La Tour des hiboux

La Tour des hiboux

de Gustave Aimard

« C’est à votre tour, capitaine, »me dit alors de Saulcy, en vidant d’un seul trait le verre de chambertin que depuis quelques secondes il tenait à la main, et que le dénoûment imprévu de la précédente histoire lui avait presque fait oublier.

« Messieurs, » répondis-je en cherchant tant bien que mal à parer la botte qui m’était portée,« je ne sais réellement quoi vous dire ; mon existences ’est toujours écoulée si calme et si tranquille, que, dans toute ma vie passée, je ne vois pas un fait qui soit digne de vous être rapporté. »

Comme je m’y attendais, ces paroles furent accueillies par une protestation énergique de tous les convives,plus ou moins échauffés par les nombreuses libations d’un festin qui durait déjà depuis plus de six heures. Ce fut en vain que je cherchai à faire agréer mes excuses au milieu du brouhaha des interpellations et des reproches qui pleuvaient sur moi de toutes parts ; enfin, désespérant de sortir vainqueur de cette lutte où la force des poumons était loin d’être de mon côté, je pris le parti d’y mettre fin en souscrivant aux vœux de l’honorablecompagnie.

Dès que j’eus fait connaître ma résolution, lesilence se rétablit comme par enchantement, les verres seremplirent, les têtes se tournèrent de mon côté, les regards sefixèrent sur moi, et je commençai mon récit avec la convictionflatteuse que l’on m’écoutait, sinon avec intérêt, du moins avecattention.

« Messieurs, » dis-je après avoirallumé une cigarette et m’être adossé nonchalamment sur le dossierde ma chaise, « vers la fin de 1818, des affaires assezimportantes m’appelèrent en Espagne et me forcèrent à un séjour deprès d’une année en Andalousie.

« À cette époque, j’avais à peinevingt-trois ans. Au lieu de me confiner dans Cadix, dont les ruessont étroites et sales, je louai un joli mirador à Puerto-Réal,ville coquette, aux blanches maisons percées d’un nombre infini defenêtres, derrière les jalousies desquelles on est certain, à touteheure du jour, de voir étinceler des yeux noirs et sourire deslèvres roses.

« Aussi, le temps passait-il pour moi leplus agréablement du monde.

« Négligeant mes affaires un peu plus queje ne l’aurais dû, j’avais fait de fort gentilles connaissances,créé de charmantes relations ; en un mot, je ne songeais qu’àme divertir.

« Pourtant, deux ou trois fois parsemaine, prenant, comme l’on dit vulgairement, mon courage à deuxmains, je m’arrachais, quoique à regret, de ma délicieuse retraite,et, monté sur un magnifique genet, je franchissais au galop lestrois lieues qui séparent Puerto-Réal de Cadix, et je m’informaisde l’état de mes affaires, bien plus dans le but de savoir combiende temps encore il me serait permis de jouir de la vie délicieuseque je m’étais organisée, que par respect pour les graves intérêtsqui m’étaient confiés.

« Que voulez-vous, messieurs ! je necomprenais encore de la vie que le plaisir.

« L’on parlait beaucoup, à cette époque,d’un certain José Maria, qui avait longtemps écumé les grandesroutes de l’Espagne comme chef de saltéadores, et qui, après avoirfait sa paix avec le gouvernement, s’était retiré à Cadix, sapatrie, pour y jouir tranquillement et honorablement du produit deses rapines passées.

« On racontait de cet ex-bandit destraits d’une audace inouïe, qui avaient éveillé en moi une vivecuriosité et le plus grand désir de me trouver en face de lui.

« Un matin, je reçus une lettre d’un demes compagnons de plaisir, nommé don Torribio Quesada, quim’annonçait que le soir même, à Cadix, le fameux José Maria devaitdîner avec lui et m’engageait à ne pas manquer l’occasion qu’ilm’offrait de le voir et de l’entretenir à mon aise en venantpartager le repas auquel il avait invité l’ancien saltéador.

