La San-Felice – Tome III

La San-Felice – Tome III

d’ Alexandre Dumas
LXXVI – OÙ MICHELE SE FACHE SÉRIEUSEMENT AVEC LE BECCAÏO.

Les illustres fugitifs n’étaient pas les seuls qui, dans cette nuit terrible, eussent eu à lutter contre le vent et la mer.

À deux heures et demie, selon sa coutume, le chevalier San-Felice était rentré chez lui, et, avec une agitation en dehors de toutes ses habitudes, avait deux fois appelé :

– Luisa ! Luisa !

Luisa s’était élancée dans le corridor ;car, au son de la voix de son mari, elle avait compris qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire : elle en fut convaincue en le voyant.

En effet, le chevalier était fort pâle.

Des fenêtres de la bibliothèque, il avait vu ce qui s’était passé dans la rue San-Carlo, c’est-à-dire la mutilation du malheureux Ferrari. Comme le chevalier était, sous sa douce apparence, extrêmement brave et surtout de cette bravoure que donne aux grands cœurs un profond sentiment d’humanité, son premier mouvement avait été de descendre et de courir au secours du courrier, qu’il avait parfaitement reconnu pour celui du roi ;mais, à la porte de la bibliothèque, il avait été arrêté par le prince royal, qui, de sa voix câline et froide, lui avait demandé :

– Où allez-vous, San-Felice ?

– Où je vais ? où je vais ? avaitrépondu San-Felice. Votre Altesse ne sait donc pas ce qui sepasse ?

– Si fait, on égorge un homme. Mais est-cechose si rare qu’un homme égorgé dans les rues de Naples, pour quevous vous en préoccupiez à ce point ?

– Mais celui qu’on égorge est un serviteur duroi.

– Je le sais.

– C’est le courrier Ferrari.

– Je l’ai reconnu.

– Mais comment, pourquoi égorge-t-on unmalheureux aux cris de « Mort aux jacobins ! »quand, au contraire, ce malheureux est un des plus fidèlesserviteurs du roi ?

– Comment ? pourquoi ? Avez-vous lula correspondance de Machiavel, représentant de la magnifiquerépublique florentine à Bologne ?

– Certainement que je l’ai lue,monseigneur.

– Eh bien, alors, vous connaissez la réponsequ’il fit aux magistrats florentins à propos du meurtre de Ramirod’Orco, dont on avait trouvé les quatre quartiers empalés surquatre pieux, aux quatre coins de la place d’Imola ?

– Ramiro d’Orco était Florentin ?

– Oui, et, en cette qualité, le sénat deFlorence croyait avoir droit de demander à son ambassadeur desdétails sur cette mort étrange.

San-Felice interrogea sa mémoire.

– Machiavel répondit : « Magnifiquesseigneurs, je n’ai rien à vous dire sur la mort de Ramiro d’Orco,sinon que César Borgia est le prince qui sait le mieux faire etdéfaire les hommes, selon leurs mérites. »

– Eh bien, répliqua le duc de Calabre avec unpâle sourire, remontez sur votre échelle, mon cher chevalier, etpesez-y la réponse de Machiavel.

Le chevalier remonta sur son échelle, et iln’en avait pas gravi les trois premiers échelons, qu’il avaitcompris qu’une main qui avait intérêt à la mort de Ferrari, avaitdirigé les coups qui venaient de le frapper.

Un quart d’heure après, on appelait le princede la part de son père.

– Ne quittez pas le palais sans m’avoir revu,dit le duc de Calabre au chevalier ; car j’aurai, selon touteprobabilité, quelque chose de nouveau à vous annoncer.

En effet, moins d’une heure après, le princerentra.

– San-Felice, lui dit-il, vous vous rappelezla promesse que vous m’avez faite de m’accompagner enSicile ?

– Oui, monseigneur.

– Êtes-vous toujours prêt à laremplir ?

– Sans doute. Seulement, monseigneur…

– Quoi ?

– Quand j’ai dit à madame de San-Felicel’honneur que me faisait Votre Altesse…

– Eh bien ?

– Eh bien, elle a demandé à m’accompagner.

Le prince poussa une exclamation joyeuse.

