La Tragédie du Korosko

La Tragédie du Korosko

de Sir Arthur Conan Doyle

Chapitre 1

Le public se demandera peut-être pourquoi les journaux n’ont jamais raconté l’histoire des passagers du Korosko. À une époque comme la nôtre, où les agences de presse scrutent tout l’univers à la recherche du sensationnel, il paraît incroyable que le secret ait protégé si longtemps un incident international d’une telle importance. Bornons-nous à dire que cette discrétion reposait sur des motifs fort valables, à la fois politiques et d’ordre privé. D’ailleurs, un certain nombre de personnes étaient au courant des faits ; une version de ceux-ci parut même dans un journal de province, qui s’attira aussitôt un démenti. Les voici maintenant transcrits sous la forme d’un récit. Leur exactitude est garantie par les dépositions faites sous la foi du serment par le colonel Cochrane Cochrane, du club de l’Armée et de la Marine, par les lettres de Mademoiselle Adams, de Boston, Mass., ainsi que par le témoignage recueilli au cours de l’enquête secrète menée au Caire par le Gouvernement auprès du capitaine Archer, des méharistes égyptiens. Monsieur James Stephens a refusé de nous communiquer par écrit sa version de l’affaire ; mais comme les épreuves de ce livre lui ont été soumises, comme il n’y a apporté ni corrections ni suppressions,nous sommes en droit de supposer qu’il n’a relevé aucuneinexactitude matérielle, et que ses objections à notre publicationse fondaient surtout sur des scrupules personnels.

Le Korosko avait une carène encarapace de tortue, l’étrave renflée, la poupe arrondie, un tirantde quatre-vingt centimètres et le profil d’un fer à repasser. Le 13février 1895 il appareilla de Shellal, près de la premièrecataracte, à destination de Ouadi-Halfa. Je possède la liste despassagers de cette croisière ; la voici :

Colonel Cochrane Cochrane … … … … …… … … ..  Londres.

M. Cecil Brown … … … … … … … …… … … … … … … …  Londres.

John H. Headingly … … … … … … … … …… … … … …  Boston, U.S.A.

Mlle Adams … … … … … … …… … … … … … … … … … … ..  Boston, U.S.A.

Miss S. Adams … … … … … … … … … … …… … … … … ..  Worcester, Mass. U.S.A.

M. Fardet … … … … … … … … … … … … …… … … … … … .  Paris.

M. et Mme Belmont … … … …… … … … … … … … … …  Dublin.

James Stephens … … … … … … … … … …… … … … … ..  Manchester.

Rev. John Stuart … … … … … … … … …… … … … … … .  Birmingham.

Mme Shlesinger, la nurse

et un enfant       Florence.

Voilà quels étaient les touristes quipartirent de Shellal, avec l’intention de remonter les trois centtrente kilomètres du Nil nubien qui séparent la première cataractede la deuxième.

Pays étrange, cette Nubie ! Sa largeurvarie entre quelques kilomètres et quelques mètres, car son nom nes’applique qu’à la bande étroite de terres cultivables. Verte,mince et bordée de palmiers, elle s’étend de chaque côté du largefleuve couleur de café. Au-delà, sur la rive libyenne, commence ledésert sauvage qui se prolonge sur toute la largeur de l’Afrique.Sur l’autre rive, un paysage pareillement désolé s’étale jusqu’à lamer Rouge lointaine. Entre ces deux immensités arides, la Nubies’étire le long du fleuve comme un ver de terre tout vert. Parendroits elle s’interrompt : le Nil coule alors entre desmonts noirs et craquelés par le soleil ; des sables mouvantsorange décorent leurs vallées. Partout on décèle des vestiges deraces disparues et de civilisations submergées. Des tombeauxbizarres s’inscrivent sur le flanc des collines ou se découpentcontre l’horizon : pyramides, tumuli, rocs servant de pierrestombales ; mais partout, des tombeaux. De-ci de-là, quand lebateau contourne une pointe rocheuse, on aperçoit sur la hauteurune ville abandonnée, des maisons, des murailles, desremparts ; le soleil passe à travers les fenêtres ou lescréneaux carrés. On apprend que la ville a été édifiée par desRomains, ou par des Égyptiens ; à moins que son nom et sonorigine n’aient été irrémédiablement perdus. On restestupéfait ; on se demande pourquoi une race humaine, quellequ’elle ait été, a bâti dans une solitude aussi rude. On admetdifficilement la théorie selon laquelle ces constructions n’ont eud’autre but que de défendre l’accès de la plaine fertile contre lespillards et les sauvages du Sud. Mais en tout cas elles se dressentencore, ces cités silencieuses et rébarbatives ; et au sommetdes monts, on peut voir les tombeaux où sont ensevelis leurshabitants ; de loin elles ressemblent aux sabords d’uncuirassé. Telle est la région mystérieuse et morte que traversenten fumant, bavardant, flirtant, les touristes qui remontent vers lafrontière égyptienne.

