage de la prétendue vieille rombière, et si leschasseurs avaient brusquement convoité la jeune déesse. Mais pourdes raisons inconnues, et qui devaient être probablement de naturesociale, ce désir n’avait pas joué. Il y aurait du reste beaucoup àdiscuter. L’univers est vrai pour nous tous et dissemblable pourchacun. Si nous n’étions pas, pour l’ordre du récit, obligé de nousborner à des raisons frivoles, combien de plus sérieuses nouspermettraient de montrer la minceur menteuse du début de ce volumeoù, de mon lit, j’entends le monde s’éveiller, tantôt par un temps,tantôt par un autre. Oui, j’ai été forcé d’amincir la chose etd’être mensonger, mais ce n’est pas un univers, c’est des millions,presque autant qu’il existe de prunelles et d’intelligenceshumaines, qui s’éveillent tous les matins.

Pour revenir à Albertine, je n’ai jamais connu de femmes douéesplus qu’elle d’heureuse aptitude au mensonge animé, coloré desteintes mêmes de la vie, si ce n’est une de ses amies – une de mesjeunes filles en fleurs aussi, rose comme Albertine, mais dont leprofil irrégulier, creusé, puis proéminent à nouveau, ressemblaittout à fait à certaines grappes de fleurs roses dont j’ai oublié lenom et qui ont ainsi de longs et sinueux rentrants. Cette jeunefille était, au point de vue de la fable, supérieure à Albertine,car elle n’y mêlait aucun des moments douloureux, des sous-entendusrageurs qui étaient fréquents chez mon amie. J’ai dit pourtantqu’elle était charmante quand elle inventait un récit qui nelaissait pas de place au doute, car on voyait alors devant soi lachose – pourtant imaginée – qu’elle disait, en se servant comme vuede sa parole. La vraisemblance seule inspirait Albertine, nullementle désir de me donner de la jalousie. Car Albertine, sans êtreintéressée peut-être, aimait qu’on lui fît des gentillesses. Or si,au cours de cet ouvrage, j’ai eu et j’aurai bien des occasions demontrer comment la jalousie redouble l’amour, c’est au point de vuede l’amant que je me suis placé. Mais pour peu que celui-ci ait unpeu de fierté, et dût-il mourir d’une séparation, il ne répondrapas à une trahison supposée par une gentillesse, il s’écartera ou,sans s’éloigner, s’ordonnera de feindre la froideur. Aussi est-ceen pure perte pour elle que sa maîtresse le fait tant souffrir.Dissipe-t-elle, au contraire, d’un mot adroit, de tendres caresses,les soupçons qui le torturaient bien qu’il s’y prétendîtindifférent, sans doute l’amant n’éprouve pas cet accroissementdésespéré de l’amour où le hausse la jalousie, mais cessantbrusquement de souffrir, heureux, attendri, détendu comme on l’estaprès un orage quand la pluie est tombée et qu’à peine sent-onencore sous les grands marronniers s’égoutter à longs intervallesles gouttes suspendues que déjà le soleil reparu colore, il ne saitcomment exprimer sa reconnaissance à celle qui l’a guéri. Albertinesavait que j’aimais à la récompenser de ses gentillesses, et celaexpliquait peut-être qu’elle inventât, pour s’innocenter, des aveuxnaturels comme ses récits dont je ne doutais pas et dont un avaitété la rencontre de Bergotte alors qu’il était déjà mort. Jen’avais su jusque-là des mensonges d’Albertine que ceux que, parexemple, à Balbec m’avait rapportés Françoise et que j’ai omis dedire bien qu’ils m’eussent fait si mal&|160;: «&|160;Comme elle nevoulait pas venir, elle m’a dit&|160;: Est-ce que vous ne pourriezpas dire à monsieur que vous ne m’avez pas trouvée, que j’étaissortie&|160;?&|160;» Mais les «&|160;inférieurs&|160;» qui nousaiment comme Françoise m’aimait ont du plaisir à nous froisser dansnotre amour-propre.

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