La Terre qui meurt

La Terre qui meurt

de René Bazin

Chapitre 1 LA FROMENTIÈRE

– Vas-tu te taire, Bas-Rouge !tu reconnais donc pas les gens d’ici ?

Le chien, un bâtard de vingt races mêlées, au poil gris floconneux qui s’achevait en mèches fauves sur le devant des pattes, cessa aussitôt d’aboyer à la barrière, suivit en trottant la bordure d’herbe qui cernait le champ, et, satisfait du devoir accompli, s’assit à l’extrémité de la rangée de choux qu’effeuillait le métayer. Par le même chemin, un homme s’approchait, la tête au vent, guêtré, vêtu de vieux velours à côtes de teinte foncée. Il avait l’allure égale et directe des marcheurs de profession. Ses traits tirés et pâles dans le collier de barbe noire, ses yeux qui faisaient par habitude le tour des haies et ne se posaient guère, disaient la fatigue, la défiance,l’autorité contestée d’un délégué du maître. C’était le garde régisseur du marquis de la Fromentière. Il s’arrêta derrière Bas-Rouge, dont les paupières eurent un clignement furtif, dont l’oreille ne remua même pas.

– Eh ! bonjour,Lumineau !

– Bonjour !

– J’ai à vous parler :M. le marquis a écrit.

Sans doute il espérait que le métayer viendrait à lui. Il n’en fut rien. Le paysan maraîchin, ployé en deux, tenant une brassée de feuilles vertes, considérait de côté le garde immobile à trente pas de là, dans l’herbe de lacheintre[1]. Que lui voulait-on ? Sur ses joues pleines un sourire s’ébaucha. Ses yeux clairs, dans l’enfoncement de l’orbite, s’allongèrent. Pour affirmer son indépendance, il se remit à travailler un moment, sansrépondre. Il se sentait sur le sol qu’il considérait comme sonbien, que sa race cultivait en vertu d’un contratindéfiniment renouvelé. Autour de lui, ses choux formaient un carréimmense, houles pesantes et superbes, dont la couleur était faitede tous les verts, de tous les bleus, de tous les violets ensembleet des reflets que multipliait le soleil déclinant.Bien qu’il fût de très haute taille, le métayer plongeait comme unnavire, jusqu’à mi-corps, dans cette mer compacte et vivante. On nevoyait au-dessus que sa veste courte et son chapeau de feutre rond,posé en arrière, d’où pendaient deux rubans de velours, à lamode du pays. Et quand il eut marqué par un temps de silenceet de labeur, la supériorité d’un chef de ferme sur un employé àgages, il se redressa, et dit :

– Vous pouvez causer : n’y aici que mon chien et moi.

L’homme répondit avechumeur :

– M. le marquis n’est pascontent que vous n’ayez pas payé à la Saint-Jean. Ça fait bientôttrois mois de retard !

– Il sait pourtant que j’ai perdudeux bœufs cette année ; que le froment ne vaut sou, et qu’ilfaut bien qu’on vive, moi, mes fils et lescréatures ?

Par « les créatures », ildésignait, comme font souvent les Maraîchins, ses deux filles,Éléonore et Marie-Rose.

– Ta, ta, ta, reprit legarde ; ce n’est pas des explications que vous demandeM. le marquis, mon bonhomme : c’est del’argent.

Le métayer leva lesépaules :

– Il n’en demanderait pas, s’ilétait là, dans sa Fromentière. Je lui ferais entendre raison. Luiet moi nous étions amis, je peux dire, et son père avec le mien. Jelui montrerais le changement qui s’est produit chez moi, depuis lestemps. Il comprendrait. Mais voilà : on n’a plus affaire qu’àdes gens qui ne sont pas les maîtres. On ne le voit plus, lui, etd’aucuns disent qu’on ne le reverra jamais. Le dommage est grandpour nous.

– Possible, fit l’autre, mais jen’ai pas à discuter les ordres. Quandpayerez-vous ?

– C’est vite demandé : quandpayerez-vous ? mais trouver l’argent, c’est autrechose.

– Alors, je répondrainon ?

– Vous répondrez oui, puisqu’il lefaut. Je payerai à la Saint-Michel, qui n’est pas loin.

Le métayer allait se baisser pourreprendre son travail, quand le garde ajouta :

– Vous ferez bien aussi, Lumineau,de surveiller votre valet. J’ai relevé l’autre jour, dans la piècede la Cailleterie, des collets qui ne pouvaient être que delui.

– Est-ce qu’il avait écrit son nomdessus ?

– Non ; mais il est connu pourle plus enragé chasseur du pays. Gare à vous ! M. lemarquis m’a écrit que toute la maison partirait, si je vousreprenais, les uns ou les autres, à braconner.

Le paysan laissa tomber sa brassée dechoux, et, tendant les deux poings :

– Menteur, il n’a pas pu direça ! Je le connais mieux que vous, et il me connaît. Et cen’est pas à des gars de votre espèce qu’il donnerait descommissions pareilles ! M. le marquis me renverrait dechez lui, moi, son vieux Lumineau ! Allonsdonc !

– Parfaitement, il l’aécrit.

– Menteur ! répéta lepaysan.

– Que voulez-vous, on verra bien,dit le régisseur en se détournant pour continuer son chemin. Vousêtes averti. Ce Jean Nesmy vous jouera un vilain tour. Sans compterqu’il courtise un peu trop votre fille, lui, un failli gars duBocage. On en cause, vous savez !