Les passagers du Koroskos’entendaient bien entre eux ; ils avaient déjà fait presquetous ensemble le trajet du Caire à Assouan ; le Nil estcapable de faire fondre toutes les glaces, y compris la plusrésistante : l’anglo-saxonne. Ils avaient une chanceinouïe : leur groupe était exempt de LA personnedéplaisante qui, à bord d’un petit navire, suffit à gâcherl’agrément de tous. Sur un bateau à peine plus important qu’unegrande vedette, un raseur, un cynique, un grognon tiennent à leurmerci tous les passagers. Heureusement le Korosko n’avaitrien embarqué qui ressemblait à un gêneur. Le colonel CochraneCochrane était l’un de ces officiers que le gouvernementbritannique, conformément au règlement, déclare incapables deservice actif à un certain âge, et qui démontrent la valeur durèglement en consacrant le reste de leur existence à explorer leMaroc ou à chasser le lion dans la Somalie. Brun, se tenant trèsdroit, le colonel manifestait volontiers de la courtoisiedéférente, mais son regard avait la froideur d’une commissiond’enquête ; très soigné dans sa tenue vestimentaire, précisdans ses habitudes, il était gentleman jusqu’au bout des ongles.Pratiquant l’aversion des Anglo-Saxons pour les épanchements, il secantonnait dans une réserve qui pouvait passer à première vue pourde l’antipathie ; mais il avait parfois du mal à dissimuler lebon cœur et les sentiments humains qui influençaient ses actes. Àses compagnons, de voyage il inspirait plus de respect qued’affection : tous avaient en effet l’impression qu’il n’étaitpas homme à laisser s’épanouir en amitié une relation decroisière ; pourtant, une fois accordée, cette amitié devenaitpartie intégrante de lui-même. Sa moustache était grisonnante, trèsmilitaire ; mais il avait gardé des cheveux extraordinairementnoirs pour son âge. Dans la conversation il ne faisait jamaisallusion aux nombreuses campagnes où il s’était distingué ; ilexpliquait cette discrétion en disant qu’elles remontaient au débutde l’ère victorienne, et qu’il sacrifiait sa gloire militaire surl’autel de sa jeunesse immortelle.

Monsieur Cecil Brown (je prends les noms dansl’ordre de la liste) était un jeune diplomate qui appartenait à uneambassade sur le continent ; n’ayant pas tout à fait rompuavec le style d’Oxford, il péchait un peu par excès de subtilité,mais sa conversation était fort intéressante et témoignait d’uneculture certaine. Il avait un beau visage triste, une petitemoustache qu’il cirait soigneusement aux extrémités, une voixgrave, et une négligence d’attitude que compensait une charmantefaçon de sourire lorsqu’il se laissait aller à sa fantaisie. Ils’efforçait de contrôler par un scepticisme railleur sesenthousiasmes juvéniles bien naturels ; dans ce cas iltournait le dos à l’évidence pour exprimer des idées qui choquaientle premier venu. Pour le voyage il avait emporté des livres deWalter Pater, et il restait assis toute la journée sous la tenteavec un roman et son carnet de croquis à côté de lui sur untabouret. Sa dignité personnelle lui interdisait de faire desavances aux autres, mais si ses compagnons décidaient de venir luiparler, il se révélait aussi courtois qu’aimable.

