La Vieille Fille

La Vieille Fille

d’ Honoré de Balzac

A MONSIEUR EUGENE-AUGUSTE-GEORGES-LOUIS MIDY DE LA GRENERAYE SUR VILLE,

Ingénieur au Corps royal des Ponts-et-Chaussées,

Comme un témoignage de l’affection de son beau-frère ,

DE BALZAC.

Beaucoup de personnes ont dû rencontrer dans certaines provinces de France plus ou moins de chevaliers de Valois : il en existait un en Normandie, il s’en trouvait un autre à Bourges, un troisième florissait en 1816 dans la ville d’Alençon, peut-être le Midi possédait-il le sien. Mais le dénombrement de cette tribu valésienne est ici sans importance. Tous ces chevaliers, parmi lesquels il en est sans doute qui sont Valois comme Louis XIV était Bourbon, se connaissaient si peu entre eux, qu’il ne fallait point leur parler des uns aux autres&|160;; tous laissaient d’ailleurs les Bourbons en parfaite tranquillité sur le trône de France, car il est un peu trop avéré que Henri IV devint roi faute d’un héritier mâle dans la première branche d’Orléans, dite de Valois. S’il existe des Valois, ils proviennent de Charles de Valois, duc d’Angoulême, fils de Charles IX et de Marie Touchet, de qui la postérité mâle s’est également éteinte, jusqu’à preuve contraire.Aussi ne fut-ce jamais sérieusement que l’on prétendit donner cette illustre origine au mari de la fameuse Lamothe-Valois, impliquée dans l’affaire du collier.

Chacun de ces chevaliers, si les renseignements sont exacts,fut, comme celui d’Alençon, un vieux gentilhomme, long, sec et sansfortune. Celui de Bourges avait émigré, celui de Touraine s’étaitcaché, celui d’Alençon avait guerroyé dans la Vendée et quelque peuchouanné . La majeure partie de la jeunesse de ce dernier s’étaitpassée à Paris, où la Révolution le surprit à trente ans au milieude ses conquêtes. Accepté par la haute aristocratie de la provincepour un vrai Valois, le chevalier de Valois d’Alençon avait, commeses homonymes, d’excellentes manières et paraissait homme de hautecompagnie. Quant à ses mœurs publiques, il avait l’habitude de nejamais dîner chez lui&|160;; il jouait tous les soirs, et s’étaitfait prendre pour un homme très-spirituel. Son principal défautconsistait à raconter une foule d’anecdotes sur le règne de LouisXV et sur les commencements de la Révolution&|160;; et lespersonnes qui les entendaient la première fois les trouvaient assezbien narrées. S’il avait la vertu de ne pas répéter ses bons motspersonnels et de ne jamais parler de ses amours, ses grâces et sessourires commettaient de délicieuses indiscrétions. Ce bonhommeusait du privilége qu’ont les vieux gentilshommes voltairiens de nepoint aller à la messe&|160;; mais chacun avait une excessiveindulgence pour son irréligion, en faveur de son dévouement à lacause royale. Son principal vice était de prendre du tabac dans unevieille boîte d’or ornée du portrait d’une princesse Goritza,charmante Hongroise, célèbre par sa beauté sous la fin du règne deLouis XV, à laquelle le jeune chevalier avait été long-tempsattaché, dont il ne parlait jamais sans émotion, et pour laquelleil s’était battu. Ce chevalier, alors âgé d’environ cinquante-huitans, n’en avouait que cinquante, et pouvait se permettre cetteinnocente tromperie&|160;; car, parmi les avantages dévolus auxgens secs et blonds, il conservait cette taille encore juvénile quisauve aux hommes aussi bien qu’aux femmes les apparences de lavieillesse. Oui, sachez-le, toute la vie, ou toute l’élégance quiest l’expression de la vie, réside dans la taille. Mais comme ils’agit des vertus du chevalier, il faut dire qu’il était doué d’unnez prodigieux. Ce nez partageait vigoureusement sa figure pâle endeux sections qui semblaient ne pas se connaître, et dont une seulerougissait pendant le travail de la digestion. Ce fait est digne deremarque par un temps où la physiologie s’occupe tant du cœurhumain. Cette incandescence se plaçait à gauche. Quoique les jambeshautes et fines, le corps grêle et le tout blafard du chevaliern’annonçassent pas une forte santé, néanmoins il mangeait comme unogre, et prétendait avoir une maladie désignée en province sous lenom de foie chaud , sans doute pour faire excuser son excessifappétit. La circonstance de sa rougeur appuyait sesprétentions&|160;; mais dans un pays où les repas se développentsur des lignes de trente ou quarante plats et durent quatre heures,l’estomac du chevalier semblait être un bienfait accordé par laProvidence à cette bonne ville. Selon quelques médecins, cettechaleur placée à gauche dénote un cœur prodigue. La vie galante duchevalier confirmait ces assertions scientifiques, dont laresponsabilité ne pèse pas, fort heureusement, sur l’historien.Malgré ces symptômes, monsieur de Valois avait une organisationnerveuse, conséquemment vivace. Si son foie ardait, pour employerune vieille expression, son cœur ne brûlait pas moins. Si sonvisage offrait quelques rides, si ses cheveux étaient argentés, unobservateur instruit y aurait vu les stigmates de la passion et lessillons du plaisir, car aux tempes la patte d’oie caractéristique,et au front les marches du palais montraient des rides élégantes,bien prisées à la cour de Cythère. En lui tout révélait les mœursde l’homme à femmes ( ladie’s man ). Le coquet chevalier était siminutieux dans ses ablutions que ses joues faisaient plaisir àvoir, elles semblaient brossées avec une eau merveilleuse. Lapartie du crâne que ses cheveux se refusaient à couvrir brillaitcomme de l’ivoire. Ses sourcils comme ses cheveux jouaient lajeunesse par la régularité que leur imprimait le peigne. Sa peaudéjà si blanche semblait encore extrablanchie par quelque secret.Sans porter d’odeur, le chevalier exhalait comme un parfum dejeunesse qui rafraîchissait son aire. Ses mains de gentilhomme,soignées comme celles d’une petite maîtresse, attiraient le regardsur des ongles roses et bien coupés. Enfin, sans son nez magistralet superlatif, il eût été poupin. Il faut se résoudre à gâter ceportrait par l’aveu d’une petitesse. Le chevalier mettait du cotondans ses oreilles et y gardait encore deux petites bouclesreprésentant des têtes de nègre en diamants, admirablement faitesd’ailleurs&|160;; mais il y tenait assez pour justifier cesingulier appendice en disant que depuis le percement de sesoreilles ses migraines l’avaient quitté. Nous ne donnons pas lechevalier pour un homme accompli&|160;; mais ne faut-il pointpardonner aux vieux célibataires, dont le cœur envoie tant de sangà la figure, d’adorables ridicules, fondés peut-être sur desublimes secrets&|160;? D’ailleurs le chevalier de Valois rachetaitses têtes de nègre par tant d’autres grâces que la société devaitse trouver suffisamment indemnisée. Il prenait vraiment beaucoup depeine pour cacher ses années et pour plaire à ses connaissances. Ilfaut signaler en première ligne le soin extrême qu’il apportait àson linge, la seule distinction que puissent avoir aujourd’hui dansle costume les gens comme il faut&|160;; celui du chevalier étaittoujours d’une finesse et d’une blancheur aristocratiques. Quant àson habit, quoiqu’il fût d’une propreté remarquable, il étaittoujours usé mais sans taches ni plis. La conservation du vêtementtenait du prodige pour ceux qui remarquaient la fashionableindifférence du chevalier sur ce point&|160;; il n’allait pasjusqu’à les râper avec du verre, recherche inventée par le princede Galles&|160;; mais monsieur de Valois mettait à suivre lesrudiments de la haute élégance anglaise une fatuité personnelle quine pouvait guère être appréciée par les gens d’Alençon. Le monde nedoit-il pas des égards à ceux qui font tant de frais pourlui&|160;? N’y a-t-il pas en ceci l’accomplissement du plusdifficile précepte de l’Evangile qui ordonne de rendre le bien pourle mal&|160;? Cette fraîcheur de toilette, ce soin seyaient bienaux yeux bleus, aux dents d’ivoire et à la blonde personne duchevalier. Seulement cet Adonis en retraite n’avait rien de mâledans son air, et semblait employer le fard de la toilette pourcacher les ruines occasionnées par le service militaire de lagalanterie. Pour tout dire, la voix produisait comme une antithèsedans la blonde délicatesse du chevalier. A moins de se ranger àl’opinion de quelques observateurs du cœur humain, et de penser quele chevalier avait la voix de son nez, son organe vous eût surprispar des sons amples et redondants. Sans posséder le volume descolossales basses-tailles, le timbre de cette voix plaisait par unmédium étoffé semblable aux accents du cor anglais résistants, etdoux, forts et veloutés. Le chevalier avait franchement répudié lecostume ridicule que conservèrent quelques hommes monarchiques, ets’était franchement modernisé : il se montrait toujours vêtu d’unhabit marron à boutons dorés, d’une culotte à demi juste enpout-de-soie et à boucles d’or, d’un gilet blanc sans broderie,d’une cravate serrée sans col de chemise, dernier vestige del’ancienne toilette française auquel il avait d’autant moins surenoncer qu’il pouvait ainsi montrer son cou d’abbé commendataire.Ses souliers se recommandaient par des boucles d’or carrées,desquelles la génération actuelle n’a point souvenir, et quis’appliquaient sur un cuir noir verni. Le chevalier laissait voirdeux chaînes de montre qui pendaient parallèlement de chacun de sesgoussets, autre vestige des modes du dix-huitième siècle que lesIncroyables n’avaient pas dédaigné sous le Directoire. Ce costumede transition qui unissait deux siècles l’un à l’autre, lechevalier le portait avec cette grâce de marquis dont le secrets’est perdu sur la scène française le jour où disparut Fleury, ledernier élève de Molé. Sa vie privée était en apparence ouverte àtous les regards, mais en réalité mystérieuse. Il occupait unlogement modeste pour ne pas dire plus, situé rue du Cours, audeuxième étage d’une maison appartenant à madame Lardot, lablanchisseuse de fin la plus occupée de la ville. Cettecirconstance expliquait la recherche excessive de son linge. Lemalheur voulut qu’un jour Alençon pût croire que le chevalier ne sefût pas toujours comporté en gentilhomme, et qu’il eût secrètementépousé dans ses vieux jours une certaine Césarine, mère d’un enfantqui avait eu l’impertinence de venir sans être appelé.

– Il avait, dit alors un certain monsieur du Bousquier, donné samain à celle qui lui avait pendant si long-temps prêté son fer.

Cette horrible calomnie chagrina d’autant plus les vieux joursdu délicat gentilhomme, que la scène actuelle le montrera perdantune espérance long-temps caressée, et à laquelle il avait fait biendes sacrifices. Madame Lardot louait à monsieur le chevalier deValois deux chambres au second étage de sa maison pour la modiquesomme de cent francs par an. Le digne gentilhomme, qui dînait enville tous les jours ne rentrait jamais que pour se coucher. Saseule dépense était donc son déjeuner, invariablement composé d’unetasse de chocolat, accompagnée de beurre et de fruits selon lasaison. Il ne faisait de feu que par les hivers les plus rudes, etseulement pendant le temps de son lever. Entre onze heures etquatre heures, il se promenait, allait lire les journaux et faisaitdes visites. Dès son établissement à Alençon il avait noblementavoué sa misère, en disant que sa fortune consistait en six centslivres de rente viagère, seul débris qui lui restât de son ancienneopulence et que lui faisait passer par quartier son ancien hommed’affaires chez lequel était le titre de constitution. En effet, unbanquier de la ville lui comptait, tous les trois mois, centcinquante livres envoyées par un monsieur Bordin de Paris. Chacunsut ces détails à cause du profond secret que demanda le chevalierà la première personne qui reçut sa confidence. Monsieur de Valoisrécolta les fruits de son infortune : il eut son couvert mis dansles maisons les plus distinguées d’Alençon et fut invité à toutesles soirées. Ses talents de joueur, de conteur, d’homme aimable etde bonne compagnie furent si bien appréciés qu’il semblait que toutfût manqué si le connaisseur de la ville faisait défaut. Lesmaîtres de maison, les dames avaient besoin de sa petite grimaceapprobative. Quand une jeune femme s’entendait dire à un bal par levieux chevalier :  » Vous êtes adorablement bien mise&|160;!  » elleétait plus heureuse de cet éloge que du désespoir de sa rivale.Monsieur de Valois était le seul qui pût bien prononcer certainesphrases de l’ancien temps. Les mots mon cœur, mon bijou, mon petitchou, ma reine , tous les diminutifs amoureux de l’an 1770prenaient une grâce irrésistible dans sa bouche&|160;; enfin, ilavait le privilége des superlatifs. Ses compliments, dont il étaitd’ailleurs avare, lui acquéraient les bonnes grâces des vieillesfemmes&|160;; ils flattaient tout le monde, même les hommesadministratifs, dont il n’avait pas besoin. Sa conduite au jeuétait d’une distinction qui l’eût fait remarquer partout : il ne seplaignait jamais, il louait ses adversaires quand ilsperdaient&|160;; il n’entreprenait point l’éducation de sespartners, en démontrant la manière de mieux jouer les coups.Lorsque, pendant la donne , il s’établissait de ces nauséabondesdissertations, le chevalier tirait sa tabatière par un geste dignede Molé, regardait la princesse Goritza, levait dignement lecouvercle, massait sa prise, la vannait, la lévigeait, la façonnaiten talus&|160;; puis, quand les cartes étaient données, il avaitgarni les antres de son nez et replacé la princesse dans son gilet,toujours à gauche&|160;! Un gentilhomme du bon siècle (paropposition au grand siècle) pouvait seul avoir inventé cettetransaction entre un silence méprisant et l’épigramme qui n’eût pasété comprise. Il acceptait les mazettes et savait en tirer parti.Sa ravissante égalité d’humeur faisait dire de lui par beaucoup depersonnes : – J’admire le chevalier de Valois&|160;! Saconversation, ses manières, tout en lui semblait être blond commesa personne. Il s’étudiait à ne choquer ni homme ni femme.Indulgent pour les vices de conformation comme pour les défautsd’esprit, il écoutait patiemment, à l’aide de la princesse Goritza,les gens qui lui racontaient les petites misères de la vie deprovince : l’œuf mal cuit du déjeuner, le café dont la crème avaittourné, les détails burlesques sur la santé, les réveils ensursaut, les rêves, les visites. Le chevalier possédait un regardlangoureux, une attitude classique pour feindre la compassion, quile rendaient un délicieux auditeur&|160;; il plaçait un ah&|160;!un bah&|160;! un Comment avez-vous fait&|160;? avec un à-proposcharmant. Il mourut sans que personne l’eût jamais soupçonné de seremémorer les chapitres les plus chauds de son roman avec laprincesse Goritza, tant que duraient ces avalanches de niaiseries.A-t-on jamais songé aux services qu’un sentiment éteint peut rendreà la société, combien l’amour est sociable et utile&|160;? Cecipeut expliquer pourquoi, malgré ses gains constants, le chevalierrestait l’enfant gâté de la ville, car il ne quittait jamais unsalon sans emporter environ six livres de gain. Ses pertes, qued’ailleurs il faisait sonner haut, étaient fort rares. Tous ceuxqui l’ont connu avouent qu’ils n’ont jamais rencontré nulle part,même dans le Musée égyptien de Turin, une si gentille momie. Enaucun pays du monde le parasitisme ne revêtit de si gracieusesformes. Jamais l’égoïsme le plus concentré ne se montra ni plusofficieux ni moins offensant que chez ce gentilhomme, il valait uneamitié dévouée. Si quelqu’un venait prier monsieur de Valois de luirendre un petit service qui l’eût dérangé, ce quelqu’un ne s’enallait pas de chez le bon chevalier sans être épris de lui, sansêtre surtout convaincu qu’il ne pouvait rien à l’affaire ou qu’illa gâterait en s’en mêlant.

Pour expliquer la problématique existence du chevalier,l’historien à qui la Vérité, cette cruelle débauchée, met le poingsur la gorge, doit dire que dernièrement, après les tristesglorieuses journées de juillet, Alençon a su que la somme gagnée aujeu par monsieur de Valois allait par trimestre à cent cinquanteécus environ, et que le spirituel chevalier avait eu le courage des’envoyer à lui-même sa rente viagère, pour ne pas paraître sansressources dans un pays où l’on aime le positif. Beaucoup de sesamis (il était mort, notez ce point&|160;!) ont contesté mordicuscette circonstance, l’ont traitée de fable en tenant le chevalierde Valois pour un respectable et digne gentilhomme que les libérauxcalomniaient. Heureusement pour les fins joueurs, il se rencontredans la galerie des gens qui les soutiennent. Honteux d’avoir àjustifier un tort, ces admirateurs le nient intrépidement&|160;; neles taxez pas d’entêtement, ces hommes ont le sentiment de leurdignité : les gouvernements leur donnent l’exemple de cette vertuqui consiste à enterrer nuitamment ses morts sans chanter le TeDeum de ses défaites. Si le chevalier s’est permis ce trait definesse, qui d’ailleurs lui aurait valu l’estime du chevalier deGramont, un sourire du baron de Foeneste, une poignée de main dumarquis de Moncade, en était-il moins le convive aimable, l’hommespirituel, le joueur inaltérable, le ravissant conteur qui faisaitles délices d’Alençon&|160;? En quoi d’ailleurs cette action, quirentre dans les lois du libre arbitre, est-elle contraire aux mœursélégantes d’un gentilhomme&|160;? Lorsque tant de gens sont obligésde servir des rentes viagères à autrui, quoi de plus naturel qued’en faire une, volontairement, à son meilleur ami&|160;? MaisLaïus est mort… Au bout d’une quinzaine d’années de ce train devie, le chevalier avait amassé dix mille et quelques cents francs.A la rentrée des Bourbons, un de ses vieux amis, monsieur lemarquis de Pombreton, ancien lieutenant dans les mousquetairesnoirs, lui avait, disait-il, rendu douze cents pistoles qu’il luiavait prêtées pour émigrer. Cet événement fit sensation, il futopposé plus tard aux plaisanteries inventées par le Constitutionnelsur la manière de payer ses dettes employée par quelques émigrés.Quand quelqu’un parlait de ce noble trait du marquis de Pombretondevant le chevalier, ce pauvre homme rougissait jusqu’à droite.Chacun se réjouit alors pour monsieur de Valois, qui allaitconsultant les gens d’argent sur la manière dont il devait employerce débris de fortune. Se confiant aux destinées de la Restauration,il plaça son argent sur le Grand-Livre au moment où les rentesvalaient 56 francs 25 centimes. Messieurs de Lenoncourt et deNavarreins, desquels il était connu, dit-il, lui firent obtenir unepension de cent écus sur la cassette du Roi, et lui envoyèrent lacroix de Saint-Louis. Jamais on ne sut par quels moyens le vieuxchevalier obtint ces deux consécrations solennelles de son titre etde sa qualité, mais il est certain que le brevet de la croix deSaint-Louis l’autorisait à prendre le grade de colonel en retraite,à raison de ses services dans les armées catholiques de l’Ouest.Outre sa fiction de rente viagère, de laquelle personne nes’inquiéta plus, le chevalier eut donc authentiquement mille francsde revenu. Malgré cette amélioration, il ne changea rien à sa vieni à ses manières&|160;; seulement le ruban rouge fit merveille surson habit marron, et compléta pour ainsi dire la physionomie dugentilhomme. Dès 1802, le chevalier cachetait ses lettres d’untrès-vieux cachet d’or, assez mal gravé, mais où les Castéran, lesd’Esgrignon, les Troisville pouvaient voir qu’il portait parti deFrance à la jumelle de gueules en barre, et de gueules à cinqmâcles d’or aboutées en croix. L’écu entier sommé d’un chef desable à la croix pallée d’argent. Pour timbre, le casque dechevalier. Pour devise : VALEO. Avec ces nobles armes, il devait etpouvait monter dans tous les carrosses royaux du monde.

Beaucoup de gens ont envié la douce existence de ce vieuxgarçon, pleine de parties de boston, de trictrac, de reversi, dewisk et de piquet bien jouées, de dîners bien digérés, de prises detabac humées avec grâce, de tranquilles promenades. Presque toutAlençon croyait cette vie exempte d’ambition et d’intérêtsgraves&|160;; mais aucun homme n’a une vie aussi simple que sesenvieux la lui font. Vous découvrirez dans les villages les plusoubliés des mollusques humains, des rotifères en apparence morts,qui ont la passion des lépidoptères ou de la conchyliologie, et quise donnent des maux infinis pour je ne sais quels papillons ou pourla concha Veneris . Non-seulement le chevalier avait sescoquillages, mais encore il nourrissait un ambitieux désirpoursuivi avec une profondeur digne de Sixte-Quint : il voulait semarier avec une vieille fille riche, sans doute dans l’intention des’en faire un marchepied pour aborder les sphères élevées de lacour. Là était le secret de sa royale tenue et de son séjour àAlençon.

Un mercredi, de grand matin, vers le milieu du printemps del’année 16, c’était sa façon de parler, au moment où le chevalierpassait sa robe de chambre en vieux damas vert à fleurs, ilentendit, malgré son coton dans l’oreille, le pas léger d’une jeunefille qui montait l’escalier. Bientôt trois coups furentdiscrètement frappés à sa porte&|160;; puis, sans attendre laréponse, une belle personne se coula chez le vieux garçon.

– Ah&|160;! c’est toi, Suzanne&|160;? dit le chevalier de Valoissans discontinuer son opération commencée qui consistait à repasserla lame de son rasoir sur un cuir. Que viens-tu faire ici, cherpetit bijou d’espièglerie&|160;?

– Je viens vous dire une chose qui vous fera peut-être autant deplaisir que de peine.

– S’agit-il de Césarine&|160;?

– Je m’embarrasse bien de votre Césarine&|160;! dit-elle d’unair à la fois mutin, grave et insouciant.

Cette charmante Suzanne, dont la comique aventure devait exercerune si grande influence sur la destinée des principaux personnages,cette histoire, était une ouvrière de madame Lardot. Un mot sur latopographie de la maison. Les ateliers occupaient tout lerez-de-chaussée. La petite cour servait à étendre sur des cordes encrin les mouchoirs brodés, les collerettes, les canezous, lesmanchettes, les chemises à jabot, les cravates, les dentelles, lesrobes brodées, tout le linge fin des meilleures maisons de laville. Le chevalier prétendait savoir, par le nombre de canezous dela femme du Receveur-Général, le menu de ses intrigues&|160;; caril se trouvait des chemises à jabot et des cravates en corrélationavec les canezous et les collerettes. Quoique pouvant tout devinerpar cette espèce de tenue en partie double des rendez-vous de laville, le chevalier ne commit jamais une indiscrétion, il ne ditjamais une épigramme susceptible de lui faire fermer une maison (etil avait de l’esprit&|160;!). Aussi prendrez-vous monsieur deValois pour un homme d’une tenue supérieure, et dont les talents,comme ceux de beaucoup d’autres, se sont perdus dans un cercleétroit. Seulement, car il était homme enfin, le chevalier sepermettait certaines oeillades incisives qui faisaient trembler lesfemmes, néanmoins toutes l’aimèrent après avoir reconnu combienétait profonde sa discrétion, combien il avait de sympathie pourles jolies faiblesses. La première ouvrière, le factotum de madameLardot, vieille fille de quarante-cinq ans, laide à faire peur,demeurait porte à porte avec le chevalier. Au-dessus d’eux, il n’yavait plus que des mansardes où séchait le linge en hiver. Chaqueappartement se composait, comme celui du chevalier, de deuxchambres éclairées, l’une sur la rue, l’autre sur la cour.Au-dessous du chevalier, demeurait un vieux paralytique, legrand-père de madame Lardot, un ancien corsaire nommé Grévin, quiavait servi sous l’amiral Simeuse dans les Indes, et qui étaitsourd. Quant à madame Lardot, qui occupait l’autre logement dupremier étage, elle avait un si grand faible pour les gens decondition, qu’elle pouvait passer pour aveugle à l’endroit duchevalier. Pour elle, monsieur de Valois était un monarque absoluqui faisait tout bien. Une de ses ouvrières aurait-elle étécoupable d’un bonheur attribué au chevalier, elle eût dit : – Ilest si aimable&|160;!

Ainsi, quoique cette maison fût de verre, comme toutes lesmaisons de province, relativement à monsieur de Valois elle étaitdiscrète comme une caverne de voleurs. Confident né des petitesintrigues de l’atelier, le chevalier ne passait jamais devant laporte, qui la plupart du temps restait ouverte, sans donner quelquechose à ses petites chattes : du chocolat, des bonbons, des rubans,des dentelles, une croix d’or, toutes sortes de mièvreries dontraffolent les grisettes. Aussi le bon chevalier était-il adoré deces petites filles. Les femmes ont un instinct qui leur faitdeviner les hommes qui les aiment par cela seulement qu’ellesportent une jupe, qui sont heureux d’être près d’elles, et qui nepensent jamais à demander sottement l’intérêt de leur galanterie.Les femmes ont sous ce rapport le flair du chien, qui dans unecompagnie va droit à l’homme pour qui les bêtes sont sacrées. Lepauvre chevalier de Valois conservait, de sa première vie, lebesoin de protection galante qui distinguait autrefois le grandseigneur. Toujours fidèle au système de la petite maison, il aimaità enrichir les femmes, les seuls êtres qui sachent bien recevoirparce qu’ils peuvent toujours rendre. N’est-il pas extraordinaireque, par un temps où les écoliers cherchent, au sortir du collége,à dénicher un symbole ou à trier des mythes, personne n’ait encoreexpliqué les filles du dix-huitième siècle&|160;? N’était-ce pas letournoi du quinzième siècle&|160;? En 1550, les chevaliers sebattaient pour les dames&|160;; en 1750, ils montraient leursmaîtresses à Longchamps&|160;; aujourd’hui, ils font courir leurschevaux&|160;; à toutes les époques, le gentilhomme a tâché de secréer une façon de vivre qui ne fût qu’à lui. Les souliers à lapoulaine du quatorzième siècle étaient les talons rouges dudix-huitième, et le luxe des maîtresses était en 1750 uneostentation semblable à celle des sentiments de laChevalerie-Errante. Mais le chevalier ne pouvait plus se ruinerpour une maîtresse&|160;! Au lieu de bonbons enveloppés de billetsde caisse, il offrait galamment un sac de pures croquignoles.Disons-le à la gloire d’Alençon, ces croquignoles étaient acceptéesplus joyeusement que la Duthé ne reçut jadis une toilette envermeil ou quelque équipage du comte d’Artois. Toutes ces grisettesavaient compris la majesté déchue du chevalier de Valois, et luigardaient un profond secret sur leurs familiarités intérieures. Lesquestionnait-on en ville dans quelques maisons sur le chevalier deValois, elles parlaient gravement du gentilhomme, elles levieillissaient&|160;; il devenait un respectable monsieur de qui lavie était une fleur de sainteté&|160;; mais, au logis, elles luiauraient monté sur les épaules comme des perroquets. Il aimait àsavoir les secrets que découvrent les blanchisseuses au sein desménages, elles venaient donc le matin lui raconter les cancansd’Alençon&|160;; il les appelait ses gazettes en cotillon, sesfeuilletons vivants : jamais monsieur de Sartines n’eut d’espionssi intelligents, ni moins chers, et qui eussent conservé autantd’honneur en déployant autant de friponnerie dans l’esprit. Notezque, pendant son déjeuner, le chevalier s’amusait comme unbienheureux.

Suzanne, une de ses favorites, spirituelle, ambitieuse, avait enelle l’étoffe d’une Sophie Arnould, elle était d’ailleurs bellecomme la plus belle courtisane que jamais Titien ait conviée àposer sur un velours noir pour aider son pinceau à faire uneVénus&|160;; mais sa figure, quoique fine dans le tour des yeux etdu front, péchait en bas par des contours communs. C’était labeauté normande, fraîche, éclatante, rebondie, la chair de Rubensqu’il faudrait marier avec les muscles de l’Hercule-Farnèse, et nonla Vénus de Médicis, cette gracieuse femme d’Apollon.

– Hé&|160;! bien, mon enfant, conte-moi ta petite ou ta grosseaventure.

Ce qui, de Paris à Pékin, aurait fait remarquer le chevalier,était la douce paternité de ses manières avec ces grisettes&|160;;elles lui rappelaient les filles d’autrefois, ces illustres reinesd’Opéra, dont la célébrité fut européenne pendant un bon tiers dudix-huitième siècle. Il est certain que le gentilhomme qui a vécujadis avec cette nation féminine oubliée comme toutes les grandeschoses, comme les Jésuites et les Flibustiers, comme les Abbés etles Traitants, a conquis une irrésistible bonhomie, une facilitégracieuse, un laissez-aller dénué d’égoïsme, tout l’incognito deJupiter chez Alcmène, du roi qui se fait la dupe de tout, qui jetteà tous les diables la supériorité de ses foudres, et veut mangerson Olympe en folies, en petits soupers, en profusions féminines,loin de Junon surtout. Malgré sa robe de vieux damas vert, malgréla nudité de la chambre où il recevait, et où il y avait à terreune méchante tapisserie en guise de tapis, de vieux fauteuilscrasseux, où les murs tendus d’un papier d’auberge offraient iciles profils de Louis XVI et des membres de sa famille tracés dansun saule pleureur, là le sublime testament imprimé en façon d’urne,enfin toutes les sentimentalités inventées par le royalisme sous laTerreur&|160;; malgré ses ruines, le chevalier se faisant la barbedevant une vieille toilette ornée de méchantes dentelles respiraitle dix-huitième siècle&|160;!… Toutes les grâces libertines de sajeunesse reparaissaient, il semblait riche de trois cent millelivres de dettes et avoir son vis-à-vis à la porte. Il était aussigrand que Berthier communiquant, pendant la déroute de Moscou, desordres aux bataillons d’une armée qui n’existait plus.

– Monsieur le chevalier, dit drôlement Suzanne, il me semble queje n’ai rien à vous raconter, vous n’avez qu’à voir.

Et Suzanne se posa de profil, de manière à faire à ses parolesun commentaire d’avocat. Le chevalier, qui, croyez-le bien, étaitun fin compère, abaissa, tout en tenant le rasoir oblique à soncou, son oeil droit sur la grisette, et feignit de comprendre.

– Bien, bien, mon petit chou, nous allons causer tout à l’heure.Mais tu prends l’avance, il me semble.

– Mais, monsieur le chevalier, dois-je attendre que ma mère mebatte, que madame Lardot me chasse&|160;? Si je ne m’en vais paspromptement à Paris, jamais je ne pourrai me marier ici, où leshommes sont si ridicules.

– Mon enfant, que veux-tu, la société change, les femmes ne sontpas moins victimes que la noblesse de l’épouvantable désordre quise prépare. Après les bouleversements politiques viennent lesbouleversements dans les mœurs. Hélas, la femme n’existera bientôtplus (il ôta son coton pour s’arranger les oreilles)&|160;; elleperdra beaucoup en se lançant dans le sentiment&|160;; elle setordra les nerfs, et n’aura plus ce bon petit plaisir de notretemps, désiré sans honte, accepté sans façon, et où l’onn’employait les vapeurs que (il nettoya ses petites têtes de nègre)comme un moyen d’arriver à ses fins&|160;; elles en feront unemaladie qui se terminera par des infusions de feuilles d’oranger(il se mit à rire). Enfin le mariage deviendra quelque chose (ilprit ses pinces pour s’épiler) de fort ennuyeux, et il était si gaide mon temps&|160;! Les règnes de Louis XIV et de Louis XV, retiensceci, mon enfant, ont été les adieux des plus belles mœurs dumonde.

– Mais, monsieur le chevalier, dit la grisette, il s’agit desmœurs et de l’honneur de votre petite Suzanne, et j’espère que vousne l’abandonnerez pas.

– Comment donc&|160;! s’écria le chevalier en achevant sacoiffure, j’aimerais mieux perdre mon nom&|160;!

– Ah&|160;! fit Suzanne.

– Ecoutez-moi, petite masque, dit le chevalier en s’étalant surune grande bergère qui se nommait jadis une duchesse et que madameLardot avait fini par trouver pour lui.

Il attira la magnifique Suzanne en lui prenant les jambes entreses genoux. La belle fille se laissa faire, elle si hautaine dansla rue, elle qui vingt fois avait refusé la fortune que luioffraient quelques hommes d’Alençon autant par honneur que pardédain de leur mesquinerie. Suzanne tendit alors son prétendu péchési audacieusement au chevalier, que ce vieux pécheur, qui avaitsondé bien d’autres mystères dans des existences bien autrementastucieuses, eut toisé l’affaire d’un seul coup d’oeil. Il savaitbien qu’aucune fille ne se joue d’un déshonneur réel&|160;; mais ildédaigna de renverser l’échafaudage de ce joli mensonge en ytouchant.

– Nous nous calomnions, lui dit le chevalier en souriant avecune inimitable finesse, nous sommes sages comme la belle fille dontnous portons le nom&|160;; nous pouvons nous marier sans crainte,mais nous ne voulons pas végéter ici, nous avons soif de Paris, oùles charmantes créatures deviennent riches quand elles sontspirituelles, et nous ne sommes pas sotte. Nous voulons donc allervoir si la capitale des plaisirs nous a réservé de jeuneschevaliers de Valois, un carrosse, des diamants, une loge àl’Opéra. Les Russes, les Anglais, les Autrichiens ont apporté desmillions sur lesquels maman nous a assigné une dot en nous faisantbelle. Enfin nous avons du patriotisme, nous voulons aider laFrance à reprendre son argent dans la poche de ces messieurs.Hé&|160;! hé&|160;! cher petit mouton du diable, tout ceci n’estpas mal. Le monde où tu vis criera peut-être un peu, mais le succèsjustifiera tout. Ce qui est très-mal, mon enfant, c’est d’être sansargent, et voilà notre maladie à tous deux. Comme nous avonsbeaucoup d’esprit, nous avons imaginé de tirer parti de notre jolipetit honneur en attrapant un vieux garçon&|160;; mais ce vieuxgarçon, mon cœur, connaît l’alpha et l’oméga des ruses féminines,ce qui veut dire que tu mettrais plus facilement un grain de selsur la queue d’un moineau que de me faire croire que je suis pourquelque chose dans ton affaire. Va à Paris, ma petite, vas-y auxdépens de la vanité d’un célibataire, je ne t’en empêcherai pas, jet’y aiderai, car le vieux garçon, Suzanne, est le coffre-fortnaturel d’une jeune fille. Mais ne me fourre pas là-dedans. Ecoute,ma reine, toi qui comprends si bien la vie, tu me ferais beaucoupde tort et beaucoup de peine : du tort&|160;? tu pourrais empêchermon mariage dans un pays où l’on tient aux mœurs&|160;; beaucoup depeine&|160;? en effet, tu serais dans l’embarras, ce que je nie,finaude&|160;! tu sais, mon chou, que je n’ai plus rien, je suisgueux comme un rat d’église. Ah&|160;! si j’épousais mademoiselleCormon, si je redevenais riche, certes je te préférerais àCésarine. Tu m’as toujours semblé fine comme l’or à dorer du plomb,et tu es faite pour être l’amour d’un grand seigneur. Je te croistant d’esprit, que le tour que tu me joues là ne me surprend pas dutout, je l’attendais. Pour une fille, mais c’est jeter le fourreaude son épée. Pour agir ainsi, mon ange, il faut des idéessupérieures. Aussi as-tu mon estime&|160;!

Et il lui donna sur la joue la confirmation à la manière desévêques.

– Mais, monsieur le chevalier, je vous assure que vous voustrompez, et que…

Elle rougit sans oser continuer, le chevalier avait, par un seulregard, deviné, pénétré tout son plan.

– Oui, je t’entends, tu veux que je te croie&|160;! Eh&|160;!bien, je te crois. Mais suis mon conseil, va chez monsieur duBousquier. Ne portes-tu pas le linge chez monsieur du Bousquierdepuis cinq à six mois&|160;? Eh&|160;! bien, je ne te demande pasce qui se passe entre vous&|160;; mais je le connais, il a del’amour-propre, il est vieux garçon, il est très-riche, il a deuxmille cinq cents livres de rente et n’en dépense pas huit cents. Situ es aussi spirituelle que je le suppose, tu verras Paris à sesfrais. Va, ma petite biche, va l’entortiller&|160;; surtout soisdéliée comme une soie, et à chaque parole, fais un double tour etun nœud&|160;; il est homme à redouter le scandale, et s’il t’adonné lieu de le mettre sur la sellette… enfin, tu comprends,menace-le de t’adresser aux dames du bureau de charité. D’ailleursil est ambitieux. Eh&|160;! bien, un homme doit arriver à tout parsa femme. N’es-tu donc pas assez belle, assez spirituelle pourfaire la fortune de ton mari&|160;? Hé&|160;! malepeste, tu peuxrompre en visière à une femme de la cour.

Suzanne, illuminée par les derniers mots du chevalier, grillaitd’envie de courir chez du Bousquier. Pour ne pas sortir tropbrusquement, elle questionna le chevalier sur Paris, en l’aidant às’habiller. Le chevalier devina l’effet de ses instructions, etfavorisa la sortie de Suzanne en la priant de dire à Césarine delui monter le chocolat que lui faisait madame Lardot tous lesmatins. Suzanne s’esquiva pour se rendre chez sa victime, dontvoici la biographie.

Issu d’une vieille famille d’Alençon, du Bousquier tenait lemilieu entre le bourgeois et le hobereau. Son père avait exercé lesfonctions judiciaires de Lieutenant-Criminel. Se trouvant sansressources après la mort de son père, du Bousquier comme tous lesgens ruinés de la province, était allé chercher fortune à Paris. Aucommencement de la Révolution, il s’était mis dans les affaires. Endépit des républicains qui sont tous à cheval sur la probitérévolutionnaire, les affaires de ce temps-là n’étaient pas claires.Un espion politique, un agioteur, un munitionnaire, un homme quifaisait confisquer, d’accord avec le Syndic de la Commune, desbiens d’émigrés pour les acheter et les revendre&|160;; un ministreet un général étaient tous également dans les affaires. De 1793 à1799, du Bousquier fut entrepreneur des vivres des arméesfrançaises. Il eut alors un magnifique hôtel, il fut un desmatadors de la finance, il fit des affaires de compte à demi avecOuvrard, tint maison ouverte, et mena la vie scandaleuse du temps,une vie de Cincinnatus à sacs de blé récolté sans peine, à rationsvolées, à petites maisons pleines de maîtresses, et où se donnaientde belles fêtes aux Directeurs de la République. Le citoyen duBousquier fut l’un des familiers de Barras, il fut au mieux avecFouché, très bien avec Bernadotte, et crut devenir ministre en sejetant à corps perdu dans le parti qui joua secrètement contreBonaparte jusqu’à Marengo. Il s’en fallut de la charge deKellermann et de la mort de Desaix que du Bousquier ne fût un grandhomme d’Etat. Il était l’un des employés supérieurs du gouvernementinédit que le bonheur de Napoléon fit rentrer dans les coulisses de1793 (voyez Une ténébreuse Affaire ). La victoire opiniâtrementsurprise à Marengo fut la défaite de ce parti, qui avait desproclamations tout imprimées pour revenir au système de laMontagne, au cas où le premier Consul aurait succombé. Dans laconviction où il était de l’impossibilité d’un triomphe, duBousquier joua la majeure partie de sa fortune à la baisse, etconserva deux courriers sur le champ de bataille : le premierpartit au moment où Mélas était victorieux&|160;; mais dans lanuit, à quatre heures de distance, le second vint proclamer ladéfaite des Autrichiens. Du Bousquier maudit Kellermann et Desaix,il n’osa pas maudire le premier Consul qui lui devait des millions.Cette alternative de millions à gagner et de ruine réelle priva lefournisseur de toutes ses facultés, il devint imbécile pendantplusieurs jours, il avait abusé de la vie par tant d’excès que cecoup de foudre le trouva sans force. La liquidation de ses créancessur l’Etat lui permettait de garder quelques espérances&|160;;mais, malgré ses présents corrupteurs, il rencontra la haine deNapoléon contre les fournisseurs qui avaient joué sur sa défaite.M. de Fermon, si plaisamment nommé Fermons la caisse , laissa duBousquier sans un sou. L’immoralité de sa vie privée, ses liaisonsavec Barras et Bernadotte déplurent au premier Consul encore plusque son jeu de Bourse&|160;; il le raya de la liste desReceveurs-Généraux où, par un reste de crédit, il s’était faitporter pour Alençon. De son opulence, du Bousquier conserva douzecents francs de rente viagère inscrite au Grand-Livre, un purplacement de caprice qui le sauva de la misère. Ignorant lerésultat de la liquidation, ses créanciers ne lui laissèrent quemille francs de rente consolidés, mais ils furent tous payés par lavente des propriétés, par les recouvrements et par l’hôtel deBeauséant que possédait du Bousquier. Ainsi le spéculateur, aprèsavoir frisé la faillite, garda son nom tout entier. Un homme ruinépar le premier Consul, et précédé par la réputation colossale quelui avaient faite ses relations avec les chefs des gouvernementspassés, son train de vie, son règne passager, intéressa la villed’Alençon où dominait secrètement le royalisme. Du Bousquierfurieux contre Bonaparte, racontant les misères du premier Consul,les débordements de Joséphine et les anecdotes secrètes de dix ansde révolution, fut très-bien accueilli. Vers ce temps, quoiqu’ilfût bien et dûment quadragénaire, du Bousquier se produisit commeun garçon de trente-six ans, de moyenne taille, gras comme unfournisseur, faisant parade de ses mollets de procureur égrillard,à physionomie fortement marquée, ayant le nez aplati mais à naseauxgarnis de poils&|160;; des yeux noirs à sourcils fournis et d’oùsortait un regard fin comme celui de monsieur de Talleyrand, maisun peu éteint&|160;; il gardait les nageoires républicaines, etportait fort longs ses cheveux bruns. Ses mains, enrichies depetits bouquets de poils à chaque phalange, offraient la preuved’une riche musculature par de grosses veines bleues, saillantes.Enfin, il avait le poitrail de l’Hercule-Farnèse, et des épaules àsoutenir la rente. On ne voit aujourd’hui de ces sortes d’épaulesqu’à Tortoni. Ce luxe de vie masculine était admirablement peintpar un mot en usage pendant le dernier siècle, et qui se comprend àpeine aujourd’hui : dans le style galant de l’autre époque, duBousquier eût passé pour un vrai payeur d’arrérages . Mais, commechez le chevalier de Valois, il se rencontrait chez du Bousquierdes symptômes qui contrastaient avec l’aspect général de lapersonne. Ainsi, l’ancien fournisseur n’avait pas la voix de sesmuscles, non que sa voix fût ce petit filet maigre qui sortquelquefois de la bouche de ces phoques à deux pieds&|160;; c’étaitau contraire une voix forte mais étouffée, de laquelle on ne peutdonner une idée qu’en la comparant au bruit que fait une scie dansun bois tendre et mouillé&|160;; enfin, la voix d’un spéculateuréreinté.

Du Bousquier avait conservé le costume à la mode au temps de sagloire : les bottes à revers, les bas de soie blancs, la culottecourte en drap côtelé de couleur cannelle, le gilet à laRoberspierre et l’habit bleu. Malgré les titres que la haine dupremier Consul lui donnait auprès des sommités royalistes de laprovince, monsieur du Bousquier ne fut point reçu dans les sept ouhuit familles qui composaient le faubourg Saint-Germain d’Alençon,et où allait le chevalier de Valois. Il avait tenté tout d’abordd’épouser mademoiselle Armande de Gordes, fille noble sans fortune,mais de qui du Bousquier comptait tirer un grand parti pour sesprojets ultérieurs, car il rêvait une brillante revanche. Il essuyaun refus. Il se consola par les dédommagements que lui offrirentune dizaine de familles riches qui avaient autrefois fabriqué lepoint d’Alençon, qui possédaient des herbages ou des bœufs, quifaisaient en gros le commerce des toiles, et où le hasard pouvaitlui livrer un bon parti. Le vieux garçon avait en effet concentréses espérances dans la perspective d’un heureux mariage, que sesdiverses capacités semblaient d’ailleurs lui promettre&|160;; caril ne manquait pas d’une certaine habileté financière que beaucoupde personnes mettaient à profit. Semblable au joueur ruiné quidirige les néophytes, il indiquait les spéculations, il endéduisait bien les moyens, les chances et la conduite. Il passaitpour être un bon administrateur, il fut souvent question de lenommer maire d’Alençon&|160;; mais le souvenir de ses tripotagesdans les gouvernements républicains lui nuisirent, il ne fut jamaisreçu à la Préfecture. Tous les gouvernements qui se succédèrent,même celui des Cent-Jours, se refusèrent à le nommer maired’Alençon, place qu’il ambitionnait, et qui, s’il l’avait obtenue,aurait fait conclure son mariage avec une vieille fille surlaquelle il avait fini par porter ses vues. Son aversion dugouvernement impérial l’avait d’abord jeté dans le parti royalisteoù il resta malgré les injures qu’il y recevait&|160;; mais quand,à la première rentrée des Bourbons, l’exclusion fut maintenue à laPréfecture contre lui, ce dernier refus lui inspira contre lesBourbons une haine aussi profonde que secrète, car il demeurapatemment fidèle à ses opinions. Il devint le chef du parti libérald’Alençon, le directeur invisible des élections, et fit un malprodigieux à la Restauration par l’habileté de ses manœuvressourdes et par la perfidie de ses menées. Du Bousquier, comme tousceux qui ne peuvent plus vivre que par la tête, portait dans sessentiments haineux la tranquillité d’un ruisseau faible enapparence, mais intarissable&|160;; sa haine était comme celle dunègre, si paisible, si patiente, qu’elle trompait l’ennemi. Savengeance, couvée pendant quinze années, ne fut rassasiée paraucune victoire, pas même par le triomphe des journées de juillet1830.

Ce n’était pas sans intention que le chevalier de Valoisenvoyait Suzanne chez du Bousquier. Le libéral et le royalistes’étaient mutuellement devinés malgré la savante dissimulation aveclaquelle ils cachaient leur commune espérance à toute la ville. Cesdeux vieux garçons étaient rivaux. Chacun d’eux avait formé le pland’épouser cette demoiselle Cormon de qui monsieur de Valois venaitde parler à Suzanne. Tous deux blottis dans leur idée, caparaçonnésd’indifférence, attendaient le moment où quelque hasard leurlivrerait cette vieille fille. Ainsi, quand même ces deuxcélibataires n’auraient pas été séparés par toute la distance quemettaient entre eux les systèmes desquels ils offraient une vivanteexpression, leur rivalité en eût encore fait deux ennemis. Lesépoques déteignent sur les hommes qui les traversent. Ces deuxpersonnages prouvaient la vérité de cet axiome par l’opposition desteintes historiques empreintes dans leurs physionomies, dans leursdiscours, leurs idées, leurs costumes. L’un, abrupte, énergique, àmanières larges et saccadées, à parole brève et rude, noir de ton,de chevelure, de regard, terrible en apparence, impuissant enréalité comme une insurrection, représentait bien la République.L’autre, doux et poli, élégant, soigné, atteignant à son but parles lents mais infaillibles moyens de la diplomatie, fidèle augoût, était une image de l’ancienne courtisanerie. Ces deux ennemisse rencontraient presque tous les soirs sur le même terrain. Laguerre était courtoise et bénigne chez le chevalier, mais duBousquier y mettait moins de formes, tout en gardant lesconvenances voulues par la société, car il ne voulait pas se fairechasser de la place. Eux seuls, ils se comprenaient bien. Malgré lafinesse d’observation que les gens de province portent sur lespetits intérêts au centre desquels ils vivent, personne ne sedoutait de la rivalité de ces deux hommes. Monsieur le chevalier deValois occupait une assiette supérieure, il n’avait jamais demandéla main de mademoiselle Cormon, tandis que du Bousquier, quis’était mis sur les rangs après son échec dans la maison de Gordes,avait été refusé. Mais le chevalier supposait encore de grandeschances à son rival pour lui porter un coup de Jarnac siprofondément enfoncé avec une lame trempée et préparée commel’était Suzanne. Le chevalier avait jeté la sonde dans les eaux dedu Bousquier&|160;; et, comme on va le voir, il ne s’était trompédans aucune de ses conjectures.

Suzanne trotta de la rue du Cours par la rue de la Porte de Séezet la rue du Bercail, jusqu’à la rue du Cygne, où depuis cinq ansdu Bousquier avait acheté une petite maison de province, bâtie enchaussins gris, qui sont comme les moellons du granit normand ou duschiste breton. L’ancien fournisseur s’y était établi pluscomfortablement que qui que ce fût en ville, car il avait conservéquelques meubles du temps de sa splendeur&|160;; mais les mœurs dela province avaient insensiblement effacé les rayons du Sardanapaletombé. Les vestiges de son ancien luxe faisaient dans sa maisonl’effet d’un lustre dans une grange, car il n’y avait plus cetteharmonie, lien de toute œuvre humaine ou divine. Sur une bellecommode se trouvait un pot à l’eau à couvercle, comme il ne s’envoit qu’aux approches de la Bretagne. Si quelque beau tapiss’étendait dans sa chambre, les rideaux de croisée montraient lesrosaces d’un ignoble calicot imprimé. La cheminée en pierre malpeinte jurait avec une belle pendule déshonorée par le voisinage demisérables chandeliers. L’escalier, par où tout le monde montaitsans s’essuyer les pieds, n’était pas mis en couleur. Enfin, lesportes mal réchampies par un peintre du pays effarouchaient l’oeilpar des tons criards. Comme le temps que représentait du Bousquier,cette maison offrait un amas confus de saletés et de magnifiqueschoses. Du Bousquier pouvait être considéré comme un homme àl’aise, il menait la vie parasite du chevalier&|160;; et celui-làsera toujours riche qui ne dépense pas son revenu. Il avait pourtout domestique une espèce de Jocrisse, garçon du pays, assezniais, façonné lentement aux exigences de du Bousquier qui luiavait appris, comme à un orang-outang, à frotter les appartements,essuyer les meubles, cirer les bottes, brosser les habits, venir lechercher le soir avec la lanterne quand le temps était couvert,avec des sabots quand il pleuvait. Comme certains êtres ce garçonn’avait d’étoffe que pour un vice, il était gourmand. Souvent,lorsqu’il se donnait des dîners d’apparat, du Bousquier lui faisaitquitter sa veste de cotonnade bleue carrée à poches ballottantessur les reins et toujours grosses d’un mouchoir, d’un eustache,d’un fruit ou d’un casse-museau, il lui faisait endosser unhabillement d’ordonnance, et l’emmenait pour servir. Renés’empiffrait alors avec les domestiques. Cette obligation que duBousquier avait tournée en récompense lui valait la plus absoluediscrétion de son domestique breton.

– Vous voilà par ici, mademoiselle, dit René à Suzanne en lavoyant entrer, c’est pas votre jour, nous n’avons point de linge àdonner à madame Lardot.

– Grosse bête, dit Suzanne en riant.

La jolie fille monta, laissant René achever une écuellée degalette de sarrasin cuite dans du lait. Du Bousquier se trouvaitencore au lit, occupé à paresser, à remâcher les plans que luisuggérait son ambition, car il ne pouvait plus être qu’ambitieux,comme tous les hommes qui ont trop pressé l’orange du plaisir.L’ambition et le jeu sont inépuisables. Aussi, chez un homme bienorganisé, les passions qui procèdent du cerveau survivront-ellestoujours aux passions émanées du cœur.

– Me voilà, dit Suzanne en s’asseyant sur le lit en en faisantcrier les rideaux sur les tringles par un mouvement de brusqueriedespotique.

– Quesaco , ma charmante&|160;? dit le vieux garçon en semettant sur son séant.

– Monsieur, dit gravement Suzanne, vous devez être étonné de mevoir venir ainsi, mais je me trouve dans des circonstances quim’obligent à ne pas m’inquiéter du qu’en dira-t-on.

– Qu’est-ce que c’est que ça&|160;! fit du Bousquier en secroisant les bras.

– Mais ne me comprenez-vous pas&|160;? dit Suzanne. Je sais,reprit-elle en faisant une gentille petite moue, combien il estridicule à une pauvre fille de venir tracasser un garçon pour ceque vous regardez comme des misères. Mais si vous me connaissiezbien, monsieur, si vous saviez tout ce dont je suis capable pourl’homme qui s’attacherait à moi, autant que je m’attacherais àvous, vous n’auriez jamais à vous repentir de m’avoir épousée. Cen’est pas ici, par exemple, que je pourrais vous être utile àgrand’chose&|160;; mais si nous allions à Paris, vous verriez où jeconduirais un homme d’esprit et de moyens comme vous, dans unmoment où l’on refait le gouvernement de fond en comble, et où lesétrangers sont les maîtres. Enfin, entre nous soit dit, ce dont ilest question, est-ce un malheur&|160;? n’est-ce pas un bonheur quevous payeriez cher un jour&|160;? A qui vous intéresserez-vous,pour qui travaillerez-vous&|160;?

– Pour moi, donc&|160;! s’écria brutalement du Bousquier.

– Vieux monstre, vous ne serez jamais père&|160;! dit Suzanne endonnant à sa phrase l’accent d’une malédiction prophétique.

– Allons, pas de bêtises, Suzanne, reprit du Bousquier, je croisque je rêve encore.

– Mais quelle réalité vous faut-il donc&|160;? s’écria Suzanneen se levant.

Du Bousquier frotta son bonnet de coton sur sa tête par unmouvement de rotation d’une énergie brouillonne qui indiquait uneprodigieuse fermentation dans ses idées.

– Mais il le croit, se dit Suzanne à elle-même, et il en estflatté. Mon Dieu, comme il est facile de les attraper, ceshommes&|160;!

– Suzanne, que diable veux-tu que je fasse&|160;? il est siextraordinaire… . Moi qui croyais… Le fait est que.. mais non, non,cela ne se peut pas…

– Comment, vous ne pouvez pas m’épouser&|160;?

– Ah&|160;! pour ça, non&|160;! J’ai des engagements.

– Est-ce avec mademoiselle de Gordes ou avec mademoiselleCormon, qui, toutes les deux, vous ont déjà refusé&|160;? Ecoutez,monsieur du Bousquier, mon honneur n’a pas besoin de gendarmes pourvous traîner à la Mairie. Je ne manquerai point de maris, et neveux point d’un homme qui ne sait pas apprécier ce que je vaux. Unjour vous pourrez vous repentir de la manière dont vous vousconduisez, parce que rien au monde, ni or, ni argent, ne me feravous rendre votre bien, si vous refusez de le prendreaujourd’hui.

– Mais, Suzanne, es-tu sûre&|160;?…

– Ah&|160;! monsieur&|160;! fit la grisette en se drapant danssa vertu, pour qui me prenez-vous&|160;? Je ne vous rappelle pointles paroles que vous m’avez données, et qui ont perdu une pauvrefille dont le seul défaut est d’avoir autant d’ambition qued’amour.

Du Bousquier était livré à mille sentiments contraires, à lajoie, à la défiance, au calcul. Il avait résolu depuis long-tempsd’épouser mademoiselle Cormon, car la charte, sur laquelle ilvenait de ruminer, offrait à son ambition la magnifique voiepolitique de la députation. Or, son mariage avec la vieille filledevait le poser si haut dans la ville qu’il y acquerrait une grandeinfluence. Aussi l’orage soulevé par la malicieuse Suzanne leplongea-t-il dans un violent embarras. Sans cette secrèteespérance, il aurait épousé Suzanne sans même y réfléchir. Il seserait placé franchement à la tête du parti libéral d’Alençon.Après un pareil mariage, il renonçait à la première société pourretomber dans la classe bourgeoise des négociants, des richesfabricants, des herbagers qui certainement le porteraient entriomphe comme leur candidat. Du Bousquier prévoyait déjà le CôtéGauche. Cette délibération solennelle, il ne la cachait pas, il sepassait la main sur la tête, et se tortillait les cheveux, car lebonnet était tombé. Comme toutes les personnes qui dépassent leurbut et trouvent mieux que ce qu’elles espéraient, Suzanne restaitébahie. Pour cacher son étonnement, elle prit la pose mélancoliqued’une fille abusée devant son séducteur&|160;; mais elle riaitintérieurement comme une grisette en partie fine.

– Ma chère enfant, je ne donne pas dans de semblables godans ,Moi&|160;!

Telle fut la phrase brève par laquelle se termina ladélibération de l’ancien fournisseur. Du Bousquier se faisaitgloire d’appartenir à cette école de philosophes cyniques qui neveulent pas être attrapés par les femmes, et qui les mettent toutesdans une même classe suspecte . Ces esprits forts, qui sontgénéralement des hommes faibles, ont un catéchisme à l’usage desfemmes. Pour eux, toutes, depuis la reine de France jusqu’à lamodiste, sont essentiellement libertines, coquines, assassines,voire même un peu friponnes, foncièrement menteuses, et incapablesde penser à autre chose qu’à des bagatelles. Pour eux, les femmessont des bayadères malfaisantes qu’il faut laisser danser, chanteret rire&|160;; ils ne voient en elles rien de saint, ni degrand&|160;; pour eux ce n’est pas la poésie des sens, mais lasensualité grossière. Ils ressemblent à des gourmands quiprendraient la cuisine pour la salle à manger. Dans cettejurisprudence, si la femme n’est pas constamment tyrannisée, elleréduit l’homme à la condition d’esclave. Sous ce rapport, duBousquier était encore la contre-partie du chevalier de Valois. Endisant sa phrase, il jeta son bonnet au pied de son lit, comme eûtfait le pape Grégoire du cierge qu’il renversait en fulminant uneexcommunication.

– Souvenez-vous, monsieur du Bousquier, répondit majestueusementSuzanne, qu’en venant vous trouver j’ai rempli mon devoir&|160;;souvenez-vous que j’ai dû vous offrir ma main et vous demander lavôtre&|160;; mais souvenez-vous aussi que j’ai mis dans ma conduitela dignité de la femme qui se respecte, que je ne me suis pasabaissée à pleurer comme une niaise, que je n’ai pas insisté, queje ne vous ai point tourmenté. Maintenant vous connaissez masituation. Vous savez que je ne puis rester à Alençon : ma mère mebattra, madame Lardot est à cheval sur les principes comme si elleen repassait&|160;; elle me chassera. Pauvre ouvrière que je suis,irai-je à l’hôpital, irai-je mendier mon pain&|160;? Non&|160;! jeme jetterais plutôt dans la Brillante ou dans la Sarthe. Maisn’est-il pas plus simple que j’aille à Paris&|160;? Ma mère pourratrouver un prétexte pour m’y envoyer : ce sera un oncle qui medemande, une tante en train de mourir, une dame qui me voudra dubien. Il ne s’agit que d’avoir l’argent nécessaire au voyage et àtout ce que vous savez…

Cette nouvelle avait pour du Bousquier mille fois plusd’importance que pour le chevalier de Valois&|160;; mais lui seulet le chevalier étaient dans ce secret qui ne sera dévoilé que parle dénouement de cette histoire. Pour le moment, il suffit de direque le mensonge de Suzanne introduisait une si grande confusiondans les idées du vieux garçon qu’il était incapable de faire uneréflexion sérieuse. Sans ce trouble et sans sa joie intérieure, carl’amour-propre est un escroc qui ne manque jamais sa dupe, ilaurait pensé qu’une honnête fille comme Suzanne, dont le cœurn’était pas encore gâté, serait morte cent fois avant d’entamer unediscussion de ce genre, et de lui demander de l’argent. Il auraitreconnu dans le regard de la grisette la cruelle lâcheté du joueurqui assassinerait pour se faire une mise.

– Tu irais donc à Paris&|160;? dit-il.

En entendant cette phrase, Suzanne eut un éclair de gaieté quidora ses yeux gris mais l’heureux du Bousquier ne vit rien.

– Mais oui, monsieur&|160;!

Du Bousquier commença d’étranges doléances : il venait de fairele dernier payement de sa maison, il avait à satisfaire le peintre,le maçon, le menuisier&|160;; mais Suzanne le laissait aller, elleattendait le chiffre. Du Bousquier offrit cent écus. Suzanne fit cequ’on nomme en style de coulisse une fausse sortie, elle se dirigeavers la porte.

– Eh&|160;! bien, où vas-tu&|160;? dit du Bousquier inquiet.Voilà la belle vie de garçon, se dit-il. Je veux que le diablem’emporte si je me souviens de lui avoir chiffonné autre chose quesa collerette&|160;!… Et, paf&|160;! elle s’autorise d’uneplaisanterie pour tirer sur vous une lettre de change àbrûle-pourpoint.

– Mais&|160;! monsieur, dit Suzanne en pleurant, je vais chezmadame Granson, la trésorière de la Société Maternelle, qui, à maconnaissance, a retiré quasiment de l’eau une pauvre fille dans lemême cas.

– Madame Granson&|160;!

– Oui, dit Suzanne, la parente de mademoiselle Cormon, laprésidente de la Société Maternelle. Sous votre respect, les damesde la ville ont créé là une Institution qui empêchera bien despauvres créatures de détruire leurs enfants, qu’on en a fait mourirune à Mortagne, voilà de cela trois ans, la belle Faustined’Argentan.

– Tiens, Suzanne, dit du Bousquier en lui tendant une clef,ouvre toi-même le secrétaire, prends le sac entamé qui contientencore six cents francs, c’est tout ce que je possède.

Le vieux fournisseur montra, par son air abattu, combien ilmettait peu de grâce à s’exécuter.

– Vieux ladre&|160;! se dit Suzanne.

Elle comparait du Bousquier au délicieux chevalier de Valois,qui n’avait rien donné, mais qui l’avait comprise, qui l’avaitconseillée, qui portait les grisettes dans son cœur.

– Si tu m’attrapes, Suzanne, s’écria-t-il en lui voyant la mainau tiroir, tu…

– Mais, monsieur, dit-elle en l’interrompant avec une royaleimpertinence, vous ne me les donneriez donc pas, si je vous lesdemandais&|160;?

Une fois rappelé sur le terrain de la galanterie, le fournisseureut un souvenir de son beau temps, et fit entendre un grognementd’adhésion. Suzanne prit le sac et sortit, en se laissant baiser aufront par le vieux garçon, qui eut l’air de dire : – C’est un droitqui me coûte cher. Cela vaut mieux que d’être engarrié par unavocat en Cour d’Assises, comme le séducteur d’une fille accuséed’infanticide.

Suzanne cacha le sac dans une espèce de gibecière en osier finqu’elle avait au bras, et maudit l’avarice de du Bousquier, carelle voulait mille francs. Une fois endiablée par un désir, etquand elle a mis le pied dans une voie de fourberies, une fille valoin. Lorsque la belle repasseuse chemina dans la rue du Bercail,elle songea que la Société Maternelle présidée par mademoiselleCormon lui compléterait peut-être la somme à laquelle elle avaitchiffré ses dépenses, et qui, pour une grisette d’Alençon, étaitconsidérable. Puis elle haïssait du Bousquier. Le vieux garçonavait paru redouter la confidence de son prétendu crime à madameGranson&|160;; or, Suzanne, au risque de ne pas avoir un liard dela Société Maternelle, voulut, en quittant Alençon, empêtrerl’ancien fournisseur dans les lianes inextricables d’un cancan deprovince. Il y a toujours chez la grisette un peu de l’espritmalfaisant du singe. Suzanne entra donc chez madame Granson en secomposant un visage désolé.

Madame Granson, veuve d’un lieutenant-colonel d’artillerie mortà Iéna, possédait pour toute fortune une maigre pension de neufcents francs, cent écus de rente à elle, plus un fils dontl’éducation et l’entretien lui avaient dévoré ses économies. Elleoccupait, rue du Bercail, un de ces tristes rez-de-chaussée qu’enpassant dans la principale rue des petites villes le voyageurembrasse d’un seul coup d’oeil. C’était une porte bâtarde, élevéesur trois marches pyramidales&|160;; un couloir d’entrée qui menaità une cour intérieure, et au bout duquel se trouvait un escaliercouvert par une galerie de bois. D’un côté du couloir, une salle àmanger et la cuisine&|160;; de l’autre, un salon à toutes fins etla chambre à coucher de la veuve. Athanase Granson, jeune homme devingt-trois ans, logé dans une mansarde au-dessus du premier étagede cette maison, apportait au ménage de sa pauvre mère les sixcents francs d’une petite place que l’influence de sa parente,mademoiselle Cormon, lui avait fait obtenir à la Mairie de laville, où il était employé aux actes de l’Etat Civil. D’après cesindications, chacun peut voir madame Granson dans son froid salon àrideaux jaunes, à meuble en velours d’Utrecht jaune, redressantaprès une visite les petits paillassons qu’elle mettait devant leschaises pour qu’on ne salît pas le carreau rouge frotté&|160;; puisvenant reprendre son fauteuil garni de coussins et son ouvrage à satravailleuse placée sous le portrait du lieutenant-coloneld’artillerie entre les deux croisées, endroit d’où son oeilenfilait la rue du Bercail et y voyait tout venir. C’était unebonne femme, mise avec une simplicité bourgeoise, en harmonie avecsa figure pâle et comme laminée par le chagrin. La rigoureusemodestie de la pauvreté se faisait sentir dans tous les accessoiresde ce ménage où respiraient d’ailleurs les mœurs probes et sévèresde la province. En ce moment le fils et la mère étaient ensembledans la salle à manger, où ils déjeunaient d’une tasse de caféaccompagnée de beurre et de radis. Pour faire comprendre le plaisirque la visite de Suzanne allait causer à madame Granson, il fautexpliquer les secrets intérêts de la mère et du fils. AthanaseGranson était un jeune homme maigre et pâle, de moyenne taille, àfigure creuse où ses yeux noirs, pétillants de pensée, faisaientcomme deux taches de charbon. Les lignes un peu tourmentées de saface, les sinuosités de la bouche, son menton brusquement relevé,la coupe régulière d’un front de marbre, une expression demélancolie causée par le sentiment de sa misère, en contradictionavec la puissance qu’il se savait, indiquaient un homme de talentemprisonné. Aussi, partout ailleurs que dans la ville d’Alençon,l’aspect de sa personne lui aurait-il valu l’assistance des hommessupérieurs, ou des femmes qui reconnaissent le génie dans sonincognito. Si ce n’était pas le génie, c’était la forme qu’ilprend&|160;; si ce n’était pas la force d’un grand cœur, c’étaitl’éclat qu’elle imprime au regard. Quoiqu’il pût exprimer lasensibilité la plus élevée, l’enveloppe de la timidité détruisaiten lui jusqu’aux grâces de la jeunesse, de même que les glaces dela misère empêchaient son audace de se produire. La vie deprovince, sans issue, sans approbation, sans encouragement,décrivait un cercle où se mourait cette pensée qui n’en était mêmepas encore à l’aube de son jour. D’ailleurs Athanase avait cettefierté sauvage qu’exalte la pauvreté chez les hommes d’élite, quiles grandit pendant leur lutte avec les hommes et les choses, maisqui, dès l’abord de la vie, fait obstacle à leur avénement. Legénie procède de deux manières : ou il prend son bien commeNapoléon et Molière aussitôt qu’il le voit, ou il attend qu’on levienne chercher quand il s’est patiemment révélé.

Le jeune Granson appartenait à la classe des hommes de talentqui s’ignorent et se découragent facilement. Son âme étaitcontemplative, il vivait plus par la pensée que par l’action.Peut-être eût-il paru incomplet à ceux qui ne conçoivent pas legénie sans les pétillements passionnés du Français&|160;; mais ilétait puissant dans le monde des esprits, et il devait arriver, parune suite d’émotions dérobées au vulgaire, à ces subitesdéterminations qui les closent et font dire par les niais : Il estfou . Le mépris que le monde déverse sur la pauvreté tuait Athanase: la chaleur énervante d’une solitude sans courant d’air détendaitl’arc qui se bandait toujours, et l’âme se fatiguait par cethorrible jeu sans résultat. Athanase était homme à pouvoir seplacer parmi les plus belles illustrations de la France&|160;; maiscet aigle, enfermé dans une cage et s’y trouvant sans pâture,allait mourir de faim après avoir contemplé d’un oeil ardent lescampagnes de l’air et les Alpes où plane le génie. Quoique sestravaux à la Bibliothèque de la Ville échappassent à l’attention,il enfouissait dans son âme ses pensées de gloire, car ellespouvaient lui nuire&|160;; mais il tenait encore plus profondémentenseveli le secret de son cœur, une passion qui lui creusait lesjoues et lui jaunissait le front. Il aimait sa parente éloignée,cette demoiselle Cormon que guettaient le chevalier de Valois et duBousquier, ses rivaux inconnus. Cet amour fut engendré par lecalcul. Mademoiselle Cormon passait pour une des plus richespersonnes de la ville&|160;; le pauvre enfant avait donc étéconduit à l’aimer par le désir du bonheur matériel, par le souhaitmille fois formé de dorer les vieux jours de sa mère, par l’enviedu bien-être nécessaire aux hommes qui vivent par la pensée&|160;;mais ce point de départ fort innocent déshonorait à ses yeux sapassion. Il craignait de plus le ridicule que le monde jetteraitsur l’amour d’un jeune homme de vingt-trois ans pour une fille dequarante. Néanmoins sa passion était vraie&|160;; car ce qui dansce genre peut sembler faux partout ailleurs, se réalise enprovince. En effet, les mœurs y étant sans hasards, ni mouvement,ni mystère, rendent les mariages nécessaires. Aucune famillen’accepte un jeune homme de mœurs dissolues. Quelque naturelle quepuisse paraître, dans une capitale, la liaison d’un jeune hommecomme Athanase avec une belle fille comme Suzanne&|160;; enprovince, elle effraie et dissout par avance le mariage d’un jeunehomme pauvre là où la fortune d’un riche parti fait passerpardessus quelque fâcheux antécédent. Entre la dépravation decertaines liaisons et un amour sincère, un homme de cœur sansfortune ne peut hésiter : il préfère les malheurs de la vertu auxmalheurs du vice. Mais, en province, les femmes dont peuts’éprendre un jeune homme sont rares : une belle jeune fille riche,il ne l’obtiendrait pas dans un pays où tout est calcul&|160;; unebelle fille pauvre, il lui est interdit de l’aimer&|160;; ceserait, comme disent les provinciaux, marier la faim et lasoif&|160;; enfin une solitude monacale est dangereuse au jeuneâge. Ces réflexions expliquent pourquoi la vie de province est sifortement basée sur le mariage. Aussi les génies chauds et vivaces,forcés de s’appuyer sur l’indépendance de la misère, doivent-ilstous quitter ces froides régions où la pensée est persécutée parune brutale indifférence, où pas une femme ne peut ni ne veut sefaire sœur de charité auprès d’un homme de science ou d’art. Qui serendra compte de la passion d’Athanase pour mademoiselleCormon&|160;? Ce ne sera ni les gens riches, ces sultans de lasociété qui y trouvent des harems, ni les bourgeois qui suivent lagrande route battue par les préjugés, ni les femmes qui, ne voulantrien concevoir aux passions des artistes, leur imposent le talionde leurs vertus, en s’imaginant que les deux sexes se gouvernentpar les mêmes lois. Ici, peut-être, faut-il en appeler aux jeunesgens souffrant de leurs premiers désirs réprimés au moment oùtoutes leurs forces se tendent, aux artistes malades de leur génieétouffé par les étreintes de la misère, aux talents qui d’abordpersécutés et sans appuis, sans amis souvent, ont fini partriompher de la double angoisse de l’âme et du corps égalementendoloris. Ceux-là connaissent bien les lancinantes attaques ducancer qui dévorait Athanase&|160;; ils ont agité ces longues etcruelles délibérations faites en présence de fins si grandiosespour lesquelles il ne se trouve point de moyens&|160;; ils ont subices avortements inconnus où le frai du génie encombre une grèvearide. Ceux-là savent que la grandeur des désirs est en raison del’étendue de l’imagination. Plus haut ils s’élancent, plus bas ilstombent&|160;; et, combien ne se brise-t-il pas des liens dans ceschutes&|160;! leur vue perçante a, comme Athanase, découvert lebrillant avenir qui les attendait, et dont ils ne se croyaientséparés que par une gaze&|160;; cette gaze qui n’arrêtait pas leursyeux, la société la changeait en un mur d’airain. Poussés par unevocation, par le sentiment de l’art, ils ont aussi cherché maintesfois à se faire un moyen des sentiments que la société matérialiseincessamment. Quoi&|160;! la province calcule et arrange le mariagedans le but de se créer le bien-être, et il serait défendu à unpauvre artiste, à l’homme de science, de lui donner une doubledestination, de le faire servir à sauver sa pensée en assurantl’existence&|160;? Agité par ces idées, Athanase Granson considérad’abord son mariage avec mademoiselle Cormon comme une manièred’arrêter sa vie qui serait définie&|160;; il pourrait s’élancervers la gloire, rendre sa mère heureuse, et il se savait capable defidèlement aimer mademoiselle Cormon. Bientôt sa propre volontécréa, sans qu’il s’en aperçût, une passion réelle : il se mit àétudier la vieille fille, et par suite du prestige qu’exercel’habitude, il finit par n’en voir que les beautés et par enoublier les défauts. Chez un jeune homme de vingt-trois ans, lessens sont pour tant de chose dans son amour&|160;! leur feu produitune espèce de prisme entre ses yeux et la femme. Sous ce rapport,l’étreinte par laquelle Chérubin saisit à la scène Marceline est untrait de génie chez Beaumarchais. Mais si l’on vient à songer que,dans la profonde solitude où la misère laissait Athanase,mademoiselle Cormon était la seule figure soumise à ses regards,qu’elle attirait incessamment son oeil, que le jour tombait enplein sur elle, ne trouvera-t-on pas cette passion naturelle&|160;?Ce sentiment si profondément caché dut grandir de jour en jour. Lesdésirs, les souffrances, l’espoir, les méditations grossissaientdans le calme et le silence le lac où chaque heure mettait sagoutte d’eau, et qui s’étendait dans l’âme d’Athanase. Plus lecercle intérieur que décrivait l’imagination aidée par les senss’agrandissait, plus mademoiselle Cormon devenait imposante, pluscroissait la timidité d’Athanase. La mère avait tout deviné. Lamère, en femme de province, calculait naïvement en elle-même lesavantages de l’affaire. Elle se disait que mademoiselle Cormon setrouverait bien heureuse d’avoir pour mari un jeune homme devingt-trois ans, plein de talent, qui ferait honneur à sa familleet au pays&|160;; mais les obstacles que le peu de fortuned’Athanase et que l’âge de mademoiselle Cormon mettaient à cemariage lui paraissaient insurmontables : elle n’imaginait que lapatience pour les vaincre. Comme du Bousquier, comme le chevalierde Valois, elle avait sa politique, elle se tenait à l’affût descirconstances, elle attendait l’heure propice avec cette finesseque donnent l’intérêt et la maternité. Madame Granson ne se défiaitpoint du chevalier de Valois&|160;; mais elle avait supposé que duBousquier, quoique refusé, conservait des prétentions. Habile etsecrète ennemie du vieux fournisseur, madame Granson lui faisait unmal inouï pour servir son fils, à qui d’ailleurs elle n’avaitencore rien dit de ses menées sourdes. Maintenant, qui necomprendra l’importance qu’allait acquérir la confidence dumensonge de Suzanne, une fois faite à madame Granson&|160;? Quellearme entre les mains de la dame de charité, trésorière de laSociété Maternelle&|160;! Comme elle allait colporterdoucereusement la nouvelle en quêtant pour la chasteSuzanne&|160;!