« Bondissant de joie à cette nouvelleinattendue, je fis immédiatement seller mon cheval, et je m’élançaià toute bride sur la route de Cadix, contremandant tous les ordresque j’avais donnés à mon domestique pour les divertissements de cejour.

« Deux heures plus tard j’étaisconfortablement installé dans le salon de don Torribio.

« José Maria fut exact aurendez-vous.

« C’était bien l’homme que je m’étaisfiguré, il était bien tel que mon imagination exaltée s’était plu àme le représenter, et les quelques heures que je passai en sacompagnie s’écoulèrent pour moi avec la rapidité d’un songe, tantje fus vivement impressionné en l’écoutant raconter de sa voixgrave et vibrante, avec ce laisser-aller et cette franchise del’homme supérieur, les émouvantes péripéties de sa vieaventureuse.

« Enfin il fallut se séparer ; JoséMaria nous quitta après avoir bu un dernier verre de val depeñas et nous avoir amicalement serré la main.

« Lorsque je me trouvai seul avec donTorribio, celui-ci m’engagea à passer la nuit chez lui, car ilcommençait à se faire tard et j’étais à trois lieues dePuerto-Réal.

« Le dîner avait été copieux, et unnombre considérable de bouteilles vides, rangées plus ou moinssymétriquement sur la table, prouvait surabondamment que la soiréene s’était pas écoulée avec une sobriété exemplaire. Je me sentaisla tête lourde ; j’avais beaucoup fumé, et, sans être ivre,j’avais cependant dépassé de fort loin les limites d’une honnêtegaieté, et mon esprit, naturellement rétif et entêté, se ressentaitde cette petite débauche ; si bien que je demeurai sourd àtoutes les observations de mon ami, et quoiqu’il me pressâtfortement de rester auprès de lui en m’objectant l’heure avancée,la longueur du chemin et le peu de sécurité des routes, jem’obstinai à partir.

« Don Torribio, voyant que sesremontrances étaient inutiles et que rien ne pouvait me convaincre,ne s’opposa pas davantage à ma résolution, nous bûmes un derniercoup d’aguardiente ; puis, après nous être embrassés, jesautai sur mon cheval, qui piaffait avec impatience devant la portede la maison, et, m’enveloppant avec soin dans mon manteau, jepiquai des deux et partis.

« La nuit était sombre, de gros nuagesnoirs, chargés d’électricité, roulaient lourdement dans l’espace,l’atmosphère était chaude et pesante, de larges gouttes de pluiecommençaient à tomber ; par intervalles, on entendait lessourds grondements d’un tonnerre lointain, précédés d’éclairs dontl’éclat aveuglait mon cheval et le faisait se cabrer deterreur.

« J’avançais péniblement sur la routesolitaire, la tête pleine des lugubres histoires que pendant toutela soirée José Maria n’avait cessé de raconter, et mes regardserraient autour de moi avec inquiétude, cherchant à percerl’obscurité et à me prémunir contre les embûches qui pouvaientm’être tendues par les nombreux caballeros de la Nochequi, à cette époque, pullulaient sur tous les grands chemins del’Andalousie.

« J’étais armé, et, malgré mesappréhensions, j’avais trop souvent parcouru la distance qui sépareCadix de Puerto-Réal, pour ne pas savoir à peu près à quoi m’entenir sur ce que j’avais à craindre ; mais cette nuit-là, latête farcie d’un tas d’histoires lamentables, je me sentais enproie à une terreur inusitée : de quoi avais-je peur ? Jel’ignore, ou plutôt, pour être franc, j’avais peur de tout.

« Cependant, le temps était devenudétestable.

« Le ciel s’était changé en une immensenappe de feu, des éclairs incessants répandaient une lueur livideet fantastique, la pluie tombait à torrents, enfin l’orage, quimenaçait depuis longtemps déjà, éclatait avec fureur.

« Mon cheval butait et trébuchait àchaque pas au milieu de ce bouleversement général de la nature, etj’étais obligé de le surveiller avec le plus grand soin, pouréviter d’être renversé dans la boue.

« J’étais littéralement traversé par lapluie et je maudissais mon entêtement, qui m’avait fait refuserl’offre obligeante de don Torribio, pour venir patauger ainsi aumilieu de la nuit dans des sentiers perdus, au risque de me romprevingt fois le cou ; enfin je ne savais plus à quel saint mevouer, lorsque je me souvins d’une vieille masure dont je ne devaispas être bien éloigné en ce moment et qui pouvait provisoirementm’offrir un abri contre la tempête.

« Je m’orientai le mieux qu’il me futpossible dans les ténèbres qui m’entouraient, et je parvins, aubout de quelques instants, à gagner ce toit hospitalier.

« C’était une vieille tour, reste dequelque manoir féodal que le temps avait peu à peu miné et faitdisparaître ; elle était abandonnée, tombait presque en ruineet servait de retraite aux oiseaux de nuit. Les gens du pays lanommaient, et la nomment sans doute encore, la tour deshiboux, nom qu’elle méritait à tous égards.

« Je mis pied à terre, et passant labride à mon bras, j’entrai, suivi de mon cheval, dans une grandesalle dont l’aspect avait quelque chose de lugubre et de sinistrequi me saisit malgré moi.

« L’on racontait sur cet endroit deshistoires étranges qui, je ne sais par quelle fatalité, seretracèrent tout à coup à mon imagination malade avec une vivacitéet une force qui firent courir un frisson dans tous mes membres, etce ne fut qu’avec une certaine inquiétude que je jetai un regardcirculaire sur ces lieux qui devaient pour plusieurs heurespeut-être me servir de domicile.

« Comme je vous l’ai dit, messieurs, jeme trouvais dans une vaste salle comprenant toute la largeur de latour, elle était percée d’étroites fenêtres, veuves depuislongtemps de contrevents, et par lesquelles l’eau, chassée par levent, entrait en tourbillonnant. Dans le fond, un escalier délabrés’élevait en spirale conduisant aux étages supérieurs ; dansun coin, un monceau de débris de toute espèce montait jusqu’auplafond voûté et ne semblait pas avoir été remué ou touché depuisau moins un siècle.

« Mais ce qui m’effraya réellement, cefut de voir flamber au milieu de la salle un feu de broussailles etde bois mort.

« Quels étaient les hôtes de cettedemeure ?… où étaient-ils ?… Ne voulant pas m’aventureren étourdi dans ce coupe-gorge, je revins sur la route et regardaiattentivement de tous les côtés, mais la nuit était trop obscurepour qu’il me fût possible de rien découvrir ; vainement jeprêtai l’oreille, j’entendis seulement les sifflements furieux duvent auxquels nul bruit humain ne venait se mêler.

« Un peu rassuré par ce silence et cettesolitude, je me déterminai à faire le tour de la vieilleforteresse : mes recherches furent sans résultat, seulement jedécouvris une espèce de hangar sous lequel j’installai moncheval.

« Puis convaincu que, pour le moment dumoins j’étais le seul habitant de la tour, et que par conséquent jen’avais rien à redouter, je rentrai dans la salle ; pourtant,ne voulant pas être pris à l’improviste, je résolus de ne pas m’yarrêter et de monter à l’étage supérieur, ce que j’exécutaiimmédiatement.

« Autant que je pus en juger au milieudes ténèbres épaisses dans lesquelles j’étais plongé, cette salleressemblait complètement à celle que j’avais quittée : mêmedélabrement, même monceau d’ordures et même escalier montant à unétage supérieur.

