La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

La Quittance de minuit – Tome I – L’héritière

de Paul Féval

PROLOGUE – LES MOLLY-MAGUIRES

I – REPAS IRLANDAIS

Le vieux Mac-Diarmid avait une ferme de sept acres sur les bords du lac Corrib, à quelques milles de Galway. Sa maison était assise à quatre ou cinq cents pieds au-dessus du niveau du lac, sur le versant du dernier mont de la chaîne des Mamturks, qui domine l’extrémité occidentale de la province de Connaught, en Irlande.

Les joyeux bouquets d’arbres qui l’entouraient d’une verte ceinture, sur le flanc de la montagne nue, lui donnaient un aspect d’aisance et de bonheur. Elle était plus grande que ne le sont d’ordinaire les habitations des fermiers irlandais,surtout dans cette pauvre province de Connaught, où l’homme vit et meurt dans des cabanes indignes de servir d’asile à des brutes.

La maison de Mac-Diarmid était composée d’une construction principale, qui avait sans doute formé dans l’origine une habitation complète, et de deux petits bâtiments ajoutés après coup. Pour fixer tout de suite les idées de nos lecteurs, nous dirons que les trois parties de ce rustique édifice n’égalaient pas ensemble en valeur l’étable d’une ferme anglaise. C’était, à l’ouest du Connaught, une demeure presque opulente : en tout autre lieu de la terre, c’eût été un misérable réduit.

Il était environ sept heures du soir, et le mois de novembre commençait. La nuit se faisait noire. Dans la pièce principale du logis de Mac-Diarmid, il y avait deux ou troisjattes fumantes sur une table de bois raboteux, qu’éclairaient deuxchandelles de jonc. Autour de ce repas plus que frugal s’asseyaitle vieux fermier avec ses huit fils et une jeune fille. Au bas boutde la table, il y avait une enfant, un serviteur et un homme enhaillons, qui dévorait.

La pièce était grande ; elle n’avaitd’autres meubles que les sièges qui entouraient la table. Cessièges étaient de deux sortes : de courts billots pour lesfils et les serviteurs ; pour le vieillard et la jeune fille,des chaises de bois en forme de baquet[1]. À lagauche du vieillard, une troisième chaise pareille à la siennedemeurait vide. À la muraille pendait un dressoir presqueentièrement dégarni, et, au-dessus de la cheminée fumeuse, deuxfusils rouillés croisaient leurs canons.

À droite de la table, qui n’occupait pasexactement le centre de la pièce, une corde tendue allait d’unemuraille à l’autre. Derrière cette corde une autre réunion prenaitaussi son repas du soir. C’était d’abord une vache d’assez bellevenue, qui semblait ménager l’herbe rare étalée parcimonieusementdevant elle, et qui jetait de temps à autre vers la famille desregards amis. C’étaient ensuite trois moutons à longues laines, quidormaient entassés dans un coin. C’était enfin un grand porc noirqui fourrait son museau en grognant dans des résidus de chanvre etd’épluchures de pommes de terre.

Ces hôtes divers étaient là chez eux, etn’essayaient point de franchir la limite imposée à leurs ébats.

Sous la table, entre l’homme aux haillons etles membres de la famille, deux forts chiens de montagne,serviteurs privilégiés, prenaient leur part au repas.

Dans les jattes, il y avait des pommes deterre bouillies, dont la pulpe farineuse sortait à travers leurspellicules crevassées. Devant chaque convive se trouvait un gobeletde bois, et çà et là se dressaient des pots larges et ronds, deforme à peu près cylindrique, qui contenaient la boisson favoritedes Irlandais du Connaught, le rude et brûlant poteen. Levieillard et la jeune fille avaient des gobelets d’étain. Auprès dela première, une cruche de grès contenait de l’eau pure.

Si les meubles manquaient, il y avaitprofusion d’ornements aux murailles. À la faible lueur deschandelles de jonc, on voyait surgir de tous côtés les têtesenluminées d’une douzaine de saints, et les pâles figures dequelques victimes des luttes politiques, à qui le pieux souvenir deleurs frères avait fait une histoire et une célébrité. Saints etmartyrs formaient un cordon sans fin, et s’alignaient le long dumur, de manière à remplacer presque une tapisserie. Sous lesestampes on pouvait déchiffrer d’interminables légendes, les unesen vers, les autre en prose, qui racontaient la vie du saintreprésenté.

On voyait là saint Patrick, le patron del’Irlande, le compagnon de saint Germain et de Lupus, le fondateurdu noble archevêché d’Armagh ; on voyait saint Janvier, saintMartin, saint Gérald, et le fameux Finn-Bar, le saint à lablanche chevelure. Toutes ces vénérables images étaiententourées d’un nombre plus ou moins considérable de rameaux bénitsaux grandes fêtes de l’année catholique ; les plus illustres,saint Patrick et saint Finn-Bar, avaient comme un cadre vert debuis et de laurier.

Quant aux héros politiques, on remarquaitparmi eux John Keogh, le ferme et vaillant précurseurd’O’Connell ; Wolf Tone, le chef des Irlandais-Unis ;Michel Lamb, le père des Phéniens ou Fenyans de Donmore, et unefoule d’obscurs martyrs, à qui la poésie nationale a tressé debelles couronnes.

Cette vaste salle, malgré la naïve profusiondes estampes grossières collées à ses murailles, malgré la pauvretédu repas offert à ses hôtes, malgré même le voisinage des animauxdomestiques, qui faisait de l’une de ses moitiés une étable,conservait en son aspect une sorte de grandeur sauvage. Cela tenaitun peu à la pièce elle-même, dont la charpente élevée se perdaitdans l’obscurité, et beaucoup à la noble mine des convivesassemblés autour de la table.

Le vieux Miles Mac-Diarmid était un vieillardde grande taille, à la physionomie sévère ; son front large etchauve gardait autour des tempes d’épaisses masses de cheveuxblancs. Son regard était impérieux dans sa douceur. Il y avait surson visage, où la vieillesse avait mis peu de rides, comme uneauréole de patriarcale puissance. Lorsqu’il parlait, chacun setaisait ; chaque mot qui sortait de sa bouche, tombait commeun oracle sur la famille attentive. Les regards de ses fils, en setournant vers lui, s’imprégnaient de respect et d’amour ; etlorsque Ellen Mac-Diarmid levait vers lui ses grands yeux noirs auxreflets d’or, qui rêvaient tristement, elle essayait desourire.

Ellen avait vingt ans. Elle était grande, etson front pur, où se reflétait comme en un beau miroir l’inquiétudede son âme pensive, avait pour couronne les nombreux anneaux d’unemagnifique chevelure. Ses traits gardaient, dans leur exquiseproportion, le caractère de la race.

Sous les contours harmonieux de sa joue ondevinait la saillie de ses pommettes ; et la ligne fière deses sourcils surplombait au-dessus de l’œil, dont elle ombrageaitles rayons trop vifs. Ellen avait dû être gaie aux jours de sonenfance ; elle savait encore sourire, et son sourire étaitbien doux ; mais quelque chose, dans la hautaine beauté de sonvisage, parlait de fatigue et de souffrance.

Il y avait un rêve au fond de ce cœur ;la vierge avait perdu le repos des heures d’ignorance. Autour deses grands yeux des larmes avaient déjà coulé.

Et, pour pleurer, Ellen avait dû biensouffrir : car elle était forte, et son âme se dressait contrela douleur, aussi vaillante que le cœur d’un homme.

Son costume, bien qu’il ne ressemblât point àcelui des ladies, n’était pas non plus en rapport exact avec lapauvre apparence de la ferme et les vêtements des convives. Lesneuf Mac-Diarmid, en effet, portaient tous l’uniforme du paysanirlandais : veste ronde en étoffe de laine légèrementplucheuse, dont la couleur noirâtre a de rouges reflets ;culotte courte, d’un jaune cendré ; bas de toile bleue, surlesquels se lacent des brodequins en cuir non tanné.

Ce costume, nous n’avons pas besoin de ledire, est celui des laboureurs aisés. La majeure partie deshabitants des campagnes n’a guère pour vêtements que d’informeshaillons, et pour chaussure que la peau de ses pieds. LesMac-Diarmid pouvaient se considérer comme riches dans un pays où ledénûment est la loi commune.

Ellen portait un justaucorps de laine noireélégamment coupé, qui faisait valoir les gracieuses richesses de sataille. Sa jupe, de même couleur, drapait ses longs plis avec unemollesse qu’eût enviée une femme à la mode. Elle avait la tête nue,et un fichu de batiste se nouait autour de son cou. Derrière elle,sur le dossier de sa chaise en forme de baquet, sa mante rouges’étendait, humide encore de la promenade du soir.

