La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

de Paul Féval (père)

ENVOI À MADAME LA R. DE C…

C’est vous, madame, qui m’avez fait connaître cette vivante mine d’anecdotes où j’ai puisé les deux premières séries des Habits Noirs. C’est vous encore qui m’avez raconté l’étonnement des maçons démolisseurs quand ils découvrirent, dans l’épaisseur d’une paroi de la tour Tardieu, au coin de l’ancienne rue de Jérusalem, un trou de forme sinistre – le moule d’un homme.

J’ai essayé de ne rien inventer dans cette histoire dont notre vieil ami a rassemblé les éléments. Il eût été facile de lui donner l’unité dramatique, mais j’aurais renoncé à l’écrire, s’il m’avait fallu supprimer l’épisode du roi Habit-Noir et de sa Maintenon-à-barbe.

Veuillez accepter ce livre où vous trouverez tant d’emprunts faits à nos causeries, et croyez à mes respectueux sentiments d’affection.

P.F.

Partie 1
Clampin dit Pistolet

Chapitre 1 Meurtre d’un chat

 

C’était un palier d’aspect misérable, mais assez spacieux, éclairé d’en haut par un tout petit carreau dormant que la poussière rendait presque opaque. Trois portes délabrées donnaient sur ce palier où l’on arrivait par un escalier tournant,vissé à pic et dont l’arbre médial suait l’humidité. Les trois portes étaient disposées semi-circulairement.

À droite et à gauche de l’escalier étroit, il y avait en outre deux recoins, contenant quelques débris de bois de démolition, des mottes et des fagots.

Le jour allait baissant. On entendait aux étages inférieurs qui étaient au nombre de trois, y compris le rez-de-chaussée, des bruits confus, où dominaient les cliquetis de verres et d’assiettes. Une violente odeur de cabaret montait l’escalier en spirale et n’avait point d’issue.

Sur le carré de ce dernier étage tout étaitrelativement silencieux. Par la porte de droite, sous laquelle il yavait une large fente, un murmure de discrète conversation sortaitavec une bonne odeur de soupe fraîche. Derrière la porte du milieu,c’était un silence absolu. Ce qu’on entendait derrière la porte degauche n’aurait point pu être défini, et même l’oreille la plussûre aurait hésité sur la question de savoir si le martèlementpériodique et sourd qui faisait vibrer la cage de l’escalier venaitde là ou de plus loin.

Il semblait venir de là, mais c’était commevoilé et comme affaibli par une large distance. Néanmoins, à chaquecoup, la cage de l’escalier subissait une profonde secousse.

Dans le recoin à main gauche de l’escalier, onne voyait rien, sinon l’amas confus des pauvres combustibles, jetéslà au hasard. Dans le recoin de gauche, un rayon pâle, pénétrant autravers des fagots, éclairait un superbe chat de gouttière,pelotonné, commodément occupé à se lisser le poil.

La première porte en montant à gauche portaitle n° 7 et c’était sa seule enseigne.

La porte du milieu, outre son n° 8, avait unecarte collée à l’aide de quatre pains à cacheter et sur laquelleétait un nom, écrit à la plume : Paul Labre.

La troisième porte, celle d’où semblait venirle bruit périodique et inexplicable, était marquée du n° 9.

En bas, un coucou sonna cinq heures ; ilse fit un imperceptible mouvement dans le recoin de gauche ; àdroite, le chat dressa l’oreille dans son nid, derrière lesfagots.

La conversation devint plus distincte àl’intérieur de la chambre n° 7 et le bruit des voix qui causaientse rapprocha.

La porte s’ouvrit, laissant échapper cettefranche odeur de soupe dont nous avons déjà parlé. La chambre étaitgrande et beaucoup plus vivement éclairée que le carré. On y voyaitune table ronde avec sa nappe mise, et, au fond, une cheminée,entourée d’ustensiles de cuisine, pendus à la muraille. Un homme etune femme qui continuaient une conversation commencée se montrèrentsur le seuil.

La femme, qui n’était plus jeune, portait uncostume d’ouvrière fort propre où se retrouvait je ne sais quelreflet d’habitudes et de goûts campagnards. Elle avait dû être trèsbelle, et l’expression de son visage inspirait la confiance. Il yavait en elle de la gravité et de la bonté.

