La Veuve

La Veuve

de Pierre Corneille

Adresse

À Madame de La Maisonfort

Madame,

Le bon accueil qu’autrefois cette Veuve a reçu de vous l’oblige à vous remercier, et l’enhardit à vous demander la faveur de votre protection. Étant exposée aux coups de l’envie et de la médisance, elle n’en peut trouver de plus assurée que celle d’une personne sur qui ces deux monstres n’ont jamais de prise. Elle espère que vous ne la méconnaîtrez pas pour être dépouillée de tous autres ornements que les siens, et que vous la traiterez aussi bien qu’alors que la grâce de la représentation la mettait en son jour. Pourvu qu’elle vous puisse divertir encore une heure, elle trop contente, et se bannira sans regret du théâtre pour avoir une place dans votre cabinet. Elle honteuse de vous ressembler si peu, et a de grands sujets d’appréhender qu’on ne l’accuse de peu de jugement de se présenter devant vous, dont les perfections la feront paraître d’autant plus imparfaite ; mais quand elle considère qu’elles en sont en un si haut point, qu’on n’en peut avoir de légères teintures sans des privilèges tout particuliers du ciel, elle se rassure entièrement, et n’ose plus craindre qu’il se rencontre des esprits assez injustes pour lui imputer à défaut le manque des choses qui sont au dessus des forces de la nature : en effet,madame, quelque difficulté que vous fassiez de croire aux miracles,il faut que vous en reconnaissiez en vous même, ou que vous ne vous connaissiez pas, puisqu’il est tout vrai que des vertus et des qualités si peu commune que les vôtres ne sauraient avoir d’autre nom. Ce n’est pas mon dessein d’en faire ici les éloges ;outre qu’il serait superflu de particulariser ce que tout le monde sait, la bassesse de mon discours profanerait des choses si relevées. Ma plume est trop faible pour entreprendre de voler si haut ; c’est assez pour elle de vous rendre mes devoirs, et de vous protester, avec plus de vérité que d’éloquence, que je serai toute ma vie,

Madame,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

Corneille.

Au lecteur

Si tu n’es homme à te contenter de la naïvetédu style et de la subtilité de l’intrigue, je ne t’invite point àla lecture de cette pièce : son ornement n’est pas dansl’éclat des vers. C’est une belle chose que de les faire puissantset majestueux : cette pompe ravit d’ordinaire les esprits, etpour le moins les éblouit ; mais il faut que les sujets enfassent naître les occasions ; autrement c’est en faire parademal à propos, et pour gagner le nom de poète, perdre celui dejudicieux. La comédie n’est qu’un portrait de nos actions et de nosdiscours, et la perfection des portraits consiste en laressemblance. Sur cette maxime je tâche de ne mettre en la bouchede mes acteurs que ce que diraient vraisemblablement en leur placeceux qu’ils représentent, et de les faire discourir en honnêtesgens, et non pas en auteurs. Ce n’est qu’aux ouvrages où le poèteparle qu’il faut parler en poète ; Plaute n’a pas écrit commeVirgile, et ne laisse pas d’avoir bien écrit. Ici donc tu netrouveras en beaucoup d’endroits qu’une prose rimée, peu de scènestoutefois sans quelque raisonnement assez véritable, et partout uneconduite assez industrieuse. Tu y reconnaîtras trois sortesd’amours aussi extraordinaires au théâtre qu’ordinaires dans lemonde : celle de Philiste et Clarice, d’Alcidon et Doris, etcelle de la même Doris avec Florange, qui ne paraît point. Le plusbeau de leurs entretiens est en équivoques, et en propositions dontils te laissent les conséquences à tirer. Si tu en pénètres bien lesens, l’artifice ne t’en déplaira point. Pour l’ordre de la pièce,je ne l’ai mis ni dans la sévérité des règles, ni dans la libertéqui n’est que trop ordinaire sur le théâtre français : l’uneest trop rarement capable de beaux effets, et on les trouve à tropbon marché dans l’autre, qui prend quelquefois tout un siècle pourla durée de son action, et toute la terre habitable pour le lieu desa scène. Cela sent un peu trop son abandon, messéant à toutessortes de poèmes, et particulièrement aux dramatiques, qui onttoujours été les plus réglés. J’ai donc cherché quelque milieu pourla règle du temps, et me suis persuadé que la comédie étantdisposée en cinq actes, cinq jours consécutifs n’y seraient pointmal employés. Ce n’est pas que je méprise l’antiquité ; maiscomme on épouse malaisément des beautés si vieilles, j’ai cru luirendre assez de respect de lui partager mes ouvrages ; et desix pièces de théâtre qui me sont échappées, en ayant réduit troisdans la contrainte qu’elle nous a prescrite, je n’ai point fait deconscience d’allonger un peu les vingt et quatre heures aux troisautres. Pour l’unité de lieu et d’action, ce sont deux règles quej’observe inviolablement ; mais j’interprète la dernière à mamode ; et la première, tantôt je la resserre à la seulegrandeur du théâtre, et tantôt je l’étends jusqu’à toute une ville,comme en cette pièce. Je l’ai poussée dans le Clitandrejusques aux lieux où l’on peut aller dans les vingt et quatreheures ; mais bien que j’en pusse trouver de bons garants etde grands exemples dans les vieux et nouveaux siècles, j’estimequ’il n’est que meilleur de se passer de leur imitation en cepoint. Quelque jour je m’expliquerai davantage sur cesmatières ; mais il faut attendre l’occasion d’un plus grandvolume : cette préface n’est déjà que trop longue pour unecomédie.

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