La San-Felice – Tome V

La San-Felice – Tome V

d’ Alexandre Dumas
CXLIX – LA CAPITULATION

Le 19 juin, comme nous l’avons dit, les bases de la capitulation avaient été jetées sur le papier.

Elles avaient été discutées pendant la journée du 20, au milieu de l’émeute qui ensanglantait la ville et faisait parfois croire à l’impossibilité de mener à bonne fin les négociations.

Le 21, à midi, l’émeute était calmée, et le repas libre avait eu lieu à quatre heures du soir.

Enfin, le 22 au matin, le colonel Mejean descendit du château Saint-Elme, escorté par la cavalerie royaliste, et vint conférer avec le directoire.

Salvato voyait avec une grande joie tous ces préparatifs de paix. La maison de Luisa pillée, le bruit généralement répandu qu’elle avait dénoncé les Backer et que la dénonciation était cause de leur mort, lui inspiraient de vives inquiétudes pour la sûreté de la jeune femme. Insensible à toute crainte pour lui-même, il était plus tremblant et plus timide qu’un enfant quand il s’agissait de Luisa.

Puis une seconde espérance pointait dans soncœur. Son amour pour Luisa avait toujours été croissant, et lapossession n’avait fait que l’augmenter. Après la publicitéqu’avait prise leur liaison, il était impossible que Luisa demeurâtà Naples et y attendît le retour de son mari. Or, il était probablequ’elle profiterait de l’alternative donnée aux patriotes de resterà Naples ou de fuir, pour quitter non-seulement Naples, mais encorel’Italie. Alors, Luisa serait bien à lui, à lui pourtoujours : rien ne pourrait la séparer de lui.

Au fait de la capitulation qui avait étédiscutée sous ses ordres, il avait plusieurs fois, avec intention,expliqué à Luisa l’article 5 de cette capitulation, qui portait quetoutes les personnes qui y étaient comprises avaient le choix, oude rester à Naples, ou de s’embarquer pour Toulon. Luisa, à chaquefois, avait soupiré, avait pressé son amant contre son cœur, maisn’avait rien répondu.

C’est que Luisa, malgré son ardent amour pourSalvato, n’avait rien décidé encore et reculait, en fermant lesyeux pour ne pas voir l’avenir, devant l’immense douleur qu’il luifaudrait causer, le moment arrivé, ou à son époux, ou à sonamant.

Certes, si Luisa eût été libre, pour ellecomme pour Salvato, c’eût été le suprême bonheur de suivre au boutdu monde l’ami de son cœur. Elle eût alors, sans regret, quitté sesamis, Naples et même cette petite maison où s’était écoulée sonenfance, si calme, si tranquille et si pure. Mais, à côté de cebonheur suprême, se dressait dans l’ombre un remords qu’elle nepouvait écarter.

En partant, elle abandonnait à la douleur et àl’isolement la vieillesse de celui qui lui avait servi de père.

Hélas ! cette entraînante passion qu’onappelle l’amour, cette âme de l’univers qui fait commettre àl’homme ses plus belles actions et ses plus grands crimes, siingénieuse en excuses tant que la faute n’est pas commise, n’a plusque des pleurs et des soupirs à opposer au remords.

Aux instances de Salvato, Luisa ne voulait pasrépondre : « Oui » et n’osait répondre :« Non. »

Elle gardait au fond du cœur ce vague espoirdes malheureux qui ne comptent plus que sur un miracle de laProvidence pour les tirer de la situation sans issue où ils se sontplacés par une erreur ou par une faute.

Cependant, le temps passait, et, comme nousl’avons dit, le 22 juin, au matin, le colonel Mejean descendait duchâteau Saint-Elme, pour venir, escorté de la cavalerie royaliste,conférer avec le directoire.

Le but de sa visite était de s’offrir commeintermédiaire entre les patriotes et le cardinal, le directoiren’espérant point obtenir les conditions qu’il demandait.

On se rappelle la réponse de Manthonnet :« Nous ne traiterons que lorsque le dernier sanfédiste auraabandonné la ville. »

Voulant savoir si les forts étaient en mesurede soutenir les paroles hautaines de Manthonnet, le corpslégislatif, qui siégeait dans le palais national, fit appeler lecommandant du Château-Neuf.

Oronzo Massa, dont nous avons plusieurs foisdéjà prononcé le nom, sans nous arrêter autrement sur sa personne,a droit, dans un livre comme celui que nous nous sommes imposé ledevoir d’écrire, à quelque chose de plus qu’une simple inscriptionau martyrologe de la patrie.

Il était né de famille noble. Officierd’artillerie dès ses jeunes années, il avait donné sa démissionlorsque, quatre ans auparavant, le gouvernement était entré dans lavoie sanglante et despotique ouverte par l’exécution d’Emmanuele deDeo, de Vitagliano et de Galiani. La république proclamée, il avaitdemandé à servir comme simple soldat.

La République l’avait fait général.

C’était un homme éloquent, intrépide, plein desentiments élevés.

Ce fut Cirillo qui, au nom de l’assembléelégislative, adressa la parole à Massa.

– Oronzo Massa, lui demanda-t-il, nous vousavons fait venir pour savoir de vous quel espoir nous reste pour ladéfense du château et le salut de la ville. Répondez-nousfranchement, sans rien exagérer ni dans le bien ni dans le mal.

– Vous me demandez de vous répondre en toutefranchise, répliqua Oronzo Massa : je vais le faire. La villeest perdue ; aucun effort, chaque homme fut-il un Curtius, nepeut la sauver. Quant au Château-Neuf, nous en sommes encoremaîtres, mais par cette seule raison que nous n’avons contre nousque des soldats sans expérience, des bandes inexpérimentées,commandées par un prêtre. La mer, la darse, le port, sont aupouvoir de l’ennemi. Le palais n’a aucune défense contrel’artillerie. La courtine est ruinée, et si, au lieu d’assiégé,j’étais assiégeant, dans deux heures j’aurais pris le château.

– Vous accepteriez donc la paix ?

– Oui, pourvu, ce dont je doute, que nouspussions la faire à des conditions qu’il fût possible de concilieravec notre honneur, comme soldats et comme citoyens.

– Et pourquoi doutez-vous que nous puissionsfaire la paix à des conditions honorables ? Ne connaissez-vouspoint celles que le directoire propose ?

– Je les connais, et c’est pour cela que jedoute que le cardinal les accepte. L’ennemi, enorgueilli par lamarche triomphale qui l’a conduit jusque sous nos murs, poussé parla lâcheté de Ferdinand, par la haine de Caroline, ne voudra pasaccorder la vie et la liberté aux chefs de la République. Il faudradonc, à mon avis, que vingt citoyens au moins s’immolent au salutde tous. Ceci étant ma conviction, je demande à être inscrit, ouplutôt à m’inscrire le premier sur la liste.

Et alors, au milieu d’un frémissementd’admiration, s’avançant vers le Bureau du président, en haut d’unefeuille de papier blanc, il écrivit d’une main ferme :

ORONZO MASSA. – POUR LA MORT.

Les applaudissements éclatèrent, et, d’uneseule voix, les législateurs s’écrièrent :

– Tous ! tous ! tous !

Le commandant du château de l’Œuf, L’Aurora,était, sur l’impossibilité de tenir, du même avis que son collègueMassa.

Restait Manthonnet, qu’il fallait ramener àl’avis des autres chefs : aveuglé par son merveilleux courage,il était toujours le dernier à se rendre aux prudents avis.

On décida que le général Massa monterait àSan-Martino et conférerait avec les patriotes établis au pied duchâteau Saint-Elme, et, s’il tombait d’accord avec eux,préviendrait le colonel Mejean que sa présence était nécessaire audirectoire.

Un sauf-conduit du cardinal fut donné aucommandant du château de l’Œuf.

Le commandant Massa convainquit Manthonnet quele meilleur parti à prendre était de traiter aux conditionsproposées par le directoire, et même à des conditions pires ;et, comme il était convenu, il prévint le colonel Mejean qu’onl’attendait pour porter ces conditions au cardinal.

Voilà pourquoi, le 22 juin, le commandant duchâteau Saint-Elme quittait sa forteresse et descendait vers laville.

Il se rendit droit à la maison qu’occupait lecardinal, au pont de la Madeleine, mais en ne cachant point audirectoire qu’il n’avait pas grand espoir que le cardinal acceptâtde pareilles conditions.

Il fut immédiatement introduit près de SonÉminence, à laquelle il présenta les articles de la capitulation,déjà signés du général Massa et du commandant L’Aurora.

Le cardinal, qui l’attendait, avait près delui le chevalier Micheroux, le commandant anglais Foote, lecommandant des troupes russes, Baillie, et le commandant destroupes ottomanes, Achmet.

Le cardinal prit la capitulation, la lut,passa dans une chambre à côté, avec le chevalier Micheroux, et leschefs des camps anglais, russe et turc, pour en délibérer aveceux.

Dix minutes après, il rentra, prit la plume,et, sans discussion, mit son nom au-dessous de celui deL’Aurora.

Puis il passa la plume au commandantFoote ; celui-ci, à son tour, la passa au commandant Baillie,qui la passa au commandant Achmet.

La seule exigence du cardinal fut que letraité, quoique signé le 22, portât la date du 18.

Cette exigence, à laquelle n’hésita point à serendre le colonel Mejean, et qui fut un mystère pour tout le monde,grâce à la connaissance approfondie que nous avons de cette époque,et à la correspondance du roi et de la reine, sur laquelle nouseûmes, en 1800, le bonheur de mettre la main, n’en est pas un pournous.

Il voulait que la date fût antérieure à lalettre qu’il avait reçue de la reine et qui lui défendait detraiter, sous aucun prétexte, avec les rebelles.

Il aurait cette excuse de dire que la lettreétait arrivée quand la capitulation était déjà signée.

Et maintenant, il est de la plus grandeimportance que, traitant à cette heure un point purementhistorique, nous mettions sous les yeux de nos lecteurs le textemême des dix articles, qui n’a jamais été publié qu’incomplet oualtéré.

Il s’agit d’un procès terrible, où le cardinalRuffo, condamné en première instance par l’histoire, ou plutôt parun historien, juge partial ou mal renseigné, en appelle à lapostérité contre Ferdinand, contre Caroline, contre Nelson.

Voici la capitulation :

« Article 1er. –Le Château-Neuf et le château de l’Œuf seront remis au commandantdes troupes de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles, et de celles deses alliés, le roi d’Angleterre, l’empereur de toutes les Russieset le sultan de la Porte Ottomane, avec toutes les munitions deguerre et de bouche, artillerie et effets de toute espèce existantdans les magasins, et qui seront reconnus par l’inventaire descommissaires respectifs, après la signature de la présentecapitulation.

» Art. 2. – Les troupescomposant la garnison conserveront leurs forts jusqu’à ce que lesbâtiments dont on parlera ci-après, destinés à transporter lespersonnes qui voudront aller à Toulon, soient prêts à mettre à lavoile.

» Art. 3. – Les garnisonssortiront avec les honneurs militaires, c’est-à-dire avec armes etbagages, tambour battant, mèches allumées, enseignes déployées,chacune avec deux pièces de canon ; elles déposeront leursarmes sur le rivage.

» Art. 4. – Les personnes etles propriétés mobilières de tous les individus composant les deuxgarnisons seront respectées et garanties.

» Art. 5. – Tous les susditsindividus pourront choisir, ou de s’embarquer sur les bâtimentsparlementaires qui seront préposés pour les conduire à Toulon, oude rester à Naples, sans être inquiétés, ni eux ni leursfamilles.

» Art. 6. – Les conditionsarrêtées dans la présente capitulation sont communes à toutes lespersonnes des deux sexes enfermées dans les forts.

» Art. 7. – Jouiront dubénéfice de ces conditions, tous les prisonniers faits sur lestroupes régulières par les troupes de Sa Majesté le roi desDeux-Siciles ou par celles de ses alliés, dans les divers combatsqui ont eu lieu avant le blocus des forts.

Art. 8. – MM. l’archevêquede Salerne, Micheroux, Dillon et l’évêque d’Avellino resteront enotage entre les mains du commandant du fort Saint-Elme jusqu’àl’arrivée à Toulon des patriotes expatriés.

» Art. 9. – Excepté lespersonnages nommés ci-dessus, tous les otages et prisonniers d’Étatrenfermés dans les forts seront mis en liberté aussitôt lasignature de la présente capitulation.

» Art. 10. – Les articles dela présente capitulation ne pourront être exécutés qu’après avoirété complétement approuvés par le commandant du fortSaint-Elme.

» Fait au Château-Neuf, le 18 juin1799.

» Ont signé :

» Massa,commandant du Château-Neuf ;L’Aurora, commandant du château de l’Œuf ;cardinal Ruffo, vicaire général duroyaume de Naples ; Antonio, chevalierMicheroux, ministre plénipotentiaire de Sa Majesté le roi desDeux-Siciles près les troupes russes ; E.-T. Foote,commandant les navires de Sa MajestéBritannique ; Baillie,commandant les troupes de Sa Majesté l’empereurde Russie ; Achmet, commandant lestroupes ottomanes. »

Sous les signatures des différents chefsprenant part à la capitulation, on lisait les lignessuivantes :

« En vertu de la délibération prise parle conseil de guerre dans le fort Saint-Elme, le 3 messidor, sur lalettre du général Massa, commandant le Château-Neuf, lettre en datedu 1er messidor, le commandant du château Saint-Elmeapprouve la susdite capitulation.

» Du fort Saint-Elme, 3 messidor anVII de la république française (21 juin 1799.)

» Mejean. »

Le même jour où la capitulation fut réellementsignée, c’est-à-dire le 22 juin, le cardinal, enchanté d’en êtrearrivé à un si heureux résultat, écrivit au roi le récit détaillédes opérations accomplies, et chargea le capitaine Foote, l’un dessignataires de la capitulation, de remettre sa lettre à Sa Majestéen personne.

Le capitaine Foote partit aussitôt pourPalerme, sur le Sea-Horse. – Depuis quelques jours, ilavait succédé, dans le commandement de ce vaisseau, au capitaineBall, rappelé par Nelson près de lui.

Le lendemain, le cardinal donna tous lesordres nécessaires pour que les bâtiments qui devaient transporterà Toulon la garnison patriote fussent prêts le plus tôtpossible.

Le même jour, le cardinal écrivit à EttoreCaraffa pour l’inviter à céder les forts de Civitella et de Pescaraà Pronio, aux mêmes conditions que venaient d’être cédés leChâteau-Neuf et le château de l’Œuf.

Et, comme il craignait que le comte de Ruvo nese fiât point à sa parole ou vit quelque piège dans sa lettre, ilfit demander s’il n’y avait point, dans l’un ou l’autre des deuxchâteaux, un ami d’Ettore Caraffa dans lequel celui-ci eût touteconfiance, pour porter sa lettre et donner au comte une idée exactede la situation des choses.

Nicolino Caracciolo s’offrit, reçut la lettredes mains du cardinal et partit.

Le même jour, un édit signé du vicaire généralfut imprimé, publié et affiché.

Cet édit déclarait que la guerre était finie,qu’il n’y avait plus dans le royaume ni partis ni factions, ni amisni ennemis, ni républicains ni sanfédistes, mais seulement unpeuple de frères et de citoyens soumis également au prince, que leroi voulait confondre dans un même amour.

La certitude de la mort avait été telle chezles patriotes, que ceux mêmes qui, n’ayant pas confiance entièredans la promesse de Ruffo, avaient décidé de s’exiler, regardaientl’exil comme un bien, en comparant l’exil au sort auquel ils secroyaient réservés.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer