La Religieuse

La Religieuse

de Denis Diderot

NOTICE

Diderot n’est pas seulement une des plus grandes figures du XVIIIe siècle ; c’est l’une des plus curieuses et des plus diverses. Il a tout aimé, tout compris, depuis la philosophie jusqu’aux arts mécaniques, en passant par les lettres ; il a touché à tout. Il n’est point étonnant qu’il ait été le créateur et le zélateur principal de l’Encyclopédie, puisqu’il était une encyclopédie lui-même. Sa vie et son génie ont eu le même caractère aventureux et passionné, avide de se répandre de toutes les façons. C’est ce qui le rend à la fois si attachant et si difficile à saisir dans la multiplicité des aspects sous lesquels il nous apparaît.

Il naquit à Langres, en 1713, d’une famille d’artisans. Depuis des siècles, les Diderot étaient couteliers de père en fils, mais il avait été décidé qu’on ferait du jeune Denis un ecclésiastique : il devait succéder au bénéfice d’un oncle homme d’église. Dans cette intention, on le plaça à neuf ans chez les jésuites de Langres ; à onze ans, il recevait la tonsure par provision. Ses maîtres mirent tout en œuvre pour l’attirer à eux. Ils y réussirent presque, puisqu’il essaya de s’enfuir de Langres pour courir à Paris s’enfermer dans une de leurs maisons. Mais son père veillait. Le néophyte fut remis aux mains des excellents maîtres du collège d’Harcourt.

Il était à Paris, selon son désir. Il y fit de solides études, tout en scandalisant ses professeurs par les incartades de son esprit déjà très libre. Il ne devint pas prêtre ; il entra chez un procureur, où il apprit, outre le droit, l’anglais, l’italien et les mathématiques. Mais il ne se pressait point de choisir une profession ; son père, irrité, lui refusa tous subsides. Alors il dut gagner sa vie par n’importe quelles besognes, étant bon, heureusement, à n’importe quoi. Malgré l’opposition paternelle, il épousa par amour et secrètement une jeune fille aussi pauvre que lui, Mlle Champion.

Cependant, il commençait à se faire un nom et à gagner davantage Son activité littéraire était prodigieuse, et il le fallait bien. Car bientôt, outre les frais du ménage, il s’était imposé la charge d’entretenir une Mme de Puisieux, qui donnait dans le bel esprit. Il s’était aperçu, en effet, de l’insuffisance intellectuelle de sa femme : cette maîtresse lettrée y suppléait. Mme Diderot fermait les yeux. C’est alors qu’il écrivit, pêle-mêle, l’Essai sur le Mérite et la Vertu, ouvrage moral, les Bijoux indiscrets, qui tiennent plutôt du genre de l’Arétin, et les Pensées philosophiques où l’ancien élève des jésuites entre en coquetterie avec l’athéisme. Ces Pensées furent brûlées par la main du bourreau.

Mme de Puisieux étant insatiable, Diderot publia en 1749 la fameuse Lettre sur les Aveugles, où son athéisme s’accusait davantage. Cette fois, ce fut la prison à Vincennes. Le gouverneur était par chance un homme fort doux, le mari de la fameuse Émilie Du Châtelet, cette amie de Voltaire.

Il traitait son prisonnier à sa table et lui permettait de recevoir tous les visiteurs qui se présentaient. De ce nombre fut Jean-Jacques Rousseau, avec qui Diderot se lia, et sur qui son influence fut réelle, car il l’amena à prendre parti contre les lettres et les arts dans le fameux Discours à l’Académie de Dijon, et à se poser, dès le début de sa carrière, en ennemi de la civilisation.

C’est alors aussi que Diderot entra en correspondance avec Voltaire, à propos de la Lettre sur les Aveugles. On voit que cet emprisonnement ne lui fut point trop désavantageux. D’ailleurs, il sortit bientôt de Vincennes et fut délivré aussi de Mme de Puisieux par une infidélité un peu trop flagrante de celle-ci.

Ce fut, il est vrai, pour retomber tout aussitôt sous un autre joug, mais aimable et léger, celui de Mlle Volland, qui était une fille d’esprit et fort honnête.

Rendons grâces à Mlle Volland : nous lui devons un des meilleurs ouvrages de Diderot. La correspondance intermittente qu’il entretint avec elle, de 1759 à 1774, est aussi divertissante et aussi instructive que possible. Elle a le double mérite d’être à la fois une confession involontaire du philosophe et un tableau de son époque le plus amusant, le plus joliment nuancé qui soit.

Cependant on ne peut passer sous silence les essais dramatiques, d’ailleurs assez malheureux, de Diderot. Le théâtre l’avait toujours beaucoup occupé ; le trouvant en décadence, il voulut le régénérer par le sérieux et l’honnête, qu’il prétendait substituer au tragique et au frivole. Les intentions étaient louables, les résultats furent piteux. Le Fils naturel n’eut, et à grand’peine, que deux représentations. Le Père de Famille, malgré Préville et Mlle Gaussin, n’en obtint que huit ou neuf. Si l’école romantique n’avait repris, à grand tapage, quelques-unes des théories de Diderot, son essai de drame bourgeois serait entièrement oublié aujourd’hui. Mais le théâtre lui aura du moins inspiré une œuvre durable, et qui sera toujours discutée, son fameux Paradoxe sur l’insensibilité nécessaire du Comédien.

De même, on relit encore ses Salons, où il s’improvisa critique d’art pour être agréable à Grimm qui n’avait pas le temps de rendre compte à ses lecteurs princiers des expositions de peinture et de sculpture : il le fit à sa place. Ces Salons sont toujours inégalés.

L’œuvre la plus considérable de Diderot fut l’Encyclopédie ; il y travailla pendant trente ans.

Il est difficile de mesurer l’étendue d’un pareil effort. Sa collaboration personnelle, c’est-à-dire les articles qu’il rédigea lui-même, représente à elle seule un labeur étonnant. Elle comprend les arts mécaniques, qu’il étudia et pratiqua dans les ateliers avant d’en parler, se faisant ouvrier comme l’avait été son père. Mais il faut considérer en outre qu’il assuma la direction de toute l’entreprise, qu’il soutint la lutte contre le Parlement, la Sorbonne, l’archevêque de Paris et les jésuites ; qu’il dut vaincre aussi les difficultés matérielles, suppléer aux collaborateurs qui se décourageaient et quittaient la maison. Et quand il eut achevé cette œuvre colossale, il se trouva pauvre.

C’est alors que l’impératrice de Russie, la grande Catherine, eut envers lui une inspiration digne de tous les deux. Elle avait appris qu’il voulait vendre sa bibliothèque ; elle lui fit dire qu’elle l’achetait, à la condition qu’il la lui garderait à Paris et qu’il en serait le bibliothécaire. Il aurait pour cela un traitement de mille francs et plus tard un logement rue Richelieu, qu’il n’occupa que dans les derniers jours de sa vie. Diderot accepta, il fit le voyage de Russie pour remercier sa bienfaitrice. C’est au retour qu’il écrivit Jacques le Fataliste et la Religieuse, ainsi qu’un ouvrage moitié historique, moitié philosophique : l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Mais le froid de la Russie avait attaqué sa santé ; il tomba malade au commencement de 1784. Il traîna pendant quelques mois, gardant une sérénité philosophique au milieu des incommodités et des souffrances, et il mourut le 29 juillet. Il fut enterré dans la chapelle de la Vierge à Saint-Roch.

*
**

Dans le genre scandaleux, Diderot a laissé deux œuvres de valeur fort inégale : les Bijoux indiscrets et la Religieuse. Les Bijoux indiscrets ne sont qu’une gauloiserie, renouvelée d’un vieux fabliau et mise à la mode du XVIIIe siècle, en exagérant la crudité du modèle primitif. La Religieuse est davantage : c’est un livre puissant, plein de passion dans tous les sens du mot. On y trouve d’abord un furieux pamphlet contre les couvents ; l’auteur nous en présente deux : l’un est une géhenne avec des tortionnaires ; l’autre une Mytilène que peuplent des Saphos embéguinées.

Mais, pour appuyer les conclusions du pamphlet, le roman nous offre une suite de scènes qui vont du sadisme à l’hystérie. Elles sont souvent traitées d’une façon admirable, et le philosophe réformateur des cloîtres s’y attarde avec une évidente complaisance. Ce sont ces pages-là qui firent le succès du livre et qui le prolongent aujourd’hui. Cependant, il y a encore autre chose dans la Religieuse ; une histoire mélodramatique qui ne ressemble pas mal à un épisode des Mystères de Paris, car Diderot contient déjà Eugène Sue. Cette fille de naissance irrégulière, séquestrée dans deux couvents successifs et qui se débat contre les machinations de ceux qui en veulent à son argent, fit couler les pleurs des âmes pures, tandis que les autres étaient surtout intéressées par le haut goût de ses aventures avec des nonnes très spéciales. On dit même que le vertueux M. de Croismare, mystifié de concert par Grimm et Diderot, voulait à toute force envoyer des secours à la touchante personne qu’on lui représentait comme une victime des intrigues monacales.

Cette anecdote donne la note comique. On ne la trouverait pas dans l’ouvrage lui-même. La Religieuse est un livre trouble et troublant ; ce n’est point un livre gai, mais plutôt un coin particulier de l’enfer ou sont parquées certaines damnées de la luxure et de la névrose. Ce n’est point un chef-d’œuvre ; c’est pire : une œuvre qui déconcerte, qui choque souvent le goût et qui fascine l’imagination. Quand on l’a lue on est peut-être irrité contre l’auteur et contre soi, mais il est absolument impossible qu’on l’oublie, ce qui arrive pour un certain nombre de chefs-d’œuvre. On se rappelle malgré soi cette atmosphère qui sent le soufre et l’encens, et ces visions paradoxales qui prouvent que Baudelaire n’a point inventé les chercheuses d’infini.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer