La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

La Résurrection de Rocambole – Tome I – Le Bagne de Toulon – Antoinette

de Pierre Ponson du Terrail

Partie 1
Le Bagne de Toulon

Chapitre 1

La cloche du bagne venait de sonner le repos de midi. Les chiourmes de la grande fatigue cherchaient l’ombre, car le soleil de juin flamboyait sur Toulon. Les uns s’étaient réfugiés sous la carène d’un vieux navire, les autres se mettaient à l’abri derrière des poutres de bois de construction. Quelques-uns, bravant la canicule, se couchaient à plat-ventre sur le sol brûlant de l’Arsenal. D’autres encore se promenaient silencieux, deux par deux, rivés à la même chaîne d’infamie.

– Cent dix-sept, dit une sorte de géant au visage hébété, aux épaules herculéennes, je te joue les maillons de ma portion de chaîne en cinq points d’écarté.

– Soit, répondit un homme jeune encore, à la taille bien prise, aux mains aristocratiques, au visage dédaigneux et fier.

Le colosse continua :

– Tu veux dormir, moi je veux aller sous la carène écouter les histoires de M. Cocodès, comme l’appellent les camarades. Si tu gagnes, je te laisserai dormir ; si tu perds,tu viendras écouter les histoires.

Le Cent dix-sept, qui ne parlait presque jamais, fit un signe de tête approbateur, et tous deux s’assirent sur une poutre,à longueur de chaîne. Le géant tira de son bonnet un jeu de cartes graisseuses et le plaça devant lui.

– À qui fera ? dit-il.

Et il amena un valet. Cent dix-sept eut une dame et donna. Le géant marqua le roi et fit la vole. Cent dix-sept ne souffla mot et son visage n’exprima qu’une parfaite indifférence. Au coup suivant,le géant marqua le point et dit avec joie :

– Quatre à rien !

Cent dix-sept ne sourcilla point ; mais il tourna le roi à son tour, fit la vole, et en deux coups la partie fut gagnée. Puis,comme le géant avait une mine piteuse, il lui dit simplement :

– Veux-tu ta revanche ?

L’œil atone du forçat eut un rayonnement ; un large sourire vint épanouir son visage bestial, et il dit à Cent dix-sept :

– Tu es un bon enfant… merci !

La partie recommença et le géant perdit encore.

– Je n’écouterai pas les histoires de Cocodès, murmura-t-ilavec résignation.

Le forçat qu’on ne désignait au bagne que sous le nom de Centdix-sept s’allongea alors sur la poutre et ferma les yeux. Lecolosse, qu’on appelait dans la chiourme du nom de Milon, demeuraassis, jetant un regard d’envie sur la demi-douzaine de couplesabrités sous la carène, comme sous une tente ; puis, pourpasser le temps, il se mit avec son jeu de cartes à se faire desréussites.

Cependant les forçats de la carène devisaient entreeux :

– Mais où est donc le Cocodès ? disaitl’un.

– Je vous ai dit qu’il ne viendrait pas aujourd’hui,répondit un bonnet vert.

Et il ajouta d’un ton railleur :

– Ces fils de famille, ces beaux messieurs du boulevard,avec de l’argent, ils se moquent du bagne. Pour un oui ou un non onles voit à l’hôpital, ils couchent dans des draps, ils ont dubouillon.

– Au bout de six mois, on les découple, dit un autre, etils sont à la demi-chaîne.

– Ah ! dame ! grogna un vieux forçat qui sortaitde faire un mois de double chaîne pour insubordination, tant que lemonde sera monde, il n’y aura jamais d’égalité, pas même aubagne.

– Il est riche, le Cocodès, reprit le forçat, quiavait affirmé que celui qu’on attendait était à l’hôpital. Son pèreest banquier, et on lui envoie cent francs par mois. Le commissairel’a pris pour secrétaire, et il va et vient par la ville quand ilveut.

– Je me suis laissé dire, fit un autre forçat, qu’il yavait une belle dame de Paris, une grande cocotte, commeon dit là-bas, qui était descendue à l’hôtel de France tout exprèspour le venir voir. Il paraît qu’il allait bon train, le jeunehomme. Toujours aux avant-scènes, avec des poupées maquillées commedes images d’Épinal, et la nuit au café Anglais, et le dimanche auxcourses…

– Mais qu’a-t-il donc fait, le gandin, pour qu’on l’envoiechercher des gourganes dans notre soupe ?

– Il a imité la signature de son patron, un notaire.

Le vieux bonnet vert, qui était d’humeur hypocondre, haussa lesépaules :

– Cela m’est encore égal, ça, et les histoires duCocodès, que vous gobez comme des niais, ne m’amusent pasautant qu’une histoire que je devine et que je voudrais bien savoirau juste.

– Quelle histoire ? fit-on avec curiosité.

– Celle du Cent dix-sept.

– Personne ne la sait au bagne, et, si tu la devines, tuseras plus malin que nous.

– Depuis quand est-il ici ? demanda un nouveauvenu.

– Depuis dix ans.

– D’où venait-il ?

– On ne sait pas. Vous savez qu’il ne parle pas.

– Ce serait un prince tombé dans le malheur, dit un forçatnaïf, que cela ne m’étonnerait pas.

– Il vous a des airs de grand seigneur qui mettent lesadjudants mal à l’aise.

– Oui, mais on le guigne joliment de l’œil,celui-là.

– Et le commissaire, tous les matins, a bien soin dedemander si le Cent dix-sept est sur son tollard.

– Il n’a jamais essayé de s’évader, pourtant.

– Non, reprit le bonnet vert. Dans les premiers temps onl’avait accouplé avec un renard. Le renard lui montra unelime :

« – Si tu veux, lui dit-il, ce soir nousfilerons. »

« Le Cent dix-sept haussa les épaules, et, le lendemain, ildemanda à être accouplé avec Milon.

– Oh ! la brute ! dit un forçat, faisant allusionau colosse. Le Cent dix-sept doit s’ennuyer joliment avec un pareilfanandel.

– Ils sont bons amis, au contraire, dit le bonnet vert.

– On dit qu’il est innocent, Milon ? observa un toutjeune homme.

– Il le dit, lui ; mais nous le disons tous…

Sur ces mots, les chiourmes partirent d’un éclat de rire. Puis,tout à coup, un des forçats s’écria :

– Je savais bien, moi, que le Cocodès n’était pasmalade, et qu’il n’abandonnerait pas les camarades.

Toutes les têtes se levèrent, tous les regards se portèrent horsde la carène, et un hourra de joie se fit entendre. Un grand jeunehomme arrivait en se dandinant, fumottant un gros cigare, malgréles règlements, et les mains dans ses poches, comme un véritableflâneur.

– Vive le Cocodès ! crièrent les forçats.

– Bonjour, mes amis, bonjour, répondit d’un ton protecteurcelui qui était l’objet de cette ovation.

Il portait la livrée du bagne, mais avec de légèresmodifications. Son bonnet rouge était doublé de percale ; soussa vareuse, il avait une chemise de toile fine, et son pantalonfort large dissimulait parfaitement la demi-chaîne, qu’ilaccrochait à une petite ceinture de cuir verni.

– Bonjour, Cocodès, dit le bonnet vert ; on disait quetu étais malade ?

– Je le suis, mes amis. Je suis entré à l’hôpital cematin.

– Mais le docteur t’a trouvé bon pour le service ?

– Du tout ! Le docteur, qui est un de mes amis, m’aconseillé le repos, une nourriture confortable et une petitepromenade à la bonne heure du jour.

– Farceur, va !

– Que voulez-vous, mes bons amis, reprit le Cocodès, ilfaut bien prendre son mal en patience. Je n’ai plus que quatre ansà faire, et je m’arrange pour que mes quatre ans passent vite.

– Criquet, va ! grommela le bonnet vert, n’as-tu pashonte de dire cela devant moi qui mourrai ici ?

– Pourquoi ne files-tu pas ?

– Bah ! je suis un vieux cheval de retour,j’ai déjà filé cinq fois, on me reprend toujours. Et puis, je n’aipas de moyens, moi ! je ne suis pas le fils d’unbanquier ! Une fois dehors, il faut vivre. La dernière foisqu’on m’a repris, je venais de voler un pain chez un boulanger… etencore, le pain était rassis.

– Qu’est-ce que tu étais autrefois ? demanda leCocodès.

– J’étais cocher.

– Eh bien ! attends que je sorte. Tu t’évaderas, et jete prendrai à mon service.

– Nous avons le temps d’y penser, répondit le bonnet vert.As-tu un peu de tabac à me donner ?

– Voulez-vous des cigares ?

Et le Cocodès jeta au milieu des forçats une poignée delondrès.

– Quel chic ! murmura-t-on.

– Oui, mes amis, reprit le Cocodès, je suis sorti del’hôpital tout exprès pour venir vous voir.

– Qu’est-ce que tu vas nous raconter aujourd’hui,Cocodès ?

– Ce que vous voudrez…

– Moi, dit le bonnet vert, j’aimerais bien un drame où l’onpleure.

– Un drame de l’Ambigu, ajouta un Parisien.

– Ou de la Gaîté, dit un autre.

Le Cocodès consulta ses souvenirs.

– Ah ! si vous voulez, dit-il, je vais vous enraconter un fameux, allez ! J’étais à la première avecNichette.

– Qu’est-ce que Nichette ?

– La folle maîtresse pour laquelle je suis tombé dans lemalheur.

– Connu ! C’est la belle dame de l’hôtel deFrance ?

– Justement. Elle m’aime toujours, la chère petite. Je suiscapable de l’épouser, quoi qu’en puisse dire papa ; car il estfier en diable, papa.

– Est-il rigolo, ce Cocodès ! exclama le Parisien.

– Voyons le drame ! fit le bonnet vert.

– Comment ça s’appelle-t-il ? demanda un autreforçat.

– Rocambole.

– Un drôle de nom.

– C’est celui d’un voleur fameux.

Tandis que Cocodès parlait, Milon, le colosse, s’était traîné, àlongueur de chaîne, le plus près possible de la carène. Le Centdix-sept rouvrit les yeux et regarda Milon.

– Tu as donc bien envie d’écouter le Cocodès ?fit-il.

– Oh ! dit Milon, si tu voulais venir sous la carène,je te donnerais ma part de vivres ce soir.

– Je ne vends pas mes complaisances, dit le Cent dix-sept.Allons-y !

Et il se leva, et les deux réprouvés, ramassant leur chaîne etl’accrochant à leurs ceintures, vinrent grossir le nombre desauditeurs du Cocodès.

Le Cocodès disait :

– Oui, messieurs, c’est un beau drame, allez ! et il ya surtout un quatrième acte qui donne la chair de poule.

– Voyons ? dit le Cent dix-sept d’un airdédaigneux.

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