Les Américains avaient constitué un groupe àpart. Originaire de la Nouvelle-Angleterre et diplômé de Harvard,John H. Headingly complétait son éducation par le tour du monde. Ilsymbolisait parfaitement le jeune Américain, vif, observateur,sérieux, assoiffé de savoir, et à peu près libre de préjugés ;animé d’un beau sentiment religieux, nullement sectaire, il gardaitla tête froide au sein des orages soudains de la jeunesse. Ilsemblait moins cultivé que le diplomate d’Oxford ; en réalitéil l’était davantage, car ses émotions plus profondescontrebalançaient des connaissances moins précises. MademoiselleAdams était la tante de Mademoiselle Sadie Adams : vieillefille de Boston, petite, énergique, ingrate de visage, ellecomprimait difficilement une grande tendresse inemployée ;c’était la première fois qu’elle quittait l’Amérique, et une tâcheentre toutes la passionnait : hisser l’Orient au niveau duMassachusetts. À peine débarquée en Égypte, elle avait trouvé quece pays avait besoin d’être éclairé ; elle s’en occupafébrilement. Les ânes au dos écorché, les chiens affamés, lesmouches collées autour des yeux des bébés, les enfants tout nus,les mendiants importuns, les femmes en haillons, tout semblaitdéfier sa conscience ; aussi se lança-t-elle avec courage dansune œuvre réformatrice. Comme toutefois elle ne parlait pas un motde la langue du pays, et comme elle était incapable de se fairecomprendre, sa remontée du Nil laissa l’Orient à peu près dansl’état où elle l’avait découvert, mais procura par contre à sescompagnons de voyage de nombreux sujets d’amusement. Sa nièceSadie, qui partageait avec Madame Belmont l’honneur d’être lapassagère la plus populaire du Korosko. N’était pas ladernière à s’en divertir. Très jeune, fraîche émoulue du SmithCollège, elle possédait encore la plupart des qualités et desdéfauts de l’enfance. Elle avait la franchise, la confiance un peunaïve, la droiture innocente, l’intrépidité, et aussi la loquacitéet l’irrespect de son âge. Mais ses défauts eux-mêmes plaisaient,d’autant plus que cette grande et belle fille paraissait plus âgéequ’elle ne l’était réellement, à cause des boucles basses quiourlaient ses oreilles et des formes pleines de son corps. Lefrou-frou de ses jupes, sa voix décidée et franche, son rireagréable étaient toujours bien accueillis à bord duKorosko. Le colonel lui manifestait de la gentillessebienveillante, et le diplomate d’Oxford cessait d’être artificielquand Mademoiselle Sadie Adams s’asseyait à côté de lui.

Nous parlerons plus brièvement des autrespassagers. Certains étaient plus intéressants que d’autres, maistous étaient corrects et de bonne éducation. Monsieur Fardet,Français accommodant bien que raisonneur, soutenait des opinionsarrêtées touchant les machinations politiques de la Grande-Bretagneet l’illégalité de sa situation en Égypte. Monsieur Belmont,robuste Irlandais aux cheveux gris, avait remporté presque tous lesconcours de tir au fusil de Wimbledon et de Bisley ; il étaitaccompagné de sa femme, pleine de charme et de grâce, trèsraffinée, et délicatement enjouée comme on l’est en Irlande. MadameShlesinger, veuve d’un âge moyen, paisible et douce, n’avait d’yeuxque pour son enfant qui avait six ans. Le Révérend John Stuartétait un pasteur non conformiste de Birmingham, presbytérien oucongrégationaliste ; doté par le Créateur d’une corpulenceconsidérable qu’accompagnait une lenteur léthargique, il possédaitaussi un fond d’humour simple qui avait fait de lui, d’après mesrenseignements, un prédicateur à succès et un orateur efficace bienqu’asthmatique, quand il parlait sur des estradesultra-radicales.