Pour ne pas être surpris sans défense, jevisitai avec soin les amorces de mes pistolets ; puis,m’enveloppant de mon manteau et recommandant mon âme à Dieu, je mecouchai auprès de l’escalier afin d’être prêt à tout événement etavec la résolution de rester éveillé ; mais, la fatigue et levin aidant, je sentis mes yeux se fermer malgré moi ; mesidées peu à peu s’obscurcirent et j’allais me laisser aller ausommeil, lorsque tout à coup un bruit de pas résonnant à monoreille me tira subitement de ma torpeur et me rendit àmoi-même.

« Une dizaine de personnes venaientd’entrer dans la tour.

« De l’endroit où j’étais couché, enavançant légèrement la tête, il me fut possible de les apercevoirsans en être vu.

« C’étaient des hommes au teint hâlé, auvisage sombre, aux membres robustes, vêtus pour la plupart du purcostume andalou si riche et si coquet. Ils étaient armés jusqu’auxdents.

« Ils s’étaient assis autour du feu, danslequel ils avaient mis deux ou trois brassées de bois, et causaiententre eux avec vivacité, tout en jetant par intervalle des regardsde convoitise sur deux larges coffres qu’ils avaient déposés dansun coin.

« Les premiers mots que j’entendis ne mepermirent pas de conserver le moindre doute sur leurprofession.

« C’étaient des saltéadores, autrementdits voleurs de grands chemins, et ils appartenaient à lacuadrilla (troupe) du Niño (prononcer Nigno, jeune homme),célèbre chef de bande qui avait succédé à José Maria, et dont lenom était devenu la terreur de toute l’Andalousie.

« Leurs gestes étaient animés ;parfois ils portaient la main sur leurs armes. Je crus comprendrequ’ils ne s’entendaient pas sur le partage du butin contenu dansles malles ; la dispute finit par s’échauffer à un tel pointque je vis le moment où ces misérables allaient s’égorger entreeux : ils s’étaient levés en tumulte, les couteaux étaienttirés, ils se mesuraient du regard avec colère, tout à coup leurchef parut.

« El Niño était à cette époque un hommed’une quarantaine d’années, d’une taille élevée et fortementcharpentée ; ses épaules larges et ses bras musculeuxdénotaient une vigueur peu commune ; ses traits étaient durset son regard farouche : les reflets fantastiques du feu, quise jouaient sur son visage, donnaient à sa physionomie un caractèrerendu plus étrange encore par le sourire ironique qui plissait seslèvres épaisses et charnues.

« Encore des querelles, desdisputes, » dit-il d’une voix brève et accentuée.« Caraï ! ne pouvez-vous vivre en bonne intelligencecomme cela se doit entre honnêtes bandits ? »

« Un des brigands hasarda unejustification que le Niño interrompu aussitôt.

« Silence ! fit il, je ne veux rienentendre !… Vive Dieu ! vous êtes là à vous gobergertranquillement autour du feu comme des moines idiots, sans plussonger à notre sûreté commune que si nous étions seuls dansl’univers ! Heureusement que j’ai toujours l’œil au guet,moi !… Où est passé l’homme auquel appartient le cheval quej’ai trouvé sous le hangar ? »

« À cette parole, un frémissementinvolontaire s’empara de moi, et je réfléchis avec terreur àl’atroce position dans laquelle le hasard et mon mauvais destinm’avaient placé. En effet, cette position était des plus critiques,je me trouvais littéralement dans une souricière : nul moyenn’était en mon pouvoir pour m’échapper de ce coupe-gorge, et jerecommandai tout bas mon âme à Dieu, tout en me promettant devendre ma vie le plus cher possible à ces bandits, dont jeconnaissais trop bien la férocité pour conserver le moindre doutesur le sort qu’ils me réservaient si je tombais entre leursmains.

« Cependant les saltéadores, étourdis parle discours de leur chef, avaient saisi avec empressement leurstromblons et leurs carabines.

« Nous ne savons où peut être l’hommedont vous parlez, dit un de ces brigands ; à notre arrivéeici, la tour était déserte.