Parmi les fils de Mac-Diarmid, quatre avaientatteint l’âge viril ; les quatre autres étaient des jeunesgens de dix-huit à vingt-cinq ans. Presque tous ressemblaient àleur père d’une façon frappante ; mais on reconnaissait surleurs visages, à des degrés différents, la pétulance et la fougueirlandaises. Le vieillard lui-même, malgré sa sérénité patriarcale,n’échappait point entièrement au caractère hibernien. Si quelqueémotion soudaine venait à la traverse de son calme habituel, sonœil bleu brillait tout à coup sous la ligne blanche de sessourcils ; les mots se pressaient rapides sur sa lèvre, et sesgestes précipités semblaient vouloir devancer sa parole.

L’aîné des Mac-Diarmid s’asseyait à table leplus près d’Ellen. Il restait néanmoins séparé d’elle par un largeespace, comme si l’étiquette de famille eût défendu à tout autrequ’au vieillard de s’approcher de la belle jeune fille. C’était unhomme de trente-deux ans environ, au visage rude et passionné, à latête chevelue, qui paraissait doué d’une grande vigueur de corps.Il se nommait Mickey ; ses frères lui parlaient avecdéférence, comme au chef futur de la maison.

Le second, qui avait nom Morris, eût passé partout pays pour un fort remarquable cavalier. Il avait sous songrossier costume un air noble et dégagé, qui semblait appeler deplus riches habits. Cette grande mine, soit dit en passant, estmoins rare qu’on ne pense en Irlande : la partialité anglaisea fatigué sa plume et son pinceau à caricaturer les pauvresIrlandais ; mais John Bull, en définitive, n’a pas eu lepouvoir de se faire plus beau que son voisin, et nous voudrionsparier que son rouge visage serait le plus laid des deux, si on luiôtait son bœuf et son ale pour le mettre pendant six cents ans aurégime du gâteau de paille d’avoine. Morris avait un large front depenseur. Son regard était profond et vif. Il y avait de ladistinction dans son sourire. Peut-être était-il moins vigoureux decorps que son aîné Mickey, mais son visage annonçait uneintelligence supérieure et une indomptable puissance devolonté.

On eût dit que ces huit jeunes gens étaientune élite choisie parmi les plus beaux fils de l’Irlande, et queMorris était le premier parmi eux. Les cinq frères qui venaientaprès lui, étaient de robustes garçons, joyeux et vifs, à la paroleleste, au geste prompt, qui dépêchaient leurs pommes de terre avecun appétit plein de gaieté. Ils s’appelaient Natty, Sam, Owen, Danet Larry. Aux fêtes de Galway, de Kilkerran et d’Oranmore, leursshillelahs(bâtons) avaient une haute renommée, et iln’était aucun d’eux qui n’eût fêlé en sa vie quatre ou cinq têtesd’orangiste pour l’acquit de sa conscience.

Le plus jeune des huit Mac-Diarmid qui avait àpeine dix-huit ans, s’appelait Jermyn. Il était beau comme sesfrères, mais sa figure avait une douceur timide. De longs cheveuxblonds tombaient en boucles abondantes sur la ratine brune quicouvrait ses épaules ; ses grands yeux bleus rêveurscherchaient à la dérobée le regard d’Ellen, qui ne le voyait point.Il parlait peu, et son silence faisait contraste avec les façonsétourdies de ses frères, qui, à l’exception de Morris ; sedisputaient incessamment la parole.

En somme, quelles que fussent les différencesqui existaient entre les fils de Diarmid, ils se rapprochaient parun caractère commun de force et de beauté. L’énergie brûlait danstous ces hardis regards ; l’audace était sur tous ces fronts.Il y avait là une vie abondante, un trésor inépuisable de jeunesseet de vaillance.

Après Jermyn, un espace vide restait, commeentre Mickey et la chaise d’Ellen. Au delà de ce vide, s’asseyaitPeggy, une enfant de treize à quatorze ans, qui remplissait auprèsd’Ellen une position intermédiaire entre l’amie et la suivante. Levoisin de cette enfant était Joyce, le valet de ferme ; levoisin de Joyce était Pat, l’homme en haillons.

Pat avait une figure maigre, où brillaientdeux yeux malins et vifs outre mesure. Ses cheveux fauves sehérissaient sur son crâne pointu. Il était petit et grêle ; ilmangeait avec avidité.