En ce moment, Athanase, pensivement accoudé sur la table,faisait jouer sa cuiller dans son bol vide en contemplant d’un oeiloccupé cette pauvre salle à carreaux rouges, à chaises de paille, àbuffet de bois peint, à rideaux roses et blancs qui ressemblaient àun damier, tendue d’un vieux papier de cabaret, et qui communiquaitavec la cuisine par une porte vitrée. Comme il était adossé à lacheminée en face de sa mère, et que la cheminée se trouvait presquedevant la porte, ce visage pâle, mais bien éclairé par le jour dela rue, encadré de beaux cheveux noirs, ces yeux animés par ledésespoir et enflammés par les pensées du matin, s’offrirent tout àcoup aux regards de Suzanne. La grisette, qui certes a l’instinctde la misère et des souffrances du cœur, ressentit cette étincelleélectrique, jaillie on ne sait d’où, qui ne s’explique point, quenient certains esprits forts, mais dont le coup sympathique a étééprouvé par beaucoup de femmes et d’hommes. C’est tout à la foisune lumière qui éclaire les ténèbres de l’avenir, un pressentimentdes jouissances pures de l’amour partagé, la certitude de secomprendre l’un et l’autre. C’est surtout comme une touche habileet forte faite par une main de maître sur le clavier des sens. Leregard est fasciné par une irrésistible attraction, le cœur estému, les mélodies du bonheur retentissent dans l’âme et auxoreilles, une voix crie : – C’est lui . Puis, souvent la réflexionjette ses douches d’eau froide sur cette bouillante émotion, ettout est dit. En un moment, aussi rapide qu’un coup de foudre,Suzanne reçut une bordée de pensées au cœur. Un éclair de l’amourvrai brûla les mauvaises herbes écloses au souffle du libertinageet de la dissipation. Elle comprit combien elle perdait desainteté, de grandeur, en se flétrissant elle-même à faux. Ce quin’était la veille qu’une plaisanterie à ses yeux, devint un arrêtgrave porté sur elle. Elle recula devant son succès. Maisl’impossibilité du résultat, la pauvreté d’Athanase, un vagueespoir de s’enrichir, et de revenir de Paris les mains pleines enlui disant : – Je t’aimais&|160;! la fatalité, si l’on veut, séchacette pluie bienfaisante. L’ambitieuse grisette demanda d’un airtimide un moment d’entretien à madame Granson, qui l’emmena dans sachambre à coucher. Lorsque Suzanne sortit, elle regarda pour laseconde fois Athanase, elle le retrouva dans la même pose, etréprima ses larmes. Quant à madame Granson, elle rayonnait dejoie&|160;! Elle avait enfin une arme terrible contre du Bousquier,elle pourrait lui porter une blessure mortelle. Aussi avait-ellepromis à la pauvre fille séduite l’appui de toutes les dames decharité, de toutes les commanditaires de la SociétéMaternelle&|160;; elle entrevoyait une douzaine de visites à fairequi allaient occuper sa journée, et pendant lesquelles il seformerait sur la tête du vieux garçon un orage épouvantable. Lechevalier de Valois, tout en prévoyant la tournure que prendraitl’affaire, ne se promettait pas autant de scandale qu’il devait yen avoir.

– Mon cher enfant, dit madame Granson à son fils, tu sais quenous allons dîner chez mademoiselle Cormon, prends un peu plus desoin de ta mise. Tu as tort de négliger la toilette, tu es faitcomme un voleur. Mets ta belle chemise à jabot, ton habit vert dedrap d’Elbeuf. J’ai mes raisons, ajouta-t-elle d’un air fin.D’ailleurs, mademoiselle Cormon part pour aller au Prébaudet, et ily aura chez elle beaucoup de monde. Quand un jeune homme est àmarier, il doit se servir de tous ses moyens pour plaire. Si lesfilles voulaient dire la vérité, mon Dieu, mon enfant, tu seraisbien étonné de savoir ce qui les amourache. Souvent, il suffitqu’un homme ait passé à cheval à la tête d’une compagnied’artilleurs, ou qu’il se soit montré dans un bal avec des habitsun peu justes. Souvent un certain air de tête, une posemélancolique font supposer toute une vie&|160;; nous nous forgeonsun roman d’après le héros&|160;; ce n’est souvent qu’une bête, maisle mariage est fait. Examine monsieur le chevalier de Valois,étudie-le, prends ses manières&|160;; vois comme il se présenteavec aisance, il n’a pas l’air emprunté comme toi. Parle un peu, nedirait-on pas que tu ne sais rien, toi qui sais l’hébreu parcœur&|160;!

Athanase écouta sa mère d’un air étonné mais soumis, puis il seleva, prit sa casquette, et se rendit à la Mairie en se disant : -Ma mère aurait-elle deviné mon secret&|160;? Il passa par la rue duVal-Noble, où demeurait mademoiselle Cormon, petit plaisir qu’il sedonnait tous les matins, et il se disait alors mille chosesfantasques : – Elle ne se doute certainement pas qu’il passe en cemoment devant sa maison un jeune homme qui l’aimerait bien, qui luiserait fidèle, qui ne lui donnerait jamais de chagrin&|160;; quilui laisserait la disposition de sa fortune, sans s’en mêler. MonDieu&|160;! quelle fatalité&|160;! dans la même ville, à deux pasl’une de l’autre, deux personnes se trouvent dans les conditions oùnous sommes, et rien ne peut les rapprocher. Si ce soir je luiparlais&|160;?

Pendant ce temps, Suzanne revenait chez sa mère en pensant aupauvre Athanase. Comme beaucoup de femmes ont pu le souhaiter pourdes hommes adorés au delà des forces humaines, elle se sentaitcapable de lui faire avec son beau corps un marchepied pour qu’ilatteignît promptement à sa couronne.

Maintenant il est nécessaire d’entrer chez cette vieille fillevers laquelle tant d’intérêts convergeaient, et chez qui lesacteurs de cette scène devaient se rencontrer tous le soir même, àl’exception de Suzanne. Cette grande et belle personne assez hardiepour brûler ses vaisseaux, comme Alexandre, au début de la vie, etpour commencer la lutte par une faute mensongère, disparut duthéâtre après y avoir introduit un violent élément d’intérêt. Sesvœux furent d’ailleurs comblés. Elle quitta sa ville natalequelques jours après, munie d’argent et de belles nippes, parmilesquelles se trouvait une superbe robe de reps vert et undélicieux chapeau vert doublé de rose que lui donna monsieur deValois, présent qu’elle préférait à tout, même à l’argent. Si lechevalier fût venu à Paris au moment où elle y brillait, elle eûtcertes tout quitté pour lui. Semblable à la chaste Suzanne de laBible, que les vieillards avaient à peine entrevue, elles’établissait heureuse et pleine d’espoir à Paris, pendant que toutAlençon déplorait ses malheurs pour lesquels les dames des deuxSociétés de Charité et de Maternité manifestèrent une vivesympathie. Si Suzanne peut offrir une image de ces belles normandesqu’un savant médecin a comprises pour un tiers dans la consommationque fait en ce genre le monstrueux Paris, elle resta dans lesrégions les plus élevées et les plus décentes de la galanterie. Parune époque où, comme le sait monsieur de Valois, la Femmen’existait plus, elle fut seulement madame du Valnoble&|160;;autrefois elle eût été la rivale des Rodhope, des Impéria et desNinon. Un des écrivains les plus distingués de la Restauration l’aprise sous sa protection&|160;; peut-être l’épousera-t-il&|160;? ilest journaliste, et partant au-dessus de l’opinion, puisqu’il enfabrique une nouvelle tous les six ans.

En France, dans presque toutes les préfectures du second ordre,il existe un salon où se réunissent des personnes considérables etconsidérées, qui néanmoins ne sont pas encore la crème de lasociété. Le maître et la maîtresse de la maison comptent bien parmiles sommités de la ville et sont reçus partout où il leur plaîtd’aller, il ne se donne pas en ville une fête, un dînerdiplomatique, qu’ils n’y soient invités&|160;; mais les gens àchâteaux, les pairs qui possèdent de belles terres, la grandecompagnie du département ne vient pas chez eux, et reste à leurégard dans les termes d’une visite faite de part et d’autre, d’undîner ou d’une soirée acceptés et rendus. Ce salon mixte où serencontrent la petite noblesse à poste fixe, le clergé, lamagistrature, exerce une grande influence. La raison et l’esprit dupays résident dans cette société solide et sans faste où chacunconnaît les revenus du voisin, où l’on professe une parfaiteindifférence du luxe et de la toilette, jugés comme desenfantillages en comparaison d’un mouchoir à bœufs de dix ou douzearpents dont l’acquisition a été couvée pendant des années, et quia donné lieu à d’immenses combinaisons diplomatiques. Inébranlabledans ses préjugés bons ou mauvais, ce cénacle suit une même voie,sans regarder ni en avant ni en arrière. Il n’admet rien de Parissans un long examen, se refuse aux cachemires aussi bien qu’auxinscriptions sur le Grand-Livre, se moque des nouveautés, ne litrien et veut tout ignorer : science, littérature, inventionsindustrielles. Il obtient le changement d’un préfet qui ne convientpas, et si l’administrateur résiste, il l’isole à la manière desabeilles qui couvrent de cire un colimaçon venu dans leur ruche.Enfin, là, les bavardages deviennent souvent de solennels arrêts.Aussi, quoiqu’il ne s’y fasse que des parties de jeu, les jeunesfemmes y apparaissent-elles de loin en loin&|160;; elles y viennentchercher une approbation de leur conduite, une consécration de leurimportance. Cette suprématie accordée à une maison froisse souventl’amour-propre de quelques naturels du pays qui se consolent ensupputant la dépense qu’elle impose, et dont ils profitent. S’il nese rencontre pas de fortune assez considérable pour tenir maisonouverte, les gros bonnets choisissent pour lieu de réunion, commefaisaient les gens d’Alençon, la maison d’une personne inoffensivede qui la vie arrêtée, dont le caractère ou la position laisse lasociété maîtresse chez elle, en ne portant ombrage ni aux vanités,ni aux intérêts de chacun. Ainsi, la haute société d’Alençon seréunissait depuis long-temps chez la vieille fille dont la fortuneétait à son insu couchée en joue par madame Granson, sonarrière-petite-cousine, et par les deux vieux garçons dont lessecrètes espérances viennent d’être dévoilées. Cette demoisellevivait avec son oncle maternel, un ancien Grand-Vicaire de l’Evêchéde Séez, autrefois son tuteur, et de qui elle devait hériter. Lafamille, que représentait alors Rose-Marie-Victoire Cormon,comptait autrefois parmi les plus considérables de laprovince&|160;; quoique roturière, elle frayait avec la noblesse àlaquelle elle s’était souvent alliée, elle avait fourni jadis desintendants aux ducs d’Alençon, force magistrats à la Robe etplusieurs évêques au Clergé. Monsieur de Sponde, le grand-pèrematernel de mademoiselle Cormon, fut élu par la Noblesse auxEtats-Généraux, et monsieur Cormon, son père, par le Tiers-Etat,mais aucun n’accepta cette mission. Depuis environ cent ans, lesfilles de cette famille s’étaient mariées à des nobles de laprovince, en sorte qu’elle avait si bien tallé dans le Duché,qu’elle y embrassait tous les arbres généalogiques. Nullebourgeoisie ne ressemblait davantage à la noblesse.

Bâtie sous Henri IV par Pierre Cormon, intendant du dernier ducd’Alençon, la maison où demeurait mademoiselle Cormon avaittoujours appartenu à sa famille, et parmi tous ses biens visibles,celui-là stimulait particulièrement la convoitise de ses deux vieuxamants. Cependant loin de donner des revenus, ce logis était unecause de dépense&|160;; mais il est si rare de trouver dans uneville de province une demeure placée au centre, sans méchantvoisinage, belle au dehors, commode à l’intérieur, que tout Alençonpartageait cette envie. Ce vieil hôtel était situé précisément aumilieu de la rue du Val-Noble, appelée par corruption le Val-Noble,sans doute à cause du pli que fait dans le terrain la Brillante,petit cours d’eau qui traverse Alençon. Cette maison estremarquable par la forte architecture que produisit Marie deMédicis. Quoique bâtie en granit, pierre qui se travailledifficilement, ses angles, les encadrements des fenêtres et ceuxdes portes sont décorés par des bossages taillés en pointes dediamant. Elle se compose d’un étage au-dessus d’unrez-de-chaussée&|160;; son toit extrêmement élevé présente descroisées saillantes à tympans sculptés, assez élégamment encastréesdans le chéneau doublé de plomb, extérieurement orné par desbalustres. Entre chacune de ces croisées s’avance une gargouillefigurant une gueule fantastique d’animal sans corps qui vomit leseaux sur de grandes pierres percées de cinq trous. Les deux pignonssont terminés par des bouquets en plomb, symbole de bourgeoisie,car aux nobles seuls appartenait autrefois le droit d’avoir desgirouettes. Du côté de la cour, à droite, sont les remises et lesécuries&|160;; à gauche, la cuisine, le bûcher et la buanderie.

Un des battants de la porte cochère restait ouvert et garnid’une petite porte basse, à claire-voie et à sonnette, quipermettait aux passants de voir, au milieu d’une vaste cour, unecorbeille de fleurs dont les terres amoncelées étaient retenues parune petite haie de troëne. Quelques rosiers des quatre saisons, desgiroflées, des scabieuses, des lis et des genêts d’Espagnecomposaient le massif, autour duquel on plaçait pendant la bellesaison des caisses de lauriers, de grenadiers et de myrtes. Frappéde la propreté minutieuse qui distinguait cette cour et sesdépendances, un étranger aurait pu deviner la vieille fille. L’oeilqui présidait là devait être un oeil inoccupé, fureteur,conservateur moins par caractère que par besoin d’action. Unevieille demoiselle, chargée d’employer sa journée toujours vide,pouvait seule faire arracher l’herbe entre les pavés, nettoyer lescrêtes des murs, exiger un balayage continuel, ne jamais laisserles rideaux de cuir de la remise sans être fermés. Elle seule étaitcapable d’introduire par désœuvrement une sorte de propretéhollandaise dans une petite province située entre le Perche, laBretagne et la Normandie, pays où l’on professe avec orgueil unecrasse indifférence pour le comfort . Jamais ni le chevalier deValois, ni du Bousquier ne montaient les marches du double escalierqui enveloppait la tribune du perron de cet hôtel sans se dire,l’un qu’il convenait à un pair de France, et l’autre que le mairede la ville devait demeurer là. Une porte-fenêtre surmontait ceperron et entrait dans une antichambre éclairée par une secondeporte semblable qui sortait sur un autre perron du côté du jardin.Cette espèce de galerie carrelée en carreau rouge, lambrissée àhauteur d’appui, était l’hôpital des portraits de famille malades :quelques-uns avaient un oeil endommagé, d’autres souffraient d’uneépaule avariée&|160;; celui-ci tenait son chapeau d’une main quin’existait plus, celui-là était amputé d’une jambe. Là sedéposaient les manteaux, les sabots, les doubles souliers, lesparapluies, les coiffes et les pelisses. C’était l’arsenal oùchaque habitué laissait son bagage à l’arrivée et le reprenait audépart. Aussi, le long de chaque mur y avait-il une banquette pourasseoir les domestiques qui arrivaient armés de falots, et un grospoêle afin de combattre la bise qui venait à la fois de la cour etdu jardin. La maison était donc divisée en deux parties égales.D’un côté, sur la cour, se trouvait la cage de l’escalier, unegrande salle à manger donnant sur le jardin, puis un office parlequel on communiquait avec la cuisine&|160;; de l’autre, un salonà quatre fenêtres, à la suite duquel étaient deux petites pièces,l’une ayant vue sur le jardin et formant boudoir, l’autre éclairéesur la cour et servant de cabinet. Le premier étage contenaitl’appartement complet d’un ménage, et un logement où demeurait levieil abbé de Sponde. Les mansardes devaient sans doute offrirbeaucoup de logements depuis long-temps habités par des rats et dessouris dont les hauts-faits nocturnes étaient redits parmademoiselle Cormon au chevalier de Valois, en s’étonnant del’inutilité des moyens employés contre eux. Le jardin, d’environ undemi-arpent, est margé par la Brillante, ainsi nommée à cause desparcelles de mica qui paillettent son lit&|160;; mais partoutailleurs que dans le Val-Noble où ses eaux maigres sont chargées deteintures et des débris qu’y jettent les industries de la ville. Larive opposée au jardin de mademoiselle Cormon est encombrée, commedans toutes les villes de province où passe un cours d’eau, demaisons où s’exercent des professions altérées&|160;; mais parbonheur elle n’avait alors en face d’elle que des gens tranquilles,des bourgeois, un boulanger, un dégraisseur, des ébénistes. Cejardin, plein de fleurs communes, est terminé naturellement par uneterrasse formant un quai, au bas de laquelle se trouvent quelquesmarches pour descendre à la Brillante. Sur la balustrade de laterrasse imaginez de grands vases en faïence bleue et blanche d’oùs’élèvent des giroflées&|160;; à droite et à gauche, le long desmurs voisins, voyez deux couverts de tilleuls carrémenttaillés&|160;; vous aurez une idée du paysage plein de bonhomiepudique, de chasteté tranquille, de vues modestes et bourgeoisesqu’offraient la rive opposée et ses naïves maisons, les eaux raresde la Brillante, le jardin, ses deux couverts collés contre lesmurs voisins, et le vénérable édifice des Cormon. Quellepaix&|160;! quel calme&|160;! rien de pompeux, mais rien detransitoire : là, tout semble éternel. Le rez-de-chausséeappartenait donc à la réception. Là tout respirait la vieille,l’inaltérable province. Le grand salon carré à quatre portes et àquatre croisées était modestement lambrissé de boiseries peintes engris. Une seule glace, oblongue, se trouvait sur la cheminée, et lehaut du trumeau représentait le Jour conduit par les Heures peinten camaïeu. Ce genre de peinture infestait tous les dessus de porteoù l’artiste avait inventé ces éternelles Saisons, qui dans unebonne partie des maisons du centre de la France vous font prendreen haine de détestables Amours occupés à moissonner, à patiner, àsemer ou à se jeter des fleurs. Chaque fenêtre était ornée derideaux en damas vert relevés par des cordons à gros glands quidessinaient d’énormes baldaquins. Le meuble en tapisserie, dont lesbois peints et vernis se distinguaient par les formes contournéessi fort à la mode dans le dernier siècle, offrait dans sesmédaillons les fables de La Fontaine&|160;; mais quelques bords dechaises ou de fauteuils avaient été reprisés. Le plafond étaitséparé en deux par une grosse solive au milieu de laquelle pendaitun vieux lustre en cristal de roche, enveloppé d’une chemise verte.Sur la cheminée se trouvaient deux vases en bleu de Sèvres, devieilles girandoles attachées au trumeau et une pendule dont lesujet, pris dans la dernière scène du Déserteur , prouvait la vogueprodigieuse de l’œuvre de Sédaine. Cette pendule en cuivre doré secomposait de onze personnages, ayant chacun quatre pouces dehauteur : au fond le déserteur sortait de sa prison entre sessoldats&|160;; sur le devant la jeune femme évanouie lui montraitsa grâce. Le foyer, les pelles et les pincettes étaient dans unstyle analogue à celui de la pendule. Les panneaux de la boiserieavaient pour ornement les plus récents portraits de la famille, unou deux Rigaud et trois pastels de Latour. Quatre tables de jeu, untrictrac, une table de piquet encombraient cette immense pièce, laseule d’ailleurs qui fût planchéiée. Le cabinet de travail,entièrement lambrissé de vieux laque rouge, noir et or, devaitavoir quelques années plus tard un prix fou dont ne se doutaitpoint mademoiselle Cormon&|160;; mais lui en eût-on offert milleécus par panneau, jamais elle ne l’aurait donné, car elle avaitpour système de ne se défaire de rien. La province croit toujoursaux trésors cachés par les ancêtres. L’inutile boudoir était tendude ce vieux perse après lequel courent aujourd’hui tous lesamateurs du genre dit Pompadour. La salle à manger, dallée enpierres noires et blanches, sans plafond, mais à solives peintes,était garnie de ces formidables buffets à dessus de marbrequ’exigent les batailles livrées en province aux estomacs. Lesmurs, peints à fresque, représentaient un treillage de fleurs. Lessiéges étaient en canne vernie et les portes en bois de noyernaturel. Tout y complétait admirablement l’air patriarcal qui serespirait à l’intérieur comme à l’extérieur de cette maison. Legénie de la province y avait tout conservé&|160;; rien n’y était nineuf ni ancien, ni jeune ni décrépit. Une froide exactitude s’yfaisait partout sentir.

Les touristes de la Bretagne et de la Normandie, du Maine et del’Anjou, doivent avoir tous vu, dans les capitales de cesprovinces, une maison qui ressemblait plus ou moins à l’hôtel desCormon&|160;; car il est, dans son genre, un archétype des maisonsbourgeoises d’une grande partie de la France, et mérite d’autantmieux sa place dans cet ouvrage qu’il explique des mœurs, etreprésente des idées. Qui ne sent déjà combien la vie était calmeet routinière dans ce vieil édifice&|160;? Il y existait unebibliothèque, mais elle se trouvait logée un peu au-dessous duniveau de la Brillante, bien reliée, cerclée, et la poussière, loinde l’endommager, la faisait valoir. Les ouvrages y étaientconservés avec le soin que l’on donne, dans ces provinces privéesde vignobles, aux œuvres pleines de naturel, exquises,recommandables par leurs parfums antiques, et produits par lespresses de la Bourgogne, de la Touraine, de la Gascogne et du Midi.Le prix des transports est trop considérable pour que l’on fassevenir de mauvais vins.

Le fond de la société de mademoiselle Cormon se composaitd’environ cent cinquante personnes : quelques-unes allaient à lacampagne, ceux-ci étaient malades, ceux-là voyageaient dans leDépartement pour leurs affaires&|160;; mais il existait certainsfidèles qui, sauf les soirées priées, venaient tous les jours,ainsi que les gens forcés par devoir ou par habitude de demeurer àla ville. Tous ces personnages étaient dans l’âge mur&|160;; peud’entre eux avaient voyagé, presque tous étaient restés dans laprovince, et certains avaient trempé dans la Chouannerie. Oncommençait à pouvoir parler sans crainte de cette guerre depuis queles récompenses arrivaient aux héroïques défenseurs de la bonnecause. Monsieur de Valois, l’un des moteurs de la dernière prised’armes où périt le marquis de Montauran livré par sa maîtresse, oùs’illustra le fameux Marche-à-terre qui faisait alorstranquillement le commerce des bestiaux du côté de Mayenne, donnaitdepuis six mois la clef de quelques bons tours joués à un vieuxrépublicain nommé Hulot, le commandant d’une demi-brigade cantonnéedans Alençon de 1798 à 1800, et qui avait laissé des souvenirs dansle pays (voyez Les Chouans ). Les femmes faisaient peu de toilette,excepté le mercredi, jour où mademoiselle Cormon donnait à dîner,et où les invités du dernier mercredi s’acquittaient de leur visitede digestion. Les mercredis faisaient raout : l’assemblée étaitnombreuse, conviés et visiteurs se mettaient in fiocchi&|160;;quelques femmes apportaient leurs ouvrages, des tricots, destapisseries à la main&|160;; quelques jeunes personnestravaillaient sans honte à des dessins pour du point d’Alençon,avec le produit desquels elles payaient leur entretien. Certainsmaris amenaient leurs femmes par politique, car il s’y trouvait peude jeunes gens&|160;; aucune parole ne s’y disait à l’oreille sansexciter l’attention : il n’y avait donc point de danger ni pour unejeune personne, ni pour une jeune femme d’entendre un proposd’amour. Chaque soir, à six heures, la longue antichambre segarnissait de son mobilier&|160;; chaque habitué apportait qui sacanne, qui son manteau, qui sa lanterne. Toutes ces personnes seconnaissaient si bien, les habitudes étaient si familièrementpatriarcales, que, si, par hasard, le vieil abbé de Sponde étaitsous le couvert, et mademoiselle Cormon dans sa chambre, ni Pérottela femme de chambre, ni Jacquelin le domestique, ni la cuisinièrene les avertissaient. Le premier venu en attendait un second&|160;;puis quand les habitués étaient en nombre pour un piquet, pour unwisth ou un boston, ils commençaient sans attendre l’abbé de Spondeou Mademoiselle. S’il faisait nuit, au coup de sonnette, Pérotte ouJacquelin accourait et donnait de la lumière. En voyant le salonéclairé, l’abbé se hâtait lentement de venir. Tous les soirs, letrictrac, la table de piquet, les trois tables de boston et cellede wisth étaient complètes, ce qui donnait une moyenne devingt-cinq à trente personnes, en comptant celles quicausaient&|160;; mais il en venait souvent plus de quarante.Jacquelin éclairait alors le cabinet et le boudoir. Entre huit etneuf heures, les domestiques commençaient à arriver dansl’antichambre pour chercher leurs maîtres&|160;; et, à moins derévolutions, il n’y avait plus personne au salon à dix heures. Acette heure, les habitués s’en allaient en groupes dans la rue,dissertant sur les coups ou continuant quelques observations surles mouchoirs à bœufs que l’on guettait, sur les partages desuccessions, sur les dissensions qui s’élevaient entre héritiers,sur les prétentions de la société aristocratique. C’était, comme àParis, la sortie d’un spectacle. Certaines gens, parlant beaucoupde poésie et n’y entendant rien, déblatèrent contre les mœurs de laprovince&|160;; mais, mettez-vous le front dans la main gauche,appuyez un pied sur votre chenet, posez votre coude sur votregenou&|160;; puis, si vous vous êtes initié à l’ensemble doux etuni que présentent ce paysage, cette maison et son intérieur, lacompagnie et ses intérêts agrandis par la petitesse de l’esprit,comme l’or battu entre des feuilles de parchemin, demandez-vous cequ’est la vie humaine&|160;? Cherchez à prononcer entre celui qui agravé des canards sur les obélisques égyptiens et celui qui abostonné pendant vingt ans avec du Bousquier, monsieur de Valois,mademoiselle Cormon, le Président du Tribunal, le Procureur du Roi,l’abbé de Sponde, madame Granson, e tutti quanti&|160;? Si leretour exact et journalier des mêmes pas dans un même sentier n’estpas le bonheur, il le joue si bien que les gens, amenés par lesorages d’une vie agitée à réfléchir sur les bienfaits du calme,diront que là était le bonheur.

Pour chiffrer l’importance du salon de mademoiselle Cormon, ilsuffira de dire que, statisticien né de la société, du Bousquieravait calculé que les personnes qui le hantaient possédaient centtrente et une voix au Collége électoral et réunissaient dix-huitcent mille livres de rente en fonds de terre dans la province. Laville d’Alençon n’était cependant pas entièrement représentée parce salon, la haute compagnie aristocratique avait le sien, puis lesalon du Receveur-Général était comme une auberge administrativedue par le gouvernement où toute la société dansait, intriguait,papillonnait, aimait et soupait. Ces deux autres salonscommuniquaient au moyen de quelques personnes mixtes avec la maisonCormon, et vice versa&|160;; mais le salon Cormon jugeaitsévèrement ce qui se passait dans ces deux autres camps : on ycritiquait le luxe des dîners, on y ruminait les glaces des bals,on discutait la conduite des femmes, les toilettes, les inventionsnouvelles qui s’y produisaient.

Mademoiselle Cormon, espèce de raison sociale sous laquelle secomprenait une imposante coterie, devait donc être le point de mirede deux ambitieux aussi profonds que le chevalier de Valois et duBousquier. Pour l’un et pour l’autre, là était la Députation&|160;;et par suite, la pairie pour le noble, une Recette Générale pour lefournisseur. Un salon dominateur se crée aussi difficilement enprovince qu’à Paris, et celui-là se trouvait tout créé. Epousermademoiselle Cormon, c’était régner sur Alençon. Athanase, le seuldes trois prétendants à la main de la vieille fille qui ne calculâtplus rien, aimait alors la personne autant que la fortune. Pouremployer le jargon du jour, n’y avait-il pas un singulier dramedans la situation de ces quatre personnages&|160;? Ne serencontrait-il pas quelque chose de bizarre dans ces troisrivalités silencieusement pressées autour d’une vieille fille quine les devinait pas malgré un effroyable et légitime désir de semarier&|160;? Mais quoique toutes ces circonstances rendent lecélibat de cette fille une chose extraordinaire, il n’est pasdifficile d’expliquer comment et pourquoi, malgré sa fortune et sestrois amoureux, elle était encore à marier. D’abord, selon lajurisprudence de sa maison, mademoiselle Cormon avait toujours eule désir d’épouser un gentilhomme&|160;; mais, de 1789 à 1799, lescirconstances furent très-défavorables à ses prétentions. Si ellevoulait être femme de condition, elle avait une horrible peur dutribunal révolutionnaire. Ces deux sentiments, égaux en force, larendirent stationnaire par une loi, vraie en esthétique aussi bienqu’en statique. Cet état d’incertitude plaît d’ailleurs aux fillestant qu’elles se croient jeunes et en droit de choisir un mari. LaFrance sait que le système politique suivi par Napoléon eut pourrésultat de faire beaucoup de veuves. Sons ce règne, les héritièresfurent dans un nombre très-disproportionné avec celui des garçons àmarier. Quand le Consulat ramena l’ordre intérieur, les difficultésextérieures rendirent le mariage de mademoiselle Cormon tout aussidifficile à conclure que par le passé. Si, d’une part,Rose-Marie-Victoire se refusait à épouser un vieillard&|160;; del’autre, la crainte du ridicule et les circonstances luiinterdisaient d’épouser un très-jeune homme : or, les famillesmariaient de fort bonne heure leurs enfants afin de les soustraireaux envahissements de la conscription. Enfin, par entêtement depropriétaire, elle n’aurait pas non plus épousé un soldat&|160;;car elle ne prenait pas un homme pour le rendre à l’Empereur, ellevoulait le garder pour elle seule. De 1804 à 1815, il lui fut doncimpossible de lutter avec les jeunes filles qui se disputaient lespartis convenables, raréfiés par le canon. Outre sa prédilectionpour la noblesse, mademoiselle Cormon eut la manie très-excusablede vouloir être aimée pour elle. Vous ne sauriez croire jusqu’oùl’avait menée ce désir. Elle avait employé son esprit à tendremille piéges à ses adorateurs afin d’éprouver leurs sentiments. Seschausses-trappes furent si bien tendues que les infortunés s’yprirent tous, et succombèrent dans les épreuves baroques qu’elleleur imposait à leur issu. Mademoiselle Cormon ne les étudiait pas,elle les espionnait. Un mot dit à la légère, une plaisanterie quesouvent elle comprenait mal, suffisait pour lui faire rejeter cespostulants comme indignes : celui-ci n’avait ni cœur nidélicatesse, celui-là mentait et n’était pas chrétien&|160;; l’unvoulait raser ses futaies et battre monnaie sous le poêle dumariage, l’autre n’était pas de caractère à la rendreheureuse&|160;; là, elle devinait quelque goutte héréditaire&|160;;ici, des antécédents immoraux l’effrayaient&|160;; comme l’Eglise,elle exigeait un beau prêtre pour ses autels&|160;; puis, ellevoulait être épousée pour sa fausse laideur et ses prétendusdéfauts, comme les autres femmes veulent l’être pour les qualitésqu’elles n’ont pas et pour d’hypothétiques beautés. L’ambition demademoiselle Cormon prenait sa source dans les sentiments les plusdélicats de la femme&|160;; elle comptait régaler son amant en luidémasquant mille vertus après le mariage, comme d’autres femmesdécouvrent les mille imperfections qu’elles ont soigneusementvoilées&|160;; mais elle fut mal comprise : la noble fille nerencontra que des âmes vulgaires où régnait le calcul des intérêtspositifs, et qui n’entendaient rien aux beaux calculs du sentiment.Plus elle s’avança vers cette fatale époque si ingénieusementnommée la seconde jeunesse , plus sa défiance augmenta. Elleaffecta de se présenter sous le jour le plus défavorable, et jouasi bien son rôle, que les derniers racolés hésitèrent à lier leursort à celui d’une personne dont le vertueux colin-maillardexigeait une étude à laquelle se livrent peu les hommes qui veulentune vertu toute faite. La crainte constante de n’être épousée quepour sa fortune la rendit inquiète, soupçonneuse outremesure&|160;; elle courut sus aux gens riches : et les gens richespouvaient contracter de grands mariages&|160;; elle craignait lesgens pauvres auxquels elle refusait le désintéressement dont ellefaisait tant de cas en une semblable affaire&|160;; en sorte queses exclusions et les circonstances éclaircirent étrangement leshommes ainsi triés, comme pois gris sur un volet. A chaque mariagemanqué, la pauvre demoiselle, amenée à mépriser les hommes, dutfinir par les voir sous un faux jour. Son caractère contractanécessairement une intime misanthropie qui jeta certaine teinted’amertume dans sa conversation et quelque sévérité dans sonregard. Son célibat détermina dans ses mœurs une rigiditécroissante, car elle essayait de se perfectionner en désespoir decause. Noble vengeance&|160;! elle tailla pour Dieu le diamant brutrejeté par l’homme. Bientôt l’opinion publique lui fut contraire,car le public accepte l’arrêt qu’une personne libre porte surelle-même en ne se mariant pas, en manquant des partis ou lesrefusant. Chacun juge que ce refus est fondé sur des raisonssecrètes, toujours mal interprétées. Celui-ci disait qu’elle étaitmal conformée&|160;; celui-là lui prêtait des défauts cachés&|160;;mais la pauvre fille était pure comme un ange, saine comme unenfant, et pleine de bonne volonté, car la nature l’avait destinéeà tous les plaisirs, à tous les bonheurs, à toutes les fatigues dela maternité.

Mademoiselle Cormon ne trouvait cependant point dans sa personnel’auxiliaire obligé de ses désirs. Elle n’avait d’autre beauté quecelle-ci improprement nommée la beauté du diable , et qui consistedans une grosse fraîcheur de jeunesse que, théologalement parlant,le diable ne saurait avoir, à moins qu’il ne faille expliquer cetteexpression par la constante envie qu’il a de se rafraîchir. Lespieds de l’héritière étaient larges et plats. Sa jambe, qu’ellelaissait souvent voir par la manière dont, sans y entendre malice,elle relevait sa robe quand il avait plu et qu’elle sortait de chezelle ou de Saint-Léonard, ne pouvait être prise pour la jambe d’unefemme&|160;; c’était une jambe nerveuse, à petit mollet saillant etdru, comme celui d’un matelot. Sa bonne grosse taille, sonembonpoint de nourrice, ses bras forts et potelés, ses mainsrouges, tout en elle s’harmoniait aux formes bombées, à la grasseblancheur des beautés normandes. Ses yeux d’une couleur indécisearrivaient à fleur de tête et donnaient à son visage, dont lescontours arrondis n’avaient aucune noblesse, un air d’étonnement etde simplicité moutonnière qui seyait d’ailleurs à son état devieille fille : si elle n’avait pas été innocente, elle eût semblél’être. Son nez aquilin contrastait avec la petitesse de son front,car il est rare que cette forme de nez n’implique pas un beaufront. Malgré de grosses lèvres rouges l’indice d’une grande bonté,ce front annonçait trop peu d’idées pour que le cœur fût dirigé parl’intelligence : elle devait être bienfaisante sans grâce. Or, l’onreproche sévèrement à la vertu ses défauts, tandis qu’on est pleind’indulgence pour les qualités du vice. Ses cheveux châtains, d’unelongueur extraordinaire, prêtaient à sa figure cette beauté quirésulte de la force et de l’abondance, les deux caractèresprincipaux de sa personne. Au temps de ses prétentions, elleaffectait de mettre sa figure de trois quarts pour montrer unetrès-jolie oreille qui se détachait bien au milieu du blanc azuréde son col et de ses tempes, rehaussé par son énorme chevelure. Vueainsi, en habit de bal, elle pouvait paraître belle. Ses formesprotubérantes, sa taille, sa santé vigoureuse arrachaient auxofficiers de l’Empire cette exclamation :  » Quel beau brin defille&|160;!  » Mais avec les années, l’embonpoint élaboré par unevie tranquille et sage, s’était insensiblement si mal réparti surce corps, qu’il en avait détruit les primitives proportions. En cemoment, aucun corset ne pouvait faire retrouver de hanches à lapauvre fille, qui semblait fondue d’une seule pièce. La jeuneharmonie de son corsage n’existait plus, et son ampleur excessivefaisait craindre qu’en se baissant elle ne fût emportée par cesmasses supérieures&|160;; mais la nature l’avait douée d’uncontre-poids naturel qui rendait inutile la mensongère précautiond’une tournure . Chez elle tout était bien vrai. En se triplant,son menton avait diminué la longueur du col et gêné le port de latête. Elle n’avait pas de rides, mais des plis&|160;; et lesplaisants prétendaient que, pour ne pas se couper, elle se mettaitde la poudre aux articulations, ainsi qu’on en jette aux enfants.Cette grasse personne offrait à un jeune homme perdu de désirs,comme Athanase, la nature d’attraits qui devait le séduire. Lesjeunes imaginations, essentiellement avides et courageuses, aimentà s’étendre sur ces belles nappes vives. C’était la perdrix dodue,alléchant le couteau du gourmet. Beaucoup d’élégants parisiensendettés se seraient très-bien résignés à faire exactement lebonheur de mademoiselle Cormon. Mais la pauvre fille avait déjàplus de quarante ans&|160;! En ce moment, après avoir pendantlongtemps combattu pour mettre dans sa vie les intérêts qui fonttoute la femme, et néanmoins forcée d’être fille, elle sefortifiait dans sa vertu par les pratiques religieuses les plussévères. Elle avait eu recours à la religion, cette grandeconsolatrice des virginités&|160;; son confesseur la dirigeaitassez niaisement depuis trois ans dans la voie desmacérations&|160;; il lui recommandait l’usage de la discipline,qui, s’il faut en croire la médecine moderne, produit un effetcontraire à celui qu’en attendait ce pauvre prêtre de qui lesconnaissances hygiéniques n’étaient pas très-étendues. Cespratiques absurdes commençaient à répandre une teinte monastiquesur le visage de mademoiselle Cormon, assez souvent au désespoir envoyant son teint blanc contracter des tons jaunes qui annonçaientla maturité. Le léger duvet dont sa lèvre supérieure était ornéevers les coins s’avisait de grandir et dessinait comme une fumée.Les tempes se miroitaient&|160;! Enfin, la décroissance commençait.Il était authentique dans Alençon que le sang tourmentaitmademoiselle Cormon&|160;; elle faisait subir ses confidences auchevalier de Valois à qui elle nombrait ses bains de pieds, aveclequel elle combinait des réfrigérants. Le fin compère tirait alorssa tabatière, et, par forme de conclusion, contemplait la princesseGoritza.