« – Possible, répondit leNiño ; en tout cas, deux d’entre vous vont battre les abordsde cette bicoque ; peut-être est-il caché dans lesenvirons. »

« Deux hommes sortirent, et le capitainecommença à se promener de long en large dans la salle en attendantleur retour.

« Au bout d’un instant ilsrevinrent.

« Eh bien ! demanda-t-il.

« – Rien, répondirent les deuxbandits ; le cheval est toujours sous le hangar, mais ducavalier, nulle trace.

« – Hum ! fit lecapitaine. »

« Et il reprit sa promenade.

« Un silence de mort régnait dans cettesalle, un instant auparavant si bruyante.

« Je respirai avec force, présumant quetout danger immédiat était passé pour moi. Je me trompais.

« Au bout d’un instant, le capitaines’arrêta.

« A-t-on visité l’intérieur de latour ? demanda-t-il.

« – Non, répondirent lesbandits ; à quoi bon ? aucun homme n’aurait été assezabandonné de Dieu pour venir ainsi, de gaieté de cœur, se jeterdans la gueule du loup.

« – Qui sait ? murmura lecapitaine en hochant la tête, peut-être que l’homme que nouscherchons était ici avant vous, et que, en vous entendant venir, nesachant à qui il allait avoir affaire et voyant sa retraite coupée,il est monté dans les étages supérieurs. Visitons-lestoujours ; dans notre métier, deux précautions valent mieuxqu’une. »

« Et, suivi de ses hommes, le Niño sedirigea vers l’escalier.

« Je montai immédiatement au secondétage. Je ne tardai pas à entendre le bruit que faisaient lessaltéadores en fouillant et en furetant dans tous les coins.

« Rien ! fit la voix ducapitaine ; voyons plus haut. »

« La tour n’avait que deux étages, et seterminait par une plate-forme sur laquelle j’arrivai haletant et enproie à la plus profonde terreur.

« Je me voyais perdu, perdu sansressources ; nul secours humain ne pouvait me venir enaide ; je courais çà et là, je tournais comme une bête fauveautour de cette plate-forme maudite au bas de laquelle se trouvaitun précipice de plus de cent pieds.

« Mes dents claquaient à se briser, unesueur froide inondait mon visage et un tremblement convulsifs’était emparé de tout mon corps.

« J’entendais dans l’escalier les pas desbandits, lancés comme des limiers à ma poursuite, et je calculaisen frémissant combien de secondes me restaient encore.

« Enfin, rendu fou par l’épouvante, jerésolus de me précipiter, plutôt que de tomber vivant entre lesmains de ces scélérats qui, je le savais, avaient la coutume defaire souffrir d’effroyables tortures à leurs victimes, afin d’entirer de riches rançons.

« Machinalement, avant que d’accomplircet acte désespéré, je penchai la tête au dehors, sans doute pourmesurer l’abîme au fond duquel j’allais me briser.

« J’aperçus alors, à environ deux piedsau-dessous de moi, une barre de fer de trois pieds de long à peuprès, grosse d’un pouce et demi, qui, scellée dans la muraille dela tour, s’avançait horizontalement dans l’espace en formed’arc-boutant. À quoi avait pu jadis servir cette barre defer ? c’est ce dont je ne m’occupai guère en ce moment. Uneidée subite m’avait traversé l’esprit et rendu l’espoir d’échapperaux assassins qui me poursuivaient et étaient sur le point dem’atteindre.

« Le temps pressait, je n’avais pas uneminute à perdre ; aussi, sans réfléchir davantage, j’enjambaile rebord de la plate-forme, et, saisissant à deux mains la barrede fer, je laissai mon corps pendre dans l’espace etj’attendis.

« J’avais à peine pris cette position queles bandits débouchèrent en tumulte sur la plate-forme, qu’ils semirent à parcourir dans tous les sens.

« L’orage durait toujours, la pluietombait à torrents, le vent soufflait avec force, et parintervalles d’éblouissants éclairs déchiraient la nue.

