La Recherche de l’Absolu

La Recherche de l’Absolu

d’ Honoré de Balzac

À Madame Joséphine Delannoy, née Doumerc

Madame, fasse Dieu que cette œuvre ait une vie plus longue que la mienne;; la reconnaissance que je vous ai vouée, et qui, je l’espère, égalera votre affection presque maternelle pour moi,subsisterait alors au-delà du terme fixé à nos sentiments. Ce sublime privilège d’étendre ainsi par la vie de nos œuvres l’existence du cœur suffirait, s’il y avait jamais une certitude à cet égard, pour consoler de toutes les peines qu’il coûte à ceux dont l’ambition est de le conquérir. Je répéterai donc : Dieu le veuille !

De Balzac

Il existe à Douai dans la rue de Paris une maison dont la physionomie, les dispositions intérieures et les détails ont, plus que ceux d’aucun autre logis, gardé le caractère des vieilles construction flamandes, si naïvement appropriées aux mœurs patriarcales de ce bon pays ; mais avant de la décrire,peut-être faut-il établir dans l’intérêt des écrivains la nécessité de ces préparations didactiques contre lesquelles protestent certaines personnes ignorantes et voraces qui voudraient des émotions sans en subir les principes générateurs, la fleur sans la graine, l’enfant sans la gestation.

L’Art serait-il donc tenu d’être plus fort que ne l’est la Nature ?

Les événements de la vie humaine, soit publique, soit privée,sont si intimement liés à l’architecture, que la plupart desobservateurs peuvent reconstruire les nations ou les individus danstoute la vérité de leurs habitudes, d’après les restes de leursmonuments publics ou par l’examen de leurs reliques domestiques.L’archéologie est à la nature sociale ce que l’anatomie comparéeest à la nature organisée. Une mosaïque révèle toute une société,comme un squelette d’ichthyosaure sous-entend toute une création.De part et d’autre, tout se déduit, tout s’enchaîne. La cause faitdeviner un effet, comme chaque effet permet de remonter à unecause. Le savant ressuscite ainsi jusqu’aux verrues des vieux âges.De là vient sans doute le prodigieux intérêt qu’inspire unedescription architecturale quand la fantaisie de l’écrivain n’endénature point les éléments&|160;; chacun ne peut-il pas larattacher au passé par de sévères déductions&|160;; et, pourl’homme, le passé ressemble singulièrement à l’avenir : luiraconter ce qui fut, n’est-ce pas presque toujours lui dire ce quisera&|160;? Enfin, il est rare que la peinture des lieux où la vies’écoule ne rappelle à chacun ou ses vœux trahis ou ses espérancesen fleur. La comparaison entre un présent qui trompe les vouloirssecrets et l’avenir qui peut les réaliser est une sourceinépuisable de mélancolie ou de satisfactions douces. Aussi est-ilpresque impossible de ne pas être pris d’une espèced’attendrissement à la peinture de la vie flamande, quand lesaccessoires en sont bien rendus. Pourquoi&|160;? Peut-être est-ce,parmi les différentes existences, celle qui finit le mieux lesincertitudes de l’homme. Elle ne va pas sans toutes les fêtes, sanstous les liens de la famille, sans une grasse aisance qui attestela continuité du bien-être, sans un repos qui ressemble à de labéatitude&|160;; mais elle exprime surtout le calme et la monotonied’un bonheur naïvement sensuel où la jouissance étouffe le désir enle prévenant toujours. Quelque prix que l’homme passionné puisseattacher aux tumultes des sentiments, il ne voit jamais sansémotion les images de cette nature sociale où les battements ducœur sont si bien réglés que les gens superficiels l’accusent defroideur. La foule préfère généralement la force anormale quidéborde à la force égale qui persiste. La foule n’a ni le temps nila patience de constater l’immense pouvoir caché sous une apparenceuniforme. Aussi, pour frapper cette foule emportée par le courantde la vie, la passion de même que le grand artiste n’a-t-elled’autre ressource que d’aller au-delà du but, comme ont faitMichel-Ange, Bianca Capello, Mlle de La Vallière, Beethoven etPaganini. Les grands calculateurs seuls pensent qu’il ne fautjamais dépasser le but, et n’ont de respect que pour la virtualitéempreinte dans un parfait accomplissement qui met en toute œuvre cecalme profond dont le charme saisit les hommes supérieurs.

Or, la vie adoptée par ce peuple essentiellement économe remplitbien les conditions de félicité que rêvent les masses pour la viecitoyenne et bourgeoise.

La matérialité la plus exquise est empreinte dans toutes leshabitudes flamandes. Le confort anglais offre des teintes sèches,des tons durs&|160;; tandis qu’en Flandre le vieil intérieur desménages réjouit l’œil par des couleurs moelleuses, par une bonhomievraie&|160;; il implique le travail sans fatigue&|160;; la pipe ydénote une heureuse application du far niente napolitain&|160;;puis, il accuse un sentiment paisible de l’art, sa condition laplus nécessaire, la patience, et l’élément qui en rend lescréations durables, la conscience. Le caractère flamand est dansces deux mots, patience et conscience, qui semblent exclure lesriches nuances de la poésie et rendre les mœurs de ce pays aussiplates que le sont ses larges plaines, aussi froides que l’est sonciel brumeux.

Néanmoins il n’en est rien. La civilisation a déployé là sonpouvoir en y modifiant tout, même les effets du climat. Si l’onobserve avec attention les produits des divers pays du globe, onest tout d’abord surpris de voir les couleurs grises et fauvesspécialement affectées aux productions des zones tempérées, tandisque les couleurs les plus éclatantes distinguent celles des payschauds. Les mœurs doivent nécessairement se conformer à cette loide la nature. Les Flandres, qui jadis étaient essentiellementbrunes et vouées à des teintes unies, ont trouvé les moyens dejeter de l’éclat dans leur atmosphère fuligineuse par lesvicissitudes politiques qui les ont successivement soumises auxBourguignons, aux Espagnols, aux Français, et qui les ont faitfraterniser avec les Allemands et les Hollandais. De l’Espagne,elles ont gardé le luxe des écarlates, les satins brillants, lestapisseries à effet vigoureux, les plumes, les mandolines, et lesformes courtoises. De Venise, elles ont eu, en échange de leurstoiles et de leurs dentelles, cette verrerie fantastique où le vinreluit et semble meilleur. De l’Autriche, elles ont conservé cettepesante diplomatie qui, suivant un dicton populaire, fait trois pasdans un boisseau. Le commerce avec les Indes y a versé lesinventions grotesques de la Chine, et les merveilles du Japon.

Cependant, malgré leur patience à tout ramasser, à ne rienrendre, à tout supporter, les Flandres ne pouvaient guère êtreconsidérées que comme le magasin général de l’Europe, jusqu’aumoment où la découverte du tabac souda par la fumée les traitsépars de leur physionomie nationale. Dès lors, en dépit desmorcellements de son territoire, le peuple flamand exista de par lapipe et la bière.

Après s’être assimilé, par la constante économie de sa conduite,les richesses et les idées de ses maîtres ou de ses voisins, cepays, ni nativement terne et dépourvu de poésie, se composa une vieoriginale et des mœurs caractéristiques, sans paraître entaché deservilité. L’Ain y dépouilla toute idéalité pour reproduireuniquement la Forme.

Aussi ne demandez à cette patrie de la poésie plastique ni laverve de la comédie, ni l’action dramatique, ni les jets hardis del’épopée ou de l’ode, ni le génie musical, mais elle est fertile endécouvertes, en discussions doctorales qui veulent et le temps etla lampe. Tout y est frappé au coin de la jouissance temporelle.L’homme y voit exclusivement ce qui est, sa pensée se courbe siscrupuleusement à servir les besoins de la vie qu’en aucune œuvreelle ne s’est élancée au-delà du monde réel. La seule idée d’avenirconçue par ce peuple fut une sorte d’économie en politique, saforce révolutionnaire vint du désir domestique d’avoir les coudéesfranches à table et son aise complète sous l’auvent de ses steedes.Le sentiment du bien-être et l’esprit d’indépendance qu’inspire lafortune engendrèrent, là plus tôt qu’ailleurs, ce besoin de libertéqui plus tard travailla l’Europe.

Aussi, la constance de leurs idées et la ténacité quel’éducation donne aux Flamands en firent-elles autrefois des hommesredoutables dans la défense de leurs droits. Chez ce peuple, riendonc ne se façonne à demi, ni les maisons, ni les meubles, ni ladigue, ni la culture, ni la révolte. Aussi garde-t-il le monopolede ce qu’il entreprend. La fabrication de la dentelle, œuvre depatiente agriculture et de plus patiente industrie, celle de satoile sont héréditaires comme ses fortunes patrimoniales. S’ilfallait peindre la constance sous la forme humaine la plus pure,peut-être serait-on dans le vrai, en prenant le portrait d’un bonbourgmestre des Pays-Bas, capable, comme il s’en est tantrencontré, de mourir bourgeoisement et sans éclat pour les intérêtsde sa Hanse. Mais les douces poésies de cette vie patriarcale seretrouveront naturellement dans la peinture d’une des dernièresmaisons qui, au temps où cette histoire commence, en conservaientencore le caractère à Douai.

De toutes les villes du département du Nord, Douai est,hélas&|160;! celle qui se modernise le plus, où le sentimentinnovateur a fait les plus rapides conquêtes, où l’amour du progrèssocial est le plus répandu. Là, les vieilles constructionsdisparaissent de jour en jour, les antiques mœurs s’effacent. Leton, les modes, les façons de Paris y dominent&|160;; et del’ancienne vie flamande, les Douaisiens n’auront plus bientôt quela cordialité des soins hospitaliers, la courtoisie espagnole, larichesse et la propreté de la Hollande. Les hôtels en pierreblanche auront remplacé les maisons de briques.

Le cossu des formes bataves aura cédé devant la changeanteélégance des nouveautés françaises.

La maison où se sont passés les événements de cette histoire setrouve à peu près au milieu de la rue de Paris, et porte à Douai,depuis plus de deux cents ans, le nom de la Maison Claës. Les VanClaës furent jadis une des plus célèbres familles d’artisansauxquels les Pays-Bas durent, dans plusieurs productions, unesuprématie commerciale qu’ils ont gardée. Pendant longtemps lesClaës furent dans la ville de Gand, de père en fils, les chefs dela puissante confrérie des Tisserands. Lors de la révolte de cettegrande cité contre Charles-Quint qui voulait en supprimer lesprivilèges, le plus riche des Claës fut si fortement compromis que,prévoyant une catastrophe et forcé de partager le sort de sescompagnons, il envoya secrètement, sous la protection de la France,sa femme, ses enfants et ses richesses, avant que les troupes del’empereur n’eussent investi la ville. Les prévisions du Syndic desTisserands étaient justes.

Il fut, ainsi que plusieurs autres bourgeois, excepté de lacapitulation et pendu comme rebelle, tandis qu’il était en réalitéle défenseur de l’indépendance gantoise. La mort de Claës et de sescompagnons porta ses fruits. Plus tard ces supplices inutilescoûtèrent au roi des Espagnes la plus grande partie de sespossessions dans les Pays-Bas. De toutes les semences confiées à laterre, le sang versé par les martyrs est celle qui donne la plusprompte moisson. Quand Philippe II, qui punissait la révoltejusqu’à la seconde génération, étendit sur Douai son sceptre defer, les Claës conservèrent leurs grands biens, en s’alliant à latrès noble famille de Molina, dont la branche aînée, alors pauvre,devint assez riche pour pouvoir racheter le comté de Nourho qu’ellene possédait que titulairement dans le royaume de Léon.

Au commencement du dix-neuvième siècle, après des vicissitudesdont le tableau n’offrirait rien d’intéressant, la famille Claësétait représentée, dans la branche établie à Douai, par la personnede M. Balthazar Claës-Molina, comte de Nourho, qui tenait às’appeler tout uniment Balthazar Claës.

De l’immense fortune amassée par ses ancêtres qui faisaientmouvoir un millier de métiers, il restait à Balthazar environquinze mille livres de rentes en fonds de terre dansl’arrondissement de Douai, et la maison de la rue de Paris dont lemobilier valait d’ailleurs une fortune. Quant aux possessions duroyaume de Léon, elles avaient été l’objet d’un procès entre lesMolina de Flandre et la branche de cette famille restée en Espagne.Les Molina de Léon gagnèrent les domaines et prirent le titre decomtes de Nourho, quoique les Claës eussent seuls le droit de leporter&|160;; mais la vanité de la bourgeoisie belge étaitsupérieure à la morgue castillane. Aussi, quand l’État civil futinstitué, Balthazar Claës laissa-t-il de côté les haillons de sanoblesse espagnole pour sa grande illustration gantoise. Lesentiment patriotique existe si fortement chez les familles exiléesque jusque dans les derniers jours du dix-huitième siècle, lesClaës étaient demeurés fidèles à leurs traditions, à leurs mœurs età leurs usages. Ils ne s’alliaient qu’aux familles de la plus purebourgeoisie&|160;; il leur fallait un certain nombre d’échevins oude bourgmestres du côté de la fiancée, pour l’admettre dans leurfamille. Enfin ils allaient chercher leurs femmes à Bruges ou àGand, à Liège ou en Hollande, afin de perpétuer les coutumes deleur foyer domestique. Vers la fin du dernier siècle, leur société,de plus en plus restreinte, se bornait à sept ou huit familles denoblesse parlementaire dont les mœurs, dont la toge à grands plis,dont la gravité magistrale mi-partie d’espagnole, s’harmonisaient àleurs habitudes. Les habitants de la ville portaient une sorte derespect religieux à cette famille, qui pour eux était comme unpréjugé. La constante honnêteté, la loyauté sans tache des Claës,leur invariable décorum faisaient d’eux une superstition aussiinvétérée que celle de la fête de Gayant, et bien exprimée par cenom, la Maison Claës.

L’esprit de la vieille Flandre respirait tout entier dans cettehabitation, qui offrait aux amateurs d’antiquités bourgeoises letype des modestes maisons que se construisit la riche bourgeoisieau Moyen Âge.

Le principal ornement de la façade était une porte à deuxvantaux en chêne garnis de clous disposés en quinconce, au centredesquels les Claës avaient fait sculpter par orgueil deux navettesaccouplées. La baie de cette porte, édifiée en pierre de grès, seterminait par un cintre pointu qui supportait une petite lanternesurmontée d’une croix, et dans laquelle se voyait une statuette desainte Geneviève filant sa quenouille. Quoique le temps eût jeté sateinte sur les travaux délicats de cette porte et de la lanterne,le soin extrême qu’en prenaient les gens du logis permettait auxpassants d’en saisir tous les détails. Aussi le chambranle, composéde colonnettes assemblées, conservait-il une couleur gris foncé etbrillait-il de manière à faire croire qu’il avait été verni. Dechaque côté de la porte, au rez-de-chaussée, se trouvaient deuxcroisées semblables à toutes celles de la maison.

Leur encadrement en pierre blanche finissait sous l’appui parune coquille richement ornée, en haut par deux arcades que séparaitle montant de la croix qui divisait le vitrage en quatre partiesinégales, car la traverse, placée à la hauteur voulue pour figurerune croix, donnait aux deux côtés inférieurs de la croisée unedimension presque double de celle des parties supérieures arrondiespar leurs cintres. La double arcade avait pour enjolivement troisrangées de briques qui s’avançaient l’une sur l’autre, et dontchaque brique était alternativement saillante ou retirée d’un pouceenviron, de manière à dessiner une grecque. Les vitres, petites eten losange, étaient enchâssées dans des branches en fer extrêmementminces et peintes en rouge. Les murs, bâtis en briques rejointoyéesavec un mortier blanc, étaient soutenus de distance en distance etaux angles par des chaînes en pierre. Le premier étage était percéde cinq croisées&|160;; le second n’en avait plus que trois, et legrenier tirait son jour d’une grande ouverture ronde à cinqcompartiments, bordée en grès, et placée au milieu du frontontriangulaire que décrivait le pignon, comme la rose dans le portaild’une cathédrale. Au faîte s’élevait, en guise de girouette, unequenouille chargée de lin. Les deux côtés du grand triangle queformait le mur du pignon étaient découpés carrément par des espècesde marches jusqu’au couronnement du premier étage, où, à droite età gauche de la maison, tombaient les eaux pluviales rejetées par lagueule d’un animal fantastique. Au bas de la maison, une assise engrés y simulait une marche. Enfin, dernier vestige des anciennescoutumes, de chaque côté de la porte, entre les deux fenêtres, setrouvait dans la rue une trappe en bois garnie de grandes bandes defer, par laquelle on pénétrait dans les caves. Depuis saconstruction, cette façade se nettoyait soigneusement deux fois paran. Si quelque peu de mortier manquait dans un joint, le trou serebouchait aussitôt. Les croisées, les appuis, les pierres, toutétait épousseté mieux que ne sont époussetés à Paris les marbresles plus précieux.

Ce devant de maison n’offrait donc aucune trace de dégradation.Malgré les teintes foncées causées par la vétusté même de labrique, il était aussi bien conservé que peuvent l’être un vieuxtableau, un vieux livre chéris par un amateur et qui seraienttoujours neufs, s’ils ne subissaient, sous la cloche de notreatmosphère, l’influence des gaz dont la malignité nous menacenous-mêmes. Le ciel nuageux, la température humide de la Flandre etles ombres produites par le peu de largeur de la rue ôtaient fortsouvent à cette construction le lustre qu’elle empruntait à sapropreté recherchée qui, d’ailleurs, la rendait froide et triste àl’œil. Un poète aurait aimé quelques herbes dans les jours de lalanterne ou des mousses sur les découpures du grès, il auraitsouhaité que ces rangées de briques se fussent fendillées, que sousles arcades des croisées, quelque hirondelle eût maçonné son niddans les triples cases rouges qui les ornaient.

Aussi le fini, l’air propre de cette façade à demi râpée par lefrottement lui donnaient-ils un aspect sèchement honnête etdécemment estimable, qui, certes, aurait fait déménager unromantique, s’il eût logé en face. Quand un visiteur avait tiré lecordon de la sonnette en fer tressé qui pendait le long duchambranle de la porte, et que la servante venue de l’intérieur luiavait ouvert le battant au milieu duquel était une petite grille,ce battant échappait aussitôt de la main, emporté par son poids, etretombait en rendant, sous les voûtes d’une spacieuse galeriedallée et dans les profondeurs de la maison, un son grave et lourdcomme si la porte eût été de bronze. Cette galerie peinte enmarbre, toujours fraîche et semée d’une couche de sable fin,conduisait à une grande cour carrée intérieure, pavée en largescarreaux vernissés et de couleur verdâtre. À gauche se trouvaientla lingerie, les cuisines, la salle des gens&|160;; à droite lebûcher, le magasin au charbon de terre et les communs du logis dontles portes, les croisées, les murs étaient ornés de dessinsentretenus dans une exquise propreté. Le jour, tamisé entre quatremurailles rouges rayées de filets blancs, y contractait des refletset des teintes roses qui prêtaient aux figures et aux moindresdétails une grâce mystérieuse et de fantastiques apparences.

Une seconde maison absolument semblable au bâtiment situé sur ledevant de la rue, et qui, dans la Flandre, porte le nom de quartierde derrière, s’élevait au fond de cette cour et servait uniquementà l’habitation de la famille. Au rez-de-chaussée, la première pièceétait un parloir éclairé par deux croisées du côté de la cour, etpar deux autres qui donnaient sur un jardin dont la largeur égalaitcelle de la maison. Deux portes vitrées parallèles conduisaientl’une au jardin, l’autre à la cour, et correspondaient à la portede la rue, de manière à ce que, dès l’entrée, un étranger pouvaitembrasser l’ensemble de cette demeure, et apercevoir jusqu’auxfeuillages qui tapissaient le fond du jardin. Le logis de devant,destiné aux réceptions, et dont le second étage contenait lesappartements à donner aux étrangers, renfermait certes des objetsd’art et de grandes richesses accumulées&|160;; mais rien nepouvait égaler aux yeux des Claës, ni au jugement d’un connaisseur,les trésors qui ornaient cette pièce, où, depuis deux siècles,s’était écoulée la vie de la famille. Le Claës mort pour la causedes libertés gantoises, l’artisan de qui l’on prendrait une tropmince idée, si l’historien omettait de dire qu’il possédait près dequarante mille marcs d’argent, gagnés dans la fabrication desvoiles nécessaires à la toute puissante marine vénitienne&|160;; ceClaës eut pour ami le célèbre sculpteur en bois van Huysium deBruges.

Maintes fois, l’artiste avait puisé dans la bourse de l’artisan.Quelque temps avant la révolte des Gantois, Van Huysium, devenuriche, avait secrètement sculpté pour son ami une boiserie en ébènemassif où étaient représentées les principales scènes de la vied’Amevelde, ce brasseur, un moment roi des Flandres. Ce revêtement,composé de soixante panneaux, contenait environ quatorze centspersonnages principaux, et passait pour l’œuvre capitale de VanHuysium. Le capitaine chargé de garder les bourgeois queCharles-Quint avait décidé de faire pendre le jour de son entréedans sa ville natale proposa, dit-on, à Van Claës de le laisserévader s’il lui donnait l’œuvre de Van Huysium&|160;; mais letisserand l’avait envoyée en France. Ce parloir, entièrement boiséavec ces panneaux que, par respect pour les mânes du martyr, VanHuysium vint lui-même encadrer de bois peint en outremer mélangé defilets d’or, est donc l’œuvre la plus complète de ce maître, dontaujourd’hui les moindres morceaux sont payés presque au poids del’or. Au-dessus de la cheminée, Van Claës, peint par Titien dansson costume de président du tribunal des Parchons, semblaitconduire encore cette famille qui vénérait en lui son grand homme.La cheminée, primitivement en pierre, à manteau très élevé, avaitété reconstruite en marbre blanc dans le dernier siècle, etsupportait un vieux cartel et deux flambeaux à cinq branchescontournées, de mauvais goût, mais en argent massif. Les quatrefenêtres étaient décorées de grands rideaux en damas rouge, àfleurs noires, doublés de soie blanche, et le meuble de même étoffeavait été renouvelé sous Louis XIV. Le parquet, évidemment moderne,était composé de grandes plaques de bois blanc encadrées par desbandes de chêne. Le plafond formé de plusieurs cartouches, au fonddesquels était un mascaron ciselé par Van Huysium, avait étérespecté et conservait les teintes brunes du chêne de Hollande.

Aux quatre coins de ce parloir s’élevaient des colonnestronquées, surmontées par des flambeaux semblables à ceux de lacheminée, une table ronde en occupait le milieu. Le long des murs,étaient symétriquement rangées des tables à jouer. Sur deuxconsoles dorées, à dessus de marbre blanc, se trouvaient à l’époqueoù commence cette histoire deux globes de verre pleins d’eau danslesquels nageaient sur un lit de sable et de coquillages despoissons rouges, dorés ou argentés.

Cette pièce était à la fois brillante et sombre. Le plafondabsorbait nécessairement la clarté, sans en rien refléter. Si ducôté du jardin le jour abondait et venait papilloter dans lestailles de l’ébène, les croisées de la cour donnant peu de lumièrefaisaient à peine briller les filets d’or imprimés sur les paroisopposées. Ce parloir si magnifique par un beau jour était donc, laplupart du temps, rempli des teintes douces, des tons roux etmélancoliques que le soleil épanche sur la cime des forêts enautomne. Il est inutile de continuer la description de la MaisonClaës dans les autres parties de laquelle se passerontnécessairement plusieurs scènes de cette histoire, il suffit, en cemoment, d’en connaître les principales dispositions.

En 1812, vers les derniers jours du mois d’août, un dimanche,après vêpres, une femme était assise dans sa bergère devant une desfenêtres du jardin.

Les rayons du soleil tombaient alors obliquement sur la maison,la prenaient en écharpe, traversaient le parloir, expiraient enreflets bizarres sur les boiseries qui tapissaient les murs du côtéde la cour, et enveloppaient cette femme dans la zone pourpreprojetée par le rideau de damas drapé le long de la fenêtre. Unpeintre médiocre qui dans ce moment aurait copié cette femme, eûtcertes produit une œuvre saillante avec une tête si pleine dedouleur et de mélancolie. La pose du corps et celle des pieds jetésen avant accusaient l’abattement d’une personne qui perd laconscience de son être physique dans la concentration de ses forcesabsorbées par une pensée fixe&|160;; elle en suivait lesrayonnements dans l’avenir, comme souvent, au bord de la mer, onregarde un rayon de soleil qui perce les nuées et trace à l’horizonquelque bande lumineuse. Les mains de cette femme, rejetées par lesbras de la bergère, pendaient en dehors, et la tête, comme troplourde, reposait sur le dossier. Une robe de percale blanche trèsample empêchait de bien juger les proportions, et le corsage étaitdissimulé sous les plis d’une écharpe croisée sur la poitrine etnégligemment nouée. Quand même la lumière n’aurait pas mis enrelief son visage qu’elle semblait se complaire à produirepréférablement au reste de sa personne, il eût été impossible de nepas s’en occuper alors exclusivement&|160;; son expression, qui eûtfrappé le plus insouciant des enfants, était une stupéfactionpersistante et froide, malgré quelques larmes brûlantes. Rien n’estplus terrible à voir que cette douleur extrême dont le débordementn’a lieu qu’à de rares intervalles, mais qui restait sur ce visagecomme une lave figée autour du volcan. On eût dit une mère mouranteobligée de laisser ses enfants dans un abîme de misères, sanspouvoir leur léguer aucune protection humaine.

La physionomie de cette dame, âgée d’environ quarante ans, maisalors beaucoup moins loin de la beauté qu’elle ne l’avait jamaisété dans sa jeunesse, n’offrait aucun des caractères de la femmeflamande. Une épaisse chevelure noire retombait en boucles sur lesépaules et le long des joues. Son front, très bombé, étroit destempes, était jaunâtre, mais sous ce front scintillaient deux yeuxnoirs qui jetaient des flammes. Sa figure, tout espagnole, brune deton, peu colorée, ravagée par la petite vérole, arrêtait le regardpar la perfection de sa forme ovale dont les contours conservaient,malgré l’altération des lignes, un fini d’une majestueuse éléganceet qui reparaissait parfois tout entier si quelque effort de l’âmelui restituait sa primitive pureté. Le trait qui donnait le plus dedistinction à cette figure mâle était un nez courbé comme le becd’un aigle, et qui, trop bombé vers le milieu, semblaitintérieurement mal conformé&|160;; mais il y résidait une finesseindescriptible, la cloison des narines en était si mince que satransparence permettait à la lumière de la rougir fortement.Quoique les lèvres larges et très plissées décelassent la fiertéqu’inspire une haute naissance, elles étaient empreintes d’unebonté naturelle, et respiraient la politesse. On pouvait contesterla beauté de cette figure à la fois vigoureuse et féminine, maiselle commandait l’attention. Petite, bossue et boiteuse, cettefemme resta d’autant plus longtemps fille qu’on s’obstinait à luirefuser de l’esprit&|160;; néanmoins il se rencontra quelqueshommes fortement émus par l’ardeur passionnée qu’exprimait sa tête,par les indices d’une inépuisable tendresse, et qui demeurèrentsous un charme inconciliable avec tant de défauts. Elle tenaitbeaucoup de son aïeul le duc de Casa-Réal, grand d’Espagne. En cetinstant, le charme qui jadis saisissait si despotiquement les âmesamoureuses de poésie jaillissait de sa tête plus vigoureusementqu’en aucun moment de sa vie passée, et s’exerçait, pour ainsidire, dans le vide, en exprimant une volonté fascinatrice toutepuissante sur les hommes, mais sans force sur les destinées.

Quand ses yeux quittaient le bocal où elle regardait lespoissons sans les voir, elle les relevait par un mouvementdésespéré, comme pour invoquer le ciel. Ses souffrances semblaientêtre de celles qui ne peuvent se confier qu’à Dieu. Le silencen’était troublé que par des grillons, par quelques cigales quicriaient dans le petit jardin d’où s’échappait une chaleur de four,et par le sourd retentissement de l’argenterie, des assiettes etdes chaises que remuait, dans la pièce contiguë au parloir, undomestique occupé à servir le dîner. En ce moment, la dame affligéeprêta l’oreille et parut se recueillir, elle prit son mouchoir,essuya ses larmes, essaya de sourire, et détruisit si bienl’expression de douleur gravée dans tous ses traits qu’on eût pu lacroire dans cet état d’indifférence où nous laisse une vie exempted’inquiétudes. Soit que l’habitude de vivre dans cette maison où laconfinaient ses infirmités lui eût permis d’y reconnaître quelqueseffets naturels imperceptibles pour d’autres et que les personnesen proie à des sentiments extrêmes recherchent vivement, soit quela nature eût compensé tant de disgrâces physiques en lui donnantdes sensations plus délicates qu’à des êtres en apparence plusavantageusement organisés, cette femme avait entendu le pas d’unhomme dans une galerie bâtie au-dessus des cuisines et des sallesdestinées au service de la maison, et par laquelle le quartier dedevant communiquait avec le quartier de derrière.

Le bruit des pas devint de plus en plus distinct.

Bientôt, sans avoir la puissance avec laquelle une créaturepassionnée comme l’était cette femme sait souvent abolir l’espacepour s’unir à son autre moi, un étranger aurait facilement entendule pas de cet homme dans l’escalier par lequel on descendait de lagalerie au parloir. Au retentissement de ce pas, l’être le plusinattentif eût été assailli de pensées, car il était impossible del’écouter froidement. Une démarche précipitée ou saccadée effraie.Quand un homme se lève et crie au feu, ses pieds parlent aussi hautque sa voix. S’il en est ainsi, une démarche contraire ne doit pascauser de moins puissantes émotions. La lenteur grave, le pastraînant de cet homme eussent sans doute impatienté des gensirréfléchis&|160;; mais un observateur ou des personnes nerveusesauraient éprouvé un sentiment voisin de la terreur au bruit mesuréde ces pieds d’où la vie semblait absente, et qui faisaient craquerles planchers comme si deux poids en fer les eussent frappésalternativement. Vous eussiez reconnu le pas indécis et lourd d’unvieillard, ou la majestueuse démarche d’un penseur qui entraîne desmondes avec lui. Quand cet homme eut descendu la dernière marche,en appuyant ses pieds sur les dalles par un mouvement pleind’hésitation, il resta pendant un moment dans le grand palier oùaboutissait le couloir qui menait à la salle des gens, et d’où l’onentrait également au parloir par une porte cachée dans la boiserie,comme l’était parallèlement celle qui donnait dans la salle àmanger. En ce moment, un léger frissonnement, comparable à lasensation que cause une étincelle électrique, agita la femme assisedans la bergère&|160;; mais aussi le plus doux sourire anima seslèvres, et son visage ému par l’attente d’un plaisir resplenditcomme celui d’une belle madone italienne&|160;; elle trouva soudainla force de refouler ses terreurs au fond de son âme&|160;; puis,elle tourna la tête vers les panneaux de la porte qui allaits’ouvrir à l’angle du parloir, et qui fut en effet poussée avec unetelle brusquerie que la pauvre créature parut en avoir reçu lacommotion.

Balthazar Claës se montra tout à coup, fit quelques pas, neregarda pas cette femme, ou s’il la regarda, ne la vit pas, etresta tout droit au milieu du parloir en appuyant sur sa maindroite sa tête légèrement inclinée. Une horrible souffrance àlaquelle cette femme ne pouvait s’habituer, quoiqu’elle revîntfréquemment chaque jour, lui étreignit le cœur, dissipa sonsourire, plissa son front brun entre les sourcils vers cette ligneque creuse la fréquente expression des sentiments extrêmes&|160;;ses yeux se remplirent de larmes, mais elle les essuya soudain enregardant Balthazar. Il était impossible de ne pas êtreprofondément impressionné par ce chef de la famille Claës. Jeune,il avait dû ressembler au sublime martyr qui menaça Charles-Quintde recommencer Amevelde, mais en ce moment, il paraissait âgé deplus de soixante ans, quoiqu’il en eût environ cinquante, et savieillesse prématurée avait détruit cette noble ressemblance. Sahaute taille se voûtait légèrement, soit que ses travauxl’obligeassent à se courber, soit que l’épine dorsale se fût bombéesous le poids de sa tête. Il avait une large poitrine, un bustecarré&|160;; mais les parties inférieures de son corps étaientgrêles, quoique nerveuses&|160;; et ce désaccord dans uneorganisation évidemment parfaite autrefois intriguait l’esprit quicherchait à expliquer par quelque singularité d’existence lesraisons de cette forme fantastique. Son abondante chevelure blonde,peu soignée, retombait sur ses épaules à la manière allemande, maisdans un désordre qui s’harmonisait à la bizarrerie générale de sapersonne. Son large front offrait d’ailleurs les protubérances danslesquelles Gall a placé les mondes poétiques. Ses yeux d’un bleuclair et riche avaient la vivacité brusque que l’on a remarquéechez les grands chercheurs de causes occultes.

Son nez, sans doute parfait autrefois, s’était allongé, et lesnarines semblaient s’ouvrir graduellement de plus en plus, par uneinvolontaire tension des muscles olfactifs. Ses pommettes veluessaillaient beaucoup, ses joues déjà flétries en paraissaientd’autant plus creuses&|160;; sa bouche pleine de grâce étaitresserrée entre le nez et un menton court, brusquement relevé. Laforme de sa figure était cependant plus longue qu’ovale&|160;;aussi le système scientifique qui attribue à chaque visage humainune ressemblance avec la face d’un animal eût-il trouvé une preuvede plus dans celui de Balthazar Claës, que l’on aurait pu comparerà une tête de cheval. Sa peau se collait sur ses os, comme siquelque feu secret l’eût incessamment desséchée&|160;; puis, parmoments, quand il regardait dans l’espace comme pour y trouver laréalisation de ses espérances, on eût dit qu’il jetait par sesnarines la flamme qui dévorait son âme. Les sentiments profonds quianiment les grands hommes respiraient dans ce pâle visage fortementsillonné de rides, sur ce front plissé comme celui d’un vieux roiplein de soucis, mais surtout dans ces yeux étincelants dont le feusemblait également accru par la chasteté que donne la tyrannie desidées, et par le foyer intérieur d’une vaste intelligence. Les yeuxprofondément enfoncés dans leurs orbites paraissaient avoir étécernés uniquement par les veilles et par les terribles réactionsd’un espoir toujours déçu, toujours renaissant. Le jaloux fanatismequ’inspirent l’art ou la science se trahissait encore chez cethomme par une singulière et constante distraction dont témoignaientsa mise et son maintien, en accord avec la magnifique monstruositéde sa physionomie. Ses larges mains poilues étaient sales, seslongs ongles avaient à leurs extrémités des lignes noires trèsfoncées. Ses souliers ou n’étaient pas nettoyés ou manquaient decordons. De toute sa maison, le maître seul pouvait se donnerl’étrange licence d’être si malpropre. Son pantalon de drap noirplein de taches, son gilet déboutonné, sa cravate mise de travers,et son habit verdâtre toujours décousu complétaient un fantasqueensemble de petites et de grandes choses qui, chez tout autre, eûtdécelé la misère qu’engendrent les vices : mais qui, chez BalthazarClaës, était le négligé du génie. Trop souvent le vice et le génieproduisent des effets semblables, auxquels se trompe le vulgaire.Le Génie n’est-il pas un constant excès qui dévore le temps,l’argent, le corps, et qui mène à l’hôpital plus rapidement encoreque les passions mauvaises&|160;? Les hommes paraissent même avoirplus de respect pour les vices que pour le Génie, car ils refusentde lui faire crédit. Il semble que les bénéfices des travauxsecrets du savant soient tellement éloignés que l’État socialcraigne de compter avec lui de son vivant, il préfère s’acquitteren ne lui pardonnant pas sa misère ou ses malheurs. Malgré soncontinuel oubli du présent, si Balthazar Claës quittait sesmystérieuses contemplations, si quelque intention douce et sociableranimait ce visage penseur, si ses yeux fixes perdaient leur éclatrigide pour peindre un sentiment, s’il regardait autour de lui enrevenant à la vie réelle et vulgaire, il était difficile de ne pasrendre involontairement hommage à la beauté séduisante de cevisage, à l’esprit gracieux qui s’y peignait. Aussi, chacun, en levoyant alors, regrettait-il que cet homme n’appartînt plus aumonde, en disant : « Il a dû être bien beau dans sa jeunesse&|160;!» Erreur vulgaire&|160;! Jamais Balthazar Claës n’avait été pluspoétique qu’il ne l’était en ce moment. Lavater aurait voulucertainement étudier cette tête pleine de patience, de loyautéflamande, de moralité candide, où tout était large et grand, où lapassion semblait calme parce qu’elle était forte. Les mœurs de cethomme devaient être pures, sa parole était sacrée, son amitiésemblait constante, son dévouement eût été complet&|160;; mais levouloir qui emploie ces qualités au profit de la patrie, du mondeou de la famille, s’était porté fatalement ailleurs. Ce citoyen,tenu de veiller au bonheur d’un ménage, de gérer une fortune, dediriger ses enfants vers un bel avenir, vivait en dehors de sesdevoirs et de ses affections dans le commerce de quelque géniefamilier. À un prêtre, il eût paru plein de la parole de Dieu, unartiste l’eût salué comme un grand maître, un enthousiaste l’eûtpris pour un Voyant de l’Église swedenborgienne. En ce moment lecostume détruit, sauvage, ruiné que portait cet homme contrastaitsingulièrement avec les recherches gracieuses de la femme quil’admirait si douloureusement. Les personnes contrefaites qui ontde l’esprit ou une belle âme apportent à leur toilette un goûtexquis.

Ou elles se mettent simplement en comprenant que leur charme esttout moral, ou elles savent faire oublier la disgrâce de leursproportions par une sorte d’élégance dans les détails qui divertitle regard et occupe l’esprit. Non seulement cette femme avait uneâme généreuse, mais encore elle aimait Balthazar Claës avec cetinstinct de la femme qui donne un avant-goût de l’intelligence desanges. Élevée au milieu d’une des plus illustres familles de laBelgique, elle y aurait pris du goût si elle n’en avait pas eudéjà&|160;; mais éclairée par le désir de plaire constamment àl’homme qu’elle aimait, elle savait se vêtir admirablement sans queson élégance fat disparate avec ses deux vices de conformation. Soncorsage ne péchait d’ailleurs que par les épaules, l’une étantsensiblement plus grosse que l’autre. Elle regarda par lescroisées, dans la cour intérieure, puis dans le jardin, comme pourvoir si elle était seule avec Balthazar, et lui dit d’une voixdouce, en lui jetant un regard plein de cette soumission quidistingue les Flamandes, car depuis longtemps l’amour avait entreeux chassé la fierté de la grandesse espagnole : « Balthazar, tu esdonc bien occupé&|160;?… voici le trente troisième dimanche que tun’es venu ni à la messe ni à vêpres. » .

Claës ne répondit pas&|160;; sa femme baissa la tête, joignitles mains et attendit, elle savait que ce silence n’accusait nimépris ni dédain, mais de tyranniques préoccupations. Balthazarétait un de ces êtres qui conservent longtemps au fond du cœur leurdélicatesse juvénile, il se serait trouvé criminel d’exprimer lamoindre pensée blessante à une femme accablée par le sentiment desa disgrâce physique. Lui seul peut-être, parmi les hommes, savaitqu’un mot, un regard peuvent effacer des années de bonheur, et sontd’autant plus cruels qu’ils contrastent plus fortement avec unedouceur constante&|160;; car notre nature nous porte à ressentirplus de douleur d’une dissonance dans la félicité, que nousn’éprouvons de plaisir à rencontrer une jouissance dans lemalheur.

Quelques instants après, Balthazar parut se réveiller, regardavivement autour de lui, et dit :

« Vêpres&|160;? Ah&|160;! les enfants sont à vêpres. » Il fitquelques pas pour jeter les yeux sur le jardin où s’élevaient detoutes parts de magnifiques tulipes, mais il s’arrêta tout à coupcomme s’il se fût heurté contre un mur, et s’écria : « Pourquoi nese combineraient-ils pas dans un temps donné&|160;? »

« Deviendrait-il donc fou&|160;? » se dit sa femme avec uneprofonde terreur.

Pour donner plus d’intérêt à la scène que provoqua cettesituation, il est indispensable de jeter un coup d’œil sur la vieantérieure de Balthazar Claës et de la petite-fille du duc deCasa-Réal.

Vers l’an 1783, M. Balthazar Claës-Molina de Nourho, alors âgéde vingt-deux ans, pouvait passer pour ce que nous appelons enFrance un bel homme. Il vint achever son éducation à Paris où ilprit d’excellentes manières dans la société de Mme d’Egmont, ducomte de Horn, du prince d’Aremberg, de l’ambassadeur d’Espagne,d’Helvétius, des Français originaires de Belgique, ou des personnesvenues de ce pays, et que leur naissance ou leur fortune faisaientcompter parmi les grands seigneurs qui, dans ce temps, donnaient leton. Le jeune Claës y trouva quelques parents et des amis qui lelancèrent dans le grand monde au moment où ce grand monde allaittomber&|160;; mais comme la plupart des jeunes gens, il fut plusséduit d’abord par la gloire et la science que par la vanité. Ilfréquenta donc beaucoup les savants et particulièrement Lavoisier,qui se recommandait alors plus à l’attention publique par l’immensefortune d’un fermier général, que par ses découvertes enchimie&|160;; tandis que plus tard, le grand chimiste devait faireoublier le petit fermier général. Balthazar se passionna pour lascience que cultivait Lavoisier et devint son plus ardent disciple,mais il était jeune, beau comme le fut Helvétius, et les femmes deParis lui apprirent bientôt à distiller exclusivement l’esprit etl’amour.

Quoiqu’il eût embrassé l’étude avec ardeur, que Lavoisier luieût accordé quelques éloges, il abandonna son maître pour écouterles maîtresses du goût auprès desquelles les jeunes gens prenaientleurs dernières leçons de savoir-vivre et se façonnaient aux usagesde la haute société qui, dans l’Europe, forme une même famille. Lesonge enivrant du succès dura peu&|160;; après avoir respiré l’airde Paris, Balthazar partit fatigué d’une vie creuse qui neconvenait ni à son âme ardente ni à son cœur aimant. La viedomestique, si douce, si calme, et dont il se souvenait au seul nomde la Flandre, lui parut mieux convenir à son caractère et auxambitions de son cœur. Les dorures d’aucun salon parisien n’avaienteffacé les mélodies du parloir brun et du petit jardin où sonenfance s’était écoulée si heureuse. Il faut n’avoir ni foyer nipatrie pour rester à Paris. Paris est la ville du cosmopolite oudes hommes qui ont épousé le monde et qui l’étreignent incessammentavec le bras de la Science, de l’Art ou du Pouvoir. L’enfant de laFlandre revint à Douai comme le pigeon de La Fontaine à son nid, ilpleura de joie en y rentrant le jour où se promenait Gayant.Gayant, ce superstitieux bonheur de toute la ville, ce triomphe dessouvenirs flamands, s’était introduit lors de l’émigration de safamille à Douai. La mort de son père et celle de sa mère laissèrentla Maison Claës déserte, et l’y occupèrent pendant quelque temps.Sa première douleur passée, il sentit le besoin de se marier pourcompléter l’existence heureuse dont toutes les religions l’avaientressaisi&|160;; il voulut suivre les errements du foyer domestiqueen allant, comme ses ancêtres, chercher une femme soit à Gand, soità Bruges, soit à Anvers&|160;; mais aucune des personnes qu’il yrencontra ne lui convint. Il avait sans doute, sur le mariage,quelques idées particulières, car il fut dès sa jeunesse accusé dene pas marcher dans la voie commune. Un jour, il entendit parler,chez l’un de ses parents, à Gand, d’une demoiselle de Bruxelles quidevint l’objet de discussions assez vives. Les uns trouvaient quela beauté de Mlle de Temninck s’effaçait par sesimperfections&|160;; les autres la voyaient parfaite malgré sesdéfauts. Le vieux cousin de Balthazar Claës dit à ses convives que,belle ou non, elle avait une âme qui la lui ferait épouser, s’ilétait à marier&|160;; et il raconta comment elle venait de renoncerà la succession de son père et de sa mère afin de procurer à sonjeune frère un mariage digne de son nom, en préférant ainsi lebonheur de ce frère au sien propre et lui sacrifiant toute sa vie.Il n’était pas à croire que Mlle de Temninck se mariât vieille etsans fortune, quand, jeune héritière, il ne se présentait aucunparti pour elle. Quelques jours après, Balthazar Claës recherchaitMlle de Temninck, alors âgée de vingt-cinq ans, et de laquelle ils’était vivement épris. Joséphine de Temninck se crut l’objet d’uncaprice, et refusa d’écouter M. Claës&|160;; mais la passion est sicommunicative, et pour une pauvre fille contrefaite et boiteuse, unamour inspiré à un homme jeune et bien fait comporte de si grandesséductions, qu’elle consentit à se laisser courtiser.

Ne faudrait-il pas un livre entier pour bien peindre l’amourd’une jeune fille humblement soumise à l’opinion qui la proclamelaide, tandis qu’elle sent en elle le charme irrésistible queproduisent les sentiments vrais&|160;? C’est de féroces jalousies àl’aspect du bonheur, de cruelles velléités de vengeance contre larivale qui vole un regard, enfin des émotions, des terreursinconnues à la plupart des femmes, et qui alors perdraient à n’êtrequ’indiquées. Le doute, si dramatique en amour, serait le secret decette analyse, essentiellement minutieuse, où certaines âmesretrouveraient la poésie perdue, mais non pas oubliée de leurspremiers troubles : ces exaltations sublimes au fond du cœur et quele visage ne trahit jamais&|160;; cette crainte de n’être pascompris, et ces joies illimitées de l’avoir été&|160;; ceshésitations de l’âme qui se replie sur elle-même et ces projectionsmagnétiques qui donnent aux yeux des nuances infinies&|160;; cesprojets de suicide causés par un mot et dissipés par une intonationde voix aussi étendue que le sentiment dont elle révèle lapersistance méconnue&|160;; ces regards tremblants qui voilent deterribles hardiesses&|160;; ces envies soudaines de parler etd’agir, réprimées par leur violence même&|160;; cette éloquenceintime qui se produit par des phrases sans esprit, mais prononcéesd’une voix agitée&|160;; les mystérieux effets de cette primitivepudeur de l’âme et de cette divine discrétion qui rend généreuxdans l’ombre, et fait trouver un goût exquis aux dévouementsignorés&|160;; enfin, toutes les beautés de l’amour jeune et lesfaiblesses de sa puissance.

Mlle Joséphine de Temninck fut coquette par grandeur d’âme. Lesentiment de ses apparentes imperfections la rendit aussi difficileque l’eût été la plus belle personne. La crainte de déplaire unjour éveillait sa fierté, détruisait sa confiance et lui donnait lecourage de garder au fond de son cœur ces premières félicités queles autres femmes aiment à publier par leurs manières, et dontelles se font une orgueilleuse parure. Plus l’amour la poussaitvivement vers Balthazar, moins elle osait lui exprimer sessentiments. Le geste, le regard, la réponse ou la demande qui, chezune jolie femme, sont des flatteries pour un homme, nedevenaient-elles pas en elle d’humiliantes spéculations&|160;? Unefemme belle peut à son aise être elle-même, le monde lui faittoujours crédit d’une sottise ou d’une gaucherie&|160;; tandisqu’un seul regard arrête l’expression la plus magnifique sur leslèvres d’une femme laide, intimide ses yeux, augmente la mauvaisegrâce de ses gestes, embarrasse son maintien. Ne sait-elle pas qu’àelle seule il est défendu de commettre des fautes, chacun luirefuse le don de les réparer, et d’ailleurs personne ne lui enfournit l’occasion. La nécessité d’être à chaque instant parfaitene doit-elle pas éteindre les facultés, glacer leur exercice&|160;?Cette femme ne peut vivre que dans une atmosphère d’angéliqueindulgence. Où sont les cœurs d’où l’indulgence s’épanche sans seteindre d’une amère et blessante pitié&|160;? Ces penséesauxquelles l’avait accoutumée l’horrible politesse du monde, et ceségards qui, plus cruels que des injures, aggravent les malheurs enles constatant, oppressaient Mlle de Temninck, lui causaient unegêne constante qui refoulait au fond de son âme les impressions lesplus délicieuses, et frappaient de froideur son attitude, saparole, son regard. Elle était amoureuse à la dérobée, n’osaitavoir de l’éloquence ou de la beauté que dans la solitude.

Malheureuse au grand jour, elle aurait été ravissante s’il luiavait été permis de ne vivre qu’à la nuit. Souvent, pour éprouvercet amour et au risque de le perdre, elle dédaignait la parure quipouvait sauver en partie ses défauts. Ses yeux d’Espagnolefascinaient quand elle s’apercevait que Balthazar la trouvait belleen négligé. Néanmoins, la défiance lui gâtait les rares instantspendant lesquels elle se hasardait à se livrer au bonheur.

Elle se demandait bientôt si Claës ne cherchait pas à l’épouserpour avoir au logis une esclave, s’il n’avait pas quelquesimperfections secrètes qui l’obligeaient à se contenter d’unepauvre fille disgraciée. Ces anxiétés perpétuelles donnaientparfois un prix inouï aux heures où elle croyait à la durée, à lasincérité d’un amour qui devait la venger du monde. Elle provoquaitde délicates discussions en exagérant sa laideur, afin de pénétrerjusqu’au fond de la conscience de son amant, elle arrachait alors àBalthazar des vérités peu flatteuses&|160;; mais elle aimaitl’embarras où il se trouvait, quand elle l’avait amené à dire quece qu’on aimait dans une femme était avant tout une belle âme, etce dévouement qui rend les jours de la vie si constammentheureux&|160;; qu’après quelques années de mariage, la plusdélicieuse femme de la terre est pour un mari l’équivalent de laplus laide. Après avoir entassé ce qu’il y avait de vrai dans lesparadoxes qui tendent à diminuer le prix de la beauté, soudainBalthazar s’apercevait de la désobligeance de ces propositions, etdécouvrait toute la bonté de son cœur dans la délicatesse destransitions par lesquelles il savait prouver à Mlle de Temninckqu’elle était parfaite pour lui. Le dévouement, qui peut-être estchez la femme le comble de l’amour, ne manqua pas à cette fille,car elle désespéra d’être toujours aimée&|160;; mais la perspectived’une lutte dans laquelle le sentiment devait l’emporter sur labeauté la tenta&|160;; puis elle trouva de la grandeur à se donnersans croire à l’amour&|160;; enfin le bonheur, de quelque courtedurée qu’il pût être, devait lui coûter trop cher pour qu’elle serefusât à le goûter.

Ces incertitudes, ces combats, en communiquant le charme etl’imprévu de la passion à cette créature supérieure, inspiraient àBalthazar un amour presque chevaleresque.

Le mariage eut lieu au commencement de l’année 1795. Les deuxépoux revinrent à Douai passer les premiers jours de leur uniondans la maison patriarcale des Claës, dont les trésors furentgrossis par Mlle de Temninck qui apporta quelques beaux tableaux deMurillo et de Velasquez, les diamants de sa mère et les magnifiquesprésents que lui envoya son frère, devenu duc de Casa-Réal. Peu defemmes furent plus heureuses que Mme Claës. Son bonheur dura quinzeannées, sans le plus léger nuage&|160;; et comme une vive lumière,il s’infusa jusque dans les menus détails de l’existence. Laplupart des hommes ont des inégalités de caractère qui produisentde continuelles dissonances&|160;; ils privent ainsi leur intérieurde cette harmonie, le beau idéal du ménage&|160;; car la plupartdes hommes sont entachés de petitesses, et les petitessesengendrent les tracasseries. L’un sera probe et actif, mais dur etrêche&|160;; l’autre sera bon, mais entêté&|160;; celui-ci aimerasa femme, mais aura de l’incertitude dans ses volontés&|160;;celui-là, préoccupé par l’ambition, s’acquittera de ses sentimentscomme d’une dette, s’il donne les vanités de la fortune, il emportela joie de tous les jours&|160;; enfin, les hommes du milieu socialsont essentiellement incomplets, sans être notablementreprochables. Les gens d’esprit sont variables autant que desbaromètres, le génie seul est essentiellement bon. Aussi le bonheurpur se trouve-t-il aux deux extrémités de l’échelle morale. Labonne bête ou l’homme de génie sont seuls capables, l’un parfaiblesse, l’autre par force, de cette égalité d’humeur, de cettedouceur constante dans laquelle se fondent les aspérités de la vie.Chez l’un, c’est indifférence et passiveté, chez l’autre, c’estindulgence et continuité de la pensée sublime dont il estl’interprète et qui doit se ressembler dans le principe comme dansl’application. L’un et l’autre sont également simples etnaïfs&|160;; seulement, chez celui-là c’est le vide&|160;; chezcelui-ci c’est la profondeur. Aussi les femmes adroites sont-ellesassez disposées à prendre une bête comme le meilleur pis-aller d’ungrand homme. Balthazar porta donc d’abord sa supériorité dans lesplus petites choses de la vie. Il se plut à voir dans l’amourconjugal une œuvre magnifique, et comme les hommes de haute portéequi ne souffrent rien d’imparfait, il voulut en déployer toutes lesbeautés. Son esprit modifiait incessamment le calme du bonheur, sonnoble caractère marquait ses attentions au coin de la grâce. Ainsi,quoiqu’il partageât les principes philosophiques du dix-huitièmesiècle, il installa chez lui jusqu’en 1801, malgré les dangers queles lois révolutionnaires lui faisaient courir, un prêtrecatholique, afin de ne pas contrarier le fanatisme espagnol que safemme avait sucé dans le lait maternel pour le catholicismeromain&|160;; puis, quand le culte fut rétabli en France, ilaccompagna sa femme à la messe, tous les dimanches. Jamais sonattachement ne quitta les formes de la passion.

Jamais il ne fit sentir dans son intérieur cette forceprotectrice que les femmes aiment tant, parce que pour la sienneelle aurait ressemblé à de la pitié. Enfin, par la plus ingénieuseadulation, il la traitait comme son égale et laissait échapper deces aimables bouderies qu’un homme se permet envers une belle femmecomme pour en braver la supériorité. Ses lèvres furent toujoursembellies par le sourire du bonheur, et sa parole fut toujourspleine de douceur. Il aima sa Joséphine pour elle et pour lui, aveccette ardeur qui comporte un éloge continuel des qualités et desbeautés d’une femme. La fidélité, souvent l’effet d’un principesocial, d’une religion ou d’un calcul chez les maris, en lui,semblait involontaire, et n’allait point sans les douces flatteriesdu printemps de l’amour. Le devoir était du mariage la seuleobligation qui fût inconnue à ces deux êtres également aimants, carBalthazar Claës trouva dans Mlle de Temninck une constante etcomplète réalisation de ses espérances. En lui, le cœur futtoujours assouvi sans fatigue, et l’homme toujours heureux. Nonseulement le sang espagnol ne mentait pas chez la petite-fille desCasa-Réal, et lui faisait un instinct de cette science qui saitvarier le plaisir à l’infini&|160;; mais elle eut aussi cedévouement sans bornes qui est le génie de son sexe, comme la grâceen est toute la beauté. Son amour était un fanatisme aveugle quisur un seul signe de tête l’eût fait aller joyeusement à la mort.La délicatesse de Balthazar avait exalté chez elle les sentimentsles plus généreux de la femme, et lui inspirait un impérieux besoinde donner plus qu’elle ne recevait. Ce mutuel échange d’un bonheuralternativement prodigué mettait visiblement le principe de sa vieen dehors d’elle, et répandait un croissant amour dans ses paroles,dans ses regards, dans ses actions. De part et d’autre, lareconnaissance fécondait et variait la vie du cœur&|160;; de mêmeque la certitude d’être tout l’un pour l’autre excluait lespetitesses en agrandissant les moindres accessoires de l’existence.Mais aussi, la femme contrefaite que son mari trouve droite, lafemme boiteuse qu’un homme ne veut pas autrement, ou la femme âgéequi paraît jeune, ne sont-elles pas les plus heureuses créatures dumonde féminin&|160;?… La passion humaine ne saurait aller au-delà.La gloire de la femme n’est-elle pas de faire adorer ce qui paraîtun défaut en elle&|160;? Oublier qu’une boiteuse ne marche pasdroit est la fascination d’un moment&|160;; mais l’aimer parcequ’elle boite est la déification de son vice. Peut-être faudrait-ilgraver dans l’Évangile des femmes cette sentence : Bienheureusesles imparfaites, à elles appartient le royaume de l’amour. Certes,la beauté doit être un malheur pour une femme, car cette fleurpassagère entre pour trop dans le sentiment qu’elle inspire&|160;;ne l’aime-t-on pas comme on épouse une riche héritière&|160;? Maisl’amour que fait éprouver ou que témoigne une femme déshéritée desfragiles avantages après lesquels courent les enfants d’Adam, estl’amour vrai, la passion vraiment mystérieuse, une ardente étreintedes âmes, un sentiment pour lequel le jour du désenchantementn’arrive jamais. Cette femme a des grâces ignorées du monde aucontrôle duquel elle se soustrait, elle est belle à propos, etrecueille trop de gloire à faire oublier ses imperfections pour n’ypas constamment réussir. Aussi, les attachements les plus célèbresdans l’histoire furent-ils presque tous inspirés par des femmes àqui le vulgaire aurait trouvé des défauts. Cléopâtre, Jeanne deNaples, Diane de Poitiers, Mlle de La Vallière, Mme de Pompadour,enfin la plupart des femmes que l’amour a rendues célèbres nemanquent ni d’imperfections, ni d’infirmités&|160;; tandis que laplupart des femmes dont la beauté nous est citée comme parfaite,ont vu finir malheureusement leurs amours. Cette apparentebizarrerie doit avoir sa cause. Peut-être l’homme vit-il plus parle sentiment que par le plaisir&|160;? peut-être le charme toutphysique d’une belle femme a-t-il des bornes, tandis que le charmeessentiellement moral d’une femme de beauté médiocre estinfini&|160;? N’est-ce pas la moralité de la fabulation surlaquelle reposent Les Mille et une Nuits. Femme d’Henri VIII, unelaide aurait défié la hache et soumis l’inconstance du maître. Parune bizarrerie assez explicable chez une fille d’origine espagnole,Mme Claës était ignorante. Elle savait lire et écrire&|160;; maisjusqu’à l’âge de vingt ans, époque à laquelle ses parents latirèrent du couvent, elle n’avait lu que des ouvrages ascétiques.En entrant dans le monde, elle eut d’abord soif des plaisirs dumonde et n’apprit que les sciences futiles de la toilette&|160;;mais elle fut si profondément humiliée de son ignorance qu’ellen’osait se mêler à aucune conversation&|160;; aussi passa-t-ellepour avoir peu d’esprit. Cependant, cette éducation mystique avaiteu pour résultat de laisser en elle les sentiments dans toute leurforce, et de ne point gâter son esprit naturel.

Sotte et laide comme une héritière aux yeux du monde, elledevint spirituelle et belle pour son mari. Balthazar essaya bienpendant les premières années de son mariage de donner à sa femmeles connaissances dont elle avait besoin pour être bien dans lemonde&|160;; mais il était sans doute trop tard, elle n’avait quela mémoire du cœur. Joséphine n’oubliait rien de ce que lui disaitClaës, relativement à eux-mêmes&|160;; elle se souvenait des pluspetites circonstances de sa vie heureuse, et ne se rappelait pas lelendemain sa leçon de la veille.

Cette ignorance eût causé de grands discords entre d’autresépoux&|160;; mais Mme Claës avait une si naïve entente de lapassion, elle aimait si pieusement, si saintement son mari, et ledésir de conserver son bonheur la rendait si adroite qu’elles’arrangeait toujours pour paraître le comprendre, et laissaitrarement arriver les moments où son ignorance eût été par tropévidente. D’ailleurs quand deux personnes s’aiment assez pour quechaque jour soit pour eux le premier de leur passion, il existedans ce fécond bonheur des phénomènes qui changent toutes lesconditions de la vie.

N’est-ce pas alors comme une enfance insouciante de tout ce quin’est pas rire, joie, plaisir&|160;? Puis, quand la vie est bienactive, quand les foyers en sont bien ardents, l’homme laisse allerla combustion sans y penser ou la discuter, sans mesurer les moyensni la fin. Jamais d’ailleurs aucune fille d’Eve n’entendit mieuxque Mme Claës son métier de femme. Elle eut cette soumission de laFlamande, qui rend le foyer domestique si attrayant, et à laquellesa fierté d’Espagnole donnait une plus haute saveur. Elle étaitimposante, savait commander le respect par un regard où éclatait lesentiment de sa valeur et de sa noblesse&|160;; mais devant Claëselle tremblait&|160;; et, à la longue, elle avait fini par lemettre si haut et si près de Dieu, en lui rapportant tous les actesde sa vie et ses moindres pensées, que son amour n’allait plus sansune teinte de crainte respectueuse qui l’aiguisait encore. Elleprit avec orgueil toutes les habitudes de la bourgeoisie flamandeet plaça son amour propre à rendre la vie domestique grassementheureuse, à entretenir les plus petits détails de la maison dansleur propreté classique, à ne posséder que des choses d’une bontéabsolue, à maintenir sur sa table les mets les plus délicats et àmettre tout chez elle en harmonie avec la vie du cœur.

Ils eurent deux garçons et deux filles. L’aînée, nomméeMarguerite, était née en 1796. Le dernier enfant était un garçon,âgé de trois ans et nommé Jean Balthazar. Le sentiment maternel futchez Mme Claës presque égal à son amour pour son époux. Aussi sepassa-t-il en son âme, et surtout pendant les derniers jours de savie, un combat horrible entre ces deux sentiments égalementpuissants, et dont l’un était en quelque sorte devenu l’ennemi del’autre. Les larmes et la terreur empreintes sur sa figure aumoment où commence le récit du drame domestique qui couvait danscette paisible maison, étaient causées par la crainte d’avoirsacrifié ses enfants à son mari.

En 1805, le frère de Mme Claës mourut sans laisser d’enfants. Laloi espagnole s’opposait à ce que la sœur succédât aux possessionsterritoriales qui apanageaient les titres de la maison&|160;; maispar ses dispositions testamentaires, le duc lui légua soixantemille ducats environ, que les héritiers de la branche collatéralene lui disputèrent pas.

Quoique le sentiment qui l’unissait à Balthazar Claës fût telque jamais aucune idée d’intérêt l’eût entaché, Joséphine éprouvaune sorte de contentement à posséder une fortune égale à celle deson mari, et fut heureuse de pouvoir à son tour lui offrir quelquechose après avoir si noblement tout reçu de lui. Le hasard fit doncque ce mariage, dans lequel les calculateurs voyaient une folie,fût, sous le rapport de l’intérêt, un excellent mariage.

L’emploi de cette somme fut assez difficile à déterminer. Lamaison Claës était si richement fournie en meubles, en tableaux, enobjets d’art et de prix, qu’il semblait difficile d’y ajouter deschoses dignes de celles qui s’y trouvaient déjà. Le goût de cettefamille y avait accumulé des trésors.

Une génération s’était mise à la piste de beaux tableaux&|160;;puis la nécessité de compléter la collection commencée avait rendule goût de la peinture héréditaire. Les cent tableaux qui ornaientla galerie par laquelle on communiquait du quartier de derrière auxappartements de réception situés au premier étage de la maison dedevant, ainsi qu’une cinquantaine d’autres placés dans les salonsd’apparat, avaient exigé trois siècles de patientes recherches.C’était de célèbres morceaux de Rubens, de Ruysdaël, de Van Dyck,de Terburg, de Gérard Dou, de Teniers, de Miéris, de Paul Potter,de Wouwermans, de Rembrandt, d’Hobbema, de Cranach et d’Holbein.Les tableaux quelques biens à titre d’établissement, en le faisantrenoncer à la succession paternelle. Plus largement : donner unapanage&|160;? droit ou pouvoir exercé, privilège. italiens etfrançais étaient en minorité, mais tous authentiques et capitaux.Une autre génération avait eu la fantaisie des services deporcelaine japonaise ou chinoise. Tel Claës s’était passionné pourles meubles, tel autre pour l’argenterie, enfin chacun d’eux avaiteu sa manie, sa passion, l’un des traits les plus saillants ducaractère flamand.

Le père de Balthazar, le dernier débris de la fameuse sociétéhollandaise, avait laissé l’une des plus riches collections detulipes connues. Outre ces richesses héréditaires quireprésentaient un capital énorme, et meublaient magnifiquementcette vieille maison, simple au-dehors comme une coquille, maiscomme une coquille intérieurement nacrée et parée des plus richescouleurs, Balthazar Claës possédait encore une maison de campagnedans la plaine d’orchies. Loin de baser, comme les Français, sadépense sur ses revenus, il avait suivi la vieille coutumehollandaise de n’en consommer que le quart&|160;; et douze centsducats par an mettaient sa dépense au niveau de celle que faisaientles plus riches personnes de la ville.

La publication du Code civil donna raison à cette sagesse. Enordonnant le partage égal des biens, le Titre des Successionsdevait laisser chaque enfant presque pauvre et disperser un jourles richesses du vieux musée Claës. Balthazar, d’accord avec MmeClaës, plaça la fortune de sa femme de manière à donner à chacun deleurs enfants une position semblable à celle du père. La MaisonClaës persista donc dans la modestie de son train et acheta desbois, un peu maltraités par les guerres qui avaient eu lieu&|160;;mais qui bien conservés devaient prendre à dix ans de là une valeurénorme. Là haute société de Douai, que fréquentait M. Claës, avaitsu si bien apprécier le beau caractère et les qualités de sa femme,que, par une espèce de convention tacite, elle était exemptée desdevoirs auxquels les gens de province tiennent tant. Pendant lasaison d’hiver qu’elle passait à la ville, elle allait rarementdans le monde, et le monde venait chez elle. Elle recevait tous lesmercredis, et donnait trois grands dîners par mois. Chacun avaitsenti qu’elle était plus à l’aise dans sa maison, où la retenaientd’ailleurs sa passion pour son mari et les soins que réclamaitl’éducation de ses enfants. Telle fut, jusqu’en 1809, la conduitede ce ménage qui n’eut rien que de conforme aux idées reçues. Lavie de ces deux êtres, secrètement pleine d’amour et de joie, étaitextérieurement semblable à toute autre. La passion de BalthazarClaës pour sa femme, et que sa femme savait perpétuer, semblait,comme il le faisait observer lui-même, employer sa constance innéedans la culture du bonheur qui valait bien celle des tulipes verslaquelle il penchait dès son enfance, et le dispensait d’avoir samanie comme chacun de ses ancêtres avait eu la sienne.

À la fin de cette année, l’esprit et les manières de Balthazarsubirent des altérations funestes, qui commencèrent sinaturellement que d’abord Mme Claës ne trouva pas nécessaire de luien demander la cause. Un soir, son mari se coucha dans un état depréoccupation qu’elle se fit un devoir de respecter. Sa délicatessede femme et ses habitudes de soumission lui avaient toujours laisséattendre les confidences de Balthazar, dont la confiance lui étaitgarantie par une affection si vraie qu’elle ne donnait aucune priseà sa jalousie.

Quoique certaine d’obtenir une réponse quand elle se permettraitune demande curieuse, elle avait toujours conservé de ses premièresimpressions dans la vie la crainte d’un refus. D’ailleurs, lamaladie morale de son mari eut des phases, et n’arriva que par desteintes progressivement plus fortes à cette violence intolérablequi détruisit le bonheur de son ménage. Quelque occupé que fûtBalthazar, il resta néanmoins, pendant plusieurs mois, causeur,affectueux, et le changement de son caractère ne se manifestaitalors que par de fréquentes distractions. Mme Claës espéralongtemps savoir par son mari le secret de ses travaux&|160;;peut-être ne voulait-il l’avouer qu’au moment où ils aboutiraient àdes résultats utiles, car beaucoup d’hommes ont un orgueil qui lespousse à cacher leurs combats et à ne se montrer quevictorieux.

Au jour du triomphe, le bonheur domestique devait doncreparaître d’autant plus éclatant que Balthazar s’apercevrait decette lacune dans sa vie amoureuse que son cœur désavouerait sansdoute.

Joséphine connaissait assez son mari pour savoir qu’il ne separdonnerait pas d’avoir rendu sa Pépita moins heureuse pendantplusieurs mois. Elle gardait donc le silence en éprouvant uneespèce de joie à souffrir par lui, pour lui&|160;; car sa passionavait une teinte de cette piété espagnole qui ne sépare jamais lafoi de l’amour, et ne comprend point le sentiment sans souffrances.Elle attendait donc un retour d’affection en se disant chaque soir: « Ce sera demain&|160;! » et en traitant son bonheur comme unabsent. Elle conçut son dernier enfant au milieu de ces troublessecrets. Horrible révélation d’un avenir de douleur&|160;! En cettecirconstance, l’amour fut, parmi les distractions de son mari,comme une distraction plus forte que les autres. Son orgueil defemme, blessé pour la première fois, lui fit sonder la profondeurde l’abîme inconnu qui la séparait à jamais du Claës des premiersjours. Dès ce moment, l’état de Balthazar empira. Cet homme,naguère incessamment plongé dans les joies domestiques, qui jouaitpendant des heures entières avec ses enfants, se roulait avec euxsur le tapis du parloir ou dans les allées du jardin, qui semblaitne pouvoir vivre que sous les yeux noirs de sa Pépita, ne s’aperçutpoint de la grossesse de sa femme, oublia de vivre en famille ets’oublia lui-même. Plus Mme Claës avait tardé à lui demander lesujet de ses occupations, moins elle n’osa. À cette idée, son sangbouillonnait et la voix lui manquait. Enfin elle crut avoir cesséde plaire à son mari et fut alors sérieusement alarmée. Cettecrainte l’occupa, la désespéra, l’exalta, devint le principe debien des heures mélancoliques, et de tristes rêveries. Ellejustifia Balthazar à ses dépens en se trouvant laide etvieille&|160;; puis elle entrevit une pensée généreuse maishumiliante pour elle, dans le travail par lequel il se faisait unefidélité négative, et voulut lui rendre son indépendance enlaissant s’établir un de ces secrets divorces, le mot du bonheurdont paraissent jouir plusieurs ménages. Néanmoins, avant de direadieu à la vie conjugale, elle tâcha de lire au fond de ce cœur,mais elle le trouva fermé. Insensiblement, elle vit Balthazardevenir indifférent à tout ce qu’il avait aimé, négliger sestulipes en fleurs, et ne plus songer à ses enfants.

Sans doute il se livrait à quelque passion en dehors desaffections du cœur, mais qui, selon les femmes, n’en dessèche pasmoins le cœur. L’amour était endormi et non pas enfui. Si ce futune consolation, le malheur n’en resta pas moins le même.

La continuité de cette crise s’explique par un seul mot,l’espérance, secret de toutes ces situations conjugales. Au momentoù la pauvre femme arrivait à un degré de désespoir qui lui prêtaitle courage d’interroger son mari, précisément, alors elleretrouvait de doux moments, pendant lesquels Balthazar lui prouvaitque s’il appartenait à quelques pensées diaboliques, elles luipermettaient de redevenir parfois lui-même. Durant ces instants oùson ciel s’éclaircissait, elle s’empressait trop à jouir de sonbonheur pour le troubler par des importunités&|160;; puis, quandelle s’était enhardie à questionner Balthazar, au moment même oùelle allait parler, il lui échappait aussitôt, il la quittaitbrusquement, ou tombait dans le gouffre de ses méditations d’oùrien ne le pouvait tirer. Bientôt la réaction du moral sur lephysique commença ses ravages, d’abord imperceptibles, maisnéanmoins saisissables à l’œil d’une femme aimante qui suivait lasecrète pensée de son mari dans ses moindres manifestations.Souvent, elle avait peine à retenir ses larmes en le voyant, aprèsle dîner, plongé dans une bergère au coin du feu, morne et pensif,l’œil arrêté sur un panneau noir sans s’apercevoir du silence quirégnait autour de lui. Elle observait avec terreur les changementsinsensibles qui dégradaient cette figure que l’amour avait faitesublime pour elle&|160;; chaque jour, la vie de l’âme s’en retiraitdavantage, et la charpente restait sans aucune expression. Parfois,les yeux prenaient une couleur vitreuse, il semblait que la vue seretournât et s’exerçât à l’intérieur. Quand les enfants étaientcouchés, après quelques heures de silence et de solitude, pleinesde pensées affreuses, si la pauvre Pépita se hasardait à demander :« Mon ami, souffres-tu&|160;? » quelquefois Balthazar ne répondaitpas&|160;; ou s’il répondait, il revenait à lui par untressaillement comme un homme arraché en sursaut à son sommeil, etdisait un non sec et caverneux qui tombait pesamment sur le cœur desa femme palpitante. Quoiqu’elle eût voulu cacher à ses amis labizarre situation où elle se trouvait, elle fut cependant obligéed’en parler. Selon l’usage des petites villes, la plupart dessalons avaient fait du dérangement de Balthazar le sujet de leursconversations, et déjà dans certaines sociétés, l’on savaitplusieurs détails ignorés de Mme Claës. Aussi, malgré le mutismecommandé par la politesse, quelques amis témoignèrent-ils de sivives inquiétudes, qu’elle s’empressa de justifier les singularitésde son mari :

« M. Balthazar avait, disait-elle, entrepris un grand travailqui l’absorbait, mais dont la réussite devait être un sujet degloire pour sa famille et pour sa patrie. » Cette explicationmystérieuse caressait trop l’ambition d’une ville où, plus qu’enaucune autre, règne l’amour du pays et le désir de sonillustration, pour qu’elle ne produisît pas dans les esprits uneréaction favorable à M. Claës. Les suppositions de sa femmeétaient, jusqu’à un certain point, assez fondées. Plusieursouvriers de diverses professions avaient longtemps travaillé dansle grenier de la maison de devant, où Balthazar se rendait dès lematin. Après y avoir fait des retraites de plus en plus longues,auxquelles s’étaient insensiblement accoutumés sa femme et sesgens, Balthazar en était arrivé à y demeurer des journées entières.Mais, douleur inouïe&|160;!

Mme Claës apprit par les humiliantes confidences de ses bonnesamies étonnées de son ignorance que son mari ne cessait d’acheter àParis des instruments de physique, des matières précieuses, deslivres, des machines, et se ruinait, disait-on, à chercher lapierre philosophale. Elle devait songer à ses enfants, ajoutaientles amies, à son propre avenir, et serait criminelle de ne pasemployer son influence pour détourner son mari de la fausse voie oùil s’était engagé. Si Mme Claës retrouva son impertinence de grandedame pour imposer silence à ces discours absurdes, elle fut prisede terreur malgré son apparente assurance, et résolut de quitterson rôle d’abnégation. Elle fit naître une de ces situationspendant lesquelles une femme est avec son mari sur un piedd’égalité&|160;; moins tremblante ainsi, elle osa demander àBalthazar la raison de son changement et le motif de sa constanteretraite. Le Flamand fronça les sourcils, et lui répondit alors : «Ma chère, tu n’y comprendrais rien. » Un jour, Joséphine insistapour connaître ce secret en se plaignant avec douceur de ne paspartager toute la pensée de celui de qui elle partageait la vie. «Puisque cela t’intéresse tant, répondit Balthazar en gardant safemme sur ses genoux et lui caressant ses cheveux noirs, je tedirai que je me suis remis à la chimie, et que je suis l’homme leplus heureux du monde. » Deux ans après l’hiver où M. Claës étaitdevenu chimiste, sa maison avait changé d’aspect. Soit que lasociété se choquât de la distraction perpétuelle du savant, ou crûtle gêner&|160;; soit que ses anxiétés secrètes eussent rendu MmeClaës moins agréable, elle ne voyait plus que ses amis intimes.

Balthazar n’allait nulle part, s’enfermait dans son laboratoirependant toute la journée, y restait parfois la nuit, etn’apparaissait au sein de sa famille qu’à l’heure du dîner. Dès ladeuxième année, il cessa de passer la belle saison à sa campagneque sa femme ne voulut plus habiter seule. Quelquefois Balthazarsortait de chez lui, se promenait et ne rentrait que le lendemain,en laissant Mme Claës pendant toute une nuit livrée à de mortellesinquiétudes&|160;; après l’avoir fait infructueusement chercherdans une ville dont les portes étaient fermées le soir, suivantl’usage des places fortes, elle ne pouvait envoyer à sa poursuitedans la campagne. La malheureuse femme n’avait même plus alorsl’espoir mêlé d’angoisses que donne l’attente, et souffraitjusqu’au lendemain. Balthazar, qui avait oublié l’heure de lafermeture des portes, arrivait le lendemain tout tranquillementsans soupçonner les tortures que sa distraction devait imposer à safamille&|160;; et le bonheur de le revoir était pour sa femme unecrise aussi dangereuse que pouvaient l’être ses appréhensions, ellese taisait, n’osait le questionner&|160;; car, à la premièredemande qu’elle fit, il avait répondu d’un air surpris : « Eh bien,quoi, l’on ne peut pas se promener&|160;! » Les passions ne saventpas tromper.

Les inquiétudes de Mme Claës justifièrent donc les bruitsqu’elle s’était plu à démentir. Sa jeunesse l’avait habituée àconnaître la pitié polie du monde&|160;; pour ne pas la subir uneseconde fois, elle se renferma plus étroitement dans l’enceinte desa maison que tout le monde déserta, même ses derniers amis. Ledésordre dans les vêtements, toujours si dégradant pour un homme dela haute classe, devint tel chez Balthazar, qu’entre tant de causesde chagrins, ce ne fut pas l’une des moins sensibles dont s’affectacette femme habituée à l’exquise propreté des Flamandes. De concertavec Lemulquinier, valet de chambre de son mari, Joséphine remédiapendant quelque temps à la dévastation journalière des habits, maisil fallut y renoncer. Le jour même où, à l’insu de Balthazar, deseffets neufs avaient été substitués à ceux qui étaient tachés,déchirés ou troués, il en faisait des haillons. Cette femmeheureuse pendant quinze ans, et dont la jalousie ne s’était jamaiséveillée, se trouva tout à coup n’être plus rien en apparence dansle cœur où elle régnait naguère. Espagnole d’origine, le sentimentde la femme espagnole gronda chez elle, quand elle se découvrit unerivale dans la Science qui lui enlevait son mari&|160;; lestourments de la jalousie lui dévorèrent le cœur, et rénovèrent sonamour. Mais que faire contre la Science&|160;? comment en combattrele pouvoir incessant, tyrannique et croissant&|160;? Comment tuerune rivale invisible&|160;? Comment une femme, dont le pouvoir estlimité par la nature, peut-elle lutter avec une idée dont lesjouissances sont infinies et les attraits toujours nouveaux&|160;?Que tenter contre la coquetterie des idées qui se rafraîchissent,renaissent plus belles dans les difficultés, et entraînent un hommesi loin du monde qu’il oublie jusqu’à ses plus chèresaffections&|160;? Enfin un jour, malgré les ordres sévères queBalthazar avait donnés, sa femme voulut au moins ne pas le quitter,s’enfermer avec lui dans ce grenier où il se retirait, combattrecorps à corps avec sa rivale en assistant son mari durant leslongues heures qu’il prodiguait à cette terrible maîtresse. Ellevoulut se glisser secrètement dans ce mystérieux atelier deséduction, et acquérir le droit d’y rester toujours. Elle essayadonc de partager avec Lemulquinier le droit d’entrer dans lelaboratoire&|160;; mais, pour ne pas le rendre témoin d’unequerelle qu’elle redoutait elle attendit un jour où son mari sepasserait du valet de chambre. Depuis quelque temps elle étudiaitles allées et venues de ce domestique avec une impatiencehaineuse&|160;; ne savait-il pas tout ce qu’elle désiraitapprendre, ce que son mari lui cachait et ce qu’elle n’osait luidemander&|160;; elle trouvait Lemulquinier plus favorisé qu’elle,elle, l’épouse&|160;!

Elle vint donc tremblante et presque heureuse&|160;; mais, pourla première fois de sa vie, elle connut la colère deBalthazar&|160;; à peine avait-elle entrouvert la porte, qu’ilfondit sur elle, la prit, la jeta rudement sur l’escalier, où ellefaillit rouler du haut en bas. « Dieu soit loué, tu existes&|160;!» cria Balthazar en la relevant. Un masque de verre s’était briséen éclats sur Mme Claës qui vit son mari pâle, blême, effrayé. « Machère, je t’avais défendu de venir ici, dit-il en s’asseyant surune marche de l’escalier comme un homme abattu. Les saints t’ontpréservée de la mort. Par quel hasard mes yeux étaient-ils fixéssur la porte&|160;? Nous avons failli périr.&|160;? J’aurais étébien heureuse alors, dit-elle.&|160;? Mon expérience est manquée,reprit Balthazar. Je ne puis pardonner qu’à toi la douleur que mecause ce cruel mécompte. J’allais peut-être décomposer l’azote. Va,retourne à tes affaires. » Balthazar rentra dans sonlaboratoire.

« J’allais peut-être décomposer l’azote&|160;! » se dit lapauvre femme en revenant dans sa chambre où elle fondit enlarmes.

Cette phrase était inintelligible pour elle. Les hommes,habitués par leur éducation à tout concevoir, ne savent pas cequ’il y a d’horrible pour une femme à ne pouvoir comprendre lapensée de celui qu’elle aime. Plus indulgentes que nous ne lesommes, ces divines créatures ne nous disent pas quand le langagede leurs âmes reste incompris&|160;; elles craignent de nous fairesentir la supériorité de leurs sentiments, et cachent alors leursdouleurs avec autant de joie qu’elles taisent leurs plaisirsméconnus&|160;; mais plus ambitieuses en amour que nous ne lesommes, elles veulent épouser mieux que le cœur de l’homme, ellesen veulent aussi toute la pensée. Pour Mme Claës, ne rien savoir dela Science dont s’occupait son mari, engendrait dans son âme undépit plus violent que celui causé par la beauté d’une rivale. Unelutte de femme à femme laisse à celle qui aime le plus l’avantaged’aimer mieux, mais ce dépit accusait une impuissance et humiliaittous les sentiments qui nous aident à vivre. Joséphine ne savaitpas&|160;!

Il se trouvait, pour elle, une situation où son ignorance laséparait de son mari. Enfin, dernière torture, et la plus vive, ilétait souvent entre la vie et la mort, il courait des dangers, loind’elle et près d’elle, sans qu’elle les partageât, sans qu’elle lesconnût. C’était, comme l’enfer, une prison morale sans issue, sansespérance. Mme Claës voulut au moins connaître les attraits decette science, et se mit à étudier en secret la chimie dans leslivres. Cette famille fut alors comme cloîtrée.

Telles furent les transitions successives par lesquelles lemalheur fit passer la Maison Claës, avant de l’amener à l’espèce demort civile dont elle est frappée au moment où cette histoirecommence.

Cette situation violente se compliqua. Comme toutes les femmespassionnées, Mme Claës était d’un désintéressement inouï. Ceux quiaiment véritablement savent combien l’argent est peu de choseauprès des sentiments, et avec quelle difficulté il s’y agrège.Néanmoins Joséphine n’apprit pas sans une cruelle émotion que sonmari devait trois cent mille francs hypothéqués sur sespropriétés.

L’authenticité des contrats sanctionnait les inquiétudes, lesbruits, les conjectures de la ville.

Mme Claës, justement alarmée, fut forcée, elle si fière, dequestionner le notaire de son mari, de le mettre dans le secret deses douleurs ou de les lui laisser deviner, et d’entendre enfincette humiliante question : « Comment M. Claës ne vous a-t-ilencore rien dit&|160;? » Heureusement le notaire de Balthazar luiétait presque parent, et voici comment. Le grand-père de M. Claësavait épousé une Pierquin d’Anvers, de la même famille que lesPierquin de Douai. Depuis ce mariage, ceux-ci, quoique étrangersaux Claës, les traitaient de cousins. M. Pierquin, jeune homme devingt-six ans qui venait de succéder à la charge de son père, étaitla seule personne qui eût accès dans la Maison Claës. Mme Balthazaravait depuis plusieurs mois vécu dans une si complète solitude quele notaire fut obligé de lui confirmer la nouvelle des désastresdéjà connus dans toute la ville. Il lui dit que, vraisemblablement,son mari devait des sommes considérables à la maison qui luifournissait des produits chimiques. Après s’être enquis de lafortune et de la considération dont jouissait M. Claës, cettemaison accueillait toutes ses demandes et faisait les envois sansinquiétude, malgré l’étendue des crédits. Mme Claës chargeaPierquin de demander le mémoire des fournitures faites à son mari.Deux mois après, MM. Protez et Chiffreville, fabricants de produitschimiques, adressèrent un arrêté de compte, qui montait à centmille francs. Mme Claës et Pierquin étudièrent cette facture avecune surprise croissante. Si beaucoup d’articles, exprimésscientifiquement ou commercialement, étaient pour euxinintelligibles, ils furent effrayés de voir portés en compte desparties de métaux, des diamants de toutes les espèces, mais enpetites quantités. Le total de la dette s’expliquait facilement parla multiplicité des articles, par les précautions que nécessitaitle transport de certaines substances ou l’envoi de quelquesmachines précieuses, par le prix exorbitant de plusieurs produitsqui ne s’obtenaient que difficilement, ou que leur rareté rendaitchers, enfin par la valeur des instruments de physique ou de chimieconfectionnés d’après les instructions de M. Claës.

Le notaire, dans l’intérêt de son cousin, avait pris desrenseignements sur les Protez et Chiffreville, et la probité de cesnégociants devait rassurer sur la moralité de leurs opérations avecM. Claës à qui, d’ailleurs, ils faisaient souvent part desrésultats obtenus par les chimistes de Paris, afin de lui éviterdes dépenses. Mme Claës pria le notaire de cacher à la société deDouai la nature de ces acquisitions qui eussent été taxées defolies&|160;; mais Pierquin lui répondit que déjà, pour ne pointaffaiblir la considération dont jouissait Claës, il avait retardéjusqu’au dernier moment les obligations notariées que l’importancedes sommes prêtées de confiance par ses clients avait enfinnécessitées. Il dévoila l’étendue de la plaie, en disant à sacousine que, si elle ne trouvait pas le moyen d’empêcher son maride dépenser sa fortune si follement, dans six mois les bienspatrimoniaux seraient grevés d’hypothèques qui en dépasseraient lavaleur. Quant à lui, ajouta-t-il, les observations qu’il avaitfaites à son cousin, avec les ménagements dus à un homme sijustement considéré, n’avaient pas eu la moindre influence. Unefois pour toutes, Balthazar lui avait répondu qu’il travaillait àla gloire et à la fortune de sa famille.

Ainsi, à toutes les tortures de cœur que Mme Claës avaitsupportées depuis deux ans, dont chacune s’ajoutait à l’autre etaccroissait la douleur du moment de toutes les douleurs passées, sejoignit une crainte affreuse, incessante, qui lui rendait l’avenirépouvantable. Les femmes ont des pressentiments dont la justessetient du prodige. Pourquoi en général tremblent-elles plus qu’ellesn’espèrent quand il s’agit des intérêts de la vie&|160;? Pourquoin’ont-elles de foi que pour les grandes idées de l’avenirreligieux&|160;? Pourquoi devinent-elles si habilement lescatastrophes de fortune ou les crises de nos destinées&|160;?Peut-être le sentiment qui les unit à l’homme qu’elles aiment, leuren fait-il admirablement peser les forces, estimer les facultés,connaître les goûts, les passions, les vices, les vertus&|160;; laperpétuelle étude de ces causes en présence desquelles elle setrouvent sans cesse leur donne sans doute la fatale puissance d’enprévoir les effets dans toutes les situations possibles. Cequ’elles voient du présent leur fait juger l’avenir avec unehabileté naturellement expliquée par la perfection de leur systèmenerveux, qui leur permet de saisir les diagnostics les plus légersde la pensée et des sentiments. Tout en elles vibre à l’unisson desgrandes commotions morales. Ou elles sentent, ou elles voient. Or,quoique séparée de son mari depuis deux ans, Mme Claës pressentaitla perte de sa fortune. Elle avait apprécié la fougue réfléchie,l’inaltérable constance de Balthazar&|160;; s’il était vrai qu’ilcherchât à faire de l’or, il devait jeter avec une parfaiteinsensibilité son dernier morceau de pain dans son creuset&|160;;mais que cherchait-il&|160;?

Jusque-là, le sentiment maternel et l’amour conjugal s’étaientsi bien confondus dans le cœur de cette femme, que jamais sesenfants également aimés d’elle et de son mari, ne s’étaientinterposés entre eux. Mais tout à coup elle fut parfois plus mèrequ’elle n’était épouse, quoiqu’elle fût plus souvent épouse quemère. Et néanmoins, quelque disposée qu’elle pût être à sacrifiersa fortune et même ses enfants au bonheur de celui qui l’avaitchoisie, aimée, adorée, et pour qui elle était encore la seulefemme qu’il y eût au monde, les remords que lui causait lafaiblesse de son amour maternel la jetaient en d’horriblesalternatives. Ainsi, comme femme, elle souffrait dans soncœur&|160;; comme mère, elle souffrait dans ses enfants&|160;; etcomme chrétienne, elle souffrait pour tous. Elle se taisait etcontenait ces cruels orages dans son âme. Son mari, seul arbitre dusort de sa famille, était le maître d’en régler à son gré ladestinée, il n’en devait compte qu’à Dieu. D’ailleurs, pouvait-ellelui reprocher l’emploi de sa fortune, après le désintéressementdont il avait fait preuve pendant dix années de mariage&|160;?Était-elle juge de ses desseins&|160;?

Mais sa conscience, d’accord avec le sentiment et les lois, luidisait que les parents étaient les dépositaires de la fortune, etn’avaient pas le droit d’aliéner le bonheur matériel de leursenfants. Pour ne point résoudre ces hautes questions, elle aimaitmieux fermer les yeux, suivant l’habitude des gens qui refusent devoir l’abîme au fond duquel ils savent devoir rouler. Depuis sixmois, son mari ne lui avait plus remis d’argent pour la dépense desa maison. Elle fit vendre secrètement à Paris les riches paruresde diamants que son frère lui avait données au jour de son mariage,et introduisit la plus stricte économie dans sa maison. Ellerenvoya la gouvernante de ses enfants, et même la nourrice de Jean.Jadis le luxe des voitures était ignoré de la bourgeoisie à la foissi humble dans ses mœurs, si fière dans ses sentiments&|160;; rienn’avait donc été prévu dans la Maison Claës pour cette inventionmoderne, Balthazar était obligé d’avoir son écurie et sa remisedans une maison en face de la sienne&|160;; ses occupations ne luipermettaient plus de surveiller cette partie du ménage qui regardeessentiellement les hommes&|160;; Mme Claës supprima la dépenseonéreuse des équipages et des gens que son isolement rendaitinutiles, et malgré la bonté de ces raisons, elle n’essaya point decolorer ses réformes par des prétextes. Jusqu’à présent les faitsavaient démenti ses paroles, et le silence était désormais ce quiconvenait le mieux. Le changement du train des Claës n’était pasjustifiable dans un pays où, comme en Hollande, quiconque dépensetout son revenu passe pour un fou. Seulement, comme sa fille aînée,Marguerite, allait avoir seize ans, Joséphine parut vouloir luifaire faire une belle alliance, et la placer dans le monde, commeil convenait à une fille alliée aux Molina, aux VanOstrom-Temninck, et aux Casa-Réal. Quelques jours avant celuipendant lequel commence cette histoire, l’argent des diamants étaitépuisé. Ce même jour, à trois heures, en conduisant ses enfants àvêpres, Mme Claës avait rencontré Pierquin qui venait la voir, etqui l’accompagna jusqu’à Saint-Pierre, en causant à voix basse sursa situation.

« Ma cousine, dit-il, je ne saurais, sans manquer à l’amitié quim’attache à votre famille, vous cacher le péril où vous êtes, et nepas vous prier d’en conférer avec votre mari. Qui peut, si ce n’estvous, l’arrêter sur le bord de l’abîme où vous marchez. Les revenusdes biens hypothéqués ne suffisent point à payer les intérêts dessommes empruntées&|160;; ainsi vous êtes aujourd’hui sans aucunrevenu. Si vous coupiez les bois que vous possédez, ce serait vousenlever la seule chance de salut qui vous restera dans l’avenir.Mon cousin Balthazar est en ce moment débiteur d’une somme detrente mille francs à la maison Protez et Chiffreville de Paris,avec quoi les payerez-vous, avec quoi vivrez-vous&|160;? et quedeviendrez-vous si Claës continue à demander des réactifs, desverreries, des piles de Volta et autres brimborions. Toute votrefortune, moins la maison et le mobilier, s’est dissipée en gaz eten charbon. Quand il a été question, avant-hier, d’hypothéquer samaison, savez-vous quelle a été la réponse de Claës :

« Diable&|160;! » Voilà depuis trois ans la première trace deraison qu’il ait donnée. » Mme Claës pressa douloureusement le brasde Pierquin, leva les yeux au ciel, et dit :

« Gardez-nous le secret. » Malgré sa piété, la pauvre femme,anéantie par ces paroles d’une clarté foudroyante, ne put prier,elle resta sur sa chaise entre ses enfants, ouvrit son paroissienet n’en tourna pas un feuillet&|160;; elle était tombée dans unecontemplation aussi absorbante que l’étaient les méditations de sonmari.

L’honneur espagnol, la probité flamande résonnaient dans son âmed’une voix aussi puissante que celle de l’orgue. La ruine de sesenfants était consommée&|160;! Entre eux et l’honneur de leur père,il ne fallait plus hésiter. La nécessité d’une lutte prochaineentre elle et son mari l’épouvantait&|160;; il était à ses yeux sigrand, si imposant, que la seule perspective de sa colère l’agitaitautant que l’idée de la majesté divine. Elle allait donc sortir decette constante soumission dans laquelle elle était saintementdemeurée comme épouse. L’intérêt de ses enfants l’obligerait àcontrarier dans ses goûts un homme qu’elle idolâtrait. Nefaudrait-il pas souvent le ramener à des questions positives, quandil planerait dans les hautes régions de la Science, le tirerviolemment d’un riant avenir pour le plonger dans ce que lamatérialité présente de plus hideux aux artistes et aux grandshommes. Pour elle, Balthazar Claës était un géant de science, unhomme gros de gloire&|160;; il ne pouvait l’avoir oubliée que pourles plus riches espérances&|160;; puis, il était si profondémentsensé, elle l’avait entendu parler avec tant de talent sur lesquestions de tout genre, qu’il devait être sincère en disant qu’iltravaillait pour la gloire et la fortune de sa famille. L’amour decet homme pour sa femme et ses enfants n’était pas seulementimmense, il était infini. Ces sentiments n’avaient pu s’abolir, ilss’étaient sans doute agrandis en se reproduisant sous une autreforme. Elle si noble, si généreuse et si craintive, allait faireretentir incessamment aux oreilles de ce grand homme le mot argentet le son de l’argent&|160;; lui montrer les plaies de la misère,lui faire entendre les cris de la détresse, quand il entendrait lesvoix mélodieuses de la Renommée.

Peut-être l’affection que Balthazar avait pour elle s’endiminuerait-elle&|160;? Si elle n’avait pas eu d’enfants, elleaurait embrassé courageusement et avec plaisir la destinée nouvelleque lui faisait son mari. Les femmes élevées dans l’opulencesentent promptement le vide que couvrent les jouissancesmatérielles&|160;; et quand leur cœur, plus fatigué que flétri,leur a fait trouver le bonheur que donne un constant échange desentiments vrais, elles ne reculent point devant une existencemédiocre, si elle convient à l’être par lequel elles se saventaimées. Leurs idées, leurs plaisirs sont soumis aux caprices decette vie en dehors de la leur&|160;; pour elles, le seul avenirredoutable est de la perdre.

En ce moment donc, ses enfants séparaient Pépita de sa vraievie, autant que Balthazar Claës s’était séparé d’elle par laScience&|160;; aussi, quand elle fut revenue de vêpres et qu’ellese fut jetée dans sa bergère, renvoya-t-elle ses enfants enréclamant d’eux le plus profond silence&|160;; puis, elle fitdemander à son mari de venir la voir&|160;; mais quoiqueLemulquinier, le vieux valet de chambre, eût insisté pourl’arracher à son laboratoire, Balthazar y était resté. Mme Claësavait donc eu le temps de réfléchir. Et elle aussi demeurasongeuse, sans faire attention à l’heure ni au temps, ni au jour.La pensée de devoir trente mille francs et de ne pouvoir les payer,réveilla les douleurs passées, les joignit à celles du présent etde l’avenir. Cette masse d’intérêts, d’idées, de sensations latrouva trop faible, elle pleura. Quand elle vit entrer Balthazardont alors la physionomie lui parut plus terrible, plus absorbée,plus égarée qu’elle ne l’avait jamais été&|160;; quand il ne luirépondit pas, elle resta d’abord fascinée par l’immobilité de ceregard blanc et vide, par toutes les idées dévorantes quedistillait ce front chauve. Sous le coup de cette impression, elledésira mourir. Quand elle eut entendu cette voix insoucianteexprimant un désir scientifique au moment où elle avait le cœurécrasé, son courage revint&|160;; elle résolut de lutter contrecette épouvantable puissance qui lui avait ravi un amant, qui avaitenlevé à ses enfants un père, à la maison une fortune, à tous lebonheur.

Néanmoins, elle ne put réprimer la constante trépidation quil’agita, car, dans toute sa vie, il ne s’était pas rencontré descène si solennelle. Ce moment terrible ne contenait-il pasvirtuellement son avenir, et le passé ne s’y résumait-il pas toutentier&|160;?

Maintenant, les gens faibles, les personnes timides, ou celles àqui la vivacité de leurs sensations agrandit les moindresdifficultés de la vie, les hommes que saisit un tremblementinvolontaire devant les arbitres de leur destinée peuvent tousconcevoir les milliers de pensées qui tournoyèrent dans la tête decette femme, et les sentiments sous le poids desquels son cœur futcomprimé, quand son mari se dirigea lentement vers la porte dujardin. La plupart des femmes connaissent les angoisses de l’intimedélibération contre laquelle se débattit Mme Claës. Ainsi cellesmême dont le cœur n’a encore été violemment ému que pour déclarer àleur mari quelque excédent de dépense ou des dettes faites chez lamarchande de modes comprendront combien les battements du cœurs’élargissent alors qu’il s’en va de toute la vie.

Une belle femme a de la grâce à se jeter aux pieds de son mari,elle trouve des ressources dans les poses de la douleur, tandis quele sentiment de ses défauts physiques augmentait encore lescraintes de Mme Claës. Aussi, quand elle vit Balthazar près desortir, son premier mouvement fut-il bien de s’élancer verslui&|160;; mais une cruelle pensée réprima son élan, elle allait semettre debout devant lui&|160;! ne devait-elle pas paraîtreridicule à un homme qui, n’étant plus soumis aux fascinations del’amour, pourrait voir juste. Joséphine eût volontiers tout perdu,fortune et enfants, plutôt que d’amoindrir sa puissance de femme.Elle voulut écarter toute chance mauvaise dans une heure sisolennelle, et appela fortement : « Balthazar&|160;? » Il seretourna machinalement et toussa&|160;; mais sans faire attention àsa femme, il vint cracher dans une de ces petites boîtes carréesplacées de distance en distance le long des boiseries, comme danstous les appartements de la Hollande et de la Belgique. Cet homme,qui ne pensait à personne, n’oubliait jamais les crachoirs, tantcette habitude était invétérée. Pour la pauvre Joséphine, incapablede se rendre compte de cette bizarrerie, le soin constant que sonmari prenait du mobilier, lui causait toujours une angoisseinouïe&|160;; mais, dans ce moment, elle fut si violente, qu’ellela jeta hors des bornes, et lui fit crier d’un ton pleind’impatience où s’exprimèrent tous ses sentiments blessés : « Mais,monsieur, je vous parle&|160;!

&|160;? Qu’est-ce que cela signifie, répondit Balthazar en seretournant vivement et lançant à sa femme un regard où la vierevenait et qui fut pour elle comme un coup de foudre.

&|160;? Pardon, mon ami », dit-elle en pâlissant. Elle voulut selever et lui tendre la main, mais elle retomba sans force. « Je memeurs&|160;! » dit-elle d’une voix entrecoupée par dessanglots.

À cet aspect, Balthazar eut, comme tous les gens distraits, unevive réaction et devina pour ainsi dire le secret de cette crise,il prit aussitôt Mme Claës dans ses bras, ouvrit la porte quidonnait sur la petite antichambre, et franchit si rapidement levieil escalier de bois que la robe de sa femme ayant accroché unegueule des tarasques qui formaient les balustres, il en resta un léentier arraché à grand bruit. Il donna, pour l’ouvrir, un coup depied à la porte du vestibule commun à leurs appartements&|160;;mais il trouva la chambre de sa femme fermée.

Il posa doucement Joséphine sur un fauteuil en se disant : « MonDieu, où est la clé&|160;?

&|160;? Merci, mon ami, répondit Mme Claës en ouvrant les yeux,voici la première fois depuis bien longtemps que je me suis sentiesi près de ton cœur.

&|160;? Bon Dieu&|160;! cria Claës, la clé, voici nos gens. »Joséphine lui fit signe de prendre la clé qui était attachée à unruban le long de sa poche. Après avoir ouvert la porte, Balthazarjeta sa femme sur un canapé, sortit pour empêcher ses gens effrayésde monter en leur donnant l’ordre de promptement servir le dîner,et vint avec empressement retrouver sa femme.

« Qu’as-tu, ma chère vie&|160;? dit-il en s’asseyant près d’elleet lui prenant la main qu’il baisa.

&|160;? Mais je n’ai plus rien, répondit-elle, je ne souffreplus&|160;! Seulement, je voudrais avoir la puissance de Dieu pourmettre à tes pieds tout l’or de la terre.

&|160;? Pourquoi de l’or », demanda-t-il. Et il attira sa femmesur lui, la pressa et la baisa de nouveau sur le front. « Ne medonnes-tu pas de plus grandes richesses en m’aimant comme tum’aimes, chère et précieuse créature, reprit-il.

&|160;? Oh&|160;! mon Balthazar, pourquoi ne dissiperais-tu pasles angoisses de notre vie à tous, comme tu chasses par ta voix lechagrin de mon cœur. Enfin, je le vois, tu es toujours le même.

&|160;? De quelles angoisses parles-tu, ma chère&|160;?

&|160;? Mais nous sommes ruinés, mon ami&|160;!

&|160;? Ruinés », répéta-t-il. Il se mit à sourire, caressa lamain de sa femme en la tenant dans les siennes, et dit d’une voixdouce qui depuis longtemps ne s’était pas fait entendre : « Maisdemain, mon ange, notre fortune sera peut-être sans bornes. Hier encherchant des secrets bien plus importants, je crois avoir trouvéle moyen de cristalliser le carbone, la substance du diamant. Ô machère femme&|160;!… dans quelques jours tu me pardonneras mesdistractions. Il paraît que je suis distrait quelquefois.

Ne t’ai-je pas brusquée tout à l’heure&|160;? Sois indulgentepour un homme qui n’a jamais cessé de penser à toi, dont lestravaux sont tout pleins de toi, de nous.

&|160;? Assez, assez, dit-elle, nous causerons de tout cela cesoir, mon ami. Je souffrais par trop de douleur, maintenant jesouffre par trop de plaisir. » Elle ne s’attendait pas à revoircette figure animée par un sentiment aussi tendre. pour elle qu’ill’était jadis, à entendre cette voix toujours aussi doucequ’autrefois, et à retrouver tout ce qu’elle croyait avoirperdu.

« Ce soir, reprit-il, je veux bien, nous causerons.

Si je m’absorbais dans quelque méditation, rappelle-moi cettepromesse. Ce soir je veux quitter mes calculs, mes travaux, et meplonger dans toutes les joies de la famille, dans les voluptés ducœur&|160;; car, Pépita, j’en ai besoin, j’en ai soif&|160;!

&|160;? Tu me diras ce que tu cherches, Balthazar&|160;?

&|160;? Mais, pauvre enfant, tu n’y comprendrais rien.

&|160;? Tu crois&|160;?… Hé&|160;! mon ami, -Voici près dequatre mois que j’étudie la chimie pour pouvoir en causer avec toi.J’ai lu Fourcroy, Lavoisier, Chaptal, Nollet, Rouelle, Berthollet,Gay-Lussac, Spallanzani, Leuwenhoëk, Galvani, Volta, enfin tous leslivres relatifs à la Science que tu adores. Va, tu peux me dire tessecrets.

&|160;? Oh&|160;! tu es un ange, s’écria Balthazar en tombantaux genoux de sa femme et versant des pleurs d’attendrissement quila firent tressaillir, nous nous comprendrons en tout&|160;!

&|160;? Ah&|160;! dit-elle, je me jetterais dans le feu del’enfer qui attise tes fourneaux pour entendre ce mot de ta boucheet pour te voir ainsi. » En entendant le pas de sa fille dansl’antichambre, elle s’y élança vivement. « Que voulez-vous,Marguerite&|160;? dit-elle à sa fille aînée.

&|160;? Ma chère mère, M. Pierquin vient d’arriver.

S’il reste à dîner, il faudrait du linge, et vous avez oubliéd’en donner ce matin. »

Mme Claës tira de sa poche un trousseau de petites clefs et lesremit à sa fille, en lui désignant les armoires en bois des îlesqui tapissaient cette antichambre, et lui dit : « Ma fille, prenezà droite dans les services Graindorge. » « Puisque mon cherBalthazar me revient aujourd’hui, rends-le-moi tout entier&|160;?dit-elle en rentrant et donnant à sa physionomie une expression dedouce malice. Mon ami, va chez toi, fais-moi la grâce det’habiller, nous avons Pierquin à dîner. Voyons, quitte ces habitsdéchirés. Tiens, vois ces taches&|160;? N’est-ce pas de l’acidemuriatique ou sulfurique qui a bordé de jaune tous cestrous&|160;?

Allons, rajeunis-toi, je vais renvoyer Mulquinier quand j’auraichangé de robe. » Balthazar voulut passer dans sa chambre par laporte de communication, mais il avait oublié qu’elle était ferméede son côté. Il sortit par l’antichambre.

« Marguerite, mets le linge sur un fauteuil, et viensm’habiller, je ne veux pas de Martha », dit Mme Claës en appelantsa fille.

Balthazar avait pris Marguerite, l’avait tournée vers lui par unmouvement joyeux en lui disant :

« Bonjour, mon enfant, tu es bien jolie aujourd’hui dans cetterobe de mousseline, et avec cette ceinture rose. » Puis il la baisaau front et lui serra la main.

« Maman, papa vient de m’embrasser, dit Marguerite en entrantchez sa mère, il paraît bien joyeux, bien heureux&|160;!

&|160;? Mon enfant, votre père est un bien grand homme, voicibientôt trois ans qu’il travaille pour la gloire et la fortune desa famille, et il croit avoir atteint le but de ses recherches. Cejour doit être pour nous tous une belle fête…

&|160;? Ma chère maman, répondit Marguerite, nos gens étaient sitristes de le voir renfrogné, que nous ne serons pas seules dans lajoie. Oh&|160;! mettez donc une autre ceinture, celle-ci est tropfanée.

&|160;? Soit, mais dépêchons-nous, je veux aller parler àPierquin. Où est-il&|160;?

&|160;? Dans le parloir, il s’amuse avec Jean.

&|160;? Où sont Gabriel et Félicie&|160;?

&|160;? Je les entends dans le jardin.

&|160;? Hé bien, descendez vite veiller à ce qu’ils n’ycueillent pas de tulipes&|160;! votre père ne les a pas encore vuesde cette année, et il pourrait aujourd’hui vouloir les regarder ensortant de table.

Dites à Mulquinier de monter à votre père tout ce dont il abesoin pour sa toilette. » Quand Marguerite fut sortie, Mme Claësjeta un coup d’œil à ses enfants par les fenêtres de sa chambre quidonnaient sur le jardin, et les vit occupés à regarder un de cesinsectes à ailes vertes, luisantes et tachetées d’or vulgairementappelés des couturières.

« Soyez sages, mes bien-aimés », dit-elle en faisant remonterune partie du vitrage qui était à coulisse et qu’elle arrêta pouraérer sa chambre.

Puis elle frappa doucement à la porte de communication pours’assurer que son mari n’était pas retombé dans quelquedistraction. Il ouvrit et elle lui dit d’un accent joyeux en levoyant déshabillé :

« Tu ne me laisseras pas longtemps seule avec Pierquin, n’est-cepas&|160;? Tu me rejoindras promptement. » Elle se trouva si lestepour descendre, qu’en l’entendant, un étranger n’aurait pas reconnule pas d’une boiteuse.

« Monsieur en emportant madame, lui dit le valet de chambrequ’elle rencontra dans l’escalier, a déchiré la robe, ce n’estqu’un méchant bout d’étoffe&|160;; mais il a brisé la mâchoire decette figure, et je ne sais pas qui pourra la remettre. Voilà notreescalier déshonoré, cette rampe était si belle&|160;!

&|160;? Bah&|160;! mon pauvre Mulquinier, ne la fais pasraccommoder, ce n’est pas un malheur. » « Qu’arrive-t-il donc, sedit Mulquinier, pour que ce ne soit pas un désastre&|160;? monmaître aurait-il trouvé l’absolu&|160;? » « Bonjour, monsieurPierquin », dit Mme Claës en ouvrant la porte du parloir.

Le notaire accourut pour donner le bras à sa cousine mais ellene prenait jamais que celui de son mari&|160;; elle remercia doncson cousin par un sourire et lui dit : « Vous venez peut-être pourles trente mille francs&|160;?

&|160;? Oui, madame, en rentrant chez moi, j’ai reçu une lettred’avis de la maison Protez et Chiffreville qui a tiré, sur M.Claës, six lettres de change de chacune cinq mille francs.

&|160;? Hé bien, n’en parlez pas à Balthazar aujourd’hui,dit-elle. Dînez avec nous. Si par hasard il vous demandait pourquoivous êtes venu, trouvez quelque prétexte plausible, je vous enprie.

Donnez-moi la lettre, je lui parlerai moi-même de cette affaire.Tout va bien, reprit-elle en voyant l’étonnement du notaire. Dansquelques mois, mon mari remboursera probablement les sommes qu’il aempruntées. » En entendant cette phrase dite à voix basse, lenotaire regarda Mlle Claës qui revenait du jardin, suivie deGabriel et de Félicie, et dit : « Je n’ai jamais vu Mlle Margueriteaussi jolie qu’elle l’est en ce moment. » Mme Claës, qui s’étaitassise dans sa bergère et avait pris sur ses genoux le petit Jean,leva la tête, regarda sa fille et le notaire en affectant un airindifférent.

Pierquin était de taille moyenne, ni gras, ni maigre, d’unefigure vulgairement belle et qui exprimait une tristesse pluschagrine que mélancolique, une rêverie plus indéterminée quepensive&|160;; il passait pour misanthrope, mais il était tropintéressé, trop grand mangeur pour que son divorce avec le mondefût réel. Son regard habituellement perdu dans le vide, sonattitude indifférente, son silence affecté semblaient accuser de laprofondeur, et couvraient en réalité le vide et la nullité d’unnotaire exclusivement occupé d’intérêts humains, mais qui setrouvait encore assez jeune pour être envieux. S’allier à la MaisonClaës aurait été pour lui la cause d’un dévouement sans bornes,s’il n’avait pas eu quelque sentiment d’avarice sous-jacent. Ilfaisait le généreux, mais il savait compter. Aussi, sans se rendreraison à lui-même de ses changements de manières, ses attentionsétaient-elles tranchantes, dures et bourrues comme le sont engénéral celles des gens d’affaires, quand Claës lui semblaitruiné&|160;; puis elles devenaient affectueuses, coulantes etpresque serviles, quand il soupçonnait quelque heureuse issue auxtravaux de son cousin. Tantôt il voyait en Marguerite Claës uneinfante de laquelle il était impossible à un simple notaire deprovince d’approcher&|160;; tantôt il la considérait comme unepauvre fille trop heureuse s’il daignait en faire sa femme. Ilétait homme de province, et Flamand, sans malice&|160;; il nemanquait même ni de dévouement ni de bonté&|160;; mais il avait unnaïf égoïsme qui rendait ses qualités incomplètes, et des ridiculesqui gâtaient sa personne. En ce moment, Mme Claës se souvint du tonbref avec lequel le notaire lui avait parlé sous le porche del’église Saint-Pierre, et remarqua la révolution que sa réponseavait faite dans ses manières&|160;; elle devina le fond de sespensées, et d’un regard perspicace elle essaya de lire dans l’âmede sa fille pour savoir si elle pensait à son cousin&|160;; maiselle ne vit en elle que la plus parfaite indifférence. Aprèsquelques instants, pendant lesquels la conversation roula sur lesbruits de la ville, le maître du logis descendit de sa chambre où,depuis un instant, sa femme entendait avec un inexprimable plaisirdes bottes criant sur le parquet. Sa démarche, semblable à celled’un homme jeune et léger, annonçait une complète métamorphose, etl’attente que son apparition causait à Mme Claës fut si vivequ’elle eut peine à contenir un tressaillement quand il descenditl’escalier. Balthazar se montra bientôt dans le costume alors à lamode. Il portait des bottes à revers bien cirées qui laissaientvoir le haut d’un bas de soie blanc, une culotte de casimir bleu àboutons d’or, un gilet blanc à fleurs, et un frac bleu. Il avaitfait sa barbe, peigné ses cheveux, parfumé sa tête, coupé sesongles, et lavé ses mains avec tant de soin qu’il semblaitméconnaissable à ceux qui l’avaient vu naguère. Au lieu d’unvieillard presque en démence, ses enfants, sa femme et le notairevoyaient un homme de quarante ans dont la figure affable et polieétait pleine de séductions.

La fatigue et les souffrances que trahissaient la maigreur descontours et l’adhérence de la peau sur les os avaient même unesorte de grâce.

« Bonjour, Pierquin », dit Balthazar Claës.

Redevenu père et mari, le chimiste prit son dernier enfant surles genoux de sa femme, et l’éleva en l’air en le faisantrapidement descendre et le relevant alternativement.

« Voyez ce petit&|160;? dit-il au notaire. Une si jolie créaturene vous donne-t-elle pas l’envie de vous marier&|160;? Croyez-moi,mon cher, les plaisirs de famille consolent de tout.&|160;?Brr&|160;! dit-il en enlevant Jean. Pound&|160;! s’écriait-il en lemettant à terre. Brr&|160;! Pound&|160;! »

L’enfant riait aux éclats de se voir alternativement en haut duplafond et sur le parquet. La mère détourna les yeux pour ne pastrahir l’émotion que lui causait un jeu si simple en apparence etqui, pour elle, était toute une révolution domestique.

« Voyons comment tu vas », dit Balthazar en posant son fils surle parquet et s’allant jeter dans une bergère. L’enfant courut àson père, attiré par l’éclat des boutons d’or qui attachaient laculotte au-dessus de l’oreille des bottes. « Tu es un mignon&|160;!dit le père en l’embrassant, tu es un Claës, tu marchesdroit.&|160;? Hé bien&|160;! Gabriel, comment se porte le pèreMorillon&|160;? dit-il à son fils aîné en lui prenant l’oreille etla lui tortillant, te défends-tu vaillamment contre les thèmes, lesversions&|160;? mords-tu ferme aux mathématiques&|160;? » PuisBalthazar se leva, vint à Pierquin, et lui dit avec cetteaffectueuse courtoisie qui le caractérisait : « Mon cher, vous avezpeut-être quelque chose à me demander&|160;? » Il lui donna le braset l’entraîna dans le jardin, en ajoutant : « Venez voir mestulipes&|160;?… » Mme Claës regarda son mari pendant qu’il sortait,et ne sut pas contenir sa joie en le revoyant si jeune, si affable,si bien lui-même&|160;; elle se leva, prit sa fille par la taille,et l’embrassa en disant :

« Ma chère Marguerite, mon enfant chérie, je t’aime encore mieuxaujourd’hui que de coutume.

&|160;? Il y avait bien longtemps que je n’avais vu mon père siaimable », répondit-elle.

Lemulquinier vint annoncer que le dîner était servi. Pour éviterque Pierquin lui offrît le bras, Mme Claës prit celui de Balthazar,et toute la famille passa dans la salle à manger.

Cette pièce dont le plafond se composait de poutres apparentes,mais enjolivées par des peintures, lavées et rafraîchies tous lesans, était garnie de hauts dressoirs en chêne sur les tablettesdesquels se voyaient les plus curieuses pièces de la vaissellepatrimoniale. Les parois étaient tapissées de cuir violet surlequel avaient été imprimés, en traits d’or, des sujets dechasse.

Au-dessus des dressoirs, çà et là, brillaient soigneusementdisposées des plumes d’oiseaux curieux et des coquillages rares.Les chaises n’avaient pas été changées depuis le commencement duseizième siècle et offraient cette forme carrée, ces colonnestorses, et ce petit dossier garni d’une étoffe à franges dont lamode fut si répandue que Raphaël l’a illustrée dans son tableauappelé la Vierge à la chaise. Le bois en était devenu noir, maisles clous dorés reluisaient comme s’ils eussent été neufs, et lesétoffes soigneusement renouvelées étaient d’une couleur rougeadmirable. La Flandre revivait là tout entière avec ses innovationsespagnoles. Sur la table, les carafes, les flacons avaient cet airrespectable que leur donnent les ventres arrondis du galbe antique.Les verres étaient bien ces vieux verres hauts sur patte qui sevoient dans tous les tableaux de l’école hollandaise ou flamande.La vaisselle en grés et ornée de figures coloriées à la manière deBernard de Palissy sortait de la fabrique anglaise de Wedgwood.

L’argenterie était massive, à pans carrés à bosses pleines,véritable argenterie de famille dont les pièces, toutes différentesde ciselure, de mode, de forme, attestaient les commencements dubien-être et les progrès de la fortune de Claës. Les serviettesavaient des franges, mode tout espagnole. Quant au linge, chacundoit penser que chez les Claës, le point d’honneur consistait à enposséder de magnifique. Ce service, cette argenterie étaientdestinés à l’usage journalier de la famille. La maison de devant,où se donnaient les fêtes, avait son luxe particulier, dont lesmerveilles réservées pour les jours de gala leur imprimaient cettesolennité qui n’existe plus quand les choses sont déconsidéréespour ainsi dire par un usage habituel. Dans le quartier dederrière, tout était marqué au coin d’une naïveté patriarcale.Enfin, détail délicieux, une vigne courait en dehors le long desfenêtres que les pampres bordaient de toutes parts.

« Vous restez fidèle aux traditions, madame, dit Pierquin enrecevant une assiettée de cette soupe au thym, dans laquelle lescuisinières flamandes ou hollandaises mettent de petites boules deviandes roulées et mêlées à des tranches de pain grillé, voici lepotage du dimanche en usage chez nos pères&|160;! Votre maison etcelle de mon oncle Des Raquets sont les seules où l’on retrouvecette soupe historique dans les Pays-Bas. Ah&|160;! pardon, levieux monsieur Savaron de Savarus la fait encore orgueilleusementservir à tournai chez lui, mais partout ailleurs la vieille Flandres’en va.

Maintenant les meubles se fabriquent à la grecque, on n’aperçoitpartout que casques, boucliers, lances et faisceaux. Chacun rebâtitsa maison, vend ses vieux meubles, refond son argenterie, ou latroque contre la porcelaine de Sèvres qui ne vaut ni le vieux Saxeni les chinoiseries. Oh&|160;! moi je suis Flamand dans l’âme.Aussi mon cœur saigne-t-il en voyant les chaudronniers acheter pourle prix du bois ou du métal nos beaux meubles incrustés de cuivreou d’étain. Mais l’État social veut changer de peau, je crois. Iln’y a pas jusqu’aux procédés de l’art qui ne se perdent&|160;!Quand il faut que tout aille vite, rien ne peut êtreconsciencieusement fait. Pendant mon dernier voyage à Paris, l’onm’a mené voir les peintures exposées au Louvre. Ma paroled’honneur, c’est des écrans que ces toiles sans air, sansprofondeur où les peintres craignent de mettre de la couleur. Etils veulent, dit-on, renverser notre vieille école. Ah&|160;!ouin&|160;?…

&|160;? Nos anciens peintres, répondit Balthazar, étudiaient lesdiverses combinaisons et la résistance des couleurs, en lessoumettant à l’action du soleil et de la pluie. Mais vous avezraison : aujourd’hui les ressources matérielles de l’art sont moinscultivées que jamais. » Mme Claës n’écoutait pas la conversation.En entendant dire au notaire que les services de porcelaine étaientà la mode, elle avait aussitôt conçu la lumineuse idée de vendre lapesante argenterie provenue de la succession de son frère, espérantainsi pouvoir acquitter les trente mille francs dus par sonmari.

« Ah&|160;! ah&|160;! disait Balthazar au notaire quand MmeClaës se remit à la conversation, l’on s’occupe de mes travaux àDouai&|160;?

&|160;? Oui, répondit Pierquin, chacun se demande à quoi vousdépensez tant d’argent. Hier, j’entendais M. le premier présidentdéplorer qu’un homme de votre sorte cherchât la pierrephilosophale. Je me suis alors permis de répondre que vous étieztrop instruit pour ne pas savoir que c’était se mesurer avecl’impossible, trop chrétien pour croire l’emporter sur Dieu, etcomme tous les Claës, trop bon calculateur pour changer votreargent contre de la poudre à Perlimpinpin. Néanmoins je vousavouerai que j’ai partagé les regrets que cause votre retraite àtoute la société. Vous n’êtes vraiment plus de la ville. En vérité,madame, vous eussiez été ravie si vous aviez pu entendre les élogesque chacun s’est plu à faire de vous et de M. Claës.

&|160;? Vous avez agi comme un bon parent en repoussant desimputations dont le moindre mal serait de me rendre ridicule,répondit Balthazar.

Ah&|160;! les Douaisiens me croient ruiné&|160;! Eh bien, moncher Pierquin, dans deux mois je donnerai, pour célébrerl’anniversaire de mon mariage, une fête dont la magnificence merendra l’estime que nos chers compatriotes accordent aux écus. »Mme Claës rougit fortement. Depuis deux ans cet anniversaire avaitété oublié. Semblable à ces fous qui ont des moments pendantlesquels leurs facultés brillent d’un éclat inusité, jamaisBalthazar n’avait été si spirituel dans sa tendresse. Il se montraplein d’attentions pour ses enfants, et sa conversation futséduisante de grâce, d’esprit, d’à-propos. Ce retour de lapaternité, absente depuis si longtemps, était certes la plus bellefête qu’il pût donner à sa femme pour qui sa parole et son regardavaient repris cette constante sympathie d’expression qui se sentde cœur à cœur et qui prouve une délicieuse identité desentiment.

Le vieux Lemulquinier paraissait se rajeunir, il allait etvenait avec une allégresse insolite causée par l’accomplissement deses secrètes espérances.

Le changement si soudainement opéré dans les manières de sonmaître était encore plus significatif pour lui que pour Mme Claës.Là où la famille voyait le bonheur, le valet de chambre voyait unefortune. En aidant Balthazar dans ses manipulations, il en avaitépousé la folie. Soit qu’il eût saisi la portée de ses recherchesdans les explications qui échappaient au chimiste quand le but sereculait sous ses mains, soit que le penchant inné chez l’hommepour l’imitation lui eût fait adopter les idées de celui dansl’atmosphère duquel il vivait, Lemulquinier avait conçu pour sonmaître un sentiment superstitieux mêlé de terreur, d’admiration etd’égoïsme. Le laboratoire était pour lui ce qu’est pour le peupleun bureau de loterie, l’espoir organisé. Chaque soir il se couchaiten se disant : « Demain, peut-être nagerons-nous dans l’or&|160;! »Et le lendemain il se réveillait avec une foi toujours aussi viveque la veille. Son nom indiquait une origine toute flamande. Jadisles gens du peuple n’étaient connus que par un sobriquet tiré deleur profession, de leur pays, de leur conformation physique ou deleurs qualités morales. Ce sobriquet devenait le nom de la famillebourgeoise qu’ils fondaient lors de leur affranchissement. EnFlandre, les marchands de fil de lin se nommaient des mulquiniers,et telle était sans doute la profession de l’homme qui, parmi lesancêtres du vieux valet, passa de l’état de serf à celui debourgeois jusqu’à ce que des malheurs inconnus rendissent lepetit-fils du mulquinier à son primitif état de serf, plus lasolde. L’histoire de la Flandre, de son fil et de son commerce serésumait donc en ce vieux domestique, souvent appelé par euphonieMulquinier. Son caractère et sa physionomie ne manquaient pasd’originalité. Sa figure de forme triangulaire était large, hauteet couturée par une petite vérole qui lui avait donné defantastiques apparences, en y laissant une multitude de linéamentsblancs et brillants. Maigre et d’une taille élevée, il avait unedémarche grave, mystérieuse. Ses petits yeux, orangés comme laperruque jaune et lisse qu’il avait sur la tête, ne jetaient quedes regards obliques. Son extérieur était donc en harmonie avec lesentiment de curiosité qu’il excitait. Sa qualité de préparateurinitié aux secrets de son maître sur les travaux duquel il gardaitle silence l’investissait d’un charme. Les habitants de la rue deParis le regardaient passer avec un intérêt mêlé de crainte, car ilavait des réponses sibylliques et toujours grosses de trésors. Fierd’être nécessaire à son maître, il exerçait sur ses camarades unesorte d’autorité tracassière, dont il profitait pour lui-même enobtenant de ces concessions qui le rendaient à moitié maître aulogis. Au rebours des domestiques flamands, qui sont extrêmementattachés à la maison, il n’avait d’affection que pour Balthazar. Siquelque chagrin affligeait Mme Claës, ou si quelque événementfavorable arrivait dans la famille, il mangeait son pain beurré,buvait sa bière avec son flegme habituel.

Le dîner fini, Mme Claës proposa de prendre le café dans lejardin, devant le buisson de tulipes qui en ornait le milieu. Lespots de terre dans lesquels étaient les tulipes dont les noms selisaient sur des ardoises gravées, avaient été enterrés et disposésde manière à former une pyramide au sommet de laquelle s’élevaitune tulipe Gueule-de-dragon que Balthazar possédait seul. Cettefleur, nommée tulipa Claësiana, réunissait les sept couleurs, etses longues échancrures semblaient dorées sur les bords. Le père deBalthazar, qui en avait plusieurs fois refusé dix mille florins,prenait de si grandes précautions pour qu’on ne pût en voler uneseule graine, qu’il la gardait dans le parloir et passait souventdes journées entières à la contempler. La tige était énorme, biendroite, ferme, d’un admirable vert&|160;; les proportions de laplante se trouvaient en harmonie avec le calice dont les couleursse distinguaient par cette brillante netteté qui donnait jadis tantde prix à ces fleurs fastueuses.

« Voilà pour trente ou quarante mille francs de tulipes », ditle notaire en regardant alternativement sa cousine et le buissonaux mille couleurs.

Mme Claës était trop enthousiasmée par l’aspect de ces fleursque les rayons du soleil couchant faisaient ressembler à despierreries, pour bien saisir le sens de l’observationnotariale.

« À quoi cela sert-il, reprit le notaire en s’adressant àBalthazar, vous devriez les vendre.

&|160;? Bah&|160;! ai-je donc besoin d’argent&|160;! » réponditClaës en faisant le geste d’un homme à qui quarante mille francssemblaient être peu de chose.

Il y eut un moment de silence pendant lequel les enfants firentplusieurs exclamations.

« Vois donc, maman, celle-là.

&|160;? Oh&|160;! qu’en voilà une belle&|160;!

&|160;? Comment celle-ci se nomme-t-elle&|160;?

&|160;? Quel abîme pour la raison humaine, s’écria Balthazar enlevant les mains et les joignant par un geste désespéré. Unecombinaison d’hydrogène et d’oxygène fait surgir par ses dosagesdifférents, dans un même milieu et d’un même principe, ces couleursqui constituent chacune un résultat différent. » Sa femme entendaitbien les termes de cette proposition, qui fut trop rapidementénoncée pour qu’elle la conçût entièrement, Balthazar songeaqu’elle avait étudié sa Science favorite, et lui dit, en luifaisant un signe mystérieux : « Tu comprendrais, tu ne saurais pasencore ce que je veux dire&|160;! » Et il parut retomber dans unede ces méditations qui lui étaient habituelles.

« Je le crois », dit Pierquin en prenant une tasse de café desmains de Marguerite. « Chassez le naturel, il revient au galop,ajouta-t-il tout bas en s’adressant à Mme Claës. Vous aurez labonté de lui parler vous-même, le diable ne le tirerait pas de sacontemplation. En voilà pour jusqu’à demain. » Il dit adieu à Claësqui feignit de ne pas l’entendre, embrassa le petit Jean que lamère tenait dans ses bras, et, après avoir fait une profondesalutation, il se retira. Lorsque la porte d’entrée retentit en sefermant, Balthazar saisit sa femme par la taille, et dissipal’inquiétude que pouvait lui donner sa feinte rêverie en lui disantà l’oreille : « Je savais bien comment faire pour le renvoyer. » ,Mme Claës tourna la tête vers son mari sans avoir honte de luimontrer les larmes qui lui vinrent aux yeux, elles étaient sidouces&|160;! puis elle appuya son front sur l’épaule de Balthazaret laissa glisser Jean à terre.

« Rentrons au parloir », dit-elle après une pause.

Pendant toute la soirée, Balthazar fut d’une gaieté presquefolle&|160;; il inventa mille jeux pour ses enfants, et joua sibien pour son propre compte qu’il ne s’aperçut pas de deux ou troisabsences que fit sa femme. Vers neuf heures et demie, lorsque Jeanfut couché, quand Marguerite revint au parloir après avoir aidé sasœur Félicie à se déshabiller, elle trouva sa mère assise dans lagrande bergère, et son père qui causait avec elle en lui tenant lamain. Elle craignit de troubler ses parents et paraissait vouloirse retirer sans leur parler&|160;; Mme Claës s’en aperçut et luidit : « Venez, Marguerite, venez, ma chère enfant. » Puis ellel’attira vers elle et la baisa pieusement au front en ajoutant : «Emportez votre livre dans votre chambre, et couchez-vous de bonneheure.

&|160;? Bonsoir, ma fille chérie », dit Balthazar.

Marguerite embrassa son père et s’en alla. Claës et sa femmerestèrent pendant quelques moments seuls, occupés à regarder lesdernières teintes du crépuscule, qui mouraient dans les feuillagesdu jardin déjà devenus noirs, et dont les découpures se voyaient àpeine dans la lueur. Quand il fit presque nuit, Balthazar dit à safemme d’une voix émue : « Montons. » Longtemps avant que les mœursanglaises n’eussent consacré la chambre d’une femme comme un lieusacré, celle d’une Flamande était impénétrable.

Les bonnes ménagères de ce pays n’en faisaient pas un apparat devertu, mais une habitude contractée dès l’enfance, une superstitiondomestique qui rendait une chambre à coucher un délicieuxsanctuaire où l’on respirait les sentiments tendres, où le simples’unissait à tout ce que la vie sociale a de plus doux et de plussacré. Dans la position particulière où se trouvait Mme Claës,toute femme aurait voulu rassembler autour d’elle les choses lesplus élégantes&|160;; mais elle l’avait fait avec un goût exquis,sachant quelle influence l’aspect de ce qui nous entoure exerce surles sentiments. Chez une jolie créature c’eût été du luxe, chezelle c’était une nécessité. Elle avait compris la portée de cesmots : « On se fait jolie femme&|160;! » maxime qui dirigeaittoutes les actions de la première femme de Napoléon et la rendaitsouvent fausse tandis que Mme Claës était toujours naturelle etvraie. Quoique Balthazar connût bien la chambre de sa femme, sonoubli des choses matérielles de la vie avait été si complet, qu’eny entrant il éprouva de doux frémissements comme s’il l’apercevaitpour la première fois. La fastueuse gaieté d’une femme triomphanteéclatait dans les splendides couleurs des tulipes qui s’élevaientdu long cou de gros vases en porcelaine chinoise, habilementdisposés, et dans la profusion des lumières dont les effets nepouvaient se comparer qu’à ceux des plus joyeuses fanfares. Lalueur des bougies donnait un éclat harmonieux aux étoffes de soiegris de lin dont la monotonie était nuancée par les reflets de l’orsobrement distribué sur quelques objets, et par les tons variés desfleurs qui ressemblaient à des gerbes de pierreries. Le secret deces apprêts, c’était lui, toujours lui&|160;!… Joséphine ne pouvaitpas dire plus éloquemment à Balthazar qu’il était toujours leprincipe de ses joies et de ses douleurs. L’aspect de cette chambremettait l’âme dans un délicieux état, et chassait toute idée tristepour n’y laisser que le sentiment d’un bonheur égal et pur.L’étoffe de la tenture achetée en Chine jetait cette odeur suavequi pénètre le corps sans le fatiguer. Enfin, les rideauxsoigneusement tirés trahissaient un désir de solitude, uneintention jalouse de garder les moindres sons de la parole, etd’enfermer là les regards de l’époux reconquis. Parée de sa bellechevelure noire parfaitement lisse et qui retombait de chaque côtéde son front comme deux ailes de corbeau, Mme Claës enveloppée d’unpeignoir qui lui montait jusqu’au cou et que garnissait une longuepèlerine où bouillonnait la dentelle alla tirer la portière entapisserie qui ne laissait parvenir aucun bruit du dehors. De là,Joséphine jeta sur son mari qui s’était assis près de la cheminéeun de ces gais sourires par lesquels une femme spirituelle et dontl’âme vient parfois embellir la figure sait exprimerd’irrésistibles espérances. Le charme le plus grand d’une femmeconsiste dans un appel constant à la générosité de l’homme, dansune gracieuse déclaration de faiblesse par laquelle ellel’enorgueillit, et réveille en lui les plus magnifiques sentiments.L’aveu de la faiblesse ne comporte-t-il pas de magiquesséductions&|160;? Lorsque les anneaux de la portière eurent glissésourdement sur leur tringle de bois, elle se retourna vers sonmari, parut vouloir dissimuler en ce moment ses défauts corporelsen appuyant la main sur une chaise, pour se traîner avec grâce.C’était appeler à son secours. Balthazar, un moment abîmé dans lacontemplation de cette tête olivâtre qui se détachait sur ce fondgris en attirant et satisfaisant le regard, se leva pour prendre safemme et la porta sur le canapé. C’était bien ce qu’ellevoulait.

« Tu m’as promis, dit-elle en lui prenant la main qu’elle gardaentre ses mains électrisantes, de m’initier au secret de tesrecherches. Conviens, mon ami, que je suis digne de le savoir,puisque j’ai eu le courage d’étudier une science condamnée parl’Église, pour être en état de te comprendre&|160;; mais je suiscurieuse, ne me cache rien. Ainsi, raconte-moi par quel hasard, unmatin tu tes levé soucieux, quand la veille je t’avais laissé siheureux&|160;?

&|160;? Et c’est pour entendre parler chimie que tu t’es miseavec tant de coquetterie&|160;?

&|160;? Mon ami, recevoir une confidence qui me fait entrer plusavant dans ton cœur, n’est-ce pas pour moi le plus grand desplaisirs, n’est-ce pas une entente d’âme qui comprend et engendretoutes les félicités de la vie&|160;? Ton amour me revient pur etentier, je veux savoir quelle idée a été assez puissante pour m’enpriver si longtemps. Oui, je suis plus jalouse d’une pensée que detoutes les femmes ensemble. L’amour est immense, mais il n’est pasinfini&|160;; tandis que la Science a des profondeurs sans limitesoù je ne saurais te voir aller seul. Je déteste tout ce qui peut semettre entre nous. Si tu obtenais la gloire après laquelle tucours, j’en serais malheureuse&|160;; ne te donnerait-elle pas devives jouissances&|160;? Moi seule, monsieur, dois être la sourcede vos plaisirs.

&|160;? Non, ce n’est pas une idée, mon ange, qui m’a jeté danscette belle voie, mais un homme.

&|160;? Un homme, s’écria-t-elle avec terreur.

&|160;? Te souviens-tu, Pépita, de l’officier polonais que nousavons logé, chez nous, en 1809&|160;?

&|160;? Si je m’en souviens&|160;! dit-elle. Je me suis souventimpatientée de ce que ma mémoire me fit si souvent revoir ses deuxyeux semblables à des langues de feu, les salières au-dessus de sessourcils où se voyaient des charbons de l’enfer, son large crânesans cheveux, ses moustaches relevées, sa figure anguleuse,dévastée&|160;!… Enfin quel calme effrayant dans sadémarche&|160;!… S’il y avait eu de la place dans les auberges, iln’aurait certes pas couché ici.

&|160;? Ce gentilhomme polonais se nommait M. Adam deWierzchownia, reprit Balthazar. Quand le soir tu nous eus laissésseuls dans le parloir, nous nous sommes mis par hasard à causerchimie. Arraché par la misère à l’étude de cette science, ils’était fait soldat. Je crois que ce fut à l’occasion d’un verred’eau sucrée que nous nous reconnûmes pour adeptes. Lorsque j’eusdit à Mulquinier d’apporter du sucre en morceaux, le capitaine fitun geste de surprise. « Vous avez étudié la chimie, medemanda-t-il.&|160;? Avec Lavoisier, lui répondis-je. Vous êtesbien heureux d’être libre et riche&|160;! » s’écria-t-il. Et ilsortit de sa poitrine un de ces soupirs d’homme qui révèlent unenfer de douleurs caché sous un crâne ou enfermé dans un cœur,enfin ce fut quelque chose d’ardent, de concentré que la parolen’exprime pas. Il acheva sa pensée par un regard qui me glaça.Après une pause, il me dit que la Pologne quasi morte, il s’étaitréfugié en Suède. Il avait cherché là des consolations dans l’étudede la chimie pour laquelle il s’était toujours senti uneirrésistible vocation. « Eh bien, ajouta-t-il, je le vois, vous avezreconnu comme moi, que la gomme arabique, le sucre et l’amidon misen poudre, donnent une substance absolument semblable, et àl’analyse un même résultat qualitatif. » Il fit encore une pause, etaprès m’avoir examiné d’un œil scrutateur, il me ditconfidentiellement et à voix basse de solennelles paroles dont,aujourd’hui, le sens général est seul resté dans ma mémoire&|160;;mais il les accompagna d’une puissance de son, de chaudesinflexions et d’une force dans le geste qui me remuèrent lesentrailles et frappèrent mon entendement comme un marteau bat lefer sur une enclume. Voici donc en abrégé ces raisonnements quifurent pour moi le charbon que Dieu mit sur la langue d’lsaïe, carmes études chez Lavoisier me permettaient d’en sentir toute laportée. « Monsieur, me dit-il, la parité de ces trois substances,en apparence si distinctes, m’a conduit à penser que toutes lesproductions de la nature devaient avoir un même principe. Lestravaux de la chimie moderne ont prouvé la vérité de cette loi,pour la partie la plus considérable des effets naturels. La chimiedivise la création en deux portions distinctes : la natureorganique, la nature inorganique. En comprenant toutes lescréations végétales ou animales dans lesquelles se montre uneorganisation plus ou moins perfectionnée, ou, pour être plus exact,une plus ou moins grande motilité qui y détermine plus ou moins desentiment, la nature organique est, certes, la partie la plusimportante de notre monde. Or, l’analyse a réduit tous les produitsde cette nature à quatre corps simples qui sont trois gaz :l’azote, l’hydrogène, l’oxygène&|160;; et un autre corps simple nonmétallique et solide, le carbone.

Au contraire, la nature inorganique, si peu variée, dénuée demouvement, de sentiment, et à laquelle on peut refuser le don decroissance que lui a légèrement accordé Linné, comptecinquante-trois corps simples dont les différentes combinaisonsforment tous ses produits. Est-il probable que les moyens soientplus nombreux là où il existe moins de résultats&|160;?… Aussi,l’opinion de mon ancien maître est-elle que ces cinquante-troiscorps ont un principe commun, modifié jadis par l’action d’unepuissance éteinte aujourd’hui, mais que le génie humain doit fairerevivre. Eh bien, supposez un moment que l’activité de cettepuissance soit réveillée, nous aurions une chimie unitaire. Lesnatures organique et inorganique reposeraient vraisemblablement surquatre principes, et si nous parvenions à décomposer l’azote, quenous devons considérer comme une négation, nous n’en aurions plusque trois. Nous voici déjà près du grand Temaire des anciens et desalchimistes du Moyen Âge dont nous nous moquons à tort. La chimiemoderne n’est encore que cela. C’est beaucoup et c’est peu. C’estbeaucoup, car la chimie s’est habituée à ne reculer devant aucunedifficulté.

C’est peu, en comparaison de ce qui reste à faire.

Le hasard l’a bien servie, cette belle Science&|160;! Ainsi,cette larme de carbone pur cristallisé, le diamant, neparaissait-il pas la dernière substance qu’il fût possible decréer. Les anciens alchimistes qui croyaient l’or décomposable,conséquemment faisable, reculaient à l’idée de produire le diamant,nous avons cependant découvert la nature et la loi de sacomposition. Moi, dit-il, je suis allé plus loin&|160;! Uneexpérience m’a démontré que le mystérieux Temaire dont on s’occupedepuis un temps immémorial, ne se trouvera point dans les analysesactuelles qui manquent de direction vers un point fixe. Voicid’abord l’expérience. Semez des graines de cresson (pour prendreune substance entre toutes celles de la nature organique) dans dela fleur de soufre (pour prendre également un corps simple).Arrosez les graines avec de l’eau distillée pour ne laisserpénétrer dans les produits de la germination aucun principe qui nesoit certain&|160;?

Les graines germent, poussent dans un milieu connu en ne senourrissant que de principes connus par l’analyse. Coupez àplusieurs reprises la tige des plantes, afin de vous en procurerune assez grande quantité pour obtenir quelques gros de cendres enles faisant brûler et pouvoir ainsi opérer sur une certainemasse&|160;; eh bien, en analysant ces cendres, vous trouverez del’acide silicique, de l’alumine, du phosphate et du carbonatecalcique, du carbonate magnésique, du sulfate, du carbonatepotassique et de l’oxyde ferrique, comme si le cresson était venuen terre, au bord des eaux. Or, ces substances n’existaient ni dansle soufre, corps simple, qui servait de sol à la plante, ni dansl’eau employée à l’arroser et dont la composition est connue&|160;;mais comme elles ne sont pas non plus dans la graine, nous nepouvons expliquer leur présence dans la plante qu’en supposant unélément commun aux corps contenus dans le cresson, et à ceux quilui ont servi de milieu. Ainsi l’air, l’eau distillée, la fleur desoufre, et les substances que donne l’analyse du cresson,c’est-à-dire la potasse, la chaux, la magnésie, l’alumine, etc.,auraient un principe commun errant dans l’atmosphère telle que lafait le soleil. De cette irrécusable expérience, s’écriait-il, j’aidéduit l’existence de l’Absolu&|160;! Une substance commune àtoutes les créations, modifiée par une force unique, telle est laposition nette et claire du problème offert par l’Absolu et qui m’asemblé cherchable.

Là vous rencontrerez le mystérieux Temaire, devant lequel s’est,de tout temps, agenouillée l’Humanité : la matière première, lemoyen, le résultat. Vous trouverez ce terrible nombre Trois entoute chose humaine, il domine les religions, les sciences et leslois. Ici, me dit-il, la guerre et la misère ont arrêté mestravaux. Vous êtes un élève de Lavoisier, vous êtes riche et maîtrede votre temps, je puis donc vous faire part de mes conjectures.Voici le but que mes expériences personnelles m’ont fait entrevoir.La MATIÈRE UNE doit être un principe commun aux trois gaz et aucarbone. Le MOYEN doit être le principe commun à l’électriciténégative et à l’électricité positive.

Marchez à la découverte des preuves qui établiront ces deuxvérités, vous aurez la raison suprême de tous les effets de lanature. Oh&|160;! monsieur, quand on porte là, dit-il en sefrappant le front, le dernier mot de la création, en pressentantl’Absolu, est-ce vivre que d’être entraîné dans le mouvement de ceramas d’hommes qui se ruent à heure fixe les uns sur les autressans savoir ce qu’ils font. Ma vie actuelle est exactementl’inverse d’un songe.

Mon corps va, vient, agit, se trouve au milieu du fer, descanons, des hommes, traverse l’Europe au gré d’une puissance àlaquelle j’obéis en la méprisant. Mon âme n’a nulle conscience deces actes, elle reste fixe, plongée dans une idée, engourdie parcette idée, la recherche de l’Absolu, de ce principe par lequel desgraines, absolument semblables, mises dans un même milieu, donnent,l’une des calices blancs, l’autre des calices jaunes&|160;!

Phénomène applicable aux vers à soie qui, nourris des mêmesfeuilles et constitués sans différences apparentes, font les uns dela soie jaune, et les autres de la soie blanche&|160;; enfinapplicable à l’homme lui-même qui souvent a légitimement desenfants entièrement dissemblables avec la mère et lui. La déductionlogique de ce fait n’implique-t-elle pas d’ailleurs la raison detous les effets de la nature&|160;? Hé&|160;! quoi de plus conformeà nos idées sur Dieu que de croire qu’il a tout fait par le moyenle plus simple&|160;! L’adoration pythagoricienne pour le UN d’oùsortent tous les nombres et qui représente la matière une&|160;;celle pour le nombre DEUX, la première agrégation et le type detoutes les autres celle pour le nombre TROIS, qui, de tout temps, aconfiguré Dieu, c’est-à-dire la Matière, la Force et le Produit, nerésumaient-elles pas traditionnellement la connaissance confuse del’Absolu&|160;? Stahl, Becher, Paracelse, Agrippa, tous les grandschercheurs de causes occultes avaient pour mot d’ordre leTrismégiste, qui veut dire le grand Temaire. Les ignorants,habitués à condamner l’alchimie, cette chimie transcendante, nesavent sans doute pas que nous nous occupons à justifier lesrecherches passionnées de ces grands hommes&|160;! L’Absolu trouvé,je me serais alors colleté avec le Mouvement. Ah&|160;! tandis queje me nourris de poudre, et commande à des hommes de mourir assezinutilement, mon ancien maître entasse découvertes sur découvertes,il vole vers l’Absolu&|160;! Et moi&|160;! je mourrai comme unchien, au coin d’une batterie. « Quand ce pauvre grand homme eutrepris un peu de calme, il me dit avec une sorte de fraternitétouchante : « Si je trouvais une expérience à faire je vous laléguerais avant de mourir. » Ma Pépita, dit Balthazar en serrant lamain de sa femme, des larmes de rage ont coulé sur les jouescreuses de cet homme pendant qu’il jetait dans mon âme le feu de ceraisonnement que déjà Lavoisier s’était timidement fait, sans osers’y abandonner&|160;?

&|160;? Comment, s’écria Mme Claës, qui ne put s’empêcherd’interrompre son mari, cet homme, en passant une nuit sous notretoit, nous a enlevé tes affections, a détruit, par une seule phraseet par un seul mot, le bonheur d’une famille. Ô mon cherBalthazar&|160;! cet homme a-t-il fait le signe de la croix&|160;?l’as-tu bien examiné&|160;? Le Tentateur peut seul avoir cet œiljaune d’où sortait le feu de Prométhée. Oui, le démon pouvait seult’arracher à moi. Depuis ce jour, tu n’as plus été ni père, niépoux, ni chef de famille.

&|160;? Quoi&|160;! dit Balthazar en se dressant dans la chambreet jetant un regard perçant à sa femme, tu blâmes ton mari des’élever au-dessus des autres hommes, afin de pouvoir jeter soustes pieds la pourpre divine de la gloire, comme une minime offrandeauprès des trésors de ton cœur&|160;! Mais tu ne sais donc pas ceque j’ai fait, depuis trois ans&|160;? des pas de géant&|160;! maPépita », dit-il en s’animant.

Son visage parut alors à sa femme plus étincelant sous le feu dugénie qu’il ne l’avait été sous le feu de l’amour, et elle pleuraen l’écoutant. « J’ai combiné le chlore et l’azote, j’ai décomposéplusieurs corps jusqu’ici considérés comme simples, j’ai trouvé denouveaux métaux. Tiens, dit-il en voyant les pleurs de sa femme,j’ai décomposé les larmes. Les larmes contiennent un peu dephosphate de chaux, de chlorure de sodium, du mucus et de l’eau. »Il continua de parler sans voir l’horrible convulsion qui travaillala physionomie de Joséphine, il était monté sur la Science quil’emportait en croupe, ailes déployées, bien loin du mondematériel. « Cette analyse, ma chère, est une des meilleures preuvesdu système de l’Absolu.

Toute vie implique une combustion. Selon le plus ou moinsd’activité du foyer, la vie est plus ou moins persistante. Ainsi ladestruction du minéral est indéfiniment retardée, parce que lacombustion y est virtuelle, latente ou insensible. Ainsi lesvégétaux qui se rafraîchissent incessamment par la combinaison d’oùrésulte l’humide, vivent indéfiniment, et il existe plusieursvégétaux contemporains du dernier cataclysme. Mais, toutes les foisque la nature a perfectionné un appareil, que dans un but ignoréelle y a jeté le sentiment, l’instinct ou l’intelligence, troisdegrés marqués dans le système organique, ces trois organismesveulent une combustion dont l’activité est en raison directe durésultat obtenu. L’homme, qui représente le plus haut point del’intelligence et qui nous offre le seul appareil d’où résulte unpouvoir à demi créateur, la pensée&|160;! est, parmi les créationszoologiques, celle où la combustion se rencontre dans son degré leplus intense et dont les puissants effets sont en quelque sorterévélés par les phosphates, les sulfates et les carbonates quefournit son corps dans notre analyse. Ces substances neseraient-elles pas les traces que laisse en lui l’action du fluideélectrique, principe de toute fécondation&|160;?

L’électricité ne se manifesterait-elle pas en lui par descombinaisons plus variées qu’en tout autre animal&|160;?N’aurait-il pas des facultés plus grandes que toute autre créaturepour absorber de plus fortes portions du principe absolu, et ne seles assimilerait-il pas pour en composer dans une plus parfaitemachine, sa force et ses idées&|160;! Je le crois.

L’homme est un matras. Ainsi, selon moi, l’idiot serait celuidont le cerveau contiendrait le moins de phosphore ou tout autreproduit de l’électromagnétisme, le fou celui dont le cerveau encontiendrait trop, l’homme ordinaire celui qui en aurait peu,l’homme de génie celui dont la cervelle en serait saturée à undegré convenable. L’homme constamment amoureux, le portefaix, ledanseur, le grand mangeur, sont ceux qui déplaceraient la forcerésultante de leur appareil électrique. Ainsi, nos sentiments…

&|160;? Assez, Balthazar&|160;; tu m’épouvantes, tu commets dessacrilèges. Quoi&|160;! mon amour serait…

&|160;? De la matière éthérée qui se dégage, dit Claës, et quisans doute est le mot de l’Absolu. Songe donc que si moi, moi lepremier&|160;! si je trouve, si je trouve, si je trouve&|160;! » Endisant ces mots sur trois tons différents, son visage monta pardegrés à l’expression de l’inspiré. « Je fais les métaux, je faisles diamants, je répète la nature, s’écria-t-il.

&|160;? En seras-tu plus heureux&|160;? cria-t-elle avecdésespoir. Maudite Science, maudit démon&|160;! tu oublies, Claës,que tu commets le péché d’orgueil dont fut coupable Satan. Tuentreprends sur Dieu.

&|160;? Oh&|160;! oh&|160;! Dieu&|160;!

&|160;? Il le nie&|160;! s’écria-t-elle en se tordant les mains.Claës, Dieu dispose d’une puissance que tu n’auras jamais. »

À cet argument qui semblait annuler sa chère Science, il regardasa femme en tremblant.

« Quoi&|160;! dit-il.

&|160;? La force unique, le mouvement. Voilà ce que j’ai saisi àtravers les livres que tu m’as contrainte à lire. Analyse desfleurs, des fruits, du vin de Malaga&|160;; tu découvriras certesleurs principes qui viennent, comme ceux de ton cresson, dans unmilieu qui semble leur être étranger&|160;; tu peux, à la rigueur,les trouver dans la nature&|160;; mais en les rassemblant, feras-tuces fleurs, ces fruits, le vin de Malaga&|160;? auras-tu lesincompréhensibles effets du soleil, auras-tu l’atmosphère del’Espagne&|160;?

Décomposer n’est pas créer.

&|160;? Si je trouve la force coercitive, je pourrai créer.

&|160;? Rien ne l’arrêtera, cria Pépita d’une voix désespérante.Oh&|160;! mon amour, il est tué, je l’ai perdu. » Elle fondit enlarmes, et ses yeux animés par la douleur et par la sainteté dessentiments qu’ils épanchaient, brillèrent plus beaux que jamais àtravers ses pleurs. « Oui, reprit-elle en sanglotant, tu es mort àtout. Je le vois, la Science est plus puissante en toi quetoi-même, et son vol t’a emporté trop haut pour que tu redescendesjamais à être le compagnon d’une pauvre femme. Quel bonheur puis-jet’offrir encore&|160;? Ah&|160;! je voudrais, triste consolation,croire que Dieu t’a créé pour manifester ses œuvres et chanter seslouanges, qu’il a renfermé dans ton sein une force irrésistible quite maîtrise. Mais non, Dieu est bon, il te laisserait au cœurquelques pensées pour une femme qui t’adore, pour des enfants quetu dois protéger.

Oui, le démon seul peut t’aider à marcher seul au milieu de cesabîmes sans issue, parmi ces ténèbres où tu n’es pas éclairé par lafoi d’en haut, mais par une horrible croyance en tesfacultés&|160;! Autrement, ne te serais-tu pas aperçu, mon ami, quetu as dévoré neuf cent mille francs depuis trois ans&|160;?Oh&|160;! rends-moi justice, toi, mon dieu sur cette terre, je nete reproche rien. Si nous étions seuls, je t’apporterais à genouxtoutes nos fortunes en te disant : « Prends, jette dans tonfourneau, fais-en de la fumée », et je rirais de la voirvoltiger.

Si tu étais pauvre, j’irais mendier sans honte pour te procurerle charbon nécessaire à l’entretien de ton fourneau. Enfin, si enm’y précipitant, je te faisais trouver ton exécrable Absolu, Claës,je m’y précipiterais avec bonheur, puisque tu places ta gloire ettes délices dans ce secret encore introuvé.

Mais nos enfants, Claës, nos enfants&|160;! que deviendront-ils,si tu ne devines pas bientôt ce secret de l’enfer&|160;! Sais-tupourquoi venait Pierquin&|160;? Il venait te demander trente millefrancs que tu dois, sans les avoir. Tes propriétés ne sont plus àtoi. Je lui ai dit que tu avais ces trente mille francs, afin det’épargner l’embarras où t’auraient mis ses questions&|160;; maispour acquitter cette somme, j’ai pensé à vendre notre vieilleargenterie. » Elle vit les yeux de son mari près de s’humecter, etse jeta désespérément à ses pieds en levant vers lui des mainssuppliantes. « Mon ami, s’écria-t-elle, cesse un moment tesrecherches, économisons l’argent nécessaire à ce qu’il te faudrapour les reprendre plus tard, si tu ne peux renoncer à poursuivreton œuvre. Oh&|160;! je ne la juge pas, je soufflerai tesfourneaux, si tu le veux&|160;; mais ne réduis pas nos enfants à lamisère, tu ne peux plus les aimer, la Science a dévoré ton cœur, neleur lègue pas une vie malheureuse en échange du bonheur que tuleur devais. Le sentiment maternel été trop souvent le plus faibledans mon cœur, oui, j’ai souvent souhaité ne pas être mère afin depouvoir m’unir plus intimement à ton âme, à ta vie&|160;! aussi,pour étouffer mes remords, dois-je plaider auprès de toi la causede tes enfants avant la mienne. » Ses cheveux s’étaient déroulés etflottaient sur ses épaules, ses yeux dardaient mille sentimentscomme autant de flèches, elle triompha de sa rivale, Balthazarl’enleva, la porta sur le canapé, se mit à ses pieds.

« Je t’ai donc causé des chagrins, lui dit-il avec l’accent d’unhomme qui se réveillerait d’un songe pénible.

&|160;? Pauvre Claës, tu nous en donneras encore malgré toi,dit-elle en lui passant sa main dans les cheveux. Allons, vienst’asseoir près de moi, dit-elle en lui montrant sa place sur lecanapé.

Tiens, j’ai tout oublié, puisque tu nous reviens.

Va, mon ami, nous réparerons tout mais tu ne t’éloigneras plusde ta femme, n’est-ce pas&|160;? Dis oui&|160;? Laisse-moi, mongrand et beau Claës, exercer sur ton noble cœur cette influenceféminine si nécessaire au bonheur des artistes malheureux, desgrands hommes souffrants&|160;! Tu me brusqueras, tu me briseras situ veux mais tu me permettras de te contrarier un peu pour tonbien. Je n’abuserai jamais du pouvoir que tu me concéderas. Soiscélèbre, mais sois heureux aussi. Ne nous préfère pas la Chimie.Écoute, nous serons bien complaisants, nous permettrons à laScience d’entrer avec nous dans le partage de ton cœur&|160;; maissois juste, donne-nous bien notre moitié&|160;?

Dis, mon désintéressement n’est-il pas sublime&|160;? » Elle fitsourire Balthazar. Avec cet art merveilleux que possèdent lesfemmes, elle avait amené la plus haute question dans le domaine dela plaisanterie où les femmes sont maîtresses. Cependantquoiqu’elle parût rire, son cœur était si violemment contractéqu’il reprenait difficilement le mouvement égal et doux de son étathabituel&|160;; mais en voyant renaître dans les yeux de Balthazarl’expression qui la charmait, qui était sa gloire à elle, et luirévélait l’entière action de son ancienne puissance qu’elle croyaitperdue, elle lui dit en souriant : « Crois-moi, Balthazar, lanature nous a faits pour sentir, et quoique tu veuilles que nous nesoyons que des machines électriques, tes gaz, tes matières éthéréesn’expliqueront jamais le don que nous possédons d’entrevoirl’avenir.

&|160;? Si, reprit-il, par les affinités. La puissance de visionqui fait le poète, et la puissance de déduction qui fait le savant,sont fondées sur des affinités invisibles, intangibles etimpondérables que le vulgaire range dans la classe des phénomènesmoraux, mais qui sont des effets physiques. Le prophète voit etdéduit. Malheureusement ces espèces d’affinités sont trop rares ettrop peu perceptibles pour être soumises à l’analyse ou àl’observation.

&|160;? Ceci, dit-elle en lui prenant un baiser, pour éloignerla Chimie qu’elle avait si malencontreusement réveillée, seraitdonc une affinité&|160;?

&|160;? Non, c’est une combinaison : deux substances de mêmesigne ne produisent aucune activité…

&|160;? Allons, tais-toi, dit-elle, tu me ferais mourir dedouleur. Oui, je ne supporterais pas, cher, de voir ma rivalejusques dans les transports de ton amour.

&|160;? Mais, ma chère vie, je ne pense qu’à toi, mes travauxsont la gloire de ma famille, tu es au fond de toutes mesespérances.

&|160;? Voyons, regarde-moi&|160;? »

Cette scène l’avait rendue belle comme une jeune femme, et detoute sa personne, son mari ne voyait que sa tête, au-dessus d’unnuage de mousselines et de dentelles.

« Oui, j’ai eu bien tort de te délaisser pour la Science.Maintenant, quand je retomberai dans mes préoccupations, eh bien,ma Pépita, tu m’y arracheras, je le veux. » Elle baissa les yeux etlaissa prendre sa main, sa plus grande beauté, une main à la foispuissante et délicate.

« Mais, je veux plus encore, dit-elle.

&|160;? Tu es si délicieusement belle que tu peux toutobtenir.

&|160;? Je veux briser ton laboratoire et enchaîner ta Science,dit-elle en jetant du feu par les yeux.

&|160;? Hé bien, au diable la Chimie.

&|160;? Ce moment efface toutes mes douleurs, reprit-elle.Maintenant, fais-moi sourire si tu veux. » En entendant ce mot, leslarmes gagnèrent Balthazar.

« Mais tu as raison, je ne vous voyais qu’à travers un voile, etje ne vous entendais plus.

&|160;? S’il ne s’était agi que de moi, dit-elle, j’auraiscontinué à souffrir en silence, sans élever la voix devant monsouverain&|160;; mais tes fils ont besoin de considération, Claës.Je t’assure que si tu continuais à dissiper ainsi ta fortune, quandmême ton but serait glorieux, le monde ne t’en tiendrait aucuncompte et son blâme retomberait sur les tiens. Ne doit-il pas tesuffire, à toi, homme de si haute portée, que ta femme ait attiréton attention sur un danger que tu n’apercevais pas&|160;? Neparlons plus de tout cela, dit-elle en lui lançant un sourire et unregard pleins de coquetterie. Ce soir, mon Claës, ne soyons pasheureux à demi. » Le lendemain de cette soirée si grave dans la viede ce ménage, Balthazar Claës, de qui Joséphine avait sans douteobtenu quelque promesse relativement à la cessation de ses travaux,ne monta point à son laboratoire et resta près d’elle durant toutela journée. Le lendemain, la famille fit ses préparatifs pour allerà la campagne où elle demeura deux mois environ, et d’où elle nerevint en ville que pour s’y occuper de la fête par laquelle Claësvoulait, comme jadis, célébrer l’anniversaire de son mariage.Balthazar obtint alors, de jour en jour, les preuves du dérangementque ses travaux et son insouciance avaient apporté dans sesaffaires. Loin d’élargir la plaie par des observations, sa femmetrouvait toujours des palliatifs aux maux consommés. Des septdomestiques qu’avait Claës, le jour où il reçut pour la dernièrefois, il ne restait plus que Lemulquinier, Josette la cuisinière,et une vieille femme de chambre nommée Martha qui n’avait pasquitté sa maîtresse depuis sa sortie du couvent&|160;; il étaitdonc impossible de recevoir la haute société de la ville avec un sipetit nombre de serviteurs. Mme Claës leva toutes les difficultésen proposant de faire venir un cuisinier de Paris, de dresser auservice le fils de leur jardinier, et d’emprunter le domestique dePierquin. Ainsi, personne ne s’apercevrait encore de leur état degêne. Pendant vingt jours que durèrent les apprêts, Mme Claës suttromper avec habileté le désœuvrement de son mari : tantôt elle lechargeait de choisir les fleurs rares qui devaient orner le grandescalier, la galerie et les appartements&|160;; tantôt ellel’envoyait à Dunkerque pour s’y procurer quelques-uns de cesmonstrueux poissons, la gloire des tables ménagères dans ledépartement du Nord. Une fête comme celle que donnait Claës étaitune affaire capitale, qui exigeait une multitude de soins et unecorrespondance active, dans un pays où les traditions del’hospitalité mettent si bien en jeu l’honneur des familles, que,pour les maîtres et les gens, un dîner est comme une victoire àremporter sur les convives.

Les huîtres arrivaient d’ostende, les coqs de bruyère étaientdemandés à l’Écosse, les fruits venaient de Paris&|160;; enfin lesmoindres accessoires ne devaient pas démentir le luxepatrimonial.

D’ailleurs le bal de la Maison Claës avait une sorte decélébrité. Le chef-lieu du département étant alors à Douai, cettesoirée ouvrait en quelque sorte la saison d’hiver, et donnait leton à toutes celles du pays. Aussi pendant quinze ans Balthazars’était-il efforcé de se distinguer, et avait si bien réussi qu’ils’en faisait chaque fois des récits à vingt lieues à la ronde, etqu’on parlait des toilettes, des invités, des plus petits détails,des nouveautés qu’on y avait vues, ou des événements qui s’yétaient passés. Ces préparatifs empêchèrent donc Claës de songer àla recherche de l’Absolu. En revenant aux idées domestiques et à lavie sociale, le savant retrouva son amour-propre d’homme, deFlamand, de maître de maison, et se plut à étonner la contrée. Ilvoulut imprimer un caractère à cette soirée par quelque recherchenouvelle, et il choisit, parmi toutes les fantaisies du luxe, laplus jolie, la plus riche, la plus passagère, en faisant de samaison un bocage de plantes rares, et préparant des bouquets defleurs pour les femmes. Les autres détails de la fête répondaient àce luxe inouï, rien ne paraissait devoir en faire manquer l’effet.Mais le vingt-neuvième bulletin et les nouvelles particulières desdésastres éprouvés par la grande-armée en Russie et à la Bérésinas’étaient répandus dans l’après-dîner. Une tristesse profonde etvraie s’empara des Douaisiens, qui, par un sentiment patriotique,refusèrent unanimement de danser.

Parmi les lettres qui arrivèrent de Pologne à Douai, il y en eutune pour Balthazar. M. de Wierzchownia, alors à Dresde où il semourait, disait-il, d’une blessure reçue dans un des derniersengagements, avait voulu léguer à son hôte plusieurs idées qui,depuis leur rencontre, lui étaient survenues relativement àl’Absolu. Cette lettre plongea Claës dans une profonde rêverie quifit honneur à son patriotisme&|160;; mais sa femme ne s’y mépritpas. Pour elle, la fête eut un double deuil. Cette soirée, pendantlaquelle la Maison Claës jetait son dernier éclat, eut donc quelquechose de sombre et de triste au milieu de tant de magnificence, decuriosités amassées par six générations dont chacune avait eu samanie, et que les Douaisiens admirèrent pour la dernière fois.

La reine de ce jour fut Marguerite, alors âgée de seize ans, etque ses parents présentèrent au monde. Elle attira tous les regardspar une extrême simplicité, par son air candide et surtout par saphysionomie en accord avec ce logis. C’était bien la jeune filleflamande telle que les peintres du pays l’ont représentée : unetête parfaitement ronde et pleine&|160;; des cheveux châtains,lissés sur le front et séparés en deux bandeaux&|160;; des yeuxgris, mélangés de vert&|160;; de beaux bras, un embonpoint qui nenuisait pas à la beauté&|160;; un air timide, mais sur son fronthaut et plat une fermeté qui se cachait sous un calme et unedouceur apparentes.

Sans être ni triste ni mélancolique, elle parut avoir peud’enjouement. La réflexion, l’ordre, le sentiment du devoir, lestrois principales expressions du caractère flamand animaient safigure froide au premier aspect mais sur laquelle le regard étaitramené par une certaine grâce dans les contours, et par unepaisible fierté qui donnait des gages au bonheur domestique. Parune bizarrerie que les physiologistes n’ont pas encore expliquée,elle n’avait aucun trait de sa mère ni de son père, et offrait unevivante image de son aïeule maternelle, une Conyncks de Bruges,dont le portrait conservé précieusement attestait cetteressemblance.

Le souper donna quelque vie à la fête. Si les désastres del’armée interdisaient les réjouissances de la danse, chacun pensaqu’ils ne devaient pas exclure les plaisirs de la table. Lespatriotes se retirèrent promptement. Les indifférents restèrentavec quelques joueurs et plusieurs amis de Claës&|160;; mais,insensiblement, cette maison si brillamment éclairée, où sepressaient toutes les notabilités de Douai, rentra dans lesilence&|160;; et, vers une heure du matin, la galerie fut déserte,les lumières s’éteignirent de salon en salon. Enfin cette courintérieure, un moment si bruyante, si lumineuse, redevint noire etsombre : image prophétique de l’avenir qui attendait la famille.Quand les Claës rentrèrent dans leur appartement, Balthazar fitlire à sa femme la lettre du Polonais, elle la lui rendit par ungeste triste, elle prévoyait l’avenir.

En effet, à compter de ce jour, Balthazar déguisa mal le chagrinet l’ennui qui l’accabla. Le matin, après le déjeuner de famille,il jouait un moment dans le parloir avec son fils Jean, causaitavec ses deux filles occupées à coudre, à broder, ou à faire de ladentelle&|160;; mais il se lassait bientôt de ces jeux, de cettecauserie, il paraissait s’en acquitter comme d’un devoir. Lorsquesa femme redescendait après s’être habillée, elle le trouvaittoujours assis dans la bergère, regardant Marguerite et Félicie,sans s’impatienter du bruit de leurs bobines. Quand venait lejournal, il le lisait lentement, comme un marchand retiré qui nesait comment tuer le temps. Puis il se levait, contemplait le cielà travers les vitres, revenait s’asseoir et attisait le feurêveusement, en homme à qui la tyrannie des idées ôtait laconscience de ses mouvements. Mme Claës regretta vivement sondéfaut d’instruction et de mémoire. Il lui était difficile desoutenir longtemps une conversation intéressante&|160;; d’ailleurs,peut-être est-ce impossible entre deux êtres qui se sont tout ditet qui sont forcés d’aller chercher des sujets de distraction endehors de la vie du cœur ou de la vie matérielle. La vie du cœur ases moments, et veut des oppositions&|160;; les détails de la viematérielle ne sauraient occuper longtemps des esprits supérieurshabitués à se décider promptement&|160;; et le monde estinsupportable aux âmes aimantes. Deux êtres solitaires qui seconnaissent entièrement doivent donc chercher leurs divertissementsdans les régions les plus hautes de la pensée, car il estimpossible d’opposer quelque chose de petit à ce qui est immense.Puis, quand un homme s’est accoutumé à manier de grandes choses, ildevient inamusable, s’il ne conserve pas au fond du cœur ceprincipe de candeur, ce laisser-aller qui rend les gens de génie sigracieusement enfants, mais cette enfance du cœur n’est-elle pas unphénomène humain bien rare chez ceux dont la mission est de toutvoir, de tout savoir, de tout comprendre.

Pendant les premiers mois, Mme Claës se tira de cette situationcritique par des efforts inouïs que lui suggéra l’amour ou lanécessité. Tantôt elle voulut apprendre le trictrac qu’elle n’avaitjamais pu jouer, et, par un prodige assez concevable, elle finitpar le savoir. Tantôt elle intéressait Balthazar à l’éducation deses filles en lui demandant de diriger leurs lectures. Cesressources s’épuisèrent. Il vint un moment où Joséphine se trouvadevant Balthazar comme Mme de Maintenon en présence de LouisXIV&|160;; mais sans avoir, pour distraire le maître assoupi, niles pompes du pouvoir, ni les ruses d’une cour qui savait jouer descomédies comme celle de l’ambassade du roi de Siam ou du Sophi dePerse. Réduit, après avoir dépensé la France, à des expédients defils de famille pour se procurer de l’argent, le monarque n’avaitplus ni jeunesse ni succès, et sentait une effroyable impuissanceau milieu des grandeurs&|160;; la royale bonne, qui avait su bercerles enfants, ne sut pas toujours bercer le père, qui souffrait pouravoir abusé des choses, des hommes, de la vie et de Dieu. MaisClaës souffrait de trop de puissance. Oppressé par une pensée quil’étreignait, il rêvait les pompes de la Science, des trésors pourl’humanité, pour lui la gloire. Il souffrait comme souffre unartiste aux prises avec la misère, comme Samson attaché auxcolonnes du temple.

L’effet était le même pour ces deux souverains, quoique lemonarque intellectuel fût accablé par sa force et l’autre par safaiblesse. Que pouvait Pépita seule contre cette espèce denostalgie scientifique&|160;? Après avoir usé les moyens que luioffraient les occupations de famille, elle appela le monde à sonsecours, en donnant deux cafés par semaines. À Douai les cafésremplacent les Thés.

Un Café est une assemblée où, pendant une soirée entière, lesinvités boivent les vins exquis et les liqueurs dont regorgent lescaves dans ce benoît pays, mangent des friandises, prennent du cafénoir, ou du café au lait frappé de glace&|160;; tandis que lesfemmes chantent des romances, discutent leurs toilettes ou seracontent les gros riens de la ville. C’est toujours les tableauxde Miéris ou de Terburg, moins les plumes rouges sur les chapeauxgris pointus, moins les guitares et les beaux costumes du seizièmesiècle. Mais les efforts que faisait Balthazar pour bien jouer sonrôle de maître de maison, son affabilité d’emprunt, les feuxd’artifice de son esprit, tout accusait la profondeur du mal par lafatigue à laquelle on le voyait en proie le lendemain.

Ces fêtes continuelles, faibles palliatifs, attestèrent lagravité de la maladie. Ces branches que rencontrait Balthazar enroulant dans son précipice, retardèrent sa chute, mais la rendirentplus lourde. S’il ne parla jamais de ses anciennes occupations,s’il n’émit pas un regret en sentant l’impossibilité dans laquelleil s’était mis de recommencer ses expériences, il eut lesmouvements tristes, la voix faible, l’abattement d’un convalescent.Son ennui perçait parfois jusque dans la manière dont il prenaitles pinces pour bâtir insouciamment dans le feu quelque fantasquepyramide avec des morceaux de charbon de terre. Quand il avaitatteint la soirée, il éprouvait un contentement visible&|160;; lesommeil le débarrassait sans doute d’une importune pensée&|160;;puis, le lendemain, il se levait mélancolique en apercevant unejournée à traverser, et semblait mesurer le temps qu’il avait àconsumer, comme un voyageur lassé contemple un désert à franchir.Si Mme Claës connaissait la cause de cette langueur, elle s’efforçad’ignorer combien les ravages en étaient étendus. Pleine de couragecontre les souffrances de l’esprit, elle était sans force contreles générosités du cœur. Elle n’osait questionner Balthazar quandil écoutait les propos de ses deux filles et les rires de Jean avecl’air d’un homme occupé par une arrière-pensée&|160;; mais ellefrémissait en lui voyant secouer sa mélancolie et tâcher, par unsentiment généreux, de paraître gai pour n’attrister personne. Lescoquetteries du père avec ses deux filles, ou ses jeux avec Jean,mouillaient de pleurs les yeux de Joséphine qui sortait pour cacherles émotions que lui causait un héroïsme dont le prix est bienconnu des femmes, et qui leur brise le cœur&|160;; Mme Claës avaitalors envie de dire : « Tue-moi, et fais ce que tu voudras&|160;! »Insensiblement, les yeux de Balthazar perdirent leur feu vif, etprirent cette teinte glauque qui attriste ceux des vieillards. Sesattentions pour sa femme, ses paroles, tout en lui fut frappé delourdeur. Ces symptômes devenus plus graves vers la fin du moisd’avril effrayèrent Mme Claës, pour qui ce spectacle étaitintolérable, et qui s’était déjà fait mille reproches en admirantla foi flamande avec laquelle son mari tenait sa parole. Un jourque Balthazar lui sembla plus affaissé qu’il ne l’avait jamais été,elle n’hésita plus à tout sacrifier pour le rendre à la vie.

« Mon ami, lui dit-elle, je te délie de tes serments. »Balthazar la regarda d’un air étonné.

« Tu penses à tes expériences&|160;? » reprit-elle.

Il répondit par un geste d’une effrayante vivacité. Loin de luiadresser quelque remontrance, Mme Claës, qui avait à loisir sondél’abîme dans lequel ils allaient rouler tous deux, lui prit la mainet la lui serra en souriant : « Merci, ami, je suis sûre de monpouvoir, lui dit-elle, tu m’as sacrifié plus que ta vie. À moimaintenant les sacrifices&|160;!

Quoique j’aie déjà vendu quelques-uns de mes diamants, il enreste encore assez, en y joignant ceux de mon frère, pour teprocurer l’argent nécessaire à tes travaux. Je destinais cesparures à nos deux filles, mais ta gloire ne leur en fera-t-ellepas de plus étincelantes&|160;? d’ailleurs, ne leur rendras-tu pasun jour leurs diamants plus beaux&|160;? » La joie qui soudainementéclaira le visage de son mari mit le comble au désespoir deJoséphine&|160;; elle vit avec douleur que la passion de cet hommeétait plus forte que lui. Claës avait confiance en son œuvre pourmarcher sans trembler dans une voie qui, pour sa femme, était unabîme. À lui la foi, à elle le doute, à elle le fardeau le pluslourd :

la femme ne souffre-t-elle pas toujours pour deux&|160;?

En ce moment elle se plut à croire au succès, voulant sejustifier à elle-même sa complicité dans la dilapidation probablede leur fortune.

« L’amour de toute ma vie ne suffirait pas à reconnaître tondévouement, Pépita », dit Claës attendri.

À peine achevait-il ces paroles que Marguerite et Félicieentrèrent, et leur souhaitèrent le bonjour.

Mme Claës baissa les yeux, et resta pendant un moment interdite,devant ses enfants dont la fortune venait d’être aliénée au profitd’une chimère, tandis que son mari les prit sur ses genoux et causagaiement avec eux, heureux de pouvoir déverser la joie quil’oppressait. Mme Claës entra dès lors dans la vie ardente de sonmari. L’avenir de ses enfants, la considération de leur père furentpour elle deux mobiles aussi puissants que l’étaient pour Claës lagloire et la science. Aussi, cette malheureuse femme n’eut-elleplus une heure de calme, quand tous les diamants de la maisonfurent vendus à Paris par l’entremise de l’abbé de Solis, sondirecteur, et que les fabricants de produits chimiques eurentrecommencé leurs envois. Sans cesse agitée par le démon de laScience et par cette fureur de recherches qui dévorait son mari,elle vivait dans une attente continuelle, et demeurait comme mortependant des journées entières, clouée dans sa bergère par laviolence même de ses désirs, qui, ne trouvant point comme ceux deBalthazar une pâture dans les travaux du laboratoire, tourmentèrentson âme en agissant sur ses doutes et sur ses craintes. Parmoments, se reprochant sa complaisance pour une passion dont le butétait impossible et que M. de Solis condamnait, elle se levait,allait à la fenêtre de la cour intérieure, et regardait avecterreur la cheminée du laboratoire. S’il s’en échappait de lafumée, elle la contemplait avec désespoir, les idées les pluscontraires agitaient son cœur et son esprit. Elle voyait s’enfuiren fumée la fortune de ses enfants&|160;; mais elle sauvait la viede leur père : n’était-ce pas son premier devoir de le rendreheureux&|160;?

Cette dernière pensée la calmait pour un moment.

Elle avait obtenu de pouvoir entrer dans le laboratoire et d’yrester, mais il lui fallut bientôt renoncer à cette tristesatisfaction. Elle éprouvait là de trop vives souffrances à voirBalthazar ne point s’occuper d’elle, et même paraître souvent gênépar sa présence&|160;; elle y subissait de jalouses impatiences, decruelles envies de faire sauter la maison&|160;; elle y mourait demille maux inouïs.

Lemulquinier devint alors pour elle une espèce de baromètre :l’entendait-elle siffler, quand il allait et venait pour servir ledéjeuner ou le dîner, elle devinait que les expériences de son mariétaient heureuses, et qu’il concevait l’espoir d’une prochaineréussite&|160;; Lemulquinier était-il morne, sombre, elle luijetait un regard de douleur, Balthazar était mécontent. Lamaîtresse et le valet avaient fini par se comprendre, malgré lafierté de l’une et la soumission rogue de l’autre. Faible et sansdéfense contre les terribles prostrations de la pensée, cette femmesuccombait sous ces alternatives d’espoir et de désespérance qui,pour elle, s’alourdissaient des inquiétudes de la femme aimante etdes anxiétés de la mère tremblant pour sa famille. Le silencedésolant qui jadis lui refroidissait le cœur, elle le partageaitsans s’apercevoir de l’air sombre qui régnait au logis, et desjournées entières qui s’écoulaient dans ce parloir, sans unsourire, souvent sans une parole. Par une triste prévisionmaternelle, elle accoutumait ses deux filles aux travaux de lamaison, et tâchait de les rendre assez habiles à quelque métier defemme, pour qu’elles pussent en vivre si elles tombaient dans lamisère. Le calme de cet intérieur couvrait donc d’effroyablesagitations. Vers la fin de l’été, Balthazar avait dévoré l’argentdes diamants vendus à Paris par l’entremise du vieil abbé de Solis,et s’était endetté d’une vingtaine de mille francs chez les Protezet Chiffreville.

En août 1813, environ un an après la scène par laquelle cettehistoire commence, si Claës avait fait quelques belles expériencesque malheureusement il dédaignait, ses efforts avaient été sansrésultat quant à l’objet principal de ses recherches.

Le jour où il eut achevé la série de ses travaux, le sentimentde son impuissance l’écrasa : la certitude d’avoir infructueusementdissipé des sommes considérables le désespéra. Ce fut uneépouvantable catastrophe. Il quitta son grenier, descenditlentement au parloir, vint se jeter dans une bergère au milieu deses enfants, et y demeura pendant quelques instants, comme mort,sans répondre aux questions dont l’accablait sa femme&|160;; leslarmes le gagnèrent, il se sauva dans son appartement pour ne pasdonner de témoins à sa douleur&|160;; Joséphine l’y suivit etl’emmena dans sa chambre où, seul avec elle, Balthazar laissaéclater son désespoir. Ces larmes d’homme, ces paroles d’artistedécouragé, les regrets du père de famille eurent un caractère deterreur, de tendresse, de folie qui fit plus de mal à Mme Claës quene lui en avaient fait toutes ses douleurs passées. La victimeconsola le bourreau. Quand Balthazar dit avec un affreux accent deconviction : « Je suis un misérable, je joue la vie de mes enfants,la tienne, et pour vous laisser heureux, il faut que je metue&|160;! » ce mot l’atteignit au cœur, et la connaissance qu’elleavait du caractère de son mari lui faisant craindre qu’il neréalisât aussitôt ce vœu de désespoir, elle éprouva l’une de cesrévolutions qui troublent la vie dans sa source, et qui futd’autant plus funeste que Pépita en contint les violents effets enaffectant un calme menteur.

« Mon ami, répondit-elle, j’ai consulté non pas Pierquin, dontl’amitié n’est pas si grande qu’il n’éprouve quelque secret plaisirà nous voir ruinés, mais un vieillard qui, pour moi, se montre boncomme un père. L’abbé de Solis, mon confesseur, m’a donné unconseil qui nous sauve de la ruine.

Il est venu voir tes tableaux. Le prix de ceux qui se trouventdans la galerie peut servir à payer toutes les sommes hypothéquéessur tes propriétés, et ce que tu dois chez Protez et Chiffreville,car tu as là sans doute un compte à solder&|160;? » Claës fit unsigne affirmatif en baissant sa tête dont les cheveux étaientdevenus blancs.

« M. de Solis connaît les Happe et Duncker d’Amsterdam&|160;;ils sont fous de tableaux, et jaloux comme des parvenus d’étaler unfaste qui n’est permis qu’à d’anciennes maisons, ils paieront lesnôtres toute leur valeur. Ainsi nous recouvrerons nos revenus, ettu pourras sur le prix qui approchera de cent mille ducats, prendreune portion de capital pour continuer tes expériences. Tes deuxfilles et moi nous nous contenterons de peu. Avec le temps et del’économie, nous remplirons par d’autres tableaux les cadres vides,et tu vivras heureux&|160;! » Balthazar leva la tête vers sa femmeavec une joie mêlée de crainte. Les rôles étaient changés.

L’épouse devenait la protectrice du mari. Cet homme si tendre etdont le cœur était si cohérent à celui de sa Joséphine, la tenaitentre ses bras sans s’apercevoir de l’horrible convulsion qui lafaisait palpiter, qui en agitait les cheveux et les lèvres par untressaillement nerveux.

« Je n’osais pas te dire qu’entre moi et l’Absolu, à peineexiste-t-il un cheveu de distance. Pour gazéfier les métaux, il neme manque plus que de trouver un moyen de les soumettre à uneimmense chaleur dans un milieu où la pression de l’atmosphère soitnulle, enfin dans un vide absolu. » Mme Claës ne put soutenirl’égoïsme de cette réponse. Elle attendait des remerciementspassionnés pour ses sacrifices, et trouvait un problème de chimie.Elle quitta brusquement son mari, descendit au parloir, y tomba sursa bergère entre ses deux filles effrayées, et fondit enlarmes&|160;; Marguerite et Félicie lui prirent chacune une main,s’agenouillèrent de chaque côté de sa bergère en pleurant commeelle sans savoir la cause de son chaglin, et lui demandèrent àplusieurs reprises :

« Qu’avez-vous, ma mère&|160;?

&|160;? Pauvres enfants&|160;! je suis morte, je le sens. »Cette réponse fit frissonner Marguerite qui, pour la première fois,aperçut sur le visage de sa mère les traces de la pâleurparticulière aux personnes dont le teint est brun.

« Martha, Martha&|160;! criait Félicie, venez, maman a besoin devous. » La vieille duègne accourut de la cuisine, et en voyant lablancheur verte de cette figure légèrement bistrée et sivigoureusement colorée : « Corps du Christ&|160;! s’écria-t-elle enespagnol, madame se meurt. » Elle sortit précipitamment, dit àJosette de faire chauffer de l’eau pour un bain de pieds, et revintprès de sa maîtresse.

« N’effrayez pas monsieur, ne lui dites rien, Martha, s’écriaMme Claës. Pauvres chères filles, ajouta-t-elle, en pressant surson cœur Marguerite et Félicie par un mouvement désespéré, jevoudrais pouvoir vivre assez de temps pour vous voir heureuses etmariées. Martha, reprit-elle, dites à Lemulquinier d’aller chez M.de Solis, pour le prier de ma part de passer ici. » Ce coup defoudre se répercuta nécessairement jusque dans la cuisine. Josetteet Martha, toutes deux dévouées à Mme Claës et à ses filles, furentfrappées dans la seule affection qu’elles eussent.

Ces terribles mots : « Madame se meurt, monsieur l’aura tuée,faites vite un bain de pieds à la moutarde&|160;! » avaient arrachéplusieurs phrases interjectives à Josette qui en accablaitLemulquinier. Lemulquinier, froid et insensible, mangeait assis aucoin de la table, devant une des fenêtres par lesquelles le jourvenait de la cour dans la cuisine, où tout était propre comme dansle boudoir d’une petite-maîtresse.

« Ça devait finir par là, disait Josette, en regardant le valetde chambre et montant sur un tabouret pour prendre sur une tabletteun chaudron qui reluisait comme de l’or. Il n’y a pas de mère quipuisse voir de sang-froid un père s’amuser à fricasser une fortunecomme celle de monsieur pour en faire des os de boudin. » Josette,dont la tête coiffée d’un bonnet rond à ruches ressemblait à celled’un casse-noisette allemand, jeta sur Lemulquinier un regard aigreque la couleur verte de ses petits yeux éraillés rendait presquevenimeux. Le vieux valet de chambre haussa les épaules par unmouvement digne de Mirabeau impatienté, puis il enfourna dans sagrande bouche une tartine de beurre sur laquelle étaient semés desappétits.

« Au lieu de tracasser monsieur, madame devrait lui donner del’argent, nous serions bientôt tous riches à nager dans l’or&|160;!Il ne s’en faut pas de l’épaisseur d’un liard que nous netrouvions…

&|160;? Hé bien, vous qui avez vingt mille francs de placés,pourquoi ne les offrez-vous pas à monsieur&|160;? C’est votremaître&|160;! Et puisque vous êtes si sûr de ses faits etgestes…

&|160;? Vous ne connaissez rien à cela, Josette, faites chauffervotre eau, répondit le Flamand en interrompant la cuisinière.

&|160;? Je m’y connais assez pour savoir qu’il y avait ici millemarcs d’argenterie, que vous et votre maître vous les avez fondus,et que, si on vous laisse aller votre train, vous ferez si bien decinq sous six blancs, qu’il n’y aura bientôt plus rien.

&|160;? Et monsieur, dit Martha survenant, tuera madame pour sedébarrasser d’une femme qui le retient, et l’empêche de toutavaler. Il est possédé du démon, cela se voit&|160;! Le moins quevous risquiez en l’aidant, Mulquinier, c’est votre âme, si vous enavez une, car vous êtes là comme un morceau de glace, pendant quetout est ici dans la désolation. Ces demoiselles pleurent comme desMadeleines. Courez donc chercher M. l’abbé de Solis.

&|160;? J’ai affaire pour monsieur, à ranger le laboratoire, ditle valet de chambre. Il y a trop loin d’ici le quartierd’Esquerchin. Allez-y vous-même.

&|160;? Voyez-vous ce monstre-là&|160;? dit Martha. Qui donnerale bain de pieds à madame&|160;? la voulez-vous laissermourir&|160;? Elle a le sang à la tête.

&|160;? Mulquinier, dit Marguerite en arrivant dans la salle quiprécédait la cuisine, en revenant de chez M. de Solis, vous prierezM. Pierquin le médecin de venir promptement ici.

&|160;? Hein&|160;! vous irez, dit Josette.

&|160;? Mademoiselle, monsieur m’a dit de ranger sonlaboratoire, répondit Lemulquinier en se retournant vers les deuxfemmes qu’il regarda d’un air despotique.

&|160;? Mon père, dit Marguerite à M. Claës qui descendait en cemoment, ne pourrais-tu pas nous laisser Mulquinier pour l’envoyeren ville&|160;?

&|160;? Tu iras, vilain chinois », dit Martha en entendant M.Claës mettre Lemulquinier aux ordres de sa fille.

Le peu de dévouement du valet de chambre pour la maison était legrand sujet de querelle entre ces deux femmes et Lemulquinier, dontla froideur avait eu pour résultat d’exalter l’attachement deJosette et de la duègne. Cette lutte si mesquine en apparenceinflua beaucoup sur l’avenir de cette famille, quand, plus tard,elle eut besoin de secours contre le malheur. Balthazar redevint sidistrait qu’il ne s’aperçut pas de l’état maladif dans lequel étaitJoséphine. Il prit Jean sur ses genoux, et le fit sautermachinalement, en pensant au problème qu’il avait dès lors lapossibilité de résoudre. Il vit apporter le bain de pieds à safemme qui, n’ayant pas eu la force de se lever de la bergère oùelle gisait, était restée dans le parloir. Il regarda même ses deuxfilles s’occupant de leur mère, sans chercher la cause de leurssoins empressés. Quand Marguerite ou Jean voulaient parler, MmeClaës réclamait le silence en leur montrant Balthazar.

Une scène semblable était de nature à faire penser Marguerite,qui placée entre son père et sa mère, se trouvait assez âgée, assezraisonnable déjà pour en apprécier la conduite. Il arrive un momentdans la vie intérieure des familles, où les enfants deviennent,soit volontairement, soit involontairement, les juges de leursparents. Mme Claës avait compris le danger de cette situation. Paramour pour Balthazar, elle s’efforçait de justifier aux yeux deMarguerite ce qui, dans l’esprit juste d’une fille de seize ans,pouvait paraître des fautes chez un père. Aussi le profond respectqu’en cette circonstance Mme Claës témoignait pour Balthazar, ens’effaçant devant lui, pour ne pas en troubler la méditation,imprimait-il à ses enfants une sorte de terreur pour la majestépaternelle. Mais ce dévouement, quelque contagieux qu’il fût,augmentait encore l’admiration que Marguerite avait pour sa mère àlaquelle l’unissaient plus particulièrement les accidentsjournaliers de la vie. Ce sentiment était fondé sur une sorte dedivination de souffrances dont la cause devait naturellementpréoccuper une jeune fille. Aucune puissance humaine ne pouvaitempêcher que parfois un mot échappé soit à Martha, soit à Josettene révélât à Marguerite l’origine de la situation dans laquelle lamaison se trouvait depuis quatre ans. Malgré la discrétion de MmeClaës, sa fille découvrait donc insensiblement, lentement, fil àfil, la trame mystérieuse de ce drame domestique. Marguerite allaitêtre, dans un temps donné, la confidente active de sa mère, etserait au dénouement le plus redoutable des juges. Aussi tous lessoins de Mme Claës se portaient-ils sur Marguerite à laquelle elletâchait de communiquer son dévouement pour Balthazar. La fermeté,la raison qu’elle rencontrait chez sa fille la faisaient frémir àl’idée d’une lutte possible entre Marguerite et Balthazar, quand,après sa mort, elle serait remplacée par elle dans la conduiteintérieure de la maison. Cette pauvre femme en était donc arrivée àplus trembler des suites de sa mort que de sa mort même. Sasollicitude pour Balthazar éclatait dans la résolution qu’ellevenait de prendre. En libérant les biens de son mari, elle enassurait l’indépendance, et prévenait toute discussion en séparantses intérêts de ceux de ses enfants&|160;; elle espérait le voirheureux jusqu’au moment où elle fermerait les yeux&|160;; puis ellecomptait transmettre les délicatesses de son cœur à Marguerite, quicontinuerait à jouer auprès de lui le rôle d’un ange d’amour, enexerçant sur la famille une autorité tutélaire etconservatrice.

N’était-ce pas faire luire encore du fond de sa tombe son amoursur ceux qui lui étaient chers&|160;?

Néanmoins elle ne voulut pas déconsidérer le père aux yeux de lafille en l’initiant avant le temps aux terreurs que lui inspiraitla passion scientifique de Balthazar&|160;; elle étudiait l’âme etle caractère de Marguerite pour savoir si cette jeune filledeviendrait par elle-même une mère pour ses frères et sa sœur, pourson père une femme douce et tendre.

Ainsi les derniers jours de Mme Claës étaient empoisonnés pardes calculs et par des craintes qu’elle n’osait confier à personne.En se sentant atteinte dans sa vie même par cette dernière scène,elle jetait ses regards jusque dans l’avenir&|160;; tandis queBalthazar, désormais inhabile à tout ce qui était économie,fortune, sentiments domestiques, pensait à trouver l’Absolu. Leprofond silence qui régnait au parloir n’était interrompu que parle mouvement monotone du pied de Claës qui continuait à le mouvoirsans s’apercevoir que Jean en était descendu. Assise près de samère de qui elle contemplait le visage pâle et décomposé,Marguerite se tournait de moments en moments vers son père, ens’étonnant de son insensibilité. Bientôt la porte de la rueretentit en se fermant, et la famille vit l’abbé de Solis appuyésur son neveu, qui tous deux traversaient lentement la cour.

« Ah&|160;! voici M. Emmanuel, dit Félicie.

&|160;? Le bon jeune homme&|160;! dit Mme Claës en apercevantEmmanuel de Solis, j’ai du plaisir à le revoir. » Marguerite rougiten entendant l’éloge qui échappait à sa mère. Depuis deux jours,l’aspect de ce jeune homme avait éveillé dans son cœur dessentiments inconnus, et dégourdi dans son intelligence des penséesjusqu’alors inertes. Pendant la visite faite par le confesseur à sapénitente, il s’était passé de ces imperceptibles événements quitiennent beaucoup de place dans la vie, et dont les résultatsfurent assez importants pour exiger ici la peinture des deuxnouveaux personnages introduits au sein de la famille. Mme Claësavait eu pour principe d’accomplir en secret ses pratiques dedévotion. Son directeur, presque inconnu chez elle, se montraitpour la seconde fois dans sa maison&|160;; mais là, comme ailleurs,on devait être saisi par une sorte d’attendrissement etd’admiration à l’aspect de l’oncle et du neveu. L’abbé de Solis,vieillard octogénaire à chevelure d’argent, montrait un visagedécrépit, où la vie semblait s’être retirée dans les yeux. Ilmarchait difficilement, car, de ses deux jambes menues, l’une seterminait par un pied horriblement déformé, contenu dans une espècede sac de velours qui l’obligeait à se servir d’une béquille quandil n’avait pas le bras de son neveu. Son dos voûté, son corpsdesséché offraient le spectacle d’une nature souffrante et frêle,dominée par une volonté de fer et par un chaste esprit religieuxqui l’avait conservée.

Ce prêtre espagnol, remarquable par un vaste savoir, par unepiété vraie, par des connaissances très étendues, avait étésuccessivement dominicain, grand pénitencier de Tolède, et vicairegénéral de l’archevêché de Malines. Sans la révolution française,la protection des Casa-Réal l’eût porté aux plus hautes dignités del’Église&|160;; mais le chagrin que lui causa la mort du jeune duc,son élève, le dégoûta d’une vie active, et il se consacra toutentier à l’éducation de son neveu, devenu de très bonne heureorphelin. Lors de la conquête de la Belgique, il s’était fixé prèsde Mme Claës. Dès sa jeunesse, l’abbé de Solis avait professé poursainte Thérèse un enthousiasme qui le conduisit autant que la pentede son esprit vers la partie mystique du christianisme. Entrouvant, en Flandre, où Mlle Bourignon, ainsi que les écrivainsilluminés et quiétistes, firent le plus de prosélytes, un troupeaude catholiques adonnés à ses croyances, il y resta d’autant plusvolontiers qu’il y fut considéré comme un patriarche par cetteCommunion particulière où l’on continue à suivre les doctrines desMystiques, malgré les censures qui frappèrent Fénelon et Mme Guyon.Ses mœurs étaient rigides, sa vie était exemplaire, et il passaitpour avoir des extases. Malgré le détachement qu’un religieux sisévère devait pratiquer pour les choses de ce monde, l’affectionqu’il portait à son neveu le rendait soigneux de ses intérêts.Quand il s’agissait d’une œuvre de charité, le vieillard mettait àcontribution les fidèles de son église avant d’avoir recours à sapropre fortune, et son autorité patriarcale était si bien reconnue,ses intentions étaient si pures, sa perspicacité si rarement endéfaut que chacun faisait honneur à ses demandes. Pour avoir uneidée du contraste qui existait entre l’oncle et le neveu, ilfaudrait comparer le vieillard à l’un de ces saules creux quivégètent au bord des eaux, et le jeune homme à l’églantier chargéde roses dont la tige élégante et droite s’élance du sein del’arbre moussu, qu’il semble vouloir redresser.

Sévèrement élevé par son oncle, qui le gardait près de lui commeune matrone garde une vierge, Emmanuel était plein de cettechatouilleuse sensibilité, de cette candeur à demi rêveuse, fleurspassagères de toutes les jeunesses, mais vivaces dans les âmesnourries de religieux principes. Le vieux prêtre avait comprimél’expression des sentiments voluptueux chez son élève, en lepréparant aux souffrances de la vie par des travaux continus, parune discipline presque claustrale. Cette éducation, qui devaitlivrer Emmanuel tout neuf au monde, et le rendre heureux s’ilrencontrait bien dans ses premières affections, l’avait revêtud’une angélique pureté qui communiquait à sa personne le charmedont sont investies les jeunes filles. Ses yeux timides, maisdoublés d’une âme forte et courageuse, jetaient une lumière quivibrait dans l’âme comme le son du cristal épand ses ondulationsdans l’ouïe. Sa figure expressive, quoique régulière, serecommandait par une grande précision dans les contours, parl’heureuse disposition des lignes, et par le calme profond quedonne la paix du cœur. Tout y était harmonieux. Ses cheveux noirs,ses yeux et ses sourcils bruns rehaussaient encore un teint blancet de vives couleurs.

Sa voix était celle qu’on attendait d’un si beau visage. Sesmouvements féminins s’accordaient avec la mélodie de sa voix, avecles tendres clartés de son regard. Il semblait ignorer l’attraitqu’excitaient la réserve à demi mélancolique de son attitude, laretenue de ses paroles, et les soins respectueux qu’il prodiguait àson oncle. À le voir étudiant la marche tortueuse du vieil abbépour se prêter à ses douloureuses déviations de manière à ne pasles contrarier, regardant au loin ce qui pouvait lui blesser lespieds et le conduisant dans le meilleur chemin, il était impossiblede ne pas reconnaître chez Emmanuel les sentiments généreux quifont de l’homme une sublime créature.

Il paraissait si grand, en aimant son oncle sans le juger, enlui obéissant sans jamais discuter ses ordres, que chacun voulaitvoir une prédestination dans le nom suave que lui avait donné samarraine.

Quand, soit chez lui, soit chez les autres, le vieillardexerçait son despotisme de dominicain, Emmanuel relevait parfois latête si noblement, comme pour protester de sa force s’il setrouvait aux prises avec un autre homme, que les personnes de cœurétaient émues, comme le sont les artistes à l’aspect d’une grandeœuvre, car les beaux sentiments ne sonnent pas moins fort dansl’âme par leurs conceptions vivantes que par les réalisations del’art.

Emmanuel avait accompagné son oncle quand il était venu chez sapénitente, pour examiner les tableaux de la Maison Claës. Enapprenant par Martha que l’abbé de Solis était dans la galerie,Marguerite, qui désirait voir cet homme célèbre, avait cherchéquelque prétexte menteur pour rejoindre sa mère, afin de satisfairesa curiosité.

Entrée assez étourdiment, en affectant la légèreté sous laquelleles jeunes filles cachent si bien leurs désirs, elle avaitrencontré près du vieillard vêtu de noir, courbé, déjeté,cadavéreux, la fraîche, la délicieuse figure d’Emmanuel. Lesregards également jeunes, également naïfs de ces deux êtres avaientexprimé le même étonnement. Emmanuel et Marguerite s’étaient sansdoute déjà vus l’un et l’autre dans leurs rêves. Tous deuxbaissèrent leurs yeux et les relevèrent ensuite par un mêmemouvement, en laissant échapper un même aveu. Marguerite prit lebras de sa mère, lui parla tout bas par maintien, et s’abrita pourainsi dire sous l’aile maternelle, en tendant le cou par unmouvement de cygne, pour revoir Emmanuel qui, de son côté, restaitattaché au bras de son oncle. Quoique habilement distribué pourfaire valoir chaque toile, le jour faible de la galerie favorisaces coups d’œil furtifs qui sont la joie des gens timides. Sansdoute chacun d’eux n’alla pas, même en pensée, jusqu’au si parlequel commencent les passions&|160;; mais tous deux ils sentirentce trouble profond qui remue le cœur, et sur lequel au jeune âge onse garde à soi-même le secret, par friandise ou par pudeur.

La première impression qui détermine les débordements d’unesensibilité longtemps contenue, est suivie chez tous les jeunesgens de l’étonnement à demi stupide que causent aux enfants lespremières sonneries de la musique. Parmi les enfants, les uns rientet pensent, d’autres ne rient qu’après avoir pensé&|160;; mais ceuxdont l’âme est appelée à vivre de poésie ou d’amour écoutentlongtemps et redemandent la mélodie par un regard où s’allume déjàle plaisir, où poind la curiosité de l’infini. Si nous aimonsirrésistiblement les lieux où nous avons été, dans notre enfance,initiés aux beautés de l’harmonie, si nous nous souvenons avecdélices et du musicien et même de l’instrument, comment se défendred’aimer l’être qui, le premier, nous révèle les musiques de lavie&|160;? Le premier cœur où nous avons aspiré l’amour n’est-ilpas comme une patrie&|160;? Emmanuel et Marguerite furent l’un pourl’autre cette Voix musicale qui réveille un sens, cette Main quirelève des voiles nuageux et montre les rives baignées par les feuxdu midi.

Quand Mme Claës arrêta le vieillard devant un tableau de Guidequi représentait un ange, Marguerite avança la tête pour voirquelle serait l’impression d’Emmanuel, et le jeune homme cherchaMarguerite pour comparer la muette pensée de la toile à la vivantepensée de la créature.

Cette involontaire et ravissante flatterie fut comprise etsavourée. Le vieil abbé louait gravement cette belle composition,et Mme Claës lui répondait&|160;; mais les deux enfants étaientsilencieux.

Telle fut leur rencontre. Le jour mystérieux de la galerie, lapaix de la maison, la présence des parents, tout contribuait àgraver plus avant dans le cœur les traits délicats de ce vaporeuxmirage.

Les mille pensées confuses qui venaient de pleuvoir chezMarguerite se calmèrent, firent dans son âme comme une étenduelimpide et se teignirent d’un rayon lumineux, quand Emmanuelbalbutia quelques phrases en prenant congé de Mme Claës.

Cette voix, dont le timbre frais et velouté répandait au cœurdes enchantements inouïs, compléta la révélation soudainequ’Emmanuel avait causée et qu’il devait féconder à sonprofit&|160;; car l’homme dont se sert le destin pour éveillerl’amour au cœur d’une jeune fille, ignore souvent son œuvre et lalaisse alors inachevée. Marguerite s’inclina tout interdite, et mitses adieux dans un regard où semblait se peindre le regret deperdre cette pure et charmante vision. Comme l’enfant, elle voulaitencore sa mélodie. Cet adieu fut fait au bas du vieil escalier,devant la porte du parloir&|160;; et, quand elle y entra, elleregarda l’oncle et le neveu jusqu’à ce que la porte de la rue sefût fermée. Mme Claës avait été trop occupée des sujets graves,agités dans sa conférence avec son directeur, pour avoir puexaminer la physionomie de sa fille. Au moment où M. de Solis etson neveu apparaissaient pour la seconde fois, elle était encoretrop violemment troublée pour apercevoir la rougeur qui colora levisage de Marguerite en révélant les fermentations du premierplaisir reçu dans un cœur vierge. Quand le vieil abbé fut annoncé,Marguerite avait repris son ouvrage, et parut y prêter une sigrande attention qu’elle salua l’oncle et le neveu sans lesregarder. M. Claës rendit machinalement le salut que lui fit l’abbéde Solis, et sortit du parloir comme un homme emporté par sesoccupations. Le vieux dominicain s’assit près de sa pénitente enlui jetant un de ces regards profonds par lesquels il sondait lesâmes, il lui avait suffi de voir M. Claës et sa femme pour devinerune catastrophe.

« Mes enfants, dit la mère, allez dans le jardin.

Marguerite, montrez à Emmanuel les tulipes de votre père. »Marguerite, à demi honteuse, prit le bras de Félicie, regarda lejeune homme qui rougit et qui sortit du parloir en saisissant Jeanpar contenance.

Quand ils furent tous les quatre dans le jardin, Félicie et Jeanallèrent de leur côté, quittèrent Marguerite, qui, restée presqueseule avec le jeune de Solis, le mena devant le buisson de tulipesinvariablement arrangé de la même façon, chaque année, parLemulquinier.

« Aimez-vous les tulipes&|160;? demanda Marguerite après êtredemeurée pendant un moment dans le plus profond silence sansqu’Emmanuel parût vouloir le rompre.

&|160;? Mademoiselle, c’est de belles fleurs, mais pour lesaimer, il faut sans doute en avoir le goût, savoir en apprécier lesbeautés. Ces fleurs m’éblouissent.

L’habitude du travail, dans la sombre petite chambre où jedemeure, près de mon oncle, me fait sans doute préférer ce qui estdoux à la vue. » En disant ces derniers mots, il contemplaMarguerite, mais sans que ce regard plein de confus désirs contîntaucune allusion à la blancheur mate, au calme, aux couleurs tendresqui faisaient de ce visage une fleur.

« Vous travaillez donc beaucoup&|160;? reprit Marguerite enconduisant Emmanuel sur un banc de bois à dossier peint en vert.D’ici, dit-elle en continuant, vous ne verrez pas les tulipes de siprès, elles vous fatigueront moins les yeux. Vous avez raison, cescouleurs papillotent et font mal.

&|160;? À quoi je travaille&|160;? répondit le jeune homme aprèsun moment de silence pendant lequel il avait égalisé sous son piedle sable de l’allée. Je travaille à toutes sortes de choses. Mononcle voulait me faire prêtre…

&|160;? Oh&|160;! fit naïvement Marguerite.

&|160;? J’ai résisté, je ne me sentais pas de vocation.

Mais il m’a fallu beaucoup de courage pour contrarier les désirsde mon oncle. Il est si bon, il m’aime tant&|160;! il m’adernièrement acheté un homme pour me sauver de la conscription,moi, pauvre orphelin.

&|160;? À quoi vous destinez-vous donc », demanda Marguerite quiparut vouloir reprendre sa phrase en laissant échapper un geste etqui ajouta :

« Pardon, monsieur, vous devez me trouver bien curieuse.

&|160;? Oh&|160;! mademoiselle, dit Emmanuel en la regardantavec autant d’admiration que de tendresse, personne, excepté mononcle, ne m’a encore fait cette question. J’étudie pour êtreprofesseur. Que voulez-vous&|160;? je ne suis pas riche. Si je puisdevenir principal d’un collège en Flandre, j’aurai de quoi vivremodestement, et j’épouserai quelque femme simple que j’aimeraibien. Telle est la vie que j’ai en perspective. Peut-être est-cepour cela que je préfère une pâquerette sur laquelle tout le mondepasse, dans la plaine d’orchies, à ces belles tulipes pleines d’or,de pourpre, de saphirs, d’émeraudes qui représentent une viefastueuse, de même que la pâquerette représente une vie douce etpatriarcale, la vie d’un pauvre professeur que je serai.

&|160;? J’avais toujours appelé, jusqu’à présent, lespâquerettes, des marguerites », dit-elle.

Emmanuel de Solis rougit excessivement, et chercha une réponseen tourmentant le sable avec ses pieds. Embarrassé de choisir entretoutes les idées qui lui venaient et qu’il trouvait sottes puisdécontenancé par le retard qu’il mettait à répondre, il dit : « Jen’osais prononcer votre nom… » Et n’acheva pas.

« Professeur&|160;! reprit-elle.

&|160;? Oh&|160;! mademoiselle, je serai professeur pour avoirun état, mais j’entreprendrai des ouvrages qui pourront me rendreplus grandement utile. J’ai beaucoup de goût pour les travauxhistoriques.

&|160;? Ah&|160;! » Ce ah&|160;! plein de pensées secrètes,rendit le jeune homme encore plus honteux, et il se mit à rireniaisement en disant : « Vous me faites parler de moi,mademoiselle, quand je devrais ne vous parler que de vous.

&|160;? Ma mère et votre oncle ont terminé, je crois, leurconversation, dit-elle en regardant à travers les fenêtres dans leparloir.

&|160;? J’ai trouvé madame votre mère bien changée.

&|160;? Elle souffre, sans vouloir nous dire le sujet de sessouffrances, et nous ne pouvons que pâtir de ses douleurs. » MmeClaës venait de terminer en effet une consultation délicate, danslaquelle il s’agissait d’un cas de conscience, que l’abbé de Solispouvait seul décider. Prévoyant une ruine complète, elle voulaitretenir, à l’insu de Balthazar, qui se souciait peu de sesaffaires, une somme considérable sur le prix des tableaux que M. deSolis se chargeait de vendre en Hollande, afin de la cacher et dela réserver pour le moment où la misère pèserait sur sa famille.Après une mûre délibération et après avoir apprécié lescirconstances dans lesquelles se trouvait sa pénitente, le vieuxdominicain avait approuvé cet acte de prudence. Il s’en alla pours’occuper de cette vente qui devait se faire secrètement, afin dene point trop nuire à la considération de M. Claës. Le vieillardenvoya son neveu, muni d’une lettre de recommandation, à Amsterdam,où le jeune homme enchanté de rendre service à la Maison Claësréussit à vendre les tableaux de la galerie aux célèbres banquiersHappe et Duncker, pour une somme ostensible de quatre-vingt-cinqmille ducats de Hollande, et une somme de quinze mille autres quiserait secrètement donnée à Mme Claës. Les tableaux étaient si bienconnus, qu’il suffisait pour accomplir le marché de la réponse deBalthazar à la lettre que la maison Happe et Duncker lui écrivit.Emmanuel de Solis fut chargé par Claës de recevoir le prix destableaux qu’il lui expédia secrètement afin de dérober à la villede Douai la connaissance de cette vente. Vers la fin de septembre,Balthazar remboursa les sommes qui lui avaient été prêtées, dégageases biens et reprit ses travaux&|160;; mais la Maison Claës s’étaitdépouillée de son plus bel ornement. Aveuglé par sa passion, il netémoigna pas un regret, il se croyait si certain de pouvoirpromptement réparer cette perte qu’il avait fait faire cette venteà réméré. Cent toiles peintes n’étaient rien aux yeux de Joséphineauprès du bonheur domestique et de la satisfaction de sonmari&|160;; elle fit d’ailleurs remplir la galerie avec lestableaux qui meublaient les appartements de réception, et pourdissimuler le vide qu’ils laissaient dans la maison de devant, elleen changea les ameublements. Ses dettes payées, Balthazar eutenviron deux cent mille francs à sa disposition pour recommencerses expériences. M. l’abbé de Solis et son neveu furent lesdépositaires des quinze mille ducats réservés par Mme Claës. Pourgrossir cette somme, l’abbé vendit les ducats auxquels lesévénements de la guerre continentale avaient donné de la valeur.Cent soixante-six mille francs en écus furent enterrés dans la cavede la maison habitée par l’abbé de Solis. Mme Claës eut le tristebonheur de voir son mari constamment occupé pendant près de huitmois. Néanmoins, trop rudement atteinte par le coup qu’il lui avaitporté, elle tomba dans une maladie de langueur qui devaitnécessairement empirer. La science dévora si complètementBalthazar, que ni les revers éprouvés par la France, ni la premièrechute de Napoléon, ni le retour des Bourbons ne le tirèrent de sesoccupations&|160;; il n’était ni mari, ni père, ni citoyen, il futchimiste. Vers la fin de l’année 1814, Mme Claës était arrivée à undegré de consomption qui ne lui permettait plus de quitter le lit.Ne voulant pas végéter dans sa chambre, où elle avait vécuheureuse, où les souvenirs de son bonheur évanoui lui auraientinspiré d’involontaires comparaisons avec le présent qui l’eussentaccablée, elle demeurait dans le parloir. Les médecins avaientfavorisé le vœu de son cœur en trouvant cette pièce plus aérée,plus gaie, et plus convenable à sa situation que sa chambre. Le litoù cette malheureuse femme achevait de vivre, fut dressé entre lacheminée et la fenêtre qui donnait sur le jardin. Elle passa là sesderniers jours saintement occupée à perfectionner l’âme de ses deuxfilles sur lesquelles elle se plut à laisser rayonner le feu de lasienne. Affaibli dans ses manifestations, l’amour conjugal permit àl’amour maternel de se déployer. La mère se montra d’autant pluscharmante qu’elle avait tardé d’être ainsi. Comme toutes lespersonnes généreuses, elle éprouvait de sublimes délicatesses desentiment qu’elle prenait pour des remords. En croyant avoir raviquelques tendresses dues à ses enfants, elle cherchait à racheterses torts imaginaires, et avait pour eux des attentions, des soinsqui la leur rendaient délicieuse&|160;; elle voulait en quelquesorte les faire vivre à même son cœur, les couvrir de ses ailesdéfaillantes et les aimer en un jour pour tous ceux pendantlesquels elle les avait négligés. Les souffrances donnaient à sescaresses, à ses paroles, une onctueuse tiédeur qui s’exhalait deson âme, ses yeux caressaient ses enfants avant que sa voix ne lesémût par des intonations pleines de bons vouloirs, et sa mainsemblait toujours verser sur eux des bénédictions.

si, après avoir repris ses habitudes de luxe, la Maison Claës nereçut bientôt plus personne, si son isolement redevint pluscomplet, si Balthazar ne donna plus de fête à l’anniversaire de sonmariage, la ville de Douai n’en fut pas surprise.

D’abord la maladie de Mme Claës parut une raison suffisante dece changement, puis le paiement des dettes arrêta le cours desmédisances, enfin les vicissitudes politiques auxquelles la Flandrefut soumise, la guerre des Cent Jours, l’occupation étrangèrefirent complètement oublier le chimiste.

Pendant ces deux années, la ville fut si souvent sur le pointd’être prise, si consécutivement occupée soit par les Français,soit par les ennemis, il y vint tant d’étrangers, il s’y réfugiatant de campagnards, il y eut tant d’intérêts soulevés, tantd’existences mises en question, tant de mouvements et de malheurs,que chacun ne pouvait penser qu’à soi. L’abbé de solis et sonneveu, les deux frères Pierquin étaient les seules personnes quivinssent visiter Mme Claës, l’hiver de 1814 à 1815 fut pour elle laplus douloureuse des agonies.

Son mari venait rarement la voir, il restait bien après le dînerpendant quelques heures près d’elle, mais comme elle n’avait plusla force de soutenir une longue conversation, il disait une ou deuxphrases éternellement semblables, s’asseyait, se taisait etlaissait régner au parloir un épouvantable silence. Cette monotonieétait diversifiée les jours où l’abbé de solis et son neveupassaient la soirée à la Maison Claës. Pendant que le vieil abbéjouait au trictrac avec Balthazar, Marguerite causait avecEmmanuel, près du lit de sa mère, qui souriait à leurs innocentesjoies sans faire apercevoir combien était à la fois douloureuse etbonne sur son âme meurtrie, la brise fraîche de ces virginalesamours débordant par vagues et paroles à paroles.

L’inflexion de voix qui charmait ces deux enfants lui brisait lecœur, un coup d’œil d’intelligence surpris entre eux la jetait,elle quasi morte, en des souvenirs de ses heures jeunes etheureuses qui rendaient au présent toute son amertume. Emmanuel etMarguerite avaient une délicatesse qui leur faisait réprimer lesdélicieux enfantillages de l’amour pour n’en pas offenser une femmeendolorie dont les blessures étaient instinctivement devinées pareux. Personne encore n’a remarqué que les sentiments ont une viequi leur est propre, une nature qui procède des circonstances aumilieu desquelles ils sont nés&|160;; ils gardent et la physionomiedes lieux où ils ont grandi et l’empreinte des idées qui ont influésur leurs développements.

Il est des passions ardemment conçues qui restent ardentes commecelle de Mme Claës pour son mari&|160;; puis il est des sentimentsauxquels tout a souri, qui conservent une allégresse matinale,leurs moissons de joie ne vont jamais sans des rires et desfêtes&|160;; mais il se rencontre aussi des amours fatalementencadrés de mélancolie ou cerclés par le malheur dont les plaisirssont pénibles, coûteux, chargés de craintes, empoisonnées par desremords ou pleins de désespérance. L’amour enseveli dans le cœurd’Emmanuel et de Marguerite sans que ni l’un ni l’autre necomprissent encore qu’il s’en allait de l’amour, ce sentiment éclossous la voûte sombre de la galerie Claës, devant un vieil abbésévère, dans un moment de silence et de calme&|160;; cet amourgrave et discret, mais fertile en nuances douces, en voluptéssecrètes, savourées comme des grappes volées au coin d’une vigne,subissait la couleur brune, les teintes grises qui le décorèrent àses premières heures. En n’osant se livrer à aucune démonstrationvive devant ce lit de douleur, ces deux enfants agrandissaientleurs jouissances à leur insu par une concentration qui lesimprimait au fond de leur cœur. C’était des soins donnés à lamalade, et auxquels aimait à participer Emmanuel, heureux depouvoir s’unir à Marguerite en se faisant par avance le fils decette mère. Un remerciement mélancolique remplaçait sur les lèvresde la jeune fille le mielleux langage des amants. Les soupirs deleurs cœurs, remplis de joie par quelque regard échangé, sedistinguaient peu des soupirs arrachés par le spectacle de ladouleur maternelle. Leurs bons petits moments d’aveux indirects, depromesses inachevées, d’épanouissements comprimés pouvaient secomparer à ces allégories peintes par Raphaël sur des fonds noirs.Ils avaient l’un et l’autre une certitude qu’ils ne s’avouaientpas&|160;; ils savaient le soleil au-dessus d’eux, mais ilsignoraient quel vent chasserait les gros nuages noirs amoncelés surleurs têtes&|160;; ils doutaient de l’avenir, et craignant d’êtretoujours escortés par les souffrances, ils restaient timidementdans les ombres de ce crépuscule, sans oser se dire :Achèverons-nous ensemble la journée&|160;?

Néanmoins la tendresse que Mme Claës témoignait à ses enfantscachait noblement tout ce qu’elle se taisait à elle-même. sesenfants ne lui causaient ni tressaillement ni terreur, ils étaientsa consolation, mais ils n’étaient pas sa vie, elle vivait par eux,elle mourait pour Balthazar. Quelque pénible que fût pour elle laprésence de son mari pensif durant des heures entières, et qui luijetait de temps en temps un regard monotone, elle n’oubliait sesdouleurs que pendant ces cruels instants.

L’indifférence de Balthazar pour cette femme mourante eût semblécriminelle à quelque étranger qui en aurait été le témoin&|160;;mais Mme Claës et ses filles s’y étaient accoutumées, ellesconnaissaient le cœur de cet homme, et l’absolvaient. si, pendantla journée, Mme Claës subissait quelque crise dangereuse, si ellese trouvait plus mal, si elle paraissait près d’expirer, Claësétait le seul dans la maison et dans la ville qui l’ignorât,Lemulquinier, son valet de chambre, le savait&|160;; mais ni sesfilles auxquelles leur mère imposait silence, ni sa femme ne luiapprenaient les dangers que courait une créature jadis si ardemmentaimée. Quand son pas retentissait dans la galerie au moment où ilvenait dîner, Mme Claës était heureuse, elle allait le voir, ellerassemblait ses forces pour goûter cette joie. À l’instant où ilentrait, cette femme pâle et demi-morte se colorait vivement,reprenait un semblant de santé, le savant arrivait auprès du lit,lui prenait la main, et la voyait sous une fausse apparence&|160;;pour lui seul, elle était bien. Quand il lui demandait : « Ma chèrefemme, comment vous trouvez-vous aujourd’hui&|160;? » elle luirépondait :

« Mieux, mon ami&|160;! » et faisait croire à cet homme distraitque le lendemain elle serait levée, rétablie.

La préoccupation de Balthazar était si grande qu’il acceptait lamaladie dont mourait sa femme, comme une simple indisposition.Moribonde pour tout le monde, elle était vivante pour lui. Uneséparation complète entre ces époux fut le résultat de cette année.Claës couchait loin de sa femme, se levait dès le matin, ets’enfermait dans son laboratoire ou dans son cabinet&|160;; en nela voyant plus qu’en présence de ses filles ou des deux ou troisamis qui venaient la visiter, il se déshabitua d’elle. Ces deuxêtres, jadis accoutumés à penser ensemble, n’eurent plus, que deloin en loin, ces moments de communication, d’abandon,d’épanchement qui constituent la vie du cœur, et il vint un momentoù ces rares voluptés cessèrent. Les souffrances physiques vinrentau secours de cette pauvre femme, et l’aidèrent à supporter unvide, une séparation qui l’eût tuée, si elle avait été vivante.Elle éprouva de si vives douleurs que, parfois, elle fut heureusede ne pas en rendre témoin celui qu’elle aimait toujours. Ellecontemplait Balthazar pendant une partie de la soirée, et lesachant heureux comme il voulait l’être, elle épousait ce bonheurqu’elle lui avait procuré. Cette frêle jouissance lui suffisait,elle ne se demandait plus si elle était aimée, elle s’efforçait dele croire, et glissait sur cette couche de glace sans oser appuyer,craignant de la rompre et de noyer son cœur dans un affreux néant.Comme nul événement ne troublait ce calme, et que la maladie quidévorait lentement Mme Claës contribuait à cette paix intérieure,en maintenant l’affection conjugale à un état passif, il fut faciled’atteindre dans ce morne état les premiers jours de l’année1816.

Vers la fin du mois de février, Pierquin le notaire porta lecoup qui devait précipiter dans la tombe une femme angélique dontl’âme, disait l’abbé de solis, était presque sans péché.

« Madame, lui dit-il à l’oreille en saisissant un moment où sesfilles ne pouvaient pas entendre leur conversation, M. Claës m’achargé d’emprunter trois cent mille francs sur ses propriétés,prenez des précautions pour la fortune de vos enfants. » Mme Claësjoignit les mains, leva les yeux au plafond, et remercia le notairepar une inclination de tête bienveillante et par un sourire tristedont il fut ému. Cette phrase fut un coup de poignard qui tuaPépita. Dans cette journée elle s’était livrée à des réflexionstristes qui lui avaient gonflé le cœur, et se trouvait dans une deces situations où le voyageur, n’ayant plus son équilibre, roulepoussé par un léger caillou jusqu’au fond du précipice qu’il alongtemps et courageusement côtoyé. Quand le notaire fut parti, MmeClaës se fit donner par Marguerite tout ce qui lui était nécessairepour écrire, rassembla ses forces et s’occupa pendant quelquesinstants d’un écrit testamentaire. Elle s’arrêta plusieurs foispour contempler sa fille. L’heure des aveux était venue.

En conduisant la maison depuis la maladie de sa mère, Margueriteavait si bien réalisé les espérances de la mourante que Mme Claësjeta sur l’avenir de sa famille un coup d’œil sans désespoir, en sevoyant revivre dans cet ange aimant et fort.

sans doute ces deux femmes pressentaient de mutuelles et tristesconfidences à se faire, la fille regardait sa mère aussitôt que samère la regardait, et toutes deux roulaient des larmes dans leursyeux. Plusieurs fois, Marguerite, au moment où Mme Claës sereposait, disait : « Ma mère&|160;? » comme pour parler&|160;;puis, elle s’arrêtait, comme suffoquée, sans que sa mère tropoccupée par ses dernières pensées lui demandât compte de cetteinterrogation. Enfin, Mme Claës voulut cacheter sa lettre&|160;;Marguerite, qui lui tenait une bougie, se retira par discrétionpour ne pas voir la suscription.

« Tu peux lire, mon enfant&|160;! » lui dit sa mère d’un tondéchirant.

Marguerite vit sa mère traçant ces mots : À ma filleMarguerite.

« Nous causerons quand je me serai reposée », ajouta-t-elle enmettant la lettre sous son chevet.

Puis elle tomba sur son oreiller comme épuisée par l’effortqu’elle venait de faire et dormit durant quelques heures. Quandelle s’éveilla, ses deux filles, ses deux fils étaient à genouxdevant son lit, et priaient avec ferveur. Ce jour était unjeudi.

Gabriel et Jean venaient d’arriver du collège, amenés parEmmanuel de solis, nommé depuis six mois professeur d’histoire etde philosophie.

« Chers enfants, il faut nous dire adieu, s’écria-t-elle. Vousne m’abandonnez pas, vous&|160;! et celui que… » Elle n’achevapas.

« Monsieur Emmanuel, dit Marguerite en voyant pâlir sa mère,allez dire à mon père que maman se trouve plus mal. » Le jeunesolis monta jusqu’au laboratoire, et après avoir obtenu deLemulquinier que Balthazar vînt lui parler, celui-ci répondit à lademande pressante du jeune homme : « J’y vais. » « Mon ami, dit MmeClaës à Emmanuel quand il fut de retour, emmenez mes deux fils etallez chercher votre oncle. Il est nécessaire, je crois, de medonner les derniers sacrements, je voudrais les recevoir de samain. » Quand elle se trouva seule avec ses deux filles, elle fitun signe à Marguerite qui, comprenant sa mère, renvoya Félicie.

« J’avais à vous parler aussi, ma chère maman, dit Margueritequi ne croyant pas sa mère aussi mal qu’elle l’était agrandit lablessure faite par Pierquin. Depuis dix jours, je n’ai plusd’argent pour les dépenses de la maison, et je dois aux domestiquessix mois de gages. J’ai voulu déjà deux fois demander de l’argent àmon père, et je ne l’ai pas osé. Vous ne savez pas&|160;! lestableaux de la galerie et la cave ont été vendus.

&|160;? Il ne m’a pas dit un mot de tout cela, s’écria MmeClaës. mon Dieu&|160;! vous me rappelez à temps vers vous. Mespauvres enfants, que deviendrez-vous&|160;? » Elle fit une prièreardente qui lui teignit les yeux des feux du repentir. «Marguerite, reprit-elle en tirant la lettre de dessous son chevet,voici un écrit que vous n’ouvrirez et ne lirez qu’au moment où,après ma mort, vous serez dans la plus grande détresse,c’est-à-dire si vous manquiez de pain ici. Ma chère Marguerite,aime bien ton père, mais aie soin de ta sœur et de tes frères.

Dans quelques jours, dans quelques heures peut-être&|160;! tuvas être à la tête de la maison. sois économe. si tu te trouvaisopposée aux volontés de ton père, et le cas pourrait arriver,puisqu’il a dépensé de grandes sommes à chercher un secret dont ladécouverte doit être l’objet d’une gloire et d’une fortune immense,il aura sans doute besoin d’argent, peut-être t’en demandera-t-il,déploie alors toute la tendresse d’une fille, et sache concilierles intérêts dont tu seras la seule protectrice avec ce que tu doisà un père, à un grand homme qui sacrifie son bonheur, sa vie, àl’illustration de sa famille&|160;; il ne pourrait avoir tort quedans la forme, ses intentions seront toujours nobles, il est siexcellent, son cœur est plein d’amour&|160;; vous le reverrez bonet affectueux, vous&|160;! J’ai dû te dire ces paroles sur le bordde la tombe, Marguerite si tu veux adoucir les douleurs de ma mort,tu me promettras, mon enfant, de me remplacer près de ton père, dene lui point causer de chagrin&|160;; ne lui reproche rien, ne lejuge pas&|160;! Enfin, sois une médiatrice douce et complaisantejusqu’à ce que, son œuvre terminée, il redevienne le chef de safamille.

&|160;? Je vous comprends, ma mère chérie, dit Marguerite enbaisant les yeux enflammés de la mourante, et je ferai comme ilvous plaît.

&|160;? Ne te marie, mon ange, reprit Mme Claës, qu’au moment oùGabriel pourra te succéder dans le gouvernement des affaires et dela maison. Ton mari, si tu te mariais, ne partagerait peut-être pastes sentiments, jetterait le trouble dans la famille ettourmenterait ton père. » Marguerite regarda sa mère et lui dit:

« N’avez-vous aucune autre recommandation à me faire sur monmariage&|160;?

&|160;? Hésiterais-tu, ma chère enfant&|160;? dit la mouranteavec effroi.

&|160;? Non, répondit-elle, je vous promets de vous obéir.

&|160;? Pauvre fille, je n’ai pas su me sacrifier pour vous,ajouta la mère en versant des larmes chaudes, et je te demande dete sacrifier pour tous. Le bonheur rend égoïste. Oui, Marguerite,j’ai été faible parce que j’étais heureuse. Sois forte, conserve dela raison pour ceux qui n’en auront pas ici. Fais en sorte que tesfrères, que ta sœur ne m’accusent jamais. Aime bien ton père, maisne le contrarie pas… trop. » Elle pencha la tête sur son oreilleret n’ajouta pas un mot, ses forces l’avaient trahie. Le combatintérieur entre la Femme et la Mère avait été trop violent.Quelques instants après, le clergé vint, précédé de l’abbé desolis, et le parloir fut rempli par les gens de la maison. Quand lacérémonie commença, Mme Claës, que son confesseur avait réveillée,regarda toutes les personnes qui étaient autour d’elle, et n’y vitpas Balthazar.

« Et monsieur&|160;? » dit-elle.

Ce mot, où se résumait et sa vie et sa mort, fut prononcé d’unton si lamentable, qu’il causa un frémissement horrible dansl’assemblée. Malgré son grand âge, Martha s’élança comme uneflèche, monta les escaliers et frappa durement à la porte dulaboratoire.

« Monsieur, madame se meurt, et l’on vous attend pourl’administrer, cria-t-elle avec la violence de l’indignation.

&|160;? Je descends », répondit Balthazar.

Lemulquinier vint un moment après, en disant que son maître lesuivait. Mme Claës ne cessa de regarder la porte du parloir, maisson mari ne se montra qu’au moment où la cérémonie était terminée.L’abbé de solis et les enfants entouraient le chevet de lamourante. En voyant entrer son mari, Joséphine rougit, et quelqueslarmes roulèrent sur ses joues.

« Tu allais sans doute décomposer l’azote, lui dit-elle avec unedouceur d’ange qui fit frissonner les assistants.

&|160;? C’est fait, s’écria-t-il d’un air joyeux. L’azotecontient de l’oxygène et une substance de la nature desimpondérables qui vraisemblablement est le principe de la… » Ils’éleva des murmures d’horreur qui l’interrompirent et luirendirent sa présence d’esprit.

« Que m’a-t-on dit&|160;? reprit-il. Tu es donc plus mal&|160;?Qu’est-il arrivé&|160;?

&|160;? Il arrive, monsieur, lui dit à l’oreille l’abbé de solisindigné, que votre femme se meurt et que vous l’avez tuée. » sansattendre de réponse, l’abbé de solis prit le bras d’Emmanuel etsortit suivi des enfants qui le conduisirent jusque dans la cour.Balthazar demeura comme foudroyé et regarda sa femme en laissanttomber quelques larmes.

« Tu meurs et je t’ai tuée, s’écria-t-il. Que dit-ildonc&|160;?

&|160;? Mon ami, reprit-elle, je ne vivais que par ton amour, ettu m’as à ton insu retiré ma vie.

&|160;? Laissez-nous, dit Claës à ses enfants au moment où ilsentrèrent. Ai-je donc un seul instant cessé de t’aimer&|160;?reprit-il en s’asseyant au chevet de sa femme et lui prenant lesmains qu’il baisa.

&|160;? Mon ami, je ne te reprocherai rien. Tu m’as rendueheureuse, trop heureuse&|160;; je n’ai pu soutenir la comparaisondes premiers jours de notre mariage qui étaient pleins, et de cesderniers jours pendant lesquels tu n’as plus été toi-même et quiont été vides. La vie du cœur, comme la vie physique, a sesactions. Depuis six ans, tu as été mort à l’amour, à la famille, àtout ce qui faisait notre bonheur. Je ne te parlerai pas desfélicités qui sont l’apanage de la jeunesse, elles doivent cesserdans l’arrière-saison de la vie&|160;; mais elles laissent desfruits dont se nourrissent les âmes, une confiance sans bornes, dedouces habitudes&|160;; eh bien, tu m’as ravi ces trésors de notreâge. Je m’en vais à temps : nous ne vivions ensemble d’aucunemanière, tu me cachais tes pensées et tes actions. Comment es-tudonc arrivé à me craindre&|160;? T’ai-je jamais adressé une parole,un regard, un geste empreints de blâme&|160;? Eh bien, tu as vendutes derniers tableaux, tu as vendu jusqu’aux vins de ta cave, et tuempruntes de nouveau sur tes biens sans m’en avoir dit un mot.

Ah&|160;! je sortirai donc de la vie, dégoûtée de la vie.

Si tu commets des fautes, si tu t’aveugles en poursuivantl’impossible, ne pourrai-je donc pas montré qu’il y avait en moiassez d’amour pour trouver de la douceur à partager tes fautes, àtoujours marcher près de toi, m’eusses-tu menée dans les chemins ducrime&|160;? Tu m’as trop bien aimée : là est ma gloire et là madouleur. Ma maladie a duré longtemps, Balthazar&|160;! elle acommencé le jour qu’à cette place où je vais expirer tu m’as prouvéque tu appartenais plus à la science qu’à la Famille. Voici tafemme morte et ta propre fortune consumée. Ta fortune et ta femmet’appartenaient, tu pouvais en disposer&|160;; mais le jour où jene serai plus, ma fortune sera celle de tes enfants, et tu nepourras en rien prendre. Que vas-tu donc devenir&|160;? Maintenant,je te dois la vérité, les mourants voient loin&|160;! où seradésormais le contrepoids qui balancera la passion maudite delaquelle tu as fait ta vie&|160;? si tu m’y as sacrifiée, tesenfants seront bien légers devant toi, car je te dois cette justiced’avouer que tu me préférais à tout. Deux millions et six années detravaux ont été jetés dans ce gouffre, et tu n’as rien trouvé…»

À ces mots, Claës mit sa tête blanchie dans ses mains et secacha le visage.

« Tu ne trouveras rien que la honte pour toi, la misère pour tesenfants, reprit la mourante. Déjà l’on te nomme par dérisionClaës-l’alchimiste, plus tard ce sera Claës-le-fou&|160;! Moi, jecrois en toi. Je te sais grand, savant, plein de génie&|160;; maispour le vulgaire, le génie ressemble à de la folie. La gloire estle soleil des morts, de ton vivant, tu seras malheureux comme toutce qui fut grand, et tu ruineras tes enfants. Je m’en vais sansavoir joui de ta renommée, qui m’eût consolée d’avoir perdu lebonheur. Eh bien, mon cher Balthazar, pour me rendre cette mortmoins amère, il faudrait que je fusse certaine que nos enfantsauront un morceau de pain&|160;; mais rien, pas même toi, nepourrait calmer mes inquiétudes…

&|160;? Je jure, dit Claës, de…

&|160;? Ne jure pas, mon ami, pour ne point manquer à tesserments, dit-elle en l’interrompant. Tu nous devais ta protection,elle nous a failli depuis près de sept années. La science est tavie. Un grand homme ne peut avoir ni femme, ni enfants. Allez seulsdans vos voies de misère&|160;! vos vertus ne sont pas celles desgens vulgaires, vous appartenez au monde, vous ne sauriezappartenir ni à une femme, ni à une famille. Vous desséchez laterre à l’entour de vous comme font de grands arbres&|160;! moi,pauvre plante, je n’ai pu m’élever assez haut, j’expire à moitié deta vie. J’attendais ce dernier jour pour te dire ces horriblespensées, que je n’ai découvertes qu’aux éclairs de la douleur et dudésespoir.

Épargne mes enfants&|160;! Que ce mot retentisse dans toncœur&|160;! Je te le dirai jusqu’à mon dernier soupir.

La femme est morte, vois-tu&|160;? tu l’as dépouillée lentementet graduellement de ses sentiments, de ses plaisirs. Hélas&|160;!sans ce cruel soin que tu as pris involontairement, aurais-je vécusi longtemps&|160;?

Mais ces pauvres enfants ne m’abandonnaient pas, eux&|160;! ilsont grandi près de mes douleurs, la mère a survécu. Épargne,épargne nos enfants. » « Lemulquinier », cria Balthazar d’une voixtonnante. Le vieux valet se montra soudain. « Allez tout détruirelà-haut, machines, appareils&|160;; faites avec précaution, maisbrisez tout. Je renonce à la science&|160;! dit-il à sa femme.

&|160;? Il est trop tard », ajouta-t-elle en regardantLemulquinier. « Marguerite », s’écria-t-elle en se sentant mourir.Marguerite se montra sur le seuil de la porte, et jeta un criperçant en voyant les yeux de sa mère qui pâlissaient. «Marguerite&|160;! » répéta la mourante.

Cette dernière exclamation contenait un si violent appel à safille, elle l’investissait de tant d’autorité, que ce cri fut toutun testament.

La famille épouvantée accourut, et vit expirer Mme Claës quiavait épuisé les dernières forces de sa vie dans sa conversationavec son mari.

Balthazar et Marguerite immobiles, elle au chevet, lui au pieddu lit, ne pouvaient croire à la mort de cette femme dont toutesles vertus et l’inépuisable tendresse n’étaient connues que d’eux.Le père et Ia fille échangèrent un regard pesant de pensées : lafille jugeait son père, le père tremblait déjà de trouver dans safille l’instrument d’une vengeance. Quoique les souvenirs d’amourpar lesquels sa femme avait rempli sa vie revinssent en fouleassiéger sa mémoire et donnassent aux dernières paroles de la morteune sainte autorité qui devait toujours lui en faire écouter lavoix, Balthazar doutait de son cœur trop faible contre songénie&|160;; puis, il entendait un terrible grondement de passionqui lui niait la force de son repentir, et lui faisait peur delui-même. Quand cette femme eut disparu, chacun comprit que laMaison Claës avait une âme et que cette âme n’était plus. Aussi ladouleur fut-elle si vive dans la famille, que le parloir où lanoble Joséphine semblait revivre resta fermé, personne n’avait lecourage d’y entrer.

La société ne pratique aucune des vertus qu’elle demande auxhommes, elle commet des crimes à toute heure, mais elle les commeten paroles&|160;; elle prépare les mauvaises actions par laplaisanterie, comme elle dégrade le beau par le ridicule&|160;;elle se moque des fils qui pleurent trop leurs pères, elleanathématise ceux qui ne les pleurent pas assez&|160;; puis elles’amuse, elle à soupeser les cadavres avant qu’ils ne soientrefroidis. Le soir du jour où Mme Claës expira, les amis de cettefemme jetèrent quelques fleurs sur sa tombe entre deux parties dewhist, rendirent hommage à ses belles qualités en cherchant du cœurou du pique.

Puis, après quelques phrases lacrymales qui sont l’A, bé, bi,bo, bu de la douleur collective, et qui se prononcent avec lesmêmes intonations, sans plus ni moins de sentiment, dans toutes lesvilles de France et à toute heure, chacun chiffra le produit decette succession. Pierquin, le premier, fit observer à ceux quicausaient de cet événement que la mort de cette excellente femmeétait un bien pour elle, son mari la rendait tropmalheureuse&|160;; mais que c’était, pour ses enfants, un plusgrand bien encore&|160;; elle n’aurait pas su refuser sa fortune àson mari qu’elle adorait, tandis qu’aujourd’hui Claës n’en pouvaitplus disposer.

Et chacun d’estimer la succession de la pauvre Mme Claës, desupputer ses économies (en avait-elle fait&|160;? n’en avait-ellepas fait&|160;?), d’inventorier ses bijoux, d’étaler sa garde-robe,de fouiller ses tiroirs, pendant que la famille affligée pleuraitet priait autour du lit mortuaire. Avec le coup d’œil d’un Jurépeseur de fortunes, Pierquin calcula que les propres de Mme Claës,pour employer son expression, pouvaient encore se retrouver etdevaient monter à une somme d’environ quinze cent mille francsreprésentée soit par la forêt de Waignies dont les bois avaientdepuis douze ans acquis un prix énorme, et il en compta lesfutaies, les baliveaux, les anciens, les modernes, soit par lesbiens de Balthazar qui était encore bon pour remplir ses enfants,si les valeurs de la liquidation ne l’acquittaient pas envers eux.Mlle Claës était donc, pour toujours parler son argot, une fille dequatre cent mille francs. « Mais si elle ne se marie paspromptement, ajouta-t-il, ce qui l’émanciperait, et permettrait deliciter la forêt de Waignies, de liquider la part des mineurs, etde l’employer de manière à ce que le père n’y touche pas, M. Claësest homme à ruiner ses enfants. » Chacun chercha quels étaient dansla province les jeunes gens capables de prétendre à la main de MlleClaës, mais personne ne fit au notaire la galanterie de l’ensupposer digne. Le notaire trouvait des raisons pour rejeter chacundes partis proposés comme indigne de Marguerite. Les interlocuteursse regardaient en souriant, et prenaient plaisir à prolonger cettemalice de province. Pierquin avait déjà vu dans la mort de MmeClaës un événement favorable à ses prétentions, et il dépeçait déjàce cadavre à son profit.

« Cette bonne femme-là, se dit-il en rentrant chez lui pour secoucher, était fière comme un paon, et ne m’aurait jamais donné safille. Hé&|160;! hé&|160;!

pourquoi ne manœuvrerais-je pas maintenant de manière àl’épouser&|160;? Le père Claës est un homme ivre de carbone qui nese soucie plus de ses enfants&|160;; si je lui demande sa fille,après avoir convaincu Marguerite de l’urgence où elle est de semarier pour sauver la fortune de ses frères et de sa sœur, il seracontent de se débarrasser d’une enfant qui peut le tracasser. » Ils’endormit en entrevoyant les beautés matrimoniales du contrat, enméditant tous les avantages que lui offrait cette affaire, et lesgaranties qu’il trouvait pour son bonheur dans la personne dont ilse faisait l’époux. Il était difficile de rencontrer dans laprovince une jeune personne plus délicatement belle et mieux élevéeque ne l’était Marguerite. sa modestie, sa grâce étaientcomparables à celles de la jolie fleur qu’Emmanuel n’avait osénommer devant elle, en craignant de découvrir ainsi les vœuxsecrets de son cœur. Ses sentiments étaient fiers, ses, principesétaient religieux, elle devait être une chaste épouse&|160;; maiselle ne flattait pas seulement la vanité que tout homme porte plusou moins dans le choix d’une femme, elle satisfaisait encorel’orgueil du notaire par l’immense considération dont sa famille,doublement noble, jouissait en Flandre, et que partagerait sonmari. Le lendemain, Pierquin tira de sa caisse quelques billets demille francs et vint amicalement les offrir à Balthazar, afin delui éviter des ennuis pécuniaires au moment où il était plongé dansla douleur. Touché de cette attention délicate, Balthazar feraitsans doute à sa fille l’éloge du cœur et de la personne du notaire.Il n’en fut rien.

M. Claës et sa fille trouvèrent cette action toute simple, etleur souffrance était trop exclusive pour qu’ils pensassent àPierquin. En effet, le désespoir de Balthazar fut si grand, que lespersonnes disposées à blâmer sa conduite la lui pardonnèrent, moinsau nom de la science qui pouvait l’excuser, qu’en faveur de sesregrets qui ne réparaient point le mal. Le monde se contente degrimaces, il se paie de ce qu’il donne, sans en vérifierl’aloi&|160;; pour lui, la vraie douleur est un spectacle, unesorte de jouissance qui le dispose à tout absoudre, même uncriminel&|160;; dans son avidité d’émotions, il acquitte sansdiscernement et celui qui le fait rire, et celui qui le faitpleurer, sans leur demander compte des moyens.

Marguerite avait accompli sa dix-neuvième année quand son pèrelui remit le gouvernement de la maison où son autorité futpieusement reconnue par sa sœur et ses deux frères à qui, pendantles derniers moments de sa vie, Mme Claës avait recommandé d’obéirà leur aînée.

Le deuil rehaussait sa blanche fraîcheur, de même que latristesse mettait en relief sa douceur et sa patience. Dès lespremiers jours, elle prodigua les preuves de ce courage féminin, decette sérénité constante que doivent avoir les anges chargés derépandre la paix, en touchant de leur palme verte les cœurssouffrants. Mais si elle s’habitua, par l’entente prématurée de sesdevoirs, à cacher ses douleurs, elles n’en furent que plusvives&|160;; son extérieur calme était en désaccord avec laprofondeur de ses sensations&|160;; et elle fut destinée àconnaître de bonne heure ces terribles explosions de sentiment quele cœur ne suffit pas toujours à contenir&|160;; son père devaitsans cesse la tenir pressée entre les générosités naturelles auxjeunes âmes, et la voix d’une impérieuse nécessité. Les calculs quil’enlacèrent le lendemain même de la mort de sa mère la mirent auxprises avec les intérêts de la vie, au moment où les jeunes fillesn’en conçoivent que les plaisirs. Affreuse éducation de souffrancequi n’a jamais manqué aux natures angéliques&|160;! L’amour quis’appuie sur l’argent et sur la vanité forme la plus opiniâtre despassions, Pierquin ne voulut pas tarder à circonvenirl’héritière.

Quelques jours après la prise du deuil il chercha l’occasion deparler à Marguerite, et commença ses opérations avec une habiletéqui aurait pu la séduire&|160;; mais l’amour lui avait jeté dansl’âme une clairvoyance qui l’empêcha de se laisser prendre à desdehors d’autant plus favorables aux tromperies sentimentales quedans cette circonstance Pierquin déployait la bonté qui lui étaitpropre, la bonté du notaire qui se croit aimant quand il sauve desécus. Fort de sa douteuse parenté, de la constante habitude qu’ilavait de faire les affaires et de partager les secrets de cettefamille, sûr de l’estime et de l’amitié du père, bien servi parl’insouciance d’un savant qui n’avait aucun projet arrêté pourl’établissement de sa fille, et ne supposant pas que Marguerite pûtavoir une prédilection, il lui laissa juger une poursuite qui nejouait la passion que par l’alliance des calculs les plus odieux àde jeunes âmes et qu’il ne sut pas voiler.

Ce fut lui qui se montra naïf, ce fut elle qui usa dedissimulation, précisément parce qu’il croyait agir contre unefille sans défense, et qu’il méconnut les priviléges de lafaiblesse.

« Ma chère cousine, dit-il à Marguerite avec laquelle il sepromenait dans les allées du petit jardin, vous connaissez mon cœuret vous savez combien je suis porté à respecter les sentimentsdouloureux qui vous affectent en ce moment. J’ai l’âme tropsensible pour être notaire, je ne vis que par le cœur et je suisobligé de m’occuper constamment des intérêts d’autrui, quand jevoudrais me laisser aller aux émotions douces qui font la vieheureuse. Aussi souffré-je beaucoup d’être forcé de vous parler deprojets discordants avec l’état de votre âme, mais il le faut. J’aibeaucoup pensé à vous depuis quelques jours. Je viens dereconnaître que, par une fatalité singulière, la fortune de vosfrères et de votre sœur, la vôtre même, sont en danger. Voulez-voussauver votre famille d’une ruine complète&|160;?

&|160;? Que faudrait-il faire&|160;? dit-elle effrayée à demipar ces paroles.

&|160;? Vous marier, répondit Pierquin.

&|160;? Je ne me marierai point, s’écria-t-elle.

&|160;? Vous vous marierez, reprit le notaire, quand vous aurezréfléchi mûrement à la situation critique dans laquelle vousêtes…

&|160;? Comment mon mariage peut-il sauver…

&|160;? Voilà où je vous attendais, ma cousine, dit-il enl’interrompant. Le mariage émancipe&|160;!

&|160;? Pourquoi m’émanciperait-on&|160;? dit Marguerite.

&|160;? Pour vous mettre en possession, ma chère petite cousine,dit le notaire d’un air de triomphe.

Dans cette occurrence, vous prenez votre quart dans la fortunede votre mère. Pour vous le donner, il faut la liquider&|160;; or,pour la liquider ne faudra-t-il pas liciter la forêt deWaignies&|160;? Cela posé, toutes les valeurs de la succession secapitaliseront, et votre père sera tenu, comme tuteur, de placer lapart de vos frères et de votre sœur, en sorte que la Chimie nepourra plus y toucher.

&|160;? Dans le cas contraire, qu’arriverait-il&|160;?demanda-t-elle.

&|160;? Mais, dit le notaire, votre père administrera vos biens.s’il se remettait à vouloir faire de l’or, il pourrait vendre lebois de Waignies et vous laisser nus comme des petits saint Jean.La forêt de Waignies vaut en ce moment près de quatorze cent millefrancs&|160;; mais, qu’aujourd’hui pour demain, votre père la coupeà blanc, vos treize cents arpents ne vaudront pas trois cent millefrancs. Ne vaut-il pas mieux éviter ce danger à peu près certain,en faisant échoir dès aujourd’hui le cas de partage par votreémancipation&|160;? Vous sauverez ainsi toutes les coupes de laforêt desquelles votre père disposerait plus tard à votrepréjudice. En ce moment que la Chimie dort, il placeranécessairement les valeurs de la liquidation sur le Grand Livre.Les fonds sont à cinquante-neuf, ces chers enfants auront donc prèsde cinq mille livres de rente pour cinquante mille francs&|160;; etattendu qu’on ne peut pas disposer des capitaux appartenant auxmineurs, à leur majorité vos frères et votre sœur verront leurfortune doublée. Tandis que, autrement, ma foi… Voilà… D’ailleursvotre père a écorné le bien de votre mère, nous saurons le déficitpar un inventaire. s’il est reliquataire, vous prendrez hypothèquesur ses biens, et vous en sauverez déjà quelque chose.

&|160;? Fi&|160;! dit Marguerite, ce serait outrager mon père.Les dernières paroles de ma mère n’ont pas été prononcées depuis sipeu de temps que je ne puisse me les rappeler. Mon père estincapable de dépouiller ses enfants, dit-elle en laissant échapperdes larmes de douleur. Vous le méconnaissez, monsieur Pierquin.

&|160;? Mais si votre père, ma chère cousine, se remet à laChimie, il…

&|160;? Nous serions ruinés, n’est-ce pas&|160;?

&|160;? Oh&|160;! mais complètement ruinés&|160;! Croyez-moi,Marguerite, dit-il en lui prenant la main qu’il mit sur son cœur,je manquerais à mes devoirs si je n’insistais pas. Votre intérêtseul…

&|160;? Monsieur, dit Marguerite d’un air froid en lui retirantsa main, l’intérêt bien entendu de ma famille exige que je ne memarie pas. Ma mère en a jugé ainsi.

&|160;? Cousine, s’écria-t-il avec la conviction d’un hommed’argent qui voit perdre une fortune, vous vous suicidez, vousjetez à l’eau la succession de votre mère. Eh bien, j’aurai ledévouement de l’excessive amitié que je vous porte&|160;! Vous nesavez pas combien je vous aime, je vous adore depuis le jour où jevous ai vue au dernier bal que votre père a donné&|160;! vous étiezravissante. Vous pouvez vous fier à la voix du cœur, quand elleparle intérêt, ma chère Marguerite. » Il fit une pause.

« Oui, nous convoquerons un conseil de famille et nous vousémanciperons sans vous consulter.&|160;? Mais qu’est-ce doncqu’être émancipée&|160;?

&|160;? C’est jouir de ses droits.

&|160;? Si je puis être émancipée sans me marier, pourquoivoulez-vous donc que je me marie&|160;? Et avec qui&|160;? »Pierquin essaya de regarder sa cousine d’un air tendre, mais cetteexpression contrastait si bien avec la rigidité de ses yeuxhabitués à parler d’argent, que Marguerite crut apercevoir ducalcul dans cette tendresse improvisée.

« Vous auriez épousé la personne qui vous aurait plu… dans laville… reprit-il. Un mari vous est indispensable, même commeaffaire. Vous allez être en présence de votre père. Seule, luirésisterez-vous&|160;?

&|160;? Oui, monsieur, je saurai défendre mes frères et ma sœur,quand il en sera temps. » « Peste, la commère&|160;! » se ditPierquin. « Non, vous ne saurez pas lui résister, reprit-il à hautevoix.

&|160;? Brisons sur ce sujet, dit-elle.

&|160;? Adieu, cousine, je tâcherai de vous servir malgré vous,et je prouverai combien je vous aime en vous protégeant, malgrévous, contre un malheur que tout le monde prévoit en ville.

&|160;? Je vous remercie de l’intérêt que vous me portez&|160;;mais je vous supplie de ne rien proposer ni faire entreprendre quipuisse causer le moindre chagrin à mon père. » Marguerite restapensive en voyant Pierquin s’éloigner, elle en compara la voixmétallique, les manières qui n’avaient que la souplesse desressorts, les regards qui peignaient plus de servilisme que dedouceur, aux poésies mélodieusement muettes dont les sentimentsd’Emmanuel étaient revêtus. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on dise, ilexiste un magnétisme admirable dont les effets ne trompent jamais.Le son de la voix, le regard, les gestes passionnés de l’hommeaimant peuvent s’imiter, une jeune fille peut être trompée par unhabile comédien&|160;; mais pour réussir, ne doit-il pas êtreseul&|160;? Si cette jeune fille a près d’elle une âme qui vibre àl’unisson de ses sentiments, n’a-t-elle pas bientôt reconnu lesexpressions du véritable amour&|160;? Emmanuel se trouvait en cemoment, comme Marguerite, sous l’influence des nuages qui, depuisleur rencontre, avaient formé fatalement une sombre atmosphèreau-dessus de leurs têtes, et qui leur dérobaient la vue du cielbleu de l’amour. Ii avait, pour son Élue, cette idolâtrie que ledéfaut d’espoir rend si douce et si mystérieuse dans ses pieusesmanifestations. Socialement placé trop loin de Mlle Claës par sonpeu de fortune et n’ayant qu’un beau nom à lui offrir, il ne voyaitaucune chance d’être accepté pour son époux. Il avait toujoursattendu quelques encouragements que Marguerite s’était refusée àdonner sous les yeux défaillants d’une mourante. Également purs,ils ne s’étaient donc pas encore dit une seule parole d’amour.Leurs joies avaient été les joies égoïstes que les malheureux sontforcés de savourer seuls. Ils avaient frémi séparément, quoiqu’ilsfussent agités par un rayon parti de la même espérance. Ilssemblaient avoir peur d’eux-mêmes, en se sentant déjà trop bienl’un à l’autre. Aussi Emmanuel tremblait-il d’effleurer la main dela souveraine à laquelle il avait fait un sanctuaire dans son cœur.Le plus insouciant contact aurait développé chez lui de tropirritantes voluptés, il n’aurait plus été le maître de ses sensdéchaînés. Mais quoiqu’ils ne se fussent rien accordé des frêles etimmenses, des innocents et sérieux témoignages que se permettentles amants les plus timides, ils s’étaient néanmoins si bien logésau cœur l’un de l’autre, que tous deux se savaient prêts à se faireles plus grands sacrifices, seuls plaisirs qu’ils pussent goûter.Depuis la mort de Mme Claës, leur amour secret s’étouffait sous lescrêpes du deuil. De brunes, les teintes de la sphère où ilsvivaient étaient devenues noires, et les clartés s’y éteignaientdans les larmes. La réserve de Marguerite se changea presque enfroideur, car elle avait à tenir le serment exigé par samère&|160;; et devenant plus libre qu’auparavant, elle se fit plusrigide. Emmanuel avait épousé le deuil de sa bien-aimée, encomprenant que le moindre vœu d’amour, la plus simple exigenceserait une forfaiture envers les lois du cœur. Ce grand amour étaitdonc plus caché qu’il ne l’avait jamais été.

Ces deux âmes tendres rendaient toujours le même son&|160;; maisséparées par la douleur, comme elles l’avaient été par lestimidités de la jeunesse et par le respect dû aux souffrances de lamorte, elles s’en tenaient encore au magnifique langage des yeux, àla muette éloquence des actions dévouées, à une cohérencecontinuelle, sublimes harmonies de la jeunesse, premiers pas del’amour en son enfance. Emmanuel venait, chaque matin, savoir desnouvelles de Claës et de Marguerite, mais il ne pénétrait dans lasalle à manger que quand il apportait une lettre de Gabriel, ouquand Balthazar le priait d’entrer. Son premier coup d’œil jeté surla jeune fille lui disait mille pensées sympathiques :

il souffrait de la discrétion que lui imposaient lesconvenances, il ne l’avait pas quittée, il en partageait latristesse, enfin il épandait la rosée de ses larmes au cœur de sonamie, par un regard que n’altérait aucune arrière-pensée. Ce bonjeune homme vivait si bien dans le présent, il s’attachait tant àun bonheur qu’il croyait fugitif, que Marguerite se reprochaitparfois de ne pas lui tendre généreusement la main en lui disant :« Soyons amis&|160;! » Pierquin continua ses obsessions avec cetentêtement qui est la patience irréfléchie des sots. Il jugeaitMarguerite selon les règles ordinaires employées par la multitudepour apprécier les femmes. Il croyait que les mots mariage,liberté, fortune, qu’il lui avait jetés dans l’oreille germeraientdans son âme, y feraient fleurir un désir dont il profiterait, etil s’imaginait que sa froideur était de la dissimulation. Maisquoiqu’il l’entourât de soins et d’attentions galantes, il cachaitmal les manières despotiques d’un homme habitué à trancher les plushautes questions relatives à la vie des familles. Il disait, pourla consoler, de ces lieux communs, familiers aux gens de saprofession, lesquels passent en colimaçons sur les douleurs, et ylaissent une traînée de paroles sèches qui en déflorent lasainteté. Sa tendresse était du patelinage. Il quittait sa feintemélancolie à la porte en reprenant ses doubles souliers, ou sonparapluie. Il se servait du ton que sa longue familiaritél’autorisait à prendre, comme d’un instrument pour se mettre plusavant dans le cœur de la famille, pour décider Marguerite à unmariage proclamé par avance dans toute la ville.

L’amour vrai, dévoué, respectueux formait donc un contrastefrappant avec un amour égoïste et calculé. Tout était homogène ences deux hommes.

L’un feignait une passion et s’armait de ses moindres avantagesafin de pouvoir épouser Marguerite&|160;; l’autre cachait sonamour, et tremblait de laisser apercevoir son dévouement. Quelquetemps après la mort de sa mère, et dans la même journée, Margueriteput comparer les deux seuls hommes qu’elle était à même de juger.Jusqu’alors, la solitude à laquelle elle avait été condamnée ne luiavait pas permis de voir le monde, et la situation où elle setrouvait ne laissait aucun accès aux personnes qui pouvaient penserà la demander en mariage. Un jour, après le déjeuner, par une despremières belles matinées du mois d’avril, Emmanuel vint au momentoù M. Claës sortait. Balthazar supportait si difficilement l’aspectde sa maison, qu’il allait se promener le long des remparts pendantune partie de la journée. Emmanuel voulut suivre Balthazar, ilhésita, parut puiser des forces en lui-même, regarda Marguerite etresta. Marguerite devina que le professeur voulait lui parler etlui proposa de venir au jardin. Elle renvoya sa sœur Félicie, prèsde Martha qui travaillait dans l’anti-chambre, située au premierétage&|160;; puis elle s’alla placer sur un banc où elle pouvaitêtre vue de sa sœur et de la vieille duègne.

« M. Claës est aussi absorbé par le chagrin qu’il l’était parses recherches savantes, dit le jeune homme en voyant Balthazarmarchant lentement dans la cour. Tout le monde le plaint enville&|160;; il va comme un homme qui n’a plus ses idées&|160;; ils’arrête sans motif, regarde sans voir…

&|160;? Chaque douleur a son expression, dit Marguerite enretenant ses pleurs. Que vouliez-vous me dire&|160;? reprit-elleaprès une pause et avec une dignité froide.

&|160;? Mademoiselle, répondit Emmanuel d’une voix émue, ai-jele droit de vous parler comme je vais le faire&|160;? Ne voyez, jevous prie, que mon désir de vous être utile et laissez-moi croirequ’un professeur peut s’intéresser au sort de ses élèves au pointde s’inquiéter de leur avenir. Votre frère Gabriel a quinze anspassés, il est en seconde, et certes il est nécessaire de dirigerses études dans l’esprit de la carrière qu’il embrassera. Monsieurvotre père est le maître de décider cette question&|160;; mais s’iln’y pensait pas, ne serait-ce pas un malheur pour Gabriel&|160;? Neserait-ce pas aussi bien mortifiant pour monsieur votre père, sivous lui faisiez observer qu’il ne s’occupe pas de sonfils&|160;?

Dans cette conjoncture, ne pourriez-vous pas consulter votrefrère sur ses goûts, lui faire choisir par lui-même une carrière,afin que si, plus tard, son père voulait en faire un magistrat, unadministrateur, un militaire, Gabriel eût déjà des connaissancesspéciales&|160;? Je ne crois pas que ni vous ni M. Claës vousvouliez le laisser oisif…

&|160;? Oh&|160;! non, dit Marguerite. Je vous remercie,monsieur Emmanuel, vous avez raison. Ma mère, en nous faisant fairede la dentelle, en nous apprenant avec tant de soin à dessiner, àcoudre, à broder, à toucher du piano, nous disait souvent qu’on nesavait pas ce qui pouvait arriver dans la vie. Gabriel doit avoirune valeur personnelle et une éducation complète. Mais, quelle estla carrière la plus convenable que puisse prendre unhomme&|160;?

&|160;? Mademoiselle, dit Emmanuel en tremblant de bonheur,Gabriel est celui de sa classe qui montre le plus d’aptitude auxmathématiques&|160;; s’il voulait entrer à l’École polytechnique,je crois qu’il y acquerrait des connaissances utiles dans toutesles carrières. À sa sortie, il resterait le maître de choisir cellepour laquelle il aurait le plus de goût.

Sans avoir rien préjugé jusque-là sur son avenir, vous aurezgagné du temps. Les hommes sortis avec honneur de cette École sontles bienvenus partout. Elle a fourni des administrateurs, desdiplomates, des savants, des ingénieurs, des généraux, des marins,des magistrats, des manufacturiers et des banquiers. Il n’y a doncrien d’extraordinaire à voir un jeune homme riche ou de bonnemaison travaillant dans le but d’y être admis. Si Gabriel s’ydécidait, je vous demanderais… me l’accorderez-vous&|160;! Ditesoui&|160;!

&|160;? Que voulez-vous&|160;?

&|160;? Être son répétiteur », dit-il en tremblant.

Marguerite regarda M. de Solis, lui prit la main et lui dit : «Oui. » Elle fit une pause et ajouta d’une voix émue : « Combienj’apprécie la délicatesse qui vous fait offrir précisément ce queje puis accepter de vous. Dans ce que vous venez de dire, je voisque vous avez bien pensé à nous. Je vous remercie. » Quoique cesparoles fussent dites simplement, Emmanuel détourna la tête pour nepas laisser voir les larmes que le plaisir d’être agréable àMarguerite lui fit venir aux yeux.

« Je vous les amènerai tous les deux, dit-il, quand il eutrepris un peu de calme, c’est demain jour de congé. » Il se leva,salua Marguerite qui le suivit, et quand il fut dans la cour, il lavit encore à la porte de la salle à manger d’où elle lui adressa unsigne amical. Après le dîner, le notaire vint faire une visite à M.Claës, et s’assit dans le jardin, entre son cousin et Marguerite,précisément sur le banc où s’était mis Emmanuel.

« Mon cher cousin, dit-il, je suis venu ce soir pour vous parleraffaire. Quarante-trois jours se sont écoulés depuis le décès devotre femme.

&|160;? Je ne les ai pas comptés, dit Balthazar en essuyant unelarme que lui arracha le mot légal de décès.

&|160;? Oh&|160;! monsieur, dit Marguerite en regardant lenotaire, comment pouvez-vous…

&|160;? Mais, ma cousine, nous sommes forcés, nous autres, decompter des délais qui sont fixés par la loi. Il s’agit précisémentde vous et de vos cohéritiers. M. Claës n’a que des enfantsmineurs, il est tenu de faire un inventaire dans les quarante-cinqjours qui suivent le décès de sa femme, afin de constater lesvaleurs de la communauté.

Ne faut-il pas savoir si elle est bonne ou mauvaise, pourl’accepter ou pour s’en tenir aux droits purs et simples desmineurs. » Marguerite se leva.

« Restez, ma cousine, dit Pierquin, ces affaires vous concernentvous et votre père. Vous savez combien je prends part à voschagrins&|160;; mais il faut vous occuper aujourd’hui même de cesdétails, sans quoi vous pourriez, les uns et les autres, vous entrouver fort mal&|160;! Je fais en ce moment mon devoir commenotaire de la famille.

&|160;? Il a raison, dit Claës.

&|160;? Le délai expire dans deux jours, reprit le notaire, jedois donc procéder, dès demain, à l’ouverture de l’inventaire,quand ce ne serait que pour retarder le paiement des droits desuccession que le fisc va venir vous demander, le fisc n’a pas decœur, il ne s’inquiète pas des sentiments, il met sa griffe surnous en tout temps. Donc, tous les jours, depuis dix heures jusqu’àquatre heures, mon clerc et moi, nous viendrons avec l’huissierpriseur, M. Raparlier. Quand nous aurons achevé en ville, nousirons à la campagne. Quant à la forêt de Waignies, nous allons encauser. Cela posé, passons à un autre point. Nous avons un conseilde famille à convoquer, pour nommer un subrogé tuteur. M. Conyncksde Bruges est aujourd’hui votre plus proche parent&|160;; mais levoilà devenu Belge&|160;! Vous devriez, mon cousin, lui écrire à cesujet, vous sauriez si le bonhomme a envie de se fixer en France oùil possède de belles propriétés, et vous pourriez le décider ainsià venir lui et sa fille habiter la Flandre française. S’il refuse,je verrai à composer le conseil, d’après les degrés de parenté.

&|160;? À quoi sert un inventaire, demanda Marguerite.

&|160;? À constater les droits, les valeurs, l’actif et lepassif. Quand tout est bien établi, le conseil de famille prenddans l’intérêt des mineurs les déterminations qu’il juge…

&|160;? Pierquin, dit Claës qui se leva du banc, procédez auxactes que vous croirez nécessaires à la conservation des droits demes enfants&|160;; mais évitez-nous le chagrin de voir vendre cequi appartenait à ma chère… » Il n’acheva pas, il avait dit cesmots d’un air si noble et d’un ton si pénétré, que Marguerite pritla main de son père et la baisa.

« À demain, dit Pierquin.

&|160;? Venez déjeuner », dit Balthazar. Puis Claës parutrassembler ses souvenirs et s’écria : « Mais d’après mon contrat demariage qui a été fait sous la coutume de Hainaut, j’avais dispenséma femme de l’inventaire afin qu’on ne la tourmentât point, je n’ysuis probablement pas tenu non plus…

&|160;? Ah&|160;! quel bonheur, dit Marguerite, il nous auraitcausé tant de peine.

&|160;? Eh bien, nous examinerons votre contrat demain, réponditle notaire un peu confus.

&|160;? Vous ne le connaissiez donc pas&|160;? » lui ditMarguerite.

Cette observation interrompit l’entretien. Le notaire se trouvatrop embarrassé de continuer après l’observation de sa cousine.

« Le diable s’en mêle&|160;! se dit-il dans la cour. Cet hommesi distrait retrouve la mémoire juste au moment où il le faut pourempêcher de prendre des précautions contre lui. Ses enfants serontdépouillés&|160;! c’est aussi sûr que deux et deux font quatre.Parlez donc affaires à des filles de dix-neuf ans qui font dusentiment. Je me suis creusé la tête pour sauver le bien de cesenfants-là, en procédant régulièrement et en m’entendant avec lebonhomme Conyncks. Et voilà&|160;! Je me perds dans l’esprit deMarguerite qui va demander à son père pourquoi je voulais procéderà un inventaire qu’elle croit inutile. Et M. Claës lui dira que lesnotaires ont la manie de faire des actes, que nous sommes notairesavant d’être parents, cousins ou amis, enfin des bêtises… » Ilferma la porte avec violence en pestant contre les clients qui seruinaient par sensibilité. Balthazar avait raison. L’inventairen’eut pas lieu. Rien ne fut donc fixé sur la situation danslaquelle se trouvait le père vis-à-vis de ses enfants. Plusieursmois s’écoulèrent sans que la situation de la Maison Claëschangeât. Gabriel, habilement conduit par M. de Solis qui s’étaitfait son précepteur, travaillait avec application, apprenait leslangues étrangères et se disposait à passer l’examen nécessairepour entrer à l’École polytechnique.

Félicie et Marguerite avaient vécu dans une retraite absolue, enallant, néanmoins, par économie, habiter pendant la belle saison lamaison de campagne de leur père. M. Claës s’occupa de ses affaires,paya ses dettes en empruntant une somme considérable sur ses bienset visita la forêt de Waignies. Au milieu de l’année 1817, sonchagrin, lentement apaisé, le laissa seul et sans défense contre lamonotonie de la vie qu’il menait et qui lui pesa. Il lutta d’abordcourageusement contre la Science qui se réveillait insensiblement,et se défendit à lui-même de penser à la Chimie. Puis il y pensa.Mais il ne voulut pas s’en occuper activement, il ne s’en occupaque théoriquement.

Cette constante étude fit surgir sa passion qui devintergoteuse. Il discuta s’il s’était engagé à ne pas continuer sesrecherches et se souvint que sa femme n’avait pas voulu de sonserment. Quoiqu’il se fût promis à lui-même de ne plus poursuivrela solution de son problème, ne pouvait-il changer de déterminationdu moment où il entrevoyait un succès. Il avait déjà cinquante-neufans. À cet âge, l’idée qui le dominait contracta l’âpre fixité parlaquelle commencent les monomanies. Les circonstances conspirèrentencore contre sa loyauté chancelante. La paix dont jouissaitl’Europe avait permis la circulation des découvertes et des idéesscientifiques acquises pendant la guerre par les savants desdifférents pays entre lesquels il n’y avait point eu de relationsdepuis près de vingt ans. La Science avait donc marché. Claëstrouva que les progrès de la Chimie s’étaient dirigés, à l’insu deschimistes, vers l’objet de ses recherches.

Les gens adonnés à la haute science pensaient comme lui, que lalumière, la chaleur, l’électricité, le galvanisme et le magnétismeétaient les différents effets d’une même cause, que la différencequi existait entre les corps jusque-là réputés simples devait êtreproduite par les divers dosages d’un principe inconnu. La peur devoir trouver par un autre la réduction des métaux et le principeconstituant de l’électricité, deux découvertes qui menaient à lasolution de l’Absolu chimique, augmenta ce que les habitants deDouai appelaient une folie, et porta ses désirs à un paroxysme queconcevront les personnes passionnées pour les sciences, ou qui ontconnu la tyrannie des idées.

Aussi Balthazar fut-il bientôt emporté par une passion d’autantplus violente, qu’elle avait plus longtemps dormi. Marguerite, quiépiait les dispositions d’âme par lesquelles passait son père,ouvrit le parloir. En y demeurant, elle ranima les souvenirsdouloureux que devait causer la mort de sa mère, et réussit eneffet, en réveillant les regrets de son père, à retarder sa chutedans le gouffre où il devait néanmoins tomber. Elle voulut allerdans le monde et força Balthazar d’y prendre des distractions.Plusieurs partis considérables se présentèrent pour elle etoccupèrent Claës, quoique Marguerite déclarât qu’elle ne semarierait pas avant d’avoir atteint sa vingt-cinquième année.

Malgré les efforts de sa fille, malgré de violents combats, aucommencement de l’hiver, Balthazar reprit secrètement ses travaux,Il était difficile de cacher de telles occupations à des femmescurieuses. Un jour donc, Martha dit à Marguerite en l’habillant : «Mademoiselle, nous sommes perdues&|160;! Ce monstre de Mulquinier,qui est le diable déguisé, car je ne lui ai jamais vu faire lesigne de la croix, est remonté dans le grenier.

Voilà monsieur votre père embarqué pour l’enfer.

Fasse le ciel qu’il ne vous tue pas comme il a tué cette pauvrechère madame.

&|160;? Cela n’est pas possible, dit Marguerite.

&|160;? Venez voir la preuve de leur trafic… » Mlle Claës courutà la fenêtre et aperçut en effet une légère fumée qui sortait parle tuyau du laboratoire.

« J’ai vingt et un ans dans quelques mois, pensa-t-elle, jesaurai m’opposer à la dissipation de notre fortune. » En selaissant aller à sa passion, Balthazar dut nécessairement avoirmoins de respect pour les intérêts de ses enfants qu’il n’en avaiteu pour sa femme. Les barrières étaient moins hautes, sa conscienceétait plus large, sa passion devenait plus forte. Aussi marcha-t-ildans sa carrière de gloire, de travail, d’espérance et de misèreavec la fureur d’un homme plein de conviction. Sûr du résultat, ilse mit à travailler nuit et jour avec un emportement donts’effrayèrent ses filles qui ignoraient combien est peu nuisible letravail auquel un homme se plaît. Aussitôt que son père eutrecommencé ses expériences, Marguerite retrancha les superfluitésde la table, devint d’une parcimonie digne d’un avare, et futadmirablement secondée par Josette et par Martha. Claës nes’aperçut pas de cette réforme qui réduisait la vie au strictnécessaire. D’abord il ne déjeunait pas, puis il ne descendait deson laboratoire qu’au moment même du dîner, enfin il se couchaitquelques heures après être resté dans le parloir entre ses deuxfilles, sans leur dire un mot. Quand il se retirait, elles luisouhaitaient le bonsoir, et il se laissait embrasser machinalementsur les deux joues. Une semblable conduite eût causé les plusgrands malheurs domestiques si Marguerite n’avait été préparée àexercer l’autorité d’une mère, et prémunie par une passion secrètecontre les malheurs d’une si grande liberté. Pierquin avait cesséde venir voir ses cousines, en jugeant que leur ruine allait êtrecomplète. Les propriétés rurales de Balthazar, qui rapportaientseize mille francs et valaient environ deux cent mille écus,étaient déjà grevées de trois cent mille francs d’hypothèques.Avant de se remettre à la Chimie, Claës avait fait un empruntconsidérable. Le revenu suffisait précisément au paiement desintérêts&|160;; mais comme, avec l’imprévoyance naturelle auxhommes voués à une idée, il abandonnait ses fermages à Margueritepour subvenir aux dépenses de la maison, le notaire avait calculéque trois ans suffiraient pour mettre le feu aux affaires, et queles gens de justice dévoreraient ce que Balthazar n’aurait pasmangé.

La froideur de Marguerite avait amené Pierquin à un étatd’indifférence presque hostile. Pour se donner le droit de renoncerà la main de sa cousine, si elle devenait trop pauvre, il disaitdes Claës avec un air de compassion : « Ces pauvres gens sontruinés, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour les sauver&|160;; maisque voulez-vous&|160;! Mlle Claës s’est refusée à toutes lescombinaisons légales qui devaient les préserver de la misère. »Nommé proviseur du collège de Douai, par la protection de sononcle, Emmanuel, que son mérite transcendant avait fait digne de ceposte, venait voir tous les jours pendant la soirée les deux jeunesfilles qui appelaient près d’elles la duègne aussitôt que leur pèrese couchait. Le coup de marteau doucement frappé par le jeune deSolis ne tardait jamais. Depuis trois mois, encouragé par lagracieuse et muette reconnaissance avec laquelle Margueriteacceptait ses soins, il était devenu lui-même. Les rayonnements deson âme pure comme un diamant brillèrent sans nuages, et Margueriteput en apprécier la force, la durée en voyant combien la source enétait inépuisable.

Elle admirait une à une s’épanouir les fleurs, après en avoirrespiré par avance les parfums. Chaque jour, Emmanuel réalisait unedes espérances de Marguerite, et faisait luire dans les régionsenchantées de l’amour de nouvelles lumières qui chassaient lesnuages, rassérénaient leur ciel, et coloraient les fécondesrichesses ensevelies jusque-là dans l’ombre. Plus à son aise,Emmanuel put déployer les séductions de son cœur jusqu’alorsdiscrètement cachées : cette expansive gaieté du jeune âge, cettesimplicité que donne une vie remplie par l’étude, et les trésorsd’un esprit délicat que le monde n’avait pas adultéré, toutes lesinnocentes joyeusetés qui vont si bien à la jeunesse aimante. Sonâme et celle de Marguerite s’entendirent mieux, ils allèrentensemble au fond de leurs cœurs et y trouvèrent les mêmes pensées :perles d’un même éclat, suaves et fraîches harmonies semblables àcelles qui sont sous la mer, et qui, dit-on, fascinent lesplongeurs&|160;! Ils se firent connaître l’un à l’autre par ceséchanges de propos, par cette alternative curiosité qui, chez tousdeux, prenait les formes les plus délicieuses du sentiment. Ce futsans fausse honte, mais non sans de mutuelles coquetteries. Lesdeux heures qu’Emmanuel venait passer, tous les soirs, entre cesdeux jeunes filles et Martha, faisaient accepter à Marguerite lavie d’angoisses et de résignation dans laquelle elle était entrée.Cet amour naïvement progressif fut son soutien. Emmanuel portaitdans ses témoignages d’affection cette grâce naturelle qui séduittant, cet esprit doux et fin qui nuance l’uniformité du sentiment,comme les facettes relèvent la monotonie d’une pierre précieuse, enen faisant jouer tous les feux&|160;; admirables façons dont lesecret appartient aux cœurs aimants, et qui rendent les femmesfidèles à la Main artiste sous laquelle les formes renaissenttoujours neuves, à la Voix qui ne répète jamais une phrase sans larafraîchir par de nouvelles modulations. L’amour n’est passeulement un sentiment, il est un art aussi. Quelque mot simple,une précaution, un rien révèlent à une femme le grand et sublimeartiste qui peut toucher son cœur sans le flétrir.

Plus allait Emmanuel, plus charmantes étaient les expressions deson amour.

« J’ai devancé Pierquin, lui dit-il un soir, il vient vousannoncer une mauvaise nouvelle, je préfère vous l’apprendremoi-même. Votre père a vendu votre forêt à des spéculateurs quil’ont revendue par parties&|160;; les arbres sont déjà coupés, tousles madriers sont enlevés. M. Claës a reçu trois cent mille francscomptant dont il s’est servi pour payer ses dettes à Paris&|160;;et, pour les éteindre entièrement, il a même été obligé de faireune délégation de cent mille francs sur les cent mille écus quirestent à payer par les acquéreurs. » Pierquin entra.

« Hé bien, ma chère cousine, dit-il, vous voilà ruinés, je vousl’avais prédit : mais vous n’avez pas voulu m’écouter. Votre père abon appétit. Il a, de la première bouchée, avalé vos bois. Votresubrogé tuteur, M. Conyncks, est à Amsterdam, où il achève deliquider sa fortune, et Claës a saisi ce moment-là pour faire soncoup. Ce n’est pas bien. Je viens d’écrire au bonhommeConyncks&|160;; mais, quand il arrivera, tout sera fricassé. Vousserez obligés de poursuivre votre père, le procès ne sera pas long,mais ce sera un procès déshonorant que M. Conyncks ne peut sedispenser d’intenter, la loi l’exige. Voilà le fruit de votreentêtement. Reconnaissez-vous maintenant combien j’étais prudent,combien j’étais dévoué à vos intérêts&|160;?

&|160;? Je vous apporte une bonne nouvelle, mademoiselle, dit lejeune de Solis de sa voix douce, Gabriel est reçu à l’Écolepolytechnique. Les difficultés qui s’étaient élevées pour sonadmission sont aplanies. » Marguerite remercia son ami par unsourire, et dit : « Mes économies auront une destination&|160;!

Martha, nous nous occuperons dès demain du trousseau de Gabriel.Ma pauvre Félicie, nous allons bien travailler, dit-elle en baisantsa sœur au front.

&|160;? Demain, vous l’aurez ici pour dix jours, il doit être àParis le quinze novembre.

&|160;? Mon cousin Gabriel prend un bon parti, dit le notaire entoisant le proviseur, il aura besoin de se faire une fortune. Mais,ma chère cousine, il s’agit de sauver l’honneur de lafamille&|160;; voudrez-vous cette fois m’écouter&|160;?

&|160;? Non, dit-elle, s’il s’agit encore de mariage.

&|160;? Mais qu’allez-vous faire&|160;?

&|160;? Moi, mon cousin&|160;? rien.

&|160;? Cependant vous êtes majeure.

une ligne autre que celle du tuteur pour représenter lesintérêts du pupille et pour surveiller la gestion du tuteur&|160;;M. Conyncks est donc parent du côté maternel, mais Claës parlepourtant souvent de leur ancêtre commun, le martyr gantois… Deplus, Conyncks, devenu belge, on l’a vu, liquide sa fortune àAmsterdam, puis (ci infra) va aller s’établir en France : étrangeparcours.

&|160;? Dans quelques jours. Avez-vous, dit Marguerite un partià me proposer qui puisse concilier nos intérêts et ce que nousdevons à notre père, à l’honneur de la famille&|160;?

&|160;? Cousine, nous ne pouvons rien sans votre oncle. Celaposé, je reviendrai quand il sera de retour.

&|160;? Adieu, monsieur, dit Marguerite. » « Plus elle devientpauvre, plus elle fait la bégueule », pensa le notaire. « Adieu,mademoiselle, reprit Pierquin à haute voix. Monsieur le proviseur,je vous salue parfaitement. » Et il s’en alla, sans faire attentionni à Félicie ni à Martha.

« Depuis deux jours, j’étudie le code, et j’ai consulté un vieilavocat, ami de mon oncle, dit Emmanuel d’une voix tremblante. Jepartirai, si vous m’y autorisez, demain, pour Amsterdam.

Écoutez, chère Marguerite… » Il disait ce mot pour la premièrefois, elle l’en remercia par un regard mouillé, par un sourire etune inclination de tête. Il s’arrêta, montra Félicie et Martha.

« Parlez devant ma sœur, dit Marguerite. Elle n’a pas besoin decette discussion pour se résigner à notre vie de privations et detravail, elle est si douce et si courageuse&|160;! Mais elle doitconnaître combien le courage nous est nécessaire. » Les deux sœursse prirent la main, et s’embrassèrent comme pour se donner unnouveau gage de leur union devant le malheur.

« Laissez-nous, Martha.

&|160;? Chère Marguerite, reprit Emmanuel en laissant percerdans l’inflexion de sa voix le bonheur qu’il éprouvait à conquérirles menus droits de l’affection&|160;; je me suis procuré les nomset la demeure des acquéreurs qui doivent les deux cent mille francsrestant sur le prix des bois abattus. Demain, si vous y consentez,un avoué agissant au nom de M. Conyncks, qui ne le désavouera pas,mettra opposition entre leurs mains. Dans six jours, votregrand-oncle sera de retour, il convoquera un conseil de famille, etfera émanciper Gabriel, qui a dix-huit ans. Étant, vous et votrefrère, autorisés à exercer vos droits, vous demanderez votre partdans le prix des bois, M. Claës ne pourra pas vous refuser les deuxcent mille francs arrêtés par l’opposition&|160;; quant aux centmille autres qui vous seront encore dus, vous obtiendrez uneobligation hypothécaire qui reposera sur la maison que voushabitez. M. Conyncks réclamera des garanties pour les trois centmille francs qui reviennent à Mlle Félicie et à Jean. Dans cettesituation, votre père sera forcé de laisser hypothéquer ses biensde la plaine d’orchies, déjà grevés de cent mille écus. La loidonne une priorité rétroactive aux inscriptions prises dansl’intérêt des mineurs, tout sera donc sauvé. M. Claës auradésormais les mains liées, vos terres sont inaliénables&|160;; ilne pourra plus rien emprunter sur les siennes, qui répondront desommes supérieures à leur prix, les affaires se seront faites enfamille, sans scandale, sans procès. Votre père sera forcé d’allerprudemment dans ses recherches, si même il ne les cesse tout àfait.

&|160;? Oui, dit Marguerite, mais où seront nos revenus&|160;?Les cent mille francs hypothéqués sur cette maison ne nousrapporteront rien, puisque nous y demeurons. Le produit des biensque possède mon père dans la plaine d’orchies payera les intérêtsdes trois cent mille francs dus à des étrangers&|160;; avec quoivivrons-nous&|160;?

&|160;? D’abord, dit Emmanuel, en plaçant les cinquante millefrancs qui resteront à Gabriel sur sa part, dans les fonds publics,vous en aurez, d’après le taux actuel, plus de quatre mille livresde rente qui suffiront à sa pension et à son entretien à Paris.Gabriel ne peut disposer ni de la somme inscrite sur la maison deson père, ni du fonds de ses rentes&|160;; ainsi vous ne craindrezpas qu’il en dissipe un denier, et vous aurez une charge de moins.Puis, ne vous restera-t-il pas cent cinquante mille francs àvous&|160;!

&|160;? Mon père me les demandera, dit-elle avec effroi, et jene saurai pas les lui refuser.

&|160;? Eh bien, chère Marguerite, vous pouvez les sauverencore, en vous en dépouillant. Placez-les sur le Grand Livre, aunom de votre frère. Cette somme vous donnera douze ou treize millelivres de rente qui vous feront vivre. Les mineurs émancipés nepouvant rien aliéner sans l’avis d’un conseil de famille, vousgagnerez ainsi trois ans de tranquillité. À cette époque, votrepère aura trouvé son problème ou vraisemblablement yrenoncera&|160;; Gabriel, devenu majeur, vous restituera les fondspour établir les comptes entre vous quatre. » Marguerite se fitexpliquer de nouveau des dispositions de loi qu’elle ne pouvaitcomprendre tout d’abord. Ce fut certes une scène neuve que celledes deux amants étudiant le code dont s’était muni Emmanuel pourapprendre à sa maîtresse les lois qui régissaient les biens desmineurs, elle en eut bientôt saisi l’esprit, grâce à la pénétrationnaturelle aux femmes, et que l’amour aiguisait encore.

Le lendemain, Gabriel revint à la maison paternelle. Quand M. deSolis le rendit à Balthazar, en lui annonçant l’admission à l’Écolepolytechnique, le père remercia le proviseur par un geste de main,et dit : « J’en suis bien aise, Gabriel sera donc un savant.

&|160;? Oh&|160;! mon frère, dit Marguerite en voyant Balthazarremonter à son laboratoire, travaille bien, ne dépense pasd’argent&|160;! fais tout ce qu’il faudra faire&|160;; mais soiséconome. Les jours où tu sortiras dans Paris, va chez nos amis,chez nos parents pour ne contracter aucun des goûts qui ruinent lesjeunes gens. Ta pension monte à près de mille écus, il te resteramille francs pour tes menus plaisirs, ce doit être assez.

&|160;? Je réponds de lui », dit Emmanuel de Solis en frappantsur l’épaule de son élève.

Un mois après, M. Conyncks avait, de concert avec Marguerite,obtenu de Claës toutes les garanties désirables. Les plans sisagement conçus par Emmanuel de Solis furent entièrement approuvéset exécutés. En présence de la loi, devant son cousin dont laprobité farouche transigeait difficilement sur les questionsd’honneur, Balthazar, honteux de la vente qu’il avait consentiedans un moment où il était harcelé par ses créanciers, se soumit àtout ce qu’on exigea de lui. Satisfait de pouvoir réparer ledommage qu’il avait presque involontairement fait à ses enfants, ilsigna les actes avec la préoccupation d’un savant.

Il était devenu complètement imprévoyant à la manière des nègresqui, le matin, vendent leur femme pour une goutte d’eau-de-vie, etla pleurent le soir. Il ne jetait même pas les yeux sur son avenirle plus proche, il ne se demandait pas quelles seraient sesressources, quand il aurait fondu son dernier écu&|160;; ilpoursuivait ses travaux, continuait ses achats, sans savoir qu’iln’était plus que le possesseur titulaire de sa maison, de sespropriétés, et qu’il lui serait impossible, grâce à la sévérité deslois, de se procurer un sou sur les biens desquels il était enquelque sorte le gardien judiciaire. L’année 1818 expira sans aucunévénement malheureux. Les deux jeunes filles payèrent les fraisnécessités par l’éducation de Jean, et satisfirent à toutes lesdépenses de leur maison, avec les dix-huit mille francs de rente,placés sous le nom de Gabriel, dont les semestres leur furentenvoyés exactement par leur frère. M. de Solis perdit son oncledans le mois de décembre de cette année. Un matin, Margueriteapprit par Martha que son père avait vendu sa collection detulipes, le mobilier de la maison de devant, et toute l’argenterie.Elle fut obligée de racheter les couverts nécessaires au service dela table, et les fit marquer à son chiffre. Jusqu’à ce jour elleavait gardé le silence sur les déprédations de Balthazar&|160;;mais le soir, après le dîner, elle pria Félicie de la laisser seuleavec son père, et quand il fut assis, suivant son habitude, au coinde la cheminée du parloir, Marguerite lui dit : « Mon cher père,vous êtes le maître de tout vendre ici, même vos enfants.

Ici, nous vous obéirons tous sans murmure&|160;; mais je suisforcée de vous faire observer que nous sommes sans argent, que nousavons à peine de quoi vivre cette année, et que nous seronsobligées, Félicie et moi, de travailler nuit et jour pour payer lapension de Jean, avec le prix de la robe de dentelle que nous avonsentreprise. Je vous en conjure, mon bon père, discontinuez vostravaux.

&|160;? Tu as raison, mon enfant, dans six semaines tout serafini&|160;! J’aurai trouvé l’Absolu, ou l’Absolu sera introuvable.Vous serez tous riches à millions…

&|160;? Laissez-nous pour le moment un morceau de pain, réponditMarguerite.

&|160;? Il n’y a pas de pain ici, dit Claës d’un air effrayé,pas de pain chez un Claës. Et tous nos biens&|160;?

&|160;? Vous avez rasé la forêt de Waignies. Le sol n’en est pasencore libre, et ne peut rien produire.

Quant à vos fermes d’orchies, les revenus ne suffisent point àpayer les intérêts des sommes que vous avez empruntées.

&|160;? Avec quoi vivons-nous donc », demanda-t-il.

Marguerite lui montra son aiguille, et ajouta :

« Les rentes de Gabriel nous aident, mais elles sontinsuffisantes. Je joindrais les deux bouts de l’année si vous nem’accabliez de factures auxquelles je ne m’attends pas, vous ne medites rien de vos achats en ville. Quand je crois avoir assez pourmon trimestre, et que mes petites dispositions sont faites, ilm’arrive un mémoire de soude, de potasse, de zinc, de soufre, quesais-je&|160;?

&|160;? Ma chère enfant, encore six semaines de patience&|160;;après, je me conduirai sagement. Et tu verras des merveilles, mapetite Marguerite.

&|160;? Il est bien temps que vous pensiez à vos affaires. Vousavez tout vendu : tableaux, tulipes, argenterie, il ne nous resteplus rien&|160;; au moins, ne contractez pas de nouvellesdettes.

&|160;? Je n’en veux plus faire, dit le vieillard.

&|160;? Plus, s’écria-t-elle. Vous en avez donc&|160;?

&|160;? Rien, des misères », répondit-il en baissant les yeux etrougissant.

Marguerite se trouva pour la première fois humiliée parl’abaissement de son père, et en souffrit tant qu’elle n’osal’interroger. Un mois après cette scène, un banquier de la villevint pour toucher une lettre de change de dix mille francs,souscrite par Claës. Marguerite ayant prié le banquier d’attendrependant la journée en témoignant le regret de n’avoir pas étéprévenue de ce paiement, celui-ci l’avertit que la maison Protez etChiffreville en avait neuf autres de même somme, échéant de mois enmois.

« Tout est dit, s’écria Marguerite, l’heure est venue. » Elleenvoya chercher son père et se promena tout agitée à grands pas,dans le parloir, en se parlant à elle-même : « Trouver cent millefrancs, dit-elle, ou voir notre père en prison&|160;! Quefaire&|160;? »

Balthazar ne descendit pas. Lassée de l’attendre, Margueritemonta au laboratoire. En entrant, elle vit son père au milieu d’unepièce immense, fortement éclairée, garnie de machines et deverreries poudreuses&|160;; çà et là, des livres, des tablesencombrées de produits étiquetés, numérotés. Partout le désordrequ’entraîne la préoccupation du savant y froissait les habitudesflamandes. Cet ensemble de matras, de cornues, de métaux, decristallisations fantasquement colorées, d’échantillons accrochésaux murs, ou jetés sur des fourneaux, était dominé par la figure deBalthazar Claës qui, sans habit, les bras nus comme ceux d’unouvrier, montrait sa poitrine couverte de poils blanchis comme sescheveux. Ses yeux horriblement fixes ne quittèrent pas une machinepneumatique. Le récipient de cette machine était coiffé d’unelentille formée par de doubles verres convexes dont l’intérieurétait plein d’alcool et qui réunissait les rayons du soleil entrantalors par l’un des compartiments de la rose du grenier. Lerécipient, dont le plateau était isolé, communiquait avec les filsd’une immense pile de Volta. Lemulquinier occupé à faire mouvoir leplateau de cette machine montée sur un axe mobile, afin de toujoursmaintenir la lentille dans une direction perpendiculaire aux rayonsdu soleil, se leva, la face noire de poussière, et dit : «Ah&|160;! mademoiselle, n’approchez pas&|160;! » L’aspect de sonpère qui, presque agenouillé devant sa machine, recevait d’aplombla lumière du soleil et dont les cheveux épars ressemblaient à desfils d’argent, son crâne bossué, son visage contracté par uneattente affreuse, la singularité des objets qui l’entouraient,l’obscurité dans laquelle se trouvaient les parties de ce vastegrenier d’où s’élançaient des machines bizarres, tout contribuait àfrapper Marguerite qui se dit avec terreur. « Mon père estfou&|160;! » Elle s’approcha de lui pour lui dire à l’oreille : «Renvoyez Lemulquinier.

&|160;? Non, non, mon enfant, j’ai besoin de lui, j’attendsl’effet d’une belle expérience à laquelle les autres n’ont passongé. Voici trois jours que nous guettons un rayon de soleil. J’ailes moyens de soumettre les métaux, dans un vide parfait, aux feuxsolaires concentrés et à des courants électriques. Vois-tu, dans unmoment, l’action la plus énergique dont puisse disposer un chimisteva éclater, et moi seul…

&|160;? Eh&|160;! mon père, au lieu de vaporiser les métaux vousdevriez bien les réserver pour payer vos lettres de change…

&|160;? Attends, attends&|160;!

&|160;? M. Mersktus est venu, mon père, il lui faut dix millefrancs à quatre heures.

&|160;? Oui, oui, tout à l’heure. J’avais signé ces petitseffets pour ce mois-ci, c’est vrai. Je croyais que j’aurais trouvél’Absolu. Mon Dieu, si j’avais le soleil de juillet, mon expérienceserait faite&|160;! » Il se prit par les cheveux, s’assit sur unmauvais fauteuil de canne, et quelques larmes roulèrent dans sesyeux.

« Monsieur a raison. Tout ça, c’est la faute de ce gredin desoleil qui est trop faible, le lâche, le paresseux&|160;! » Lemaître et le valet ne faisaient plus attention à Marguerite.

« Laissez-nous, Mulquinier, dit-elle.

&|160;? Ah&|160;! je tiens une nouvelle expérience, s’écriaClaës.

&|160;? Mon père, oubliez vos expériences, lui dit sa fillequand ils furent seuls, vous avez cent mille francs à payer, etnous ne possédons pas un liard.

Quittez votre laboratoire, il s’agit aujourd’hui de votrehonneur. Que deviendrez-vous, quand vous serez en prison,souillerez-vous vos cheveux blancs et le nom Claës par l’infamied’une banqueroute&|160;?

Je m’y opposerai. J’aurai la force de combattre votre folie, ilserait affreux de vous voir sans pain dans vos derniers jours.Ouvrez les yeux sur notre position, ayez donc enfin de laraison&|160;?

&|160;? Folie&|160;! » cria Balthazar qui se dressa sur sesjambes, fixa ses yeux lumineux sur sa fille, se croisa les bras surla poitrine, et répéta le mot folie si majestueusement, queMarguerite trembla.

« Ah&|160;! ta mère ne m’aurait pas dit ce mot&|160;! reprit-il,elle n’ignorait pas l’importance de mes recherches, elle avaitappris une science pour me comprendre, elle savait que je travaillepour l’humanité, qu’il n’y a rien de personnel ni de sordide enmoi. Le sentiment de la femme qui aime est, je le vois, au-dessusde l’affection filiale. Oui, l’amour est le plus beau de tous lessentiments&|160;! Avoir de la raison&|160;? reprit-il en sefrappant la poitrine, en manqué-je&|160;? ne suis-je pas moi&|160;?Nous sommes pauvres, ma fille, eh bien, je le veux ainsi. Je suisvotre père, obéissez-moi. Je vous ferai riche quand il me plaira.Votre fortune, mais c’est une misère.

Quand j’aurai trouvé un dissolvant du carbone, j’emplirai votreparloir de diamants, et c’est une niaiserie en comparaison de ceque je cherche.

Vous pouvez bien attendre, quand je me consume en effortsgigantesques.

&|160;? Mon père, je n’ai pas le droit de vous demander comptedes quatre millions que vous avez engloutis dans ce grenier sansrésultat. Je ne vous parlerai pas de ma mère que vous aveztuée.

Si j’avais un mari, je l’aimerais, sans doute, autant que vousaimait ma mère, et je serais prête à tout lui sacrifier, comme ellevous sacrifiait tout. J’ai suivi ses ordres en me donnant à voustout entière, je vous l’ai prouvé en ne me mariant point afin de nepas vous obliger à me rendre votre compte de tutelle. Laissons lepassé, pensons au présent.

Je viens ici représenter la nécessité que vous avez crééevous-même. Il faut de l’argent pour vos lettres de change,entendez-vous&|160;? il n’y a rien à saisir ici que le portrait denotre aïeul Van Claës.

Je viens donc au nom de ma mère, qui s’est trouvée trop faiblepour défendre ses enfants contre leur père et qui m’a ordonné devous résister, je viens au nom de mes frères et de ma sœur, jeviens, mon père, au nom de tous les Claës vous commander de laisservos expériences, de vous faire une fortune à vous avant de lespoursuivre.

Si vous vous armez de votre paternité qui ne se fait sentir quepour nous tuer, j’ai pour moi vos ancêtres et l’honneur qui parlentplus haut que la Chimie. Les familles passent avant la Science.J’ai trop été votre fille&|160;!

&|160;? Et tu veux être alors mon bourreau », dit-il d’une voixaffaiblie.

Marguerite se sauva pour ne pas abdiquer le rôle qu’elle venaitde prendre, elle crut avoir entendu la voix de sa mère quand ellelui avait dit : « Ne contrarie pas trop ton père, aime-lebien&|160;! » « Mademoiselle fait là-haut de la belleouvrage&|160;! dit Lemulquinier en descendant à la cuisine pourdéjeuner. Nous allions mettre la main sur le secret, nous n’avionsplus besoin que d’un brin de soleil de juillet, car monsieur,ah&|160;! quel homme&|160;! il est quasiment dans les chausses dubon Dieu&|160;! Il ne s’en faut pas de ça, dit-il à Josette enfaisant claquer l’ongle de son pouce droit sous la dentpopulairement nommée la palette que nous ne sachions le principe detout. Patatras&|160;! elle s’en vient crier pour des bêtises delettres de change.

&|160;? Eh bien&|160;! payez-les de vos gages, dit Martha, ceslettres d’échange&|160;?

&|160;? Il n’y a point de beurre à mettre sur mon pain&|160;?dit Lemulquinier à Josette.

&|160;? Et de l’argent pour en acheter&|160;? répondit aigrementla cuisinière. Comment, vieux monstre, si vous faites de l’or dansvotre cuisine de démon, pourquoi ne vous faites-vous pas un peu debeurre&|160;? ce ne serait pas si difficile, et vous en vendriez aumarché de quoi faire aller la marmite.

Nous mangeons du pain sec, nous autres&|160;! Ces deuxdemoiselles se contentent de pain et de noix, vous seriez doncmieux nourri que les maîtres&|160;?

Mademoiselle ne veut dépenser que cent francs par mois pourtoute la maison. Nous ne faisons plus qu’un dîner. Si vous voulezdes douceurs, vous avez vos fourneaux là-haut où vous fricassez desperles, qu’on ne parle que de ça au marché.

Faites-vous-y des poulets rôtis. » Lemulquinier prit son pain etsortit.

« Il va acheter quelque chose de son argent, dit Martha, tantmieux, ce sera autant d’économisé.

Est-il avare, ce Chinois-là&|160;!

&|160;? Fallait le prendre par la famine, dit Josette.

Voilà huit jours qu’il n’a rien frotté nulle part, je fais sonouvrage, il est toujours là-haut&|160;; il peut bien me payer deça, en nous régalant de quelques harengs, qu’il en apporte, je m’envais joliment les lui prendre&|160;!

&|160;? Ah&|160;! dit Martha, j’entends Mlle Marguerite quipleure. Son vieux sorcier de père avalera la maison sans dire uneparole chrétienne, le sorcier. Dans mon pays, on l’aurait déjàbrûlé vif&|160;; mais ici l’on n’a pas plus de religion que chezles Maures d’Afrique. » Mlle Claës étouffait mal ses sanglots entraversant la galerie. Elle gagna sa chambre, chercha la lettre desa mère, et lut ce qui suit :

« Mon enfant, si Dieu le permet, mon esprit sera dans ton cœurquand tu liras ces lignes, les dernières que j’aurai tracées&|160;!elles sont pleines d’amour pour mes chers petits qui restentabandonnés à un démon auquel je n’ai pas su résister.

Il aura donc absorbé votre pain, comme il a dévoré ma vie etmême mon amour. Tu savais, ma bien-aimée, si j’aimais tonpère&|160;! je vais expirer l’aimant moins, puisque je prendscontre lui des précautions que je n’aurais pas avouées de monvivant. Oui, j’aurai gardé dans le fond de mon cercueil unedernière ressource pour le jour où vous serez au plus haut degré dumalheur. S’il vous a réduits à l’indigence, ou s’il faut sauvervotre honneur, mon enfant, tu trouveras chez M. de Solis, s’il vitencore, sinon chez son neveu, notre bon Emmanuel, cent soixante-dixmille francs environ, qui vous aideront à vivre. Si rien n’a pudompter sa passion, si ses enfants ne sont pas une barrière plusforte pour lui que ne l’a été mon bonheur, et ne l’arrêtent pasdans sa marche criminelle, quittez votre père, vivez aumoins&|160;! Je ne pouvais l’abandonner, je me devais à lui. Toi,Marguerite, sauve la famille&|160;! Je t’absous de tout ce que tuferas pour défendre Gabriel, Jean et Félicie. Prends courage, soisl’ange tutélaire des Claës. Sois ferme, je n’ose dire sois sanspitié&|160;; mais pour pouvoir réparer les malheurs déjà faits, ilfaut conserver quelque fortune, et tu dois te considérer commeétant au lendemain de la misère, rien n’arrêtera la fureur de lapassion qui m’a tout ravi. Ainsi, ma fille, ce sera être pleine decœur que d’oublier ton cœur&|160;; ta dissimulation, s’il fallaitmentir à ton père, serait glorieuse&|160;; tes actions, quelqueblâmables qu’elles puissent paraître, seraient toutes héroïquesfaites dans le but de protéger la famille. Le vertueux M. de Solisme l’a dit, et jamais conscience ne fut ni plus pure ni plusclairvoyante que la sienne. Je n’aurais pas eu la force de te direces paroles, même en mourant. Cependant sois toujours respectueuseet bonne dans cette horrible lutte&|160;! Résiste en adorant,refuse avec douceur. J’aurai donc eu des larmes inconnues et desdouleurs qui n’éclateront qu’après ma mort. Embrasse, en mon nom,mes chers enfants, au moment où tu deviendras ainsi leurprotection. Que Dieu et les saints soient avec toi.

« JOSÉPHINE. »

À cette lettre était jointe une reconnaissance de MM. de Solisoncle et neveu, qui s’engageaient à remettre le dépôt fait entreleurs mains par Mme Claës à celui de ses enfants qui leurreprésenterait cet écrit.

« Martha, cria Marguerite à la duègne qui monta promptement,allez chez M. Emmanuel et priez-le de passer chez moi. » « Noble etdiscrète créature&|160;!

il ne m’a jamais rien dit, à moi, pensa-t-elle, à moi dont lesennuis et les chagrins sont devenus les siens. »

Emmanuel vint avant que Martha ne fût de retour.

« Vous avez eu des secrets pour moi&|160;? » dit-elle en luimontrant l’écrit.

Emmanuel baissa la tête.

« Marguerite, vous êtes donc bien malheureuse&|160;? reprit-ilen laissant rouler quelques pleurs dans ses yeux.

&|160;? Oh&|160;! oui. Soyez mon appui, vous que ma mère a nommélà notre bon Emmanuel, dit-elle en lui montrant la lettre et nepouvant réprimer un mouvement de joie en voyant son choix approuvépar sa mère.

&|160;? Mon sang et ma vie étaient à vous le lendemain du jouroù je vous vis dans la galerie, répondit-il en pleurant de joie etde douleur&|160;; mais je ne savais pas, je n’osais pas espérerqu’un jour vous accepteriez mon sang. Si vous me connaissez bien,vous devez savoir que ma parole est sacrée.

Pardonnez-moi cette parfaite obéissance aux volontés de votremère, il ne m’appartenait pas d’en juger les intentions.

&|160;? Vous nous avez sauvés », dit-elle en l’interrompant etlui prenant le bras pour descendre au parloir.

Après avoir appris l’origine de la somme que gardait Emmanuel,Marguerite lui confia la triste nécessité qui poignait lamaison.

« Il faut aller payer les lettres de change, dit Emmanuel, sielles sont toutes chez Mersktus, vous gagnerez les intérêts. Jevous remettrai les soixante-dix mille francs qui vous resteront.Mon pauvre oncle m’a laissé une somme semblable en ducats qu’ilsera facile de transporter secrètement.

&|160;? Oui, dit-elle, apportez-les à la nuit&|160;; quand monpère dormira, nous les cacherons à nous deux. S’il savait que j’aide l’argent, peut-être me ferait-il violence. Oh&|160;! Emmanuel,se défier de son père&|160;! » dit-elle en pleurant et appuyant sonfront sur le cœur du jeune homme.

Ce gracieux et triste mouvement par lequel Marguerite cherchaitune protection, fut la première expression de cet amour toujoursenveloppé de mélancolie, toujours contenu dans une sphère dedouleur&|160;; mais ce cœur trop plein devait déborder, et ce futsous le poids d’une misère&|160;!

« Que faire&|160;? que devenir&|160;? Il ne voit rien, ne sesoucie ni de nous ni de lui, car je ne sais pas comment il peutvivre dans ce grenier dont l’air est brûlant.

&|160;? Que pouvez-vous attendre d’un homme qui à tout moments’écrie comme Richard III : « Mon royaume pour un cheval&|160;! » ditEmmanuel. Il sera toujours impitoyable, et vous devez l’être autantque lui. Payez ses lettres de change, donnez-lui, si vous voulez,votre fortune&|160;; mais celle de votre sœur, celle de vos frèresn’est ni à vous ni à lui.

&|160;? Donner ma fortune&|160;? dit-elle en serrant la maind’Emmanuel et lui jetant un regard de feu, vous me le conseillez,vous&|160;! tandis que Pierquin faisait mille mensonges pour me laconserver.

&|160;? Hélas&|160;! peut-être suis-je égoïste à mamanière&|160;? dit-il. Tantôt je vous voudrais sans fortune, il mesemble que vous seriez plus près de moi&|160;; tantôt je vousvoudrais riche, heureuse, et je trouve qu’il y a de la petitesse àse croire séparés par les pauvres grandeurs de la fortune.

&|160;? Cher&|160;! ne parlons pas de nous…

&|160;? Nous&|160;! » répéta-t-il avec ivresse. Puis après unepause, il ajouta : « Le mal est grand, mais il n’est pasirréparable.

&|160;? Il se réparera par nous seuls, la famille Claës n’a plusde chef. Pour en arriver à ne plus être ni père ni homme, n’avoiraucune notion du juste et de l’injuste, car lui, si grand, sigénéreux, si probe, il a dissipé malgré la loi le bien des enfantsauxquels il doit servir de défenseur&|160;! dans quel abîme est-ildonc tombé&|160;? Mon Dieu&|160;! que cherche-t-il donc&|160;?

&|160;? Malheureusement, ma chère Marguerite, s’il a tort commechef de famille, il a raison scientifiquement&|160;; et unevingtaine d’hommes en Europe l’admireront, là où tous les autres letaxeront de folie&|160;; mais vous pouvez sans scrupule lui refuserla fortune de ses enfants. Une découverte a toujours été un hasard.Si votre père doit rencontrer la solution de son problème, il latrouvera sans tant de frais, et peut-être au moment où il endésespérera&|160;!

&|160;? Ma pauvre mère est heureuse, dit Marguerite, elle auraitsouffert mille fois la mort avant de mourir, elle qui a péri à sonpremier choc contre la Science. Mais ce combat n’a pas de fin…

&|160;? Il y a une fin, reprit Emmanuel. Quand vous n’aurez plusrien, M. Claës ne trouvera plus de crédit, et s’arrêtera.

&|160;? Qu’il s’arrête donc dès aujourd’hui, s’écria Marguerite,nous sommes sans ressources. »

M. de Solis alla racheter les lettres de change et vint lesremettre à Marguerite. Balthazar descendit quelques moments avantle dîner, contre son habitude. Pour la première fois, depuis deuxans, sa fille aperçut dans sa physionomie les signes d’unetristesse horrible à voir : il était redevenu père, la raison avaitchassé la Science&|160;; il regarda dans la cour, dans le jardin,et quand il fut certain de se trouver seul avec sa fille, il vint àelle par un mouvement plein de mélancolie et de bonté.

« Mon enfant, dit-il en lui prenant la main et la lui serrantavec une onctueuse tendresse, pardonne à ton vieux père. Oui,Marguerite, j’ai eu tort. Toi seule as raison. Tant que je n’auraipas trouvé, je suis un misérable&|160;! Je m’en irai d’ici. Je neveux pas voir vendre Van Claës, dit-il en montrant le portrait dumartyr. Il est mort pour la Liberté, je serai mort pour la Science,lui vénéré, moi haï.

&|160;? Haï, mon père&|160;? non, dit-elle en se jetant sur sonsein, nous vous adorons tous. N’est-ce pas, Félicie&|160;? dit-elleà sa sœur qui entrait en ce moment.

&|160;? Qu’avez-vous, mon cher père&|160;? dit la jeune fille enlui prenant la main.

&|160;? Je vous ai ruinés.

&|160;? Hé&|160;! dit Félicie, nos frères nous feront unefortune. Jean est toujours le premier dans sa classe.

&|160;? Tenez, mon père, reprit Marguerite en amenant Balthazarpar un mouvement plein de grâce et de câlinerie filiale devant lacheminée où elle prit quelques papiers qui étaient sous le cartel,voici vos lettres de change&|160;; mais n’en souscrivez plus, iln’y aurait plus rien pour les payer…

&|160;? Tu as donc de l’argent », dit Balthazar à l’oreille deMarguerite quand il fut revenu de sa surprise.

Ce mot suffoqua cette héroïque fille, tant il y avait de délire,de joie, d’espérance dans la figure de son père qui regardaitautour de lui, comme pour découvrir de l’or.

« Mon père, dit-elle avec un accent de douleur, j’ai mafortune.

&|160;? Donne-la-moi, dit-il en laissant échapper un gesteavide, je te rendrai tout au centuple.

&|160;? Oui, je vous la donnerai, répondit Marguerite encontemplant Balthazar qui ne comprit pas le sens que sa fillemettait à ce mot.

&|160;? Ah&|160;! ma chère fille, dit-il, tu me sauves lavie&|160;!

J’ai imaginé une dernière expérience, après laquelle il n’y aplus rien de possible. Si, cette fois, je ne le trouve pas, ilfaudra renoncer à chercher l’Absolu. Donne-moi le bras, viens, monenfant chérie, je voudrais te faire la femme la plus heureuse de laterre, tu me rends au bonheur, à la gloire&|160;; tu me procures lepouvoir de vous combler de trésors, je vous accablerai de joyaux,de richesses. » Il baisa sa fille au front, lui prit les mains, lesserra, lui témoigna sa joie par des câlineries qui parurent presqueserviles à Marguerite&|160;; pendant le dîner Balthazar ne voyaitqu’elle, il la regardait avec l’empressement, avec l’attention, lavivacité qu’un amant déploie pour sa maîtresse : faisait-elle unmouvement&|160;? il cherchait à deviner sa pensée, son désir, et selevait pour la servir&|160;; il la rendait honteuse, il mettait àses soins une sorte de jeunesse qui contrastait avec sa vieillesseanticipée.

Mais, à ces cajoleries Marguerite opposait le tableau de ladétresse actuelle, soit par un mot de doute, soit par un regardqu’elle jetait sur les rayons vides des dressoirs de cette salle àmanger.

« Va, lui dit-il, dans six mois, nous remplirons ça d’or et demerveilles. Tu seras comme une reine.

Bah&|160;! la nature entière nous appartiendra, nous seronsau-dessus de tout… et par toi… ma Marguerite. Margarita&|160;?reprit-il en souriant, ton nom est une prophétie. Margarita veutdire une perle.

Sterne a dit cela quelque part. As-tu lu Sterne&|160;? veux-tuun Sterne&|160;? ça t’amusera.

&|160;? La perle est, dit-on, le fruit d’une maladie,reprit-elle, et nous avons déjà bien souffert&|160;!

&|160;? Ne sois pas triste, tu feras le bonheur de ceux que tuaimes, tu seras bien puissante, bien riche.

&|160;? Mademoiselle a si bon cœur », dit Lemulquinier dont laface en écumoire grimaça péniblement un sourire.

Pendant le reste de la soirée, Balthazar déploya pour ses deuxfilles toutes les grâces de son caractère et tout le charme de saconversation.

Séduisant comme le serpent, sa parole, ses regards épanchaientun fluide magnétique, et il prodigua cette puissance de génie, cedoux esprit qui fascinait Joséphine, et il mit pour ainsi dire sesfilles dans son cœur. Quand Emmanuel de Solis vint, il trouva, pourla première fois depuis longtemps, le père et les enfants réunis.Malgré sa réserve, le jeune proviseur fut soumis au prestige decette scène, car la conversation, les manières de Balthazar eurentun entraînement irrésistible. Quoique plongés dans les abîmes de lapensée, et incessamment occupés à observer le monde moral, leshommes de science aperçoivent néanmoins les plus petits détailsdans la sphère où ils vivent. Plus intempestifs que distraits, ilsne sont jamais en harmonie avec ce qui les entoure, ils savent etoublient tout&|160;; ils préjugent l’avenir, prophétisent pour euxseuls, sont au fait d’un événement avant qu’il n’éclate, mais ilsn’en ont rien dit. Si, dans le silence des méditations, ils ontfait usage de leur puissance pour reconnaître ce qui se passeautour d’eux, il leur suffit d’avoir deviné : le travail lesemporte, et ils appliquent presque toujours à faux lesconnaissances qu’ils ont acquises sur les choses de la vie.Parfois, quand ils se réveillent de leur apathie sociale, ou quandils tombent du monde moral dans le monde extérieur, ils yreviennent avec une riche mémoire, et n’y sont étrangers à rien.Ainsi Balthazar, qui joignait la perspicacité du cœur à laperspicacité du cerveau, savait tout le passé de sa fille, ilconnaissait ou avait deviné les moindres événements de l’amourmystérieux qui l’unissait à Emmanuel, il le leur prouva finement,et sanctionna leur affection en la partageant.

C’était la plus douce flatterie que pût faire un père, et lesdeux amants ne surent pas y résister.

Cette soirée fut délicieuse par le contraste qu’elle formaitavec les chagrins qui assaillaient la vie de ces pauvres enfants.Quand, après les avoir pour ainsi dire remplis de sa lumière etbaignés de tendresse, Balthazar se retira, Emmanuel de Solis, quiavait eu jusqu’alors une contenance gênée, se débarrassa de troismille ducats en or qu’il tenait dans ses poches en craignant de leslaisser apercevoir. Il les mit sur la travailleuse de Margueritequi les couvrit avec le linge qu’elle raccommodait, et allachercher le reste de la somme. Quand il revint, Félicie était alléese coucher. Onze heures sonnaient. Martha, qui veillait pourdéshabiller sa maîtresse, était occupée chez Félicie.

« Où cacher cela&|160;? dit Marguerite qui n’avait pas résistéau plaisir de manier quelques ducats, un enfantillage qui laperdit.

&|160;? Je soulèverai cette colonne de marbre dont le socle estcreux, dit Emmanuel, vous y glisserez les rouleaux, et le diablen’irait pas les y chercher. » Au moment où Marguerite faisait sonavant dernier voyage de la travailleuse à la colonne, elle jeta uncri perçant, laissa tomber les rouleaux dont les pièces brisèrentle papier et s’éparpillèrent sur le parquet : son père était à laporte du parloir, et montrait sa tête dont l’expression d’aviditél’effraya.

« Que faites-vous donc là&|160;? » dit-il en regardant tour àtour sa fille que la peur clouait sur le plancher, et le jeunehomme qui s’était brusquement dressé, mais dont l’attitude auprèsde la colonne était assez significative.

Le fracas de l’or sur le parquet fut horrible et sonéparpillement semblait prophétique. « Je ne me trompais pas, ditBalthazar en s’asseyant, j’avais entendu le son de l’or. » Iln’était pas moins ému que les deux jeunes gens, dont les cœurspalpitaient si bien à l’unisson, que leurs mouvements s’entendaientcomme les coups d’un balancier de pendule au milieu du profondsilence qui régna tout à coup dans le parloir.

« Je vous remercie, monsieur de Solis », dit Marguerite àEmmanuel en lui jetant un coup d’œil qui signifiait : «Secondez-moi, pour sauver cette somme. » « Quoi, cet or… repritBalthazar en lançant des regards d’une épouvantable lucidité sur safille et sur Emmanuel.

&|160;? Cet or est à monsieur qui a la bonté de me le prêterpour faire honneur à nos engagements », lui répondit-elle.

M. de Solis rougit et voulut sortir.

« Monsieur, dit Balthazar en l’arrêtant par le bras, ne vousdérobez pas à mes remerciements.

&|160;? Monsieur, vous ne me devez rien. Cet argent appartient àMlle Marguerite qui me l’emprunte sur ses biens, répondit-il enregardant sa maîtresse qui le remercia par un imperceptibleclignement de paupières.

&|160;? Je ne souffrirai pas cela », dit Claës qui prit uneplume et une feuille de papier sur la table où écrivait Félicie, etse tournant vers les deux jeunes gens étonnés : « Combien ya-t-il&|160;? » La passion avait rendu Balthazar plus rusé que nel’eût été le plus adroit des intendants coquins&|160;; la sommeallait être à lui. Marguerite et M. de Solis hésitaient. «Comptons, dit-il.

&|160;? Il y a six mille ducats, répondit Emmanuel.

&|160;? Soixante-dix mille francs », reprit Claës.

Le coup d’œil que Marguerite jeta sur son amant lui donna ducourage.

« Monsieur, dit-il en tremblant, votre engagement est sansvaleur, pardonnez-moi cette expression purement technique&|160;;j’ai prêté ce matin à mademoiselle cent mille francs pour racheterdes lettres de change que vous étiez hors d’état de payer, vous nesauriez donc me donner aucune garantie.

Ces cent soixante-dix mille francs sont à mademoiselle votrefille qui peut en disposer comme bon lui semble, mais je ne les luiprête que sur la promesse qu’elle m’a faite de souscrire un contratavec lequel je puisse prendre mes sûretés sur sa part dans lesterrains nus de Waignies. » Marguerite détourna la tête pour ne paslaisser voir les larmes qui lui vinrent aux yeux, elle connaissaitla pureté de cœur qui distinguait Emmanuel. Élevé par son oncledans la pratique la plus sévère des vertus religieuses, le jeunehomme avait spécialement horreur du mensonge&|160;; après avoiroffert sa vie et son cœur à Marguerite, il lui faisait donc encorele sacrifice de sa conscience.

« Adieu, monsieur, lui dit Balthazar, je vous croyais plus deconfiance dans un homme qui vous voyait avec des yeux de père. »Après avoir échangé avec Marguerite un déplorable regard, Emmanuelfut reconduit par Martha qui ferma la porte de la rue. Au moment oùle père et la fille furent bien seuls, Claës dit à sa fille : « Tum’aimes, n’est-ce pas&|160;?

&|160;? Ne prenez pas de détours, mon père. Vous voulez cettesomme, vous ne l’aurez point. » Elle se mit à rassembler lesducats, son père l’aida silencieusement à les ramasser et àvérifier la somme qu’elle avait semée, et Marguerite le laissafaire sans lui témoigner la moindre défiance.

Les deux mille ducats remis en pile, Balthazar dit d’un airdésespéré : « Marguerite, il me faut cet or&|160;!

&|160;? Ce serait un vol si vous le preniez, répondit-ellefroidement. Écoutez, mon père : il vaut mieux nous tuer d’un seulcoup, que de nous faire souffrir mille morts chaque jour. Voyez,qui de vous, qui de nous doit succomber.

&|160;? Vous aurez donc assassiné votre père, reprit-il.

&|160;? Nous aurons vengé notre mère, dit-elle en montrant laplace où Mme Claës était morte.

&|160;? Ma fille, si tu savais ce dont il s’agit, tu ne medirais pas de telles paroles. Écoute, je vais t’expliquer leproblème… Mais tu ne me comprendras pas&|160;? s’écria-t-il avecdésespoir. Enfin, donne&|160;! crois une fois en ton père. Oui, jesais que j’ai fait de la peine à ta mère&|160;; que j’ai dissipé,pour employer le mot des ignorants, ma fortune et dilapidé lavôtre&|160;; que vous travaillez tous pour ce que tu nommes unefolie&|160;; mais, mon ange, ma bien-aimée, mon amour, maMarguerite, écoute-moi donc&|160;? Si je ne réussis pas, je medonne à toi, je t’obéirai comme tu devrais, toi, m’obéir&|160;; jeferai tes volontés, je te remettrai la conduite de ma fortune, jene serai plus le tuteur de mes enfants, je me dépouillerai de touteautorité. Je le jure par ta mère », dit-il en versant deslarmes.

Marguerite détourna la tête pour ne pas voir cette figure enpleurs, et Claës se jeta aux genoux de sa fille en croyant qu’elleallait céder.

« Marguerite, Marguerite&|160;! donne, donne&|160;! Que sontsoixante mille francs pour éviter des remords éternels&|160;?Vois-tu, je mourrai, ceci me tuera.

Écoute-moi&|160;? ma parole sera sacrée. Si j’échoue, je renonceà mes travaux, je quitterai la Flandre, la France même, si tul’exiges, et j’irai travailler comme un manœuvre afin de refairesou à sou ma fortune et rapporter un jour à mes enfants ce que laScience leur aura pris. » Marguerite voulait relever son père, maisil persistait à rester à ses genoux, et il ajouta en pleurant : «Sois une dernière fois tendre et dévouée&|160;? Si je ne réussispas, je te donnerai moi-même raison dans tes duretés.

Tu m’appelleras vieux fou&|160;! tu me nommeras mauvaispère&|160;! enfin tu me diras que je suis un ignorant&|160;! Moi,quand j’entendrai ces paroles, je te baiserai les mains. Tu pourrasme battre, si tu le veux, et quand tu me frapperas, je te béniraicomme la meilleure des filles en me souvenant que tu m’as donné tonsang&|160;!

&|160;? S’il ne s’agissait que de mon sang, je vous le rendrais,s’écria-t-elle, mais puis-je laisser égorger par la Science monfrère et ma sœur&|160;? non&|160;! Cessez, cessez, dit-elle enessuyant ses larmes et repoussant les mains caressantes de sonpère.

&|160;? Soixante mille francs et deux mois, dit-il en se levantavec rage, il ne me faut plus que cela&|160;; mais ma fille se metentre la gloire, entre la richesse et moi. Sois maudite&|160;!ajouta-t-il. Tu n’es ni fille, ni femme, tu n’as pas de cœur, tu neseras ni une mère, ni une épouse, ajouta-t-il. Laisse-moiprendre&|160;? dis, ma chère petite, mon enfant chérie, jet’adorerai, ajouta-t-il en avançant la main sur l’or par unmouvement d’atroce énergie.

&|160;? Je suis sans défense contre la force, mais Dieu et legrand Claës nous voient&|160;! dit Marguerite en montrant leportrait.

&|160;? Eh bien, essaie de vivre couverte du sang de ton père »,cria Balthazar en lui jetant un regard d’horreur. Il se leva,contempla le parloir et sortit lentement. En arrivant à la porte,il se retourna comme eût fait un mendiant et interrogea sa fillepar un geste auquel Marguerite répondit en faisant un signe de têtenégatif. « Adieu, ma fille, dit-il avec douceur, tâchez de vivreheureuse. » Quand il eut disparu, Marguerite resta dans une stupeurqui eut pour effet de l’isoler de la terre, elle n’était plus dansle parloir, elle ne sentait plus son corps, elle avait des ailes,et volait dans les espaces du monde moral où tout est immense, oùla pensée rapproche et les distances et les temps, où quelque maindivine relève la toile étendue sur l’avenir. Il lui sembla qu’ils’écoulait des jours entiers entre chacun des pas que faisait sonpère en montant l’escalier&|160;; puis elle eut un frissond’horreur au moment où elle l’entendit entrer dans sa chambre.Guidée par un pressentiment qui répandit dans son âme la poignanteclarté d’un éclair, elle franchit les escaliers, sans lumière, sansbruit, avec la vélocité d’une flèche, et vit son père quis’ajustait le front avec un pistolet.

« Prenez tout », lui cria-t-elle en s’élançant vers lui.

Elle tomba sur un fauteuil, Balthazar la voyant pâle, se mit àpleurer comme pleurent les vieillards&|160;; il redevint enfant, illa baisa au front, lui dit des paroles sans suite, il était près desauter de joie, et semblait vouloir jouer avec elle comme un amantjoue avec sa maîtresse après en avoir obtenu le bonheur.

« Assez&|160;! assez, mon père, dit-elle, songez à votrepromesse&|160;! Si vous ne réussissez pas, vousm’obéirez&|160;!

&|160;? Oui.

&|160;? Ô ma mère, dit-elle en se tournant vers la chambre deMme Claës, vous auriez tout donné, n’est-ce pas&|160;?

&|160;? Dors en paix, dit Balthazar, tu es une bonne fille.

&|160;? Dormir&|160;! dit-elle, je n’ai plus les nuits de majeunesse&|160;; vous me vieillissez, mon père, comme vous avezlentement flétri le cœur de ma mère.

&|160;? Pauvre enfant, je voudrais te rassurer en t’expliquantles effets de la magnifique expérience que je viens d’imaginer, tucomprendrais…

&|160;? Je ne comprends que notre ruine », dit-elle en s’enallant.

Le lendemain matin, qui était un jour de congé, Emmanuel deSolis amena Jean.

« Eh bien&|160;? dit-il avec tristesse en abordantMarguerite.

&|160;? J’ai cédé, répondit-elle.

&|160;? Ma chère vie, dit-il avec un mouvement de joiemélancolique, si vous aviez résisté, je vous eusse admirée&|160;;mais faible, je vous adore&|160;!

&|160;? Pauvre, pauvre Emmanuel, que nousrestera-t-il&|160;?

&|160;? Laissez-moi faire, s’écria le jeune homme d’un airradieux, nous nous aimons, tout ira bien&|160;! » Quelques moiss’écoulèrent dans une tranquillité parfaite. M. de Solis fitcomprendre à Marguerite que ses chétives économies neconstitueraient jamais une fortune, et lui conseilla de vivre àl’aise en prenant, pour maintenir l’abondance au logis, l’argentqui restait sur la somme de laquelle il avait été le dépositaire.Pendant ce temps, Marguerite fut livrée aux anxiétés qui jadisavaient agité sa mère en semblable occurrence. Quelque incrédulequ’elle pût être, elle en était arrivée à espérer dans le génie deson père. Par un phénomène inexplicable, beaucoup de gens ontl’espérance sans avoir la foi. L’espérance est la fleur du Désir,la foi est le fruit de la Certitude. Marguerite se disait : « Simon père réussit, nous serons heureux&|160;! » Claës etLemulquinier seuls disaient :

« Nous réussirons&|160;! » Malheureusement, de jour en jour, levisage de cet homme s’attrista. Quand il venait dîner, il n’osaitparfois regarder sa fille et parfois il lui jetait aussi desregards de triomphe.

Marguerite employa ses soirées à se faire expliquer par le jeunede Solis plusieurs difficultés légales.

Elle accabla son père de questions sur leurs relations defamille. Enfin elle acheva son éducation virile, elle se préparaitévidemment à exécuter le plan qu’elle méditait si son pèresuccombait encore une fois dans son duel avec l’Inconnu (X).

Au commencement du mois de juillet, Balthazar passa toute unejournée assis sur le banc de son jardin, plongé dans une méditationtriste. Il regarda plusieurs fois le tertre dénué de tulipes, lesfenêtres de la chambre de sa femme&|160;; il frémissait sans douteen songeant à tout ce que sa lutte lui avait coûté : ses mouvementsattestaient des pensées en dehors de la Science. Marguerite vints’asseoir et travailler près de lui quelques moments avant ledîner.

« Hé bien, mon père, vous n’avez pas réussi.

&|160;? Non, mon enfant.

&|160;? Ah&|160;! dit Marguerite d’une voix douce, je ne vousadresserai pas le plus léger reproche, nous sommes égalementcoupables. Je réclamerai seulement l’exécution de votre parole,elle doit être sacrée, vous êtes un Claës. Vos enfants vousentoureront d’amour et de respect&|160;; mais d’aujourd’hui vousm’appartenez, et me devez obéissance. Soyez sans inquiétude, monrègne sera doux, et je travaillerai même à le faire promptementfinir.

J’emmène Martha, je vous quitte pour un mois environ, et pourm’occuper de vous&|160;; car, dit-elle en le baisant au front, vousêtes mon enfant.

Demain, Félicie conduira donc la maison. La pauvre enfant n’aque dix-sept ans elle ne saurait pas vous résister&|160;; soyezgénéreux, ne lui demandez pas un sou, car elle n’aura que ce qu’illui faut strictement pour les dépenses de la maison. Ayez ducourage, renoncez pendant deux ou trois années à vos travaux et àvos pensées. Le problème mûrira, je vous aurai amassé l’argentnécessaire pour le résoudre et vous le résoudrez. Hé bien, votrereine n’est-elle pas clémente, dites&|160;?

&|160;? Tout n’est donc pas perdu, dit le vieillard.

&|160;? Non, si vous êtes fidèle à votre parole.

&|160;? Je vous obéirai, ma fille », répondit Claës avec uneémotion profonde.

Le lendemain, M. Conyncks de Cambrai vint chercher sapetite-nièce. Il était en voiture de voyage, et ne voulut resterchez son cousin que le temps nécessaire à Marguerite et à Marthapour faire leurs apprêts. M. Claës reçut son cousin avecaffabilité, mais il était visiblement triste et humilié.

Le vieux Conyncks devina les pensées de Balthazar, et, endéjeunant, il lui dit avec une grosse franchise : « J’aiquelques-uns de vos tableaux, cousin, j’ai le goût des beauxtableaux, c’est une passion ruineuse&|160;; mais, nous avons tousnotre folie…

&|160;? Cher oncle&|160;! dit Marguerite.

&|160;? Vous passez pour être ruiné, cousin, mais un Claës atoujours des trésors là, dit-il en se frappant le front. Et là,n’est-ce pas&|160;? ajouta-t-il en montrant son cœur. Aussicompté-je sur vous&|160;! J’ai trouvé dans mon escarcelle quelquesécus que j’ai mis à votre service.

&|160;? Ah&|160;! s’écria Balthazar, je vous rendrai destrésors…

&|160;? Les seuls trésors que nous possédions en Flandre,cousin, c’est la patience et le travail, répondit sévèrementConyncks. Notre ancien a ces deux mots gravés sur le front »,dit-il en lui montrant le portrait du président Van Claës.

Marguerite embrassa son père, lui dit adieu, fit sesrecommandations à Josette, à Félicie, et partit en poste pourParis. Le grand-oncle devenu veuf n’avait qu’une fille de douze anset possédait une immense fortune, il n’était donc pas impossiblequ’il voulût se marier&|160;; aussi les habitants de Douaicrurent-ils que Mlle Claës épousait son grand-oncle. Le bruit de ceriche mariage ramena Pierquin le notaire chez les Claës. Il s’étaitfait de grands changements dans les idées de cet excellentcalculateur. Depuis deux ans, la société de la ville s’étaitdivisée en deux camps ennemis. La noblesse avait formé un premiercercle, et la bourgeoisie un second, naturellement fort hostile aupremier.

Cette séparation subite qui eut lieu dans toute la France et lapartagea en deux nations ennemies, dont les irritations jalousesallèrent en croissant, fut une des principales raisons qui firentadopter la révolution de juillet 1830 en province. Entre ces deuxsociétés, dont l’une était ultra-monarchique et l’autreultra-libérale, se trouvaient les fonctionnaires admis, suivantleur importance, dans l’un et dans l’autre monde, et qui, au momentde la chute du pouvoir légitime, furent neutres.

Au commencement de la lutte entre la noblesse et la bourgeoisie,les Cafés royalistes contractèrent une splendeur inouïe, etrivalisèrent si brillamment avec les Cafés libéraux, que ces sortesde fêtes gastronomiques coûtèrent, dit-on, la vie à plusieurspersonnages qui, semblables à des mortiers mal fondus, ne purentrésister à ces exercices. Naturellement, les deux sociétésdevinrent exclusives et s’épurèrent. Quoique fort riche pour unhomme de province, Pierquin fut exclu des cercles aristocratiques,et refoulé dans ceux de la bourgeoisie.

Son amour-propre eut beaucoup à souffrir des échecs successifsqu’il reçut en se voyant insensiblement éconduit par les gens aveclesquels il frayait naguère. Il atteignait l’âge de quarante ans,seule époque de la vie où les hommes qui se destinent au mariagepuissent encore épouser des personnes jeunes. Les partis auxquelsil pouvait prétendre appartenaient à la bourgeoisie, et sonambition tendait à rester dans le haut monde, où devaitl’introduire une belle alliance. L’isolement dans lequel vivait lafamille Claës l’avait rendue étrangère à ce mouvement social.Quoique Claës appartînt à la vieille aristocratie de la province,il était vraisemblable que ses préoccupations l’empêcheraientd’obéir aux antipathies créées par ce nouveau classement depersonnes. Quelque pauvre qu’elle pût être, une demoiselle Claësapportait à son mari cette fortune de vanité que souhaitent tousles parvenus. Pierquin revint donc chez les Claës avec une secrèteintention de faire les sacrifices nécessaires pour arriver à laconclusion d’un mariage qui réalisait désormais toutes sesambitions. Il tint compagnie à Balthazar et à Félicie pendantl’absence de Marguerite, mais il reconnut tardivement un concurrentredoutable dans Emmanuel de Solis. La succession du défunt abbépassait pour être considérable&|160;; et, aux yeux d’un homme quichiffrait naïvement toutes les choses de la vie, le jeune héritierparaissait plus puissant par son argent que par les séductions ducœur dont ne s’inquiétait jamais Pierquin. Cette fortune rendait aunom de Solis toute sa valeur.

L’or et la noblesse étaient comme deux lustres qui, s’éclairantl’un par l’autre, redoublaient d’éclat.

L’affection sincère que le jeune proviseur témoignait à Félicie,qu’il traitait comme une sœur, excita l’émulation du notaire. Ilessaya d’éclipser Emmanuel en mêlant le jargon à la mode et lesexpressions d’une galanterie superficielle aux airs rêveurs, auxélégies soucieuses qui allaient si bien à sa physionomie. En sedisant désenchanté de tout au monde, il tournait les yeux versFélicie de manière à lui faire croire qu’elle seule pourrait leréconcilier avec la vie. Félicie, à qui pour la première fois unhomme adressait des compliments, écouta ce langage toujours sidoux, même quand il est mensonger&|160;; elle prit le vide pour dela profondeur, et, dans le besoin qui l’oppressait de fixer lessentiments vagues dont surabondait son cœur, elle s’occupa de soncousin.

Jalouse, à son insu peut-être, des attentions amoureusesqu’Emmanuel prodiguait à sa sœur, elle voulait sans doute se voir,comme elle, l’objet des regards, des pensées et des soins d’unhomme.

Pierquin démêla facilement la préférence que Félicie luiaccordait sur Emmanuel, et ce fut pour lui une raison de persisterdans ses efforts, en sorte qu’il s’engagea plus qu’il ne levoulait. Emmanuel surveilla les commencements de cette passionfausse peut-être chez le notaire, naïve chez Félicie dont l’avenirétait en jeu. Il s’ensuivit, entre la cousine et le cousin,quelques causeries douces, quelques mots dits à voix basse enarrière d’Emmanue], enfin de ces petites tromperies qui donnent àun regard, à une parole une expression dont la douceur insidieusepeut causer d’innocentes erreurs. À la faveur du commerce quePierquin entretenait avec Félicie, il essaya de pénétrer le secretdu voyage entrepris par Marguerite, afin de savoir s’il s’agissaitde mariage et s’il devait renoncer à ses espérances&|160;; mais,malgré sa grosse finesse, ni Balthazar ni Félicie ne purent luidonner aucune lumière, par la raison qu’ils ne savaient rien desprojets de Marguerite qui, en prenant le pouvoir, semblait en avoirsuivi les maximes en taisant ses projets. La morne tristesse deBalthazar et son affaissement rendaient les soirées difficiles àpasser. Quoique Emmanuel eût réussi à faire jouer le chimiste autrictrac, Balthazar y était distrait&|160;; et la plupart du tempscet homme, si grand par son intelligence, semblait stupide. Déchude ses espérances, humilié d’avoir dévoré trois fortunes, joueursans argent, il pliait sous le poids de ses ruines, sous le fardeaude ses espérances moins détruites que trompées. Cet homme de génie,muselé par la nécessité, se condamnant lui-même, offrait unspectacle vraiment tragique qui eût touché l’homme le plusinsensible. Pierquin lui-même ne contemplait pas sans un sentimentde respect ce lion en cage, dont les yeux pleins de puissancerefoulée étaient devenus calmes à force de tristesse, ternes àforce de lumière, dont les regards demandaient une aumône que labouche n’osait proférer. Parfois un éclair passait sur cette facedesséchée qui se ranimait par la conception d’une nouvelleexpérience&|160;; puis, si, en contemplant le parloir, les yeux deBalthazar s’arrêtaient à la place où sa femme avait expiré, delégers pleurs roulaient comme d’ardents grains de sable dans ledésert de ses prunelles que la pensée faisait immenses, et sa têteretombait sur sa poitrine. Il avait soulevé le monde comme unTitan, et le monde revenait plus pesant sur sa poitrine.

Cette gigantesque douleur, si virilement contenue, agissait surPierquin et sur Emmanuel qui, parfois, se sentaient assez émus pourvouloir offrir à cet homme la somme nécessaire à quelque séried’expériences&|160;; tant sont communicatives les convictions dugénie&|160;! Tous deux concevaient comment Mme Claës et Margueriteavaient pu jeter des millions dans ce gouffre&|160;; mais la raisonarrêtait promptement les élans du cœur&|160;; et leurs émotions setraduisaient par des consolations qui aigrissaient encore lespeines de ce Titan foudroyé.

Claës ne parlait point de sa fille aînée, et ne s’inquiétait nide son absence, ni du silence qu’elle gardait en n’écrivant ni àlui, ni à Félicie. Quand Solis ou Pierquin lui en demandaient desnouvelles, il paraissait affecté désagréablement. Pressentait-ilque Marguerite agissait contre lui&|160;? Se trouvait-il humiliéd’avoir résigné les droits majestueux de la paternité à sonenfant&|160;? En était-il venu à moins l’aimer parce qu’elle allaitêtre le père, et lui l’enfant&|160;? Peut-être y avait-il beaucoupde ces raisons et beaucoup de ces sentiments inexprimables quipassent comme des nuages en l’âme, dans la disgrâce muette qu’ilfaisait peser sur Marguerite. Quelque grands que puissent être lesgrands hommes connus ou inconnus, heureux ou malheureux dans leurstentatives, ils ont des petitesses par lesquelles ils tiennent àl’humanité. Par un double malheur, ils ne souffrent pas moins deleurs qualités que de leurs défauts&|160;; et peut-être Balthazaravait-il à se familiariser avec les douleurs de ses vanitésblessées. La vie qu’il menait, et les soirées pendant lesquellesces quatre personnes se trouvèrent réunies en l’absence deMarguerite furent donc une vie et des soirées empreintes detristesse, remplies d’appréhensions vagues. Ce fut des joursinfertiles comme des landes desséchées, où néanmoins ils glanaientquelques fleurs, rares consolations. L’atmosphère leur semblaitbrumeuse en l’absence de la fille aînée, devenue l’âme, l’espoir etla force de cette famille. Deux mois se passèrent ainsi, pendantlesquels Balthazar attendit patiemment sa fille. Marguerite futramenée à Douai par son oncle, qui resta au logis au lieu deretourner à Cambrai, sans doute pour y appuyer de son autoritéquelque coup d’état médité par sa nièce.

Ce fut une petite fête de famille que le retour de Marguerite.Le notaire et M. de Solis avaient été invités à dîner par Félicieet par Balthazar. Quand la voiture de voyage s’arrêta devant laporte de la maison, ces quatre personnes vinrent y recevoir lesvoyageurs avec de grandes démonstrations de joie. Marguerite parutheureuse de revoir les foyers paternels, ses yeux s’emplirent delarmes quand elle traversa la cour pour arriver au parloir. Enembrassant son père, ses caresses de jeune fille ne furent pasnéanmoins sans arrière-pensée, elle rougissait comme une épousecoupable qui ne sait pas feindre&|160;; mais ses regards reprirentleur pureté quand elle regarda M. de Solis, en qui elle semblaitpuiser la force d’achever l’entreprise qu’elle avait secrètementformée. Pendant le dîner, malgré l’allégresse qui animait lesphysionomies et les paroles, le père et la fille s’examinèrent avecdéfiance et curiosité. Balthazar ne fit à Marguerite aucunequestion sur son séjour à Paris, sans doute par dignité paternelle.Emmanuel de Solis imita cette réserve. Mais Pierquin, qui étaithabitué à connaître tous les secrets de famille, dit à Margueriteen couvrant sa curiosité sous une fausse bonhomie : « Eh bien,chère cousine, vous avez vu Paris, les spectacles…

&|160;? Je n’ai rien vu à Paris, répondit-elle, je n’y suis pasallée pour me divertir. Les jours s’y sont tristement écoulés pourmoi, j’étais trop impatiente de revoir Douai.

&|160;? Si je ne m’étais pas fâché, elle ne serait pas venue àl’Opéra, où d’ailleurs elle s’est ennuyée&|160;! » dit M.Conyncks.

La soirée fut pénible, chacun était gêné, souriait mal ous’efforçait de témoigner cette gaieté de commande sous laquelle secachent de réelles anxiétés. Marguerite et Balthazar étaient enproie à de sourdes et cruelles appréhensions qui réagissaient surles cœurs. Plus la soirée s’avançait, plus la contenance du père etde la fille s’altérait.

Parfois Marguerite essayait de sourire, mais ses gestes, sesregards, le son de sa voix trahissaient une vive inquiétude. MM.Conyncks et de Solis semblaient connaître la cause des secretsmouvements qui agitaient cette noble fille, et paraissaientl’encourager par des œillades expressives.

Blessé d’avoir été mis en dehors d’une résolution et dedémarches accomplies pour lui, Balthazar se séparait insensiblementde ses enfants et de ses amis, en affectant de garder le silence.Marguerite allait sans doute lui découvrir ce qu’elle avait décidéde lui. Pour un homme grand, pour un père, cette situation étaitintolérable. Parvenu à un âge où l’on ne dissimule rien au milieude ses enfants, où l’étendue des idées donne de la force auxsentiments, il devenait donc de plus en plus grave, songeur etchagrin, en voyant s’approcher le moment de sa mort civile. Cettesoirée renfermait une de ces crises de la vie intérieure qui nepeuvent s’expliquer que par des images. Les nuages et la foudres’amoncelaient au ciel, l’on riait dans la campagne&|160;; chacunavait chaud, sentait l’orage, levait la tête et continuait saroute. M. Conyncks, le premier, alla se coucher et fut conduit à sachambre par Balthazar. Pendant son absence, Pierquin et M. de Soliss’en allèrent. Marguerite fit un adieu plein d’affection aunotaire, elle ne dit rien à Emmanuel, mais elle lui pressa la mainen lui jetant un regard humide. Elle renvoya Félicie, et quandClaës revint au parloir, il y trouva sa fille seule.

« Mon bon père, lui dit-elle d’une voix tremblante, il a fallules circonstances graves où nous sommes pour me faire quitter lamaison&|160;; mais, après bien des angoisses et après avoirsurmonté des difficultés inouïes, j’y reviens avec quelques chancesde salut pour nous tous. Grâce à votre nom, à l’influence de notreoncle et aux protections de M. de Solis, nous avons obtenu, pourvous, une place de receveur des finances en Bretagne&|160;; ellevaut, dit-on, dix-huit à vingt mille francs par an. Notre oncle afait le cautionnement.&|160;? Voici votre nomination, dit-elle entirant une lettre de son sac. Votre séjour ici, pendant nos annéesde privations et de sacrifices, serait intolérable. Notre père doitrester dans une situation au moins égale à celle où il a toujoursvécu. Je ne vous demanderai rien sur vos revenus, vous lesemploierez comme bon vous semblera. Je vous supplie seulement desonger que nous n’avons pas un sou de rente, et que nous vivronstous avec ce que Gustave nous donnera sur ses revenus. La ville nesaura rien de cette vie claustrale. Si vous étiez chez vous, vousseriez un obstacle aux moyens que nous emploierons, ma sœur et moi,pour tâcher d’y rétablir l’aisance. Est-ce abuser de l’autorité quevous m’avez donnée que de vous mettre dans une position à refairevous-même votre fortune&|160;? dans quelques années, si vous levoulez, vous serez receveur général.

&|160;? Ainsi, Marguerite, dit doucement Balthazar, tu mechasses de ma maison.

&|160;? Je ne mérite pas un reproche si dur, répondit la filleen comprimant les mouvements tumultueux de son cœur. Vousreviendrez parmi nous lorsque vous pourrez habiter votre villenatale comme il vous convient d’y paraître. D’ailleurs, mon père,n’ai-je point votre parole&|160;? reprit-elle froidement.

Vous devez m’obéir. Mon oncle est resté pour vous emmener enBretagne, afin que vous ne fissiez pas seul le voyage.

&|160;? Je n’irai pas, s’écria Balthazar en se levant, je n’aibesoin du secours de personne pour rétablir ma fortune et payer ceque je dois à mes enfants.

&|160;? Ce sera mieux, reprit Marguerite sans s’émouvoir. Jevous prierai de réfléchir à notre situation respective que je vaisvous expliquer en peu de mots. Si vous restez dans cette maison,vos enfants en sortiront, afin de vous en laisser le maître.

&|160;? Marguerite&|160;! cria Balthazar.

&|160;? Puis, dit-elle en continuant sans vouloir remarquerl’irritation de son père, il faut instruire le ministre de votrerefus, si vous n’acceptez pas une place lucrative et honorable que,malgré nos démarches et nos protections, nous n’aurions pas euesans quelques billets de mille francs adroitement mis par mon oncledans le gant d’une dame…

&|160;? Me quitter&|160;!

&|160;? Ou vous nous quitterez ou nous vous fuirons, dit-elle.Si j’étais votre seule enfant, j’imiterais ma mère, sans murmurercontre le sort que vous me feriez. Mais ma sœur et mes deux frèresne périront pas de faim ou de désespoir auprès de vous&|160;; jel’ai promis à celle qui mourut là, dit-elle en montrant la place dulit de sa mère. Nous vous avons caché nos douleurs, nous avonssouffert en silence, aujourd’hui nos forces se sont usées. Nous nesommes pas au bord d’un abîme, nous sommes au fond, mon père&|160;!pour nous en tirer, il ne nous faut pas seulement du courage, ilfaut encore que nos efforts ne soient pas incessamment déjoués parles caprices d’une passion…

&|160;? Mes chers enfants&|160;! s’écria Balthazar en saisissantla main de Marguerite, je vous aiderai, je travaillerai, je…

&|160;? En voici les moyens, répondit-elle en lui tendant lalettre ministérielle.

&|160;? Mais, mon ange, le moyen que tu m’offres pour refaire mafortune est trop lent&|160;! tu me fais perdre le fruit de dixannées de travaux, et les sommes énormes que représente monlaboratoire.

Là, dit-il en indiquant le grenier, sont toutes nos ressources.» Marguerite marcha vers la porte en disant :

« Mon père, vous choisirez&|160;!

&|160;? Ah&|160;! ma fille, vous êtes bien dure&|160;! »répondit-il en s’asseyant dans un fauteuil et la laissantpartir.

Le lendemain matin, Marguerite apprit par Lemulquinier que M.Claës était sorti. Cette simple annonce la fit pâlir, et sacontenance fut si cruellement significative, que le vieux valet luidit :

« Soyez tranquille, mademoiselle, monsieur a dit qu’il seraitrevenu à onze heures pour déjeuner.

Il ne s’est pas couché. À deux heures du matin, il était encoredebout dans le parloir, à regarder par les fenêtres les toits dulaboratoire. J’attendais dans la cuisine, je le voyais, ilpleurait, il a du chagrin. Voici ce fameux mois de juillet pendantlequel le soleil est capable de nous enrichir tous, et si vousvouliez…

&|160;? Assez&|160;! » dit Marguerite en devinant toutes lespensées qui avaient dû assaillir son père.

Il s’était en effet accompli chez Balthazar ce phénomène quis’empare de toutes les personnes sédentaires, sa vie dépendait pourainsi dire des lieux avec lesquels il s’était identifié, sa penséemariée à son laboratoire et à sa maison les lui rendaitindispensables, comme l’est la Bourse au joueur pour qui les joursfériés sont des jours perdus. Là étaient ses espérances, làdescendait du ciel la seule atmosphère où ses poumons pouvaientpuiser l’air vital. Cette alliance des lieux et des choses entreles hommes, si puissante chez les natures faibles, devient presquetyrannique chez les gens de science et d’étude. Quitter sa maison,c’était, pour Balthazar, renoncer à la Science, à son problème,c’était mourir. Marguerite fut en proie à une extrême agitationjusqu’au moment du déjeuner. La scène qui avait porté Balthazar àvouloir se tuer lui était revenue à la mémoire, et elle craignit devoir se dénouer tragiquement la situation désespérée où se trouvaitson père. Elle allait et venait dans le parloir, en tressaillantchaque fois que la sonnette de la porte retentissait.

Enfin, Balthazar revint. Pendant qu’il traversait la cour,Marguerite, qui étudia sa figure avec inquiétude, n’y vit quel’expression d’une douleur orageuse. Quand il entra dans leparloir, elle s’avança vers lui pour lui souhaiter lebonjour&|160;; il la saisit affectueusement par la taille, l’appuyasur son cœur, la baisa au front et lui dit à l’oreille : « Je suisallé demander mon passeport. » Le son de la voix, le regardrésigné, le mouvement de son père, tout écrasa le cœur de la pauvrefille qui détourna la tête pour ne point laisser voir seslarmes&|160;; mais ne pouvant les réprimer, elle alla dans lejardin, et revint après y avoir pleuré à son aise. Pendant ledéjeuner, Balthazar se montra gai comme un homme qui avait pris sonparti.

« Nous allons donc partir pour la Bretagne, mon oncle, dit-il àM. Conyncks. J’ai toujours eu le désir de voir ce pays-là.

&|160;? On y vit à bon marché, répondit le vieil oncle.

&|160;? Mon père nous quitte&|160;? » s’écria Félicie.

M. de Solis entra, il amenait Jean.

« Vous nous le laisserez aujourd’hui, dit Balthazar en mettantson fils près de lui, je pars demain, et je veux lui dire adieu. »Emmanuel regarda Marguerite qui baissa la tête.

Ce fut une journée morne, pendant laquelle chacun fut triste, etréprima des pensées ou des pleurs.

Ce n’était pas une absence, mais un exil. Puis, tous sentaientinstinctivement ce qu’il y avait d’humiliant pour un père àdéclarer ainsi publiquement ses désastres en acceptant une place eten quittant sa famille à l’âge de Balthazar. Lui seul fut aussigrand que Marguerite était ferme, et parut accepter noblement cettepénitence des fautes que l’emportement du génie lui avait faitcommettre. Quand la soirée fut passée et que le père et la fillefurent seuls, Balthazar qui, pendant toute la journée, s’étaitmontré tendre et affectueux, comme il l’était durant les beauxjours de sa vie patriarcale, tendit la main à Marguerite, et luidit avec une sorte de tendresse mêlée de désespoir : « Es-tucontente de ton père&|160;?

&|160;? Vous êtes digne de celui-là », répondit Marguerite enlui montrant le portrait de Van Claës.

Le lendemain matin, Balthazar suivi de Lemulquinier monta dansson laboratoire comme pour faire ses adieux aux espérances qu’ilavait caressées et que ses opérations commencées lui représentaientvivantes. Le maître et le valet se jetèrent un regard plein demélancolie en entrant dans le grenier qu’ils allaient quitterpeut-être pour toujours. Balthazar contempla ces machines surlesquelles sa pensée avait si longtemps plané, et dont chacuneétait liée au souvenir d’une recherche ou d’une expérience. Ilordonna d’un air triste à Lemulquinier de faire évaporer des gaz oudes acides dangereux, de séparer des substances qui auraient puproduire des explosions. Tout en prenant ces soins, il proféraitdes regrets amers, comme en exprime un condamné à mort, avantd’aller à l’échafaud.

« Voici pourtant, dit-il en s’arrêtant devant une capsule danslaquelle plongeaient les deux fils d’une pile de Volta, uneexpérience dont le résultat devrait être attendu. Si elleréussissait, affreuse pensée&|160;! mes enfants ne chasseraient pasde sa maison un père qui jetterait des diamants à leurs pieds.Voilà une combinaison de carbone et de soufre, ajouta-t-il en separlant à lui-même, dans laquelle le carbone joue le rôle de corpsélectropositif&|160;; la cristallisation doit commencer au pôlenégatif&|160;; et, dans le cas de décomposition, le carbone s’yporterait cristallisé…

&|160;? Ah&|160;! ça se ferait comme ça, dit Lemulquinier encontemplant son maître avec admiration.

&|160;? Or, reprit Balthazar après une pause, la combinaison estsoumise à l’influence de cette pile qui peut agir…

&|160;? Si monsieur veut, je vais en augmenter l’effet…

&|160;? Non, non, il faut la laisser telle qu’elle est. Le reposet le temps sont des conditions essentielles à lacristallisation…

&|160;? Parbleu, faut qu’elle prenne son temps, cettecristallisation, s’écria le valet de chambre.

&|160;? Si la température baisse, le sulfure de carbone secristallisera, dit Balthazar en continuant d’exprimer par lambeauxles pensées indistinctes d’une méditation complète dans sonentendement&|160;; mais si l’action de la pile opère dans certainesconditions que j’ignore… Il faudrait surveiller cela…

il est possible… Mais à quoi pensé-je&|160;? il ne s’agit plusde Chimie, mon ami, nous devons aller gérer une recette enBretagne. » Claës sortit précipitamment, et descendit pour faire undernier déjeuner de famille auquel assistèrent Pierquin et M. deSolis. Balthazar, pressé d’en finir avec son agonie scientifique,dit adieu à ses enfants et monta en voiture avec son oncle, toutela famille l’accompagna sur le seuil de la porte. Là, quandMarguerite eut embrassé son père par une étreinte désespérée, àlaquelle il répondit en lui disant à l’oreille : « Tu es une bonnefille, et je ne t’en voudrai jamais&|160;! » elle franchit la cour,se sauva dans le parloir, s’agenouilla à la place où sa mère étaitmorte, et fit une ardente prière à Dieu pour lui demander la forced’accomplir les rudes travaux de sa nouvelle vie. Elle était déjàfortifiée par une voix intérieure qui lui avait jeté dans le cœurles applaudissements des anges et les remerciements de sa mère,quand sa sœur, son frère Emmanuel et Pierquin rentrèrent aprèsavoir regardé la calèche jusqu’à ce qu’ils ne la vissent plus.

« Maintenant, mademoiselle, qu’allez-vous faire&|160;? lui ditPierquin.

&|160;? Sauver la maison, répondit-elle avec simplicité.

Nous possédons près de treize cents arpents à Waignies. Monintention est de les faire défricher, les partager en trois fermes,construire les bâtiments nécessaires à leur exploitation, leslouer&|160;; et je crois qu’en quelques années avec beaucoupd’économie et de patience, chacun de nous, dit-elle en montrant sasœur et son frère, aura une ferme de quatre cents et quelquesarpents qui pourra valoir, un jour, près de quinze mille francs derente. Mon frère Gustave gardera pour sa part cette maison et cequ’il possède sur le Grand Livre.

Puis nous rendrons un jour à notre père sa fortune dégagée detoute obligation en consacrant nos revenus à l’acquittement de sesdettes.

&|160;? Mais, chère cousine, dit le notaire stupéfait de cetteentente des affaires et de la froide raison de Marguerite, il vousfaut plus de deux cent mille francs pour défricher vos terrains,bâtir vos fermes et acheter des bestiaux. Où prendrez-vous cettesomme&|160;?

&|160;? Là commencent les embarras, dit-elle en regardantalternativement le notaire et M. de Solis, je n’ose les demander àmon oncle qui a déjà fait le cautionnement de mon père&|160;!

&|160;? Vous avez des amis&|160;! » s’écria Pierquin en voyanttout à coup que les demoiselles Claës seraient encore des filles decinq cent mille francs.

Emmanuel de Solis regarda Marguerite avec attendrissement&|160;;mais, malheureusement pour lui, Pierquin resta notaire au milieu deson enthousiasme et reprit ainsi : « Moi, je vous les offre, cesdeux cent mille francs&|160;! » Emmanuel et Marguerite seconsultèrent par un regard qui fut un trait de lumière pourPierquin.

Félicie rougit excessivement, tant elle était heureuse detrouver son cousin aussi généreux qu’elle le souhaitait. Elleregarda sa sœur qui, tout à coup, devina que pendant l’absencequ’elle avait faite, la pauvre fille s’était laissé prendre àquelques banales galanteries de Pierquin.

« Vous ne me paierez que cinq pour cent d’intérêt, dit-il. Vousme rembourserez quand vous voudrez, et vous me donnerez unehypothèque sur vos terrains. Mais soyez tranquille, vous n’aurezque les déboursés à payer pour tous vos contrats, je vous trouveraide bons fermiers, et ferai vos affaires gratuitement afin de vousaider en bon parent. » Emmanuel fit un signe à Marguerite pourl’engager à refuser, mais elle était trop occupée à étudier leschangements qui nuançaient la physionomie de sa sœur pour s’enapercevoir. Après une pause, elle regarda le notaire d’un airironique et lui dit d’elle-même, à la grande joie de M. de Solis :« Vous êtes un bien bon parent, je n’attendais pas moins devous&|160;; mais l’intérêt à cinq pour cent retarderait trop notrelibération, j’attendrai la majorité de mon frère et nous vendronsses rentes. » Pierquin se mordit les lèvres, Emmanuel se mit àsourire doucement.

« Félicie, ma chère enfant, reconduis Jean au collège, Martharaccompagnera », dit Marguerite en montrant son frère. « Jean, monange, sois bien sage, ne déchire pas tes habits, nous ne sommes pasassez riches pour te les renouveler aussi souvent que nous lefaisions&|160;! Allons va, mon petit, étudie bien. » Félicie sortitavec son frère.

« Mon cousin, dit Marguerite à Pierquin, et vous, monsieur,dit-elle à M. de Solis, vous êtes sans doute venus voir mon pèrependant mon absence, je vous remercie de ces preuves d’amitié. Vousne ferez sans doute pas moins pour deux pauvres filles qui vontavoir besoin de conseils. Entendons-nous à ce sujet&|160;?… Quandje serai en ville, je vous recevrai toujours avec le plus grandplaisir&|160;; mais quand Félicie sera seule ici avec Josette etMartha, je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle ne doit voirpersonne, fût-ce un vieil ami, et le plus dévoué de nos parents.Dans les circonstances où nous nous trouvons, notre conduite doitêtre d’une irréprochable sévérité. Nous voici donc pour longtempsvouées au travail et à la solitude. » Le silence régna pendantquelques instants.

Emmanuel, abîmé dans la contemplation de la tête de Marguerite,semblait muet, Pierquin ne savait que dire. Le notaire prit congéde sa cousine, en éprouvant un mouvement de rage contre lui-même :il avait deviné tout à coup que Marguerite aimait Emmanuel, etqu’il venait de se conduire en vrai sot.

« Ah&|160;! çà, Pierquin, mon ami, se dit-il en s’apostrophantlui-même dans la rue, un homme qui te dirait que tu es un grandanimal aurait raison.

Suis-je bête&|160;? faire douze mille livres de rente, en dehorsde ma charge, sans compter la succession de mon oncle des Racquets,de qui je suis le seul héritier, et qui me doublera ma fortune unjour ou l’autre (enfin, je ne lui souhaite pas de mourir, il estéconome&|160;!)… et j’ai l’infamie de demander des intérêts à MlleClaës&|160;! Je suis sûr qu’à eux deux ils se moquent maintenant demoi. Je ne dois plus penser à Marguerite&|160;! Non. Après tout,Félicie est une douce et bonne petite créature qui me convientmieux. Marguerite a un caractère de fer, elle voudrait me dominer,et elle me dominerait&|160;! Allons, montrons-nous généreux, nesoyons pas tant notaire, je ne peux donc pas secouer ceharnais-là&|160;? Sac à papier, je vais me mettre à aimer Félicie,et je ne bouge pas de ce sentiment-là&|160;!

Fourche&|160;! elle aura une ferme de quatre cent trentearpents, qui, dans un temps donné, vaudra entre quinze et vingtmille livres de rente, car les terrains de Waignies sont bons. Quemon oncle des Racquets meure, pauvre bonhomme&|160;! je vends monétude et je suis un homme de cin-quan-te-mille-li-vres-de-ren-te.Ma femme est une Claës, je suis allié à des maisons considérables.Diantre, nous verrons si les Courteville, les Magalhens, lesSavaron de Savarus refuseront de venir chez unPierquin-Claës-Molina-Nourho. Je serai maire de Douai, j’aurai lacroix, je puis être député, j’arrive à tout. Ah çà, Pierquin, mongarçon, tiens-toi là, ne faisons plus de sottises, d’autant que, maparole d’honneur, Félicie… Mlle Félicie Van Claës, elle t’aime. »Quand les deux amants furent seuls, Emmanuel tendit une main àMarguerite qui ne put s’empêcher d’y mettre sa main droite. Ils selevèrent par un mouvement unanime en se dirigeant vers leur bancdans le jardin&|160;; mais au milieu du parloir, l’amant ne putrésister à sa joie, et d’une voix que l’émotion rendit tremblante,il dit à Marguerite :

« J’ai trois cent mille francs à vous&|160;!…

&|160;? Comment, s’écria-t-elle, ma pauvre mère vous auraitencore confié&|160;?… Non. Quoi&|160;?

&|160;? Oh&|160;! ma Marguerite, ce qui est à moi, n’est-il pasà vous&|160;? N’est-ce pas vous qui la première avez ditnous&|160;?

&|160;? Cher Emmanuel », dit-elle en pressant la main qu’elletenait toujours&|160;; et, au lieu d’aller au jardin, elle se jetadans la bergère.

« N’est-ce pas à moi de vous remercier, dit-il avec sa voixd’amour, puisque vous acceptez.

&|160;? Ce moment, dit-elle, mon cher bien-aimé, efface bien desdouleurs, et rapproche un heureux avenir&|160;! Oui, j’accepte tafortune, reprit-elle en laissant errer sur ses lèvres un sourired’ange, je sais le moyen de la faire mienne. » Elle regarda leportrait de Van Claës comme pour avoir un témoin. Le jeune hommequi suivait les regards de Marguerite ne lui vit pas tirer de sondoigt une bague de jeune fille, et ne s’aperçut de ce geste qu’aumoment où il entendit ces paroles : « Au milieu de nos profondesmisères, il surgit un bonheur. Mon père me laisse, par insouciance,la libre disposition de moi-même, dit-elle en tendant la bague,prends, Emmanuel&|160;? Ma mère te chérissait, elle t’auraitchoisi. » Les larmes vinrent aux yeux d’Emmanuel, il pâlit, tombasur ses genoux, et dit à Marguerite en lui donnant un anneau qu’ilportait toujours :

« Voici l’alliance de ma mère&|160;! Ma Marguerite, reprit-il enbaisant la bague, n’aurai-je donc d’autre gage que ceci&|160;! »Elle se baissa pour apporter son front aux lèvres d’Emmanuel.

« Hélas&|160;! mon pauvre aimé, ne faisons-nous pas là quelquechose de mal&|160;? dit-elle tout émue, car nous attendronslongtemps.

&|160;? Mon oncle disait que l’adoration était le pain quotidiende la patience, en parlant du chrétien qui aime Dieu. Je puist’aimer ainsi, je t’ai, depuis longtemps, confondue avec leSeigneur de toutes choses : je suis à toi, comme je suis à lui. »Ils restèrent pendant quelques moments en proie à la plus douceexaltation. Ce fut la sincère et calme effusion d’un sentiment qui,semblable à une source trop pleine, débordait par de petites vaguesincessantes. Les événements qui séparaient ces deux amants étaientun sujet de mélancolie qui rendit leur bonheur plus vif, en luidonnant quelque chose d’aigu comme la douleur&|160;; Félicie revinttrop tôt pour eux. Emmanuel, éclairé par le tact délicieux qui faittout deviner en amour, laissa les deux sœurs seules, après avoiréchangé avec Marguerite un regard où elle put voir tout ce que luicoûtait cette discrétion, car il y exprima combien il était avidede ce bonheur désiré si longtemps, et qui venait d’être consacrépar les fiançailles du cœur.

« Viens ici, petite sœur », dit Marguerite en prenant Féliciepar le cou. Puis, la ramenant dans le jardin, elles allèrents’asseoir sur le banc auquel chaque génération avait confié sesparoles d’amour, ses soupirs de douleur, ses méditations et sesprojets. Malgré le ton joyeux et l’aimable jeunesse du sourire desa sœur, Félicie éprouvait une émotion qui ressemblait à unmouvement de peur, Marguerite lui prit la main et la sentittrembler.

« Mademoiselle Félicie, dit l’aînée en s’approchant de l’oreillede sa sœur, je lis dans votre âme.

Pierquin est venu souvent pendant mon absence, il est venu tousles soirs, il vous a dit de douces paroles, et vous les avezécoutées. » Félicie rougit.

« Ne t’en défends pas, mon ange, reprit Marguerite, il est sinaturel d’aimer&|160;! Peut-être ta chère âme changera-t-elle unpeu la nature du cousin, il est égoïste, intéressé, mais c’est unhonnête homme&|160;; et sans doute ses défauts serviront à tonbonheur.

Il t’aimera comme la plus jolie de ses propriétés, tu feraspartie de ses affaires. Pardonne-moi ce mot, chère amie&|160;? tule corrigeras des mauvaises habitudes qu’il a prises de ne voirpartout que des intérêts, en lui apprenant les affaires du cœur. »Félicie ne put qu’embrasser sa sœur. « D’ailleurs, repritMarguerite, il a de la fortune. Sa famille est de la plus haute etde la plus ancienne bourgeoisie. Mais serait-ce donc moi quim’opposerais à ton bonheur si tu veux le trouver dans une conditionmédiocre&|160;?… » Félicie laissa échapper ces mots : « Chèresœur&|160;!

&|160;? Oh&|160;! oui, tu peux te confier à moi, s’écriaMarguerite. Quoi de plus naturel que de nous dire nos secrets.»

Ce mot plein d’âme détermina l’une de ces causeries délicieusesoù les jeunes filles se disent tout. Quand Marguerite, que l’amouravait faite experte, eut reconnu l’état du cœur de Félicie, ellefinit en lui disant : « Hé bien, ma chère enfant, assurons-nous quele cousin t’aime véritablement&|160;; et… alors…

&|160;? Laisse-moi faire, répondit Félicie en riant, j’ai mesmodèles.

&|160;? Folle&|160;! » dit Marguerite en la baisant aufront.

Quoique Pierquin appartînt à cette classe d’hommes qui dans lemariage voient des obligations, l’exécution des lois sociales et unmode pour la transmission des propriétés&|160;; qu’il lui fûtindifférent d’épouser ou Félicie ou Marguerite, si l’une ou l’autreavaient le même nom et la même dot&|160;; il s’aperçut néanmoinsque toutes deux étaient, suivant une de ses expressions, des fillesromanesques et sentimentales, deux adjectifs que les gens sans cœuremploient pour se moquer des dons que la nature sème d’une mainparcimonieuse à travers les sillons de l’humanité, le notaire sedit sans doute qu’il fallait hurler avec les loups&|160;; et, lelendemain, il vint voir Marguerite, il l’emmena mystérieusementdans le petit jardin, et se mit à parler sentiment, puisque c’étaitune des clauses du contrat primitif qui devait précéder, dans leslois du monde, le contrat notarié.

« Chère cousine, lui dit-il, nous n’avons pas toujours été dumême avis sur les moyens à prendre pour arriver à la conclusionheureuse de vos affaires&|160;; mais vous devez reconnaîtreaujourd’hui que j’ai toujours été guidé par un grand désir de vousêtre utile. Hé bien, hier j’ai gâté mes offres par une fatalehabitude que nous donne l’esprit notaire, comprenez-vous&|160;?…Mon cœur n’était pas complice de ma sottise. Je vous ai bienaimée&|160;; mais nous avons une certaine perspicacité, nousautres, et je me suis aperçu que je ne vous plaisais pas. C’est mafaute&|160;! Un autre a été plus adroit que moi. Hé bien, je viensvous avouer tout bonifacement que j’éprouve un amour réel pourvotre sœur Félicie. Traitez-moi donc comme un frère&|160;! puisezdans ma bourse, prenez à même&|160;! Allez, plus vous prendrez,plus vous me prouverez d’amitié. Je suis tout à vous, sans intérêt,entendez-vous&|160;? ni à douze, ni à un quart pour cent. Que jesois trouvé digne de Félicie et je serai content. Pardonnez-moi mesdéfauts, ils ne viennent que de la pratique des affaires, le cœurest bon, et je me jetterais dans la Scarpe, plutôt que de ne pasrendre ma femme heureuse.

&|160;? Voilà qui est bien, cousin&|160;! dit Marguerite, maisma sœur dépend d’elle et de notre père…

&|160;? Je sais cela, ma chère cousine, dit le notaire, maisvous êtes la mère de toute la famille, et je n’ai rien plus à cœurque de vous rendre juge du mien. » Cette façon de parler peintassez bien l’esprit de l’honnête notaire. Plus tard, Pierquindevint célèbre par sa réponse au commandant du camp de Saint-Omerqui l’avait prié d’assister à une fête militaire, et qui fut ainsiconçue : M. Pierquin-Claës de Molina-Nourho, maire de la ville deDouai, chevalier de la Légion d’honneur, aura celui de se rendre,etc.

Marguerite accepta l’assistance du notaire, mais seulement danstout ce qui concernait sa profession, afin de ne compromettre enrien ni sa dignité de femme, ni l’avenir de sa sœur, ni lesdéterminations de son père. Ce jour même elle confia sa sœur à lagarde de Josette et de Martha, qui se vouèrent corps et âme à leurjeune maîtresse, en en secondant les plans d’économie. Margueritepartit aussitôt pour Waignies où elle commença ses opérations quifurent savamment dirigées par Pierquin. Le dévouement s’étaitchiffré dans l’esprit du notaire comme une excellente spéculation,ses soins, ses peines furent alors en quelque sorte une mise defonds qu’il ne voulut point épargner.

D’abord, il tenta d’éviter à Marguerite la peine de fairedéfricher et de labourer les terres destinées aux fermes. Il avisatrois jeunes fils de fermiers riches qui désiraient s’établir, illes séduisit par la perspective que leur offrait la richesse de cesterrains, et réussit à leur faire prendre à bail les trois fermesqui allaient être construites. Moyennant l’abandon du prix de laferme pendant trois ans, les fermiers s’engagèrent à en donner dixmille francs de loyer à la quatrième année, douze mille à lasixième, et quinze mille pendant le reste du bail&|160;; à creuserles fossés, faire les plantations et acheter les bestiaux. Pendantque les fermes se bâtirent, les fermiers vinrent défricher leursterres.

Quatre ans après le départ de Balthazar, Marguerite avait déjàpresque rétabli la fortune de son frère et de sa sœur. Deux centmille francs suffirent à payer toutes les constructions. Ni lessecours, ni les conseils ne manquèrent à cette courageuse filledont la conduite excitait l’admiration de la ville.

Marguerite surveilla ses bâtisses, l’exécution de ses marchés etde ses baux avec ce bon sens, cette activité, cette constance quesavent déployer les femmes quand elles sont animées par un grandsentiment. Dès la cinquième année, elle put consacrer trente millefrancs de revenu que donnèrent les fermes, les rentes de son frèreet le produit des biens paternels, à l’acquittement des capitauxhypothéqués, et à la réparation des dommages que la passion deBalthazar avait faits dans sa maison.

L’amortissement devait donc aller rapidement par la décroissancedes intérêts. Emmanuel de Solis offrit d’ailleurs à Marguerite lescent mille francs qui lui restaient sur la succession de son oncleet qu’elle n’avait pas employés, en y joignant une vingtaine demille francs de ses économies, en sorte que, dès la troisième annéede sa gestion, elle put acquitter une assez forte somme dedettes.

Cette vie de courage, de privations et de dévouement ne sedémentit point durant cinq années&|160;; mais tout fut d’ailleurssuccès et réussite, sous l’administration et l’influence deMarguerite.

Devenu ingénieur des ponts et chaussées, Gabriel aidé par songrand-oncle fit une rapide fortune dans l’entreprise d’un canalqu’il construisit, et sut plaire à sa cousine Mlle Conyncks, queson père adorait et l’une des plus riches héritières des deuxFlandres. En 1824, les biens de Claës se trouvèrent libres, et lamaison de la rue de Paris avait réparé ses pertes. Pierquin demandapositivement la main de Félicie à Balthazar, de même que M. deSolis sollicita celle de Marguerite.

Au commencement du mois de janvier 1825, Marguerite et M.Conyncks partirent pour aller chercher le père exilé de qui chacundésirait vivement le retour, et qui donna sa démission afin derester au milieu de sa famille dont le bonheur allait recevoir sasanction. En l’absence de Marguerite, qui souvent avait exprimé leregret de ne pouvoir remplir les cadres vides de la galerie et desappartements de réception, pour le jour où son père reprendrait samaison, Pierquin et M. de Solis complotèrent avec Félicie depréparer à Marguerite une surprise qui ferait participer en quelquesorte la sœur cadette à la restauration de la Maison Claës. Tousdeux avaient acheté à Félicie plusieurs beaux tableaux qu’ils luioffrirent pour décorer la galerie. M. Conyncks avait eu la mêmeidée. Voulant témoigner à Marguerite la satisfaction que luicausait sa noble conduite et son dévouement à remplir le mandat quelui avait légué sa mère, il avait pris des mesures pour qu’onapportât une cinquantaine de ses plus belles toiles etquelques-unes de celles que Balthazar avait jadis vendues, en sorteque la galerie Claës fut entièrement remeublée. Marguerite étaitdéjà venue plusieurs fois voir son père accompagnée de sa sœur, oude Jean : chaque fois, elle l’avait trouvé progressivement pluschangé&|160;; mais depuis sa dernière visite, la vieillesse s’étaitmanifestée chez Balthazar par d’effrayants symptômes à la gravitédesquels contribuait sans doute la parcimonie avec laquelle ilvivait afin de pouvoir employer la plus grande partie de sesappointements à faire des expériences qui trompaient toujours sonespoir. Quoiqu’il ne fût âgé que de soixante-cinq ans, il avaitl’apparence d’un octogénaire. Ses yeux s’étaient profondémentenfoncés dans leurs orbites, ses sourcils avaient blanchi, quelquescheveux lui garnissaient à peine la nuque&|160;; il laissaitcroître sa barbe qu’il coupait avec des ciseaux quand elle legênait&|160;; il était courbé comme un vieux vigneron&|160;; puisle désordre de ses vêtements avait repris un caractère de misèreque la décrépitude rendait hideux.

Quoiqu’une pensée forte animât ce grand visage dont les traitsne se voyaient plus sous les rides, la fixité du regard, un airdésespéré, une constante inquiétude y gravaient les diagnostics dela démence, ou plutôt de toutes les démences ensemble. Tantôt il yapparaissait un espoir qui donnait à Balthazar l’expression dumonomane&|160;; tantôt l’impatience de ne pas deviner un secret quise présentait à lui comme un feu follet y mettait les symptômes dela fureur&|160;; puis tout à coup un rire éclatant trahissait lafolie, enfin la plupart du temps l’abattement le plus completrésumait toutes les nuances de sa passion par la froide mélancoliede l’idiot. Quelque fugaces et imperceptibles que fussent cesexpressions pour des étrangers, elles étaient malheureusement tropsensibles pour ceux qui connaissaient un Claës sublime de bonté,grand par le cœur, beau de visage et duquel il n’existait que derares vestiges. Vieilli, lassé comme son maître par de constantstravaux, Lemulquinier n’avait pas eu à subir comme lui les fatiguesde la pensée&|160;; aussi sa physionomie offrait-elle un singuliermélange d’inquiétude et d’admiration pour son maître, auquel ilétait facile de se méprendre : quoiqu’il écoutât sa moindre paroleavec respect, qu’il suivît ses moindres mouvements avec une sortede tendresse, il avait soin du savant comme une mère a soin d’unenfant&|160;; souvent il pouvait avoir l’air de le protéger, parcequ’il le protégeait véritablement dans les vulgaires nécessités dela vie auxquelles Balthazar ne pensait jamais. Ces deux vieillardsenveloppés par une idée, confiants dans la réalité de leur espoir,agités par le même souffle, l’un représentant l’enveloppe etl’autre l’âme de leur existence commune, formaient un spectacle àla fois horrible et attendrissant. Lorsque Marguerite et M.Conyncks arrivèrent, ils trouvèrent Claës établi dans une auberge,son successeur ne s’était pas fait attendre et avait déjà prispossession de la place.

À travers les préoccupations de la Science, un désir de revoirsa patrie, sa maison, sa famille agitait Balthazar&|160;; la lettrede sa fille lui avait annoncé des événements heureux, il songeait àcouronner sa carrière par une série d’expériences qui devait lemener enfin à la découverte de son problème, il attendait doncMarguerite avec une excessive impatience. La fille se jeta dans lesbras de son père en pleurant de joie. Cette fois, elle venaitchercher la récompense d’une vie douloureuse, et le pardon de sagloire domestique. Elle se sentait criminelle à la manière desgrands hommes qui violent les libertés pour sauver la patrie. Maisen contemplant son père, elle frémit en reconnaissant leschangements qui, depuis sa dernière visite, s’étaient opérés enlui. Conyncks partagea le secret effroi de sa nièce, et insistapour emmener au plus tôt son cousin à Douai où l’influence de lapatrie pouvait le rendre à la raison, à la santé, en le rendant àla vie heureuse du foyer domestique. Après les premières effusionsde cœur qui furent plus vives de la part de Balthazar queMarguerite ne le croyait, il eut pour elle des attentionssingulières, il témoigna le regret de la recevoir dans une mauvaisechambre d’auberge, il s’informa de ses goûts, il lui demanda cequ’elle voulait pour ses repas avec les soins empressés d’unamant&|160;; il eut enfin les manières d’un coupable qui veuts’assurer de son juge. Marguerite connaissait si bien son pèrequ’elle devina le motif de cette tendresse, en supposant qu’ilpouvait avoir en ville quelques dettes desquelles il voulaits’acquitter avant son départ. Elle observa pendant quelque tempsson père, et vit alors le cœur humain à nu. Balthazar s’étaitrapetissé. Le sentiment de son abaissement, l’isolement dans lequelle mettait la Science, l’avait rendu timide et enfant dans toutesles questions étrangères à ses occupations favorites&|160;; safille aînée lui imposait, le souvenir de son dévouement passé, dela force qu’elle avait déployée, la conscience du pouvoir qu’il luiavait laissé prendre, la fortune dont elle disposait et lessentiments indéfinissables qui s’étaient emparés de lui, depuis lejour où il avait abdiqué sa paternité déjà compromise, la luiavaient sans doute grandie de jour en jour.

Conyncks semblait n’être rien aux yeux de Balthazar, il nevoyait que sa fille et ne pensait qu’à elle en paraissant laredouter comme certains maris faibles redoutent la femme supérieurequi les a subjugués&|160;; lorsqu’il levait les yeux sur elle,Marguerite y surprenait avec douleur une expression de crainte,semblable à celle d’un enfant qui se sent fautif. La noble fille nesavait comment concilier la majestueuse et terrible expression dece crâne dévasté par la Science et par les travaux, avec le sourirepuéril, avec la servilité naïve qui se peignaient sur les lèvres etla physionomie de Balthazar. Elle fut blessée du contraste queprésentaient cette grandeur et cette petitesse, et se promitd’employer son influence à faire reconquérir à son père toute sadignité, pour le jour solennel où il allait reparaître au sein desa famille.

D’abord, elle saisit un moment où ils se trouvèrent seuls pourlui dire à l’oreille : « Devez-vous quelque chose ici&|160;? »Balthazar rougit et répondit d’un air embarrassé : « Je ne saispas, mais Lemulquinier te le dira. Ce brave garçon est plus au faitde mes affaires que je ne le suis moi-même. » Marguerite sonna levalet de chambre, et quand il vint, elle étudia presqueinvolontairement la physionomie des deux vieillards.

« Monsieur désire quelque chose&|160;? » demandaLemulquinier.

Marguerite, qui était tout orgueil et noblesse, eut un serrementde cœur en s’apercevant au ton et au maintien du valet, qu’ils’était établi quelque familiarité mauvaise entre son père et lecompagnon de ses travaux.

« Mon père ne peut donc pas faire sans vous le compte de cequ’il doit ici&|160;? dit Marguerite.

&|160;? Monsieur, reprit Lemulquinier, doit… » À ces mots,Balthazar fit à son valet de chambre un signe d’intelligence queMarguerite surprit et qui l’humilia.

« Dites-moi tout ce que doit mon père, s’écria-t-elle.

&|160;? Ici, monsieur doit un millier d’écus à un apothicairequi tient l’épicerie en gros, et qui nous a fourni des potassescaustiques, du plomb, du zinc, et des réactifs.

&|160;? Est-ce tout&|160;? » dit Marguerite.

Balthazar réitéra un signe affirmatif à Lemulquinier qui,fasciné par son maître, répondit :

« oui, mademoiselle.

&|160;? Hé bien, reprit-elle, je vais vous les remettre. »Balthazar embrassa joyeusement sa fille en lui disant : « Tu es unange pour moi, mon enfant. » Et il respira plus à l’aise, en laregardant d’un œil moins triste, mais, malgré cette joie,Marguerite aperçut facilement sur son visage les signes d’uneprofonde inquiétude, et jugea que ces mille écus constituaientseulement les dettes criardes du laboratoire.

« Soyez franc, mon père, dit-elle en se laissant asseoir sur sesgenoux par lui, vous devez encore quelque chose&|160;? Avouez-moitout, revenez dans votre maison sans conserver un principe decrainte au milieu de la joie générale.

&|160;? Ma chère Marguerite, dit-il en lui prenant les mains etles lui baisant avec une grâce qui semblait être un souvenir de sajeunesse, tu me gronderas…

&|160;? Non, dit-elle.

&|160;? Vrai, répondit-il en laissant échapper un geste de joieenfantine, je puis donc tout te dire, tu paieras…

&|160;? Oui, dit-elle en réprimant des larmes qui lui venaientaux yeux.

&|160;? Hé&|160;! bien, je dois… oh&|160;! je n’ose pas…

&|160;? Mais dites donc, mon père&|160;!

&|160;? C’est considérable », reprit-il.

Elle joignit les mains par un mouvement de désespoir.

« Je dois trente mille francs à MM. Protez et Chiffreville.

&|160;? Trente mille francs, dit-elle, sont mes économies, maisj’ai du plaisir à vous les offrir », ajouta-t-elle en lui baisantle front avec respect.

Il se leva, prit sa fille dans ses bras, et tourna tout autourde sa chambre en la faisant sauter comme un enfant&|160;; puis, illa remit sur le fauteuil où elle était, en s’écriant : « Ma chèreenfant, tu es un trésor d’amour&|160;! Je ne vivais plus. LesChiffreville m’ont écrit trois lettres menaçantes et voulaient mepoursuivre, moi qui leur ai fait faire une fortune.

&|160;? Mon père, dit Marguerite avec un accent de désespoir,vous cherchez donc toujours&|160;?

&|160;? Toujours, dit-il avec un sourire de fou. Je trouverai,va&|160;!… Si tu savais où nous en sommes.

&|160;? Qui, nous&|160;?…

&|160;? Je parle de Mulquinier, il a fini par me comprendre, ilm’aide bien. Pauvre garçon, il m’est si dévoué&|160;! » Conyncksinterrompit la conversation en entrant, Marguerite fit signe à sonpère de se taire en craignant qu’il ne se déconsidérât aux yeux deleur oncle. Elle était épouvantée des ravages que la préoccupationavait faits dans cette grande intelligence absorbée dans larecherche d’un problème peut-être insoluble. Balthazar, qui nevoyait sans doute rien au-delà de ses fourneaux, ne devinait mêmepas la libération de sa fortune. Le lendemain, ils partirent pourla Flandre. Le voyage fut assez long pour que Marguerite pûtacquérir de confuses lumières sur la situation dans laquelle setrouvaient son père et Lemulquinier. Le valet avait-il sur lemaître cet ascendant que savent prendre sur les plus grands espritsles gens sans éducation qui se sentent nécessaires, et qui, deconcession en concession, savent marcher vers la domination avec lapersistance que donne une idée fixe&|160;? ou bien le maîtreavait-il contracté pour son valet cette espèce d’affection qui naîtde l’habitude, et semblable à celle qu’un ouvrier a pour son outilcréateur, que l’Arabe a pour son coursier libérateur&|160;?Marguerite épia quelques faits pour se décider, en se proposant desoustraire Balthazar à un joug humiliant, s’il était réel. Enpassant à Paris, elle y resta durant quelques jours pour yacquitter les dettes de son père, et prier les fabricants deproduits chimiques de ne rien envoyer à Douai sans l’avoir prévenueà l’avance des demandes que leur ferait Claës. Elle obtint de sonpère qu’il changeât de costume et reprît les habitudes de toiletteconvenables à un homme de son rang. Cette restauration corporellerendit à Balthazar une sorte de dignité physique qui fut de bonaugure pour un changement d’idées.

Bientôt sa fille, heureuse par avance de toutes les surprisesqui attendaient son père dans sa propre maison, repartit pourDouai.

À trois lieues de cette ville, Balthazar trouva sa fille Félicieà cheval, escortée par ses deux frères, par Emmanuel, par Pierquinet par les intimes amis des trois familles. Le voyage avaitnécessairement distrait le chimiste de ses pensées habituelles,l’aspect de la Flandre avait agi sur son cœur&|160;; aussi, quandil aperçut le joyeux cortège que lui formaient et sa famille et sesamis, éprouva-t-il des émotions si vives que ses yeux devinrenthumides, sa voix trembla, ses paupières rougirent, et il embrassasi passionnément ses enfants sans pouvoir les quitter, que lesspectateurs de cette scène furent émus aux larmes. Lorsqu’il revitsa maison, il pâlit, sauta hors de la voiture de voyage avecl’agilité d’un jeune homme, respira l’air de la cour avec délices,et se mit à regarder les moindres détails avec un plaisir quidébordait dans ses gestes&|160;; il se redressa, et sa physionomieredevint jeune. Quand il entra dans le parloir, il eut des pleursaux yeux en y voyant par l’exactitude avec laquelle sa fille avaitreproduit ses anciens flambeaux d’argent vendus, que les désastresdevaient être entièrement réparés. Un déjeuner splendide étaitservi dans la salle à manger, dont les dressoirs avaient étéremplis de curiosités et d’argenterie d’une valeur au moins égale àcelle des pièces qui s’y trouvaient jadis. Quoique ce repas defamille durât longtemps, il suffit à peine aux récits que Balthazarexigeait de chacun de ses enfants. La secousse imprimée à son moralpar ce retour lui fit épouser le bonheur de sa famille et il s’enmontra bien le père. Ses manières reprirent leur ancienne noblesse.Dans le premier moment, il fut tout à la jouissance de lapossession, sans se demander compte des moyens par lesquels ilrecouvrait tout ce qu’il avait perdu. Sa joie fut donc entière etpleine. Le déjeuner fini, les quatre enfants, le père et Pierquinle notaire passèrent dans le parloir où Balthazar ne vit pas sansinquiétude des papiers timbrés qu’un clerc avait apportés sur unetable devant laquelle il se tenait, comme pour assister son patron.Les enfants s’assirent, et Balthazar étonné resta debout devant lacheminée.

« Ceci, dit Pierquin, est le compte de tutelle que rend M. Claësà ses enfants. Quoique ce ne soit pas très amusant, ajouta-t-il enriant à la façon des notaires qui prennent assez généralement unton plaisant pour parler des affaires les plus sérieuses, il fautabsolument que vous l’écoutiez. » Quoique les circonstancesjustifiassent cette phrase, M. Claës, à qui sa conscience rappelaitle passé de sa vie, l’accepta comme un reproche et fronça lessourcils. Le clerc commença la lecture.

L’étonnement de Balthazar alla croissant à mesure que cet actese déroulait. Il y était établi d’abord que la fortune de sa femmemontait, au moment du décès, à seize cent mille francs environ, etla conclusion de cette reddition de compte fournissait clairement àchacun de ses enfants une part entière comme aurait pu la gérer unbon et soigneux père de famille. Il en résultait que la maisonétait libre de toute hypothèque, que Balthazar était chez lui, etque ses biens ruraux étaient également dégagés.

Lorsque les divers actes furent signés, Pierquin présenta lesquittances des sommes jadis empruntées et les mainlevées desinscriptions qui pesaient sur les propriétés. En ce moment,Balthazar, qui recouvrait à la fois l’honneur de l’homme, la vie dupère, la considération du citoyen, tomba dans un fauteuil&|160;; ilchercha Marguerite qui par une de ces sublimes délicatesses defemme s’était absentée pendant cette lecture, afin de voir sitoutes ses intentions avaient été bien remplies pour la fête.

Chacun des membres de la famille comprit la pensée du vieillardau moment où ses yeux faiblement humides demandaient sa fille quetous voyaient en ce moment par les yeux de l’âme, comme un ange deforce et de lumière. Lucien alla chercher Marguerite. En entendantle pas de sa fille, Balthazar courut la serrer dans ses bras.

« Mon père, lui dit-elle au pied de l’escalier où le vieillardla saisit pour l’étreindre, je vous en supplie, ne diminuez en rienvotre sainte autorité.

Remerciez-moi, devant toute la famille, d’avoir bien accomplivos intentions et soyez ainsi le seul auteur du bien qui a pu sefaire ici. » Balthazar leva les yeux au ciel, regarda sa fille, secroisa les bras, et dit après une pause pendant laquelle son visagereprit une expression que ses enfants ne lui avaient pas vue depuisdix ans :

« Que n’es-tu là, Pépita, pour admirer notre enfant&|160;! » Ilserra Marguerite avec force, sans pouvoir prononcer une parole, etrentra. « Mes enfants, dit-il avec cette noblesse de maintien quien faisait autrefois un des hommes les plus imposants, nous devonstous des remerciements et de la reconnaissance à ma filleMarguerite, pour la sagesse et le courage avec lesquels elle arempli mes intentions, exécuté mes plans, lorsque, trop absorbé parmes travaux, je lui ai remis les rênes de notre administrationdomestique.

&|160;? Ah&|160;! maintenant, nous allons lire les contrats demariage, dit Pierquin en regardant l’heure. Mais ces actes-là ne meregardent pas, attendu que la loi me défend d’instrumenter pour mesparents et pour moi. M. Raparlier l’oncle va venir. » En ce moment,les amis de la famille invités au dîner que l’on donnait pour fêterle retour de M. Claës et célébrer la signature des contratsarrivèrent successivement, pendant que les gens apportèrent lescadeaux de noces. L’assemblée s’augmenta promptement et devintaussi imposante par la qualité des personnes qu’elle était bellepar la richesse des toilettes. Les trois familles qui s’unissaientpar le bonheur de leurs enfants avaient voulu rivaliser desplendeur. En un moment, le parloir fut plein des gracieux présentsqui se font aux fiancés. L’or ruisselait et pétillait. Les étoffesdépliées, les châles de cachemire, les colliers, les paruresexcitaient une joie si vraie chez ceux qui les donnaient et chezcelles qui les recevaient, cette joie enfantine à demi se peignaitsi bien sur tous les visages, que la valeur de ces présentsmagnifiques était oubliée par les indifférents, assez souventoccupés à la calculer par curiosité. Bientôt commença le cérémonialusité dans la famille Claës pour ces solennités. Le père et la mèredevaient seuls être assis, et les assistants demeuraient deboutdevant eux à distance. À gauche du parloir et du côté du jardin seplacèrent Gabriel Claës et Mlle Conyncks, auprès de qui se tinrentM. de Solis et Marguerite, sa sœur et Pierquin. À quelques pas deces trois couples, Balthazar et Conyncks, les seuls de l’assembléequi fussent assis, prirent place chacun dans un fauteuil, près dunotaire qui remplaçait Pierquin. Jean était debout derrière sonpère. Une vingtaine de femmes élégamment mises et quelques hommes,tous choisis parmi les plus proches parents des Pierquin, desConyncks et des Claës, le maire de Douai qui devait marier lesépoux, les douze témoins pris parmi les amis les plus dévoués destrois familles, et dont faisait partie le premier président de lacour royale, tous, jusqu’au curé de Saint-Pierre, restèrent debouten formant, du côté de la cour, un cercle imposant. Cet hommagerendu par toute cette assemblée à la paternité qui, dans cetinstant, rayonnait d’une majesté royale, imprimait à cette scèneune couleur antique. Ce fut le seul moment pendant lequel, depuisseize ans, Balthazar oublia la recherche de l’Absolu. M. Raparlier,le notaire, alla demander à Marguerite et à sa sœur si toutes lespersonnes invitées à la signature et au dîner qui devait la suivreétaient arrivées&|160;; et, sur leur réponse affirmative, il revintprendre le contrat de mariage de Marguerite et de M. de Solis, quidevait être lu le premier, quand tout à coup la porte du parloirs’ouvrit, et Lemulquinier se montra le visage flamboyant dejoie.

« Monsieur, monsieur&|160;! » Balthazar jeta sur Marguerite unregard de désespoir, lui fit un signe et l’emmena dans le jardin.Aussitôt le trouble se mit dans l’assemblée.

« Je n’osais pas te le dire, mon enfant, dit le père à safille&|160;; mais puisque tu as tant fait pour moi, tu me sauverasde ce dernier malheur. Lemulquinier m’a prêté, pour une dernièreexpérience qui n’a pas réussi, vingt mille francs, le fruit de seséconomies. Le malheureux vient sans doute me les redemander enapprenant que je suis redevenu riche, donne-les-lui sur-le-champ.Ah&|160;! mon ange, tu lui dois ton père, car lui seul me consolaitdans mes désastres, lui seul encore a foi en moi.

Certes, sans lui je serais mort…

&|160;? Monsieur, monsieur, criait Lemulquinier.

&|160;? Eh bien&|160;? dit Balthazar en se retournant.

&|160;? Un diamant&|160;!… » Claës sauta dans le parloir enapercevant un diamant dans la main de son valet de chambre qui luidit tout bas : « Je suis allé au laboratoire. » Le chimiste, quiavait tout oublié, jeta un regard sur le vieux Flamand, et ceregard ne pouvait se traduire que par ces mots : Tu es allé lepremier au laboratoire&|160;!

« Et, dit le valet en continuant, j’ai trouvé ce diamant dans lacapsule qui communiquait avec cette pile que nous avions laissée entrain de faire des siennes, et elle en a fait, monsieur&|160;!ajouta-t-il en montrant un diamant blanc de forme octaédrique dontl’éclat attirait les regards étonnés de toute l’assemblée.

&|160;? Mes enfants, mes amis, dit Balthazar, pardonnez à monvieux serviteur, pardonnez-moi. Ceci va me rendre fou. Un hasard desept années a produit, sans moi, une découverte que je cherchedepuis seize ans. Comment&|160;? je n’en sais rien. oui, j’avaislaissé du sulfure de carbone sous l’influence d’une pile de Voltadont l’action aurait dû être surveillée tous les jours. Eh bien,pendant mon absence, le pouvoir de Dieu a éclaté dans monlaboratoire sans que j’aie pu constater ses effets, progressifsbien entendu&|160;! Cela n’est-il pas affreux&|160;?

Maudit exil&|160;! maudit hasard&|160;! Hélas&|160;! si j’avaisépié cette longue, cette lente, cette subite, je ne sais commentdire, cristallisation, transformation, enfin ce miracle, eh bien,mes enfants seraient plus riches encore. Quoique ce ne soit pas lasolution du problème que je cherche, au moins les premiers rayonsde ma gloire auraient lui sur mon pays, et ce moment que nosaffections satisfaites rendent si ardent de bonheur serait encoreéchauffé par le soleil de la Science. » Chacun gardait le silencedevant cet homme.

Les paroles sans suite qui lui furent arrachées par la douleurfurent trop vraies pour n’être pas sublimes.

Tout à coup, Balthazar refoula son désespoir au fond delui-même, jeta sur l’assemblée un regard majestueux qui brilla dansles âmes, prit le diamant, et l’offrit à Marguerite en s’écriant :« Il t’appartient, mon ange. » Puis il renvoya Lemulquinier par ungeste, et dit au notaire :

« Continuons. » Ce mot excita dans l’assemblée le frissonnementque, dans certains rôles, Talma causait aux masses attentives.Balthazar s’était assis en se disant à voix basse : « Je ne doisêtre que père aujourd’hui. » Marguerite entendit le mot, s’avança,saisit la main de son père et la baisa respectueusement.

« Jamais homme n’a été si grand, dit Emmanuel quand sa prétenduerevint près de lui, jamais homme n’a été si puissant, tout autre endeviendrait fou. » Les trois contrats lus et signés, chacuns’empressa de questionner Balthazar sur la manière dont s’étaitformé ce diamant, mais il ne pouvait rien répondre sur un accidentsi étrange. Il regarda son grenier, et le montra par un geste derage.

« oui, la puissance effrayante due au mouvement de la matièreenflammée qui sans doute a fait les métaux, les diamants, dit-il,s’est manifestée là pendant un moment, par hasard.

&|160;? Ce hasard est sans doute bien naturel, dit un de cesgens qui veulent expliquer tout, le bonhomme aura oublié quelquediamant véritable.

C’est autant de sauvé sur ceux qu’il a brûlés.

&|160;? Oublions cela, dit Balthazar à ses amis, je vous prie dene pas m’en parler aujourd’hui. » Marguerite prit le bras de sonpère pour se rendre dans les appartements de la maison de devant oùl’attendait une somptueuse fête. Quand il entra dans la galerieaprès tous ses hôtes, il la vit meublée de tableaux et remplie defleurs rares.

« Des tableaux, s’écria-t-il, des tableaux&|160;! etquelques-uns de nos anciens&|160;! » Il s’arrêta, son front serembrunit, il eut un moment de tristesse, et sentit alors le poidsde ses fautes en mesurant l’étendue de son humiliation secrète.

« Tout cela est à vous, mon père, dit Marguerite en devinant lessentiments qui agitaient l’âme de Balthazar.

&|160;? Ange que les esprits célestes doivent applaudir,s’écria-t-il, combien de fois auras-tu donc donné la vie à tonpère&|160;?

&|160;? Ne conservez plus aucun nuage sur votre front, ni lamoindre pensée triste dans votre cœur, répondit-elle et vousm’aurez récompensée au-delà de mes espérances. Je viens de penser àLemulquinier, mon père chéri, le peu de mots que vous m’avez dit delui me le fait estimer, et je l’avoue, j’avais mal jugé cethomme&|160;; ne pensez plus à ce que vous lui devez, il resteraprès de vous comme un humble ami. Emmanuel possède environ soixantemille francs d’économies, nous les donnerons à Lemulquinier. Aprèsvous avoir si bien servi, cet homme doit être heureux le reste deses jours. Ne vous inquiétez pas de nous&|160;! M. de Solis et moi,nous aurons une vie calme et douce, une vie sans faste&|160;; nouspouvons donc nous passer de cette somme jusqu’à ce que vous nous larendiez.

&|160;? Ah&|160;! ma fille, ne m’abandonne jamais&|160;! Soistoujours la providence de ton père. »

En entrant dans les appartements de réception, Balthazar lestrouva restaurés et meublés aussi magnifiquement qu’ils l’étaientautrefois. Bientôt les convives se rendirent dans la grande salle àmanger du rez-de-chaussée par le grand escalier, sur chaque marcheduquel se trouvaient des arbres fleuris. Une argenteriemerveilleuse de façon, offerte par Gabriel à son père, séduisit lesregards autant qu’un luxe de table qui parut inouï aux principauxhabitants d’une ville où ce luxe est traditionnellement à la mode.Les domestiques de M. Conyncks, ceux de Claës et de Pierquinétaient là pour servir ce repas somptueux. En se voyant au milieude cette table couronnée de parents, d’amis et de figures surlesquelles éclatait une joie vive et sincère, Balthazar, derrièrelequel se tenait Lemulquinier, eut une émotion si pénétrante quechacun se tut, comme on se tait devant les grandes joies ou lesgrandes douleurs.

« Chers enfants, s’écria-t-il, vous avez tué le veau gras pourle retour du père prodigue. » Ce mot par lequel le savant sefaisait justice, et qui empêcha peut-être qu’on ne la lui fit plussévère, fut prononcé si noblement que chacun attendri essuya seslarmes&|160;; mais ce fut la dernière expression de mélancolie, lajoie prit insensiblement le caractère bruyant et animé qui signaleles fêtes de famille. Après le dîner, les principaux habitants dela ville arrivèrent pour le bal qui s’ouvrit et qui répondit à lasplendeur classique de la Maison Claës restaurée. Les troismariages se firent promptement et donnèrent lieu à des fêtes, desbals, des repas qui entraînèrent pour plusieurs mois le vieux Claësdans le tourbillon du monde. Son fils aîné alla s’établir à laterre que possédait près de Cambrai Conyncks, qui ne voulait jamaisse séparer de sa fille. Mme Pierquin dut également quitter lamaison paternelle, pour faire les honneurs de l’hôtel que Pierquinavait fait bâtir, et où il voulait vivre noblement, car sa chargeétait vendue, et son oncle Des Raquets venait de mourir en luilaissant des trésors lentement économisés. Jean partit pour Paris,où il devait achever son éducation.

Les Solis restèrent donc seuls près de leur père, qui leurabandonna le quartier de derrière, en se logeant au second étage dela maison de devant.

Marguerite continua de veiller au bonheur matériel de Balthazar,et fut aidée dans cette douce tâche par Emmanuel. Cette noble fillereçut par les mains de l’amour la couronne la plus enviée, celleque le bonheur tresse et dont l’éclat est entretenu par laconstance. En effet, jamais couple n’offrit mieux image de cettefélicité complète, avouée, pure, que toutes les femmes caressentdans leurs rêves. L’union de ces deux êtres si courageux dans lesépreuves de la vie, et qui s’étaient si saintement aimés, excitadans la ville une admiration respectueuse. M. de Solis, nommédepuis longtemps inspecteur général de l’Université, se démit deses fonctions pour mieux jouir de son bonheur, et rester à Douai oùchacun rendait si bien hommage à ses talents et à son caractère,que son nom était par avance promis au scrutin des collègesélectoraux, quand viendrait pour lui l’âge de la députation.Marguerite, qui s’était montrée si forte dans l’adversité, redevintdans le bonheur une femme douce et bonne. Claës resta pendant cetteannée gravement préoccupé sans doute&|160;; mais, s’il fit quelquesexpériences peu coûteuses et auxquelles ses revenus suffisaient, ilparut négliger son laboratoire. Marguerite qui reprit les ancienneshabitudes de la Maison Claës donna tous les mois, à son père, unefête de famille à laquelle assistaient les Pierquin et lesConyncks, et reçut la haute société de la ville à un jour de lasemaine où elle avait un Café qui devint l’un des pluscélèbres.

Quoique souvent distrait, Claës assistait à toutes lesassemblées, et redevint si complaisamment homme du monde pourcomplaire à sa fille aînée, que ses enfants purent croire qu’ilavait renoncé à chercher la solution de son problème. Trois ans sepassèrent ainsi.

En 1828, un événement favorable à Emmanuel l’appela en Espagne.Quoiqu’il y eût, entre les biens de la maison de Solis et lui,trois branches nombreuses la fièvre jaune, la vieillesse,l’infécondité, tous les caprices de la fortune s’accordèrent pourrendre Emmanuel l’héritier des titres et des riches substitutionsde sa maison, lui, le dernier. Par un de ces hasards qui ne sontinvraisemblables que dans les livres, la maison de Solis avaitacquis le comté de Nourho. Marguerite ne voulut pas se séparer deson mari qui devait rester en Espagne aussi longtemps que levoudraient ses affaires, elle fut d’ailleurs curieuse de voir lechâteau de Casa Réal, où sa mère avait passé son enfance, et laville de Grenade, berceau patrimonial de la famille Solis. Ellepartit, en confiant l’administration de la maison au dévouement deMartha, de Josette et de Lemulquinier qui avait l’habitude de laconduire. Balthazar, à qui Marguerite avait proposé le voyage enEspagne, s’y était refusé en alléguant son grand âge, maisplusieurs travaux médités depuis longtemps, et qui devaientréaliser ses espérances, furent la véritable raison de sonrefus.

Le comte et la comtesse de Soly Y Nourho restèrent en Espagneplus longtemps qu’ils ne le voulurent, Marguerite y eut un enfant.Ils se trouvaient au milieu de l’année 1830 à Cadix, où ilscomptaient s’embarquer pour revenir en France, par l’Italie&|160;;mais ils y reçurent une lettre dans laquelle Félicie apprenait detristes nouvelles à sa sœur. En dix-huit mois leur père s’étaitcomplètement ruiné. Gabriel et Pierquin étaient obligés de remettreà Lemulquinier une somme mensuelle pour subvenir aux dépenses de lamaison. Le vieux domestique avait encore une fois sacrifié safortune à son maître. Balthazar ne voulait recevoir personne, etn’admettait même pas ses enfants chez lui. Josette et Marthaétaient mortes. Le cocher, le cuisinier et les autres gens avaientété successivement renvoyés. Les chevaux et les équipages étaientvendus. Quoique Lemulquinier gardât le plus profond secret sur leshabitudes de son maître, il était à croire que les mille francsdonnés par mois par Gabriel Claës et par Pierquin s’employaient enexpériences. Le peu de provisions que le valet de chambre achetaitau marché faisait supposer que ces deux vieillards se contentaientdu strict nécessaire. Enfin, pour ne pas laisser vendre la maisonpaternelle, Gabriel et Pierquin payaient les intérêts des sommesque le vieillard avait empruntées, à leur insu, sur cetimmeuble.

Aucun de ses enfants n’avait d’influence sur ce vieillard, qui,à soixante-dix ans, déployait une énergie extraordinaire pourarriver à faire toutes ses volontés, même les plus absurdes.Marguerite pouvait peut-être seule reprendre l’empire qu’elle avaitjadis exercé sur Balthazar, et Félicie suppliait sa sœur d’arriverpromptement&|160;; elle craignait que son père n’eût signé quelqueslettres de change.

Gabriel, Conyncks et Pierquin, effrayés tous de la continuitéd’une folie qui avait dévoré environ sept millions sans résultat,étaient décidés à ne pas payer les dettes de M. Claës. Cette lettrechangea les dispositions du voyage de Marguerite, qui prit lechemin le plus court pour gagner Douai. Ses économies et sanouvelle fortune lui permettaient bien d’éteindre encore une foisles dettes de son père&|160;; mais elle voulait plus, elle voulaitobéir à sa mère en ne laissant pas descendre au tombeau Balthazardéshonoré. Certes, elle seule pouvait exercer assez d’ascendant surce vieillard pour l’empêcher de continuer son œuvre de ruine, à unâge où l’on ne devait attendre aucun travail fructueux de sesfacultés affaiblies. Mais elle désirait le gouverner sans lefroisser, afin de ne pas imiter les enfants de Sophocle, au cas oùson père approcherait du but scientifique auquel il avait tantsacrifié.

M. et Mme de Solis atteignirent la Flandre vers les derniersjours du mois de septembre 1831, et arrivèrent à Douai dans lamatinée. Marguerite se fit arrêter à sa maison de la rue de Paris,et la trouva fermée. La sonnette fut violemment tirée sans quepersonne répondît. Un marchand quitta le pas de sa boutique oùl’avait amené le fracas des voitures de M. de Solis et de sa suite.Beaucoup de personnes étaient aux fenêtres pour jouir du spectacleque leur offrait le retour d’un ménage aimé dans toute la ville, etattirées aussi par cette curiosité vague qui s’attachait auxévénements que l’arrivée de Marguerite faisait préjuger dans laMaison Claës. Le marchand dit au valet de chambre du comte de Solisque le vieux Claës était sorti depuis environ une heure. Sansdoute

M. Lemulquinier promenait son maître sur les remparts.Marguerite envoya chercher un serrurier pour ouvrir la porte, afind’éviter la scène que lui préparait la résistance de son père, si,comme le lui avait écrit Félicie, il se refusait à l’admettre chezlui. Pendant ce temps, Emmanuel alla chercher le vieillard pour luiannoncer l’arrivée de sa fille, tandis que son valet de chambrecourut prévenir M. et Mme Pierquin. En un moment la porte futouverte. Marguerite entra dans le parloir pour y faire mettre sesbagages, et frissonna de terreur en en voyant les murailles nuescomme si le feu y eût été mis. Les admirables boiseries sculptéespar Van Huysium et le portrait du Président avaient été vendus,dit-on, à lord Spencer.

La salle à manger était vide, il ne s’y trouvait plus que deuxchaises de paille et une table commune sur laquelle Margueriteaperçut avec effroi deux assiettes, deux bols, deux couvertsd’argent, et sur un plat les restes d’un hareng saur que Claës etson valet de chambre venaient sans doute de partager. En un instantelle parcourut la maison, dont chaque pièce lui offrit le désolantspectacle d’une nudité pareille à celle du parloir et de la salle àmanger. L’idée de l’Absolu avait passé partout comme un incendie.Pour tout mobilier, la chambre de son père avait un lit, une chaiseet une table sur laquelle était un mauvais chandelier de cuivre oùla veille avait expiré un bout de chandelle de la plus mauvaiseespèce. Le dénuement y était si complet qu’il ne s’y trouvait plusde rideaux aux fenêtres. Les moindres objets qui pouvaient avoirune valeur dans la maison, tout, jusqu’aux ustensiles de cuisine,avait été vendu.

Émue par la curiosité qui ne nous abandonne même pas dans lemalheur, Marguerite entra chez Lemulquinier, dont la chambre étaitaussi nue que celle de son maître. Dans le tiroir à demi fermé dela table, elle aperçut une reconnaissance du Mont-de-Piété quiattestait que le valet avait mis sa montre en gage quelques joursauparavant. Elle courut au laboratoire, et vit cette pièce pleined’instruments de science comme par le passé. Elle se fit ouvrir sonappartement, son père y avait tout respecté.

Au premier coup d’œil qu’elle y jeta, Marguerite fondit enlarmes et pardonna tout à son père. Au milieu de cette fureurdévastatrice, il avait donc été arrêté par le sentiment paternel etpar la reconnaissance qu’il devait à sa fille. Cette preuve detendresse, reçue dans un moment où le désespoir de Marguerite étaitau comble, détermina l’une de ces réactions morales contrelesquelles les cœurs les plus froids sont sans force. Elledescendit au parloir et y attendit l’arrivée de son père, dans uneanxiété que le doute augmentait affreusement.

Comment allait-elle le revoir&|160;? Détruit, décrépit,souffrant, affaibli par les jeûnes qu’il subissait parorgueil&|160;? Mais aurait-il sa raison&|160;? Des larmes coulaientde ses yeux sans qu’elle s’en aperçût en retrouvant ce sanctuairedévasté. Les images de toute sa vie, ses efforts, ses précautionsinutiles, son enfance, sa mère heureuse et malheureuse, tout,jusqu’à la vue de son petit Joseph qui souriait à ce spectacle dedésolation, lui composait un poème de déchirantes mélancolies.Mais, quoiqu’elle prévît des malheurs, elle ne s’attendait pas audénouement qui devait couronner la vie de son père, cette vie à lafois si grandiose et si misérable. L’état dans lequel se trouvaitM. Claës n’était un secret pour personne. À la honte des hommes, ilne se rencontrait pas à Douai deux cœurs généreux qui rendissenthonneur à sa persévérance d’homme de génie. Pour toute la société,Balthazar était un homme à interdire, un mauvais père qui avaitmangé six fortunes, des millions, et qui cherchait la pierrephilosophale, au Dix-Neuvième siècle, ce siècle éclairé, ce siècleincrédule, ce siècle, etc… on le calomniait en le flétrissant dunom d’alchimiste en lui jetant au nez ce mot : « Il veut faire del’or&|160;! » Que ne disait-on pas d’éloges à propos de ce siècle,où, comme dans tous les autres, le talent expire sous uneindifférence aussi brutale que l’était celle des temps où moururentDante, Cervantes, Tasse et tutti quanti.

Les peuples comprennent encore plus tardivement les créations dugénie que ne les comprenaient les Rois.

Ces opinions avaient insensiblement filtré de la haute sociétédouaisienne dans la bourgeoisie, et de la bourgeoisie dans le baspeuple. Le chimiste septuagénaire excitait donc un profondsentiment de pitié chez les gens bien élevés, une curiositérailleuse dans le peuple, deux expressions grosses de mépris et dece vae victis&|160;! dont sont accablés les grands hommes par lesmasses quand elles les voient misérables. Beaucoup de personnesvenaient devant la Maison Claës, se montrer la rosace du grenier oùs’était consumé tant d’or et de charbon.

Quand Balthazar passait, il était indiqué du doigt&|160;;souvent, à son aspect, un mot de raillerie ou de pitié s’échappaitdes lèvres d’un homme du peuple ou d’un enfant&|160;; maisLemulquinier avait soin de le lui traduire comme un éloge, etpouvait le tromper impunément. Si les yeux de Balthazar avaientconservé cette lucidité sublime que l’habitude des grandes penséesy imprime, le sens de l’ouïe s’était affaibli chez lui. Pourbeaucoup de paysans, de gens grossiers et superstitieux, cevieillard était donc un sorcier. La noble, la grande Maison Claëss’appelait, dans les faubourgs et dans les campagnes, la maison dudiable. Il n’y avait pas jusqu’à la figure de Lemulquinier qui neprêtât aux croyances ridicules qui s’étaient répandues sur sonmaître. Aussi, quand le pauvre vieux ilote allait au marchéchercher les denrées nécessaires à la subsistance, et qu’il prenaitparmi les moins chères de toutes, n’obtenait-il rien sans recevoirquelques injures en manière de réjouissance&|160;; heureux même sisouvent, quelques marchandes superstitieuses ne refusaient pas delui vendre sa maigre pitance en craignant de se damner par uncontact avec un suppôt de l’enfer. Les sentiments de toute cetteville étaient donc généralement hostiles à ce grand vieillard et àson compagnon.

Le désordre des vêtements de l’un et de l’autre y prêtaitencore, ils allaient vêtus comme ces pauvres honteux qui conserventun extérieur décent et qui hésitent à demander l’aumône. Tôt outard ces deux vieilles gens pouvaient être insultés. Pierquin,sentant combien une injure publique serait déshonorante pour lafamille, envoyait toujours, durant les promenades de son beau-père,deux ou trois de ses gens qui l’environnaient à distance avec lamission de le protéger, car la révolution de Juillet n’avait pascontribué à rendre le peuple respectueux.

Par une de ces fatalités qui ne s’expliquent pas, Claës etLemulquinier, sortis de grand matin, avaient trompé la surveillancesecrète de M. et Mme Pierquin, et se trouvaient seuls en ville. Auretour de leur promenade ils vinrent s’asseoir au soleil, sur unbanc de la place Saint-Jacques où passaient quelques enfants pouraller à l’école ou au collège. En apercevant de loin ces deuxvieillards sans défense, et dont les visages s’épanouissaient ausoleil, les enfants se mirent à en causer. ordinairement, lescauseries d’enfants arrivent bientôt à des rires&|160;; du rire,ils en vinrent à des mystifications sans en connaître lacruauté.

Sept ou huit des premiers qui arrivèrent se tinrent à distanceet se mirent à examiner les deux vieilles figures en retenant desrires étouffés qui attirèrent l’attention de Lemulquinier.

« Tiens, vois-tu celui-là dont la tête est comme ungenou&|160;?

&|160;? Oui.

&|160;? Eh bien il est savant de naissance.

&|160;? Papa dit qu’il fait de l’or, dit un autre.

&|160;? Par où&|160;? C’est-y par là ou par ici&|160;? » ajoutaun troisième en montrant d’un geste goguenard cette partied’eux-mêmes que les écoliers se montrent si souvent en signe demépris.

Le plus petit de la bande qui avait son panier plein deprovisions, et qui léchait une tartine beurrée, s’avança naïvementvers le banc et dit à Lemulquinier : « C’est-y vrai, monsieur, quevous faites des perles et des diamants&|160;?

&|160;? Oui, mon petit milicien, répondit Lemulquinier ensouriant et lui frappant sur la joue, nous t’en donnerons quand tuseras bien savant.

&|160;? Ah&|160;! monsieur, donnez-m’en aussi », fut uneexclamation générale.

Tous les enfants accoururent comme une nuée d’oiseaux etentourèrent les deux chimistes. Balthazar, absorbé dans uneméditation d’où il fut tiré par ces cris, fit alors un gested’étonnement qui causa un rire général.

« Allons, gamins, respect à un grand homme&|160;! ditLemulquinier.

&|160;? À la chienlit&|160;! crièrent les enfants. Vous êtes dessorciers.&|160;? Oui, sorciers, vieux sorciers&|160;! sorciers,na&|160;! » Lemulquinier se dressa sur ses pieds, et menaça de sacanne les enfants qui s’enfuirent en ramassant de la boue et despierres. Un ouvrier, qui déjeunait à quelques pas de là, ayant vuLemulquinier levant sa canne pour faire sauver les enfants, crutqu’il les avait frappés, et les appuya par ce mot terrible : « Àbas les sorciers&|160;! » Les enfants, se sentant soutenus,lancèrent leurs projectiles qui atteignirent les deux vieillards,au moment où le comte de Solis se montrait au bout de la place,accompagné des domestiques de Pierquin. Ils n’arrivèrent pas assezvite pour empêcher les enfants de couvrir de boue le grandvieillard et son valet de chambre. Le coup était porté.

Balthazar, dont les facultés avaient été jusqu’alors conservéespar la chasteté naturelle aux savants chez qui la préoccupationd’une découverte anéantit les passions, devina, par un phénomèned’intussusception le secret de cette scène&|160;; son corpsdécrépit ne soutint pas la réaction affreuse qu’il éprouva dans lahaute région de ses sentiments, il tomba frappé d’une attaque deparalysie entre les bras de Lemulquinier qui le ramena chez lui surun brancard, entouré par ses deux gendres et par leurs gens. Aucunepuissance ne put empêcher la populace de Douai d’escorter levieillard jusqu’à la porte de sa maison, où se trouvaient Félicieet ses enfants, Jean, Marguerite et Gabriel qui, prévenu par sasœur, était arrivé de Cambrai avec sa femme. Ce fut un spectacleaffreux que celui de l’entrée de ce vieillard qui se débattaitmoins contre la mort que contre l’effroi de voir ses enfantspénétrant le secret de sa misère. Aussitôt un lit fut dressé aumilieu du parloir, les secours furent prodigués à Balthazar dont lasituation permit, vers la fin de la journée, de concevoir quelquesespérances pour sa conservation. La paralysie, quoique habilementcombattue, le laissa néanmoins assez longtemps dans un état voisinde l’enfance. Quand la paralysie eut cessé par degrés, elle restasur la langue qu’elle avait spécialement affectée, peut-être parceque la colère y avait porté toutes les forces du vieillard aumoment où il voulut apostropher les enfants.

Cette scène avait allumé dans la ville une indignation générale.Par une loi, jusqu’alors inconnue, qui dirige les affections desmasses, cet événement ramena tous les esprits à M. Claës. En unmoment il devint un grand homme, il excita l’admiration et obtinttous les sentiments qu’on lui refusait la veille. Chacun vanta sapatience, sa volonté, son courage, son génie. Les magistratsvoulurent sévir contre ceux qui avaient participé à cetattentat&|160;; mais le mal était fait. La famille Claës demanda lapremière que cette affaire fût assoupie. Marguerite avait ordonnéde meubler le parloir, dont les parois nues furent bientôt tenduesde soie.

Quand, quelques jours après cet événement, le vieux père eutrecouvré ses facultés, et qu’il se retrouva dans une sphèreélégante, environné de tout ce qui était nécessaire à la vieheureuse, il fit entendre que sa fille Marguerite devait êtrevenue, au moment même où elle rentrait au parloir&|160;; en lavoyant, Balthazar rougit, ses yeux se mouillèrent sans qu’il ensortît des larmes. Il put presser de ses doigts froids la main desa fille, et mit dans cette pression tous les sentiments et toutesles idées qu’il ne pouvait plus exprimer. Ce fut quelque chose desaint et de solennel, l’adieu du cerveau qui vivait encore, du cœurque la reconnaissance ranimait. Épuisé par ses tentativesinfructueuses, lassé par sa lutte avec un problème gigantesque etdésespéré peut-être de l’incognito qui attendait sa mémoire, cegéant allait bientôt cesser de vivre&|160;; ses enfantsl’entouraient avec un sentiment respectueux, en sorte que ses yeuxpurent être récréés par les images de l’abondance, de la richesse,et par le tableau touchant que lui présentait sa belle famille. Ilfut constamment affectueux dans ses regards, par lesquels il putmanifester ses sentiments&|160;; ses yeux contractèrent soudain unesi grande variété d’expression qu’ils eurent comme un langage delumière, facile à comprendre. Marguerite paya les dettes de sonpère, et rendit, en quelques jours, à la Maison Claës une splendeurmoderne qui devait écarter toute idée de décadence. Elle ne quittaplus le chevet du lit de Balthazar, de qui elle s’efforçait dedeviner toutes les pensées, et d’accomplir les moindres souhaits.Quelques mois se passèrent dans les alternatives de mal et de bienqui signalent chez les vieillards le combat de la vie et de lamort&|160;; tous les matins, ses enfants se rendaient près de lui,restaient pendant la journée dans le parloir en dînant devant sonlit, et ne sortaient qu’au moment où il s’endormait. La distractionqui lui plut davantage parmi toutes celles que l’on cherchait à luidonner, fut la lecture de journaux que les événements politiquesrendirent alors fort intéressants. M. Claës écoutait attentivementcette lecture que M. de Solis faisait à voix haute et près delui.

Vers la fin de l’année 1832, Balthazar passa une nuitextrêmement critique pendant laquelle M. Pierquin le médecin futappelé par la garde, effrayée d’un changement subit qui se fit chezle malade&|160;; en effet, le médecin voulut le veiller encraignant à chaque instant qu’il n’expirât sous les efforts d’unecrise intérieure dont les effets eurent le caractère d’uneagonie.

Le vieillard se livrait à des mouvements d’une force incroyablepour secouer les liens de la paralysie&|160;; il désirait parler etremuait la langue sans pouvoir former de sons&|160;; ses yeuxflamboyants projetaient des pensées&|160;; ses traits contractésexprimaient des douleurs inouïes&|160;; ses doigts s’agitaientdésespérément, il suait à grosses gouttes. Le matin, les enfantsvinrent embrasser leur père avec cette affection que la crainte desa mort prochaine leur faisait épancher tous les jours plus ardenteet plus vive&|160;; mais il ne leur témoigna point la satisfactionque lui causaient habituellement ces témoignages de tendresse.Emmanuel, averti par Pierquin, s’empressa de décacheter le journalpour voir si cette lecture ferait diversion aux crises intérieuresqui travaillaient Balthazar. En dépliant la feuille, il vit cesmots, découverte de l’absolu, qui le frappèrent vivement, et il lutà Marguerite un article où il était parlé d’un procès relatif à lavente qu’un célèbre mathématicien polonais avait faite de l’Absolu.Quoique Emmanuel lût tout bas l’annonce du fait à Marguerite qui lepria de passer l’article, Balthazar avait entendu.

Tout à coup le moribond se dressa sur ses deux poings, jeta surses enfants effrayés un regard qui les atteignit tous comme unéclair, les cheveux qui lui garnissaient la nuque remuèrent, sesrides tressaillirent, son visage s’anima d’un esprit de feu, unsouffle passa sur cette face et la rendit sublime, il leva une maincrispée par la rage, et cria d’une voix éclatante le fameux motd’Archimède : EURÊKA (j’ai trouvé). Il retomba sur son lit enrendant le son lourd d’un corps inerte, il mourut en poussant ungémissement affreux, et ses yeux convulsés exprimèrent jusqu’aumoment où le médecin les ferma le regret de n’avoir pu léguer à laScience le mot d’une énigme dont le voile s’était tardivementdéchiré sous les doigts décharnés de la Mort.

Paris, juin-septembre 1834.

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