– Le vrai calmant, disait-il, ma chère demoiselle, serait un belet bon mari.

– Mais à qui se fier&|160;? répondait-elle.

Le chevalier chassait alors les grains de tabac qui sefourraient dans les plis du pout-de-soie ou sur son gilet. Pourtout le monde, ce geste eût été fort naturel&|160;; mais il donnaittoujours des inquiétudes à la pauvre fille. La violence de sapassion sans objet était si grande qu’elle n’osait plus regarder unhomme en face, tant elle craignait de laisser apercevoir dans sonregard le sentiment qui la poignait. Par un caprice qui n’étaitpeut-être que la continuation de ses anciens procédés, quoiqu’ellese sentît attirée vers les hommes qui pouvaient encore luiconvenir, elle avait tant de peur d’être taxée de folie en ayantl’air de leur faire la cour, qu’elle les traitait peugracieusement. La plupart des personnes de sa société, se trouvantincapables d’apprécier ses motifs, toujours si nobles, expliquaientsa manière d’être avec ses cocélibataires comme la vengeance d’unrefus essuyé ou prévu.

Quand commença l’année 1815, elle atteignit à cet âge fatalqu’elle n’avouait pas, à quarante-deux ans. Son désir acquit alorsune intensité qui avoisina la monomanie, car elle comprit que toutechance de progéniture finirait par se perdre, et ce que, dans sacéleste ignorance, elle désirait par-dessus tout, c’était desenfants. Il n’y avait pas une seule personne dans tout Alençon quiattribuât à cette vertueuse fille un seul désir des licencesamoureuses : elle aimait en bloc sans rien imaginer del’amour&|160;; c’était une Agnès catholique, incapable d’inventerune seule des ruses de l’Agnès de Molière. Depuis quelques mois,elle comptait sur un hasard. Le licenciement des troupes impérialeset la reconstitution de l’armée royale, opéraient un certainmouvement dans la destinée de beaucoup d’hommes qui retournaient,les uns en demi-solde, les autres avec ou sans pension, chacun dansleur pays natal, tous ayant le désir de corriger leur mauvais sortet de faire une fin qui, pour mademoiselle Cormon, pouvait être undélicieux commencement. Il était difficile que, parmi ceux quireviendraient aux environs, il ne se trouvât pas quelque bravemilitaire honorable, valide surtout, d’âge convenable, de qui lecaractère servirait de passeport aux opinions bonapartistes :peut-être même s’en rencontrerait-il qui, pour regagner uneposition perdue, se feraient royalistes. Ce calcul soutint encorependant les premiers mois de l’année mademoiselle Cormon dans lasévérité de son attitude. Mais les militaires qui vinrent habiterla ville se trouvèrent tous ou trop vieux ou trop jeunes, tropbonapartistes ou trop mauvais sujets, dans des situationsincompatibles avec les mœurs, le rang et la fortune de mademoiselleCormon, qui chaque jour se désespéra davantage. Les officierssupérieurs avaient tous profité de leurs avantages sous Napoléonpour se marier, et ceux-là devenaient royalistes dans l’intérêt deleurs familles. Mademoiselle Cormon avait beau prier Dieu de luifaire la grâce de lui envoyer un mari afin qu’elle pût êtrechrétiennement heureuse, il était sans doute écrit qu’elle mourraitvierge et martyre, car il ne se présentait aucun homme qui eûttournure de mari. Les conversations qui se tenaient chez elle tousles soirs faisaient assez bien la police de l’Etat Civil pour qu’iln’arrivât pas dans Alençon un seul étranger sans qu’elle ne fûtinstruite de ses mœurs, de sa fortune et de sa qualité. MaisAlençon n’est pas une ville qui affriande l’étranger, elle n’estsur le chemin d’aucune capitale, elle n’a pas de hasards. Lesmarins qui vont de Brest à Paris ne s’y arrêtent même pas. Lapauvre fille finit par comprendre qu’elle était réduite auxindigènes&|160;; aussi son oeil prenait-il parfois une expressionféroce, à laquelle le malicieux chevalier répondait par un finregard en tirant sa tabatière et contemplant la princesse Goritza.Monsieur de Valois savait que, dans la jurisprudence féminine, unepremière fidélité est solidaire de l’avenir. Mais mademoiselleCormon, avouons-le, avait peu d’esprit : elle ne comprenait rien aumanége de la tabatière. Elle redoublait de vigilance pour combattrele malin esprit . Sa rigide dévotion et les principes les plussévères contenaient ses cruelles souffrances dans les mystères dela vie privée. Tous les soirs, en se retrouvant seule, ellesongeait à sa jeunesse perdue, à sa fraîcheur fanée, aux vœux de lanature trompée&|160;; et, tout en immolant au pied de la croix sespassions, poésies condamnées à rester en portefeuille, elle sepromettait bien, si par hasard un homme de bonne volonté seprésentait, de ne le soumettre à aucune épreuve et de l’acceptertel qu’il serait. En sondant ses bonnes dispositions, par certainessoirées plus âpres que les autres, elle allait jusqu’à épouser enpensée un sous-lieutenant, un fumeur qu’elle se proposait derendre, à force de soins, de complaisance et de douceur, lemeilleur sujet de la terre&|160;; elle allait jusqu’à le prendrecriblé de dettes. Mais il fallait le silence de la nuit pour cesmariages fantastiques où elle se plaisait à jouer le sublime rôledes anges gardiens. Le lendemain, si Pérotte trouvait le lit de samaîtresse cen dessus dessous, mademoiselle avait repris sadignité&|160;; le lendemain, après déjeuner, elle voulait un hommede quarante ans, un bon propriétaire, bien conservé, un quasi-jeunehomme.

L’abbé de Sponde était incapable d’aider sa nièce en quoi que cesoit dans ses manœuvres matrimoniales. Ce bonhomme, âgé d’environsoixante-dix ans, attribuait les désastres de la Révolutionfrançaise à quelque dessein de la Providence, empressée de frapperune Eglise dissolue. L’abbé de Sponde s’était donc jeté dans lesentier depuis long-temps abandonné que pratiquaient jadis lessolitaires pour aller au ciel : il menait une vie ascétique, sansemphase, sans triomphe extérieur. Il dérobait au monde ses œuvresde charité, ses continuelles prières et ses mortifications&|160;;il pensait que les prêtres devaient tous agir ainsi pendant latourmente et il prêchait d’exemple. Tout en offrant au monde unvisage calme et riant il avait fini par se détacher entièrement desintérêts mondains : il songeait exclusivement aux malheureux, auxbesoins de l’Eglise et à son propre salut. Il avait laissél’administration de ses biens à sa nièce, qui lui en remettait lesrevenus, et à laquelle il payait une modique pension afin depouvoir dépenser le surplus en aumônes secrètes et en dons àl’Eglise. Toutes les affections de l’abbé s’étaient concentrées sursa nièce qui le regardait comme un père&|160;; mais c’était un pèredistrait, ne concevant point les agitations de la Chair, etremerciant Dieu de ce qu’il maintenait sa chère fille dans lecélibat&|160;; car il avait depuis sa jeunesse adopté le système desaint Jean-Chrysostome qui a écrit que  » l’état de virginité étaitautant au-dessus de l’état de mariage que l’Ange était au-dessus del’Homme .  » Habituée à respecter son oncle, mademoiselle Cormonn’osait pas l’initier aux désirs que lui inspirait un changementd’état. Le bonhomme, accoutumé de son côté au train de la maison,eût d’ailleurs peu goûté l’introduction d’un maître au logis.Préoccupé par les misères qu’il soulageait, perdu dans les abîmesde la prière, l’abbé de Sponde avait souvent des distractions queles gens de sa société prenaient pour des absences&|160;; peucauseur, il avait un silence affable et bienveillant. C’était unhomme de haute taille, sec, à manières graves, solennelles, dont levisage exprimait des sentiments doux, un grand calme intérieur, etqui, par sa présence imprimait à cette maison une autorité sainte.Il aimait beaucoup le voltairien chevalier de Valois. Ces deuxmajestueux débris de la Noblesse et du Clergé, quoique de mœursdifférentes se reconnaissaient à leurs traits généraux&|160;;d’ailleurs le chevalier était aussi onctueux avec l’abbé de Spondequ’il était paternel avec ses grisettes. Quelques personnespourraient croire que mademoiselle Cormon cherchait tous les moyensd’arriver à son but&|160;; que parmi les légitimes artifices permisaux femmes, elle s’adressait à la toilette, qu’elle se décolletait,qu’elle déployait les coquetteries négatives d’un magnifique portd’armes. Mais point&|160;! Elle était héroïque et immobile dans sesguimpes comme un soldat dans sa guérite. Ses robes, ses chapeaux,ses chiffons, tout se confectionnait chez des marchandes de modesd’Alençon, deux sœurs bossues qui ne manquaient pas de goût. Malgréles instances de ces deux artistes, mademoiselle Cormon se refusaitaux tromperies de l’élégance&|160;; elle voulait être cossue entout, chair et plumes&|160;; mais peut-être les lourdes façons deses robes allaient-elles bien à sa physionomie. Se moque qui voudrade la pauvre fille&|160;! vous la trouverez sublime, âmesgénéreuses qui ne vous inquiétez jamais de la forme que prend lesentiment, et l’admirez là où il est&|160;! Ici quelques femmeslégères essaieront peut-être de chicaner la vraisemblance de cerécit, elles diront qu’il n’existe pas en France de fille assezniaise pour ignorer l’art de pêcher un homme, que mademoiselleCormon est une de ces exceptions monstrueuses que le bon sensinterdit de présenter comme type&|160;; que la plus vertueuse et laplus niaise fille qui veut attraper un goujon trouve encore unappât pour armer sa ligne. Mais ces critiques tombent, si l’onvient à penser que la sublime religion catholique apostolique etromaine, est encore debout en Bretagne et dans l’ancien duchéd’Alençon. La foi la piété n’admettent pas ces subtilités.Mademoiselle Cormon marchait dans la voie du salut, en préférantles malheurs de sa virginité infiniment trop prolongée au malheurd’un mensonge, au péché d’une ruse. Chez une fille armée de ladiscipline, la vertu ne pouvait transiger&|160;; l’amour ou lecalcul devaient venir la trouver très-résolument. Puis, ayons lecourage de faire une observation cruelle par un temps où lareligion n’est plus considérée que comme un moyen par ceux-ci,comme une poésie par ceux-là. La dévotion cause une ophthalmiemorale. Par une grâce providentielle elle ôte aux âmes en routepour l’éternité la vue de beaucoup de petites choses terrestres. Enun mot, les dévotes sont stupides sur beaucoup de points. Cettestupidité prouve d’ailleurs avec quelle force elles reportent leuresprit vers les sphères célestes&|160;; quoique le voltairienmonsieur de Valois prétendît qu’il est extrêmement difficile dedécider si ce sont les personnes stupides qui deviennent dévotes,ou si la dévotion a pour effet de rendre stupides les fillesd’esprit. Songez-y bien, la vertu catholique la plus pure, avec sesamoureuses acceptations de tout calice, avec sa pieuse soumissionaux ordres de Dieu, avec sa croyance à l’empreinte du doigt divinsur toutes les glaises de la vie, est la mystérieuse lumière qui seglissera dans les derniers replis de cette histoire pour leurdonner tout leur relief, et qui certes les agrandira aux yeux deceux qui ont encore la Foi. Puis, s’il y a bêtise, pourquoi nes’occuperait-on pas des malheurs de la bêtise, comme on s’occupedes malheurs du génie&|160;? l’une est un élément social infinimentplus abondant que l’autre. Donc mademoiselle Cormon péchait auxyeux du monde par la divine ignorance des vierges. Elle n’étaitpoint observatrice, et sa conduite avec ses prétendus le prouvaitassez. En ce moment même, une jeune fille de seize ans, quin’aurait pas encore ouvert un seul roman, aurait lu cent chapitresd’amour dans les regards d’Athanase&|160;; tandis que mademoiselleCormon n’y voyait rien, elle ne reconnaissait pas dans lestremblements de sa parole la force d’un sentiment qui n’osait seproduire. Honteuse elle-même, elle ne devinait pas la honted’autrui. Capable d’inventer les raffinements de grandeursentimentale qui l’avaient primitivement perdue, elle ne lesreconnaissait pas chez Athanase. Ce phénomène moral ne paraîtra pasextraordinaire aux gens qui savent que les qualités du cœur sontaussi indépendantes de celles de l’esprit que les facultés du géniele sont des noblesses de l’âme. Les hommes complets sont si raresque Socrate, l’une des plus belles perles de l’Humanité, convenait,avec un phrénologue de son temps, qu’il était né pour faire un fortmauvais drôle. Un grand général peut sauver son pays à Zurich ets’entendre avec des fournisseurs. Un banquier de probité douteusepeut se trouver homme d’Etat. Un grand musicien peut concevoir deschants sublimes et faire un faux. Une femme de sentiment peut êtreune grande sotte. Enfin, une dévote peut avoir une âme sublime, etne pas reconnaître les sons que rend une belle âme à ses côtés. Lescaprices produits par les infirmités physiques se rencontrentégalement dans l’ordre moral. Cette bonne créature, qui se désolaitde ne faire ses confitures que pour elle et pour son vieil oncle,était devenue presque ridicule. Ceux qui se sentaient pris desympathie pour elle à cause de ses qualités, et quelques-uns àcause de ses défauts, se moquaient de ses mariages manqués. Dansplus d’une conversation on se demandait ce que deviendraient de sibeaux biens, et les économies de mademoiselles Cormon, et lasuccession de son oncle. Depuis long-temps elle était soupçonnéed’être au fond, malgré les apparences, une fille originale . Enprovince il n’est pas permis d’être original : c’est avoir desidées incomprises par les autres, et l’on y veut l’égalité del’esprit aussi bien que l’égalité des mœurs. Le mariage demademoiselle Cormon était devenu dès 1804 quelque chose de siproblématique que se marier comme mademoiselle Cormon fut dansAlençon une phrase proverbiale qui équivalait à la plus railleusedes négations. Il faut que l’esprit moqueur soit un des plusimpérieux besoins de la France pour que cette excellente personneexcitât quelques railleries dans Alençon. Non-seulement ellerecevait toute la ville, elle était charitable, pieuse et incapablede dire une méchanceté&|160;; mais encore elle concordait àl’esprit général et aux mœurs des habitants qui l’aimaient comme leplus pur symbole de leur vie&|160;; car elle s’était encroûtée dansles habitudes de la province, elle n’en était jamais sortie, elleen avait les préjugés, elle en épousait les intérêts, ellel’adorait. Malgré ses dix-huit mille livres de rente en fonds deterre, fortune considérable en province, elle restait à l’unissondes maisons moins riches. Quand elle se rendait à sa terre duPrébaudet, elle y allait dans une vieille carriole d’osier,suspendue sur deux soupentes en cuir blanc, attelée d’une grossejument poussive, et que fermaient à peine deux rideaux de cuirrougi par le temps. Cette carriole, connue de toute la ville, étaitsoignée par Jacquelin autant que le plus beau coupé de Paris :mademoiselle y tenait, elle s’en servait depuis douze ans, ellefaisait observer ce fait avec la joie triomphante de l’avariceheureuse. La plupart des habitants savaient gré à mademoiselleCormon de ne pas les humilier par le luxe qu’elle aurait puafficher&|160;; il est même à croire que, si elle avait fait venirde Paris une calèche, on en aurait plus glosé que de ses mariagesmanqués. La plus brillante voiture d’ailleurs l’aurait conduite auPrébaudet tout comme la vieille carriole. Or, la Province, qui voittoujours la fin, s’inquiète assez peu de la beauté des moyens,pourvu qu’ils soient efficients.

Pour achever la peinture des mœurs intimes de cette maison, ilest nécessaire de grouper, autour de mademoiselle Cormon et del’abbé de Sponde, Jacquelin, Josette et Mariette la cuisinière quis’employaient au bonheur de l’oncle et de la nièce. Jacquelin,homme de quarante ans, gros et court, rougeot, brun, à figure dematelot breton, était au service de la maison depuis vingt-deuxans. Il servait à table, il pansait la jument, il jardinait, ilcirait les souliers de l’abbé, faisait les commissions, sciait lebois, conduisait la carriole, allait chercher l’avoine, la pailleet le foin au Prébaudet&|160;; il restait à l’antichambre le soir,endormi comme un loir. Il aimait, dit-on, Josette, fille detrente-six ans, que mademoiselle Cormon aurait renvoyée si elle sefût mariée. Aussi ces deux pauvres gens amassaient-ils leurs gageset s’aimaient-ils en silence, attendant et désirant le mariage demademoiselle, comme les Juifs attendent le Messie. Josette, néeentre Alençon et Mortagne, était petite et grasse, sa figure, quiressemblait à un abricot crotté, ne manquait ni de physionomie nid’esprit&|160;; elle passait pour gouverner sa maîtresse. Josetteet Jacquelin, sûrs d’un dénoûment, cachaient une satisfaction quifaisait présumer que ces deux amants s’escomptaient l’avenir.Mariette, la cuisinière, également depuis quinze ans dans lamaison, savait accommoder tous les plats en honneur dans lepays.

Peut-être faudrait-il compter pour beaucoup la grosse vieillejument normande bai-brun qui traînait mademoiselle Cormon à sacampagne du Prébaudet, car les cinq habitants de cette maisonportaient à cette bête une affection maniaque. Elle s’appelaitPénélope, et servait depuis dix-huit ans&|160;; elle était si biensoignée, servie avec tant de régularité que Jacquelin etmademoiselle espéraient en tirer parti pendant plus de dix ansencore. Cette bête était un perpétuel sujet de conversation etd’occupation : il semblait que la pauvre mademoiselle Cormon,n’ayant point d’enfant à qui sa maternité rentrée pût se prendre,la reportât sur ce bienheureux animal. Pénélope avait empêchémademoiselle d’avoir des serins, des chats, des chiens, famillefictive que se donnent presque tous les êtres solitaires au milieude la société.

Ces quatre fidèles serviteurs, car l’intelligence de Pénélopes’était élevée jusqu’à celle de ces bons domestiques, tandis qu’ilss’étaient abaissés jusqu’à la régularité muette et soumise de labête, allaient et venaient chaque jour dans les mêmes occupationsavec l’infaillibilité de la mécanique. Mais, comme ils le disaientdans leur langage, ils avaient mangé leur pain blanc en premier.Mademoiselle Cormon, comme toutes les personnes nerveusementagitées par une pensée fixe, devenait difficile, tracassière, moinspar caractère que par le besoin d’employer son activité. Ne pouvants’occuper d’un mari, d’enfants et des soins qu’ils exigent, elles’attaquait à des minuties. Elle parlait pendant des heuresentières sur des riens, sur une douzaine de serviettes numérotées Zqu’elle trouvait mises avant l’O.

– A quoi pense donc Josette&|160;! s’écriait-elle. Josette neprend donc garde à rien&|160;?

Mademoiselle demandait pendant huit jours si Pénélope avait euson avoine à deux heures, parce qu’une seule fois Jacquelin s’étaitattardé. Sa petite imagination travaillait sur des bagatelles. Unecouche de poussière oubliée par le plumeau, des tranches de painmal grillées par Mariette, le retard apporté par Jacquelin à venirfermer les fenêtres sur lesquelles donnait le soleil dont lesrayons mangeaient les couleurs du meuble, toutes ces grandespetites choses engendraient de graves querelles où mademoiselles’emportait. Tout changeait donc, s’écriait-elle, elle nereconnaissait plus ses serviteurs d’autrefois&|160;; ils segâtaient, elle était trop bonne. Un jour Josette lui donna laJournée du Chrétien au lieu de la Quinzaine de Pâques . Toute laville apprit le soir ce malheur. Mademoiselle avait été forcée derevenir de Saint-Léonard chez elle, et son départ subit del’église, où elle avait dérangé toutes les chaises, fit supposerdes énormités. Elle fut donc obligée de dire à ses amis la cause decet accident.

– Josette, avait-elle dit avec douceur, que pareille chosen’arrive plus&|160;!

Mademoiselle Cormon était, sans s’en douter, très-heureuse deces petites querelles qui servaient d’émonctoire à ses acrimonies.L’esprit a ses exigences&|160;; il a, comme le corps, sagymnastique. Ces inégalités d’humeur furent acceptées par Josetteet Jacquelin, comme les intempéries de l’atmosphère le sont par lelaboureur. Ces trois bonnes gens disaient :  » Il fait beau temps ouil pleut&|160;!  » sans accuser le ciel. Parfois, en se levant, lematin dans la cuisine, ils se demandaient dans quelle humeur selèverait mademoiselle, comme un fermier consulte les brumes del’aurore. Enfin nécessairement mademoiselle Cormon avait fini parse contempler elle-même dans les infiniment petits de sa vie. Elleet Dieu, son confesseur et ses lessives, ses confitures à faire etles offices à entendre, son oncle à soigner avaient absorbé safaible intelligence. Pour elle, les atomes de la vie segrossissaient en vertu d’une optique particulière aux gens égoïstespar nature ou par hasard. Sa santé si parfaite donnait une valeureffrayante au moindre embarras survenu dans les tubes digestifs.Elle vivait d’ailleurs sous la férule de la médecine de nos aïeux,et prenait par an quatre médecines de précaution à faire creverPénélope, mais qui la ragaillardissaient. Si Josette, enl’habillant, trouvait un léger bouton épanoui sur les omoplatesencore satinées de mademoiselle, c’était un sujet d’énormesperquisitions dans les différents bols alimentaires de la semaine.Quel triomphe si Josette rappelait à sa maîtresse un certain lièvretrop ardent qui avait dû faire lever ce damné bouton. Avec quellejoie toutes deux disaient : – Il n’y a pas de doute, c’est lelièvre.

– Mariette l’avait trop épicé, reprenait mademoiselle, je luidis toujours de faire doux pour mon oncle et pour moi, maisMariette n’a pas plus de mémoire que…

– Que le lièvre, disait Josette.

– C’est vrai, répondait mademoiselle, elle n’a pas plus demémoire que le lièvre, tu as bien trouvé cela.

Quatre fois par an, au commencement de chaque saison,mademoiselle Cormon allait passer un certain nombre de jours à saterre du Prébaudet. On était alors à la mi-mai, époque à laquellemademoiselle Cormon voulait voir si ses pommiers avaient bien neigé, mot du pays qui exprime l’effet produit sous ces arbres par lachute de leurs fleurs. Quand l’amas circulaire des pétales tombésressemble à une couche de neige, le propriétaire peut espérer uneabondante récolte de cidre. En même temps qu’elle jaugeait ainsises tonneaux, mademoiselle Cormon veillait aux réparations quel’hiver avait nécessitées&|160;; elle ordonnait les façons de sonjardin et de son verger, d’où elle tirait de nombreuses provisions.Chaque saison avait sa nature d’affaires. Mademoiselle donnaitavant son départ un dîner d’adieu à ses fidèles, quoiqu’elle dûtles retrouver trois semaines après. C’était toujours une nouvellequi retentissait dans Alençon que le départ de mademoiselle Cormon.Ses habitués, en retard d’une visite, venaient alors la voir&|160;;son appartement de réception était plein, chacun lui souhaitant unbon voyage comme si elle eût dû faire route pour Calcutta. Puis lelendemain matin, les marchands étaient sur le pas de leurs portes.Petits et grands regardaient passer la carriole, et il semblaitqu’on s’apprît une nouvelle en se répétant les uns aux autres : -Mademoiselle Cormon va donc au Prébaudet&|160;!

Par ici, l’un disait : – Elle a du pain de cuit , celle-là.

– Hé, mon gars, répondait le voisin, c’est une bravepersonne&|160;; si le bien tombait toujours en de pareilles mains,le pays ne verrait pas un mendiant… . Par là, un autre : – Tiens,tiens, je ne m’étonne pas si nos vignobles de haute futaie sont enfleurs, voilà mademoiselle Cormon qui part pour le Prébaudet. D’oùvient qu’elle se marie si peu&|160;?

– Je l’épouserais bien tout de même, répondait un plaisant : lemariage est à moitié fait, il y a une partie de consentante&|160;;mais l’autre ne veut pas. Bah&|160;! c’est pour monsieur duBousquier que le four chauffe&|160;!

– Monsieur du Bousquier&|160;?… elle l’a refusé.

Le soir, dans toutes les réunions, on se disait gravement : -Mademoiselle Cormon est partie.

Ou : – Vous avez donc laissé partir mademoiselleCormon&|160;?

Le mercredi choisi par Suzanne pour son esclandre était, par uneffet du hasard, ce mercredi d’adieu, jour où mademoiselle Cormonfaisait tourner la tête à Josette pour les paquets à emporter.Donc, pendant la matinée, il s’était dit et passé des choses enville qui prêtaient le plus vif intérêt à cette assemblée d’adieu.Madame Granson était allée sonner la cloche dans dix maisons,pendant que la vieille fille délibérait sur les encas de sonvoyage, et que le malin chevalier de Valois faisait un piquet chezmademoiselle Armande de Gordes, sœur du vieux marquis de Gordesdont elle tenait la maison, et qui était la reine du salonaristocratique.

S’il n’était indifférent pour personne de voir quelle figureferait le séducteur pendant la soirée, il était important pour lechevalier et pour madame Granson de savoir comment mademoiselleCormon prendrait la nouvelle en sa double qualité de fille nubileet de présidente de la Société de Maternité. Quant à l’innocent duBousquier, il se promenait sur le Cours en commençant à croire queSuzanne l’avait joué : ce soupçon le confirmait dans ses principesà l’endroit des femmes. Dans ces jours de gala, la table était déjàmise vers trois heures et demie&|160;; car en ce temps le mondefashionable d’Alençon dînait, par extraordinaire, à quatre heures.On y dînait encore, sous l’Empire, à deux heures après midi, commejadis, mais l’on soupait&|160;! Un des plaisirs que mademoiselleCormon savourait le plus, sans y entendre malice, mais qui certesreposait sur l’égoïsme, consistait dans l’indicible satisfactionqu’elle éprouvait à se voir habillée comme l’est une maîtresse demaison qui va recevoir ses hôtes. Quand elle s’était ainsi misesous les armes, il se glissait dans les ténèbres de son cœur unrayon d’espoir : une voix lui disait que la nature ne l’avait passi abondamment pourvue en vain, et qu’il allait se présenter unhomme entreprenant. Son désir se rafraîchissait comme elle avaitrafraîchi son corps&|160;; elle se contemplait dans sa doubleétoffe avec une sorte d’ivresse, puis cette satisfaction secontinuait alors qu’elle descendait pour donner son redoutable coupd’oeil au salon, au cabinet et au boudoir. Elle s’y promenait avecle contentement naïf du riche qui pense à tout moment qu’il estriche et ne manquera jamais de rien. Elle regardait ses meubleséternels, ses antiquités, ses laques&|160;; elle se disait que desi belles choses voulaient un maître. Après avoir admiré la salle àmanger, remplie par la table oblongue où s’étendait une nappe deneige ornée d’une vingtaine de couverts placés à des distanceségales&|160;; après avoir vérifié l’escadron de bouteilles qu’elleavait indiquées, et qui montraient d’honorables étiquettes&|160;;après avoir méticuleusement vérifié les noms écrits sur de petitspapiers par la main tremblante de l’abbé, seul soin qu’il prît dansle ménage et qui donnait lieu à de graves discussions sur la placede chaque convive&|160;; alors mademoiselle allait, dans sesatours, rejoindre son oncle, qui, vers ce moment le plus joli de lajournée, se promenait sur la terrasse, le long de la Brillante, enécoutant le ramage des oiseaux nichés dans le couvert sans avoir àcraindre les chasseurs ou les enfants. Durant ces heures d’attente,elle n’abordait jamais l’abbé de Sponde sans lui faire quelquesquestions saugrenues, afin d’entraîner le bon vieillard dans unediscussion qui pût l’amuser. Voici pourquoi, car cetteparticularité doit achever de peindre le caractère de cetteexcellente fille.

Mademoiselle Cormon regardait comme un de ses devoirs de parler: non qu’elle fût bavarde, elle avait malheureusement trop peud’idées et savait trop peu de phrases pour discourir&|160;; maiselle croyait accomplir ainsi l’un des devoirs sociaux prescrits parla religion qui nous ordonne d’être agréable à notre prochain.Cette obligation lui coûtait tant qu’elle avait consulté sondirecteur, l’abbé Couturier, sur ce point de civilité puérile ethonnête. Malgré l’humble observation de sa pénitente qui lui avouala rudesse du travail intérieur auquel se livrait son esprit pourtrouver quelque chose à dire, ce vieux prêtre, si ferme sur ladiscipline, lui avait lu tout un passage de saint François de Salessur les devoirs de la femme du monde, sur la décente gaieté despieuses chrétiennes qui devaient réserver leur sévérité pourelles-mêmes et se montrer aimables chez elles et faire que leprochain ne s’y ennuyât point. Ainsi pénétrée de ses devoirs, etvoulant à tout prix obéir à son directeur qui lui avait dit decauser avec aménité, quand la pauvre fille voyait la conversations’allanguir, elle suait dans son corset, tant elle souffrait enessayant d’émettre des idées pour ranimer les discussions éteintes.Elle lâchait alors des propositions étranges, comme celle-ci :personne ne peut se trouver dans deux endroits à la fois, à moinsd’être petit oiseau , par laquelle, un jour, elle réveilla, nonsans succès, une discussion sur l’ubiquité des apôtres à laquelleelle n’avait rien compris. Ces sortes de rentrées lui méritaientdans sa société le surnom de la bonne mademoiselle Cormon . Dans labouche des beaux esprits de la société, ce mot voulait dire qu’elleétait ignorante comme une carpe, et un peu bestiote&|160;; maisbeaucoup de personnes de sa force prenaient l’épithète dans sonvrai sens et répondaient : – Oh, oui&|160;! mademoiselle Cormon estexcellente. Parfois, elle faisait des questions si absurdes,toujours pour être agréable à ses hôtes et remplir ses devoirsenvers le monde, que le monde éclatait de rire. Elle demandait, parexemple, ce que le gouvernement faisait des impositions qu’ilrecevait depuis si long-temps. Pourquoi la Bible n’avait pas étéimprimée du temps de Jésus-Christ, puisqu’elle était de Moïse. Elleétait de la force de ce country gentleman qui, entendant toujoursparler de la Postérité à la Chambre des Communes, se leva pourfaire ce speech devenu célèbre :

– Messieurs, j’entends toujours parler ici de la Postérité, jevoudrais bien savoir ce que cette puissance a fait pourl’Angleterre&|160;?  »

Dans ces circonstances, l’héroïque chevalier de Valois amenaitau secours de la vieille fille toutes les forces de sa spirituellediplomatie en voyant le sourire qu’échangeaient d’impitoyablesdemi-savants. Le vieux gentilhomme, qui aimait à enrichir lesfemmes, prêtait de l’esprit à mademoiselle Cormon en la soutenantparadoxalement&|160;; il en couvrait si bien la retraite, queparfois la vieille fille semblait ne pas avoir dit une sottise.Elle avoua sérieusement un jour qu’elle ne savait pas quelledifférence il y avait entre les bœufs et les taureaux. Le ravissantchevalier arrêta les éclats de rire en répondant que les bœufs nepouvaient jamais être que les oncles des taures (nom de la génisseen patois). Une autre fois, entendant beaucoup parler des élèves etdes difficultés que ce commerce présentait, conversation quirevenait souvent dans un pays où se trouve le superbe haras du Pin,elle comprit que les chevaux provenaient des montes , et demandapourquoi l’on ne faisait pas deux montes par un&|160;? Le chevalierattira les rires sur lui.

– C’est très-possible, dit-il.

Les assistants l’écoutèrent.

– La faute, reprit-il, vient des naturalistes qui n’ont pasencore su contraindre les juments à porter moins de onze mois.

La pauvre fille ne savait pas plus ce qu’était une monte qu’ellene savait reconnaître un bœuf d’un taureau. Le chevalier de Valoisservait une ingrate : jamais mademoiselle Cormon ne comprit un seulde ses chevaleresques services. En voyant la conversation ranimée,elle ne se trouvait pas si bête qu’elle pensait l’être. Enfin, unjour, elle s’établit dans son ignorance, comme le duc de Brancas,le héros du distrait, se posa dans le fossé où il avait versé, et yprit si bien ses aises, que quand on vint l’en retirer, il demandace qu’on lui voulait. Depuis cette époque assez récente,mademoiselle de Cormon perdit sa crainte, elle eut un aplomb quidonnait à ses rentrées quelque chose de la solennité avec laquelleles Anglais accomplissent leurs niaiseries patriotiques et qui estcomme la fatuité de la bêtise. En arrivant auprès de son oncle d’unpas magistral, elle ruminait donc une question à lui faire pour letirer de ce silence qui la peinait toujours, car elle le croyaitennuyé.

– Mon oncle, lui dit-elle en se pendant à son bras et se collantjoyeusement à son côté (c’était encore une de ses fictions, ellepensait : – Si j’avais un mari, je serais ainsi&|160;!)&|160;; mononcle, si tout arrive ici-bas par la volonté de Dieu, il y a doncune raison de toute chose&|160;?

– Certes, fit gravement l’abbé de Sponde qui chérissant sa niècese laissait toujours arracher à ses méditations avec une patienceangélique.

– Alors, si je reste fille, une supposition, Dieu leveut&|160;?

– Oui, mon enfant, dit l’abbé.

– Mais, cependant, comme rien ne m’empêche de me marier demain,sa volonté peut être détruite par la mienne&|160;?

– Cela serait vrai, si nous connaissions la véritable volonté deDieu, répondit l’ancien prieur de Sorbonne. Remarque donc ma filleque tu mets un si&|160;?

La pauvre fille, qui avait espéré entraîner son oncle dans unediscussion matrimoniale par un argument ad omnipotentem , restastupéfaite&|160;; mais les personnes dont l’esprit est obtussuivent la terrible logique des enfants qui consiste à aller deréponse en demande, logique souvent embarrassante.

– Mais, mon oncle, Dieu n’a pas fait les femmes pour qu’ellesrestent filles&|160;; car, elles doivent être ou toutes filles, outoutes femmes. Il y a de l’injustice dans la distribution desrôles.

– Ma fille, dit le bon abbé, tu donnes tort à l’Eglise quiprescrit le célibat comme la meilleure voie pour aller à Dieu.

– Mais si l’Eglise a raison, et que tout le monde fût boncatholique, le genre humain finirait donc, mon oncle&|160;?

– Tu as trop d’esprit, Rose, il n’en faut pas tant pour êtreheureuse.

Un mot pareil excitait un sourire de satisfaction sur les lèvresde la pauvre fille, et la confirmait dans la bonne opinion qu’ellecommençait à prendre d’elle-même. Et voilà comment le monde,comment nos amis et nos ennemis sont les complices de nosdéfauts&|160;! En ce moment, l’entretien fut interrompu parl’arrivée successive des convives. Dans ces jours d’apparat, cettescène locale amenait de petites familiarités entre les gens de lamaison et les personnes invitées. Mariette disait au Président duTribunal, gourmand de haut bord, en le voyant passer : – Ah&|160;!monsieur du Ronceret, j’ai fait les choux-fleurs au gratin à votreintention, car mademoiselle sait combien vous les aimez, et m’a dit: – Ne les manque pas, Mariette, nous avons monsieur lePrésident.

– Cette bonne demoiselle Cormon&|160;! répondit le justicier duPays. Mariette, les avez-vous mouillés avec du jus au lieu debouillon&|160;? c’est plus onctueux&|160;!

Le Président ne dédaignait point d’entrer dans la chambre duconseil où Mariette rendait ses arrêts, il y jetait le coup d’oeildu gastronome et l’avis du maître.

– Bonjour, madame, disait Josette à madame Granson quicourtisait la femme de chambre, mademoiselle a bien pensé à vous,vous aurez un plat de poisson.

Quant au chevalier de Valois, il disait à Mariette, avec le tonléger d’un grand seigneur qui se familiarise : – Eh&|160;! bien,cher cordon bleu, à qui je donnerais la croix de lalégion-d’honneur, y a-t-il quelque fin morceau pour lequel ilfaille se réserver&|160;?

– Oui, oui, monsieur de Valois, un lièvre envoyé du Prébaudet,il pesait quatorze livres.

– Bonne fille&|160;! disait le chevalier en confirmant Josette.Ah&|160;! il pèse quatorze livres&|160;!

Du Bousquier n’était pas invité. Mademoiselle Cormon, fidèle ausystème que vous savez, traitait mal ce quinquagénaire, pour quielle éprouvait d’inexplicables sentiments attachés aux plusprofonds replis de son cœur. Quoiqu’elle l’eût refusé, parfois elles’en repentait&|160;; elle avait tout ensemble comme unpressentiment qu’elle l’épouserait, et une terreur qui l’empêchaitde souhaiter ce mariage. Son âme, stimulée par ces idées, sepréoccupait de du Bousquier Sans se l’avouer, elle était influencéepar les formes herculéennes du républicain. Quoiqu’ils nes’expliquassent pas les contradictions de mademoiselle Cormon,madame Granson et le chevalier de Valois avaient surpris de naïfsregards coulés en dessous, dont la signification était assez clairepour que tous deux essayassent de ruiner les espérances déjàdéjouées de l’ancien fournisseur, et qu’il avait certes conservées.Deux convives, que leurs fonctions excusaient par avance, sefaisaient attendre : l’un était monsieur du Coudrai, leconservateur des hypothèques&|160;; l’autre, monsieur Choisnel,ancien intendant de la maison de Gordes, le notaire de la hautearistocratie par laquelle il était reçu avec une distinction quelui méritaient ses vertus, et qui d’ailleurs avait une fortuneconsidérable. Quand ces deux retardataires arrivèrent, Jacquelinleur dit : en les voyant aller au salon : – Ils sont tous aujardin.

Sans doute les estomacs étaient impatients, car, à l’aspect duconservateur des hypothèques, un des hommes les plus aimables de laville, et qui n’avait que le défaut d’avoir épousé, pour safortune, une vieille femme insupportable et de commettre d’énormescalembours dont il riait le premier&|160;; il s’éleva le légerbrouhaha par lequel s’accueillent les derniers venus en semblableoccurrence. En attendant l’annonce officielle du service, lacompagnie se promenait sur la terrasse, le long de la Brillante, enregardant les herbes fluviatiles, la mosaïque du lit, et lesdétails si jolis des maisons accroupies sur l’autre rive, lesvieilles galeries de bois, les fenêtres aux appuis en ruines, lesétais obliques de quelque chambre en avant sur la rivière, lesjardinets où séchaient des guenilles, l’atelier du menuisier, enfinces misères de petite ville auxquelles le voisinage des eaux, unsaule pleureur penché, des fleurs, un rosier communiquent je nesais quelle grâce, digne des paysagistes. Le chevalier étudiaittoutes les figures, car il avait appris que son brûlot s’étaittrès-heureusement attaché aux meilleures coteries de laville&|160;; mais personne ne parlait encore à haute voix de cettegrande nouvelle, de Suzanne et de du Bousquier. Les gens deprovince possèdent au plus haut degré l’art de distiller lescancans : le moment pour s’entretenir de cette étrange aventuren’était pas arrivé, il fallait que chacun se fût recordé. Donc onse disait à l’oreille : – Vous savez&|160;?

– Oui.

– Du Bousquier&|160;?

– Et la belle Suzanne.

– Mademoiselle Cormon n’en sait rien.

– Non.

– Ah&|160;!

C’était le piano du cancan dont le rinforzando allait éclaterquand on en serait à déguster la première entrée. Tout-à-coupmonsieur de Valois avisa madame Granson qui avait arboré sonchapeau vert à bouquets d’oreilles d’ours, et dont la figurepétillait. Etait-ce envie de commencer le concert&|160;? Quoiqu’unesemblable nouvelle fût comme une mine d’or à exploiter dans la viemonotone de ces personnages, l’observateur et défiant chevaliercrut reconnaître chez cette bonne femme l’expression d’un sentimentplus étendu : la joie causée par le triomphe d’un intérêtpersonnel&|160;!… . Aussitôt il se retourna pour examiner Athanase,et le surprit dans le silence significatif d’une concentrationprofonde. Bientôt, un regard jeté par le jeune homme sur le corsagede mademoiselle Cormon, lequel ressemblait assez à deux timbales derégiment, porta dans l’âme du chevalier une lueur subite. Cetéclair lui permit d’entrevoir tout le passé.

– Ah&|160;! diantre, se dit-il, à quel coup de caveçon je suisexposé&|160;!

Monsieur de Valois se rapprocha de mademoiselle Cormon pourpouvoir lui donner le bras en la conduisant à la salle à manger. Lavieille fille avait pour le chevalier une considérationrespectueuse&|160;; car certes son nom et la place qu’il occupaitparmi les constellations aristocratiques du Département enfaisaient le plus brillant ornement de son salon. Dans son forintérieur, depuis douze ans, mademoiselle Cormon désirait devenirmadame de Valois. Ce nom était comme une branche à laquelles’attachaient les idées qui essaimaient de sa cervelle touchant lanoblesse, le rang et les qualités extérieures d’un parti&|160;;mais si le chevalier de Valois était l’homme choisi par le cœur,par l’esprit, par l’ambition, cette vieille ruine, quoique peignéecomme le saint Jean d’une procession, effrayait mademoiselle Cormon: si elle voyait un gentilhomme en lui, la fille ne voyait pas demari. L’indifférence affectée par le chevalier en fait de mariage,et surtout la prétendue pureté de ses mœurs dans une maison pleinede grisettes, faisaient un tort énorme à monsieur de Valois,contrairement à ses prévisions. Ce gentilhomme, qui avait vu sijuste dans l’affaire de la rente viagère, se trompait en ceci. Sansqu’elle s’en doutât, les pensées de mademoiselle Cormon sur le tropsage chevalier pouvaient se traduire par ce mot : – Quel dommagequ’il ne soit pas un peu libertin&|160;! Les observateurs du cœurhumain ont remarqué le penchant des dévotes pour les mauvaissujets, en s’étonnant de ce goût qu’ils croient opposé à la vertuchrétienne. D’abord, quelle plus belle destinée donneriez-vous à lafemme vertueuse que celle de purifier à la manière du charbon leseaux troubles du vice&|160;? Mais comment n’a-t-on pas vu que cesnobles créatures, réduites par la rigidité de leurs principes à nejamais enfreindre la fidélité conjugale, doivent naturellementdésirer un mari de haute expérience pratique&|160;! Les mauvaissujets sont des grands hommes en amour. Ainsi, la pauvre fillegémissait de trouver son vase d’élection cassé en deux morceaux.Dieu seul pouvait souder le chevalier de Valois et du Bousquier.Pour bien faire comprendre l’importance du peu de mots que lechevalier et mademoiselle Cormon allaient se dire, il estnécessaire d’exposer deux graves affaires qui s’agitaient dans laville, et sur lesquelles les opinions étaient divisées. DuBousquier, d’ailleurs, s’y trouvait mystérieusement mêlé.

L’une concernait le curé d’Alençon, qui jadis avait prêté leserment constitutionnel, et qui vainquait en ce moment lesrépugnances catholiques en déployant les plus hautes vertus. Ce futun Cheverus au petit pied, et si bien apprécié, qu’à sa mort laville entière le pleura. Mademoiselle Cormon et l’abbé de Spondeappartenaient à cette Petite-Eglise sublime dans son orthodoxie, etqui fut à la cour de Rome ce que les ultras allaient être à LouisXVIII. L’abbé surtout ne reconnaissait pas l’Eglise qui avaittransigé forcément avec les constitutionnels. Ce curé n’était pointreçu dans la maison Cormon, dont les sympathies étaient acquises audesservant de Saint-Léonard, la paroisse aristocratique d’Alençon.Du Bousquier, ce libéral enragé caché sous la peau du royaliste,savait combien les points de ralliement sont nécessaires auxmécontents qui sont le fond de boutique de toutes les oppositions,et il avait déjà groupé les sympathies de la classe moyenne autourde ce curé. Voici la seconde affaire. Sous l’inspiration secrète dece diplomate grossier, l’idée de bâtir un théâtre était éclose dansla ville d’Alençon. Les Séides de du Bousquier ne connaissaient pasleur Mahomet, mais ils n’en étaient que plus ardents en croyantdéfendre leur propre conception. Athanase était un des plus chaudspartisans de la construction d’une salle de spectacle, et, depuisquelques jours, il plaidait dans les bureaux de la Mairie pour unecause que tous les jeunes gens avaient épousée. Le gentilhommeoffrit à la vieille fille son bras pour se promener&|160;; ellel’accepta, non sans le remercier, par un regard heureux de cetteattention, et auquel le chevalier répondit en montrant Athanased’un air fin.

– Mademoiselle, vous qui portez un si grand sens dansl’appréciation des convenances sociales, et à qui ce jeune hommetient par quelques liens…

– Très-éloignés, dit-elle en l’interrompant.

– Ne devriez-vous pas, dit le chevalier en continuant, user del’ascendant que vous avez sur sa mère et sur lui pour l’empêcher dese perdre&|160;? Il n’est pas déjà très-religieux, il tient pourl’assermenté&|160;; mais ceci n’est rien. Voici quelque chose debeaucoup plus grave, ne se jette-t-il pas en étourdi dans une voied’opposition sans savoir quelle influence sa conduite actuelleexercera sur son avenir&|160;! Il intrigue pour la construction duthéâtre&|160;; il est, dans cette affaire, la dupe de cerépublicain déguisé, de du Bousquier…

– Mon Dieu&|160;! monsieur de Valois, répondit-elle, sa mère medit qu’il a de l’esprit, et il ne sait pas dire deux&|160;; il esttoujours planté devant vous comme un terne&|160;… .

– Qui ne pense à rien&|160;! s’écria le Conservateur deshypothèques. Je l’ai saisi au vol, celui-là&|160;! Je présente mesdevoares au chevalier de Valois, ajouta-t-il en saluant legentilhomme avec l’emphase attribuée par Henri Monnier à JosephPrud’homme, l’admirable type de la classe à laquelle appartenait leConservateur des hypothèques.

Monsieur de Valois rendit le salut sec et protecteur du noblequi maintient sa distance&|160;; puis il remorqua mademoiselleCormon à quelques pots de fleurs plus loin, pour faire comprendre àl’interrupteur qu’il ne voulait pas être espionné.

– Comment voulez-vous, dit le chevalier à voix basse en sepenchant à l’oreille de mademoiselle Cormon, que les jeunes gensélevés dans ces détestables lycées impériaux aient des idées&|160;?C’est les bonnes mœurs et les nobles habitudes qui produisent lesgrandes idées et les belles amours. Il n’est pas difficile, en levoyant, de deviner que ce pauvre garçon deviendra tout à faitimbécile, et mourra tristement. Voyez comme il est pâle,hâve&|160;?

– Sa mère prétend qu’il travaille beaucoup trop, réponditinnocemment la vieille fille&|160;; il passe les nuits, mais àquoi&|160;? à lire des livres, à écrire. Quel état cela peut-ildonner à un jeune homme d’écrire pendant la nuit&|160;?

– Mais cela l’épuise, reprit le chevalier en essayant de ramenerla pensée de la vieille fille sur le terrain où il espérait luivoir prendre Athanase en horreur. Les mœurs de ces lycées impériauxétaient vraiment horribles.

– Oh&|160;! oui, dit l’ingénue mademoiselle Cormon. Ne lesmenait-on pas promener avec les tambours en tête&|160;? Leursmaîtres n’avaient pas autant de religion qu’en ont les païens. Eton mettait ces pauvres enfants en uniforme, absolument comme lestroupes. Quelles idées&|160;!

– Voilà quels en sont les produits, dit le chevalier en montrantAthanase. De mon temps, un jeune homme aurait-il jamais eu honte deregarder une jolie femme : et il baisse les yeux quand il vousvoit&|160;! Ce jeune homme m’effraie parce qu’il m’intéresse.Dites-lui de ne pas intriguer avec les bonapartistes comme il faitpour cette salle de spectacle&|160;; quand ces petits jeunes gensne la demanderont pas insurrectionnellement, car ce mot est pourmoi le synonyme de constitutionnellement, l’autorité la construira.Puis, dites à sa mère de veiller sur lui.

– Oh&|160;! elle l’empêchera de voir ces gens en demi-solde etla mauvaise société, j’en suis sûre. Je vais lui parler, ditmademoiselle Cormon, car il pourrait perdre sa place à la Mairie.Et de quoi lui et sa mère vivraient-ils&|160;?… Cela faitfrémir.

Comme monsieur de Talleyrand le disait de sa femme, le chevalierse dit en lui-même, en regardant mademoiselle Cormon : – Qu’on m’entrouve une plus bête&|160;? Foi de gentilhomme&|160;! la vertu quiôte l’intelligence n’est-elle pas un vice&|160;? Mais quelleadorable femme pour un homme de mon âge&|160;! Quelsprincipes&|160;! quelle ignorance&|160;!

Comprenez bien que ce monologue adressé à la princesse Goritzase fit en préparant une prise de tabac.

Madame Granson avait deviné que le chevalier parlait d’Athanase.Empressée de connaître le résultat de cette conversation, ellesuivit mademoiselle Cormon qui marchait vers le jeune homme enmettant six pieds de dignité en avant d’elle. Mais en ce momentJacquelin vint annoncer que mademoiselle était servie. La vieillefille fit par un regard un appel au chevalier. Le galantConservateur des hypothèques, qui commençait à voir dans lesmanières du gentilhomme la barrière que vers ce temps les nobles deprovince exhaussaient entre eux et la bourgeoisie, fut ravi deprimer le chevalier&|160;; il était près de mademoiselle Cormon, ilarrondit son bras en le lui présentant, elle fut forcée del’accepter. Le chevalier se précipita, par politique, sur madameGranson.

– Mademoiselle Cormon, lui dit-il en marchant avec lenteur aprèstous les convives, ma chère dame, porte le plus vif intérêt à votrecher Athanase, mais cet intérêt s’évanouit par la faute de votrefils : il est irréligieux et libéral, il s’agite pour ce théâtre,il fréquente les bonapartistes, il s’intéresse au curéconstitutionnel. Cette conduite peut lui faire perdre sa place à laMairie. Vous savez avec quel soin le gouvernement du rois’épure&|160;! où votre cher Athanase, une fois destitué,trouvera-t-il de l’emploi&|160;? Qu’il ne se fasse pas mal voir del’Administration.

– Monsieur le chevalier, dit la pauvre mère effrayée, combien nevous dois-je pas de reconnaissance&|160;! Vous avez raison, monfils est la dupe d’une mauvaise clique, et je vais l’éclairer.

Le chevalier avait par un seul regard pénétré depuis long-tempsla nature d’Athanase, il avait reconnu chez lui l’élément peumalléable des convictions républicaines auxquelles à cet âge unjeune homme sacrifie tout, épris par ce mot de liberté si maldéfini, si peu compris, mais qui, pour les gens dédaignés, est undrapeau de révolte&|160;; et, pour eux, la révolte est lavengeance. Athanase devait persister dans sa foi, car ses opinionsétaient tissues avec ses douleurs d’artiste, avec ses amèrescontemplations de l’Etat Social. Il ignorait qu’à trente-six ans, àl’époque où l’homme a jugé les hommes, les rapports et les intérêtssociaux, les opinions pour lesquels il a d’abord sacrifié sonavenir doivent se modifier chez lui, comme chez tous les hommesvraiment supérieurs. Rester fidèle au Côté Gauche d’Alençon,c’était gagner l’aversion de mademoiselle Cormon. Là, le chevaliervoyait juste. Ainsi cette société, si paisible en apparence, étaitintestinement aussi agitée que peuvent l’être les cerclesdiplomatiques où la ruse, l’habileté, les passions, les intérêts segroupent autour des plus graves questions d’empire à empire.

Les convives bordaient enfin cette table chargée du premierservice, et chacun mangeait comme on mange en province, sans honted’avoir un bon appétit, et non comme à Paris où il semble que lesmâchoires se meuvent par des lois somptuaires qui prennent à tâchede démentir les lois de l’anatomie. A Paris, on mange du bout desdents, on escamote son plaisir&|160;; tandis qu’en province leschoses se passent naturellement, et l’existence s’y concentrepeut-être un peu trop sur ce grand et universel moyen d’existenceauquel Dieu a condamné ses créatures.

Ce fut à la fin du premier service que mademoiselle Cormon fitla plus célèbre de ses rentrées , car on en parla pendant plus dedeux ans, et la chose se conte encore dans les réunions de lapetite bourgeoisie d’Alençon quand il est question de son mariage.La conversation devenue très verbeuse et animée au moment où l’onattaqua la pénultième entrée, s’était naturellement prise àl’affaire du théâtre et à celle du curé assermenté. Dans lapremière ferveur où le royalisme se trouvait en 1816, ceux que,plus tard, on appela les Jésuites du pays, voulaient expulserl’abbé François de sa cure. Du Bousquier, soupçonné par monsieur deValois d’être le soutien de ce prêtre, le promoteur de cesintrigues, et sur le dos duquel le gentilhomme les auraitd’ailleurs mises avec son adresse habituelle, était sur la sellettesans avocat pour le défendre. Athanase, le seul convive assez francpour soutenir du Bousquier, ne se trouvait pas posé pour émettreses idées devant ces potentats d’Alençon qu’il trouvait d’ailleursstupides. Il n’y a plus que les jeunes gens de province qui gardentune contenance respectueuse devant les gens d’un certain âge, etn’osent ni les fronder, ni les trop fortement contredire. Laconversation, atténuée par l’effet de délicieux canards aux olives,tomba soudain à plat. Mademoiselle Cormon, jalouse de lutter contreses propres canards, voulut défendre du Bousquier, que l’onreprésentait comme un pernicieux artisan d’intrigues, capable defaire battre des montagnes .

– Moi, dit-elle, je croyais que monsieur du Bousquier nes’occupait que d’enfantillages.

Dans les circonstances présentes, ce mot eut un prodigieuxsuccès. Mademoiselle Cormon obtint un beau triomphe : elle fitchoir la princesse Goritza le nez contre la table. Le chevalier,qui ne s’attendait point à un à-propos chez sa Dulcinée, fut siémerveillé qu’il ne trouva pas tout d’abord de mot assez élogieux,il applaudit sans bruit, comme on applaudit aux Italiens, ensimulant du bout des doigts un applaudissement.

– Elle est adorablement spirituelle, dit-il à madame Granson.J’ai toujours prétendu qu’un jour elle démasquerait sonartillerie.

– Mais dans l’intimité elle est charmante, répondit laveuve.

– Dans l’intimité, madame, toutes les femmes ont de l’esprit,reprit le chevalier.

Ce rire homérique une fois apaisé, mademoiselle Cormon demandala raison de son succès. Alors commença le forte du cancan. DuBousquier fut traduit sous les traits d’un père Gigognecélibataire, d’un monstre qui, depuis quinze ans, entretenait à luiseul l’hospice des Enfants-Trouvés&|160;; l’immoralité de ses mœursse dévoilait enfin&|160;! elle était digne de ses saturnalesparisiennes, etc., etc. Conduite par le chevalier de Valois, leplus habile chef d’orchestre en ce genre, l’ouverture de ce cancanfut magnifique.

– Je ne sais pas, dit-il d’un air plein de bonhomie, ce quipourrait empêcher un du Bousquier d’épouser une mademoiselleSuzanne Je ne sais qui&|160;; comment la nommez-vous&|160;?Suzette&|160;! Quoique logé chez madame Lardot, je ne connais cespetites filles que de vue. Si cette Suzon est une grande bellefille, impertinente, oeil gris, taille fine, petit pied, à laquellej’ai fait à peine attention, mais dont la démarche m’a paru fortinsolente, elle est de beaucoup supérieure comme manières à duBousquier. D’ailleurs, Suzanne a la noblesse de la beauté&|160;;sous ce rapport, ce mariage serait pour elle une mésalliance. Voussavez que l’empereur Joseph eut la curiosité de voir à Lucienne ladu Barry, il lui offrit son bras pour la promener&|160;; la pauvrefille, surprise de tant d’honneur, hésitait à le prendre : – Labeauté sera toujours reine, lui dit l’empereur. Remarquez quec’était un Allemand d’Autriche, ajouta le chevalier. Mais,croyez-moi, l’Allemagne, qui passe ici pour très-rustique, est unpays de noble chevalerie et de belles manières, surtout vers laPologne et la Hongrie, où il se trouve des…

Ici le chevalier s’arrêta, craignant de tomber dans une allusionà son bonheur personnel&|160;; il reprit seulement sa tabatière etconfia le reste de l’anecdote à la princesse qui lui souriaitdepuis trente-six ans.

– Ce mot était fort délicat pour Louis XV, dit du Ronceret.

– Mais il s’agit, je crois, de l’empereur Joseph, repritmademoiselle Cormon d’un petit air entendu.

– Mademoiselle, dit le chevalier en voyant le Président, leNotaire et le Conservateur échangeant des regards malicieux&|160;;madame du Barry était la Suzanne de Louis XV, circonstance assezconnue de mauvais sujets comme nous autres, mais que ne doivent passavoir les jeunes personnes. Votre ignorance prouve que vous êtesun diamant sans tache : les corruptions historiques ne vousatteignent point.

L’abbé de Sponde regarda gracieusement le chevalier de Valois etinclina la tête en signe d’approbation laudative.

– Mademoiselle ne connaît pas l’Histoire&|160;? dit leConservateur des hypothèques.

– Si vous me mêlez Louis XV et Suzanne, comment voulez-vous queje sache votre histoire&|160;? répondit angéliquement mademoiselleCormon joyeuse de voir le plat de canards vide et la conversationsi bien ranimée, qu’en entendant ce dernier mot tous ses convivesriaient la bouche pleine.

– Pauvre petite&|160;! dit l’abbé de Sponde. Quand un malheurest venu, la Charité, qui est un amour divin, aussi aveugle quel’amour païen, ne doit plus voir la cause. Ma nièce, vous êtesprésidente de la Société de Maternité, il faut secourir cettepetite fille qui trouvera difficilement à se marier.

– Pauvre enfant&|160;! dit mademoiselle Cormon.

– Croyez-vous que du Bousquier l’épouse&|160;? demanda lePrésident du tribunal.

– S’il était honnête homme, il le devrait, dit madameGranson&|160;; mais vraiment mon chien a des mœurs plus honnêtes…..

– Azor est cependant un grand fournisseur, dit d’un air fin leConservateur des hypothèques en essayant de passer du calembour aubon mot.

Au dessert, il était encore question de du Bousquier qui avaitdonné lieu à mille gentillesses que le vin rendit fulminantes.Chacun, entraîné par le Conservateur des hypothèques, répondait àun calembour par un autre. Ainsi du Bousquier était un père sévère, – un père manant ,- un père sifflé ,- un père vert ,- un pèrerond ,- un père foré , – un père dû , – un père sicaire . – Iln’était ni père , ni maire&|160;; ni un révérend père&|160;; iljouait à pair ou non&|160;; ce n’était pas non plus un pèreconscrit .

– Ce n’est toujours pas un père nourricier , dit l’abbé deSponde avec une gravité qui arrêta le rire.

– Ni un père noble , reprit le chevalier de Valois.

L’Eglise et la Noblesse étaient descendues dans l’arène ducalembour en conservant toute leur dignité.

– Chut&|160;! fit le Conservateur des hypothèques, j’entendscrier les bottes de du Bousquier qui, certes, sont plus que jamaisa revers .

Il arrive presque toujours qu’un homme ignore les bruits quicourent sur son compte : une ville entière s’occupe de lui, lecalomnie ou le tympanise&|160;; s’il n’a pas d’amis, il ne saurarien. Or, l’innocent du Bousquier, du Bousquier qui souhaitait êtrecoupable et désirait que Suzanne n’eût pas menti, du Bousquier futsuperbe d’ignorance : personne ne lui avait parlé des révélationsde Suzanne, et tout le monde trouvait d’ailleurs inconvenant de lequestionner sur une de ces affaires où l’intéressé possèdequelquefois des secrets qui l’obligent à garder le silence. DuBousquier parut donc très-agaçant et légèrement fat, quand lasociété revint de la salle à manger pour prendre le café dans lesalon où quelques personnes étaient déjà venues pour la soirée.Mademoiselle Cormon, conseillée par sa honte, n’osa regarder leterrible séducteur&|160;; elle s’était emparée d’Athanase qu’ellemoralisait en lui débitant les plus étranges lieux-communs depolitique royaliste et de morale religieuse. Ne possédant pas,comme le chevalier de Valois, une tabatière ornée de princessespour essuyer ces douches de niaiseries, le pauvre poète écoutaitd’un air stupide celle qu’il adorait, en regardant son monstrueuxcorsage qui gardait ce repos absolu, l’attribut des grandes masses.Ses désirs produisaient en lui comme une ivresse qui changeait lapetite voix claire de la vieille fille en un doux murmure, et sesplates idées en motifs pleins d’esprit. L’amour est unfaux-monnayeur qui change continuellement les gros sous en louisd’or, et qui souvent aussi fait de ses louis des gros sous.

– Eh&|160;! bien, Athanase, me le promettez-vous&|160;?

Cette phrase finale frappa l’oreille de l’heureux jeune homme àla manière de ces bruits qui réveillent en sursaut.

– Quoi, mademoiselle&|160;? répondit-il.

Mademoiselle Cormon se leva brusquement en regardant duBousquier qui ressemblait en ce moment à ce gros dieu de la fableque la République mettait sur ses écus&|160;; elle s’avança versmadame Granson et lui dit à l’oreille : – Ma pauvre amie, votrefils est idiot&|160;! Le lycée l’a perdu, dit-elle en se souvenantde l’insistance avec laquelle le chevalier de Valois avait parlé dela mauvaise éducation des lycées.

Quel coup de foudre&|160;! A son insu le pauvre Athanase avaiteu l’occasion de jeter ses brandons sur les sarments amassés dansle cœur de la vieille fille&|160;; s’il l’eût écoutée, il aurait pufaire comprendre sa passion : car, dans l’agitation où se trouvaitmademoiselle Cormon, un seul mot suffisait, mais cette stupideavidité qui caractérise l’amour jeune et vrai l’avait perdu, commequelquefois un enfant plein de vie se tue par ignorance.

– Qu’as-tu donc dit à mademoiselle Cormon&|160;? demanda madameGranson à son fils.

– Rien.

– Rien, j’expliquerai cela&|160;! se dit-elle en remettant àdemain les affaires sérieuses, car elle attacha peu d’importance àce mot en croyant du Bousquier perdu dans l’esprit de la vieillefille.

Bientôt les quatre tables se garnirent de leurs seize joueurs.Quatre personnes s’intéressèrent à un piquet, le jeu le plus cheret auquel il se perdait beaucoup d’argent. Monsieur Choisnel, leProcureur du roi et deux dames allèrent faire un trictrac dans lecabinet des laques rouges. Les girandoles furent allumées&|160;;puis la fleur de la société de mademoiselle Cormon vint s’épanouirdevant la cheminée, sur les bergères, autour des tables, après quechaque nouveau couple arrivé eut dit à mademoiselle Cormon : – Vousallez donc demain au Prébaudet&|160;?

– Mais il le faut bien, répondait-elle.

Généralement la maîtresse de la maison parut préoccupée. MadameGranson, la première, s’aperçut de l’état peu naturel où setrouvait la vieille fille : mademoiselle Cormon pensait.

– A quoi songez-vous, cousine&|160;? lui dit-elle enfin en latrouvant assise dans le boudoir.

– Je pense, répondit-elle, à cette pauvre fille. Ne suis-je pasprésidente de la Société Maternelle, je vais vous aller chercherdix écus&|160;!

– Dix écus&|160;! s’écria madame Granson. Mais vous n’avezjamais donné autant.

– Mais, ma bonne, il est si naturel d’avoir desenfants&|160;!

Cette phrase immorale partie du cœur stupéfia la trésorière dela Société Maternelle. Du Bousquier avait évidemment grandi dansl’esprit de mademoiselle Cormon.

– Vraiment, dit madame Granson, du Bousquier n’est pas seulementun monstre, il est encore un infâme. Lorsqu’on a causé préjudice àquelqu’un, ne doit-on pas l’indemniser&|160;? Ne serait-ce pas àlui, plutôt qu’à nous, de secourir cette petite, qui, après tout,me semble un fort mauvais sujet, car il y avait dans Alençon mieuxque ce cynique du Bousquier&|160;! Il faut être bien libertine pours’adresser à lui.

– Cynique&|160;! votre fils vous apprend, ma chère, des motslatins qui sont incompréhensibles. Certes, je ne veux pas excusermonsieur du Bousquier&|160;; mais expliquez-moi comment une femmeest libertine en préférant un homme à un autre&|160;?

– Chère cousine, vous épouseriez mon fils Athanase, il n’yaurait là rien que de très-naturel&|160;; il est jeune et beau,plein d’avenir, il sera la gloire d’Alençon&|160;; seulement toutle monde penserait que vous avez pris un si jeune homme pour êtretrès-heureuse&|160;; les mauvaises langues diraient que vous faitesvos provisions de bonheur pour n’en jamais manquer&|160;; il yaurait des femmes jalouses qui vous accuseraient dedépravation&|160;; mais, qu’est-ce que cela ferait&|160;? vousseriez bien aimée et véritablement. Si Athanase vous paraît idiot,ma chère, c’est qu’il a trop d’idées&|160;; les extrêmes setouchent. Il vit certes comme une jeune fille de quinze ans, il n’apas roulé dans les impuretés de Paris, lui&|160;!&|160;… Eh&|160;!bien, changez les termes, comme disait mon pauvre mari : il en estde même de du Bousquier par rapport à Suzanne. Vous seriezcalomniée, vous&|160;; mais, dans l’affaire de du Bousquier, toutest vrai. Comprenez-vous&|160;?

– Pas plus que si vous me parliez grec, dit mademoiselle Cormonqui ouvrait de grands yeux en tendant toutes les forces de sonintelligence.

– Hé&|160;! bien, cousine, puisqu’il faut mettre les points surles i, Suzanne ne peut pas aimer du Bousquier. Et si le cœur n’estpour rien dans cette affaire…

– Mais, cousine, avec quoi aime-t-on donc, si l’on n’aime pasavec le cœur&|160;?

Ici madame Granson se dit en elle-même ce qu’avait pensé lechevalier de Valois : – Cette pauvre cousine est par tropinnocente, cela passe la permission. – Chère enfant, reprit-elle àhaute voix, il me semble que les enfants ne se conçoivent pasuniquement par l’esprit.

– Mais si, ma chère, car la Sainte-Vierge…

– Mais, ma bonne, du Bousquier n’est pas leSaint-Esprit&|160;!

– C’est vrai, répondit la vieille fille, c’est un homme&|160;!un homme que sa tournure rend assez dangereux pour que ses amisl’engagent à se marier.

– Vous pouvez, cousine, amener ce résultat…

– Hé&|160;! comment&|160;? dit la vieille fille avecl’enthousiasme de la charité chrétienne.

– Ne le recevez plus jusqu’à ce qu’il ait pris une femme&|160;;vous devez aux bonnes mœurs et à la religion de manifester en cettecirconstance une exemplaire réprobation.

– A mon retour du Prébauset, nous reparlerons de ceci, ma chèremadame Granson, je consulterai mon oncle et l’abbé Couturier, ditmademoiselle Cormon en rentrant dans le salon qui se trouvait en cemoment à son plus haut degré d’animation.

Les lumières, les groupes de femmes bien mises, le ton solennel,l’air magistral de cette assemblée ne rendaient pas mademoiselleCormon moins fière que sa société de cette tenue aristocratique.Pour beaucoup de gens, on ne voyait pas mieux à Paris dans lesmeilleures compagnies. Dans ce moment, du Bousquier, qui jouait auwisth avec monsieur de Valois et deux vieilles dames, madame duCouderai et madame du Ronceret, étant l’objet d’une curiositésourde.

Il venait quelques jeunes femmes qui, sous prétexte de regarderjouer, le contemplaient si singulièrement, quoiqu’à la dérobée, quele vieux garçon finit par croire à quelque oubli dans satoilette.

– Mon faux toupet serait-il de travers&|160;? se dit-il enéprouvant une de ces inquiétudes capitales auxquelles sont soumisles vieux garçons.

Il profita d’un mauvais coup qui terminait un septième rubber ,pour quitter la table.

– Je ne peux pas toucher une carte sans perdre, dit-il, je suisdécidément trop malheureux.

– Vous êtes heureux ailleurs, dit le chevalier en lui lançant unfin regard.

Ce mot fit naturellement le tour du salon où chacun se récriasur le ton exquis du chevalier, le prince de Talleyrand dupays.

– Il n’y a que monsieur de Valois pour trouver ces sortes dechoses, dit la nièce du curé de Saint-Léonard.

Du Bousquier s’alla regarder dans la petite glace oblongue,au-dessus du Déserteur, et ne se trouva rien d’extraordinaire.Après d’innombrables répétitions du même texte varié sur tous lesmodes, vers dix heures, le départ s’opéra le long de l’embarcadèrede la longue antichambre, non sans quelques conduites faites parmademoiselle Cormon à ses favorites qu’elle embrassait sur leperron. Les groupes s’en allaient, les uns vers la route deBretagne et le Château, les autres vers le quartier qui regarde laSarthe. Alors commençaient les discours qui, depuis vingt ans,retentissaient à cette heure dans cette rue. C’était inévitablement: – Mademoiselle Cormon était bien ce soir. – MademoiselleCormon&|160;?… je l’ai trouvée singulière. – Comme ce pauvre abbébaisse&|160;! Avez-vous vu comme il dort&|160;? Il ne sait plus oùsont ses cartes, il a des distractions. – Nous aurons le chagrin dele perdre. – Il fait beau ce soir, nous aurons une belle journéedemain&|160;! – Un beau temps pour que les pommiers passentfleur&|160;! – Vous nous avez battus&|160;; mais quand vous êtesavec monsieur de Valois, vous n’en faites jamais d’autres. -Combien a-t-il donc gagné&|160;? – Mais, ce soir, il a gagné troisou quatre francs. Il ne perd jamais. – Oui, ma foi, savez-vousqu’il y a trois cent soixante-cinq jours dans l’année, et qu’à ceprix-là son jeu vaut une ferme&|160;! – Ah&|160;! quels coups nousavons essuyés ce soir&|160;! – vous êtes bien heureux, monsieur etmadame, vous voilà chez vous&|160;; mais nous, nous avons la moitiéde la ville à faire. – Je ne vous plains pas, vous pourriez avoirune voiture et vous dispenser de venir à pied. – Ah&|160;!monsieur, nous avons une fille à marier qui nous ôte une roue, etl’entretien de notre fils à Paris nous emporte l’autre. – Vous enfaites toujours un magistrat&|160;? – Que voulez-vous que l’onfasse des jeunes gens&|160;?… Et puis, il n’y a pas de honte àservir le roi. Parfois une discussion sur les cidres ou sur leslins, toujours posée dans les mêmes termes, et qui revenait auxmêmes époques, se continuait en chemin. Si quelque observateur ducœur humain eût demeuré dans cette rue, il aurait toujours su dansquel mois il était, en entendant cette conversation. Mais en cemoment elle fut exclusivement drolatique, car du Bousquier, quimarchait seul en avant des groupes, fredonnait, sans se douter del’à-propos, l’air fameux de : Femme sensible, entends-tu leramage&|160;? etc. Pour les uns, du Bousquier était un hommetrès-fort, un homme mal jugé. Depuis qu’il avait été confirmé dansson poste par une nouvelle institution royale, le Président duRonceret inclinait vers du Bousquier. Pour les autres, lefournisseur était un homme dangereux, de mauvaises mœurs, capablede tout. En province, comme à Paris, les hommes en vue ressemblentà cette statue du beau conte allégorique d’Addisson, pour laquelledeux chevaliers se battent en arrivant chacun de leur côté aucarrefour où elle s’élève : l’un la dit blanche&|160;; l’autre latient pour noire&|160;; puis, quand ils sont tous deux à terre, ilsla voient blanche à droite et noire à gauche, un troisièmechevalier vient à leur secours et la trouve rouge.

En rentrant chez lui, le chevalier de Valois se disait : – Ilest temps de faire courir le bruit de mon mariage avec mademoiselleCormon. La nouvelle sortira du salon de mademoiselle de Gordes, iradroit à Séez chez l’Evêque, reviendra par les Grands-Vicaires chezle curé de Saint-Léonard, qui ne manquera pas de le dire à l’abbéCouturier&|160;; ainsi mademoiselle Cormon recevra ce boulet ramédans ses œuvres-vives. Le vieux marquis de Gordes invitera l’abbéde Sponde à dîner, afin d’arrêter un cancan qui ferait tort àmademoiselle Cormon si je me prononçais contre elle, à moi si elleme refusait. L’abbé sera bien et dûment entortillé&|160;; puismademoiselle Cormon ne tiendra pas contre une visite demademoiselle de Gordes qui lui démontrera la grandeur et l’avenirde cette alliance. L’héritage de l’abbé vaut plus de cent milleécus, les économies de la fille doivent monter à plus de deux centmille livres, elle a son hôtel, le Prébaudet et quinze mille livresde rente. Un mot à mon ami le comte de Fontaine, et je deviensMaire d’Alençon, Député&|160;; puis, une fois assis sur les bancsde la Droite, nous arriverons à la Pairie, en criant Laclôture&|160;! ou A l’ordre&|160;!

Rentrée chez elle, madame Granson eut une vive explication avecson fils qui ne voulut pas comprendre la liaison qui existait entreses opinions et ses amours. Ce fut la première querelle qui troublal’harmonie de ce pauvre ménage.

Le lendemain, à neuf heures, mademoiselle Cormon, emballée danssa carriole avec Josette, et qui se dessinait comme une pyramidesur l’océan de ses paquets, montait la rue Saint-Blaise pour serendre au Prébaudet, où devait la surprendre l’événement quiprécipita son mariage, et que ne pouvaient prévoir ni madameGranson, ni du Bousquier, ni monsieur de Valois, ni mademoiselleCormon. Le hasard est le plus grand de tous les artistes.

Le lendemain de son arrivée au Prébaudet, mademoiselle Cormonétait fort innocemment occupée, sur les huit heures du matin, àécouter pendant son déjeuner les divers rapports de son garde et deson jardinier, lorsque Jacquelin fit une vigoureuse irruption dansla salle à manger.

– Mademoiselle, dit-il tout ébouriffé, monsieur votre oncle vousexpédie un exprès, le fils à la mère Grosmort, avec une lettre. Legars est parti d’Alençon avant le jour, et ne le voilà pas moinsarrivé. Il a couru presque comme Pénélope&|160;! Faut-il lui donnerun verre de vin&|160;?

– Qu’a-t-il pu arriver, Josette, mon oncle serait-il… ..

– Il n’écrirait pas, dit la femme de chambre en devinant lescraintes de sa maîtresse.

– Vite&|160;! vite&|160;! s’écria mademoiselle Cormon aprèsavoir lu les premières lignes, que Jacquelin attelle Pénélope. -Arrange-toi, ma fille, pour avoir tout remballé dans unedemi-heure, dit-elle à Josette. Nous retournons à la ville…

– Jacquelin&|160;! cria Josette excitée par le sentimentqu’exprima le visage de mademoiselle Cormon.

Jacquelin, instruit par Josette, arriva disant : – Mais,mademoiselle, Pénélope mange son avoine.

– Hé&|160;! qu’est-ce que cela me fait&|160;! je veux partir àl’instant.

– Mais, mademoiselle, il va pleuvoir&|160;!

– Eh&|160;! bien, nous serons mouillés.

– Le feu est à la maison, dit en murmurant Josette piquée dusilence que gardait sa maîtresse en achevant la lettre, la lisantet relisant.

– Achevez donc au moins votre café, ne vous tournez pas lesang&|160;! Regardez comme vous êtes rouge.

– Je suis rouge, Josette&|160;! dit-elle en allant se regarderdans une glace dont le tain tombait et qui lui offrit l’image deses traits doublement renversés. Mon Dieu&|160;! pensa mademoiselleCormon, si j’allais être laide&|160;! – Allons, Josette, allons, mafille, habille-moi. Je veux être prête avant que Jacquelin n’aitattelé Pénélope. Si tu ne peux remettre mes paquets dans lavoiture, je les laisserai ici, plutôt que de perdre une minute.

Si vous avez bien compris l’excès de monomanie à laquelle ledésir de se marier avait fait arriver mademoiselle Cormon, vouspartagerez son émotion. Le digne oncle annonçait à sa nièce quemonsieur de Troisville, ancien militaire au service de Russie,petit-fils d’un de ses meilleurs amis, souhaitait se retirer àAlençon, et lui demandait l’hospitalité, en se recommandant del’amitié que l’abbé portait à son grand-père, le comte deTroisville, chef d’escadre sous Louis XV. L’ancien Vicaire-Généralépouvanté priait instamment sa nièce de revenir pour l’aider àrecevoir leur hôte et à lui faire les honneurs de la maison, car lalettre avait éprouvé quelque retard, monsieur de Troisville pouvaitlui tomber sur les bras dans la soirée. A la lecture de cettelettre pouvait-il être question des soins que demandait lePrébaudet&|160;? En ce moment, le garde et le fermier, témoins del’effarouchement de leur maîtresse, se tenaient cois en attendantses ordres. Quand ils l’arrêtèrent au passage afin d’obtenir leursinstructions, pour la première fois de sa vie mademoiselle Cormon,la despotique vieille fille qui voyait tout par elle-même auPrébaudet, leur dit un comme vous voudrez&|160;! qui les frappa destupéfaction&|160;; car leur maîtresse poussait le soinadministratif jusqu’à compter ses fruits et les enregistrait parsortes, afin de diriger la consommation suivant le nombre de chaqueespèce de fruit.

– Je crois rêver, dit Josette en voyant sa maîtresse volant parles escaliers comme un éléphant auquel Dieu aurait donné desailes.

Bientôt, malgré une pluie battante, mademoiselle sortit duPrébaudet, laissant à ses gens la bride sur le cou. Jacquelin n’osaprendre sur lui de presser le petit trot habituel de la paisiblePénélope, qui, semblable à la belle reine dont elle portait le nom,avait l’air de faire autant de pas en arrière qu’elle en faisait enavant. Voyant cette allure, mademoiselle ordonna d’une voix aigre àJacquelin d’avoir à faire galoper, à coups de fouet s’il lefallait, la pauvre jument étonnée&|160;; tant elle avait peur de nepas avoir le temps d’arranger convenablement la maison pourrecevoir monsieur de Troisville. Elle calculait que le petit-filsd’un ami de son oncle pouvait n’avoir que quarante ans, unmilitaire devait être immanquablement garçon, elle se promettaitdonc, son oncle aidant, de ne pas laisser sortir du logis monsieurde Troisville dans l’état où il y entrerait. Quoique Pénélopegalopât, mademoiselle Cormon, occupée de ses toilettes et rêvantune première nuit de noces, dit plusieurs fois à Jacquelin qu’iln’avançait pas. Elle se remuait dans la carriole sans répondre auxdemandes de Josette, et se parlait à elle-même comme une personnequi roule de grands desseins. Enfin, la carriole atteignit lagrande rue d’Alençon qui s’appelle la rue Saint-Blaise en y entrantdu côté de Mortagne&|160;; mais vers l’hôtel du More elle prend lenom de la rue de la porte de Séez, et devient la rue du Bercail endébouchant sur la route de Bretagne. Si le départ de mademoiselleCormon faisait grand bruit dans Alençon, chacun peut imaginer letapage que dut y faire son retour le lendemain de son installationau Prébaudet, et par une pluie battante qui lui fouettait le visagesans qu’elle parût en prendre souci. Chacun remarqua le galop foude Pénélope, l’air narquois de Jacquelin, l’heure matinale, lespaquets cen dessus dessous, enfin la conversation animée de Josetteet de mademoiselle Cormon, leur impatience surtout. Les biens demonsieur de Troisville se trouvaient situés entre Alençon etMortagne, Josette connaissait les branches diverses de la famillede Troisville. Un mot dit par Mademoiselle en atteignant le pavéd’Alençon avait mis Josette au fait de l’aventure&|160;; ladiscussion s’était établie entre elles, et toutes deux avaientarrêté que le de Troisville attendu devait être un gentilhommeentre quarante et quarante-deux ans, garçon, ni riche ni pauvre.Mademoiselle se voyait comtesse ou vicomtesse de Troisville.

– Et mon oncle qui ne me dit rien, qui ne sait rien, qui nes’informe de rien&|160;? Oh&|160;! comme c’est mon oncle&|160;! iloublierait son nez s’il ne tenait pas à son visage&|160;!

N’avez-vous pas remarqué que, dans ces sortes de circonstances,les vieilles filles deviennent comme Richard III, spirituelles,féroces, hardies, prometteuses, et, comme des clercs grisés, nerespectent plus rien&|160;? Aussitôt la ville d’Alençon, instruiteen un moment, du haut de la rue Saint-Blaise jusqu’à la porte deSéez, de ce retour précipité accompagné de circonstances graves,fut perturbée dans tous ses viscères publics et domestiques. Lescuisinières, les marchands, les passants se dirent cette nouvellede porte à porte&|160;; puis elle monta dans la région supérieure.Bientôt ces mots : – Mademoiselle Cormon est revenue&|160;!éclatèrent comme une bombe dans tous les ménages. En ce moment,Jacquelin quittait le banc de bois poli par un procédé qu’ignorentles ébénistes et où il était assis sur le devant de lacarriole&|160;; il ouvrait lui-même la grande porte verte, rondepar le haut, fermée en signe de deuil, car pendant l’absence demademoiselle Cormon l’assemblée n’avait pas lieu. Les fidèlesfestoyaient alors tour à tour l’abbé de Sponde. Monsieur de Valoispayait sa dette en l’invitant à dîner chez le marquis de Gordes.Jacquelin appela familièrement Pénélope qu’il avait laissée aumilieu de la rue&|160;; la bête habituée à ce manége tournad’elle-même, enfila la porte, détourna dans la cour de manière à nepas endommager le massif de fleurs. Jacquelin la reprit par labride et mena la voiture devant le perron.

– Mariette&|160;! cria mademoiselle Cormon.

Mais Mariette était occupée à fermer la grande porte.

– Mademoiselle&|160;?

– Ce monsieur n’est pas venu&|160;?

– Non, mademoiselle.

– Et mon oncle&|160;?

– Mademoiselle, il est à l’église.

Jacquelin et Pérotte étaient en ce moment sur la première marchedu perron et tendaient leurs mains pour manœuvrer leur maîtressesortie de la carriole et qui se hissait sur le brancard ens’accrochant aux rideaux. Mademoiselle se jeta dans leurs bras, cardepuis deux ans elle ne voulait plus se risquer à se servir dumarchepied en fer et à double maille fixé dans le brancard par unhorrible mécanisme à gros boulons. Quand mademoiselle Cormon futsur le haut du perron, elle regarda sa cour d’un air desatisfaction.

– Allons, allons, Mariette, laissez la grande porte et venezici.

– Le torchon brûle, dit Jacquelin à Mariette quand la cuisinièrepassa près de la carriole.

– Voyons, mon enfant, quelles provisions as-tu&|160;? ditmademoiselle Cormon en s’asseyant sur la banquette de la longueantichambre comme une personne excédée de fatigue.

– Mais je n’ai rin , dit Mariette en se mettant les poings surles hanches. Mademoiselle sait bien que, pendant son absence,monsieur l’abbé dîne toujours en ville, hier je suis allée lequérir chez mademoiselle de Gordes.

– Où est-il donc&|160;?

Monsieur l’abbé, il est à l’église, il ne rentrera qu’à troisheures.

– Il ne pense à rien, mon oncle. N’aurait-il pas dû te dired’aller au marché&|160;! Mariette, vas-y&|160;; sans jeterl’argent, n’épargne rien, prends-y tout ce qu’il y aura de bien, debon, de délicat. Va t’informer aux diligences comment l’on seprocure des pâtés. Je veux des écrevisses des rû de la Brillante.Quelle heure est-il&|160;?

– Neuf heures quart moins .

– Mon Dieu, Mariette, ne perds pas le temps à babiller, lapersonne attendue par mon oncle peut arriver d’un instant àl’autre&|160;; s’il fallait lui donner à déjeuner, nous serions dejolis cœurs.

Mariette se retourna vers Pénélope en sueur, et regardaJacquelin d’un air qui voulait dire : Mademoiselle va mettre lamain sur un mari, de cette fois.

– A nous deux, Josette, reprit la vieille fille, car il fautvoir à coucher monsieur de Troisville.

Avec quel bonheur cette phrase fut prononcée&|160;! voir àcoucher monsieur de Troisville (prononcez Tréville), combiend’idées dans ce mot&|160;! La vieille fille était inondéed’espérance.

– Voulez-vous le coucher dans la chambre verte&|160;?

– Celle de monseigneur l’Evêque, non, elle est trop près de lamienne, dit mademoiselle Cormon. Bon pour monseigneur, qui est unsaint homme.

– Donnez-lui l’appartement de votre oncle.

– Il est si nu, que ce serait indécent.

– Dame, mademoiselle&|160;! faites arranger en deux temps un litdans votre boudoir, il y a une cheminée. Moreau trouvera bien dansses magasins un lit à peu près pareil à l’étoffe de la tenture.

– Tu as raison, Josette. Eh&|160;! bien, cours chezMoreau&|160;; consulte avec lui sur tout ce qu’il faut faire, jet’y autorise. Si le lit (le lit de monsieur de Troisville&|160;!)peut être monté ce soir sans que monsieur de Troisville s’enaperçoive, au cas où monsieur de Troisville nous viendrait pendantque Moreau serait là, je le veux bien. Si Moreau ne s’y engage pasje mettrai monsieur de Troisville dans la chambre verte, quoiquemonsieur de Troisville sera là bien près de moi.

Josette s’en allait, sa maîtresse la rappela.

– Explique tout à Jacquelin, s’écria-t-elle d’une voixformidable et pleine d’épouvante, qu’il aille lui-même chezMoreau&|160;! Ma toilette donc&|160;! Si j’étais surprise ainsi parmonsieur de Troisville, sans mon oncle pour le recevoir&|160;!Oh&|160;! mon oncle, mon oncle&|160;! Viens, Josette, tu vasm’habiller.

– Mais Pénélope&|160;! dit imprudemment Josette.

Les yeux de mademoiselle Cormon étincelèrent pour la seule foisde sa vie : – Toujours Pénélope&|160;! Pénélope par ci, Pénélopepar là&|160;! Est-ce donc Pénélope qui est la maîtresse&|160;?

– Mais elle est en nage et n’a pas mangé l’avoine&|160;!

– Et qu’elle crève&|160;! s’écria mademoiselle Cormon&|160;;mais que je me marie, pensa-t-elle.

En entendant ce mot qui lui parut un homicide, Josette restapendant un moment interdite&|160;; puis elle dégringola le perron àun geste que lui fit sa maîtresse.

– Mademoiselle a le diable au corps, Jacquelin&|160;! fut lapremière parole de Josette.

Ainsi tout fut d’accord dans cette journée pour produire legrand coup de théâtre qui décida de la vie de mademoiselle Cormon.La ville était déjà cen dessus-dessous par suite des cinqcirconstances aggravantes qui accompagnaient le retour subit demademoiselle Cormon, à savoir : la pluie battante, le galop dePénélope essoufflée, en sueur et les flancs rentrés&|160;; l’heurematinale, les paquets en désordre, et l’air singulier de la vieillefille effarée. Mais quand Mariette fit son invasion au marché poury tout enlever, quand Jacquelin vint chez le principal tapissierd’Alençon, rue de la Porte de Séez, à deux pas de l’église, pour ychercher un lit, il y eut matière aux conjectures les plus graves.On discuta cette étrange aventure au Cours, sur la Promenade&|160;;elle occupa tout le monde, et même mademoiselle de Gordes chez quise trouvait le chevalier de Valois. A deux jours de distance, laville d’Alençon était remuée par des événements si capitaux, quequelques bonnes femmes disaient : – Mais c’est la fin dumonde&|160;! Cette dernière nouvelle se résuma dans toutes lesmaisons par cette phrase : – Qu’arrive-t-il donc chez lesCormon&|160;? L’abbé de Sponde, questionné fort adroitement quandil sortit de Saint-Léonard pour aller se promener au Cours avecl’abbé Couturier, répondit bonifacement qu’il attendait le vicomtede Troisville, gentilhomme au service de Russie pendantl’émigration, et qui revenait habiter Alençon. De deux à cinqheures, une espèce de télégraphe labial joua dans la ville etapprit à tous les habitants que mademoiselle Cormon avait enfintrouvé un mari par correspondance, et qu’elle allait épouser levicomte de Troisville. Ici l’on disait : Moreau fait déjà le lit.Là, le lit avait six pieds. Le lit était de quatre pieds, rue duBercail, chez madame Granson. C’était un simple lit de repos chezdu Ronceret où dînait du Bousquier. La petite bourgeoisieprétendait qu’il coûtait onze cents francs. Généralement on disaitque c’était vendre la peau de l’ours . Plus loin, les carpesavaient renchéri&|160;! Mariette s’était jetée sur le marché pour yfaire une rafle générale. En haut de la rue Saint-Blaise, Pénélopeavait dû crever. Ce décès se révoquait en doute chez leReceveur-Général. Néanmoins, il était authentique à la Préfectureque la bête avait expiré en tournant la porte de l’hôtel Cormon,tant la vieille fille était accourue avec vélocité sur sa proie. Lesellier qui demeurait au coin de la rue de Séez fut assez osé pourvenir demander s’il était arrivé quelque chose à la voiture demademoiselle Cormon, afin de savoir si Pénélope était morte. Duhaut de la rue Saint-Blaise jusqu’au bout de la rue du Bercail, onapprit que, grâce aux soins de Jacquelin, Pénélope, cettesilencieuse victime de l’intempérance de sa maîtresse, vivaitencore, mais elle paraissait souffrante. Sur toute la route deBretagne, le vicomte de Troisville était un cadet sans le sou, carles biens du Perche appartenaient au marquis de Troisville, pair deFrance qui avait deux enfants. Ce mariage était une bonne fortunepour le pauvre émigré, le vicomte était l’affaire de mademoiselleCormon&|160;; l’aristocratie de la route de Bretagne approuvait lemariage, la vieille fille ne pouvait faire un meilleur emploi de safortune. Mais, dans la bourgeoisie, le vicomte de Troisville étaitun général russe qui avait combattu contre la France, qui revenaitavec une grande fortune gagnée à la cour deSaint-Pétersbourg&|160;; c’était un étranger , un des alliés prisen haine par les Libéraux. L’abbé de Sponde avait sournoisementmoyenné ce mariage. Toutes les personnes qui avaient le droitd’entrer chez mademoiselle Cormon comme chez eux se promirentd’aller la voir le soir. Pendant cette agitation transurbaine, quifit presque oublier Suzanne, mademoiselle Cormon n’était pas moinsagitée&|160;; elle éprouvait des sentiments tout nouveaux. Enregardant son salon, son boudoir, le cabinet, la salle à manger,elle fut saisie d’une appréhension cruelle. Une espèce de démon luimontra ce vieux luxe en ricanant, les belles choses qu’elleadmirait depuis son enfance furent soupçonnées, accusées devieillesse. Enfin elle eut cette crainte qui s’empare de presquetous les auteurs, au moment où ils lisent une œuvre qu’ils croientparfaite à quelque critique exigeant ou blasé : les situationsneuves paraissent usées&|160;; les phrases les mieux tournées, lesplus léchées, se montrent louches ou boiteuses&|160;; les imagesgrimacent ou se contrarient, le faux saute aux yeux. De même lapauvre fille tremblait de voir sur les lèvres de monsieur deTroisville un sourire de mépris pour ce salon d’évêque&|160;; elleredouta de lui voir jeter un regard froid sur cette antique salle àmanger&|160;; enfin elle craignit que le cadre ne vieillit letableau. Si ces antiquités allaient jeter sur elle un reflet devieillesse&|160;? Cette question qu’elle se fit lui donna la chairde poule. En ce moment, elle aurait livré le quart de ses économiespour pouvoir restaurer sa maison en un instant par un coup debaguette de fée. Quel est le fat de général qui n’a pas frissonnéla veille d’une bataille&|160;? La pauvre fille était entre unAusterlitz et un Waterloo.

– Madame la vicomtesse de Troisville, se disait-elle, le beaunom&|160;! Nos biens iraient au moins dans une bonne maison.

Elle était en proie à une irritation qui faisait tressaillir sesplus déliés rameaux nerveux et leurs papilles depuis si long-tempsnoyées dans l’embonpoint. Tout son sang, fouetté par l’espérance,était en mouvement. Elle se sentait la force de converser, s’il lefallait, avec monsieur de Troisville.

Il est inutile de parler de l’activité avec laquellefonctionnèrent Josette, Jacquelin, Mariette, Moreau et ses garçons.Ce fut un empressement de fourmis occupées à leurs œufs. Tout cequ’un soin journalier rendait si propre fut repassé, brossé, lavé,frotté. Les porcelaines des grands jours virent la lumière. Lesservices damassés numérotés A, B, C, D furent tirés des profondeursoù ils gisaient sous une triple garde d’enveloppes défendues par deformidables lignes d’épingles. Les plus précieux rayons de labibliothèque furent interrogés. Enfin mademoiselle sacrifia troisbouteilles des fameuses liqueurs de madame Amphoux, la plusillustre des distillatrices d’outre-mer, nom cher aux amateurs.Grâce au dévouement de ses lieutenants, mademoiselle put seprésenter au combat. Les différentes armes, les meubles,l’artillerie de cuisine, les batteries de l’office, les vivres, lesmunitions, les corps de réserve furent prêts sur toute la ligne.Jacquelin, Mariette et Josette reçurent l’ordre de se mettre engrande tenue. Le jardin fut ratissé. La vieille fille regretta dene pouvoir s’entendre avec les rossignols logés dans les arbrespour obtenir d’eux leurs plus belles roulades. Enfin, sur lesquatre heures, au moment même où l’abbé de Sponde rentrait, oùmademoiselle croyait avoir vainement mis le couvert le plus coquet,apprêté le plus délicat des dîners, le clic-clac d’un postillon sefit entendre dans le Val-Noble.

– C’est lui&|160;! se dit-elle en recevant les coups de fouetdans le cœur.

En effet, annoncé par tant de cancans, un certain cabriolet deposte où se trouvait un monsieur seul avait fait une si grandesensation en descendant la rue Saint-Blaise et tournant la rue duCours, que quelques petits gamins et de grandes personnes l’avaientsuivi, et restaient groupés autour de la porte de l’hôtel Cormonpour le voir entrer. Jacquelin, qui flairait aussi son propremariage, avait entendu le clic-clac dans la rue Saint-Blaise, ilavait ouvert la grand’porte à deux battants. Le postillon, quiétait de sa connaissance, mit sa gloire à bien tourner, et arrêtanet au perron. Quant au postillon, vous comprenez qu’il s’en allabien et dûment grisé par Jacquelin. L’abbé vint au-devant de sonhôte dont la voiture fut dépouillée avec la prestesse qu’auraientpu y mettre des voleurs pressés. Elle fut remisée, la grand’portefut fermée, et il n’y eut plus de traces de l’arrivée de monsieurde Troisville en quelques minutes. Jamais deux substances chimiquesne se marièrent avec plus de promptitude que la maison Cormon n’enmit à absorber le vicomte de Troisville. Mademoiselle, de qui lecœur battait comme à un lézard pris par un pâtre, restahéroïquement dans sa bergère, au coin du feu. Josette ouvrit laporte, et le vicomte de Troisville suivi de l’abbé de Sponde seproduisit aux regards de la vieille fille.

– Ma nièce, voici monsieur le vicomte de Troisville, lepetit-fils d’un de mes camarades de collége. – Monsieur deTroisville, voici ma nièce, mademoiselle Cormon.

– Ah&|160;! le bon oncle, comme il pose bien la question&|160;!pensa Rose-Marie-Victoire.

Le vicomte de Troisville était, pour le peindre en deux mots, duBousquier gentilhomme. Il y avait entre eux toute la différence quisépare le genre vulgaire et le genre noble. S’ils avaient été làtous deux, il eût été impossible au libéral le plus enragé de nierl’aristocratie. La force du vicomte avait toute la distinction del’élégance&|160;; ses formes conservaient une dignitémagnifique&|160;; il avait des yeux bleus et des cheveux noirs, unteint olivâtre, et il ne devait pas avoir plus de quarante-six ans.Vous eussiez dit un bel Espagnol conservé dans les glaces de laRussie. Les manières, la démarche, la pose, tout annonçait undiplomate qui avait vu l’Europe. La mise était celle d’un hommecomme il faut en voyage. Monsieur de Troisville paraissait fatigué,l’abbé lui offrit de passer dans la chambre qui lui était destinée,et fut ébahi quand sa nièce ouvrit le boudoir transformé en chambreà coucher. Mademoiselle Cormon et son oncle laissèrent alors lenoble étranger vaquer à ses affaires avec l’aide de Jaquelin, quilui apporta tous les paquets dont il avait besoin. L’abbé de Spondeet sa nièce allèrent se promener le long de la Brillante, enattendant que monsieur de Troisville eût fini sa toilette. Quoiquel’abbé de Sponde fût, par un singulier hasard, plus distrait qu’àl’ordinaire, mademoiselle Cormon ne fut pas moins préoccupée quelui. Tous deux ils marchèrent en silence. La vieille fille n’avaitjamais rencontré d’homme aussi séduisant que l’était l’olympienvicomte. Elle ne pouvait se dire à l’allemande : – Voilà monidéal&|160;! mais elle se sentait prise de la tête aux pieds, et sedisait : – Voilà mon affaire&|160;! Tout à coup elle vola chezMariette pour savoir si le dîner pouvait subir un retard sans rienperdre de sa bonté.

– Mon oncle, ce monsieur de Troisville est bien aimable,dit-elle en revenant.

– Mais, ma fille, il n’a encore rien dit, fit en riantl’abbé.

– Mais cela se voit dans la tournure, sur la physionomie. Est-ilgarçon&|160;?

– Je n’en sais rien, répondit l’abbé qui pensait à unediscussion sur la grâce émue entre l’abbé Couturier et lui.Monsieur de Troisville m’a écrit qu’il désirait acquérir une maisonici. – S’il était marié il ne serait pas venu seul, reprit-il d’unair insouciant&|160;; car il n’admettait pas que sa nièce pûtpenser à se marier.

– Est-il riche&|160;?

– Il est le cadet d’une branche cadette, répondit l’oncle. Songrand-père a commandé des escadres&|160;; mais le père de ce jeunehomme a fait un mauvais mariage.

– Ce jeune homme&|160;! répéta la vieille fille. Mais il mesemble, mon oncle, qu’il a bien quarante-cinq ans, dit-elle&|160;;car elle éprouvait un excessif désir de mettre leurs âges enrapport.

– Oui, dit l’abbé. Mais à un pauvre prêtre de soixante-dix ans,Rose, un quadragénaire paraît jeune.

En ce moment, tout Alençon savait que monsieur le vicomte deTroisville était arrivé chez mademoiselle Cormon. L’étrangerrejoignit bientôt ses hôtes, et se prit à admirer la vue de laBrillante, le jardin et la maison.

– Monsieur l’abbé, dit-il, toute mon ambition serait de trouverune habitation semblable à celle-ci. La vieille fille voulut voirune déclaration dans cette phrase, et baissa les yeux. – Vous devezbien vous y plaire, mademoiselle&|160;? reprit le vicomte.

– Comment ne m’y plairais-je pas&|160;! elle est dans notrefamille depuis l’an 1574, époque à laquelle un de nos ancêtres,intendant du duc d’Alençon, acquit ce terrain et la fit bâtir, ditmademoiselle Cormon. Elle est sur pilotis.

Jacquelin annonça le dîner&|160;; monsieur de Troisville offritson bras à l’heureuse fille qui tâcha de ne pas trop s’y appuyer,elle craignait encore tant d’avoir l’air de faire desavances&|160;!

– Tout est très-harmonieux ici, dit le vicomte en s’asseyant àtable.

– Nos arbres sont pleins d’oiseaux qui nous font de la musique àbon marché&|160;; personne ne les tracasse et toutes les nuits lerossignol chante, dit mademoiselle Cormon.

– Je parle de l’intérieur de la maison, fit observer le vicomtequi ne se donna pas la peine d’étudier mademoiselle Cormon et nereconnut point sa nullité d’esprit. – Oui, tout y est en rapport,les tons de couleur, les meubles, la physionomie.

– Cependant, elle nous coûte beaucoup, les impositions sonténormes, répondit l’excellente fille frappée du mot rapport.

– Ah&|160;! les impositions sont chères ici&|160;? demanda levicomte qui préoccupé de ses idées ne remarqua point lecoq-à-l’âne.

– Je ne sais pas, dit l’abbé. Ma nièce est chargée del’administration de nos deux fortunes.

– Les impositions sont des misères pour des personnes riches,reprit mademoiselle Cormon qui ne voulut point paraître avare.Quant aux meubles, je les laisserai comme ils sont et n’y ferairien changer : à moins que je ne me marie&|160;; car alors ilfaudra que tout ici soit au goût du maître.

– Vous êtes dans les grands principes, mademoiselle, dit ensouriant le vicomte, vous ferez un heureux…

– Jamais personne ne m’a dit un si joli mot, pensa la vieillefille.

Le vicomte complimenta mademoiselle Cormon sur le service, surla tenue de la maison, en avouant qu’il croyait la provincearriérée, et qu’il la trouvait très-comfortable .

– Qu’est-ce que c’est que ce mot-là, bon Dieu&|160;?pensa-t-elle. Où est le chevalier de Valois pour y répondre&|160;?Comfortable&|160;? Y a-t-il plusieurs mots là-dedans&|160;? Allons,du courage, se dit-elle, c’est peut-être un mot russe, je ne suispas obligée d’y répondre. – Mais, reprit-elle à haute voix en sesentant la langue déliée par l’éloquence que trouvent presquetoutes les créatures humaines dans les circonstances capitales,monsieur, nous avons ici la plus brillante société. La ville seréunit précisément chez moi. Vous pourrez en juger tout à l’heure,car quelques-uns de nos fidèles auront sans doute appris monretour, et viendront me voir. Nous avons le chevalier de Valois, unseigneur de l’ancienne cour, homme d’infiniment d’esprit, de goût,puis monsieur le marquis de Gordes et mademoiselle Armande sa sœur(elle se mordit la langue et se ravisa) : une fille remarquabledans son genre, ajouta-t-elle. Elle a voulu rester fille pourlaisser toute sa fortune à son frère et à son neveu.

– Ah&|160;! fit le vicomte, oui, les Gordes, je me lesrappelle.

– Alençon est très-gai, reprit la vieille fille une fois lancée.On s’y amuse beaucoup, le Receveur-Général donne des bals, lepréfet est un homme aimable, monseigneur l’Evêque nous honorequelquefois de sa visite…

– Allons, reprit en souriant le vicomte, j’ai donc bien fait devouloir revenir, comme le lièvre, mourir au gîte.

– Moi aussi, dit la vieille fille, je suis comme le lièvre, jemeurs où je m’attache.

Le vicomte prit le proverbe ainsi rendu pour une plaisanterie,et sourit.

– Ah&|160;! se dit la vieille fille, tout va bien, il mecomprend, celui-là&|160;!

La conversation se soutint sur des généralités. Par une de cesmystérieuses puissances inconnues, indéfinissables, mademoiselleCormon retrouvait dans sa cervelle, sous la pression de son désird’être aimable, toutes les tournures de phrases du chevalier deValois. C’était comme dans un duel où le diable semble ajusterlui-même le canon du pistolet. Jamais adversaire ne fut mieuxcouché en joue. Monsieur de Troisville était beaucoup trop homme debonne compagnie pour parler de l’excellence du dîner, mais sonsilence était un éloge. Il avait, en buvant les vins délicieux quelui servait profusément Jacquelin, l’air de reconnaître des amis.Il paraissait grand connaisseur, et le véritable amateurn’applaudit pas, il jouit. Le vicomte s’informa curieusement duprix des terrains, des maisons, des emplacements&|160;; il se fitlonguement décrire par mademoiselle Cormon l’endroit du confluentde la Brillante et de la Sarthe. Il s’étonnait que la ville se fûtplacée si loin de la rivière, la topographie du pays l’occupaitbeaucoup. L’abbé, fort silencieux, laissa sa nièce tenir le dé dela conversation. Véritablement, mademoiselle crut occuper monsieurde Troisville qui lui souriait avec grâce, et qui s’engagea pendantce dîner beaucoup plus que ses plus empressés épouseurs nes’étaient engagés en quinze jours. Aussi, comptez que jamaisconvive ne fut mieux ouaté de petits soins, enveloppé de plusd’attentions. Vous eussiez dit un amant chéri, de retour dans leménage dont il fait le bonheur. Mademoiselle prévoyait le moment oùil fallait du pain au vicomte, elle le couvait de sesregards&|160;; quand il tournait la tête, elle lui mettaitadroitement un supplément du mets qu’il paraissait aimer&|160;;elle l’aurait fait crever s’il eût été gourmand&|160;; mais queldélicieux échantillon n’était-ce pas de ce qu’elle comptait faireen amour&|160;? Elle ne commit pas la sottise de se déprécier, ellemit bravement toutes voiles dehors, arbora tous ses pavillons, seposa comme la reine d’Alençon et vanta ses confitures&|160;; enfinelle pêcha des compliments, en parlant d’elle-même, comme si tousses trompettes étaient morts. Elle s’aperçut qu’elle plaisait auvicomte, car son désir l’avait si bien transformée, qu’elle étaitdevenue presque femme. Au dessert, elle n’entendit pas sans unravissement intérieur des allées et des venues dans l’antichambreet des bruits au salon qui annonçaient que sa compagnie habituellevenait. Elle fit remarquer cet empressement à son oncle et àmonsieur de Troisville comme une preuve de l’affection qu’on luiportait, tandis que c’était l’effet de la lancinante curiosité quiavait saisi toute la ville. Impatiente de se produire dans sagloire, mademoiselle Cormon dit à Jacquelin que l’on prendrait lecafé et les liqueurs dans le salon où le domestique alla, devantl’élite de la société, étaler les magnificences d’un cabaret deSaxe qui ne sortait de son armoire que deux fois par an. Tout cecifut observé par la compagnie en train de gloser à petit bruit.

– Peste&|160;! fit du Bousquier, rien que les liqueurs de madameAmphoux qui ne servent qu’aux quatre fêtes carillonnées&|160;!

– C’est décidément un mariage arrangé depuis un an parcorrespondance, dit monsieur le Président du Ronceret. Le directeurdes postes reçoit ici, depuis un an, des lettres timbréesd’Odessa.

Madame Granson frissonna. Monsieur le chevalier de Valois,quoiqu’il eût dîné comme quatre, pâle jusque dans la sectionsenestre de sa figure, sentit qu’il allait livrer son secret et dit: – Ne trouvez-vous pas qu’il fait froid aujourd’hui, je suisgelé&|160;?

– C’est le voisinage de la Russie, fit du Bousquier.

Le chevalier le regarda d’un air qui voulait dire : – Bienjoué.

Mademoiselle Cormon apparut si radieuse, si triomphante, qu’onla trouva belle. Cet éclat extraordinaire n’était pas dû seulementau sentiment&|160;; toute la masse de son sang tempêtait enelle-même depuis le matin, et ses nerfs étaient agités par lepressentiment d’une grande crise : il fallait toutes cescirconstances pour lui avoir permis de se ressembler si peu àelle-même. Avec quel bonheur elle fit les solennelles présentationsdu vicomte au chevalier, du chevalier au vicomte, de tout Alençon àmonsieur de Troisville, de monsieur de Troisville à ceuxd’Alençon&|160;! Par un hasard assez explicable, le vicomte et lechevalier, ces deux natures aristocratiques, se mirent à l’instantmême à l’unisson&|160;; elles se reconnurent&|160;; tous deux seregardèrent comme deux hommes de la même sphère. Ils se mirent àcauser, debout devant la cheminée&|160;; le cercle s’était formédevant eux, et leur conversation, quoique faite sotto voce , futécoutée dans un religieux silence. Pour bien saisir l’effet decette scène, il faut se figurer mademoiselle Cormon occupée àcuisiner le café de son prétendu prétendu, le dos tourné à lacheminée.

M. de Valois.

Monsieur le vicomte vient, dit-on, s’établir ici&|160;?

M. de Troisville.

Oui, monsieur, je viens y chercher une maison… ( mademoiselleCormon se retourne, la tasse à la main ). Et il me la faut grande,pour loger… ( mademoiselle Cormon tend la tasse ) ma famille. ( Lesyeux de la vieille fille se troublent .)

M. de Valois.

Vous êtes marié&|160;?

M. de Troisville.

Depuis seize ans, avec la fille de la princesseScherbelloff.

Mademoiselle Cormon tomba foudroyée : du Bousquier la vitchanceler, il s’élança, la reçut dans ses bras, on ouvrit la porte.Le fougueux républicain, conseillé par Josette, trouva des forcespour emporter la vieille fille dans sa chambre où il la déposa surle lit. Josette, armée de ciseaux, coupa le corset serré outremesure. Du Bousquier jeta brutalement des gouttes d’eau sur levisage de mademoiselle Cormon et sur le corsage qui s’étala commeune inondation de la Loire. La malade ouvrit les yeux, vit duBousquier, et la pudeur lui fit jeter un cri en reconnaissant cethomme. Du Bousquier se retira, laissant entrer six femmes à la têtedesquelles était madame Granson rayonnante de joie.

Qu’avait fait le chevalier de Valois&|160;? Fidèle à sonsystème, il avait couvert la retraite.

– Cette pauvre mademoiselle Cormon, dit-il à monsieur deTroisville en regardant l’assemblée dont le rire fut réprimé parses coups d’oeil aristocratiques, le sang la tourmentehorriblement, elle n’a pas voulu se faire saigner avant d’aller auPrébaudet (sa terre), et voilà l’effet des mouvements du sang auprintemps.

– Elle est venue par la pluie ce matin, dit l’abbé de Sponde,elle a pu prendre un peu de froid qui aura causé cette petiterévolution à laquelle elle est sujette. Mais ce ne sera rien.

– Elle me disait avant hier qu’elle ne l’avait pas eue depuistrois mois, en ajoutant que ça lui jouerait un mauvais tour, repritle chevalier.

– Ah&|160;! tu es marié&|160;? dit Jacquelin en regardantmonsieur de Troisville qui buvait son café à petits coups.

Le fidèle domestique épousa le désappointement de sa maîtresse,il la devina, il remporta les liqueurs de madame Amphoux offertesau célibataire et non au mari d’une Russe. Tous ces petits détailsfurent remarqués et prêtèrent à rire.

L’abbé de Sponde savait le motif du voyage de monsieur deTroisville&|160;; mais, par un effet de sa distraction, il n’enavait rien dit, ne sachant pas que sa nièce pût porter à monsieurde Troisville le moindre intérêt. Quant au vicomte, préoccupé parl’objet de son voyage et, comme beaucoup de maris, peu pressé deparler de sa femme, il n’avait pas eu l’occasion de se diremarié&|160;; d’ailleurs il croyait mademoiselle Cormon instruite.Du Bousquier reparut et fut questionné à outrance.

L’une des six dames descendit en annonçant que mademoiselleCormon allait beaucoup mieux, et que son médecin était venu&|160;;mais elle devait rester au lit, il paraissait urgent de la saigner.Le salon fut bientôt plein. L’absence de mademoiselle Cormon permitaux dames de s’entretenir de la scène tragi-comique étendue,commentée, embellie, historiée, brodée, festonnée, coloriée,enjolivée qui venait d’avoir lieu et qui devait le lendemainoccuper tout Alençon de mademoiselle Cormon.

– Ce bon monsieur du Bousquier, comme il vous portait&|160;!Quelle poigne&|160;! dit Josette à sa maîtresse. Vraiment, il étaitpâle de votre mal, il vous aime toujours.

Cette phrase servit de clôture à cette solennelle et terriblejournée.

Le lendemain, pendant toute la matinée, les moindrescirconstances de cette comédie couraient dans toutes les maisonsd’Alençon, et, disons-le à la honte de cette ville, elles ycausaient un rire universel. Le lendemain, mademoiselle Cormon, àqui la saignée avait fait beaucoup de bien, eût paru sublime auxplus intrépides rieurs s’ils avaient été témoins de la digniténoble, de la magnifique résignation chrétienne qui l’anima quandelle donna le bras à son mystificateur involontaire pour allerdéjeuner. Cruels farceurs qui la plaisantiez, pourquoi ne lavîtes-vous pas disant au vicomte : – Madame de Troisville trouveradifficilement ici un appartement qui lui convienne&|160;;faites-moi la grâce, monsieur, d’accepter ma maison pendant tout letemps que vous serez à vous en arranger une en ville.

– Mais, mademoiselle, j’ai deux filles et deux garçons, nousvous gênerions beaucoup.

– Ne me refusez pas, dit-elle avec un regard pleind’attrition.

– Je vous l’offrais dans la réponse que je vous ai faite à touthasard, dit l’abbé, mais vous ne l’avez pas reçue.

– Quoi, mon oncle, vous saviez…

La pauvre fille s’arrêta. Josette fit un soupir. Ni le vicomtede Troisville ni l’oncle ne s’aperçurent de rien. Après ledéjeuner, l’abbé de Sponde emmena le vicomte, comme ils en étaientconvenus la veille, pour lui montrer dans Alençon les maisons qu’ilpouvait acquérir ou les emplacements convenables pour bâtir.

Restée seule au salon, mademoiselle Cormon dit à Josette d’unair lamentable : – Mon enfant, je suis à cette heure la fable detoute la ville.

– Eh&|160;! bien, mademoiselle, mariez-vous&|160;!

– Mais, ma fille, je ne me suis point préparée à faire unchoix.

– Bah&|160;! si j’étais à votre place, je prendrais monsieur duBousquier.

– Josette, monsieur de Valois dit qu’il est sirépublicain&|160;!

– Ils ne savent ce qu’ils disent, vos messieurs&|160;; ilsprétendent qu’il volait la République, il ne l’aimait donc point,dit Josette en s’en allant.

– Cette fille a étonnamment d’esprit, pensa mademoiselle Cormonqui demeura seule en proie à ses perplexités.

Elle entrevoyait qu’un prompt mariage était le seul moyend’imposer silence à la ville. Ce dernier échec, si évidemmenthonteux, était de nature à lui faire prendre un parti extrême, carles personnes dépourvues d’esprit sortent difficilement dessentiers bons ou mauvais dans lesquels elles entrent. Chacun desdeux vieux garçons avait compris la situation dans laquelle allaitêtre la vieille fille&|160;; aussi tous deux s’étaient-ils promisde venir dans la matinée savoir de ses nouvelles, et, en style degarçon, pousser sa pointe . Monsieur de Valois jugea que lacirconstance exigeait une toilette minutieuse, il prit un bain, ilse pansa extraordinairement. Pour la première et dernière fois,Césarine le vit mettant avec une incroyable adresse un soupçon derouge. Du Bousquier, lui, ce grossier républicain, animé par unevolonté drue, ne fit pas la moindre attention à sa toilette, ilaccourut le premier. Ces petites choses décident de la fortune deshommes, comme de celle des empires. La charge de Kellermann àMarengo, l’arrivée de Blücher à Waterloo, le dédain de Louis XIVpour le prince Eugène, le curé de Denain&|160;; toutes ces grandescauses de fortune ou de catastrophes, l’histoire lesenregistre&|160;; mais personne n’en profite pour ne rien négligerdans les petits faits de sa vie. Aussi, voyez ce qui arrive&|160;?La duchesse de Langeais (voir l’Histoire des Treize ) se faitreligieuse pour n’avoir pas eu dix minutes de patience, le jugePopinot (voir l’Interdiction ) remet au lendemain pour allerinterroger le marquis d’Espard, Charles Grandet vient par Bordeauxau lien de revenir par Nantes, et l’on appelle ces événements deshasards, des fatalités. Un soupçon de rouge à mettre tua lesespérances du chevalier de Valois, ce gentilhomme ne pouvait périrque de cette manière : il avait vécu par les Grâces, il devaitmourir de leur main. Pendant que le chevalier donnait un derniercoup d’oeil à sa toilette, le gros du Bousquier entrait au salon dela fille désolée. Cette entrée se combina avec une pensée favorableau républicain, à travers une délibération où le chevalier avaitnéanmoins tous les avantages.

– Dieu le veut, se dit la vieille fille en voyant duBousquier.

– Mademoiselle, vous ne trouverez pas mon empressementmauvais&|160;; je n’ai pas voulu me fier à cette grosse bête deRené pour savoir de vos nouvelles, et je suis venu moi-même.

– Je vais parfaitement bien, répondit-elle d’une voix émue. Jevous remercie, monsieur du Bousquier, fit-elle après une pause etd’une voix très-accentuée, de la peine que vous avez prise et queje vous ai donnée hier… ..

Elle se souvenait d’avoir été dans les bras de du Bousquier, etce hasard surtout lui paraissait un ordre du ciel. Elle avait étévue pour la première fois par un homme, sa ceinture brisée, sonlacet rompu, ses trésors violemment lancés hors de leur écrin.

– Je vous portais de si grand cœur que je vous ai trouvéelégère.

Ici mademoiselle Cormon regarda du Bousquier comme elle n’avaitencore regardé aucun homme dans le monde. Encouragé, le fournisseurjeta une oeillade à la vieille fille.

– C’est dommage, ajouta-t-il, que cela ne m’ait pas donné ledroit de vous garder pour toujours à moi. (Elle écouta d’un airravi.) – Evanouie, là, sur ce lit, entre nous, vous étiezravissante&|160;; je n’ai jamais vu dans ma vie de plus bellepersonne, et j’ai vu beaucoup de femmes&|160;!… Les femmes grassesont cela de bien qu’elles sont superbes à voir, elles n’ont qu’à semontrer, elles triomphent&|160;!

– Vous voulez vous moquer de moi, fit la vieille fille, et cen’est pas bien quand toute la ville interprète mal peut-être ce quim’est arrivé hier.

– Aussi vrai que j’ai nom du Bousquier, mademoiselle, je n’aijamais changé de sentiments à votre égard, et votre premier refusne m’a pas découragé.

La vieille fille avait les yeux baissés. Il y eut un moment desilence cruel pour du Bousquier. Mais mademoiselle Cormon prit sonparti, elle releva ses paupières, des larmes roulaient dans sesyeux, elle regarda du Bousquier tendrement.

– Si cela est, monsieur, dit-elle d’une voix tremblante,promettez-moi seulement de vivre en chrétien, de ne jamaiscontrarier mes habitudes religieuses, de me laisser maîtresse dechoisir mes directeurs, et je vous accorde ma main, dit-elle en lalui tendant.

Du Bousquier saisit cette bonne grosse main pleine d’écus, et labaisa saintement.

– Mais, dit-elle en lui laissant baiser sa main, je demandeencore une chose.

– Elle est accordée, et si elle est impossible, elle se fera(réminiscence de Beaujon).

– Je désire, reprit la vieille fille, que notre mariage se fassedans le plus bref délai, que toute la ville le sache ce soir. Puis…(elle hésita) pour l’amour de moi, il faut vous charger d’un péchéque je sais être énorme, car le mensonge est un des sept péchéscapitaux&|160;; mais vous vous en confesserez, n’est-ce pas&|160;?Nous en ferons tous deux pénitence… Ils se regardèrent tous deuxtendrement. – D’ailleurs, peut-être rentre-t-il dans les mensongesque l’Eglise nomme officieux…

– Serait-elle comme Suzanne&|160;? se disait du Bousquier. Quelbonheur&|160;! – Hé&|160;! bien, mademoiselle&|160;? dit-il à hautevoix.

– Il faut, reprit-elle, que vous puissiez prendre sur vous…

– Quoi&|160;?

– De dire que ce mariage était convenu depuis six mois entrenous…

– Charmante femme, dit le fournisseur avec le ton d’un homme quise dévoue, on ne fait ces sacrifices que pour une créature adoréependant dix ans.

– Malgré mes rigueurs donc&|160;? lui dit-elle.

– Oui, malgré vos rigueurs.

– Monsieur du Bousquier, je vous avais mal jugé.

Elle lui retendit sa grosse main rouge que rebaisa du Bousquier.En ce moment, la porte s’ouvrit, les deux amants regardèrent quientrait et ils aperçurent le délicieux mais tardif chevalier deValois.

– Ah&|160;! dit-il en entrant, vous voilà debout, bellereine.

Elle sourit au chevalier et sentit au cœur une pression.Monsieur de Valois était remarquablement jeune, séduisant&|160;; ilavait l’air de Lauzun entrant au Palais-Royal chezMademoiselle.

– Eh&|160;! cher du Bousquier, dit-il d’un ton railleur, tant ilse croyait sûr du succès, monsieur de Troisville et l’abbé deSponde examinent votre maison comme des toiseurs.

– Ma foi, dit du Bousquier, si le vicomte de Troisville en veut,elle est à lui pour quarante mille francs. Elle me devient fortinutile&|160;! Si mademoiselle me le permet… Il faut que cela sesache. – Mademoiselle, puis-je le dire&|160;? – Oui&|160;! -Hé&|160;! bien, soyez le premier, mon cher chevalier , à quij’apprenne… (mademoiselle Cormon baissa les yeux) l’honneur, ditl’ancien fournisseur, la faveur que me fait mademoiselle, et quej’ai gardée sous le secret depuis quelques mois. Nous nous marionsdans quelques jours, le contrat est rédigé, nous le signeronsdemain. Vous comprenez que ma maison de le rue du Cygne me devientinutile. Je cherchais sous main des acquéreurs, et l’abbé deSponde, qui le savait , a naturellement conduit chez moi monsieurde Troisville…

Ce gros mensonge avait une telle couleur de vérité, que lechevalier y fut pris. Mon cher chevalier était comme la revancheprise par Pierre-le-Grand à Pultawa de toutes ses précédentesdéfaites. Du Bousquier se vengeait là délicieusement de milletraits piquants qu’il avait reçus en silence. Dans son triomphe, ilfit un geste de jeune homme, il se passa la main dans son fauxtoupet comme si c’était une chevelure véritable, et… ill’enleva.

– Je vous en félicite l’un et l’autre, dit le chevalier d’un airagréable, et souhaite que vous finissiez comme les contes de fées :Ils furent très-heureux et eurent beau- COUP D’ENFANTS&|160;! Et ilmassait une prise de tabac. – Mais, monsieur, vous oubliez que vousavez un faux toupet, ajouta-t-il d’une voix railleuse.

Du Bousquier rougit, car il avait le faux toupet à dix pouces deson crâne. Mademoiselle Cormon leva les yeux, vit la nudité ducrâne et baissa les yeux par pudeur. Du Bousquier lança sur lechevalier le plus venimeux regard que jamais crapaud ait arrêté sursa proie.

– Canailles d’aristocrates qui m’avez dédaigné, je vousécraserai quelque jour&|160;! pensait-il.

Le chevalier de Valois crut avoir ressaisi tous ses avantages.Mais mademoiselle Cormon n’était point fille à comprendre laconnexité que mettait le chevalier entre son souhait et le fauxtoupet, d’ailleurs, l’eût-elle comprise, sa main ne lui appartenaitplus. Monsieur de Valois vit bientôt que tout était perdu. Eneffet, l’innocente fille, en apercevant ces deux hommes muets,voulut les occuper.

– Faites donc tous deux un piquet, dit-elle sans y mettre demalice.

Du Bousquier sourit, et alla, comme futur maître du logisprendre la table de piquet. Le chevalier de Valois, soit qu’il eûtperdu la tête, soit qu’il voulût rester là pour étudier les causesde son désastre, et y remédier, se laissa faire comme un moutonqu’on mène à la boucherie. Il avait reçu le plus violent coup demassue qui puisse atteindre un homme&|160;; un gentilhomme pouvaitêtre étourdi à moins. Bientôt le digne abbé de Sponde et le vicomtede Troisville rentrèrent. Aussitôt mademoiselle Cormon se leva,courut dans l’antichambre, prit son oncle à part, lui dit sarésolution à l’oreille, et, apprenant que la maison de du Bousquierconvenait à monsieur de Troisville, elle pria celui-ci de luirendre le service de dire que son oncle la savait à vendre&|160;;car elle n’osa pas confier ce mensonge à l’abbé, de peur d’unedistraction. Le mensonge prospéra mieux que si c’eût été une actionvertueuse. Dans la soirée, tout Alençon apprit la grande nouvelle.Depuis quatre jours, la ville était occupée comme aux joursnéfastes de 1814 et de 1815. Les uns riaient, les autresadmettaient le mariage, ceux-ci le blâmaient, ceux-làl’approuvaient. I.a classe moyenne d’Alençon en fut heureuse,c’était une conquête. Le lendemain, chez les Gordes, le chevalierde Valois dit un mot cruel.

– Les Cormon finissent comme ils ont commencé : d’intendant àfournisseur, il n’y a que la main&|160;!

La nouvelle du choix fait par mademoiselle Cormon atteignit aucœur le pauvre Athanase, mais il ne laissa rien transpirer deshorribles agitations auxquelles il fut en proie. Quand il apprit lemariage, il était chez le Président du Ronceret où sa mère faisaitun boston&|160;; madame Granson regarda son fils dans une glace,elle le trouva pâle, mais il l’était depuis le matin, car il avaitentendu parler vaguement de ce mariage&|160;; mademoiselle Cormonétait une carte sur laquelle il jouait sa vie, le froidpressentiment d’une catastrophe l’enveloppait déjà. Lorsque l’âmeet l’imagination ont agrandi le malheur, en ont fait un fardeautrop lourd pour les épaules et pour le front&|160;; quand uneespérance long-temps caressée, dont les réalisations apaiseraientle vautour ardent qui ronge le cœur, vient à manquer, et quel’homme n’a foi ni en lui malgré ses forces, ni en Dieu malgré sapuissance, alors il se brise. Athanase était un fruit del’éducation impériale. La fatalité, cette religion de l’empereur,descendit du trône jusque dans les derniers rangs de l’armée,jusque sur les bancs du collége. Athanase arrêta ses yeux sur lejeu de madame du Ronceret avec une stupeur qui pouvait si bienpasser pour de l’indifférence, que madame Granson crut s’êtretrompée sur les sentiments de son fils. Cette apparente insoucianceexpliquait son refus de faire à ce mariage le sacrifice de sesopinions libérales , mot qui venait d’être créé pour l’empereurAlexandre, et qui procédait, je crois, de madame de Staël parBenjamin Constant. A compter de cette fatale soirée, Athanase allase promener à l’endroit le plus pittoresque de la Sarthe, sur unerive d’où les dessinateurs qui se sont occupés d’Alençon se sontplacés pour y prendre des points de vue. Il s’y trouve des moulins.La rivière égaie les prairies. Les bords de la Sarthe sont garnisd’arbres élégants de forme et bien jetés. Si le paysage est plat,il ne manque pas des grâces décentes qui distinguent la France oùles yeux ne sont jamais ni fatigués par un jour oriental, niattristés par de trop constantes brumes. Ce lieu était solitaire.En province, personne ne fait attention à une jolie vue, soit quechacun soit blasé, soit défaut de poésie dans l’âme. S’il existe enprovince un mail, un plan, une promenade d’où se découvre une richeperspective, c’est l’endroit où personne ne va. Athanaseaffectionna cette solitude animée par l’eau, où les présreverdissaient sous les premiers sourires du soleil printanier.Ceux qui l’y voyaient assis sous un peuplier, et qui recevaient sonregard profond, dirent parfois à madame Granson : – Votre fils aquelque chose.

– Je sais ce qu’il fait&|160;! répondait la mère d’un airsatisfait en donnant à entendre qu’il méditait une grandeœuvre.

Athanase ne se mêla plus de politique, il n’eut plusd’opinion&|160;; mais il parut, à plusieurs reprises, assez gai,gai d’ironie comme ceux qui insultent à eux seuls tout un monde. Cejeune homme, en dehors de toutes les idées, de tous les plaisirs dela province, intéressait peu de personnes, il n’était même pasmatière à curiosité. Si l’on parla de lui à sa mère, ce fut à caused’elle. Il n’y eut pas une âme qui sympathisât avec celled’Athanase&|160;; pas une femme, pas un ami ne vinrent à lui poursécher ses larmes, il les jeta dans la Sarthe. Si la magnifiqueSuzanne eût passé par là, combien de malheurs n’aurait pas enfantéscette rencontre, car ces deux êtres se seraient aimés&|160;! Elle yvint cependant. L’ambition de Suzanne eut pour cause le récit d’uneaventure assez extraordinaire qui, vers 1799, avait commencé àl’auberge du More, et dont le récit avait ravagé sa cervelled’enfant. Une fille de Paris, belle comme les anges, avait étéchargée par la police de se faire aimer du marquis de Montauran,l’un des chefs envoyés par les Bourbons pour commander lesChouans&|160;; elle l’avait rencontré précisément à l’auberge duMore au retour de son expédition de Mortagne : elle l’avait séduitet l’avait livré. Cette fantastique personne, ce pouvoir de labeauté sur l’homme, tout dans l’affaire de Marie de Verneuil et dumarquis de Montauran, éblouit Suzanne&|160;; elle éprouva dès l’âgede raison un désir de se jouer des hommes. Quelques mois après safuite, elle ne se refusa donc pas à traverser sa ville natale pouraller en Bretagne avec un artiste. Elle voulut voir Fougères oùs’était dénouée l’aventure du marquis de Montauran, et parcourir lethéâtre de cette guerre pittoresque dont les tragédies, encore peuconnues, avaient bercé son jeune âge. Puis elle désirait traverserAlençon dans un si brillant entourage et si bien métamorphosée quepersonne ne la reconnût. Elle comptait en un seul moment mettre samère à l’abri du malheur, et délicatement envoyer au pauvreAthanase la somme qui, dans notre époque, est pour le génie cequ’était, au Moyen-âge, le cheval de combat et l’armure que Rebeccaprocure à Ivanhoé.

Un mois se passa dans les plus étranges alternatives,relativement au mariage de mademoiselle Cormon. Il y eut un partid’Incrédules qui nia le mariage, et un parti de Croyants quil’affirma. Au bout de quinze jours, le parti des Incrédules reçutun vigoureux échec : la maison de du Bousquier fut venduequarante-trois mille francs à monsieur de Troisville, qui nevoulait qu’une maison fort simple à Alençon&|160;; car il devaitaller plus tard à Paris quand la princesse Sherbellof seraitdécédée : il comptait attendre paisiblement cet héritage ens’occupant à reconstituer sa terre. Ceci semblait positif. LesIncrédules ne se laissèrent pas accabler. Ils prétendirent que,marié ou non, du Bousquier faisait une excellente affaire&|160;; samaison ne lui était revenue qu’à vingt-sept mille francs. LesCroyants furent battus par cette péremptoire observation desIncrédules. Choisnel, le notaire de mademoiselle Cormon, n’avaitpas encore entendu parler du premier mot relativement au contrat,dirent encore les Incrédules. Les Croyants, fermes dans leur foi,remportèrent, le vingtième jour, une victoire signalée sur lesIncrédules. Monsieur Lepressoir, notaire des Libéraux, vint chezmademoiselle Cormon où le contrat fut signé. Ce fut le premier desnombreux sacrifices que devait faire mademoiselle Cormon à sonmari. Du Bousquier portait une haine profonde à Choisnel&|160;; illui attribuait le premier refus qu’il avait essuyé chez les Gordes,et le refus de mademoiselle Armande avait, selon lui, dicté celuide mademoiselle Cormon. Le vieil athlète du Directoire fit si bienauprès de la noble fille, qui croyait avoir mal jugé la belle âmedu fournisseur, qu’elle voulut expier ses torts : elle sacrifia sonnotaire à l’amour&|160;! néanmoins, elle lui communiqua le contrat,et Choisnel, qui était un homme digne de Plutarque, défendit parécrit les intérêts de mademoiselle Cormon. Cette circonstance seulefaisait traîner le mariage en longueur. Mademoiselle Cormon reçutplusieurs lettres anonymes. Elle apprit, à son grand étonnement,que Suzanne était une fille aussi vierge qu’elle pouvait l’êtreelle-même, et que le séducteur au faux toupet ne devait jamais setrouver pour quelque chose en de pareilles aventures. MademoiselleCormon dédaigna les lettres anonymes, mais elle écrivit à Suzanne,dans le but d’éclairer la religion de la Société de Maternité.Suzanne, qui sans doute avait appris le futur mariage de duBousquier, avoua sa ruse, envoya mille francs à l’Association, etdesservit fortement le vieux fournisseur. Mademoiselle Cormonconvoqua la Société de Maternité, qui tint une séanceextraordinaire, où l’on prit un arrêté portant que le bureau nesecourrait plus les malheurs à échoir, mais uniquement ceux échus.Nonobstant ces menées qui défrayaient la ville de cancans distillésavec friandise, les bans se publiaient aux Eglises et à la Mairie.Athanase dut préparer les actes. Par mesure de pudeur publique etde sûreté générale, la fiancée alla au Prébaudet où du Bousquier,flanqué d’atroces et somptueux bouquets, se rendait le matin etrevenait pour dîner, le soir. Enfin, par une pluvieuse et tristejournée de juin, à midi, le mariage entre mademoiselle Cormon et lesieur du Bousquier, disaient les Incrédules, eut lieu à la paroissed’Alençon, à la vue de tout Alençon. Les époux se rendirent de chezeux à la Mairie, de la Mairie à l’église dans une calèche,magnifique pour Alençon, que du Bousquier avait fait venir de Parisen secret. La perte de la vieille carriole fut aux yeux de toute laville une espèce de calamité. Le sellier de la Porte de Séez jetales hauts cris, car il perdait cinquante francs de rente que luirapportaient les raccommodages. Alençon vit avec effroi le luxes’introduisant dans la ville par la maison Cormon. Chacun craignitle renchérissement des denrées, l’exhaussement du prix des loyers,et l’invasion des mobiliers parisiens. Il y eut des personnes assezpiquées de curiosité pour donner quelque dix sous à Jacquelin afinde regarder de près la calèche attentatoire à l’économie du pays.Les deux chevaux achetés en Normandie effrayèrent aussibeaucoup.

– Si nous achetons ainsi nous-mêmes nos chevaux, dit la sociétédu Ronceret, nous ne les vendrons donc plus à ceux qui les viennentchercher.

Quoique bête, le raisonnement parut profond en ce qu’ilempêchait le pays d’accaparer l’argent étranger. Pour la province,la richesse des nations consiste moins dans l’active rotation del’argent que dans un stérile entassement. Enfin la meurtrièreprophétie de la vieille fille fut accomplie. Pénélope succomba à lapleurésie qu’elle avait gagnée quarante jours avant le mariage,rien ne la put sauver. Madame Granson, Mariette, madame du Coudrai,madame du Ronceret, toute la ville remarqua que madame du Bousquierétait entrée à l’église du pied gauche&|160;! présage d’autant plushorrible que déjà le mot La Gauche prenait une acception politique.Le prêtre chargé de lire la formule ouvrit par hasard son livre àl’endroit du De profundis . Ainsi ce mariage fut accompagné decirconstances si fatales, si orageuses, si foudroyantes, quepersonne n’en augura bien. Tout alla de mal en pis. Il n’y eutpoint de noces, car les nouveaux mariés partirent pour lePrébaudet. Les coutumes parisiennes allaient donc triompher descoutumes provinciales, se disait-on. Le soir, Alençon commentatoutes ces niaiseries&|160;; et il y eut un déchaînement assezgénéral chez les personnes qui comptaient sur une de ces noces deGamache qui se font toujours en province, et que la sociétéconsidère comme lui étant dues. La noce de Mariette et de Jacquelinse fit gaiement : ils furent les deux seules personnes quicontredirent les sinistres prophéties.

Du Bousquier voulut employer le gain fait sur sa maison àrestaurer et moderniser l’hôtel Cormon. Il avait décidé de passerdeux saisons au Prébaudet, et il y emmena son oncle de Sponde.Cette nouvelle répandit l’effroi dans la ville, où chacunpressentit que du Bousquier allait entraîner le pays dans lafuneste voie du comfort. Cette peur s’augmenta quand les gens de laville aperçurent un matin du Bousquier venant du Prébaudet auVal-Noble pour surveiller ses travaux, dans un tilbury attelé d’unnouveau cheval, ayant à ses côtés René en livrée. Le premier actede son administration avait été de placer toutes les économies desa femme en rentes sur le Grand-Livre, lesquelles étaient à 67 fr.50 cent. Dans l’espace d’une année, pendant laquelle il jouaconstamment à la hausse, il se fit une fortune personnelle presqueaussi considérable que l’était celle de sa femme. Mais cesfoudroyants présages, ces innovations perturbatrices furentdépassés par un événement qui se rattachait à ce mariage et le fitparaître encore plus funeste. Le soir même de la célébration,Athanase et sa mère se trouvaient, après leur dîner, devant unpetit feu de bourrées, nommées des régalades , et que la servanteleur allumait au dessert dans le salon.

– Eh&|160;! bien, nous irons ce soir chez le Président duRonceret, puisque nous voilà sans mademoiselle Cormon, dit madameGranson. Mon Dieu&|160;! je ne m’habituerai jamais à l’appelermadame du Bousquier, ce nom-là me déchire les lèvres.

Athanase regarda sa mère d’un air mélancolique et contraint, ilne pouvait plus sourire, et il voulait comme saluer cette naïvepensée qui pansait sa blessure sans la guérir.

– Maman, dit-il en reprenant sa voix d’enfance, tant sa voix futdouce, de même qu’il reprenait ce mot abandonné depuis quelquesannées&|160;; ma chère maman., ne sortons pas encore, il fait sibon là, devant ce feu&|160;!

La mère entendit sans la comprendre cette suprême prière d’unemortelle douleur.

– Restons, mon enfant, dit-elle. J’aime certes mieux causer avectoi, écouter tes projets, que de faire un boston où je puis perdremon argent.

– Tu es belle ce soir, j’aime à te regarder. Puis je suis dansun courant d’idées qui s’harmonient à ce pauvre petit salon où nousavons tant souffert.

– Où nous souffrirons encore, mon pauvre Athanase, jusqu’à ceque tes ouvrages réussissent. Moi, je suis faite à la misère&|160;;mais toi, mon trésor, voir ta belle jeunesse passée sansplaisir&|160;! rien que du travail dans ta vie&|160;! Cette penséeest une maladie pour une mère&|160;; elle me tourmente le soir, etle matin elle me réveille. Mon Dieu&|160;! mon Dieu&|160;! que vousai-je fait&|160;? de quel crime me punissez-vous&|160;?

Elle quitta sa bergère, prit une petite chaise et se collacontre Athanase de manière à mettre sa tête sur la poitrine de sonenfant. Il y a toujours la grâce de l’amour chez une maternitévraie. Athanase baisa sa mère sur les yeux, sur ses cheveux gris,au front, avec la sainte volonté d’appuyer son âme partout oùs’appuyaient ses lèvres.

– Je ne réussirai jamais, dit-il en essayant de tromper sa mèresur la funeste résolution qu’il roulait dans sa tête.

– Bah&|160;! ne vas-tu pas te décourager&|160;? Comme tu le dis,la pensée peut tout. Avec dix bouteilles d’encre, dix rames depapier et sa forte volonté, Luther a bouleversé l’Europe&|160;?eh&|160;! bien, tu t’illustreras, et tu feras le bien avec lesmêmes moyens qui lui ont servi à faire le mal. N’as-tu pas ditcela&|160;? Moi, je t’écoule, vois-tu&|160;; je te comprends plusque tu ne le crois, car je te porte encore dans mon sein, et lamoindre de tes pensées y retentit comme autrefois le plus léger detes mouvements.

– Je ne réussirai pas ici, vois-tu, maman&|160;; et je ne veuxpas te donner le spectacle de mes déchirements, de mes luttes, demes angoisses. Oh&|160;! ma mère, laisse-moi quitter Alençon&|160;;je veux aller souffrir loin de toi.

– Je veux être toujours à tes côtés, moi, repritorgueilleusement la mère. Souffrir sans ta mère, ta pauvre mère quisera ta servante s’il le faut, qui se cachera pour ne pas te nuiresi tu le demandais&|160;; ta mère qui alors ne t’accuserait pointd’orgueil. Non, non, Athanase, nous ne nous séparerons jamais.

Athanase embrassa sa mère avec l’ardeur d’un agonisant quiembrasse la vie.

– Je le veux cependant, reprit-il. Sans cela, tu me perdrais…Cette double douleur, la tienne et la mienne, me tuerait. Il vautmieux que je vive, n’est-ce pas&|160;?

Madame Granson regarda son fils d’un air hagard. – Voilà donc ceque tu couves&|160;! On me le disait bien. Ainsi tu pars&|160;!

– Oui.

– Tu ne partiras pas sans me tout dire, sans me prévenir. Il tefaut un trousseau, de l’argent. J’ai des louis cousus dans monjupon de dessous, il faut que je te les donne.

Athanase pleura.

– C’est tout ce que je voulais te dire, reprit-il. Maintenant jevais te conduire chez le Président. Allons…

Le fils et la mère sortirent. Athanase quitta sa mère sur le pasde la porte de la maison où elle allait passer la soirée. Ilregarda long-temps la lumière qui s’échappait par les fentes desvolets&|160;; il s’y colla, il éprouva la plus frénétique des joiesquand, au bout d’un quart d’heure, il entendit sa mère disant : -Grande indépendance en cœur&|160;!

– Pauvre mère&|160;! je l’ai trompée, s’écria-t-il en gagnant larive de la Sarthe.

Il arriva devant le beau peuplier sous lequel il avait tantmédité depuis quarante jours, et où il avait apporté deux grossespierres pour s’asseoir. Il contempla cette belle nature alorséclairée par la lune, il revit en quelques heures tout son avenirde gloire : il passa dans les villes émues à son nom&|160;; ilentendit les applaudissements de la foule&|160;; il respiral’encens des fêtes, il adora toute sa vie rêvée, il s’élançaradieux en de radieux triomphes, il se dressa sa statue, il évoquatoutes ses illusions pour leur dire adieu dans un dernier banquetolympique. Cette magie avait été possible pendant un moment,maintenant elle s’était à jamais évanouie. Dans ce moment suprêmeil étreignit son bel arbre, auquel il s’était attaché comme à unami&|160;; puis il mit chaque pierre dans chacune des poches de saredingote et la boutonna. Il était à dessein sorti sans chapeau. Ilalla reconnaître l’endroit profond qu’il avait choisi depuislong-temps&|160;; il s’y glissa résolument en tâchant de ne pointfaire de bruit, et il en fit très-peu. Quand, vers neuf heures etdemie, madame Granson revint chez elle, sa servante ne lui parlapas d’Athanase, elle lui remit une lettre, madame Granson l’ouvritet lut ce peu de mots : Ma bonne mère, je suis parti, ne m’en veuxpas&|160;!

– Il a fait là un beau coup&|160;! s’écria-t-elle. Et son linge,et de l’argent&|160;! Il m’écrira, j’irai le retrouver. Ces pauvresenfants se croient toujours plus fins que père et mère. Et elle secoucha tranquille.

La Sarthe avait eu dans la matinée précédente une crue prévuepar les pêcheurs. Ces crues d’eaux-troubles amènent des anguillesentraînées de leurs ruisseaux. Or, un pêcheur avait tendu sesengins dans l’endroit où s’était jeté le pauvre Athanase en croyantqu’on ne le retrouverait jamais. Vers six heures du matin, lepêcheur ramena ce jeune corps. Les deux ou trois amies qu’avait lapauvre veuve employèrent mille précautions pour la préparer àrecevoir cette horrible dépouille. La nouvelle de ce suicide eut,comme on le pense bien, un grand retentissement dans Alençon. Laveille, le pauvre homme de génie n’avait pas un seul protecteur, lelendemain de sa mort, mille voix s’écrièrent : –  » Je l’aurais sibien aidé, moi&|160;!  » Il est si commode de se poser charitablegratis . Ce suicide fut expliqué par le chevalier de Valois. Legentilhomme raconta, dans un esprit de vengeance, le naïf, lesincère, le bel amour d’Athanase pour mademoiselle Cormon. MadameGranson, éclairée par le chevalier, se rappela mille petitescirconstances, et confirma les récits de monsieur de Valois.L’histoire devint touchante, quelques femmes pleurèrent. MadameGranson eut une douleur concentrée, muette, qui fut peu comprise.Il est pour les mères en deuil deux genres de douleur. Souvent lemonde est dans le secret de leur perte&|160;; leur fils apprécié,admiré, jeune ou beau, sur une belle route et voguant vers lafortune, ou déjà glorieux, excite d’universels regrets&|160;; lemonde s’associe au deuil et l’atténue en l’agrandissant. Mais il ya la douleur des mères qui seules savent ce qu’était leur enfant,qui seules en ont reçu les sourires, qui ont observé seules lestrésors de cette vie trop tôt tranchée&|160;; cette douleur cacheson crêpe dont la couleur fait pâlir celle des autres deuils&|160;;mais elle ne se décrit point, et heureusement il est peu de femmesqui sachent quelle corde du cœur est alors à jamais coupée. Avantque madame du Bousquier ne revînt à la ville, la Présidente deRonceret, l’une de ses bonnes amies, était allée déjà lui jeter cecadavre sur les roses de sa joie, lui apprendre à quel amour elles’était refusée&|160;; elle lui répandit tout doucettement millegouttes d’absinthe sur le miel de son premier mois de mariage.Quand madame du Bousquier rentra dans Alençon, elle rencontra parhasard madame Granson au coin du Val-Noble&|160;! Le regard de lamère, mourant de chagrin, atteignit la vieille fille au cœur. Cefut à la fois mille malédictions dans une seule, mille flammèchesdans un rayon. Madame du Bousquier en fut épouvantée, ce regard luiavait prédit, souhaité le malheur. Le soir même de la catastrophe,madame Granson, l’une des personnes les plus opposées au curé de laville, et qui tenait pour le desservant de Saint-Léonard, frémit ensongeant à l’inflexibilité des doctrines catholiques professées parson propre parti. Après avoir mis elle-même son fils dans unlinceul, en pensant à la mère du Sauveur, madame Granson se rendit,l’âme agité d’une horrible angoisse, à la maison de l’assermenté.Elle trouva le modeste prêtre occupé à emmagasiner les chanvres etles lins qu’il donnait à filer à toutes les femmes, à toutes lesfilles pauvres de la ville afin que jamais les ouvrières nemanquassent d’ouvrage, charité bien entendue qui sauva plus d’unménage incapable de mendier. Le curé quitta ses chanvres ets’empressa d’emmener madame Granson dans sa salle où la mèredésolée reconnut, en voyant le souper du curé, la frugalité de sonpropre ménage.

– Monsieur l’abbé, dit-elle, je viens vous supplier… Elle fonditen larmes sans pouvoir achever.

– Je sais ce qui vous amène, répondit le saint homme&|160;; maisje me fie à vous, madame, et à votre parente madame du Bousquier,pour apaiser Monseigneur à Séez. Oui, je prierai pour votremalheureux enfant&|160;; oui, je dirai des messes&|160;; maisévitons tout scandale et ne donnons pas lieu aux méchants de laville de se rassembler dans l’église… Moi seul, sans clergé,nuitamment…

– Oui, oui, comme vous voudrez, pourvu qu’il soit en terresainte&|160;! dit la pauvre mère en prenant la main du prêtre et labaisant.

Vers minuit donc, une bière fut clandestinement portée à laparoisse par quatre jeunes gens, les camarades les plus aimésd’Athanase. Il s’y trouvait quelques amies de madame Granson,groupes de femmes noires et voilées&|160;; puis les sept ou huitjeunes gens qui avaient reçu quelques confidences de ce talentexpiré. Quatre torches éclairaient la bière couverte d’un crêpe. Lecuré, servi par un discret enfant de cœur, dit une messe mortuaire.Puis le suicide fut conduit sans bruit dans un coin du cimetière oùune croix de bois noirci, sans inscription, indiqua sa place à lamère. Athanase vécut et mourut dans les ténèbres. Aucune voixn’accusa le curé, l’évêque garda le silence. La piété de la mèreracheta l’impiété du fils.

Quelques mois après, un soir, la pauvre femme, insensée dedouleur, et mue par une de ces inexplicables soifs qu’ont lesmalheureux de se plonger les lèvres dans leur amer calice, voulutaller voir l’endroit où son fils s’était noyé. Son instinct luidisait peut-être qu’il y avait des pensées à reprendre sous cepeuplier&|160;; peut-être aussi désirait-elle voir ce que son filsavait vu pour la dernière fois&|160;? Il y a des mères quimourraient de ce spectacle, d’autres s’y livrent à une sainteadoration. Les patients anatomistes de la nature humaine nesauraient trop répéter les vérités contre lesquelles doivent sebriser les éducations, les lois et les systèmes philosophiques.Disons-le souvent : il est absurde de vouloir ramener lessentiments à des formules identiques&|160;; en se produisant chezchaque homme, ils se combinent avec les éléments qui lui sontpropres, et prennent sa physionomie.

Madame Granson vit venir de loin une femme qui s’écria sur lelieu fatal : – C’est donc là&|160;!

Une seule personne pleura là, comme y pleurait la mère. Cettecréature était Suzanne. Arrivée le matin à l’hôtel du More, elleavait appris la catastrophe. Si le pauvre Athanase avait vécu, elleaurait pu faire ce que de nobles personnes, sans argent, rêvent defaire, et ce à quoi ne pensent jamais les riches, elle eût envoyéquelque mille francs en écrivant dessus : Argent dû à votre pèrepar un camarade qui vous le restitue . Cette ruse angélique avaitété inventée par Suzanne pendant son voyage. La courtisane aperçutmadame Granson, et s’éloigna précipitamment en lui disant : – Jel’aimais&|160;!

Suzanne, fidèle à sa nature, ne quitta pas Alençon sans changeren fleurs de nénuphar les fleurs d’oranger qui couronnaient lamariée. Elle, la première, déclara que madame du Bousquier neserait jamais que mademoiselle Cormon. Elle vengea d’un coup delangue Athanase et le cher chevalier de Valois.

Alençon fut témoin d’un suicide continu bien autrementpitoyable, car Athanase fut promptement oublié par la société quiveut et doit promptement oublier ses morts. Le pauvre chevalier deValois mourut de son vivant, il se suicida tous les matins pendantquatorze ans. Trois mois après le mariage de du Bousquier, lasociété remarqua, non sans étonnement, que le linge du chevalierdevenait roux, et ses cheveux furent irrégulièrement peignés.Ebouriffé, le chevalier de Valois n’existait plus&|160;! Quelquesdents d’ivoire désertèrent sans que les observateurs du cœur humainpussent découvrir à quel corps elles avaient appartenu, si ellesétaient de la légion étrangère ou indigènes, végétales ou animales,si l’âge les arrachait au chevalier ou si elles étaient oubliéesdans le tiroir de sa toilette. La cravate se roula sur elle-même,indifférente à l’élégance&|160;! Les têtes de nègre pâlirent ens’encrassant. Les rides du visage se plissèrent, se noircirent etla peau se parchemina. Les ongles incultes se bordèrent parfoisd’un liséré de velours noir. Le gilet se montra sillonné de roupiesoubliées qui s’étalèrent comme des feuilles d’automne. Le coton desoreilles ne fut plus que rarement renouvelé. La tristesse siégeasur ce front et glissa ses teintes jaunes au fond des rides. Enfin,les ruines si savamment réprimées lézardèrent ce bel édifice etmontrèrent combien l’âme a de puissance sur le corps, puisquel’homme blond, le cavalier, le jeune premier mourut quand faillitl’espoir. Jusqu’alors le nez du chevalier s’était produit sous uneforme gracieuse&|160;; jamais il n’en était tombé ni pastille noirehumide ni goutte d’ambre&|160;; mais le nez du chevalier barbouilléde tabac qui débordait sous les narines, et déshonoré par lesroupies qui profitaient de la gouttière située au milieu de lalèvre supérieure&|160;; ce nez, qui ne se souciait plus de paraîtreaimable, révéla les énormes soins que le chevalier prenaitautrefois de lui-même et fit comprendre, par leur étendue, lagrandeur la persistance des desseins de l’homme sur mademoiselleCormon. Il fut écrasé par un calembour de du Coudrai qu’il fitd’ailleurs destituer. Ce fut la première vengeance que le béninchevalier poursuivit&|160;; mais ce calembour était assassin etdépassait de cent coudées tous les calembours du Conservateur deshypothèques. Monsieur du Coudrai, voyant cette révolution nasale,avait nommé le chevalier Nérestan. Enfin, les anecdotes imitèrentles dents&|160;; puis les bons mots devinrent rares&|160;; maisl’appétit se soutint, le gentilhomme ne sauva que l’estomac dans cenaufrage de toutes ses espérances&|160;; s’il prépara mollement sesprises, il mangea toujours effroyablement. Vous devinerez ledésastre que cet événement amena dans les idées en apprenant quemonsieur de Valois s’entretint moins fréquemment avec la princesseGoritza. Un jour il vint chez le marquis de Gordes avec un molletdevant son tibia. Cette banqueroute des grâces fut horrible, jevous jure, et frappa tout Alençon. Ce quasi-jeune homme devenuvieillard, ce personnage qui sous l’affaissement de son âme passaitde cinquante à quatre-vingt-dix ans, effraya la société. Puis illivra son secret, il avait attendu, guetté mademoiselleCormon&|160;; il avait, chasseur patient, ajusté son coup pendantdix ans, et il avait manqué la bête. Enfin la Républiqueimpuissante l’emportait sur la vaillante Aristocratie et en pleineRestauration. La forme triomphait du fond, l’esprit était vaincupar la matière, la diplomatie par l’insurrection. Derniermalheur&|160;! une grisette blessée révéla le secret des matinéesdu chevalier, il passa pour un libertin. Les Libéraux lui jetèrentles enfants trouvés de du Bousquier, et le faubourg Saint-Germaind’Alençon les accepta très-orgueilleusement&|160;; il en rit, ildit : – Ce bon chevalier, que vouliez-vous qu’il fît&|160;? Ilplaignit le chevalier, le mit dans son giron, ranima ses sourires,et une haine effroyable s’amassa sur la tête de du Bousquier. Onzepersonnes passèrent aux Gordes et quittèrent le salon Cormon.

Ce mariage eut surtout pour effet de dessiner les partis dansAlençon. La maison de Gordes y figura la haute aristocratie, carles Troisville revenus s’y rattachèrent. La maison Cormonreprésenta sous l’habile influence de du Bousquier, cette fataleopinion qui sans être vraiment libérale, ni résolument royaliste,enfanta les 221 au jour où la lutte se précisa entre le plusauguste, le plus grand, le seul vrai pouvoir, la Royauté , et leplus faux, le plus changeant, le plus oppresseur pouvoir, lepouvoir dit parlementaire qu’exercent des assemblées électives. Lesalon du Ronceret, secrètement allié au salon Cormon, fut hardimentlibéral.

A son retour du Prébaudet, l’abbé de Sponde éprouva decontinuelles souffrances qu’il refoula dans son âme et surlesquelles il se tut devant sa nièce&|160;; mais il ouvrit son cœurà mademoiselle de Gordes à laquelle il avoua que, folie pour folie,il eût préféré le chevalier de Valois à monsieur du Bousquier .Jamais le cher chevalier n’aurait eu le mauvais goût de contrarierun pauvre vieillard qui n’avait plus que quelques jours à vivre. DuBousquier avait tout détruit au logis. L’abbé dit en roulant demaigres larmes dans ses yeux éteints : – Mademoiselle, je n’ai plusle couvert où je me promène depuis cinquante ans&|160;! Mesbien-aimés tilleuls ont été rasés&|160;! Au moment de ma mort, laRépublique m’apparaît encore sous la forme d’un horriblebouleversement à domicile&|160;!

– Il faut pardonner à votre nièce, dit le chevalier de Valois.Les idées républicaines sont la première erreur de la jeunesse quicherche la liberté mais qui trouve le plus horrible desdespotismes, celui de la canaille impuissante. Votre pauvre niècen’est pas punie par où elle a péché.

– Que vais-je devenir dans une maison où dansent des femmes nuespeintes sur les murs&|160;? où retrouver les tilleuls sous lesquelsje lisais mon bréviaire&|160;!

Semblable à Kant qui ne put donner de lien à ses pensés,lorsqu’on lui eut abattu le sapin qu’il avait l’habitude deregarder pendant ses méditations, de même le bon abbé ne putobtenir le même élan dans ses prières en marchant à travers desallées sans ombre. Du Bousquier avait fait planter un jardinanglais&|160;!

– C’était mieux, disait madame du Bousquier sans le penser, maisl’abbé Couturier l’avait autorisée à commettre beaucoup de chosespour plaire à son mari.

Cette restauration ôta tout son lustre, sa bonhomie, son airpatriarcal à la vieille maison. Semblable au chevalier de Valoisdont l’incurie pouvait passer pour une abdication, de même lamajesté bourgeoise du salon des Cormon n’exista plus quand il futblanc et or, meublé d’ottomanes en acajou, et tendu de soie bleue.La salle à manger, ornée à la moderne, rendit les plats moinschauds, on n’y mangeait plus aussi bien qu’autrefois. Monsieur duCoudrai prétendit qu’il se sentait les calembours arrêtés dans legosier par les figures peintes sur les murs, et qui le regardaientdans le blanc des yeux. A l’extérieur, la province y respiraitencore&|160;; mais l’intérieur de la maison révélait le fournisseurdu Directoire. Ce fut le mauvais goût de l’agent de change : descolonnes de stuc, des portes en glace, des profils grecs, desmoulures sèches, tous les styles mêlés, une magnificence hors depropos. La ville d’Alençon glosa pendant quinze jours de ce luxequi parut inouï&|160;; puis, quelques mois après, elle en futorgueilleuse, et plusieurs riches fabricants renouvelèrent leurmobilier et se firent de beaux salons. Les meubles modernescommencèrent à se montrer dans la ville. On y vit des lampesastrales&|160;! L’abbé de Sponde pénétra l’un des premiers lesmalheurs secrets que ce mariage devait apporter dans la vie intimede sa nièce bien-aimée. Le caractère de simplicité noble quirégissait leur commune existence fut perdu dès le premier hiver,pendant lequel du Bousquier donna deux bals par mois. Entendre lesviolons et la profane musique des fêtes mondaines dans cette saintemaison&|160;! l’abbé priait à genoux pendant que durait cettejoie&|160;! Puis, le système politique de ce grave salon futlentement perverti. Le Grand-Vicaire devina du Bousquier : ilfrémit de son ton impérieux&|160;; il aperçut quelques larmes dansles yeux de sa nièce alors qu’elle perdit le gouvernement de safortune, et que son mari lui laissa seulement l’administration dulinge, de la table et des choses qui sont le lot des femmes. Rosen’eut plus d’ordres à donner. La volonté de monsieur était seuleécoutée par Jaquelin devenu exclusivement cocher, par René, legroom, par un chef venu de Paris, car Mariette ne fut plus quefille de cuisine. Madame du Bousquier n’eut que Josette à régenter.Sait-on combien il en coûte de renoncer aux délicieuses habitudesdu pouvoir&|160;? Si le triomphe de la volonté est un des enivrantsplaisirs de la vie des grands hommes, il est toute la vie des êtresbornés. Il faut avoir été ministre et disgracié pour connaîtrel’amère douleur qui saisit madame du Bousquier, alors qu’elle futréduite à l’ilotisme le plus complet. Elle montait souvent envoiture contre son gré, elle voyait des gens qui ne lui convenaientpas&|160;; elle n’avait plus le maniement de son cher argent, ellequi s’était vue libre de dépenser ce qu’elle voulait et qui alorsne dépensait rien. Toute limite imposée n’inspire-t-elle pas ledésir d’aller au delà&|160;? Les souffrances les plus vives neviennent-elles pas du libre arbitre contrarié&|160;? Cescommencements furent des roses. Chaque concession faite àl’autorité maritale fut alors conseillée par l’amour de la pauvrefille pour son époux. Du Bousquier se comporta d’abordadmirablement pour sa femme&|160;; il fut excellent, il lui donnades raisons valables à chaque nouvel empiétement. Cette chambre, silong-temps déserte, entendit le soir la voix des deux époux au coindu feu. Aussi, pendant les deux premières années de son mariage,madame du Bousquier se montra-t-elle très-satisfaite. Elle avait cepetit air délibéré, finaud qui distingue les jeunes femmes après unmariage d’amour. Le sang ne la tourmentait plus. Cette contenancedérouta les rieurs, démentit les bruits qui couraient sur duBousquier et déconcerta les observateurs du cœur humain.Rose-Marie-Victoire craignait tant, en déplaisant à son époux, enle heurtant, de le désaffectionner, d’être privée de sa compagnie,qu’elle lui aurait sacrifié tout, même son oncle. Les petites joiesniaises de madame du Bousquier trompèrent le pauvre abbé de Sponde,qui supporta mieux ses souffrances personnelles en pensant que sanièce était heureuse. Alençon pensa d’abord comme l’abbé. Mais il yavait un homme plus difficile à tromper que toute la ville&|160;!Le chevalier de Valois, réfugié sur le mont sacré de la hautearistocratie, passait sa vie chez les Gordes&|160;; il écoutait lesmédisances et les caquetages, il pensait nuit et jour à ne pasmourir sans vengeance. Il avait abattu l’homme aux calembours, ilvoulait atteindre du Bousquier au cœur. Le pauvre abbé comprit leslâchetés du premier et dernier amour de sa nièce, il frémit endevinant la nature hypocrite de son neveu, et ses manœuvresperfides. Quoique du Bousquier se contraignît en pensant à lasuccession de son oncle, et ne voulût lui causer aucun chagrin, illui porta un dernier coup qui le mit au tombeau. Si vous voulezexpliquer le mot intolérance par le mot fermeté de principes , sivous ne voulez pas condamner dans l’âme catholique de l’ancienGrand-Vicaire le stoïcisme que Walter Scott vous fait admirer dansl’âme puritaine du père de Jeanie Deans, si vous voulez reconnaîtredans l’Eglise romaine le potius mori quam foedari que vous admirezdans l’opinion républicaine, vous comprendrez la douleur qui saisitle grand abbé de Sponde alors qu’il vit dans le salon de son neveule prêtre apostat, renégat, relaps, hérétique, l’ennemi del’Eglise, le curé fauteur du serment constitutionnel. Du Bousquier,dont la secrète ambition était de régenter le pays, voulut, pourpremier gage de son pouvoir, réconcilier le desservant deSaint-Léonard avec le curé de la paroisse, et il atteignit à sonbut. Sa femme crut accomplir une œuvre de paix, là où, selonl’incommutable abbé, il y avait trahison. Monsieur de Sponde se vitseul dans sa foi. L’évêque vint chez du Bousquier et parutsatisfait de la cessation des hostilités. Les vertus de l’abbéFrançois avaient tout vaincu, excepté le Romain Catholique capablede s’écrier avec Corneille :

Mon Dieu, que de vertus vous me faites haïr&|160;!

L’abbé mourut quand expira l’Orthodoxie dans le diocèse. En1819, la succession de l’abbé de Sponde porta les revenusterritoriaux de madame du Bousquier à vingt-cinq mille livres, sanscompter ni le Prébaudet, ni la maison du Val-Noble. Ce fut vers cetemps que du Bousquier rendit à sa femme le capital des économiesqu’elle lui avait livrées&|160;; il le lui fit employer àl’acquisition de biens contigus au Prébaudet, et rendit ainsi cedomaine l’un des plus considérables du Département, car les terresappartenant à l’abbé de Sponde jouxtaient celles du Prébaudet.Personne ne connaissait la fortune personnelle de du Bousquier, ilfaisait valoir ses capitaux chez les Keller à Paris, où il faisaitquatre voyages par an. Mais, à cette époque, il passa pour l’hommele plus riche du département de l’Orne. Cet homme habile, l’éternelcandidat des Libéraux, à qui sept ou huit voix manquèrentconstamment dans toutes les batailles électorales livrées sous laRestauration, et qui ostensiblement répudiait les Libéraux envoulant se faire élire comme royaliste ministériel, sans pouvoirjamais vaincre les répugnances de l’administration, malgré lesecours de la congrégation et de la magistrature&|160;; cerépublicain haineux, enragé d’ambition, conçut de lutter avec leroyalisme et l’aristocratie dans ce pays, au moment où ils ytriomphaient. Du Bousquier s’appuya sur le sacerdoce par lestrompeuses apparences d’une piété bien jouée : il accompagna safemme à la messe, il donna de l’argent pour les couvents de laville, il soutint la congrégation du Sacré-Cœur, il se prononçapour le clergé dans toutes les occasions où le clergé combattit laVille, le Département ou l’Etat. Secrètement soutenu par lesLibéraux, protégé par l’Eglise, demeurant royalisteconstitutionnel, il côtoya sans cesse l’aristocratie du départementpour la ruiner, et il la ruina. Attentif aux fautes commises parles sommités nobiliaires et par le gouvernement, il réalisa, labourgeoisie aidant, toutes les améliorations que la Noblesse, laPairie et le Ministère devaient inspirer, diriger, et qu’ilsentravaient par suite de la niaise jalousie des pouvoirs en France.L’opinion constitutionnelle l’emporta dans l’affaire du curé, dansl’érection du théâtre, dans toutes les questions d’agrandissementpressenties par du Bousquier, qui les faisait proposer par le partilibéral, auquel il s’adjoignait au plus fort des débats, enobjectant le bien du pays. Du Bousquier industrialisa leDépartement. Il accéléra la prospérité de la province en haine desfamilles logées sur la route de Bretagne. Il préparait ainsi savengeance contre les gens à châteaux, et surtout contre les Gordes,au sein desquels un jour il fut sur le point d’enfoncer un poignardenvenimé. Il donna des fonds pour relever les manufactures de pointd’Alençon&|160;; il raviva le commerce des toiles, la ville eut unefilature. En s’inscrivant ainsi dans tous les intérêts et au cœurde la masse, en faisant ce que la Royauté ne faisait point, duBousquier ne hasardait pas un liard. Soutenu par sa fortune, ilpouvait attendre les réalisations que souvent les gensentreprenants, mais gênés, sont forcés d’abandonner à d’heureuxsuccesseurs. Il se posa comme banquier. Ce Laffitte au petit piedcommanditait toutes les inventions nouvelles en prenant sessûretés. Il faisait très bien ses affaires en faisant le bienpublic&|160;; il était le moteur des Assurances, le protecteur desnouvelles entreprises de voitures publiques&|160;; il suggérait lespétitions pour demander à l’administration les chemins et les pontsnécessaires. Ainsi prévenu, le gouvernement voyait un empiétementsur son autorité. Les luttes s’engageaient maladroitement, car lebien du pays exigeait que la Préfecture cédât. Du Bousquieraigrissait la noblesse de province contre la noblesse de cour etcontre la pairie. Enfin il prépara l’effrayante adhésion d’uneforte partie du royalisme constitutionnel à la lutte que soutinrentle Journal des Débats et monsieur de Chateaubriand contre le trône,ingrate opposition basée sur des intérêts ignobles, et qui fut unedes causes de triomphe de la bourgeoisie et du journalisme en 1830.Aussi, du Bousquier, comme les gens qu’il représente, eut-il lebonheur de voir passer le convoi de la Royauté, sans qu’aucunesympathie l’accompagnât dans la province désaffectionnée par lesmille causes qui se trouvent encore incomplétement énumérées ici.Le vieux républicain, chargé de messes, et qui pendant quinze ansavait joué la comédie afin de satisfaire sa vendetta , renversalui-même le drapeau blanc de la Mairie aux applaudissements dupeuple. Aucun homme, en France, ne jeta sur le nouveau trône élevéen août 1830 un regard plus enivré de joyeuse vengeance. Pour lui,l’avénement de la branche cadette était le triomphe de laRévolution. Pour lui, le triomphe du drapeau tricolore était larésurrection de la Montagne, qui, cette fois, allait abattre lesgentilshommes par des procédés plus sûrs que celui de laguillotine, en ce que son action serait moins violente. La Pairiesans hérédité, la Garde nationale qui met sur le même lit de campl’épicier du coin et le marquis, l’abolition des majorats réclaméepar un bourgeois-avocat, l’Eglise catholique privée de sasuprématie, toutes les inventions législatives d’août 1830 furentpour du Bousquier la plus savante application des principes de1793. Depuis 1830, cet homme est Receveur-Général. Il s’est appuyé,pour parvenir, sur ses liaisons avec le duc d’Orléans, père du roiLouis-Philippe, et avec monsieur de Folmon, l’ancien intendant dela duchesse douairière d’Orléans. On lui donne quatre-vingt millelivres de rente. Aux yeux de son pays, monsieur du Bousquier est unhomme de bien, un homme respectable, invariable dans ses principes,intègre, obligeant. Alençon lui doit son association au mouvementindustriel qui en fait le premier anneau par lequel la Bretagne serattachera peut-être un jour à ce qu’on nomme la civilisationmoderne. Alençon, qui ne comptait pas en 1816 deux voiturespropres, vit en dix ans rouler dans ses rues des calèches, descoupés, des landau, des cabriolets et des tilburys, sans s’enétonner. Les bourgeois et les propriétaires, effrayés d’abord devoir le prix des choses augmentant, reconnurent plus tard que cetteaugmentation avait un contre-coup financier dans leurs revenus. Lemot prophétique du Président du Ronceret : – Du Bousquier est unhomme très-fort&|160;! fut adopté par le pays. Mais,malheureusement pour sa femme, ce mot est un horrible contre-sens.Le mari ne ressemble en rien à l’homme public et politique. Cegrand citoyen, si libéral au dehors, si bonhomme, animé de tantd’amour pour son pays, est despote au logis et parfaitement dénuéd’amour conjugal. Cet homme si profondément astucieux, hypocrite,rusé, ce Cromwel du Val-Noble, se comporte dans son ménage comme ilse comportait envers l’aristocratie, qu’il caressait pourl’égorger. Comme son ami Bernadotte, il chaussa d’un gant develours sa main de fer. Sa femme ne lui donna pas d’enfants. Le motde Suzanne, les insinuations du chevalier de Valois se trouvèrentainsi justifiées. Mais la bourgeoisie libérale, la bourgeoisieroyaliste-constitutionnelle, les hobereaux, la magistrature et leparti-prêtre, comme disait le Constitutionnel , donnèrent tort àmadame du Bousquier. Monsieur du Bousquier l’avait épousée sivieille&|160;! disait-on. D’ailleurs quel bonheur pour cette pauvrefemme, car à son âge il était si dangereux d’avoir desenfants&|160;! Si madame du Bousquier confiait en pleurant sesdésespoirs périodiques à madame du Coudrai, à madame du Ronceret,ces dames lui disaient : – Mais vous êtes folle, ma chère, vous nesavez pas ce que vous désirez, un enfant serait votre mort&|160;!Puis, beaucoup d’hommes qui rattachaient, comme monsieur duCoudrai, leurs espérances au triomphe de du Bousquier, faisaientchanter ses louanges par leurs femmes. La vieille fille étaitassassinée par ces phrases cruelles.

– Vous êtes bien heureuse, ma chère, d’avoir épousé un hommecapable, vous éviterez les malheurs des femmes qui sont mariées àdes gens sans énergie, incapables de conduire leur fortune, dediriger leurs enfants.

– Votre mari vous rend la reine du pays, ma belle. Il ne vouslaissera jamais dans l’embarras, celui-là&|160;! Il mène tout dansAlençon.

– Mais je voudrais, disait la pauvre femme, qu’il se donnâtmoins de peine pour le public, et qu’il…

– Vous êtes bien difficile, ma chère madame du Bousquier, toutesles femmes vous envient votre mari.

Mal jugée par le monde, qui commença par lui donner tort, lachrétienne trouva, dans son intérieur, une ample carrière àdéployer ses vertus. Elle vécut dans les larmes et ne cessad’offrir au monde un visage placide. Pour une âme pieuse,n’était-ce pas un crime que cette pensée qui lui becqueta toujoursle cœur : J’aimais le chevalier de Valois, et je suis la femme dedu Bousquier&|160;! L’amour d’Athanase se dressait aussi sous laforme d’un remords et la poursuivait dans ses rêves. La mort de sononcle, dont les chagrins avaient éclaté, lui rendit son avenirencore plus douloureux, car elle pensa toujours aux souffrances queson oncle dut éprouver en voyant le changement des doctrinespolitiques et religieuses de la maison Cormon. Souvent le malheurtombe avec la rapidité de la foudre, comme chez madameGranson&|160;; mais il s’étendit, chez la vieille fille, comme unegoutte d’huile qui ne quitte l’étoffe qu’après l’avoir lentementimbibée.

Le chevalier de Valois fut le malicieux artisan de l’infortunede madame du Bousquier. Il avait à cœur de détromper sa religionsurprise&|160;; car le chevalier, si expert en amour, devina duBousquier marié comme il avait deviné du Bousquier garçon. Mais leprofond républicain était difficile à surprendre : son salon étaitnaturellement fermé au chevalier de Valois, comme à tous ceux qui,dans les premiers jours de son mariage, avaient renié la maisonCormon. Puis il était supérieur au ridicule, il tenait une immensefortune, il régnait dans Alençon, il se souciait de sa femme commeRichard III se serait soucié de voir crever le cheval à l’aideduquel il aurait gagné la bataille. Pour plaire à son mari, madamedu Bousquier avait rompu avec la maison de Gordes, où elle n’allaitplus&|160;; mais quand son mari la laissait seule pendant sesséjours à Paris, elle faisait alors une visite à mademoiselleArmande. Or, deux ans après son mariage, précisément à la mort del’abbé de Sponde, mademoiselle de Gordes aborda madame du Bousquierau sortir de Saint-Léonard, où elles avaient entendu une messenoire dite pour l’abbé. La généreuse fille crut qu’en cettecirconstance elle devait des consolations à l’héritière en pleurs.Elles allèrent ensemble, en causant du cher défunt, deSaint-Léonard au Cours&|160;; et, du Cours, elles atteignirentl’hôtel de Gordes où mademoiselle Armande entraîna madame duBousquier par le charme de sa conversation. La pauvre femme désoléeaima peut-être à s’entretenir de son oncle avec une personne queson oncle aimait tant. Puis elle voulut recevoir les compliments duvieux marquis de Gordes, qu’elle n’avait pas vu depuis près detrois années. Il était une heure et demie, elle trouva là lechevalier de Valois venu pour dîner, qui, tout en la saluant, luiprit les mains.

– Eh&|160;! bien, chère vertueuse et bien-aimée dame, lui dit-ild’une voix émue, nous avons perdu notre saint ami, nous avonsépousé votre deuil&|160;; oui, votre perte est aussi vivementsentie ici que chez vous… mieux, ajouta-t-il en faisant allusion àdu Bousquier.

Après quelques paroles d’oraison funèbre où chacun fit saphrase, le chevalier prit galamment le bras de madame du Bousquieret le mit sur le sien, le pressa fort adorablement et l’emmena dansl’embrasure d’une fenêtre.

– Etes-vous heureuse au moins&|160;? dit-il avec une voixpaternelle.

– Oui, dit-elle en baissant les yeux.

En entendant ce oui , madame de Troisville, la fille de laprincesse Sherbellof et la vieille marquise de Castéran vinrent sejoindre au chevalier, accompagnées de mademoiselle de Gordes.Toutes allèrent se promener dans le jardin en attendant le dîner,sans que madame du Bousquier, hébétée par la douleur, se fûtaperçue que les dames et le chevalier menaient une petiteconspiration de curiosité.  » Nous la tenons, sachons le mot del’énigme&|160;?  » était une phrase écrite dans les regards que cespersonnes se jetèrent.

– Pour que votre bonheur fût complet, dit mademoiselle Armande,il vous faudrait des enfants, un beau garçon comme mon neveu… .

Une larme roula dans les yeux de madame du Bousquier.

– J’ai entendu dire que vous étiez la seule coupable en cetteaffaire, que vous aviez peur d’une grossesse&|160;? dit lechevalier.

– Moi, dit-elle naïvement, j’achèterais un enfant par centannées d’enfer&|160;!

Sur la question ainsi posée, il s’émut une discussion conduiteavec une excessive délicatesse par madame la vicomtesse deTroisville et la vieille marquise de Castéran qui entortillèrent sibien la pauvre vieille fille qu’elle livra, sans s’en douter, lessecrets de son ménage. Mademoiselle Armande avait pris le bras duchevalier et s’était éloignée, afin de laisser les trois femmescauser mariage. Madame du Bousquier fut alors désabusée des milledéceptions de son mariage&|160;; et comme elle était restéebestiote , elle amusa ses confidentes par de délicieuses naïvetés.Quoique dans le premier moment le mensonger mariage de mademoiselleCormon fît rire toute la ville bientôt initiée aux manœuvres de duBousquier, néanmoins madame du Bousquier gagna l’estime et lasympathie de toutes les femmes. Tant que mademoiselle Cormon avaitcouru sus au mariage sans réussir à se marier, chacun se moquaitd’elle, mais quand chacun apprit la situation exceptionnelle où laplaçait la sévérité de ses principes religieux, tout le mondel’admira. Cette pauvre madame du Bousquier remplaça cette bonnedemoiselle Cormon . Le chevalier rendit ainsi pour quelque temps duBousquier odieux et ridicule, mais le ridicule finit pars’affaiblir&|160;; et quand chacun eut dit son mot sur lui, lamédisance se lassa. Puis, à cinquante-sept ans, le muet républicainsemblait à beaucoup de personnes avoir droit à la retraite. Cettecirconstance envenima la haine que du Bousquier portait à la maisonde Gordes à un tel point, qu’elle le rendit impitoyable au jour dela vengeance. Madame du Bousquier reçut l’ordre de ne jamais mettrele pied dans cette maison. Par représailles du tour que lui avaitjoué le chevalier de Valois, du Bousquier, qui venait de créer leCourrier de l’Orne , y fit insérer l’annonce suivante :

 » Il sera délivré une inscription de mille francs de rente à lapersonne qui pourra démontrer l’existence d’un monsieur dePombreton, avant, pendant ou après l’Emigration.  »

Quoique son mariage fût essentiellement négatif, madame duBousquier y vit des avantages : ne valait-il pas mieux encores’intéresser à l’homme le plus remarquable de la ville, que devivre seule&|160;? Du Bousquier était encore préférable aux chiens,aux chats, aux serins qu’adorent les célibataires&|160;; il portaità sa femme un sentiment plus réel et moins intéressé que ne l’estcelui des servantes, des confesseurs, et des capteurs desuccessions. Plus tard, elle vit dans son mari l’instrument de lacolère céleste, car elle reconnut des péchés innombrables dans tousses désirs de mariage&|160;; elle se regarda comme justement punieainsi des malheurs qu’elle avait causés à madame Granson, et de lamort anticipée de son oncle. Obéissant à cette religion qui ordonnede baiser les verges avec lesquelles on administre la correction,elle vantait son mari, elle l’approuvait publiquement&|160;; mais,au confessionnal ou le soir dans ses prières, elle pleurait souventen demandant pardon à Dieu des apostasies de son mari qui pensaitle contraire de ce qu’il disait, qui souhaitait la mort del’aristocratie et de l’Eglise, les deux religions de la maisonCormon. Trouvant en elle-même tous ses sentiments froissés etimmolés, mais forcée par le devoir à faire le bonheur de son époux,à ne lui nuire en rien, et attachée à lui par une indéfinissableaffection que peut-être l’habitude engendra, sa vie était uncontre-sens perpétuel. Elle avait épousé un homme dont ellehaïssait la conduite et les opinions, mais dont elle devaits’occuper avec une tendresse obligée. Souvent elle était aux angesquand du Bousquier mangeait ses confitures, quand il trouvait ledîner bon&|160;; elle veillait à ce que ses moindres désirs fussentsatisfaits. S’il oubliait la bande de son journal sur unetable&|160;; au lieu de la jeter, madame disait : – René, laissezcela, monsieur ne l’a pas mis là sans intention. Du Bousquierallait-il en voyage, elle s’inquiétait du manteau, du linge&|160;;elle prenait pour son bonheur matériel les plus minutieusesprécautions. S’il allait au Prébaudet, elle consultait le baromètredès la veille pour savoir s’il ferait beau. Elle épiait sesvolontés dans son regard, à la manière d’un chien qui, tout endormant, entend et voit son maître. Si le gros du Bousquier, vaincupar cet amour ordonné, la saisissait par la taille, l’embrassaitsur le front, et lui disait : – Tu es une bonne femme&|160;! deslarmes de plaisir venaient aux yeux de la pauvre créature. Il estprobable que du Bousquier se croyait obligé à des dédommagementsqui lui conciliaient le respect de Rose-Marie-Victoire, car lavertu catholique n’ordonne pas une dissimulation aussi complète quele fut celle de madame du Bousquier. Mais souvent la sainte femmerestait muette en entendant les discours que tenaient chez elle lesgens haineux qui se cachaient sous les opinionsroyalistes-constitutionnelles. Elle frémissait en prévoyant laperte de l’Eglise&|160;; elle risquait parfois un mot stupide, uneobservation que du Bousquier coupait en deux par un regard. Lescontrariétés de cette existence ainsi tiraillée finirent parhébéter madame du Bousquier, qui trouva plus simple et plus dignede concentrer son intelligence sans la produire au dehors, en serésignant à mener une vie purement animale. Elle eut alors unesoumission d’esclave, et regarda comme une œuvre méritoired’accepter l’abaissement dans lequel la mit son mari.L’accomplissement des volontés maritales ne lui causa jamais lemoindre murmure. Cette brebis craintive chemina dès lors dans lavoie que lui traça le berger&|160;; elle ne quitta plus le giron del’Eglise, et se livra aux pratiques religieuses les plus sévères,sans penser ni à Satan, ni à ses pompes, ni à ses œuvres. Elleoffrit ainsi la réunion des vertus chrétiennes les plus pures, etdu Bousquier devint certes l’un des hommes les plus heureux duroyaume de France et de Navarre.

– Elle sera niaise jusqu’à son dernier soupir, dit le cruelConservateur destitué qui dînait cependant chez elle deux fois parsemaine.

Cette histoire serait étrangement incomplète si l’on n’ymentionnait pas la coïncidence de la mort du chevalier de Valoisavec la mort de la mère de Suzanne. Le chevalier mourut avec lamonarchie, en août 1830. Il alla se joindre au cortége du roiCharles à Nonancourt, et l’escorta pieusement jusqu’à Cherbourgavec tous les Troisville, les Castéran, les Gordes, etc. Le vieuxgentilhomme avait pris sur lui cinquante mille francs, somme àlaquelle montaient ses économies et le prix de sa rente&|160;; ill’offrit à l’un des fidèles amis de ses maîtres pour la transmettreau roi, en objectant sa mort prochaine, en disant que cette sommevenait des bontés de Sa Majesté, qu’enfin l’argent du dernier desValois appartenait à la Couronne. On ne sait si la ferveur de sonzèle vainquit les répugnances du Bourbon qui abandonnait son beauroyaume de France sans en emporter un liard, et qui dut êtreattendri par le dévouement du chevalier&|160;; mais il est certainque Césarine, légataire universelle de monsieur de Valois,recueillit à peine six cents livres de rente. Le chevalier revint àAlençon aussi cruellement atteint par la douleur que par lafatigue, et il expira quand Charles X toucha la terreétrangère.

Madame du Valnoble et son protecteur, qui craignait alors lesvengeances du parti libéral, se trouvent heureux d’avoir unprétexte de venir incognito dans le village où mourut la mère deSuzanne. A la vente qui eut lieu par suite du décès du chevalier deValois, Suzanne, désirant un souvenir de son premier et bon ami,fit pousser sa tabatière jusqu’au prix excessif de mille francs. Leportrait de la princesse Goritza valait à lui seul cette somme.Deux ans après, un jeune élégant, qui faisait collection des bellestabatières du dernier siècle, obtint de Suzanne celle du chevalierrecommandée par une façon merveilleuse. Le bijou confident des plusbelles amours du monde et le plaisir de toute une vieillesse, setrouve donc exposé dans une espèce de musée privé. Si les mortssavent ce qui se fait après eux, la tête du chevalier doit en cemoment rougir à gauche.

Quand cette histoire n’aurait d’autre effet que d’inspirer auxpossesseurs de quelques reliques adorées une sainte peur, et lesfaire recourir à un codicille pour statuer immédiatement sur lesort de ces précieux souvenirs d’un bonheur qui n’est plus en lesléguant à des mains fraternelles, elle aurait rendu d’énormesservices à la portion chevaleresque et amoureuse du public&|160;;mais elle renferme une moralité bien plus élevée&|160;!… nedémontre-t-elle pas la nécessité d’un enseignement nouveau&|160;?N’invoque-t-elle pas, de la sollicitude si éclairée des ministresde l’instruction publique, la création de chaires d’anthropologie,science dans laquelle l’Allemagne nous devance&|160;? Les mythesmodernes sont encore moins compris que les mythes anciens, quoiquenous soyons dévorés par les mythes. Les mythes nous pressent detoutes parts, ils servent à tout, ils expliquent tout. S’ils sont,selon l’Ecole Humanitaire, les flambeaux de l’histoire, ilssauveront les empires de toute révolution, pour peu que lesprofesseurs d’histoire fassent pénétrer les explications qu’ils endonnent, jusque dans les masses départementales&|160;! Simademoiselle Cormon eût été lettrée, s’il eût existé dans ledépartement de l’Orne un professeur d’anthropologie, enfin si elleavait lu l’Arioste, les effroyables malheurs de sa vie conjugaleeussent-ils jamais eu lieu&|160;? Elle aurait peut-être recherchépourquoi le poète italien nous montre Angélique préférant Médor,qui était un blond chevalier de Valois, à Roland dont la jumentétait morte et qui ne savait que se mettre en fureur. Médor neserait-il pas la figure mythique des courtisans de la royautéféminine, et Roland le mythe des révolutions désordonnées,furieuses, impuissantes qui détruisent tout sans rien produire.Nous publions, en en déclinant la responsabilité, cette opiniond’un élève de Ballanche.

Aucun renseignement ne nous est parvenu sur les petites têtes denègres en diamants. Vous pouvez voir aujourd’hui madame du Valnobleà l’Opéra. Grâce à la première éducation que lui a donnée lechevalier de Valois, elle a presque l’air d’une femme comme ilfaut.

Madame du Bousquier vit encore, n’est-ce pas dire qu’ellesouffre toujours&|160;? En atteignant à l’âge de soixante ans,époque à laquelle les femmes se permettent des aveux, elle a dit enconfidence à madame du Coudrai dont le mari retrouva sa place enaoût 1830, qu’elle ne supportait pas l’idée de mourir fille.

Paris, octobre 1836.

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