La Reine Sanglante

La Reine Sanglante

de Michel Zévaco

Chapitre 1 FÉE OU SORCIÈRE

Au moment où se situe ce récit, la France, en1314, avait pour roi Louis X le Hutin. La reine, Marguerite de Bourgogne et ses deux sœurs, Jeanne et Blanche, menaient secrètement une vie de débauche et la Tour de Nesle devint leur lieu de plaisir favori.

À l’époque, le roi était conseillé pour les affaires de l’État par son oncle Charles, comte de Valois et par Mgr Enguerrand de Marigny, ancien ambassadeur à la cour de Bourgogne. Ce dernier avait été autrefois l’amant de la reine qui lui donna une fille, Myrtille, mais celle-ci a toujours ignoré les hautes fonctions de son père et elle ne connaît pas sa mère. Le comte de Valois, oncle du roi, avait séduit une jeune fille de la cour de Bourgogne, Anne de Dramans. Un fils, Jehan, naquit que Marguerite de Bourgogne, par haine amoureuse, décida de faire supprimer. L’homme chargé de cette mission, Lancelot Bigorne,hésita au dernier moment et sauva l’enfant.

Des années ont passé depuis : Jehan –Buridan – est devenu un homme, Myrtille une jeune fille. Les deux jeunes gens s’aiment sans soupçonner leur lourd passé. La haine que se vouent l’un à l’autre Enguerrand de Marigny et le comte de Valois est un obstacle à leur amour. Quant à Marguerite de Bourgogne, elle dédaigne celui de Philippe d’Aulnay, un ami de Buridan. C’est Buridan qu’elle aime, mais il reste fidèle àMyrtille ; la haine de la reine est tenace : ils mourronttous les deux.

Pourtant, Louis X soupçonne qu’on le trahit.Il se rend à la Tour de Nesle, trouve des papiers, s’en saisit…Mais Philippe d’Aulnay surgit, prend des mains du roi les papierscompromettants, les enflamme à une torche… Buridan est à son côté.Philippe d’Aulnay a sauvé l’honneur de la femme qu’il aime, mais ilreste prisonnier des archers du roi, tandis que Buridan et ses amisse réfugient dans la cour des Miracles.

Conduit par Bigorne, le roi retrouve sononcle, le comte de Valois, dans la salle basse de la Tour deNesle.

Valois, en voyant entrer son neveu et roi,poussa un cri de joie et se précipita vers Louis, qui l’étreignitdans ses bras en disant :

« Il faut donc que ce soit moi qui viennevous tirer des mains des Philistins ?

– Ah ! Sire, cria Valois, dussé-jevivre plusieurs siècles, jamais je n’oublierai que c’est à vous queje dois la liberté et peut-être la vie. Cette vie, mon cher Sire,vous pouvez en disposer, elle vous appartientdésormais ! »

En parlant ainsi, dans un mouvement deréaction, après les heures d’angoisse et de terreur qu’il venait desubir le comte de Valois éclata en sanglots. En ce moment, il étaitsincère dans sa reconnaissance et une sorte d’enthousiasme luivenait à la pensée que le roi lui-même l’aimait assez pour avoirpris la peine de venir lui-même le délivrer.

« Mais, fit-il après les embrassades eteffusions qui suivirent le premier moment, mais, Sire, commentavez-vous pu savoir ?…

– Mais, reprit à son tour le roi,dites-moi, mon digne oncle, comment avez-vous pu vous laisserprendre, tel un renard forcé par la meute ?

– Sire ! dit Valois, je vousavouerai qu’avant tout, j’ai hâte de me retrouver à l’air libre… etque je meurs de faim. »

Une demi-heure plus tard, l’oncle et le neveus’installèrent devant une table splendidement servie.

« Maintenant que nous sommes seuls,Valois, raconte-moi comment t’est arrivée cette prodigieuseaventure d’être saisi dans ton hôtel, malgré la garnison de troiscents gardes… »

Valois, en peu de mots, fit le récit de ce quis’était passé dans son hôtel et raconta comment Buridan et LancelotBigorne, profitant de l’obscurité qui régnait dans le couloir oùavait lieu la bagarre, avaient pu pénétrer dans l’hôtel. Quant àdire pourquoi il s’en garda, tenant à liquider lui-même ce pointavec Simon Malingre.

« Sais-tu, fit le roi avec admiration,que ce sont là de rudes hommes !

– Oui, Sire ! dit Valois, d’une voixsombre, rudes et redoutables. Ils seraient seuls qu’il n’y auraitpas à s’en préoccuper, sinon pour les faire pendre. Mais, Sire, lemalheur est que ces gens sont inspirés par un homme plus redoutableencore, dont ils ne sont que les instruments. Cet homme a juré maperte. Cet homme, enfiellé de jalousie, exaspéré de haine contrel’oncle du roi, veut vous priver de votre meilleur conseiller, devotre serviteur le plus loyal, le plus dévoué, le plusdésintéressé…

– De qui veux-tu parler, Valois ?fit le roi chez qui déjà la colère commençait à bouillonner.

– De qui voulez-vous donc que je parle,Sire, sinon de celui qui, après avoir ruiné mon frère, Philippe IV,cherche à vous ruiner vous-même ? De qui voulez-vous que jeparle, sinon de celui qui me hait parce que j’ai surpris sesdilapidations, parce qu’il sait que je le surveille, parce qu’il abesoin d’ombre et de silence, et que je suis, moi, le flambeau quiéclaire, la parole qui accuse ? De qui voulez-vous que jeparle, sinon du seul homme qui ait intérêt à madisparition ?…

– Crois-tu donc, gronda le roi, crois-tuque Marigny oserait…

– Ah ! Sire, vous voyez bien quec’est vous qui prononcez son nom, son nom maudit ! C’estMarigny, Sire, qui m’a dépêché cette bande de truands avec missionde m’assassiner ! Les truands n’ont pas osé aller jusqu’aubout. Ils n’ont pas osé porter la main sur moi. Mais ils m’auraientlaissé mourir de faim et de soif dans ce cachot d’où mon roi estvenu me tirer comme l’ange envoyé par Dieu.

– Par Notre-Dame, balbutia le roi, chezqui la fureur se déchaînait, si j’en étais sûr, je ferais saisirMarigny, je le ferais jeter dans un cachot où je le laisseraispourrir ou, plutôt, je le ferais pendre, oui, pendre, tout monpremier ministre qu’il est, pendre à ces fourches de Montfauconqu’il m’a offertes comme don de joyeux avènement. »

À ce moment, Valois comprit qu’il jouait surun coup de dé sa puissance et, peut-être, sa liberté et sa vie.

Il sentit qu’entré dans la voie del’accusation, il lui fallait aller jusqu’au bout, il lui fallaitécraser à jamais son rival sous une des formidables accusationsdont on ne se relève pas.

Son visage se fit plus sombre, sa voix se fitplus fielleuse :

« Sire, dit-il, si je vous disais lavérité tout entière, si je vous disais pourquoi, depuis quelquesjours, Marigny qui a toujours souhaité ma perte, s’est résolu à metuer enfin, après avoir longtemps hésité…

– Parle ! je te l’ordonne, fit leroi en voyant que Valois s’arrêtait.

– Si Enguerrand de Marigny n’avait viséque le comte de la Marche, ou le comte de Poitiers, pardonnez-moi,Sire ! mais j’aurais laissé faire Enguerrand deMarigny ! »

Le roi tressaillit et pâlit en voyant devinerses pensées les plus secrètes.

« Car alors, continua Valois de sa voixsifflante, j’aurais pensé que c’était Dieu même qui armait le brasde Marigny contre deux hommes qui attendent avec une trop visibleimpatience leur tour de monter sur le trône ! Mais je vous aidit plus haut, cherchez plus haut encore !… Je vous voispâlir, je vois que vous avez compris ! Oui, Sire ! c’estde vous qu’il s’agit ! C’est vous que Marigny ose menacerdirectement. Et si Buridan n’est que l’instrument de Marigny, quisait si Marigny lui-même n’est pas l’instrument de vos deuxfrères ? »

Le roi réfléchissait. Et Valois, avec lesourire de la haine satisfaite, le regardait réfléchir. Cette fois,Louis Hutin ne s’abandonnait pas à une de ces fureurs aussi viteapaisées que déchaînées : cette fois il songeait. Un pli durbarrait son front, ordinairement poli et sans rides comme un frontd’enfant qui n’a pas encore connu le souci de la vie. Ses yeux,d’un bleu gris qui, généralement ne reflétaient que la joie devivre, étaient devenus mauvais.

« Marigny est perdu ! » songeale comte de Valois avec un rugissement de joie intérieure.

Le roi releva longtemps la tête, jeta unregard autour de lui, comme pour s’assurer que l’ombre de Marignyn’était pas là pour le surveiller, et demanda :

« Comment ferons-nous ?… »

C’était la condamnation d’Enguerrand deMarigny.

« Sire, dit Valois, si Votre Majesté veutme confier la direction de cette affaire, je me fais fort detrouver pour les juges un prétexte suffisant sans qu’il soit besoind’instruire le peuple de la vérité, c’est-à-dire du danger qui amenacé vos jours. Les prétextes ne manquent pas ! Nous feronsfouiller les caves de l’hôtel Marigny et nous trouverons qu’ellesregorgent d’or, alors que les coffres du roi sont presque vides.Nous lui demanderons d’où vient cet or. Nous l’accuserons d’avoirpillé et forfaité les deniers destinés à Bertrand de Goth[1]. Nous l’accuserons, avecpreuves, d’avoir reçu de l’argent des Flamands pour trahir la causedu roi de France… Et enfin. Sire, nous l’accuserons d’un crime plushorrible qu’aucun des crimes qui aient jamais étéconçus. »

Le roi frissonna.

Il s’imprégnait de ce fiel que lui versait lesinistre rival d’Enguerrand de Marigny. Et ce fut avec un frissond’épouvante qu’il entendit la dernière accusation.

« Vous savez, Sire, que vous avez étémenacé par les maléfices d’une sorcière, d’une fille d’enfer qui,le doute n’est plus permis, a fait pacte avec Satan. »

Le roi esquissa un signe de croix et murmurarapidement une forme d’exorcisme destinée à écarter de lui lesdémons ou spectres invisibles.

« Vous savez, continua Valois, quemoi-même, Sire, j’ai saisi le maléfice qui, par une suprêmeinsulte, avait été placé dans un bénitier. Oui, c’est là, dans lachambre même de la sorcière, c’est là, dans ce bénitier profané,que, de mes propres mains, j’ai saisi la statuette de cire faite àvotre image et percée au cœur d’une épingle, afin que votre cœur, àvous, éclatât et se brisât dans votre poitrine. Ce sortilège, vousl’avez vu, je vous l’ai apporté…

– Je me souviens, murmura le roi livide,je me souviens de cette affreuse soirée…

– Eh bien, Sire, souvenez-vous doncaussi, pendant que vous y êtes, souvenez-vous de l’attitude deMarigny ! N’avez-vous pas remarqué son trouble, sapâleur ? N’avez-vous pas remarqué qu’il a insisté pour allerlui-même arrêter la sorcière ? Et pendant qu’à laCourtille-aux-Roses je sauvais mon roi, n’est-il pas vrai queMarigny s’est jeté à vos pieds, lui, l’orgueil en personne !Que voulait-il dire ? Quelle supplication était dans son cœuret n’a osé monter jusqu’à ses lèvres ? Vous êtes-vous demandétout cela, Sire ? Vous êtes-vous demandé le secret de cetrouble ?…

– Je n’y ai pas songé ! ditnaïvement le roi. Mais maintenant, par Notre-Dame ! l’horriblevérité éclate à mes yeux : la conscience de Marigny étaitbourrelée de remords !

– Non, Sire ! pas de remords, maisd’épouvante ! Marigny avait peur, entendez-vous bien ? etil avait peur parce que cette sorcière, cette fille démoniaque quipréparait votre mort…

– Eh bien ? haleta le roi.

– Eh bien, c’est sa fille.

– Sa fille ! fit le roi avec unaccent de terreur insensée.

– Sa fille ! sa complice !pauvre innocente, peut-être, car elle n’a agi que sousl’inspiration de son père. »

Hagard, tremblant, les cheveux mouillés desueur, affaissé dans son fauteuil, Louis entendit à peine cesdernières paroles par lesquelles Valois amorçait déjà lajustification de Myrtille.

Le roi évoquait l’image de cette sorcièrequ’il avait vue dans les cachots du Temple et qu’on lui disait êtrela fille de Marigny.

« Par le Ciel ! grommela-t-il enlui-même, comment Marigny, qui peut avoir quarante-quatre ans,a-t-il une fille qui paraît bien tout près de quarante-cinqans ? »

Soudain, il se frappa le front etmurmura :

« J’ai compris !… »

Alors, il se passa une scène d’un comiquefunèbre.

Il y eut une façon de quiproquo sinistre, leroi songeant à Mabel, et Valois songeant à Myrtille, toutes lesdeux ensemble figurant à ce moment de l’entretien la seule etunique sorcière qui avait fabriqué le maléfice.

« Valois ! s’écria tout à coup leroi d’un air de triomphe, as-tu revu la sorcière depuis que tu l’asarrêtée à la Courtille-aux-Roses et enfermée au Temple ? Es-tudescendu dans son cachot ?

– Sire… balbutia Valois.

– Tu l’as revue, n’est-ce pas ?reprit avec impétuosité le roi. Et, dis-moi, elle est jeune ?Elle ne peut être que jeune, puisqu’elle est la fille de Marigny.Elle peut avoir de vingt à ving-cinq ans ?

– Dix-sept à peine ! murmurasourdement Valois, dont l’angoisse croissait d’instant en instant.Mais, Sire, je vais vous… »

Le roi considéra Valois d’un regard depitié.

« Ainsi, dit-il, non seulement elle t’aparu jeune, mais encore elle t’a semblé belle ? Eh bien,écoute, Valois ! Voici qui prouve bien que nous avons affaireà une véritable sorcière : devant moi, elle a pris le visaged’une femme vieille et affreuse !… »

Valois demeura si stupéfait, qu’un instant ilse demanda si le roi ne jouait pas avec lui un jeu effrayant.

« Sire, bégaya-t-il, je ne comprendspas !

– Mais, moi, je comprends ! s’écriaLouis, triomphant. Bigorne m’a tout dit : cette fille, Valois,ce n’est pas seulement une sorcière, c’est aussi une fée.

– Bigorne !… une fée !… murmuraValois, effaré, en passant sa main sur son front mouillé desueur.

– Eh bien, répéta Louis Hutin, unefée ! c’est-à-dire un de ces êtres qui ont le pouvoir deprendre toutes les formes, afin, sans doute, de pouvoir échapper àla vengeance des chrétiens. Au surplus, ajouta-t-il en se levantbrusquement nous allons la voir ensemble ; mais qui sait lanouvelle figure qu’elle aura prise ! En tout cas, je la défiebien de t’apparaître jeune et jolie en même temps qu’ellem’apparaîtra vieille et laide. Viens, Valois ! nous allons lavoir et contrôler l’une par l’autre notre double vision.

– Elle est donc ici ? balbutiaValois épouvanté.

– J’ai donné l’ordre à Trencavel de mel’amener. Elle doit être ici depuis cette nuit. »

En même temps, le roi se précipita vers sachambre à coucher, suivi de Valois, titubant, vacillant et sedemandant déjà à quelle catastrophe il marchait.

Dans l’antichambre, le roi s’arrêta uninstant. Là, Hugues de Trencavel, l’épée nue, se tenait devant laporte et douze gardes montaient la faction avec lui.

« Tu as mis la sorcière dans machambre ? demanda le roi.

– Non, Sire, répondit Trencavel, j’ai crumieux faire en la mettant dans le cabinet où il n’y a ni portes nifenêtres par où elle puisse s’échapper.

– Tu as bien fait, mon braveTrencavel. »

Et le roi, toujours suivi de Valois, qui seraidissait, pénétra dans la chambre à coucher. Là, il y avait sixgardes sous le commandement d’un officier.

Les six gardes étaient placés en rang devantla porte du cabinet où avait été enfermée Mabel.

Le roi les écarta d’un geste et ouvrit laporte du cabinet.

« Je suis perdu ! » murmuraValois.

À ce moment retentit un grand cri.

Ce cri, c’était le roi qui venait de lepousser en entrant dans le cabinet. Tous se précipitèrent pour luiporter secours, et tous purent constater que le cabinet étaitvide !…

« Vide ! » cria le roi, d’unevoix qui tremblait.

« Vide ! » répéta en lui-mêmeValois, avec le rugissement de joie du condamné qui se voit sauvé àla dernière minute.

Et alors, tandis que le bruit de cetincroyable événement se répandait à travers le Louvre avec larapidité de l’éclair, tandis qu’on accourait de toutes parts pourconstater que la sorcière avait été bel et bien enlevée par quelquediable, le roi, simplement, disait à Valois :

« Je te l’avais bien dit que cette fillen’est pas seulement une sorcière, mais aussi unefée ! »

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer