La suivante

La suivante

de Pierre Corneille

Adresse

À Monsieur***

MONSIEUR,

Je vous présente une comédie qui n’a pas été également aimée de toutes sortes d’esprits ; beaucoup, et de fort bons, n’en ont pas fait grand état, et beaucoup d’autres l’ont mise au-dessus du reste des miennes. Pour moi, je laisse dire tout le monde, et fais mon profit des bons avis, de quelque part que je les reçoive. Je traite toujours mon sujet le moins mal qu’il m’est possible, et après y avoir corrigé ce qu’on m’y fait connaître d’inexcusable, je l’abandonne au public. Si je ne fais bien, qu’un autre fasse mieux ; je ferai des vers à sa louange, au lieu de le censurer. Chacun a sa méthode ; je ne blâme point celle des autres, et me tiens à la mienne : jusques à présent je m’en suis trouvé fort bien ; j’en chercherai une meilleure quand je commencerai à m’en trouver mal. Ceux qui se font presser à la représentation de mes ouvrages m’obligent infiniment ; ceux qui ne les approuvent pas peuvent se dispenser d’y venir gagner la migraine ; ils épargneront de l’argent, et me feront plaisir.Les jugements sont libres en ces matières, et les goûts divers.J’ai vu des personnes de fort bon sens admirer des endroits sur qui j’aurais passé l’éponge, et j’en connais dont les poèmes réussissent au théâtre avec éclat, et qui pour principaux ornements y emploient des choses que j’évite dans les miens. Ils pensent avoir raison, et moi aussi : qui d’eux ou de moi se trompe,c’est ce qui n’est pas aisé à juger. Chez les philosophes, tout ce qui n’est point de la foi ni des principes est disputable : et souvent ils soutiendront, à votre choix, le pour et le contre d’une même proposition : marques certaines de l’excellence de l’esprit humain, qui trouve des raisons à défendre tout ; ou plutôt de sa faiblesse, qui n’en peut trouver de convaincantes, ni qui ne puissent être combattues et détruites par de contraires.Ainsi ce n’est pas merveille si les critiques donnent de mauvaises interprétations à nos vers, et de mauvaises faces à nos personnages. « Qu’on me donne, dit M. de Montaigne, au chapitre XXXVI du premier livre, l’action la plus excellente et pure, je m’en vais y fournir vraisemblablement cinquante vicieuses intentions. » C’est au lecteur désintéressé à prendre la médaille par le beau revers. Comme il nous a quelque obligation d’avoir travaillé à le divertir, j’ose dire que pour reconnaissance il nous doit un peu de faveur, et qu’il commet une espèce d’ingratitude, s’il ne se montre plus ingénieux à nous défendre qu’à nous condamner, et s’il n’applique la subtilité de son esprit plutôt à colorer et justifier en quelque sorte nos véritables défauts, qu’à en trouver où il n’y en a point. Nous pardonnons beaucoup de choses aux anciens ; nous admirons quelquefois dans leurs écrits ce que nous ne souffririons pas dans les nôtres ; nous faisons des mystères de leurs imperfections, et couvrons leurs fautes du nom de licences poétiques. Le docte Scaliger a remarqué des taches dans tous les latins, et de moinssavants que lui en remarqueraient bien dans les grecs, et dans sonVirgile même, à qui il dresse des autels sur le mépris des autres.Je vous laisse donc à penser si notre présomption ne serait pasridicule, de prétendre qu’une exacte censure ne pût mordre sur nosouvrages, puisque ceux de ces grands génies de l’antiquité ne sepeuvent pas soutenir contre un rigoureux examen. Je ne me suisjamais imaginé avoir mis rien au jour de parfait, je n’espère pasmême y pouvoir jamais arriver ; je fais néanmoins mon possiblepour en approcher, et les plus beaux succès des autres neproduisent en moi qu’une vertueuse émulation, qui me fait redoublermes efforts afin d’en avoir de pareils :

Je vois d’un œil égal croître le nomd’autrui,

Et tâche à m’élever aussi haut comme lui,

Sans hasarder ma peine à le fairedescendre.

La gloire a des trésors qu’on ne peutépuiser :

Et plus elle en prodigue à nous favoriser,

Plus elle en garde encore où chacun peutprétendre.

Pour venir à cette Suivante que jevous dédie, elle est d’un genre qui demande plutôt un style naïfque pompeux. Les fourbes et les intrigues sont principalement dujeu de la comédie ; les passions n’y entrent que par accident.Les règles des anciens sont assez religieusement observées encelle-ci. Il n’y a qu’une action principale à qui toutes les autresaboutissent ; son lieu n’a point plus d’étendue que celle duthéâtre, et le temps n’en est point plus long que celui de lareprésentation, si vous en exceptez l’heure du dîner, qui se passeentre le premier et le second acte. La liaison même des scènes, quin’est qu’un embellissement, et non pas un précepte, y estgardée ; et si vous prenez la peine de compter les vers, vousn’en trouverez pas en un acte plus qu’en l’autre. Ce n’est pas queje me sois assujetti depuis aux mêmes rigueurs. J’aime à suivre lesrègles ; mais, loin de me rendre leur esclave, je les élargiset resserre selon le besoin qu’en a mon sujet, et je romps mêmesans scrupule celle qui regarde la durée de l’action, quand sasévérité me semble absolument incompatible avec les beautés desévénements que je décris. Savoir les règles, et entendre le secretde les apprivoiser adroitement avec notre théâtre, ce sont deuxsciences bien différentes ; et peut-être que pour fairemaintenant réussir une pièce, ce n’est pas assez d’avoir étudiédans les livres d’Aristote et d’Horace. J’espère un jour traiterces matières plus à fond, et montrer de quelle espèce est lavraisemblance qu’ont suivie ces grands maîtres des autres siècles,en faisant parler des bêtes et des choses qui n’ont point de corps.Cependant mon avis est celui de Térence : puisque nous faisonsdes poèmes pour être représentés, notre premier but doit être deplaire à la cour et au peuple, et d’attirer un grand monde à leursreprésentations. Il faut, s’il se peut, y ajouter les règles, afinde ne déplaire pas aux savants, et recevoir un applaudissementuniversel ; mais surtout gagnons la voix publique ;autrement, notre pièce aura beau être régulière, si elle estsifflée au théâtre, les savants n’oseront se déclarer en notrefaveur, et aimeront mieux dire que nous aurons mal entendu lesrègles, que de nous donner des louanges quand nous serons décriéspar le consentement général de ceux qui ne voient la comédie quepour se divertir.

Je suis, MONSIEUR, votre très humbleserviteur,

CORNEILLE.

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