La Vallée du désespoir

La Vallée du désespoir

de Gustave Le Rouge

Le Journal des voyages

 

15 septembre 1927 au 5 avril 1928

 

Chapitre 1 UN DRAME AU DÉSERT

Il y avait un mois que Martial Norbert avait quitté Mexico, en compagnie d’un vieux métis indien, Chanito, qu’on lui avait recommandé pour sa probité et pour la parfaite connaissance qu’il avait des parties encore inexplorées de la Cordillère des Andes. Martial, d’ailleurs, n’avait eu qu’à se féliciter de son choix et il appréciait de plus en plus les qualités d’un pareil guide, depuis qu’ils avaient pénétré dans les régions désertiques de la Sonora, la terre sans eau, sans arbres et sans maître, qu’on a énergiquement appelée No man’s land, la terre hostile à l’homme.

Après une rude matinée de marche à travers une plaine de sable, où les deux mules pesamment chargées enfonçaient parfois jusqu’au poitrail, ils avaient fini par atteindre un ravin abrité, où, sur les bords d’un petit ruisseau, poussaient quelques saules, quelques euphorbes et de maigres palmiers.

Martial, accablé de fatigue, anéanti par unechaleur suffocante, était tombé dans un profond sommeil. Chanito,lui, veillait sur le repos de son maître, « le señorpadrone », comme il l’appelait, en fumant d’un airprofondément pensif des cigarettes de gros tabac noir, roulées dansune feuille de maïs en guise de papier. Sa face osseuse et couleurde brique, aux méplats fortement accentués, ses lèvres bleuâtres,ses pommettes saillantes, son nez à la fois aplati et busquéfaisaient invinciblement songer à ces impassibles colosses gravésdans le roc par les Aztèques et les Chichimèques et que l’onretrouve dans les ruines de leurs temples.

Chanito était vêtu d’un vieux veston de cuir,d’un pantalon de toile bleue en loques et coiffé d’un feutre rongépar l’usure, mais orné d’un galon doré et de petites plaquesd’argent, suivant l’ancienne mode mexicaine. Un léger bruit arrachatout à coup le métis à sa rêverie, il tressaillit, se leva et jetaun rapide coup d’œil autour de lui, des pics bleus de la sierraMadre qui bornaient l’horizon vers la droite, jusqu’aux vagueslointaines du Pacifique, derrière la mouvante bordure des dunes. Lebruit s’accentua, répercuté par les échos de la montagne, le bruit,familier à l’oreille du vieux coureur des bois, d’un pic d’aciersonnant sur le dur granit. Et, dans le mortel silence du désertendormi sous un soleil torride, le son paraissait tout proche.

– Un prospecteur… murmura Chanito, en serasseyant tranquillisé, mais sans perdre de vue la vieille carabineplacée à côté de lui.

Troublé dans sa sieste, Martial s’étaitréveillé et se frottait les yeux. Il allait parler, demanderl’explication de ce bruit insolite, mais le métis mit un doigt surses lèvres, et lui fit comprendre qu’il ne fallait pas déceler leurprésence.

– C’est un homme qui cherche de l’or,fit-il à voix basse.

– Il pourrait peut-être nous renseigner,répliqua le jeune homme.

Chanito secoua la tête.

– Je ne crois pas, murmura-t-il, lesprospecteurs n’aiment pas qu’on se mêle de leurs affaires, surtoutquand ils viennent de découvrir un gisement, ce qui est le cas…

Martial regarda avec précaution, en se cachantderrière les roseaux qui bordaient le ruisseau, dans la directionque lui indiquait son guide et aperçut à quarante mètres de là ungrand gaillard à longue barbe brune d’assez mauvaise mine, qui,armé d’un pic, tapait de tout son cœur sur la roche quartzeuse. Àcet endroit, la ravine s’élargissait brusquement, le ruisseaudevenu plus important coulait entre deux hautes falaises… C’est surune sorte de plate-forme située à mi-côte de cette falaise que leprospecteur s’était installé…

À côté de lui étaient éparpillés la pelle, lelourd marteau, les fleurets et les cartouches de dynamite,outillage habituel du moderne chercheur d’or, avec la battéeclassique, le plat de fer battu qui sert à laver les sablesaurifères. Dix mètres plus bas, un âne pelé broutaitmélancoliquement près du ruisseau.

À ce moment, une face basanée se montra entredeux fissures du roc, à quelques pas du prospecteur et regardacelui-ci avec une atroce expression de ruse et de basse cruauté. Oneût dit un tigre prêt à bondir !

– Sainte Vierge ! murmura Chanito,en se signant dévotement, le pauvre chercheur d’or estperdu !

– Comment cela ? demanda Martial,profondément ému.

– L’homme qui le guette est un bandit, lefameux Bernardillo, connu de tous les habitants de la frontière, etmême en Arizona, où il a commis je ne sais combien de meurtres. Sonprocédé n’a pas changé. Il suit pendant des jours et des jours unprospecteur et quand celui-ci a découvert un filon, il l’assassineet s’empare du produit de son travail.

– Il faudrait empêcher cela !s’écria Martial avec indignation.

– Trop tard, « señor padrone »…Voyez !…

Le bandit, avec une souplesse et une lenteurtoute féline, était sorti de sa cachette, tenant à la main unenavaja à large lame. Il n’était plus qu’à deux pas du prospecteur,tout entier à son rude labeur.

La gorge serrée par l’angoisse, Martialassistait impuissant à ce drame atroce. Il eût voulut crier, maissa voix s’étrangla dans son gosier paralysé par l’émotion.D’ailleurs, comme l’avait dit Chanito, il était trop tard.