Il y avait enfin Monsieur James Stephens,avoué à Manchester (l’un des associés de la firme Hickson, Ward etStephens) qui voyageait pour dissiper les effets d’une mauvaisegrippe. Stephens s’était fait lui-même : il avait commencé parlaver les carreaux de la société avant de diriger l’affaire.Pendant trente années, il s’était adonné à un travail aride,technique, et il n’avait vécu que pour satisfaire de vieux clientset en attirer de nouveaux. Son esprit et son âme étaient imprégnésdu formalisme et de la rigueur des lois qu’il avait pour missiond’expliquer. Son tempérament ne manquait pourtant pas de noblesseet de sensibilité ; mais celles-là commençaient à s’étiolercomme s’étiolent, dans la City, toutes les vertus humaines. Iltravaillait par habitude, et, célibataire, il n’était intéressé parrien d’autre : son âme s’était cuirassée, pareille au corpsd’une religieuse du Moyen Âge. Quand il tomba maladeaccidentellement, la Nature l’avait houspillé, expulsé de sonrepaire, et expédié dans le vaste monde, loin de Manchester et desa bibliothèque remplie d’autorités reliées en veau. Au début, ill’avait vivement regretté. Puis, progressivement, ses yeuxs’étaient ouverts, et il s’était vaguement rendu compte que sontravail était bien banal à côté de cet univers merveilleux, divers,inexplicable, qu’il avait ignoré. Il en venait même à se demandersi cette pause dans sa carrière ne se révélerait pas plusimportante que sa carrière en soi. Des intérêts nouveaux lesubmergèrent, et ce juriste presque quinquagénaire sentit s’allumeren lui les derniers feux d’une jeunesse que trop de lecturesavaient étouffée. Il était trop têtu pour convenir que ses manièresavaient toujours été sèches et précises et qu’il usait d’un langagelégèrement pédant ; cependant il lut, réfléchit etobserva ; il soulignait et annotait son Baedeker, commeautrefois il avait souligné et annoté ses livres de droit. Il avaitembarqué au Caire, et il s’était lié avec Mademoiselle Adams et sanièce. Le franc-parler et la hardiesse de la jeune Américainel’amusaient : Sadie en échange lui vouait le composé derespect et de pitié dû à ses connaissances et à ses limites. Ainsidevinrent-ils bons amis, et on souriait en voyant la figure sombrede l’avoué et le clair visage de la jeune fille penchés sur le mêmeguide.

Le petit Korosko remontait le Nil enlançant des jets de fumée et d’écume ; il faisait plus debruit et d’embarras avec ses cinq nœuds à l’heure qu’untransatlantique à l’assaut d’un record. Sur le pont, sous la tenteépaisse, la petite famille de ses passagers était assise ;régulièrement au bout de quelques heures, le bateau accostait afinde leur permettre de visiter une nouvelle série de temples. Maisles ruines devenaient de moins en moins antiques, les touristes quis’étaient rassasiés à Gizeh et à Sakara en contemplant les plusvieux monuments construits par l’homme commencèrent à se lasser detemples qui dataient tout au plus du début de l’ère chrétienne. EnÉgypte, on remarque à peine des ruines qui en tout autre paysseraient l’objet d’une vénération émerveillée. Les touristesn’eurent donc que des regards languissants pour l’art semi-grec desbas-reliefs de la Nubie ; ils gravirent le mont de Koroskoafin d’assister au lever du soleil sur le sauvage désertoriental ; ils consentirent à admirer le grand templed’Abou-Simbel, parce qu’une vieille race avait creusé une montagnecomme un fromage ; enfin, au soir du quatrième jour de leurvoyage, ils arrivèrent à Ouadi-Halfa, la ville-frontière, avecquelques heures de retard provoquées par une légère défectuositédans les machines. Ouadi-Halfa était aussi une ville de garnison.Le lendemain matin, ils devaient se rendre en expédition sur lecélèbre roc d’Abousir, d’où l’on jouit d’une vue magnifique sur ladeuxième cataracte. À huit heures et demie, alors que les passagersétaient assis sur le pont après dîner, Mansoor l’interprète, unSyrien mâtiné de Copte, s’avança pour annoncer, comme chaque soir,le programme du lendemain.

– Mesdames et Messieurs, dit-il, demainn’oubliez pas de vous lever au premier coup de gong, afin quel’excursion soit terminée pour midi. Quand nous serons arrivés àl’endroit où des ânes nous attendent, nous les enfourcherons pournous enfoncer de huit kilomètres dans le désert ; nouspasserons devant un temple d’Ammon-Ra, qui date de la dix-huitièmedynastie, puis nous atteindrons le roc d’Abousir dont la célébritéest incomparable. Quand vous serez arrivés, vous comprendrez quevous êtes à la lisière de la civilisation ; d’ailleurs, enpoussant de quelques kilomètres plus loin, vous vous trouveriezdans le pays des derviches ; vous vous en rendrez compte quandvous serez au sommet. De là-haut, vous distinguerez la deuxièmecataracte dans un paysage qui comprend toutes les variétés dessauvages beautés naturelles. Toutes les célébrités du globe ontgravé leurs noms sur la pierre ; donc, vous ne faillirez pas àce rite…

Mansoor attendit un petit rire étouffé ;il s’inclina quand il l’entendit.

