La San-Felice – Tome IV

La San-Felice – Tome IV

d’ Alexandre Dumas
CXX – AIGLE ET VAUTOUR

Ce qui rendait Championnet si rebelle à l’endroit du citoyen Faypoult et de la mission dont il était chargé de la part du Directoire, c’est qu’au moment où il avait pris le commandement de l’armée de Rome, il avait vu le misérable état où était réduite la vieille capitale du monde, exténuée par les contributions et les avances de tout genre. Il avait alors recherché les causes de cette misère, et il avait reconnu qu’il fallait l’attribuer aux agents directoriaux qui, sous différents noms, s’étaient établis dans la ville éternelle, et qui, au milieu d’un luxe insolent, laissaient le reste de cette belle armée sans pain, sans habits, sans souliers, sans solde.

Championnet avait aussitôt écrit au Directoire :

« Citoyens directeurs,

» Les ressources de la république romaine sont déjà épuisées : des fripons ont tout englouti. Ils veillent avec des yeux avides pour s’emparer du peu qui reste. Ces sangsues de la patrie se cachent sous toutes les formes ;mais, sans crainte d’être désavoué par vous, je ne souffrirai pas que ces spoliateurs impunis envahissent les ressources de l’armée.Je ferai disparaître ces horribles harpies qui dévorent le solconquis par nos sacrifices. »

Puis il avait rassemblé ses troupes, et leuravait dit :

– Braves camarades, vous ressentez de grandsbesoins, je le sais. Attendez quelques jours encore, et le règnedes dilapidateurs sera fini ; les vainqueurs de l’Europe neseront plus exposés à ce triste abaissement de la misère quihumilie des fronts que la gloire environne.

Ou Championnet était bien imprudent, ou ilconnaissait bien mal les hommes auxquels il s’adressait. Poursuivreles dilapidateurs, c’était s’attaquer aux directeurs eux-mêmes,attendu que la commission, fondation nouvelle, investie par lesdirecteurs de ses pouvoirs, n’avait à rendre compte de sa gestionqu’au Directoire. Ainsi, pour donner une idée de la remise quidevait être faite par lui aux cinq majestés du Luxembourg, nousnous contenterons de dire qu’il était alloué au caissier percepteurun droit de trois centimes par franc sur les contributions ;ce qui, sur soixante millions, par exemple, faisait, pour la partde cet employé, complétement étranger aux dangers de la guerre, unesomme d’un million huit cent mille francs, quand nos générauxtouchaient douze ou quinze mille francs par an, si toutefois ilsles touchaient.

Ce qui préoccupait aussi fortement leDirectoire, dont quelques membres avaient occupé des grades élevésdans l’armée, c’est l’ascendant qu’à la suite d’une guerre longueet triomphale peut prendre le pouvoir militaire entouré d’uneglorieuse auréole. Une fois lancé dans la voie du doute et de lacrainte, une des premières dispositions que devait prendre leDirectoire, qui savait très-bien la puissance de corruption quedonnent les richesses, c’était de ne point permettre que de tropfortes sommes s’accumulassent aux mains des généraux.

Mais le Directoire n’avait pas pris desprécautions complètes.

Tout en enlevant aux généraux en chef lafaculté de recevoir et celle d’administrer, il leur avait laissé ledroit de fixer le chiffre et la nature des contributions.

Lorsque Championnet se fut assuré que ce droitlui était laissé, il attendit tranquillement le citoyen Faypoult,qui, on se le rappelle, devait revenir le surlendemain à la mêmeheure.

Le citoyen Faypoult, qui avait eu le soin defaire nommer son beau-père caissier-percepteur, n’eut garde demanquer au rendez-vous, et trouva Championnet juste à la même placeoù il l’avait laissé, comme si depuis quarante-huit heures legénéral n’avait point quitté son fauteuil.

Le général, sans se lever, le salua de la têteet lui indiqua un fauteuil en face du sien.

– Eh bien ? lui demanda le commissairecivil en s’asseyant.

– Eh bien, mon cher monsieur, répondit legénéral, vous arrivez trop tard.

– Comment ! pour toucher lescontributions ?

– Non, mais pour organiser la chose sur lemême pied qu’à Rome. Quoique le droit que vous percevez de vostrois centimes par franc soit énorme, je vous l’abandonne.

– Parce que vous ne pouvez pas faireautrement ; général : avouez-le.

– Oh ! je l’avoue de grand cœur. Si jepouvais ne pas vous laisser percevoir un denier, je le ferais.Mais, songez-y bien, votre travail se bornera à laperception ; ce qui vous donnera encore un assez jolibénéfice, puisque la simple perception fera entrer dans votre pocheun peu plus de deux millions.

– Comment cela, général ? Lescontributions que le gouvernement français prélèvera sur le royaumede Naples ne monteront donc qu’à soixante millions ?

– À soixante-cinq millions. Je vous ait dit àun peu plus de deux millions ; ayant affaire à un comptable,j’aurais dû vous dire : deux millions cent cinquante millefrancs.

– Je ne comprends pas, général.

– Comment, vous ne comprenez pas ? C’estbien simple, cependant. Du moment que j’ai trouvé, dans la noblesseet dans la bourgeoisie napolitaine, non plus des ennemis, mais desalliés, j’ai déclaré solennellement renoncer au droit de conquête,et je me suis borné à demander une contribution de soixante-cinqmillions de francs pour l’entretien de l’armée libératrice. Vouscomprenez, mon cher monsieur, que je n’ai pas chassé le roi deNaples pour coûter à Naples plus cher que ne lui coûtait son roi,et que je n’ai pas brisé les fers des Napolitains pour en faire desesclaves de la république française. Il n’y a qu’un barbare,sachez-le, monsieur le commissaire civil, un Attila ou un Genséricqui puisse déshonorer une conquête comme la nôtre, c’est-à-dire uneconquête de principes, en usurpant à force armée les biens et lespropriétés du peuple chez lequel il est entré en lui promettant laliberté et le bonheur.

– Je doute, général, que le Directoire accepteces conditions.

– Il faudra bien qu’il les accepte, monsieur,dit Championnet avec hauteur, puisque je les ai non-seulementfaites ayant le droit de les faire, mais que je les ai signifiéesau gouvernement napolitain et qu’elles ont été acceptées par lui.Il va sans dire que je vous laisse tout droit de contrôle, monsieurle commissaire, et que, si vous pouvez me prendre en faute, je vousautorise de tout cœur à le faire.

– Général, permettez-moi de vous dire que vousme parlez comme si vous n’aviez pas pris connaissance desinstructions du gouvernement.

– Si fait ! et c’est vous, monsieur, quiinsistez comme si vous ignoriez la date de ces instructions. Ellessont du 5 février, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien, mon traité avec le gouvernementnapolitain est du 1er : la date de mon traité primedonc celle de vos instructions, puisqu’elle lui est antérieure decinq jours.

– Alors, vous refusez de reconnaître mesinstructions ?

– Non : je les reconnais, au contraire,comme arbitraires, antigénéreuses, antirépublicaines,antifraternelles, antifrançaises, et je leur oppose mon traité.

– Tenez, général, dit le commissaire civil,croyez-moi, au lieu de nous faire la guerre comme deux sots,entendons-nous, comme deux hommes d’esprit que nous sommes. C’estun pays neuf que Naples, et il y a des millions à y gagner.

– Pour des voleurs, oui, monsieur, je saiscela. Mais, tant que je serai à Naples, les voleurs n’auront rien ày faire. Pesez bien mes paroles, monsieur le commissaire civil, et,croyez-moi, repartez le plus tôt possible avec votre suite pourRome. Vous avez oublié quelques lambeaux de chair sur les os de cesquelette qui fut le peuple romain ; allez bien vite lesronger ; sans cela, les corbeaux ne laisseront rien auxvautours.

Et Championnet, se levant, montra d’un gesteplein de mépris la porte au commissaire civil.

– C’est bien, dit celui-ci, vous voulez laguerre ; vous l’aurez, général.

– Soit, répondit Championnet, la guerre, c’estmon état. Mais ce qui n’est pas mon état, c’est de spéculer sur lecasuel qu’entraînent les saisies de biens, les réquisitions dedenrées et de subsistances, les ventes frauduleuses, les comptessimulés ou fictifs ; ce qui n’est pas mon état, c’est de neprotéger les citoyens de Naples, frères des citoyens de Paris, qu’àla condition qu’ils ne se gouverneront qu’à ma volonté, c’est deconfisquer les biens des émigrés dans un pays où il n’y a pasd’émigrés ; ce qui n’est pas mon état, enfin, c’est de pillerles banques dépositaires des deniers des particuliers ; c’est,quand les plus grands barbares hésitent à violer la tombe d’unindividu ; c’est de violer la tombe d’une ville, c’estd’éventrer le sépulcre de Pompéi pour lui prendre les trésorsqu’elle y cache, depuis près de deux mille ans : voilà ce quin’est pas mon état, et, si c’est le vôtre, je vous préviens,monsieur, que vous ne l’exercerez pas ici tant que j’y serai. Et,maintenant que je vous ai dit tout ce que j’avais à vous dire,sortez !

Le matin même, dans l’attente de ce qui allaitse passer entre lui et le commissaire civil, Championnet avait faitafficher son traité avec le gouvernement napolitain, lequel traitéfixait à soixante-cinq millions la contribution annuelle à payerpar Naples pour les besoins de l’armée française.

Le lendemain, le général trouva toutes sesaffiches couvertes par celles du commissaire civil. Ellesannonçaient qu’en vertu du droit de conquête, le Directoiredéclarait patrimoine de la France les biens de la couronne deNaples, les palais et maisons du roi, les chasses royales, lesdotations des ordres de Malte et de Constantin, les biens desmonastères, les fiefs allodiaux, les banques, les fabriques deporcelaine, et, comme l’avait dit Championnet, jusqu’aux antiquitésencore enfouies dans les sables de Pompéi et dans la laved’Herculanum.

Le général regarda cet acte non-seulementcomme une atteinte portée à ses droits, mais encore comme uneinsulte, et, après avoir envoyé Salvato et Thiébaut pour demandersatisfaction au commissaire civil, il le fit arrêter sur son refus,conduire hors de la frontière napolitaine et déposer sur la granderoute de Rome.

Cet acte fut accueilli par les Napolitainsavec des hourras d’enthousiasme. Aimé et respecté des nobles et dela bourgeoisie, Championnet devint populaire jusque dans les plusbasses classes de la société.

Le curé de l’église Sainte-Anne découvrit,dans les actes de son église, qu’un certain Giovanni Championne,qui n’avait avec le général aucun rapport d’âge ni de parenté, yavait été baptisé. Il exposa l’acte, réclama le général comme sonparoissien, et le peuple, que son habileté à parler le patoisnapolitain avait déjà plusieurs fois étonné, trouva une explicationà son étonnement et voulut absolument voir dans le général françaisun compatriote.

Une telle croyance pouvait être utile à lacause ; dans l’intérêt de la France, Championnet la laissanon-seulement subsister, mais s’accroître.

Éclairé par les sanglantes expériences de larévolution française, Championnet, tout en dotant Naples desbienfaits immenses qu’elle avait produits, voulait la préserver deses excès intérieurs et de ses fautes extérieures. Son espéranceétait celle-ci : réaliser la philanthropique utopie de faireune révolution sans arrestations, sans proscriptions, sansexécutions. Au lieu de suivre le précepte de Saint-Just, quirecommandait de creuser profond avec le soc révolutionnaire, ilvoulait simplement passer sur la société la herse de lacivilisation. Comme Fourier a voulu depuis faire concourir toutesles aptitudes, même les mauvaises, à un but social, il voulaitfaire concourir tout le monde à la régénération publique : leclergé, en ménageant l’influence de ses préjugés, chers aupeuple ; la noblesse, en l’attirant par la perspective d’unglorieux avenir dans le nouvel ordre de choses ; labourgeoisie, qui n’avait eu jusque-là qu’une part de servitude, enlui donnant une part de souveraineté ; les classes libéralesdes avocats, des médecins, des lettrés, des artistes, en lesencourageant et en les récompensant, et enfin les lazzaroni, en lesinstruisant et en leur donnant, par un gain convenable etjusqu’alors inconnu, le goût du travail.

Tel était le rêve d’avenir que Championnetavait fait pour Naples lorsque la brutale réalité vint le prendreau collet au moment où, maître paisible de Naples, il mettait, pouréteindre les insurrections des Abruzzes, d’un côté en mouvement lescolonnes mobiles organisées à Rome par le général Sainte-Suzanne,chargeait Duhesme et Caraffa de marcher contre celui que l’oncroyait être le prince héréditaire, Schipani contre Ruffo, et où,s’apprêtant à marcher sur Reggio, il se proposait de conduirelui-même une forte colonne en Sicile.

Mais, dans la nuit du 15 au 16 mars,Championnet reçut l’ordre du Directoire de se rendre à Paris,auprès du ministre de la guerre. Maître suprême à Naples, aimé,vénéré de tous, au milieu de la puissance qu’il avait créée et danslaquelle il lui eût été facile de se perpétuer, cet homme que l’onaccusait d’ambition et d’empiétement, comme un Romain des jourshéroïques, s’inclina devant l’ordre reçu, et, se tournant versSalvato qui était près de lui :

– Je pars content, lui dit-il, j’ai payé à messoldats les cinq mois de solde arriérés qui leur étaient dus ;j’ai remplacé les lambeaux de leurs uniformes par de bonshabits ; ils ont tous une paire de souliers neufs et mangentdu pain meilleur qu’ils n’en ont jamais mangé.

Salvato le serra contre son cœur.

– Mon général, lui dit-il, vous êtes un hommede Plutarque.

– Et pourtant, murmura Championnet, j’avaisbien des choses à faire, que mon successeur ne fera probablementpas. Mais qui va d’un bout à l’autre de son rêve ?Personne.

Puis, avec un soupir :

– Il est une heure du matin, continua-t-il entirant sa montre ; je ne me coucherai pas, ayant beaucoup dechoses à faire avant mon départ. Soyez demain, à trois heures chezmoi, mon cher Salvato, et gardez sur ce qui m’arrive le secret leplus absolu.

Le lendemain, à trois heures précises, Salvatoétait au palais d’Angri. Aucun préparatif n’annonçait un départ.Championnet, comme d’habitude, travaillait dans son cabinet ;en voyant entrer le jeune homme, il se leva et lui tendit lamain.

– Vous êtes exact, mon cher Salvato, luidit-il, et je vous remercie de votre exactitude. Là, maintenant, sivous le voulez bien, nous allons aller faire une petitepromenade.

– À pied ? demanda Salvato.

– Oui, à pied, répondit Championnet.Venez.

À la porte, Championnet s’arrêta, et jetant undernier regard sur le cabinet qu’il habitait depuis deux mois et oùil avait décidé, décrété et exécuté de si grandes choses :

– On assure que les murs ont des oreilles,dit-il ; s’ils ont une voix, j’adjure ceux-ci de parler et detémoigner s’ils ont jamais entendu dire, s’ils ont jamais vu faireune chose qui ne fût pas pour le bien de l’humanité depuis que j’aiouvert, comme général en chef, cette porte que je referme sur moicomme accusé.

Et il referma la porte et descenditl’escalier, le visage souriant et appuyé au bras de Salvato.

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