En tout autre pays du monde, on aurait prisPat pour un mendiant. Ici ce pouvait être un laboureur à gages oumême un petit tenancier. Ces deux dernières qualités, du reste,sont loin d’exclure la première, et, dans le malheureux Connaught,laboureurs et fermiers sont réduits bien souvent à demanderl’aumône.

Pat complétait le cordon qui entourait latable et rejoignait presque la chaise vide placée auprès du vieuxMiles Mac-Diarmid.

Les jattes de bois qui contenaient les pommesde terre étaient presque épuisées ; la faim s’apaisait ;les cruches de poteen devenaient plus légères. On causait,on riait, et, n’eût été la présence du vieillard, on serait arrivébien vite à ne plus pouvoir s’entendre. Mais, la gravité accoutuméedu vieux Miles avait ce soir-là quelque chose de triste.

Il avait à peine approché son gobelet d’étainde ses lèvres, et sa première pomme de terre, entamée, restaitpresque intacte devant lui.

Cette mélancolie du chef de la famille,partagée d’ailleurs par Ellen et par Jermyn, le plus jeune desDiarmid, mettait du froid dans la gaieté générale. On avait demandédes chansons à Pat ; Pat avait mal chanté. On avait énuméréles plus beaux coups de bâton donnés et reçus dans le mois ;on avait parlé des derniers meetings ; on avait, même bu à lasanté de Daniel O’Connell, le « Grand Libérateur » :il ne restait plus rien à faire.

– Père, dit Morris en un moment desilence, je sais ce qui vous rend triste. C’est aujourd’hui quenous devions avoir des nouvelles, mais il y a eu tempête en mer cesjours-ci : nous aurons des nouvelles demain.

Le vieux Miles jeta un regard furtif vers lachaise vide qui était à côté de lui. Puis ses yeux sebaissèrent.

– Dieu le veuille ! murmura-t-il.Vous avez peut-être bien agi, mon fils : l’honneur de notreJessy est sauvé. Mais n’avez-vous pas suspendu un malheur au-dessusde sa tête ?

Il y eut un instant de silence. Une émotionprofonde, combattue par la vigueur d’une volonté de fer, était surle visage de Morris.

– Il le fallait ! prononça-t-il toutbas. Le siège qui restait vide à la gauche du vieillard appartenaità Jessy. Jessy O’Brien était la fille orpheline de la sœur deMiles, qui l’aimait comme une enfant chérie. Les huit frèresvoyaient en elle une sœur, à l’exception de Morris, dont elle étaitnaguère la fiancée.

– Oui, reprit le vieillard, il lefallait. Mais la pauvre Jessy était notre joie ! Maintenant,au lieu du simple vêtement de nos filles, elle porte de richeshabits et des pierreries… Elle est la femme de lord GeorgeMontrath… un fier seigneur ! Chaque fois que sa lettre tarde àvenir, je crois que Dieu a cessé de la protéger, et que la menacede son sort est accomplie.

– Ne parlez pas ainsi, père ! ditMickey, dont le gros poing heurta violemment la table.

– Lord George n’oserait ! ajoutaOwen.

Toute trace de gaieté avait disparu. Les huitfrères fronçaient le sourcil. Leurs regards étaient sombres, commesi ces noms de Jessy et de lord George Montrath, jetés àl’improviste, avaient mis à la fois dans tous leurs cœurs une mêmepensée de colère.

– Milord n’oserait pas !répétèrent-ils d’une seule voix.

– Et s’il osait ?… ajouta Morris,dont le regard contenait une menace terrible.

Il n’acheva pas, mais chacun le comprit. Ellens’était emparée de la main du vieillard.

– Mac-Diarmid, dit-elle, Jessy estheureuse et pense à nous. Pauvre sœur ! elle a tantsouffert ! Dieu lui doit maintenant du bonheur.

Ce fut comme un vent de consolation qui passasur le front plissé des huit frères. Jermyn rougit et baissa lesyeux ; sa poitrine battit au son de cette douce voix quisavait le chemin de son cœur.

– Ma noble cousine, répliqua Miles avecun regard où il y avait une affection profonde et aussi du respect,vous aviez pour Jessy la tendresse d’une sœur. Je vous remercie delui avoir gardé un bon souvenir. Quand vous parlez d’espoir, Ellen,l’espoir, docile, revient vers nous.