– … Vous rentrerez ensuite à Ouadi-Halfa, oùvous passerez deux heures au corps des méharistes ; vousassisterez au pansage des animaux, vous irez faire un tour aubazar. Je vous souhaite donc une très joyeuse et très bonnenuit.

Ses dents blanches brillèrent à la lumière dela lampe ; puis son long pantalon foncé, sa veste courteanglaise et son tarbouche rouge disparurent successivement au basde l’échelle. Le bourdonnement des conversations, qu’avaitinterrompu son arrivée, reprit de plus belle.

– Je me repose sur vous, Monsieur Stephens,déclara Sadie Adams, du soin de tout connaître d’Abousir. J’aimebien savoir ce que je regarde quand je le regarde, et non pas sixheures plus tard dans ma cabine. Par exemple, je n’ai pas retenugrand-chose d’Abou-Simbel et des peintures murales, bien que je lesai vues hier.

– Moi je n’espère jamais me tenir au courant,dit sa tante. Quand je serai de retour, saine et sauve, dansCommonwealth Avenue, et quand il n’y aura plus d’interprète pour mebousculer, j’aurai tout le temps de lire ; je pourrai alors mepassionner et désirer revenir par ici. Mais vous êtes vraiment tropaimable, Monsieur Stephens, d’essayer de nous documenter.

– J’ai pensé que vous souhaiteriez avoirquelques renseignements précis ; aussi vous ai-je préparé unpetit résumé, répondit Stephens en tendant une feuille de papier àSadie.

Elle y jeta un coup d’œil à la lumière de lalampe du pont et son rire jeune fusa en cascade.

– Re Abousir ! lut-elle. Voyons,qu’entendez-vous par Re, Monsieur Stephens ? Vousaviez déjà écrit « Re Ramsès II » sur le dernierpapier que vous m’avez remis !

– C’est une habitude que j’ai acquise,Mademoiselle Sadie, déclara Stephens. Une coutume dans laprofession que j’exerce quand on fait un mémo.

– Un quoi, Monsieur Stephens ?

– Un mémo… Un mémorandum, si vous préférez.Nous mettons Re Tel ou Tel, pour désigner de quoi nousparlons.

– Je veux croire que c’est une bonne méthode,dit Sadie ; mais elle me semble un peu étrange quand elles’applique à des paysages ou à des pharaons égyptiens. ReCheops… Vous ne trouvez pas cela drôle ?

– Non, je ne peux pas dire que je le trouvedrôle.

– Je me demande si les Anglais possèdent moinsd’humour que les Américains ou si c’est une autre forme d’humour…murmura la jeune fille.

Elle avait une manière paisible, abstraite des’exprimer, elle donnait l’impression de penser tout haut.

– … Je croyais qu’ils en possédaientmoins ; mais quand on réfléchit, Dickens, Thackeray, Barrie etquantité d’autres humoristes que nous admirons sont des Anglais.Par ailleurs, au théâtre, je n’ai jamais entendu un public rireplus fort que le public de Londres. Tenez : nous avionsderrière nous un spectateur qui, chaque fois qu’il riait,provoquait un tel courant d’air que ma tante se retournait pourvoir si une porte ne s’était pas ouverte. Mais vous usez decertaines expressions drôles, Monsieur Stephens !

– Qu’avez-vous trouvé encore de drôle,Mademoiselle Sadie ?

– Eh bien, quand vous m’avez envoyé le ticketdu temple et la petite carte, vous avez commencé votrelettre : « Ci-inclus, veuillez trouver… » Et, à lafin, entre parenthèses, vous aviez mis « Deux piècesjointes ».

– Formules courantes dans les affaires,Mademoiselle.

– Dans les affaires ! répéta Sadie avecune gravité feinte.