– Merci de la bonne nouvelle, chevalier !s’écria-t-il. Ah ! la princesse va donc avoir une compagnedigne d’elle ! Cette femme, San-Felice, est le modèle desfemmes, je le sais, et vous vous rappellerez que je vous l’aidemandée pour dame d’honneur de la princesse ; car, alors,elle eût été, de nom et de fait, une vraie dame d’honneur ;c’est vous qui me l’avez refusée. Aujourd’hui, c’est elle qui vientà nous. Dites-lui, mon cher chevalier, qu’elle sera labienvenue.

– Je vais le lui dire, en effet,monseigneur.

– Attendez donc, je ne vous ai pas toutdit.

– C’est vrai.

– Nous partons tous cette nuit.

Le chevalier ouvrit de grands yeux.

– Je croyais, dit-il, que le roi avait décidéde ne partir qu’à la dernière extrémité ?

– Oui ; mais tout a été bouleversé par lemeurtre de Ferrari. À dix heures et demie, Sa Majesté quitte lechâteau et s’embarque avec la reine, les princesses, mes deuxfrères, les ambassadeurs et les ministres, à bord du vaisseau delord Nelson.

– Et pourquoi pas à bord d’un vaisseaunapolitain ? Il me semble que c’est faire injure à toute lamarine napolitaine que de donner cette préférence à un bâtimentanglais.

– La reine l’a voulu ainsi, et, sans doute parcompensation, c’est moi qui m’embarque sur le bâtiment de l’amiralCaracciolo, et, par conséquent, vous vous y embarquez avec moi.

– À quelle heure ?

– Je ne sais encore rien de tout cela :je vous le ferai dire. Tenez-vous prêt en tout cas ; ce seraprobablement de dix heures à minuit.

– C’est bien, monseigneur.

Le prince lui prit la main, et, leregardant :

– Vous savez, lui dit-il, que je compte survous.

– Votre Altesse a ma parole, réponditSan-Felice en s’inclinant, et c’est un trop grand honneur pour moide l’accompagner pour que j’hésite un moment à le recevoir.

Puis, prenant son chapeau et son parapluie, ilsortit.

La foule, toute grondante encore, encombraitles rues ; deux ou trois feux étaient allumés sur la placemême du palais, et l’on y faisait rôtir sur les braises desmorceaux du cheval de Ferrari.

Quant au malheureux courrier, il avait été misen morceaux. L’un avait pris les jambes, l’autre les bras ; onavait tout mis au bout de bâtons pointus, – les lazzaroni n’avaientencore ni piques ni baïonnettes, – et l’on portait dans les ruesces hideux trophées en criant : « Vive le roi ! Mortaux jacobins ! »

À la descente du Géant, le chevalier avaitrencontré le beccaïo, qui s’était emparé de la tête de Ferrari, luiavait mis une orange dans la bouche, et portait cette tête au boutd’un bâton.

En voyant un homme bien mis, – ce qui était àNaples le signe du libéralisme, – le beccaïo avait eu l’idée defaire baiser au chevalier la tête de Ferrari. Mais, nous l’avonsdit, le chevalier n’était pas homme à céder à la crainte. Il avaitrefusé de donner la sanglante accolade et avait rudement repoussél’ignoble assassin.

– Ah ! misérable jacobin ! s’écriale beccaïo, j’ai décidé que vous vous embrasseriez, cette tête ettoi, et, mannaggia la Madonna ! vous vousembrasserez.

Et il revint à la charge.

Le chevalier, qui n’avait pour toute arme queson parapluie, se mit en défense avec son parapluie.

Mais, au cri « Le jacobin ! lejacobin ! » poussé par le beccaïo, tous les misérablesqui venaient d’habitude à ce cri étaient accourus, et déjà uncercle menaçant se formait autour du chevalier, – quand un hommefendit ce cercle, envoya, d’un coup de pied dans la poitrine, lebeccaïo rouler à dix pas, tira son sabre, et, se plaçant devant lechevalier :

– En voilà un drôle de jacobin !dit-il ; le chevalier San-Felice, bibliothécaire de SonAltesse royale le prince de Calabre, rien que cela ! Eh bien,continua-t-il en faisant le moulinet avec son sabre, que luivoulez-vous, au chevalier San-Felice ?