Il se pencha, et, levant en même temps la maind’Ellen, il la toucha de ses lèvres.

Pour un homme initié aux mœurs familières etsans façon des Irlandais, cette action aurait eu quelque chose detout à fait extraordinaire. Mais celui-là l’aurait facilementexpliquée, qui a pu observer la tendance des Irlandais à pousserjusqu’au culte certains respects traditionnels.

Ellen reçut cet hommage comme on accepte untribut légitime. Elle prit les mains de son vieux parent et lesserra entre les siennes.

– Tout ce oui touche Mac-Diarmid m’estbien cher, dit-elle : n’ai-je pas trouvé dans cette demeure unpère tendre et des frères qui m’aiment ?

Il se fit un murmure autour de la table. Tousles visages exprimèrent l’élan d’un dévouement sans bornes ;mêlé toujours à une forte dose de respect. Jermyn seul n’osa pointlever les yeux, et une larme se montra entre les longs cils de sespaupières.

– Allons ! mes chéris, s’écria Owen,gai garçon qui ne s’accommodait guère de la mélancolie commune,trinquons en l’honneur de la noble Héritière qui nous appelle sesfrères ! Sur ma foi ! il y aurait du plaisir à se fairetuer pour elle !

Jermyn mit la main sur son cœur.

– Du plaisir et de l’honneur !ajouta Mickey. Père ; vous ne pouvez refuser d’emplir votregobelet.

Le vieillard se versa une rasade, et chacun seleva pour porter la santé d’Ellen, – l’Héritière.

– Morris, reprit Miles en se rasseyant,vous avez été à Galway. Quelles nouvelles ?

Il y eut un rapide et imperceptible regardéchangé entre les jeunes gens, et Morris répondit :

– Rien que je sache, père.

– Eh bien ! Morris, s’écria levieillard, dont l’œil bleu s’alluma, vous n’êtes pas si avancé quemoi. Nous vivons dans un misérable temps, mes enfants. Voici queles orangistes relèvent leur bannière et recommencent leursassemblées maudites !

– Les brigands ! dit Mickey.

– Les scélérats ! appuya Owen.

– Les coquins sans cœur !

Il sembla qu’une étincelle électrique eût faitle tour de la table. Le rouge était venu sur tous lesvisages ; tous les yeux flamboyaient, tous les brass’agitaient ; le noble front d’Ellen elle-même avait pris uneexpression étrange.

Jermyn, qui la considérait à la dérobée,restait seul en dehors de ce mouvement. Un sourire erra sur salèvre lorsqu’il vit l’expression indignée du beau visage de sacousine.

– Elle ne l’aime pas !Murmura-t-il.

– Faith ! grommela lepauvre Pat ; les diables qu’ils sont, veulent nous étranglertous jusqu’au dernier ! Mais il n’y a pas de tête protestantequi soit aussi dure qu’un shillelah, mes vrais amis…

Cela dit, Pat engloutit une énorme pomme deterre qu’il ne s’était point donné la peine de peler.

– Oui, enfants, reprit le vieillard, lesprotestants, nos éternels ennemis, se dressent de nouveau contrenous mais il est une chose plus déplorable, encore et plusindigne.

– Quoi donc ? demandèrent à la foisles jeunes gens.

Miles releva sa haute taille ; sa mobilephysionomie prit une expression de sévère dédain. Il était un desplus vieux et des plus fermes soutiens du Repeal[2]. O’Connell était son Dieu. Il voulaitvaincre, mais seulement en une lutte légale, et regardaitl’agitation pacifique comme la planche de salut de l’Irlande. Sesfils avaient été élevés dans cette foi. Miles leur avait appris àmaudire en même temps les tyrans saxons (les Anglais) etces hommes égarés qui, faibles contre leur martyre, se réfugiaientdans la violence. Il n’aurait point su dire s’il haïssait plus unorangiste qu’un ribbonman(membre des sociétés secrètes).Miles devait croire que ses huit fils partageaient avec lui cessentiments.

– Il y a, poursuivit-il, que nos frèresviennent en aide encore une fois aux orangistes et se font nos pluscruels adversaires ; il y a que des bandes de traîtres sansaveu recommencent les sanglants exploits des Whiteboys etdes Pieds-Noirs. Des gens qui viennent on ne sait d’où, etqui se cachent sous le nom de Mollies, attirent à eux lesfous et les faibles, pour les enrôler dans leur arméeincendiaire…

– J’ai entendue parler de cela,interrompit froidement Mickey.

– Les Molly-Maguires, ajouta Morris d’unton respectueux mais ferme, sont des Irlandais et des catholiques,mon père !

– Est-ce bien un Diarmid qui parleainsi ? s’écria le vieillard en recouvrant soudain toute lafougueuse vivacité du caractère national. Taisez-vous,Morris ! Les brigands qui déshonorent l’Irlande ne sont pasdes Irlandais. Et si vous vous souveniez des paroles de notre pèreO’Connell[3]

– Je m’en souviens, dit Morris, et je lestrouve sévères.

Miles devint pâle d’indignation.

– Tais-toi ! dit-il à voix basse, ouj’aurai honte d’être ton père !

La belle figure du second des Mac-Diarmid neperdit point son expression de tranquille respect. Il ne prononçaplus une parole. Ses frères baissaient la tête et semblaientsouffrir de cette scène.

Le regard d’Ellen allait de l’un à l’autre,inquiet et perçant. On eût dit qu’elle lisait sur tous ces frontscomme en un livre, et qu’elle sondait le fond de tous cescœurs.

Pat avait pris un air humble et contrit, souslequel se montrait la queue d’un malin sourire. Ilgrommelait :

– Och ! arrah !faith ! ma bouchal ! musha ! et ces milleautres interjections dont la loquacité irlandaise fait un usageimmodéré.

Et il mangeait sournoisement une quantitéconsidérable de pommes de terre non pelées.

Le vieux Miles ne prit point garde à la sombreattitude de ses fils, et se sentit désarmé par ce docile silencequi succédait à la discussion bruyante. Il tendit la main à Morrisau travers de la table.

– Mon beau gars, dit-il d’un ton radouci,vous êtes trop jeune pour parler comme il faut de ces choses. Jesais bien que les têtes légères des garçons de votre âge necomprennent rien à la sagesse des vieillards. C’est sur cela quecomptent les coquins de Mollies et leurs pareils. Buvez uncoup, Morris, mon fils, et ne gardez point rancune à votrepère.

Morris serra la main du vieillard aveceffusion, et son noble visage exprima énergiquement toute lavivacité de sa tendresse filiale.

– Merci, père ! dit-il.

Et, comme si le bienfait eût été commun, lesautres Mac-Diarmid répétèrent :

– Merci, père !

– Och ! murmura Pat enessuyant ses yeux qui ne pleuraient point : ça fait grandplaisir de voir de si braves chrétiens ! Que Dieu vous bénissetous, mes chéris !

– Quant à ces scélérats de Mollies,reprit Miles, leurs façons ne sont point nouvelles. Moi qui ai vules Enfants-Blancs, les Cœurs-de-Chêne, les Cœurs-d’Acier, lesEnfants de lady Clare, les Dogues du Grand-Fenyan, les Rockistes,les Fils de la mère Terry, les Pieds-Blancs, les Pieds-Noirs, IesGaravats et dix autres troupes de coquins, portant des nomsinventés par le diable, je sais depuis cinquante ans leursmanières : ils brûlent, ils pillent…

– Ils brûlent, interrompit Morris, ils nepillent pas.

– Je te dis qu’ils pillent ! s’écriale vieux Miles. Tu n’as pas encore trente ans, toi : commentsaurais-tu cela mieux que moi qui cours dans ma soixante-douzièmeannée ? Les connais-tu, pour les défendre ? Voilà troisou quatre mois que nous avons entendu prononcer pour la premièrefois ce nom de Molly-Maguires. C’étaient d’abord quelquesmisérables bandits venus du Sud et habillés en femmes… toujours lamême histoire ! Puis de pauvres gens du Connaught se sontlaissé prendre à l’espoir de la vengeance, et, malgré les ordressacrés du Libérateur, on a rallumé la torche ! Et voilà queLondres nous envoie de nouveau dès habits rouges, et que lesdragons apprennent encore une fois les chemins de lamontagne !

Il s’arrêta un instant, puis il reprit enpassant la main sur son front :

– C’est un malheureux temps que celui oùles fils de Diarmid trouvent des paroles pour défendre les ennemisd’O’Connell !

Sam, Owen, Dan et Larry regardèrent Morris endessous, comme s’ils eussent redouté une réponse trop vive. MaisMorris conservait sa déférence calme, et ses yeux, fixés sur sonvieux père, ne perdaient point leur expression d’affectueuxrespect.