Un silence tomba.

– Il y a une chose que je désire !déclara Mademoiselle Adams de la voix dure et métallique quicamouflait son cœur tendre. C’est de voir le Parlement de ce payset de lui exposer un certain nombre de faits. Une loi imposantl’usage du collyre serait l’une de mes propositions ; uneautre serait l’abolition de ces sortes de voiles qui transformentles femmes en balles de coton trouées pour les yeux.

– Je ne pouvais pas comprendre pourquoi ellesportaient des voiles, dit Sadie. Jusqu’au jour où j’en ai vu unequi avait relevé le sien. Alors j’ai compris !

– Elles me fatiguent, ces femmes !s’écria Mademoiselle Adams irritée. Autant prêcher le devoir, ladécence et la propreté à un traversin ! Tenez, hier encore àAbou-Simbel, Monsieur Stephens, je passais devant l’une de leursmaisons (si vous pouvez appeler maison ce pâté de boue) ; j’aivu deux enfants sur le pas de la porte, avec l’habituelle croûte demouches autour de leurs yeux et de grands trous dans leurs pauvrespetites robes bleues ! Je suis descendue de mon âne ;j’ai relevé mes manches ; je leur ai lavé la figure avec monmouchoir ; j’ai recousu leurs robes… Dans ce pays, je feraismieux de débarquer avec ma boîte à ouvrage qu’avec une ombrelleblanche, Monsieur Stephens ! Bref, je me suis piquée au jeu,et je suis entrée dans la maison. Quelle maison ! J’ai faitsortir les gens qui s’y trouvaient et j’ai fait le ménage, commeune domestique. Je n’ai pas plus vu le temple d’Abou-Simbel que sije n’avais jamais quitté Boston. Par contre, j’ai vu plus depoussière et de crasse entassées dans une maison grande comme unecabine de bain de Newport que dans n’importe quel appartementd’Amérique. Entre le moment où j’ai retroussé mes manches et celuioù je suis repartie, avec le visage noir comme cette fumée, il nes’est pas écoulé plus d’une heure ; peut-être une heure etdemie, au maximum ! Mais j’ai laissé cette maison aussi nettequ’une boîte neuve. J’avais sur moi un exemplaire du New YorkHerald ; je l’ai étendu sur leur étagère. Eh bien.Monsieur Stephens, je suis allée me laver les mains au-dehors, etquand je me suis retournée, les enfants avaient encore les yeuxpleins de mouches et ils n’avaient pas changé, sauf qu’ils avaientchacun sur la tête un petit chapeau de gendarme fait avec monNew York Herald ; Mais dites-moi, Sadie, il va êtredix heures et l’excursion de demain commence tôt !

– C’est tellement beau, ce ciel de pourpre etces grandes étoiles d’argent ! murmura Sadie. Regardez ledésert silencieux, et les ombres noires des montagnes. C’estformidable ! Mais terrible aussi… Quand on pense que noussommes réellement, comme vient de le dire l’interprète, à lalisière de la civilisation, avec rien d’autre que de la sauvagerieet du sang répandu là où luit si joliment la Croix du Sud, eh bien,on a l’impression qu’on se tient en équilibre sur le bord d’unvolcan !

– Chut, Sadie ! Ne dites pas de bêtises,mon enfant ! s’écria sa tante. Vous risquez d’effrayer ceuxqui vous entendraient.

– Mais ne le sentez-vous pas vous-même, matante ? Regardez ce grand désert qui se perd dans lesténèbres. Écoutez le chuchotement triste du vent qui voleau-dessus ! Je n’ai jamais vu de spectacle plussolennel !

– Je suis ravie que nous ayons enfin trouvéquelque chose qui vous rende solennelle, ma chérie ! Parfoisj’ai pensé… Au nom des vivants, qu’est cela ?

De quelque part au milieu des ombres desmontagnes, de l’autre côté de l’eau, un cri aigu avaitjailli ; il monta dans le ciel étoilé, et finit par s’étoufferdans une sorte de plainte sinistre.

– Un chacal, tout simplement, MademoiselleAdams, expliqua Stephens. J’en avais déjà entendu un quand nousétions allés voir le Sphinx au clair de lune.

Mais l’Américaine s’était levée ; sonvisage trahissait un profond désarroi.

– Si c’était à refaire, dit-elle, je ne seraispas descendue au-delà d’Assouan. Je ne sais pas ce qui m’a prise devous emmener jusqu’ici, Sadie. Votre mère pensera que je suiscomplètement folle, et je n’oserais plus jamais la regarder en facesi un incident désagréable se produisait. J’ai vu de ce fleuve toutce que je voulais voir ; j’ai hâte de rentrer au Caire.

– Voyons, ma tante ! protesta Sadie. Celane vous ressemble guère d’être pusillanime !

– Je ne sais pas ce que j’ai, Sadie, sinon lesnerfs à fleur de peau, et cette bête miaulant là-bas était de trop.Je me console en pensant que demain nous ferons demi-tour aprèsavoir vu ce roc ou ce temple, je ne sais plus. Je suis écœurée derocs et de temples, Monsieur Stephens ! Je serais enchantée sije n’en voyais plus un seul de toute ma vie. Venez, Sadie !Bonne nuit !

– Bonne nuit ! Bonne nuit, MademoiselleAdams !

La tante et la nièce regagnèrent leurcabine.

Monsieur Fardet bavardait à voix basse avecHeadingly, le jeune diplômé de Harvard ; entre deux boufféesde cigarette, il se penchait pour lui faire ses confidences.

– Des derviches, Monsieur Headingly ?disait-il en excellent anglais mais en séparant les syllabes commela plupart des Français. Mais il n’y a pas de derviches. Lesderviches n’existent pas !

– Moi, je croyais que le désert en étaitrempli, répondit l’Américain.

Monsieur Fardet jeta un regard oblique versl’endroit où brillait dans les ténèbres le feu rouge du cigare ducolonel Cochrane.

– Vous êtes Américain, et vous n’aimez pas lesAnglais, murmura-t-il. Tout le monde sur le continent sait que lesAméricains sont hostiles aux Anglais.

– Ma foi, déclara Headingly de sa voix lenteet réfléchie, je ne nierai pas que nous avons nos petitsdésaccords, et que certains de mes compatriotes, spécialement ceuxde souche irlandaise, sont des anti-Anglais enragés ;cependant la grande majorité des Américains ne pense aucun mal dela mère patrie. Les Anglais peuvent parfois nous exaspérer, maisils sont de notre famille ; nous ne l’oublions jamais.

– Soit ! dit le Français. Du moinspuis-je m’exprimer avec vous comme je ne pourrais pas le faire avecles autres sans les offenser. Et je répète qu’il n’y a pas dederviches. Les derviches ont été inventés par Lord Cromer en1885.

– Vous ne parlez pas sérieusement !s’écria Headingly.

– C’est un fait bien connu à Paris ; il aété publié par La Patrie et d’autres journauxrenseignés.

– Mais c’est colossal ! Voudriez-vousdire par là, Monsieur Fardet, que le siège de Khartoum et la mortde Gordon et le reste ont fait partie d’un vaste bluff ?

– Je ne conteste pas qu’une émeute ait eulieu, mais c’était un incident local, comprenez-vous ? Unincident oublié depuis longtemps. Depuis, le Soudan a joui d’unepaix réelle.

– Mais j’ai entendu parler de razzias,Monsieur Fardet, et j’ai lu des comptes rendus de combats,également, quand les Arabes ont tenté d’envahir l’Égypte.Avant-hier nous avons dépassé Toski ; l’interprète nous aindiqué qu’une bataille y avait été livrée. Était-ce aussi dubluff ?