Le prospecteur venait de déposer son pic, pourétancher la sueur qui ruisselait de son visage. C’est alorsseulement qu’il aperçut Bernardillo, qui se ruait sur lui comme unebête fauve. La lame de la navaja décrivit une courbe étincelantecomme un éclair, mais, à cet instant précis, le claquement secd’une détonation fit retentir les échos de la sierra, et le bandit,frappé en plein cœur, dégringola tout sanglant du haut durocher.

En se retournant, Martial aperçut Chanito qui,sa carabine encore fumante dans les mains, souriait d’un gravesourire.

– Je m’étais trompé. Il n’était tout demême pas trop tard, « señor padrone », fit-ilsentencieusement. Voilà toujours un coquin de moins !

– Tu as bien fait, bégaya Martial, encoretout bouleversé, mais n’aurons-nous pas d’ennuis à cause de cemeurtre ?

Chanito eut un superbe haussementd’épaules.

– Bah ! dit-il, avec insouciance, aucontraire ! J’aurais plutôt droit à une prime, car ce gredinde Bernardillo a été condamné à mort deux ou trois fois…Maintenant, allons voir le prospecteur, celui-là peut dire qu’ilnous doit une fière chandelle !

L’homme était demeuré à la même place :en proie à la stupeur et au saisissement, à la suite du dramerapide dont il avait failli être victime et auquel il n’avait riencompris. À la vue de ceux qui l’avaient sauvé – il n’était pasencore tout à fait sûr que ce fût eux –, il porta la main aubrowning qu’il avait à la ceinture, avec un geste de méfiance.

– C’est vous qui avez tiré ?demanda-t-il.

– Oui, répondit Martial.

Il en resta là de sa phrase, tant il étaitsurpris. Le prospecteur et lui se dévisageaient avec étonnement,mais sans nulle malveillance.

– Voyons, dit enfin Martial, c’est bientoi, Léon de Fontenac ?

– Oui, mon vieux, mais du diable si jet’aurais reconnu !

– Et toi, avec ta longuebarbe !…

Les deux amis qui, pendant la guerre, avaientservi dans la même escadrille, s’embrassèrent avec effusion, à lagrande stupeur de Chanito. Fontenac, le rude prospecteur, étaittrès ému.

– Tu ne peux pas te figurer,murmura-t-il, avec quel plaisir on retrouve un vieux camarade commetoi, quand il y a six mois qu’on vit en plein désert !Ah ! j’en ai des choses à te raconter !

– Que diable fais-tu ici ? Je tecroyais riche.

– Je l’étais, répondit Fontenac d’un airdétaché, seulement, j’ai le défaut d’être trèsdépensier !…

– Je comprends… tu as mangé tonpatrimoine en faisant la fête ?

– C’est cela même. J’ai fait millefolies, je te raconterai cela…

Cette conversation en langue française étaitdemeurée lettre morte pour l’honnête Chanito qui ne parlait qu’unmauvais espagnol, émaillé d’anglais et de patois indien. Voyant queson « señor padrone » et le nouvel ami de celui-ci nedaignaient pas le mettre en tiers dans leurs confidences, ils’éclipsa discrètement, et sans qu’on eût besoin de lui en donnerl’ordre, s’occupa des besognes qui lui parurent les plus urgentes.Son premier soin fut de traîner aussi loin qu’il put le cadavre dubandit et de l’enterrer sommairement dans une excavation naturellequ’il combla de menus fragments de schiste, pour en défendrel’accès aux vautours. Il alla ensuite chercher les deux mules,demeurées en haut du ravin avec le bagage, et les installa près del’âne de Fontenac. Il partit ensuite, la carabine en bandoulière etdisparut bientôt le long des berges du ruisseau. Martial, qui avaitsuivi du regard son taciturne serviteur, dit à son ami :

– Je suis sûr que Chanito va nous reveniravec quelque gibier succulent. Il a dû se douter que je t’invitaisà dîner et il a jugé sans doute que le corned-beef n’était pas unmets assez distingué pour toi…

Le fracas d’une détonation coupa court auxexplications de Martial, et une volée d’oiseaux aquatiques, parmilesquels se trouvaient des aigrettes et des spatules au plumaged’un rose délicat, s’éleva des roseaux qui bordaient leruisseau.

– Je ne croyais pas si bien dire, repritMartial, Chanito vient de gagner notre déjeuner, car c’est untireur extraordinaire.

– J’en sais quelque chose, répliquaFontenac, en songeant à la balle infaillible qui avait abattu sonassassin.

Le métis reparut bientôt, il avait tué un deces canards sauvages si abondants au Mexique, qu’on en trouve aubord de presque tous les cours d’eau ; en outre, il avaitramassé, chemin faisant, des racines de dahlias sauvages, qu’ilcomptait servir en guise de légumes et les fruits rouges et charnusde l’arbre qu’on appelle le cerisier des Antilles. Il avait encoreune poignée de goyaves, à la chair fondante, sucrée et parfumée,dont le goût rappelle à la fois celui de la fraise et celui desmeilleures oranges.

– Décidément, s’écria Martial en sefrottant les mains, je crois que nous allons faire un vrai festinde Balthazar.

– Il ne faudrait pas t’y habituer,répliqua Fontenac d’un ton sérieux. Quand tu auras voyagé un jourou deux dans la vraie sierra, tu ne trouveras plus de pareillesaubaines.

– Raison de plus pour en profiter !s’écria gaiement Martial. Tiens ! pendant que Chanito s’occupede la cuisine, tu vas m’aider à dresser le couvert sur ce bloc degranit, qui ressemble un peu à une table, d’autres blocs pluspetits nous serviront de sièges, ce sera parfait !

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