– Le capitaine Michele ! crièrent leslazzaroni. Vive le capitaine Michele ! il est desnôtres !

– Ce n’est point « Vive le capitaineMichele ! » qu’il faut crier ; c’est « Vive lechevalier San-Felice ! » et cela tout de suite.

La foule, à laquelle il est égal decrier : Vive un tel ! ou Mort à untel ! pourvu qu’elle crie, hurla d’une seulevoix :

– Vive le chevalier San-Felice !

Seul, le beccaïo s’était tu.

– Allons, allons, lui dit Michele, ce n’estpoint une raison parce que c’est devant la porte de son jardin quetu as reçu ta pile, pour que tu ne cries pas : « Vive lechevalier ! »

– Et s’il ne me plaît pas de le crier, àmoi ! dit le beccaïo.

– Ce sera absolument comme si tu chantais,attendu qu’il me plaît, à moi, que tu le cries ! Ainsi donc,continua Michele, vive le chevalier San-Felice, et tout de suite,ou je t’appareille l’autre œil !

Et il fit tourner son sabre autour de la têtedu beccaïo, qui devint très-pâle, encore plus de terreur que decolère.

– Mon ami, mon bon Michele, dit le chevalier,laisse cet homme tranquille. Tu vois bien qu’il ne me connaîtpas.

– Et quand il ne vous connaîtrait pas,serait-ce une raison pour vouloir vous forcer de baiser la tête dece malheureux qu’il a tué ? Il est vrai qu’il vaudrait mieuxencore baiser cette tête, qui est celle d’un honnête homme, que lasienne, qui est celle d’un coquin.

– Vous l’entendez ! hurla le beccaïo, ilappelle des jacobins des honnêtes gens !

– Tais-toi, misérable ! Cet homme n’étaitpas un jacobin, tu le sais bien : c’était Antonio Ferrari, lecourrier du roi et l’un des plus résolus serviteurs de Sa Majesté.Et, si vous ne me croyez pas, demandez au chevalier. Chevalier,dites à ces hommes qui ne sont point méchants, mais qui ont lemalheur de suivre un méchant, dites-leur ce qu’était le pauvreAntonio.

– Mes amis, dit le chevalier, Antonio Ferrari,qui vient d’être tué, a, en effet, été victime de quelque erreurfatale ; car c’était un des serviteurs dévoués de votre bonroi, qui pleure en ce moment sa mort.

La foule écoutait avec stupéfaction.

– Ose dire maintenant que cette tête n’est pascelle de Ferrari et que Ferrari n’était pas un honnête homme !Dis-le ! mais dis-le donc, que j’aie l’occasion de te couperl’autre moitié du visage !

Et Michele leva son sabre sur le beccaïo.

– Grâce ! dit celui-ci en tombant àgenoux : je dirai tout ce que tu voudras.

– Et moi, je ne dirai qu’une chose, c’est quetu es un lâche ! Va-t’en, et, quand tu te trouveras sur monchemin, vingt pas à l’avance, à droite ou à gauche, aie soin de tedéranger.

Le beccaïo se retira au milieu des huées decette foule qui, un instant auparavant, l’applaudissait, et qui sedivisa en deux bandes : l’une suivit le beccaïo enl’injuriant ; l’autre suivit Michele et le chevalier encriant :

– Vive Michele ! Vive le chevalierSan-Felice !

Michele resta à la porte du jardin pourcongédier son escorte ; le chevalier rentra chez lui, et,comme nous l’avons dit, appela Luisa.

Nous venons de raconter ce qu’il avait vu desfenêtres de la bibliothèque et ce qui lui était arrivé à ladescente du Géant : deux choses suffisantes, à notre avis,pour motiver sa pâleur.

À peine eut-il dit à Luisa le motif qui leramenait, qu’elle devint à son tour plus pâle que lui ; maiselle ne répliqua point une parole, ne fit point uneobservation ; seulement :

– À quelle heure, le départ ?demanda-t-elle.

– Entre dix heures et minuit, répondit lechevalier.

– Je serai prête, dit-elle ; ne vousinquiétez pas de moi, mon ami.

Et elle se retira dans sa chambre, sousprétexte de faire ses préparatifs de départ, en donnant l’ordre quele dîner fût, comme d’habitude, servi à trois heures.

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