– Que Dieu garde Daniel O’Connell !répliqua-t-il : c’est le plus grand des Irlandais.

Une bénédiction à l’adresse du Libérateurcourut de bouche en bouche tout autour de la table, et ne s’arrêtaqu’au pauvre Pat, qui avait la bouche trop pleine pour y pouvoirmettre une bénédiction.

– À la bonne heure ! reprit MilesMac-Diarmid, dont les yeux bleus rassérénés brillèrent ; à labonne heure, enfants ! Soyez sûrs qu’il viendra dans quelquesmois pour les élections de Galway, et qu’il fera rentrer sous terreces suppôts de Satan, quel que soit le nom qu’il leur plaise deprendre ! En attendant, comme je vous le disais, ils n’ontpoint changé de manières depuis cinquante ans. J’ai vu aujourd’huidans les rues de Galway des placards tout pareils à ceux desWhiteboys, à ceux des Claristes, à ceux des Rockistes et autresbandits du temps passé. C’est écrit avec du sang et c’est timbréd’un cercueil !

La petite Peggy frissonna. Ellen releva sesbeaux yeux noirs, dont la prunelle transparente montra ses sombresreflets d’or.

– Que Jésus ait pitié de nous !grommela Pat. Un cercueil vaut un autre cachet, après tout. Et…Dieu vous bénisse, Mac-Diarmid, mon chéri !

– Et que disent ces placards ?demanda Mickey.

– Ils condamnent un homme à mort,répondit Miles.

La paupière d’Ellen trembla légèrement.

– Et ils annoncent l’incendie de lagrande ferme de Luke Neale, le middleman.

Owen frissonna et baissa les yeux. Son frèreMorris lui serra la main à la dérobée. Les autres parlaient tous àla fois.

– Un usurier sans pitié ! s’écriaLarry.

– Une sangsue insatiable !

– Un orangiste enragé !

– Un assassin !

– Un diable ! s’écria le vieuxMiles, c’est bien vrai ! Mais, pour punir un misérable,doit-on attirer de nouveaux malheurs sur le pays ?Souvenez-vous des paroles du Libérateur !…

– Le Libérateur est un homme, dit Morrisà demi-voix : Dieu seul est infaillible.

Le vieillard n’entendit point cetteréflexion.

– Et puis, reprit-il, une si belleferme !

– Musha ! j’en sais quelquechose, puisque : j’y gagne mon pauvre pain ! appuya Patd’une voix lamentable ; la plus belle ferme du comté ! unbijou comme il n’y en a pas au paradis ! une ferme aussibelle, on peut l’affirmer, que le château de Diarmidlui-même !

– La paix, Pat ! dit le vieillardavec tristesse. Ce n’est pas ici qu’il faut parler du château deDiarmid.

Il se fit un silence autour de la table.Morris avait froncé ses noirs sourcils. Les paupières d’Ellens’étaient de nouveau baissées.

– Le jour viendra, dit Jermyn àdemi-voix, où l’on pourra parler du château de Diarmid devant lanoble Héritière !

L’œil de l’adolescent brilla un instant au feud’un enthousiasme soudain ; puis son front se rougit, commes’il avait eu honte de sa hardiesse.

– Et l’homme ? demanda Ellen toutbas en s’adressant au vieillard.

– Quel homme ? dit celui-ci.

– L’homme qu’on doit assassiner.

– Celui-là est un cœur dur, répondit levieux Miles lentement. Il a fait bien du mal à nos frères égarés.Ils veulent se venger, ils ont tort peut-être ; mais lavieille loi d’Irlande est sang pour sang. Que Dieu ait pitié delui !

Ellen était devenue pâle, et Jermyn pâlissaità la regarder.

– Dites-moi son nom, mon père,murmura-t-elle.

– Ma noble fille, répondit le vieillard,vous le connaissez : c’est le major Percy Mortimer.

Elle se tut. Sa physionomie demeura immobile,et un regard indifférent n’y eût remarqué aucun signe d’émotion. Etpourtant Jermyn, qui la considérait attentivement, devint plus pâleencore. Ses sourcils se froncèrent.

– Elle l’aime ! pensa-t-il.Oh ! je vois bien qu’elle l’aime !

Au nom du major, Morris était devenupensif.

Pat buvait à petites gorgées un grand gobeletde poteen.

– Une belle ferme et un beausoldat ! murmura-t-il entre ses dents ; et ça peut sefaire d’un coup, j’en donne ma parole sacrée ! puisque lemajor est à la ferme de Luke Neale.

– Mais c’est trop penser à tout cela,reprit le vieux Miles brusquement.

Il se leva et poursuivit ensouriant :

– Il n’y a ici ni Molly-Maguires niorangistes ; nous sommes tous de bons Irlandais, dévoués à lacause du Rappel, et nous pouvons prier Dieu, puisque nosconsciences sont tranquilles. À genoux, mes enfants ! la nobleHéritière va nous réciter l’oraison du soir.

Les convives se levèrent et se dirigèrent un àun vers un grossier crucifix de faïence suspendu à la muraille,au-dessus d’une coquille contenant de l’eau bénite. Ils trempèrenttour à tour leurs doigts dans la coquille et firent dévotement lesigne de la croix.

Ellen s’était levée, elle aussi. Son beauvisage était couvert d’une pâleur mate ; ses yeux se fixaientà terre, et les lignes de sa bouche tremblaient sous l’effortqu’elle faisait pour garder le calme de sa physionomie. Sespremiers pas chancelèrent ; mais elle parvint à gagner lebénitier sans exciter l’attention, et se signa pieusement comme lesautres.

Tout le monde s’agenouilla, chacun choisissantle saint vers lequel l’appelait sa dévotion particulière. Puis, aumilieu du silence profond qui régnait maintenant dans la salle, lavoix tremblante d’Ellen s’éleva pour réciter en latin la prièrecatholique.

À mesure qu’elle avançait dans l’oraison, savoix s’affermissait et devenait plus calme ; mais il étaittrop tard, et Jermyn, au lieu de prier, répétait au fond de soncœur :

– Elle l’aime, mon Dieu ! je voisbien qu’elle l’aime !

L’oraison se poursuivait cependant. Le vieuxMac-Diarmid et les huit frères répondaient en chœur aux versetssacrés. On pria longuement pour Daniel O’Connell, le libérateur del’Irlande ; on pria pour Jessy, la fille et la sœurbien-aimée, dont le bonheur était en péril loin de la patrie ;on pria pour les pauvres Irlandais persécutés, et l’on pria pourles protestants, leurs persécuteurs.

Lorsque l’écho des dernières paroles d’Ellense tut, chacun resta encore à genoux quelques minutes, élevant soncœur vers Dieu.

L’heure du repos était venue.

Ellen prit une des chandelles de jonc, etsortit par une porte située au fond de la salle, qui communiquait àl’un des bâtiments ajoutés après coup au corps de logis principal,et dont nous avons parlé déjà. Cette maisonnette servait de chambreà coucher à Ellen et à Peggy.

Une porte parallèle à la première conduisait àla seconde maisonnette, qui était la retraite du vieillard. Leshuit Mac-Diarmid, Joyce et les hôtes qui demandaient un abri auvieux Miles, couchaient dans la salle commune.

Au moment où le vieillard souhaitait la bonnenuit à ses fils, le pauvre Pat, qui avait fait un petit sommedurant la prière, s’approcha doucement de Jermyn et lui glissaquelques mots à l’oreille en souriant. Le jeune homme tressaillitde la tête aux pieds ; il s’appuya au mur pour ne point tomberà la renverse. Pat sourit encore et toucha l’épaule d’Owen ;il prononça également deux ou trois paroles à son oreille.

Owen tressaillit comme son jeune frère.

Pat s’approcha successivement, et sans êtrevu, des six autres frères, auxquels il glissa son avertissementmystérieux. Morris, auquel il s’adressa le dernier, ne laissaparaître aucune émotion sur son fier visage ; seulement unetristesse grave éteignit le feu de son regard.

– C’est bien, répondit-il.

– Ma bouchal ! grommelaPat, je crois bien que c’est bien ! musha !bonne nuit, mes chéris ! J’ai de la route à faire, moi. Et quisait si je dormirai d’ici demain matin ?

Il sortit en entassant avec volubilité unvéritable monceau de bénédictions.

Joyce s’était étendu sur la paille jetée en uncoin de la salle. Les animaux qui étaient au delà de la corde,avaient fini leur repas et dormaient. Les deux grands chiens demontagne s’étaient couchés sous la table. Les huit frères seserrèrent la main sans s’adresser la parole. Le silence etl’obscurité régnèrent dans la maison de Diarmid.

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