Rouge, la poitrine tendue en avant,enfonçant d’un coup de poing son chapeau sur sa tête, le métayerfit trois pas, comme pour courir sus à l’homme qui l’insultait.Mais déjà celui-ci, appuyé sur son bâton d’épine, avait repris samarche, et son profil ennuyé s’éloignait le long de la haie. Ilavait une certaine crainte de ce grand vieux dont la force étaitencore redoutable ; il avait surtout le sentiment del’insuccès de ses menaces, le souvenir d’avoir été désavoué,plusieurs fois déjà, par le marquis de la Fromentière, le maîtrecommun, dont il ne s’expliquait pas l’indulgence envers la familledes Lumineau.

Le paysan s’arrêta donc, et suivit duregard la silhouette diminuante du garde. Il le vit passerl’échalier, du côté opposé à la barrière, sauter dans le chemin etdisparaître à gauche de la ferme, dans les sentes vertesqui menaient au château.

Quand il l’eut perdu devue :

– Non, reprit-il tout haut, non, lemarquis n’a pas dit ça ! nous chasser !

En ce moment, il oubliait les mauvaispropos que l’homme avait tenus contre Marie-Rose, lafille cadette, pour ne songer qu’à cette menace de renvoi, qui letroublait tout entier. Lentement, il promena autour de lui ses yeuxdevenus plus rudes que de coutume, comme pour prendre à témoin leschoses familières que le garde avait menti. Puis il sebaissa pour travailler.

Le soleil était déjà très penché. Ilallait atteindre la ligne d’ormeaux qui bordait le champ versl’ouest, tiges émondées, courbées par le vent de mer, terminées parune touffe de feuilles en couronne, qui les faisaitressembler à de grandes reines-marguerites. On était aucommencement de septembre, à cette heure du soir où des bouffées dechaleur traversent le frais nocturne qui descend. Le métayertravaillait vite et sans arrêt, comme un homme jeune. Il étendaitla main, et les feuilles, avec un bruit de verrebrisé, cassaient au ras des troncs de choux, et s’amoncelaient sousla voûte obscure qui couvrait les sillons. Il était plongé danscette ombre, d’où montait l’haleine moite de la terre, perdu aumilieu de ces larges palmes veloutées, toutes molles de chaleur,que soutenaient des nervures striées de pourpre. Envérité, il faisait partie de cette végétation, et il eût falluchercher, pour discerner le dos de sa veste dans le moutonnementvert et bleu de son champ. Il disparaissait presque. Cependant, siprès qu’il fût du sol par son corps tout ployé, ilavait une âme agissante et songeuse, et, en travaillant, ilcontinuait de raisonner sur les choses de la vie. L’irritationqu’il avait ressentie des menaces du garde s’atténuait. Il n’avaitqu’à se souvenir, pour ne rien craindre du marquis de laFromentière. N’étaient-ils pas tous deux de noblesse,et ne le savaient-ils pas l’un et l’autre ? Car le métayerdescendait d’un Lumineau de la grande guerre. Et, bienqu’il ne parlât jamais de ces aventures anciennes, à cause destemps qui avaient changé, ni les nobles ni les paysans n’ignoraientque l’aïeul, un géant surnommé Brin-d’Amour, avait conduit jadisdans sa yole[2], àtravers les marais de Vendée, les généraux de l’insurrection, etfait des coups d’éclat, et reçu un sabre d’honneur, qu’à présent larouille rongeait, derrière une armoire de la ferme. Sa familleétait une des plus profondément enracinées dans le pays. Ilcousinait avec trente fermes, répandues dans le territoire quis’étend de Saint-Gilles à l’île de Bouin et qui forme le Marais. Nilui, ni personne n’aurait pu dire à quelle époque ses pères avaientcommencé à cultiver les champs de la Fromentière. On était là surparole, depuis des siècles, marquis d’un côté, Lumineau de l’autre,liés par l’habitude, comprenant la campagne et l’aimant de la mêmefaçon, buvant ensemble le vin du terroir quand on se rencontrait,n’ayant ni les uns ni les autres, la pensée qu’on pût quitter lesdeux maisons voisines, le château et la ferme, qui portaient lemême nom. Et certes, l’étonnement avait été grand, lorsque ledernier marquis, M. Henri, un homme de quarante ans, pluschasseur, plus buveur, plus rustre qu’aucun de ses ancêtres, avaitdit à Toussaint Lumineau, voilà huit ans, un matin de Noël qu’iltombait du grésil : « Mon Toussaint, je m’en vas habiterParis, ma femme ne peut pas s’habituer ici. C’est trop triste pourelle, et trop froid. Mais ne te mets en peine ; soistranquille : je reviendrai. » Il n’était plus revenu qu’àde rares occasions, pour une journée ou deux. Mais il n’avait pasoublié le passé, n’est-ce pas ? Il était demeuré le maîtrebourru et serviable qu’on avait connu, et le garde mentait, enparlant de renvoi.

Non, plus Toussaint Lumineauréfléchissait, moins il croyait qu’un maître si riche, sivolontiers prodigue, si bon homme au fond, eût pu écrire des motspareils. Seulement, il faudrait payer. Eh bien, on payerait !Le métayer n’avait pas deux cents francs d’argent comptant dans lecoffre de noyer, près de son lit ; mais les enfants étaientriches de plus de deux mille francs chacun, qu’ils avaient héritésde leur mère, la Luminette, morte voilà trois ans. Il demanderaitdonc à François, le fils cadet, de lui prêter ce qu’ilfallait pour le maître. François n’était point un enfant sans cœur,assurément, et il ne laisserait pas le père dans l’embarras. Unefois de plus, l’incertitude du lendemain s’évanouirait, et lesrécoltes viendraient, une belle année, quirétabliraient la joie dans le cœur detous.

Las de demeurer courbé, le métayer seredressa, passa sur son visage en sueur le bord de sa manche delaine, puis regarda le toit de sa Fromentière, avec l’attention deceux qui ont tout leur amour devant eux. Pour s’essuyer le front,il avait ôté son chapeau. Dans le rayon oblique qui déjà netouchait plus les herbes ni les choux, dans la lumière affaiblie etapaisée comme une vieillesse heureuse, il levait son visage fermede lignes et solidement taillé. Son teint n’était point terreuxcomme celui des paysans parcimonieux de certaines provinces, maiséclatant et nourri. Les joues pleines que bordait une étroite lignede favoris, le nez droit et large du bas, la mâchoire carrée, toutle masque enfin, et aussi les yeux gris clair, lesyeux vifs qui n’hésitaient jamais à regarder en face, disaient lasanté, la force, et l’habitude du commandement, tandis que leslèvres tombantes, longues, fines malgré le hâle, laissaient devinerla parole facile et l’humeur un peu haute d’un homme du Marais,qui n’estime guère tout ce qui n’est point de chezlui. Les cheveux tout blancs, incultes, légers, formaientbourrelet, et luisaient au-dessus de l’oreille.

Ainsi découvert et immobile dans le jourfinissant, il avait grand air, le métayer de la Fromentière, etl’on comprenait le surnom, la « seigneurie » comme ilsdisent, dont on usait pour lui. On l’appelait Lumineaul’Évêque, pour le distinguer des autres du même nom :Lumineau le Pauvre, Lumineau Barbe-Fine, LumineauTournevire.

Il considérait de loin sa Fromentière.Entre les troncs des ormes, à plusieurs centaines demètres au sud, le rose lavé et pâle des tuiles s’encadrait en émauxirréguliers. Le vent apportait le mugissement du bétail quirentrait, l’odeur des étables, celle de la camomille et desfenouils qui foisonnaient dans l’aire. Toute l’image de saferme se levait pour moins que cela dans l’âme du métayer. Envoyant la lueur dernière de son toit dans le couchantdu jour, il nomma les deux fils et les deux filles qu’abritait lamaison. Mathurin, François, Éléonore, Marie-Rose, lourde charge,épreuve et douceur mêlées de sa vie : l’aîné, son superbeaîné, atteint par le malheur, infirme, condamné à n’être que letémoin douloureux du travail des autres. Éléonore, qui remplaçaitla mère morte ; François, nature molle, en qui n’apparaissaitqu’incertain et incomplet le futur maître de la ferme ;Rousille, la plus jeune, la petite de vingt ans… Est-ce que legarde avait encore fait une menterie en parlant des assiduités duvalet ? C’était probable. Comment un valet, le fils d’unepauvre veuve du Bocage, de la terre lourde de là-bas, aurait-il osécourtiser la fille d’un métayer maraîchin ? De l’amitié, ilpouvait en avoir, et du respect pour cette jolie fille dont onremarquait le visage rose, oui, lorsqu’elle revenait, le dimanche,de la messe de Sallertaine ; mais autre chose ?… Enfin,on veillerait… Toussaint Lumineau ne pensa qu’un instant à cettemauvaise parole que l’homme avait dite, et, tout de suite après, ilsongea, avec une douceur et un apaisement de cœur, à l’uniqueabsent, au fils qui par la naissance précédait Rousille, André, lechasseur d’Afrique, qui avait suivi comme ordonnance, en Algérie,son colonel, un frère du marquis de la Fromentière. Ce dernierfils, avant un mois il rentrerait, libéré du service. On leverrait, le beau Maraîchin blond, aux longues jambes, portrait dupère rajeuni, tout noble, tout vibrant d’amour pour le pays deSallertaine et pour la métairie. Et les inquiétudes s’oublieraientet se fondraient dans le bonheur de retrouver celui qui faisait sedétourner les dames de Challans, quand il passait, et dire :« C’est le beau gars dernier desLumineau ! »

Le métayer demeurait ainsi, biensouvent, après le travail fini, en contemplation devant samétairie. Cette fois, il resta debout plus longtemps que decoutume, au milieu des houles fuyantes des feuilles, devenuesternes, grisâtres, pareilles dans l’ombre à des guérets nouveaux.Les arbres eux-mêmes n’étaient plus que des fumées vagues autourdes champs. Le grand carré de ciel, extrêmement pur, qui s’ouvraitau-dessus, tout plein de rayons brisés, ne laissait tomber sur leschoses qu’un peu de poussière de jour, qui lesmontrait encore, mais ne les éclairait plus. Lumineau mit ses deuxmains en porte-voix devant sa bouche et tourné vers la Fromentière,héla :

– Ohé !Rousille ?

Le premier qui répondit à l’appel fut lechien, Bas-Rouge, accouru comme une trombe de l’extrémité de lapièce. Puis une voix nette, jeune, s’éleva au loin et traversal’espace :

– Père, on y va !

Aussitôt, le paysan se courba, saisitune corde dont il entoura et serra un monceau de feuillescueillies, et, chargeant le fardeau d’un coup d’épaule, chancelantsous la pesée de l’énorme botte qui dépassait de toutes parts sonéchine, ses bras relevés, sa tête enfoncée dans lamoisson molle, il suivit le sillon, tourna, et descendit parla piste qu’avaient tracée dans l’herbe les pieds des gens et desbêtes. Au moment où il arrivait au coin du champ, devant une brèchede la haie, une forme svelte de toute jeune fille se dressa dans leclair de la trouée.

– Bonsoir, père !dit-elle.

Il ne put s’empêcher de songer auxmauvais propos qu’avait tenus le garde, et ne réponditpas.

Marie-Rose, les deux poings sur leshanches, remuant sa petite tête comme si elle pensait des chosesgraves, le regarda s’éloigner. Puis elle entra dansles sillons, ramassa le reste des feuilles laissées à terre, lesnoua avec la corde qu’elle avait apportée, et, comme avait fait lepère, souleva la masse verte. Elle s’en alla, courbée, rapidepourtant, le long de la cheintre.

Pénétrer dans le champ, rassembler etlier les feuilles, cela lui avait bien demandé dix minutes. Le pèredevait être rentré. Elle approchait de l’échalier, quand, tout àcoup, du haut du talus dont elle suivait le pied, un sifflementsortit, comme celui d’un vanneau. Elle n’eut pas peur.Un homme sautait dans le champ, par-dessus les ronces. Rousille,devant elle, dans la voyette[3], jetasa charge. Il ne s’avança pas plus loin, et ils se mirent à separler par phrases brèves.

– Oh ! Rousille ! commevous en portez lourd !

– Je suis forte, allez !Avez-vous vu le père ?

– Non, j’arrive. Est-ce qu’il aparlé contre moi ?

– Il n’a rien dit. Mais il m’aregardée d’une manière !… Croyez-moi, Jean, il se méfie. Vousne devriez pas passer cette nuit dehors, car il n’aime guère labraconne, et il vous grondera.

– Qu’est-ce que ça peut lui faire,que je chasse la nuit, si je travaille le matin d’aussi bonne heureque les autres ? Est-ce que je rechigne à la besogne ?Rousille, ceux de la Seulière et aussi le meunier de Moque-Sourism’ont dit que les vanneaux commençaient à passer dans le Marais.J’en tuerai à la lune, qui sera claire cette nuit. Et vous en aurezdemain matin.

– Jean, fit-elle, vous ne devriezpas… je vous assure.

L’homme portait un fusil en bandoulière.Par-dessus sa veste brune, il avait une blouse trèscourte, qui descendait à peine à la ceinture. Il était jeune,petit, de la même taille à peu près que Rousille, très nerveux,très noir, avec des traits réguliers, pâles, que coupait unemoustache à peine relevée aux coins de la bouche. La couleur seulede son teint indiquait qu’il n’était pas né dans le Marais, où labrume amollit et rosit la peau, mais en pays de terre dure, dans lamisère des closeries ignorées. On pouvait deviner, cependant, à sonvisage osseux et ramassé, à la ligne droite des sourcils, à lamobilité ardente des yeux, un fonds d’énergie indomptable, uneténacité qu’aucune contradiction n’entamait. Pas un instant, lescraintes de Marie-Rose ne le troublèrent. Un peu pour l’amourd’elle, beaucoup pour l’attrait de la chasse et de la maraudenocturne qui domine tant d’âmes primitives comme la sienne, ilavait résolu d’aller chasser cette nuit dans le Marais. Et rien nel’eût fait céder, pas même l’idée de déplaire à Rousille. Celle-ciavait l’air d’une enfant. Avec sa taille plate, sa fraîcheur deMaraîchine, l’ovale plein de ses joues, la courbe pure du front,que resserraient un peu sur les tempes deux bandeaux bien lissés,ses lèvres droites, dont on ne savait si elles se redresseraientpour rire ou s’abaisseraient pour pleurer, elle ressemblait à cesvierges grandissantes qui marchent dans les processions, portantune banderole. Seuls les yeux étaient d’une femme, ses yeux couleurde châtaigne mûre, de la même nuance que les cheveux, et où vivait,où luisait une tendresse toute jeune, mais sérieuse déjà, et digne,et comme sûre de durer. Sans le savoir, elle avait étéaimée longtemps par ce valet de son père. Depuis un an, elles’était secrètement engagée envers lui. Sous la coiffe demousseline à fleurs, en forme de pyramide, qui est celle deSallertaine, quand elle sortait de la messe, le dimanche, bien desfils de métayers, éleveurs de chevaux et de bœufs, la regardaientpour qu’elle les regardât. Elle ne faisait point attention à eux,s’étant promise à Jean Nesmy, un taciturne, un étranger, un pauvre,qui n’avait de place, d’autorité ou d’amitié que dansle cœur de cette petite. Déjà elle lui obéissait. À la maison, ilsne se disaient rien. Dehors, quand ils pouvaient se joindre, ils separlaient, toujours en hâte, à cause de la surveillance des frères,et de Mathurin surtout, l’infirme, terriblement rôdeuret jaloux. Cette fois encore, il ne fallait pas qu’on les surprît.Jean Nesmy, sans s’arrêter aux inquiétudes de Marie-Rose, demandadonc rapidement :

– Avez-vous toutapporté ?

Elle céda, sans insisterdavantage.

– Oui, dit-elle.

Et, fouillant dans la poche de sa robe,elle tira une bouteille de vin et une tranche de gros pain. Puiselle tendit les deux objets, avec un sourire dont tout son visage,dans la nuit grise, fut éclairé.

– Voilà, mon Jean ! fit-elle.J’ai eu du mal : Lionore est toujours à me guetter, etMathurin me suit partout.

Sa voix chantait, comme si elle eûtdit : « Je t’aime. » Elle ajouta :

– Quandreviendrez-vous ?

– Au petit jour, par le vergerclos.

En parlant, le jeune gars avait soulevésa blouse, et ouvert une musette de toile rapportée du régiment etpendue à son cou. Il y plaça le vin et le pain. Occupé de cedétail, l’esprit concentré sur la chose du moment, il nevit pas Rousille qui écoutait, penchée, une rumeur venue dela ferme. Quand il eut boutonné les deux boutons de la musette, lajeune fille écoutait encore.

– Que vais-je répondre, dit-ellegravement, si le père demande après vous, tout à l’heure ? Levoilà qui pousse la porte de la grange.

Jean Nesmy toucha de la main son feutresans galon et plus large que ceux du Marais ; ileut un petit rire qui découvrit ses dents, blanches comme de lamiche fraîche, et dit :

– Bonsoir, Rousille ! Vousdirez au père que je passe la nuit dehors, pour rapporter desvanneaux à ma bonne amie !

Il se détourna, d’un geste prompt gravitle talus, sauta dans le champ voisin, et, une seconde seulement, lecanon de son fusil trembla en s’éloignant parmi lesbranches.

Toussaint Lumineau avait l’air soucieux,et il se taisait. Son vieux visage, mâle et tranquille, contrastaitétrangement avec la figure difforme de l’aîné, Mathurin. Autrefois,ils s’étaient ressemblé. Mais, depuis le malheur dont on ne parlaitjamais et qui hantait toutes les mémoires à la Fromentière, le filsn’était plus que la caricature, la copie monstrueuse et souffrantedu père. La tête, volumineuse, coiffée de cheveux roux, rentraitdans les épaules, elles-mêmes relevées et épaissies. La largeur dubuste, la longueur des bras et des mains dénonçaient une taillecolossale, mais quand ce géant se dressait, entre ses béquilles, onvoyait un torse tout tassé, tout contourné et deux jambes quipendaient au-dessous, tordues et molles. Ce corps de lutteur seterminait par deux fuseaux atrophiés, capables au plus de lesoutenir quelques secondes, et d’où la vie, peu à peu, sans répit,se retirait. Il avait à peine dépassé la trentaine, et déjà sabarbe, qu’il avait plantée jusqu’aux pommettes, grisonnait parendroits. Au milieu de cette broussaille étalée, qui rejoignait lescheveux et lui donnait un air de fauve, au-dessus des pommettesqu’un sang boueux marbrait, on découvrait deux yeux d’un bleu noir,petits, tristes, où éclatait, par moment, tout à coup, la violenceexaspérée de ce condamné à mort, qui comptait chaque progrès dusupplice. Une moitié de lui-même assistait, avec une colèred’impuissance, à la lente agonie de l’autre. Des rides sillonnaientle front et coupaient l’intervalle entre les sourcils.« Pauvre grand Lumineau, le plus beau fils de chez nous, cequ’il est devenu ! » disait la mère,autrefois.

Elle avait raison de le plaindre. Sixans plus tôt, il était rentré du régiment, superbecomme il était parti. Trois ans de caserne avaient glissé, presquesans les entamer, sur sa nature toute paysanne et sauvage, sur sesrêves de labour et de moisson, sur les habitudes decroyant qu’il tenait de sa race. Le mépris inné de la villeavait tout défendu à la fois. On avait dit en le revoyant :« L’aîné des Lumineau ne ressemble pas aux autres gars, il n’apas changé. » Or, un soir qu’il avait conduit un chargement deblé, chez le minotier de Challans, il revenait dans sa charrettevide. Près de lui, assise sur une pile de sacs, il écoutait rireune fille de Sallertaine, Félicité Gauvrit, de la Seulière, dont ilvoulait faire sa femme. Les chemins commençaient à s’emplird’ombre. Les ornières se confondaient avec les touffes d’herbes.Lui cependant, tout occupé de sa bonne amie, sachant que le chevalconnaissait la route, il ne tenait pas les guides, qui tombèrent ettraînèrent sur le sol. Et voici qu’au moment où ils descendaient unraidillon, près de la Fromentière, le cheval, fouetté par unebranche, prit le galop. La voiture, jetée d’un côté à l’autre,menaçait de verser, les roues s’enlevaient sur les talus, la fillevoulait sauter. « N’aie pas peur, Félicité, laisse-moifaire ! » crie le gars. Et il se mit debout, et ils’élança en avant, pour saisir le cheval au mors et l’arrêter.Mais l’obscurité, un cahot, le malheur enfin letrompèrent : il glissa le long du harnais. Deux cris partirentensemble, de dessus la charrette et de dessous. La roue lui avaitpassé sur les jambes. Quand Félicité Gauvrit put courir à lui, ellele vit qui essayait de se relever et qui ne pouvaitpas. Huit mois durant, Mathurin Lumineau hurla de douleur.Puis la plainte s’éteignit ; la souffrance devint lente :mais la mort s’était mise dans ses pieds, puis dans ses genoux, etelle ne le quittait pas… À présent, il tire la moitié de son corpsderrière lui ; il rampe sur ses genoux et sur sespoignets devenus énormes. Il peut encore conduire une yole à laperche, sur les canaux du Marais, mais la marche l’épuise vite.Dans un chariot de bois, comme en ont les enfants des fermes pourjouer, son père ou son frère l’emmène aux champs éloignés où lacharrue les précède. Et il assiste, inutile, autravail pour lequel il était né, qu’il aime encore, désespérément,« Pauvre grand Lumineau, le plus beau fils dechez nous ! » Toute gaieté a disparu. L’âme s’esttransformée comme le corps. Elle s’est fermée. Il est dur, il estsoupçonneux, il est méchant. Ses frères et ses sœurs cachent leursmoindres démarches à cet homme pour qui le bonheur des autres estun défi à son mal ; ils redoutent son habileté à découvrir lesprojets d’amour, sa perfidie qui cherche à les rompre. Celui qui nesera pas aimé ne veut pas qu’on aime. Il ne veut pas surtout qu’unautre prenne la place qui lui revenait de droit en sa qualitéd’aîné, celle de futur maître, de successeur du père dans lecommandement de la métairie. Pour cette raison il jalouse François,et plus encore André, le beau chasseur d’Afrique, le préféré dupère ; il jalouse même le valet qui pourrait devenirdangereux, s’il épousait Rousille. Mathurin Lumineau ditquelquefois : « Si je guérissais ! Il me semble queje suis mieux ! » D’autres fois, une sorte de rages’empare de lui, pendant des jours il reste muet, retiré dans lescoins de la maison ou dans les étables, puis les larmes viennent etfondent sa colère. En de tels moments, un seul homme peutl’approcher : le père. Une seule chose attendritl’infirme : voir les champs de chez lui, les labours de sesbœufs, les semailles d’où naîtront les avoines et les blés, leshorizons où il a connu la vie pleine. Depuis six ans que celle-cil’a quitté, il n’a pas reparu dans le bourg de Sallertaine, mêmepour ses Pâques, qu’il ne fait plus. Jamais il n’a rencontré sur saroute Félicité Gauvrit, de la Seulière. Seulement, il demandequelquefois à Éléonore : « Entends-tu raconter qu’elle semarie ? Est-elle belle toujours, comme au temps où j’avais sesamitiés ? »

Lorsque Marie-Rose entra dans la sallede la Fromentière, ce fut lui seul qu’elle regarda, à la dérobée,et il lui parut qu’il avait son mauvais rire, et qu’il avait vu oudeviné la sortie du valet.

– Voilà la soupe finie, dit lemétayer. Allons, Mathurin, pique une tranche de lard avecmoi !

– Non, c’est toujours la mêmechose, chez nous.

– Eh ! tant mieux, répondit lepère, c’est bon, le lard : moi je l’aime !

Mais l’infirme, repoussant le plat ethaussant les épaules, murmura :

– L’autre viande est trop chère, àprésent, pas vrai ?

Toussaint Lumineau fronça le sourcil, aurappel de l’ancienne prospérité de la Fromentière,mais il dit sans se fâcher :

– En effet, mon pauvre Mathurin,l’année est dure et la dépense est grosse.

Puis voulant changer desujet :

– Est-ce que le valet n’est pasrentré ?

Trois voix, l’une après l’autre,répondirent :

– Je ne l’ai pas vu ! Nimoi ! Ni moi !

Après un silence, pendant lequel tousles yeux se levèrent du côté de la cheminée :

– Il faut demander cela à Rousilledit Éléonore. Elle doit avoir des nouvelles.

La petite, à demi tournée vers la table,le reflet du feu dessinant sa silhouette,répondit :

– Sans doute, j’en ai. Je l’airencontré au tournant de la virette de chez nous : il vachasser.

– Encore ! fit le métayer. Ilfaudra pourtant que ça finisse ! Le garde de M. lemarquis, ce soir, comme je serrais mes choux, m’a faitreproche de son braconnage.

– Est-ce qu’il n’est pas libred’aller aux vanneaux ? demanda Rousille. Tout le monde yva !

Éléonore et François poussèrent ungrognement de mépris, pour marquer leur hostilitécontre le Boquin, l’étranger, l’ami de Rousille. Le père, rassurépar la pensée que le garde n’irait assurément pas troubler lachasse de Jean Nesmy dans le Marais, terre neutre où chacun pille,comme il lui plaît, les bandes d’oiseaux de passage,se pencha de nouveau au-dessus de l’assiette. François commençait às’assoupir, et ne mangeait plus. L’infirme buvait lentement, lesyeux vagues devant lui, songeant peut-être à la chasse qu’il avaitaimée, lui aussi. Il y eut un moment de paix apparente. Le vent,par les fentes de la porte, entrait avec un sifflementdoux, vent d’été, égal comme une marée. Les deux filles s’étaientassises au coin de la cheminée, pour achever de souper avec unepomme, qu’elles pelaient attentivement.

Mais l’esprit du métayer avait été misen marche par la conversation avec le garde et par lemot qu’avait dit tout à l’heure Mathurin : « C’est tropcher à présent. »

L’ancien revoyait les années disparues,dont ses quatre enfants rassemblés là, témoins inégaux, n’avaientconnu qu’une partie plus ou moins grande, suivant l’âge. Tantôt ilconsidérait Mathurin, et tantôt François, comme s’il eût fait appelà leur mémoire de petits toucheurs de bœufs et pêcheursd’anguilles. Il finit par dire, quand il eut l’âme trop pleine pourne point parler :

– La campagne d’ici a tout de mêmebien changé, depuis les temps de M. le marquis. Te souviens-tude lui, Mathurin ?

– Oui, répondit la voix épaisse del’infirme, je me souviens : un gros qui avait tout son sangdans la tête, et qui criait, en entrant chez nous :« Bonsoir, les gars ! Le papa a-t-il encore une vieillebouteille de muscadet dans le cellier ? Va la quérir Mathurin,ou toi, François ? »

– Il était tout justement comme tudis, reprit le bonhomme avec un sourire attendri. Il buvait bien.On ne pouvait pas trouver de nobles moins fiers que les nôtres. Ilsracontaient des histoires qui faisaient rire. Et puis riches, mesenfants ! Ça ne les gênait pas d’attendre leurs rentes, quandla récolte avait été mauvaise. Même, ils m’ont prêté, plus d’unefois, pour acheter des bœufs ou de la semence. C’étaient des gensvifs, par exemple ! mais avec qui on s’entendait ; tandisque leurs hommes d’affaires…

Il fit un geste violent de la main,comme s’il jetait quelqu’un à terre.

– Oui, dit l’aîné, du tristemonde.

– Et mademoiselle Ambroisine ?Elle venait jouer avec toi, Éléonore, et surtout avec Rousille, carelle était, pour l’âge, entre Éléonore et Rousille. M’est avisqu’elle doit avoir vingt-cinq ans aujourd’hui… Avait-elle bon air,mon Dieu, avec ses dentelles, ses cheveux tournés comme ceux d’unsaint d’église, son salut qu’elle faisait en riant, à tout lemonde, quand elle passait dans Sallertaine ! Quel malheurqu’ils aient quitté le pays ! Il y en a qui ne les regrettentpas : mais, moi, je ne suis pas de ceux-là.

L’infirme secoua sa crinière fauve, etdit, de sa voix qui s’enflait à la moindrecontradiction :

– Est-ce qu’ils pouvaient faireautrement ? Ils sont ruinés.

– Oh ! ruinés ! Ilfaudrait voir.

– Vous n’avez qu’à voir le château,fermé depuis huit ans comme une prison, qu’à écouter ce qu’onraconte. Tous leurs biens sont engagés. Le notaire ne segêne pas de le dire. Et vous verrez que la Fromentière seravendue, et nous avec !

– Non, Mathurin, je ne verrai pasça, Dieu merci : je serai mort avant. Et puis nos nobles nesont pas comme nous, mon garçon : ils ont toujours deshéritages qui leur arrivent, quand ils ont un peumangé leur fonds. Moi, j’ai meilleure espérance que toi. J’ai dansl’idée qu’un jour M. Henri rentrera dans son château, et qu’ilviendra là où tu es, avec sa main tendue : « Bonjour,père Lumineau ! », et aussi mademoiselle Ambroisine, quisera si contente d’embrasser mes filles sur les deuxjoues, à la maraîchine : « Bonjour, Éléonore !Bonjour, Marie-Rose ! » Ça sera peut-être plus tôt que tune penses.

Les yeux levés, fixant la plaque de lacheminée, l’ancien avait l’air d’apercevoir la fille de sesmaîtres entre Éléonore et Rousille. Quelque chose del’émotion qu’il eut éprouvée, un commencement de larme mouillaitses paupières.

Mais Mathurin frappa la table de sonpoing, et, tournant vers le père son visagehargneux :

– Vous croyez donc qu’ils pensent ànous ? Ah ! bien non ! S’ils y pensent, c’est à laSaint-Jean ! Je parie que le garde, tantôt, vous a redemandéde payer ? Le gueux n’a que ce mot-là à la bouche.

Toussaint Lumineau se recula, sur lebanc, réfléchit, et dit à voix basse :

– C’est vrai. Seulement, on ne saitpas si les maîtres lui avaient commandé de parler comme il a fait,Mathurin ! Il en invente souvent, desparoles !

– Bon ! bon ! etqu’avez-vous répondu ?

– Que je payerais à laSaint-Michel.

– Avec quoi ?

Depuis un moment, les deux filless’étaient retirées dans la décharge, à gauche de lagrande salle, et on entendait, venant de là, un bruitde vaisselle qu’on lavait et d’eau remuée. Les hommesrestaient ainsi, chaque soir, entre eux, et c’étaitl’heure où ils traitaient les affaires d’intérêt. Lemétayer avait déjà emprunté, l’année précédente, au fils aîné, laplus grosse part de l’argent qui revenait à celui-ci, dansl’héritage de la mère. Il ne pouvait donc espérer que l’assistancedu cadet, mais il en doutait si peu qu’il répondit, à demi-voixpour n’être pas entendu des femmes :

– J’ai pensé que François nousaiderait.

Le cadet, que la discussion avait tiréde sa somnolence, répondit vivement :

– Ah ! mais non ! n’ycomptez pas ! Ça ne se peut…

Il n’osait contredire en face, et, commeun écolier, fixait le sol entre ses jambes.

Cependant le père ne se fâcha pas. Ildit doucement :

– Je t’aurais remboursé, François,comme je rembourserai ton frère. Les années ne se ressemblent pas.La chance nous reviendra.

Et il attendait, regardant la chevelureépaisse et frisée de son fils et ce cou de jeune taureau quidépassait à peine la table. Mais l’autre devait avoir unerésolution bien arrêtée, bien réfléchie, car la voix, assourdie parles vêtements où elle se perdait, reprit :

– Père, je ne peux pas, ni Éléonorenon plus. Notre argent est à nous, n’est-ce pas, et chacun estlibre de s’en servir comme il veut ? Le nôtre est placé àcette heure. Qu’est-ce que ça nous fait que le marquis attende unan, puisque vous dites qu’il est si riche ?

– Ce que ça nous fait,François ?

Alors seulement la parole du pères’anima, et devint autoritaire. Il ne s’emportait pas. Il sesentait plutôt blessé, comme s’il ne reconnaissait point son sang,comme s’il constatait subitement, sans le comprendre, le grandchangement qui s’était fait d’une génération à l’autre, et ildit :

– Tu ne parles pas selon mon goût,François Lumineau. Moi, je tiens à payer ce que je dois. Je n’aijamais reçu d’eux aucune injure. Moi, et aussi ta mère, et aussiMathurin, qui les a mieux connus que toi, nous leur avons toujoursporté respect, tu entends ? Ils peuvent dépenser leur bien, çane nous regarde pas… Ne pas payer ? Mais, sais-tu bien qu’ilspourraient nous renvoyer de la Fromentière ?

– Bah ! fit le cadet, être iciou ailleurs ?… Pour ce que ça nous rapporte, de cultiver laterre !

Un coup de feu retentit dans le Marais,très loin, car le bruit arriva à la Fromentière plusfaible que celui d’une amorce. Toussaint Lumineaul’entendit, et, brusquement, sa pensée se reporta vers l’homme quichassait là-bas. En même temps, derrière lui, une voixs’éleva dans la cour :

– Voilà un vanneau de tué pour laRousille !

– Tais-toi, Mathurin ! dit lepère qui, sans se détourner, avait reconnu l’infirme. Ne fais pascontre elle des contes qui me déplaisent, tu le saisbien. J’ai assez de peine, ce soir, mon ami, j’en ai assez, rapportà François.

Les béquilles, heurtant les cailloux dela cour, se rapprochèrent, et le métayer, à la hauteur de l’épaule,sentit le frôlement des cheveux de l’infirme qui se redressait lelong de lui, et qui levait ta tête.

– Je ne dis que la vérité, père,reprit à voix basse l’aîné, et ce ne sont pas des contes. Ça mefait tourner le sang, de voir ce Boquin, qui courtise ma sœur pouravoir une part de notre bien, pour être le maître cheznous, lui qui n’a rien chez lui ! Il n’est que temps de lemettre à la raison.

– Est-ce que tu crois vraiment,répondit le père en se penchant un peu, qu’une fille comme Rousilleécouterait mon valet ? Est-ce qu’elle a de l’amitié pour lui,Mathurin ?

Toussaint Lumineau avait la faiblessed’ajouter foi trop facilement aux jugements et aux dénonciations deson fils aîné. Même à présent que l’espérance de l’avoirpour successeur était finie, malgré tant de preuves acquisesdéjà de la violence et de la méchanceté maladive de l’infirme,l’influence de celui-ci était demeurée grande sur l’esprit du père.Le métayer entendit monter ces mots comme unsouffle :

– Père, ils s’aiment tousdeux !

L’horreur de ce bonheur des autres avaitsoudainement déformé les traits de Mathurin. Toussaint Lumineauregarda la face levée vers lui et si blanche sous la lune. Il futfrappé de l’expression de souffrance qui contractaitles traits du malade.

– Si vous les guettiez comme moi,continuait le fils, vous verriez qu’ils ne se parlentjamais à la maison, mais que dehors, ils s’en vont toujours par lemême chemin. Moi, je les ai surpris bien des fois riant et causant,comme des galants à qui les parents ont dit oui. Vous ne leconnaissez pas, ce Jean Nesmy. Il a de l’audace. Il vous faitcroire qu’il aime la chasse, et je ne dis pas non. Mais l’aimercomme lui, je n’en ai pas vu d’autre. Est-ce pour son plaisirseulement qu’il va jusqu’au bout du Marais tuer un couple devanneaux ; qu’il attrape la fièvre à piquer des anguilles avecla fouine ; qu’il passe des nuits entières dehors après avoirtravaillé le jour ? Non, c’est pour Rousille, pour Rousille,pour Rousille !

La voix s’enflait, et pouvait êtreentendue de la maison.

– Je veillerai, mon garçon, dit lepère. Ne te mets pas en peine.

– Ah ! si j’étais que vous,j’irais demain au petit jour sur le chemin du Marais, et si je lesprenais ensemble…

– Assez ! interrompit lemétayer. Tu ne te fais pas de bien à tant parler, Mathurin. VoilàLionore qui te cherche.

La fille aînée s’avançait, en effet,derrière eux. Comme d’habitude, elle venait pour aider Mathurin,qui remontait difficilement les marches du seuil, et pour délacerles chaussures qu’il avait du mal à quitter. Dès qu’elle lui euttouché le bras, il la suivit. Le bruit de béquilles et de pas mêléss’éloigna. Le père demeura seul.

– Allons, songea-t-il tout haut, sicela est vrai, je ne permettrai pas qu’on en rie longtemps dans leMarais !

Il aspira un grand coup d’air, commes’il buvait une lampée de vin clairet, puis, voulant s’assurer queRousille n’était pas sortie, il rentra dans la maison par la portedu milieu, qui était celle de la chambre des filles. À l’intérieur,l’obscurité était grande. À peine un reflet de lune sur les cinqarmoires en bois ciré qui ornaient l’appartement toujours propre etbien en ordre d’Éléonore et de Rousille. Le métayer, à tâtons, fitle tour de la grosse armoire de noyer qui avait été la dot de samère ; il traversa la pièce ; il allait entrer dans ladécharge qui communiquait avec la salle où il couchait avecMathurin, lorsque, derrière lui, à l’angle d’un lit, une ombre seleva :

– Père ?

Il s’arrêta.

– C’est toi, Rousille ? Tu tecouches ?

– Non, je vous ai attendu. Jevoulais vous dire quelque chose…

Ils étaient séparés par toute lalongueur de la chambre. Ils ne se voyaient pas.

– Puisque François ne peut pas vousdonner son argent, j’ai pensé que je vous donnerais lemien.

Le métayer réponditdurement :

– Tu n’as donc pas peur que je nete le rende pas ?

La voix jeune, comme découragée parl’accueil et arrêtée dans l’élan, reprit enbalbutiant :

– J’irai demain le chercher… Il estchez le neveu de la Michelonne… j’irai, pour sûr, et après demainvous l’aurez.

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