La San-Felice – Tome I

La San-Felice – Tome I

d’ Alexandre Dumas
AVANT-PROPOS

Les événements que je vais raconter sont si étranges, les personnages que je vais mettre en scène sont si extraordinaires, que je crois devoir, avant de leur livrer le premier chapitre de mon livre, causer pendant quelques minutes de ces événements et de ces personnages avec mes futurs lecteurs.

Les événements appartiennent à cette période du Directoire comprise entre l’année 1798 et 1800. Les deux faits dominants sont la conquête du royaume de Naples par Championnet, et la restauration du roi Ferdinand par le cardinal Ruffo ; –deux faits aussi incroyables l’un que l’autre, puisque Championnet,avec 10,000 républicains, bat une armée de 65,000 soldats, et s’empare, après trois jours de siége, d’une capitale de 500,000habitants, et que Ruffo, parti de Messine avec cinq personnes, fait la boule de neige, traverse toute la péninsule, de Reggio au pont de la Madeleine, arrive à Naples avec 40,000 sanfédistes et rétablit sur le trône le roi déchu.

Il faut Naples, son peuple ignorant, mobile et superstitieux pour que de pareilles impossibilités deviennent des faits historiques.

Donc, voici le cadre :

L’invasion des Français, la proclamation de larépublique parthénopéenne, le développement des grandesindividualités qui ont fait la gloire de Naples pendant les quatremois que dura cette république, la réaction sanfédiste de Ruffo, lerétablissement de Ferdinand sur le trône et les massacres quifurent la suite de cette restauration.

Quant aux personnages, comme dans tous leslivres de ce genre que nous avons écrits, ils se divisent enpersonnages historiques et en personnages d’imagination.

Une chose qui va paraître singulière à noslecteurs, c’est que nous leur livrons, sans plaider aucunement leurcause, les personnages de notre imagination qui forment la partieromanesque de ce livre ; ces lecteurs ont été pendant plusd’un quart de siècle assez indulgents à notre égard, pour que,reparaissant après sept ou huit ans de silence, nous ne croyionspas avoir besoin de faire appel à leur ancienne sympathie. Qu’ilssoient pour nous ce qu’ils ont toujours été, et nous nousregarderons comme trop heureux.

Mais c’est de quelques-uns des personnageshistoriques, au contraire, qu’il nous paraît de première nécessitéde les entretenir ; sans quoi, nous pourrions courir ce risquequ’ils soient pris, sinon pour des créations de fantaisie, du moinspour des masques costumés à notre guise, tant ces personnageshistoriques, dans leur excentricité bouffonne ou dans leur bestialeférocité, sont en dehors non-seulement de ce qui se passe sous nosyeux, mais encore de ce que nous pouvons imaginer.

Ainsi, nous n’avons nul exemple d’une royautéqui nous donne pour spécimen Ferdinand, d’un peuple quinous donne pour type Mammone.– Vous le voyez, je prendsles deux extrémités de l’échelle sociale : le roi, chefd’État ; le paysan, chef de bande.

Commençons par le roi, et, pour ne pas fairecrier les consciences royalistes à l’impiété monarchique,interrogeons un homme qui a fait deux voyages à Naples, et qui a vuet étudié le roi Ferdinand à l’époque où les nécessités de notreplan nous forcent à le mettre en scène. Cet homme est JosephGorani, citoyen français, comme il s’intitule lui-même,auteur des Mémoires secrets et critiques des cours etgouvernements et des mœurs des principaux États del’Italie.

Citons trois fragments de ce livre, etmontrons le roi de Naples écolier, le roi de Naples chasseur, leroi de Naples pêcheur.

C’est Gorani, et non plus moi, qui vaparler :

L’ÉDUCATION DU ROI DE NAPLES.