Son compagnon était un homme de trente-cinq àquarante ans, petit, mais bien pris dans sa courte taille. Safigure énergique avait quelque chose de débonnaire et de méfiant àla fois, comme il peut arriver pour les gens dont la fonctioncontrarie le caractère. Sa joue rasée était bleue de barbe, sesyeux très noirs et abrités sous des sourcils touffus regardaientdroit, mais regardaient trop. Il avait le sourire honnête. Sesvêtements étaient ceux d’un petit-bourgeois.

– Comme ça, dit la femme, après avoirinterrogé le palier du regard et en parlant très bas, le généralest à Paris ? Ne me cachez rien, monsieur Badoît,ajouta-t-elle en voyant que son compagnon hésitait. Vous savez bienque je ne suis pas bavarde.

– Je sais que vous êtes la meilleure desbonnes, maman Soûlas, répondit M. Badoît, mais ça brûle,voyez-vous, et il y a là-dessous une manigance à faire dresser lescheveux ! Je sens Toulonnais-l’Amitié à une lieue à la ronde,moi.

– M. Lecoq ! Les Habits Noirs !murmura Thérèse Soûlas avec plus de curiosité encore que decrainte.

Elle ajouta doucement :

– Mou ! mou ! mou ! Ce minetdevient presque aussi mauvais sujet que M. Mégaigne. Viens,trésor !

Badoît lui tendit la main.

– À tout à l’heure, dit-il. Je serai là pourle potage, six heures tapant… C’est drôle tout de même que lesdames ont généralement des idées pour les mauvais sujets.

Il y avait là-dedans un reproche. ThérèseSoûlas se mit à rire bonnement et retint la main qu’on luidonnait.

– Savez-vous pour qui j’ai une idée ?murmura-t-elle, c’est pour le pauvre grand garçon qui est si pâle.J’ai… j’ai eu une fille qui aurait presque cet âge-là.

Elle regardait d’un air triste la porte dumilieu, marquée du n° 8.

– Ah ! Ah ! répliqua Badoît avecbonne humeur, je ne suis pas jaloux de M. Paul ! S’ilavait du goût pour l’éclat, celui-là, il irait loin. Son affaireavec le général l’avait planté du premier coup… mais ça se ronge dehonte et de préjugés. À vous revoir, madame Soûlas ; je suissur une piste, et j’ai un diable dans le corps !

Il descendit lentement l’escalier.Mme Soûlas resta un instant pensive sur le pas de saporte.

– Le général ! se dit-elle. Ma fille estheureuse dans sa maison. Je sais qu’il l’aime autant que son autrefille. C’est singulier ; moi, je ne connais pas son autreenfant, et je l’aime presque autant que ma fille !

Elle fit sa voix toute douce pour appelerencore :

– Mou, mou ! mou ! libertin !mou ! mou !

Mais l’obstiné matou se gobergeait sous sesfagots et faisait la sourde oreille.

Mme Soûlas rentra et referma sa porte.Pendant tout le temps qu’elle avait été sur le palier, le bruitrégulier et sourd avait cessé dans la chambre n° 9. Aussitôt queMme Soûlas eut disparu, le bruit recommença.

Elle était maintenant assise auprès de sacheminée, regardant fixement une grande marmite de cuivre, oùbouillait le pot-au-feu.

– Moi, pensait-elle, il ne sait plus quej’existe, et qu’importe ? Je ne lui ai jamais rien demandépour moi.

Elle avait pris sous le revers de son fichuune petite boîte qu’elle ouvrit. La boîte contenait le portraitd’un fort beau cavalier portant le costume de lancier et lesinsignes de chef d’escadron. Sous le portrait, on pouvait lire cesmots : « À Thérèse. »

Mme Soûlas le regarda. Il eût été malaiséde traduire l’émotion de son sourire. Ce n’était en aucune façon del’amour.

– Ils disent que les révolutions ont changé lemonde, murmura-t-elle. Un homme beau, riche, puissant, passe dansun pauvre pays ; il trouve une femme belle, il lui prend saconscience et son repos : il s’en va heureux, elle restemisérable. Quand mettront-ils autre chose à la place decela ?… Ah ! j’ai eu bien de la tendresse et bien de lacolère ! Mais je n’ai plus rien, sinon la pensée de ma fille.Ysole est heureuse chez lui ; tout ce que je pourrais fairepour lui, je le ferais de bon cœur.

La marmite bouillait copieusement, jetant àprofusion ces effluves qui offensent les estomacs rassasiés etravissent jusqu’à l’extase l’humble appétit du poète.

Mme Soûlas se leva pour mettre en ordrele couvert : une demi-douzaine d’assiettes dont chacune avaitsa bouteille coiffée d’une serviette en turban.

Nous sommes ici dans une table d’hôte.

On frappa : deux habitués entrèrent.M. Mégaigne, le mauvais sujet, et M. Chopand, un hommerangé.

Il faut bien arriver à vous le dire, depuis lecommencement de ce récit, vous n’avez encore vu que des agents depolice. Mme Soûlas tenait gargote pour messieurs lesinspecteurs. Badoît était un inspecteur ; M. Mégaigne, cebrillant viveur, était un inspecteur ; c’est un inspecteuraussi que ce Chopand, tournure de rentier, cœur de comptable.

Paul Labre lui-même, l’inconnu, l’unique brind’herbe par où nous puissions nous rattraper à la poésie,hélas !…

Ce palier mystérieux appartenait à une maisonhistorique, dont nous vous ferons bientôt la monographie. Noussommes rue de Jérusalem, en plein cœur de la sûreté publique. Lesbruits et les parfums de cabaret qui montaient par l’escalier à visappartenaient à l’établissement du père Boivin qui avait deuxmaisons et la tour du bord de l’eau, dite aussi la tour Tardieu oula tour du crime.

La chambre n° 9, d’où sortait ce bruiténigmatique qui se prolongeait patiemment et semblait venir de siloin, occupait précisément le dernier étage de la tour.

M. Mégaigne avait un habit bleu à boutonsnoirs. C’était don Juan avec un arrière-goût d’employé des pompesfunèbres ; M. Chopand portait une redingote demi-solde etpeu de linge ; il était petit, maigre, jaune-gris, ridé à secet brillait surtout par son flegme et sa voix de basse-taille.

– Belle dame, dit Mégaigne, en saluant de sonchapeau luisant, agité gracieusement à deux pieds au-dessus de satête, j’ignore pourquoi vous daignez vous intéresser au généralcomte de Champmas, mais j’ai l’avantage de vous annoncer qu’on l’aextrait du Mont-Saint-Michel pour l’amener à Paris où il doittémoigner dans une affaire de complot politique.

– Où il témoigne, rectifia Chopand. L’affairese juge en ce moment même.

– Le général a été bon pour ma famille, ditsimplement Mme Soûlas.

Elle ajouta :

– Qu’est-ce que c’est donc que cette fameusehistoire qui vous met tous en rumeur ?

– Bon ! s’écria Mégaigne, le Badoît aparlé ? Quel bavard ! Il n’y a pas d’affaire. Ce n’estqu’un mot qui n’a ni queue ni tête, et entendu par un gendarme,encore ! Les gendarmes entendent toujours de travers, c’est lerèglement.

Chopand se mit à rire. Entre gendarmes etinspecteurs la sainte amitié ne règne pas.

– Pendant le voyage du Mont-Saint-Michel àParis, reprit Mégaigne, à je ne sais plus quel relais, un homme apu s’approcher du général, un homme en blouse, et lui a dit quelquechose, dont le brave gendarme n’a attrapé qu’un petit morceau.« … Gautron à la craie jaune. »

– Devine, devinaille ! interrompitChopand. Voilà tous les finauds de la sûreté en quête !Gautron à la craie jaune ! hein ! qué rébus !

– Gautron à la craie jaune ! répétaM. Mégaigne en haussant les épaules. Est-ce uneenseigne ?

– Ou une manière d’accommoder Gautron ?risqua M. Chopand : comme qui dirait Gautron à lapurée ?

– Et là-dessus, poursuivit M. Mégaigne,voilà mon Badoît parti ! Il veut toujours mieux faire que lesautres ! Sa mouche, le petit Pistolet, qui tue les chats etva-t-en ville, a rôdé toute la matinée autour du Palais.Cherche ! moi, je dis : Gautron à la craie jaune ouGautron à la sauce blanche, on en donne au gouvernement pour sonargent, et c’est bête de gâter le métier. Pas de bile ! voilàmon opinion.