– Peuh, mon ami, vous ne connaissez pas lesAnglais ! Vous les regardez fumant la pipe et le visageépanoui, et vous dites : « Ce sont vraiment de bravesgens, des gens simples, qui ne feraient pas de mal à unemouche ! » Mais tout le temps ils réfléchissent, ilsguettent, ils font des projets. « Voici la faible Égypte,disent-ils. Allons-y ! » Et ils s’abattent sur elle commeune mouette sur une croûte de pain. « Vous n’avez aucun droitsur l’Égypte ! proteste le monde. Allez-vous en ! »Mais l’Angleterre a déjà commencé à mettre de l’ordre partout, toutcomme cette bonne Mademoiselle Adams quand elle envahit la maisond’un Arabe. « Allez-vous en ! » répète le monde.« Certainement, répond l’Angleterre. Attendez encore unepetite minute, pour que j’aie le temps de tout rendre propre etnet. » Le monde attend alors pendant un an ou deux, puis ilrépète à nouveau : « Allez-vous en ! » Etl’Angleterre réplique : « Patientez un peu : il y adu grabuge à Khartoum ; quand la tranquillité sera rétablie,je serai ravie de m’en aller. » Et le monde patiente. Mais lemonde, lorsque le grabuge de Khartoum est terminé, insiste pour quel’Angleterre s’en aille. « Comment pourrais-je partir, demandel’Angleterre, quand il y a encore des razzias et des batailles encours ? Si je m’en allais, l’Égypte serait la proie dessauvages ! » Et le monde s’étonne : « Mais iln’y a pas de razzias ni de batailles ! » Alorsl’Angleterre : « Ah, il n’y en a pas ? » Etdans la semaine qui suit, ses journaux regorgent de récits sur lesraids et les expéditions des derviches. Nous ne sommes pas tousaveugles, Monsieur Headingly ! Nous comprenons très biencomment on arrange les choses : quelques Bédouins, un petitbakhchich, des cartouches à blanc et, attention, unerazzia !

– Bien, bien ! fit l’Américain. Je suisheureux de connaître la vérité sur cette affaire, car elle m’asouvent intrigué. Mais qu’y gagne l’Angleterre ?

– Je vois. Vous voulez dire, par exemple,qu’il existe un tarif préférentiel pour les marchandisesanglaises ?

– Non, Monsieur. Le tarif est le même pourtous.

– Alors que les Anglais y obtiennent descontrats ?

– Exactement, Monsieur.

– Par exemple, la voie ferrée que l’onconstruit le long du fleuve et qui traverse le pays a été l’objetd’un contrat intéressant pour une société anglaise ?

Monsieur Fardet avait de l’imagination, maisil était honnête.

– C’est une compagnie française, Monsieur, quia obtenu le contrat pour la voie ferrée.

L’Américain s’étonna.

– Les Anglais ne paraissent pas avoir gagnégrand-chose, comparativement aux difficultés qu’ils ontrencontrées, dit-il. Mais enfin ils doivent bien bénéficier dequelques avantages indirects. Par exemple, l’Égypte payecertainement l’entretien de tous ces habits rouges auCaire ?

– L’Égypte, Monsieur ? Non, ils sontpayés par l’Angleterre.

– Eh bien, il ne m’appartient pas de dire auxAnglais comment gérer leurs intérêts, mais j’ai l’impression qu’ilsse donnent beaucoup de mal pour pas grand-chose ! S’il leurplaît de maintenir l’ordre et de garder la frontière au prix d’uneguerre incessante contre les derviches, je ne vois pas pourquoiquelqu’un y trouverait à redire. La prospérité du pays s’estconsidérablement accrue depuis leur arrivée : les statistiquessur le revenu le prouvent. On m’a également assuré que les pauvresgens se faisaient rendre justice à présent, ce qui ne leur étaitjamais arrivé.

– Mais enfin que font-ils par ici ?s’écria le Français en colère. Qu’ils retournent donc dans leurîle ! Nous ne pouvons pas tolérer qu’ils se répandent ainsipartout dans le monde.

– Évidemment nous Américains, qui vivons cheznous sur notre propre terre, nous avons du mal à admettre que vous,peuples européens, vous vous répandiez constamment dans d’autrespays qui vous sont parfaitement étrangers. Certes nous avons beaujeu de parler ainsi, car notre peuple dispose de plus de placequ’il ne lui en faut. Quand nous commencerons à être surpeuplés,nous devrons nous aussi procéder à des annexions. Mais pour l’heurevoici rien qu’en Afrique du Nord l’Italie en Abyssinie,l’Angleterre en Égypte, la France en Algérie…

– La France ! s’exclama Monsieur Fardet.Mais l’Algérie appartient à la France ! Vous riez,Monsieur ? J’ai bien l’honneur de vous souhaiter une trèsbonne nuit !

Dressé dans sa dignité patriotique offensée,il se leva pour regagner sa cabine.

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