« Vous voyez, capitaine, il n’y apersonne ! s’écrièrent les saltéadores.

« – C’est vrai, répondit lecapitaine avec dépit.

« – Allons, descendons, du diables’il fait bon ici, dit un des voleurs.

« – Descendons, » reprit lechef.

« Un soupir de soulagement s’exhala de mapoitrine oppressée à cette parole qui me prouva que les brigands,convaincus de l’inutilité de leurs recherches, se retiraientenfin.

« J’étais sauvé !…

« Du plus profond de mon cœur jeremerciai Dieu du secours imprévu qu’il m’avait donné dans madétresse, et je me préparai à remonter sur la tour.

« La position dans laquelle j’étaisn’avait rien d’agréable, et à présent que le danger était passé,j’éprouvais une fatigue inouïe aux poignets et aux bras, et je nesais si c’était illusion ou réalité, mais il me semblait que labarre de fer à laquelle j’étais suspendu, trop faible poursupporter longtemps le poids de mon corps et, sans doute minée parla rouille, pliait et se courbait lentement, s’inclinantimperceptiblement vers l’abîme.

« Je devais donc me hâter.

« Le silence le plus complet régnait ausommet de la tour.

« Combinant les efforts que j’avais àfaire, je levai la tête pour calculer la distance qui me séparaitdu faîte de la muraille.

« Le capitaine, nonchalamment appuyé surle rebord de la plate-forme, fixait sur moi ses yeux fauves, et meregardait en souriant avec ironie.

« Ah ! ha ! fit-il.

« – Démon ! » m’écriai-jeavec rage.

« Sans me répondre, le Niño se pencha audehors pour me saisir.

« Lâchant d’une main la barre qui mesoutenait dans l’espace, je pris un des pistolets que j’avais mistout armés à ma ceinture…

« Tu ne m’échapperas pas, compagnon, ditle bandit en ricanant.

« – Oh ! je tetuerai ! » murmurai-je en l’ajustant avec monpistolet.

« En ce moment je sentis la barre qui secourbait, ma main glissa, je laissai échapper mon arme, et, par uneffort suprême, je parvins à me cramponner des deux mains à cettebarre maudite, qui pliait, pliait toujours.

« Oh ! m’écriai-je avec désespoir,tout plutôt qu’une telle mort ! »

« Et, me raidissant avec une forcesurhumaine, je m’élançai pour atteindre le faîte de lamuraille.

« Non ! dit le capitaine avec unrire aigre et strident, tu mourras là comme un chien !

« Et il me repoussa au dehors.

« Il se passa alors en moi quelque chosed’épouvantable ; j’eus un moment d’angoisse terrible. Labarre, devenue trop verticale, ne put me soutenir plus longtemps,malgré mes efforts frénétiques et désespérés, je sentis mes doigtscrispés glisser lentement le long du fer, j’entendis un rireinfernal, poussé sans doute par le bandit qui jouissait de monsupplice ; alors, perdant tout espoir, je fermai les yeux pourne pas voir le gouffre affreux dans lequel j’allais être précipité,et…

« – Et ?… s’écrièrent tous mesauditeurs, intéressés au dernier point, et ne comprenant paspourquoi je m’arrêtais.

« – Et je m’éveillai, messieurs,continuai-je, car tout cela n’était qu’un rêve. Échauffé par mesnombreuses libations du soir, je m’étais endormi en sortant deCadix, et la tête pleine d’histoires de voleurs, j’avais rêvé toutce que je viens de vous raconter, tandis que mon cheval, qui,heureusement pour moi, ne dormait pas et connaissait son chemin surle bout du doigt, m’avait tout doucement conduit jusqu’à ma maison,à la porte de laquelle il s’était arrêté, ce qui m’avait réveilléen sursaut, et, grâce à Dieu, débarrassé de l’épouvantablecauchemar qui me tourmentait depuis plus de deux heures. »

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