Quand six heures sonnèrent, cinq convivess’assirent autour de la table ; deux places restèrent vides,celle de M. Badoît et celle du voisin du n°8, Paul Labre,qu’on avait déjà appelé plusieurs fois.

En ce moment, et quoique le jour eût encorebaissé sur le palier, on aurait pu voir quelque chose d’informes’agiter dans le recoin, à droite de l’escalier ; dans le troude gauche, le chat cessa de lustrer son museau et prit une attitudeinquiète.

– Quoi ! dit une voix de ténor aigu, trèsenrouée, je ne peux pas en faire, moi, des matous, pas vrai ?Et M. Badoît ne me donnera rien pour avoir entendu cogner iciprès ou plus loin, car du diable si je sais où on pioche. Il n’estpas monté un seul minet et j’ai besoin de mes vingt sous :Mèche, mon Andalouse, m’attend à Bobino avec toutes cesdemoiselles ; faut que l’amour de maman Thérèse y passe !Je me rangerai quelque jour, c’est dit ; mais jusqu’à ce queje m’aie rangé en grand, c’est encore l’âge du plaisir et de lafolie !

Une forme humaine, grêle et dégingandée,sortit lentement du noir. Aux lueurs qui tombaient du jour desouffrance, on aurait pu distinguer des os pointus sous unbourgeron bleu déteint et une tête étroite, coiffée d’une énormetoison couleur de filasse.

Cela fit un pas et s’étira. C’était Clampin,dit Pistolet, jeune homme libre, mais non sans profession,puisqu’il travaillait pour M. Badoît, pour les gargotiers dela Cité et pour bien d’autres.

Le chat se renfonça sous les fagots ; ilsentait un ennemi.

Pistolet, qui semblait marcher pieds nus, tantson pas était muet, tourna la cage de l’escalier. Il avait à lamain un tout petit crochet de chiffonnier, véritable joujoud’enfant qu’il avait dû fabriquer lui-même avec un brin de fagot etun clou.

– Mou, mou, mou ! appela-t-il encontrefaisant bien doucement la voix de Mme Soûlas.

Les fagots bruirent par l’effort que faisaitle matou pour pénétrer plus avant sous le tas, à reculons.

– Innocent, lui dit Pistolet, ne fais donc pasde manières : tu ne t’en apercevras seulement pas. Et tu nepeux pas dire que je n’ai pas attendu. Maman Soûlas a boncœur ; s’il était venu le moindre lapin de gouttière… Maisnon, quoi ! Il y a des jours comme ça. Quand on arrive tard àBobino, tu sais, c’est la grêle… Bouge pas !

Les yeux du matou luisaient comme deuxcharbons et indiquaient exactement la place de sa tête. Il y a degrands chasseurs, et presque tous les grands chasseurs sont un peuchirurgiens. Clampin, dit Pistolet, visa avec soin et piqua. Lesdeux charbons s’éteignirent.

– Là ! fit-il, c’était donc la mer àboire !

Ce dernier mot n’était pas encore prononcé,qu’un grincement se fit entendre derrière la porte n° 9. Depuisquelques secondes, le bruit du martèlement avait cessé.

Pistolet se laissa choir sur les fagots sansrespect pour le cadavre tiède de sa victime, et demeuraimmobile.

La porte n° 9 s’ouvrit, et Pistolet vitquelque chose de singulier.

Il faisait jour encore à l’intérieur de lachambre. La porte qui s’ouvrait en dehors montra son revers. Elleétait doublée d’un matelas.

– Pour qu’on n’entende pas les coups depioche, pensa Pistolet. Pas bête !

Un homme de taille herculéenne, que la lumièreprenait à rebours, se montra sur le seuil. Il écouta et regarda.Puis il sortit et promena un morceau de craie sur les planches dela porte.

– Il met son nom, pensa Pistolet. On vavoir.

Ce fut tout. L’homme rentra et poussa leverrou de la porte en dedans, mais pour rentrer, il avait mis enlumière son profil perdu, et Pistolet murmura d’un ton de surpriseprofonde, où il y avait bien quelque frayeur :

– M. Coyatier ! lemarchef !

« Mais voyons voir l’étiquette qu’il acollée sur sa boutique ! ajouta-t-il.

Une allumette chimique grinça et fit feu.Pistolet l’approcha toute flambante de la porte du n° 9 et put lirece nom : Gautron.

Ce nom était tracé avec de la craie jaune.

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