« Lorsqu’à la mort du roiFerdinand VI d’Espagne, Charles III quitta le trône deNaples pour monter sur celui d’Espagne, il déclara incapable derégner l’aîné de ses fils, fit le second prince des Asturies, etlaissa le troisième à Naples, où il fut reconnu roi, quoique encoreen bas âge. L’aîné avait été rendu imbécile par les mauvaistraitements de la reine, qui le battait toujours, comme lesmauvaises mères de la lie du peuple ; elle était princesse deSaxe, dure, avare, impérieuse et méchante. Charles, en partant pourl’Espagne, jugea qu’il fallait nommer un gouverneur au roi deNaples, encore enfant. La reine, qui avait la plus grande confiancedans le gouvernement, mit cette place, une des plus importantes,aux enchères publiques ; le prince San-Nicandro fut le plusfort enchérisseur et l’emporta.

» San-Nicandro avait l’âme la plus impurequi ait jamais végété dans la boue de Naples ; ignorant, livréaux vices les plus honteux, n’ayant jamais rien lu de sa vie, quel’office de la Vierge, pour laquelle il avait une dévotion touteparticulière, qui ne l’empêchait pas de se plonger dans la débauchela plus crapuleuse, tel est l’homme à qui l’on donna l’importantemission de former un roi. On devine aisément quelles furent lessuites d’un choix pareil ; ne sachant rien lui-même, il nepouvait rien enseigner à son élève ; mais ce n’était pointassez pour tenir le monarque dans une éternelle enfance : ill’entoura d’individus de sa trempe et éloigna de lui tout homme demérite qui aurait pu lui inspirer le désir de s’instruire ;jouissant d’une autorité sans bornes, il vendait les grâces, lesemplois, les titres ; voulant rendre le roi incapable deveiller à la moindre partie de l’administration du royaume, il luidonna de bonne heure le goût de la chasse, sous prétexte de faireainsi sa cour au père, qui avait toujours été passionné pour cetamusement. Comme si cette passion n’eût pas suffi pour l’éloignerdes affaires, il associa encore à ce goût celui de la pêche, et cesont encore ses divertissements favoris.

» Le roi de Naples est fort vif, et ill’était encore davantage étant enfant : il lui fallait desplaisirs pour absorber tous ses moments ; son gouverneur luichercha de nouvelles récréations et voulut en même temps lecorriger d’une trop grande douceur et d’une bonté qui faisaient lefond de son caractère. San-Nicandro savait qu’un des plus grandsplaisirs du prince des Asturies, aujourd’hui roi d’Espagne, étaitd’écorcher des lapins ; il inspira à son élève le goût de lestuer ; le roi allait attendre les pauvres bêtes à un passageétroit par lequel on les obligeait de passer, et, armé d’une massueproportionnée à ses forces, il les assommait avec de grands éclatsde rire. Pour varier ce divertissement, il prenait des chiens oudes chats et s’amusait à les berner jusqu’à ce qu’ils encrevassent ; enfin, pour rendre le plaisir plus vif, il désiravoir berner des hommes, ce que son gouverneur trouvatrès-raisonnable : des paysans, des soldats, des ouvriers etmême des seigneurs de la cour, servirent ainsi de jouet à cetenfant couronné ; mais un ordre de Charles IIIinterrompit ce noble divertissement ; le roi n’eut plus lapermission de berner que des animaux, à la réserve des chiens, quele roi d’Espagne prit sous sa protection catholique etroyale !

» C’est ainsi que fut élevéFerdinand IV, à qui l’on n’apprit pas même à lire et àécrire ; sa femme fut sa première maîtressed’école. »

LE ROI DE NAPLES CHASSEUR.

« Une telle éducation devait produire unmonstre, un Caligula. Les Napolitains s’y attendaient ; maisla bonté naturelle de ce jeune monarque triompha de l’influenced’une instruction si vicieuse ; on aurait eu avec lui unprince excellent s’il fût parvenu à se corriger de son penchantpour la chasse et pour la pêche, qui lui ôtent bien des momentsqu’il pourrait consacrer avec utilité aux affaires publiques ;mais la crainte de perdre une matinée favorable pour son amusementle plus cher est capable de lui faire abandonner l’affaire la plusimportante, et la reine et les ministres savent bien se prévaloirde cette faiblesse.

» Au mois de janvier 1788, Ferdinandtenait dans le palais de Caserte un conseil d’État ; la reine,le ministre Acton, Caracciolo et quelques autres y assistaient. Ils’agissait d’une affaire de la plus grande importance. Au milieu dela discussion, on entendit frapper à la porte ; cetteinterruption surprit tout le monde, et l’on ne pouvait concevoirquel était l’homme assez hardi pour choisir un moment tel quecelui-là ; mais le roi s’élança à la porte, l’ouvrit etsortit ; il rentra bientôt avec les signes de la plus vivejoie et pria que l’on finît très-vite, parce qu’il avait uneaffaire d’une tout autre importance que celle dont ons’entretenait ; on leva le conseil, et le roi se retira danssa chambre pour se coucher de bonne heure, afin d’être sur pied lelendemain avant le jour.

» Cette affaire à laquelle nulle autre nepouvait être comparée était un rendez-vous de chasse ; cescoups donnés à la porte de la salle du conseil étaient un signalconvenu entre le roi et son piqueur, qui, selon ses ordres, venaitl’avertir qu’une troupe de sangliers avait été vue dans la forêt àl’aube du jour, et qu’ils se rassemblaient chaque matin au mêmelieu. Il est clair qu’il fallait rompre le conseil pour se coucherd’assez bonne heure et être en état de surprendre les sangliers.S’ils se fussent échappés, que devenait la gloire deFerdinand ?

» Une autre fois, dans le même lieu etdans les mêmes circonstances, trois coups de sifflet se firententendre ; c’était encore un signal entre le roi et sonpiqueur ; mais la reine et ceux qui assistaient au conseil neprirent point cette plaisanterie en bonne part ; le roi seuls’en amuse, ouvre promptement une fenêtre et donne audience à sonpiqueur, qui lui annonce une pose d’oiseaux, ajoutant que SaMajesté n’avait pas un instant à perdre si elle voulait avoir leplaisir d’un coup heureux.

» Le dialogue terminé, Ferdinand revintavec précipitation et dit à la reine :

» – Ma chère maîtresse, préside à maplace et finis comme tu l’entendras l’affaire qui nousrassemble. »

LA PÊCHE ROYALE.

« On croit écouter un conte fait àplaisir lorsque l’on entend dire non-seulement que le roi de Naplespêche, mais encore qu’il vend lui-même le poisson qu’il apris ; rien de plus vrai : j’ai assisté à ce spectacleamusant et unique en son genre, et je vais en offrir letableau.

» Ordinairement, le roi pêche dans cettepartie de la mer qui est voisine du mont Pausilippe, à trois ouquatre milles de Naples ; après avoir fait une ample capturede poissons, il retourne à terre ; et, quand il est débarqué,il jouit du plaisir le plus vif qui soit pour lui dans cetamusement : on étale sur le rivage tout le produit de lapêche, et alors les acheteurs se présentent et font leur marchéavec le monarque lui-même. Ferdinand ne donne rien à crédit, ilveut même toucher l’argent avant de livrer sa marchandise ettémoigne une méfiance fort soupçonneuse. Alors, tout le monde peuts’approcher du roi, et les lazzaroni ont surtout ce privilège, carle roi leur montre plus d’amitié qu’à tous les autresspectateurs ; les lazzaroni ont pourtant des égards pour lesétrangers qui veulent voir le monarque de près. Lorsque la ventecommence, la scène devient extrêmement comique ; le roi vendaussi cher qu’il est possible, il prône son poisson en le prenantdans ses mains royales et en disant tout ce qu’il croit capabled’en donner envie aux acheteurs.

» Les Napolitains, qui sont ordinairementtrès-familiers, traitent le roi, dans ces occasions, avec la plusgrande liberté et lui disent des injures comme si c’était unmarchand ordinaire de marée qui voulût surfaire ; le rois’amuse beaucoup de leurs invectives, qui le font rire à gorgedéployée ; il va ensuite trouver la reine et lui raconte toutce qui s’est passé à la pêche et à la vente du poisson, ce qui luifournit un ample sujet de facéties ; mais, pendant tout letemps que le roi s’occupe à la chasse et à la pêche, la reine etles ministres, comme nous l’avons dit, gouvernent à leur fantaisieet les affaires n’en vont pas mieux pour cela. »

Attendez, et le roi Ferdinand va nousapparaître sous un nouvel aspect.

Cette fois, nous n’interrogerons plus Gorani,le voyageur qui un instant l’entrevoit vendant son poisson oupassant au galop pour se rendre à un rendez-vous de chasse ;nous nous adresserons à un familier de la maison, Palmieri deMicciche, marquis de Villalba, amant de la maîtresse du roi, qui vanous montrer celui-ci dans tout le cynisme de sa lâcheté.

Écoutez donc ; c’est le marquis deVillalba qui parle, et qui parle dans notre langue :

» Vous connaissez, n’est-ce pas ?les détails de la retraite de Ferdinand, de sa fuite, pour parlerplus exactement, lors des événements de la basse Italie, à la finde l’année 1798. Je les rappellerai en deux mots.

» Soixante mille Napolitains, commandéspar le général autrichien Mack, et encouragés par la présence deleur roi, s’avançaient triomphalement jusqu’à Rome, lorsqueChampionnet et Macdonald, en réunissant leurs faibles corps,tombent sur cette armée et la mettent en déroute.

» Ferdinand se trouvait à Albano,lorsqu’il apprit cette foudroyante défaite.

» – Fuimmo ! fuimmo !se prit-il à crier.

» Et il fuyait en effet.

» Mais, avant de monter envoiture :

» – Mon cher Ascoli, dit-il à soncompagnon, tu sais combien il fourmille de jacobins par le tempsqui court ! Ces fils de p… n’ont d’autre idée que dem’assassiner. Faisons une chose, changeons d’habits. En voyage, tuseras le roi, et moi, je serai le duc d’Ascoli. De cette manière,il y aura moins de danger pour moi.

» Ainsi dit, ainsi fait : legénéreux Ascoli souscrit avec joie à cette incroyableproposition ; il s’empresse d’endosser l’uniforme du roi etlui donne le sien en échange, puis il prend la droite dans lavoiture, et fouette cocher !

» Nouveau Dandino, le duc joue son rôleavec perfection dans leur course jusqu’à Naples, tandis queFerdinand, à qui la peur donnait des inspirations, s’acquittait decelui du plus soumis des courtisans de manière à faire penser qu’iln’avait été autre chose toute sa vie.

» Le roi, à la vérité, sut toujours gréau duc d’Ascoli de ce trait peu ordinaire de dévouementmonarchique, et, tant qu’il vécut, il ne cessa jamais de lui donnerdes preuves éclatantes de sa faveur ; mais, par unesingularité que peut seulement expliquer le caractère de ce prince,il lui arrivait souvent de persifler le duc sur son dévouement,tandis qu’il se raillait sur sa propre poltronnerie.

» J’étais un jour en tiers avec ceseigneur chez la duchesse de Floridia, au moment où le roi vint luioffrir le bras pour la mener dîner. Simple ami sans importance dela maîtresse du lieu, et me sentant trop honoré de la présence dunouvel arrivé, je marmottais entre mes dents le Domine, non sumdignus, et je reculais même de quelques pas, lorsque la nobledame, tout en donnant un dernier regard à sa toilette, se prit àfaire l’éloge du duc et de son attachement pour la personne de sonroyal amant.

» – Il est sans contredit, luidisait-elle, votre ami véritable, le plus dévoué de vos serviteurs,etc., etc.

» – Oui, oui, donna Lucia, répondit leroi. Aussi demandez à Ascoli quel est le tour que je lui ai jouéquand nous nous sauvâmes d’Albano.

» Et puis il lui rendait compte duchangement d’habits et de la manière dont ils s’étaient acquittésde leurs rôles, et il ajoutait, les larmes aux yeux et en riant detoute la force de ses poumons :

» – C’était lui le roi ! Si nouseussions rencontré les jacobins, il était pendu, et moi, j’étaissauvé !

» Tout est étrange dans cettehistoire : étrange défaite, étrange fuite, étrangeproposition, étrange révélation de ces faits, enfin, devant unétranger, car tel j’étais pour la cour et surtout pour le roi,auquel je n’avais parlé qu’une fois ou deux.

» Heureusement pour l’humanité, la chosela moins étrange, c’est le dévouement de l’honnêtecourtisan. »

Maintenant, l’esquisse que nous traçons d’undes personnages de notre livre, personnage à la ressemblance duquelnous craignons que l’on ne puisse croire, serait incomplète si nousne voyions ce pulcinella royal que sous son côtélazzarone ; de profil, il est grotesque ; mais, de face,il est terrible.

Voici, traduite textuellement sur l’original,la lettre qu’il écrivait à Ruffo, vainqueur et près d’entrer àNaples ; c’est une liste de proscriptions dressée à la foispar la haine, par la vengeance et par la peur :

« Palerme, 1er mai 1799.

» Mon très-éminent,

» Après avoir lu et relu, et pesé avec laplus grande attention le passage de votre lettre du 1eravril, relatif au plan à arrêter sur le destin des nombreuxcriminels tombés ou qui peuvent tomber dans nos mains, soit dansles provinces, soit lorsque, avec l’aide de Dieu, la capitale serarendue à ma domination, je dois d’abord vous annoncer que j’aitrouvé tout ce que vous me dites à ce sujet plein de sagesse, etilluminé de ces lumières, de cet esprit et de cet attachement dontvous m’avez donné et me donnez continuellement des preuves nonéquivoques.

» Je viens donc vous faire connaîtrequelles sont mes dispositions.

» Je conviens avec vous qu’il ne faut pasêtre trop acharné dans nos recherches, d’autant plus que lesmauvais sujets se sont fait si ouvertement connaître, que l’on peuten fort peu de temps mettre la main sur les plus pervers.

» Mon intention est donc que lessuivantes classes de coupables soient arrêtées et dûmentgardées :

» Tous ceux du gouvernementprovisoire et de la commission exécutive et législative deNaples ;

» Tous les membres de la commissionmilitaire et de la police formée par lesrépublicains ;

» Tous ceux qui ont fait partie desdifférentes municipalités et qui, en général, ont reçu unecommission de la république ou des Français ;

» Tous ceux qui ont souscrit à unecommission ayant en vue de faire des recherches sur les prétenduesdilapidations et malversations de mon gouvernement ;

» Tous les officiers qui étaient àmon service et qui sont passés à celui de la soi-disant républiqueou des Français. Il est bien entendu que, dans le cas où mesofficiers seraient pris les armes à la main contre mes armées oucontre celles de mes alliés, ils seront, dans le terme devingt-quatre heures, fusillés sans autre forme de procès, ainsi quetous les barons qui se seront opposés par les armes à mes soldatsou à ceux de mes alliés ;

» Tous ceux qui ont fondé desjournaux républicains ou imprimé des proclamations et autresécrits, comme par exemple des ouvrages pour exciter mes peuples àla révolte et répandre les maximes du nouveaugouvernement.

» Seront également arrêtés lessyndics des villes et les députés des places qui enlevèrent legouvernement à mon vicaire le général Pignatelli, ou s’opposèrent àses opérations, et prirent des mesures en contradiction avec lafidélité qu’ils nous doivent.

» Je veux également que l’on arrêteune certaine LOUISA MOLINA SAN-FELICE et un nommé VincenzoCuoco, qui découvrirent la contre-révolution que voulaient faireles royalistes, à la tête desquels étaient les Backer père etfils.

» Cela fait, mon intention est de nommerune commission extraordinaire de quelques hommes sûrs et choisisqui jugeront militairement les principaux criminels parmi ceux quiseront arrêtés, et avec toute la rigueur des lois.

» Ceux qui seront jugés moins coupablesseront économiquementdéportés hors de mes domaines pendanttoute leur vie, et leurs biens seront confisqués.

» Et, à ce propos, je dois vous dire quej’ai trouvé très-sensé ce que vous observez, quant à ladéportation ; mais, tout inconvénient mis de côté, je trouvequ’il vaut mieux se défaire de ces vipères que de lesgarder chez soi. Si j’avais une île à moi, très-éloignée de mesdomaines du continent, j’adopterais volontiers votre système de lesy reléguer ; mais la proximité de mes îles des deux royaumesrendrait possible quelques conspirations que ces gens-làtrameraient avec les scélérats et les mécontents que l’on ne seraitpas parvenu à extirper de mes États. D’ailleurs, les reversconsidérables que, grâce à Dieu, les Français ont subis, et que, jel’espère, ils devront subir encore, mettront les déportés dansl’impossibilité de nous nuire. Il faudra cependant bien réfléchirau lieu de la déportation et à la manière avec laquelle on pourral’effectuer sans danger : c’est ce dont je m’occupeactuellement.

» Quant à la commission qui doit jugertous ces coupables, à peine aurai-je Naples en main, que j’ysongerai sans faute, en comptant expédier cette commission de cetteville-ci à la capitale. Quant aux provinces et aux endroits où vousêtes, de Fiore peut continuer, si vous en êtes content. En outre,parmi les avocats provinciaux et royaux des gouvernements qui n’ontpoint pactisé avec les républicains, qui sont attachés à lacouronne et qui ont de l’intelligence, on peut en choisir uncertain nombre et leur accorder tous les pouvoirs extraordinaireset sans appel, ne voulant pas que des magistrats, soit de lacapitale, soit des provinces, qui auraient servi sous larépublique, y eussent-ils été, comme je l’espère, poussés par uneirrésistible nécessité, jugent des traîtres au rang desquels je lesplace.

» Et pour ceux qui ne sont pas comprisdans les catégories que je vous ai indiquées et que je me réserve,je vous laisse la liberté de faire procéder à leur prompt etexemplaire châtiment, avec toute la sévérité des lois, lorsque voustrouverez qu’ils sont les véritables et principaux criminels et quevous croirez ce châtiment nécessaire.

» Quant aux magistrats des tribunaux dela capitale, lorsqu’ils n’auront pas accepté des commissionsparticulières des Français et de la république, et qu’ils n’aurontfait que remplir leurs fonctions, de rendre la justice dans lestribunaux où ils siégeaient, ils ne seront pas poursuivis.

» Ce sont là, pour le moment, toutes lesdispositions que je vous charge de faire exécuter de la manière quevous jugerez convenable et dans les lieux où il y aurapossibilité.

» À peine aurai-je reconquis Naples, queje me réserve de faire quelques nouvelles adjonctions que lesévénements et les connaissances que j’acquerrai pourrontdéterminer. Après quoi, mon intention est de suivre mes devoirsde bon chrétien et de père aimant ses peuples, d’oublierentièrement le passé, et d’accorder à tous un pardon général etentier qui puisse leur assurer l’oubli de leurs fautes passées, queje défendrai de rechercher plus longtemps, me flattant que cesfautes ont été causées, non par un esprit corrompu, mais par lacrainte et la pusillanimité.

» Mais n’oubliez point cependant qu’ilfaut que les charges publiques soient données dans les provinces àdes personnes qui se sont toujours bien comportées envers lacouronne, et, par conséquent, qui n’ont jamais changé de parti,parce que, de cette manière seulement, nous pourrons être sûrs deconserver ce que nous avons reconquis.

» Je prie le Seigneur qu’il vous conservepour le bien de mon service et pour pouvoir vous exprimer en toutlieu ma vraie et sincère reconnaissance.

» Croyez-moi toujours, en attendant,

» Votre affectionné.

» FERDINAND-L. B. »

Maintenant, nous avons ajouté qu’une despersonnalités incroyables, presque impossibles, que nous avonsintroduites dans notre livre afin que Naples, dans ses jours derévolution, apparût à nos lecteurs sous son véritable aspect,c’est, à l’autre extrémité de l’échelle sociale, cette espèce demonstre, moitié tigre, moitié gorille, nommé Gaetano Mammone.

Un seul auteur en parle comme l’ayant connupersonnellement : Cuoco. Les autres ne font que reproduire ceque Cuoco en dit :

« Mammone Gaetano, d’abord meunier,ensuite général en chef des insurgés de Sora, fut un monstresanguinaire à la barbarie duquel il est impossible de riencomparer. En deux mois de temps, dans une petite étendue de pays,il fit fusiller trois cent cinquante malheureux, sans compter à peuprès le double qui furent tués par ses satellites. Je ne parle pasdes massacres, des violences, des incendies ; je ne parle pasdes fosses horribles où il jetait les malheureux qui tombaiententre ses mains, ni des nouveaux genres de mort que sa cruautéinventait : il a renouvelé les inventions de Procuste et deMézence. Son amour du sang était tel, qu’il buvait celui quisortait des blessures des malheureux qu’il assassinait ou faisaitassassiner. Celui qui écrit ces lignes l’a vu boire sonpropre sang après avoir été saigné, et rechercher avec avidité,dans la boutique d’un barbier, le sang de ceux que l’on venait desaigner avant lui. Il dînait presque toujours ayant sur sa tableune tête coupée et buvait dans un crâne humain.

» C’est à ce monstre que Ferdinand deSicile écrivait : Mon général et mon ami. »

Quant à nos autres personnages, – nous parlonsdes personnages historiques toujours, – ils rentrent un peu plusdans l’humanité : c’est la reine Marie-Caroline, dont nousessayerions de faire une esquisse préparatoire si cette esquissen’avait été tracée à grands traits dans un magnifique discours duprince Napoléon au Sénat, discours qui est resté dans toutes lesmémoires ; – c’est Nelson, dont Lamartine a écrit labiographie ; – c’est Emma Lyonna, dont la Bibliothèqueimpériale vous montrera vingt portraits ; – c’est Championnet,dont le nom est glorieusement inscrit sur les premières pages denotre Révolution, et qui, comme Marceau, comme Hoche, comme Kléber,comme Desaix, comme mon père, a eu le bonheur de ne pas survivre aurègne de la liberté ; – ce sont, enfin, quelques-unes de cesgrandes et poétiques figures comme en font rayonner les cataclysmespolitiques, qui, en France, s’appellent Danton, Camille Desmoulins,Biron, Bailly, madame Roland, et qui, à Naples, s’appellent HectorCaraffa, Manthonnet, Schipani, Cirillo, Cimarosa, ÉléonorePimentel.

Quant à l’héroïne qui donne son nom au livre,disons un mot, non pas sur elle, mais sur son nom : laSan-Felice.

En France, on dit, en parlant d’une femmenoble ou simplement distinguée : Madame ; enAngleterre : Miladyou Mistress ; enItalie, pays de la familiarité, on dit : La unetelle. Chez nous, cette dénomination serait prise en mauvaisepart ; en Italie, à Naples surtout, c’est presque un titre denoblesse.

Pas une seule personne à Naples, en parlant decette pauvre femme que l’excès de son malheur a rendue historique,n’aurait l’idée de dire : « Madame San-Felice, »ou : « La chevalière San-Felice. »

On dit simplement : LA SAN-FELICE.

J’ai cru devoir conserver au livre, sansaltération aucune, le titre qu’il emprunte à son héroïne.

Sur ce, chers lecteurs, comme je vous ai ditce que j’avais à vous dire, nous entrerons en matière, si vous levoulez bien.

ALEX. DUMAS.

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