La Ville-Vampire (ou bien le malheur d’écrire des romans noirs)

La Ville-Vampire (ou bien le malheur d’écrire des romans noirs)

de Paul Féval (père)

PREMIÈRE PARTIE

Il y a beaucoup d’Anglais et surtout d’Anglaises qui ont pudeur quand on leur raconte les actes d’effrontée piraterie dont les écrivains français sont victimes en Angleterre. Sa Très Gracieuse Majesté Victoria reine a signé jadis un traité avec la France dans le but louable de mettre fin à ces vols tant de fois répétés. Le traité est fort bien fait :seulement, il contient une petite clause qui en rend la teneur illusoire. Sa Très Gracieuse Majesté, en effet, défend à ses loyaux sujets de nous prendre nos drames, nos livres, etc., mais elle leur permet d’en faire ce qu’elle a la bonté d’appeler « une blonde imitation ».

C’est joli, ce n’est pas honnête. Le cher,l’excellent Dickens me disait un jour, en manière d’apologie :

–&|160;Je ne suis pas beaucoup mieux gardé que vous. Quand je passe à Londres et que j’ai par hasard une idée surmoi, je ferme à clef mon portefeuille, je le mets dans ma poche et je tiens mes deux mains dessus. On me vole tout de même.

Le fait est que la « blonde imitation » en remontrerait aux pickpockets les plus subtils.

Aussi, l’amie si charmante de Dickens, LadyB…, du château de Shr…, me répète, depuis vingt ans, la mêmequestion, chaque fois que j’ai le bonheur de la voir :

–&|160;Pourquoi ne volez-vous pas les Anglais à votre tour ?

–&|160;Ce n’est pas assurément, madame, qu’il n’y ait des choses adorables à prendre dans vos livres, mais peut-être que notre caractère national ne nous porte pas vers le«&|160;blond&|160;» escamotage.

Cette réponse a le don de faire rire Myladyaux éclats. Elle va même jusqu’à me citer des noms très français etparticulièrement recommandables… Mais chut&|160;!

&|160;

Vers la fin de l’année dernière (1873), Myladyme fit l’honneur de me surprendre, un matin.

–&|160;Je vous emmène, me dit-elle. Tout estarrangé avec votre chère femme. Nous partons ce soir.

–&|160;Et nous allons&|160;?

–&|160;Chez moi.

–&|160;Rue Castiglione&|160;?

–&|160;Non, château de Shr…, comté deStafford.

–&|160;Miséricorde&|160;!

Il faisait un temps odieux&|160;: de la neigequi fondait, du vent qui hurlait, même à Paris&|160;: jugez dutapage entre Douvres et Calais&|160;!

Mylady, élève de Byron, chérit latempête&|160;:

–&|160;Il ne s’agit pas de savoir, medit-elle, si vous avez peur des rhumes de cerveau. Je me suis misen tête de vous rendre d’un seul coup tout ce que l’Angleterre vousa pris. Or, l’occasion brûle. M.&|160;X… et Miss Z… sont déjà surla piste de l’affaire, et d’ailleurs, à l’âge deMlle&|160;97, on n’a pas le temps d’attendre.

M.&|160;X… et Miss Z… sont deux romanciersanglais à forte sensation. Il s’agissait donc d’un sujet de roman.Je demandai des explications, elles me furent refusées&|160;;seulement, Mylady employa l’éloquence extraordinaire, qui est chezelle un don de Dieu, à exaspérer ma curiosité.

–&|160;Avez-vous confiance en WalterScott&|160;? me dit-elle. C’était un admirateur passionné desMystères d’Udolphe. Il a écrit la biographie deMme&|160;Anne Radcliffe. Vous entendez&|160;: WalterScott&|160;! Dickens vint voir une fois Mlle&|160;97. Ence temps-là, elle s’appelait Mlle&|160;94, car ellechange de nom tous les ans, le jour de Noël. Je connais bien desaventures, mais celle-là est tellement extraordinaire…

Ma foi, je cédai, nous partîmes. La traverséefut hideuse&|160;; j’éternue encore en y songeant. Tous les démonsde l’air et de la mer jouaient avec notre paquebot comme si c’eûtété un ballon en caoutchouc. Le lendemain, nous prîmes à Londres leNorth Western Railway et nous couchâmes à Stafford. Le lendemainencore, le landau de Mylady nous conduisit, à travers une plaineblanche de neige, jusqu’à la partie montagneuse du comté quiavoisine le Shropshire. Le soir, nous dînâmes au château.

Voici ce que j’avais appris pendant levoyage&|160;:

Nous étions dans le pays même habité parM.&|160;et mistress Ward, père et mère de celle qui devait être sicélèbre sous le nom d’Anne Radcliffe. Miss Ninety-Seven (97) étaitune petite-cousine des Ward. Il ne lui manquait plus que trois anspour être centenaire. Elle habitait un cottage, situé dans lamontagne, à une lieue et demie du château de Mylady. Ce cottageavait été longtemps la demeure de son illustre parente.

Je n’emploie pas le mot illustre auhasard&|160;: et je suis disposé à le maintenir contre toutreproche d’exagération. La gloire d’Anne Radcliffe remplit uninstant le monde, et ses noires fictions obtinrent une vogue quenos plus grands succès contemporains sont loin d’égaler. On peutdire qu’elle charmait à la fois le château et la chaumière. LesMystères d’Udolphe eurent plus de deux centséditions en Angleterre. En France, ce livre fut traduitplusieurs fois et une seule de ces versions fut réimprimée quarantefois à Paris. Et ce ne fut pas l’engouement d’un jour. À l’heure oùnous sommes, la fièvre est tombée, mais les Mystèresd’Udolphe et le Confessionnal des pénitents noirsépouvantent encore des milliers de jeunes imaginations sous lesoleil.

Or, Mlle&|160;97 savait unehistoire personnelle à Anne Radcliffe et qu’Anne Radcliffeelle-même lui avait racontée quelque soixante-dix ans auparavant.Il était de tradition dans le pays que cette histoire contenait lesmotifs qui avaient tourné l’esprit placide et plutôt gai d’AnneRadcliffe vers le genre terriblement sombre qui caractérise sonœuvre.

Walter Scott avait eu vaguement connaissancede cette histoire, comme le prouve sa lettre du 3 mai 1821 à sonéditeur Constable, qui contient ce passage&|160;: Quant aumanuscrit de la Vie d’Anne Radcliffe, j’en retarde lalivraison jusqu’après ma prochaine entrevue avec Miss Jebb, de quij’espère tirer des détails excellents et de la nature la plusparticulière. Cette dame est, dit-on, dépositaire, non pas d’unsecret, mais d’une «&|160;curiosité importante&|160;» quiajouterait un grand intérêt à notre récit…

Miss Jebb n’était autre que notre demoiselle97, qui comptait déjà quarante-cinq printemps à la date de lalettre de Sir Walter Scott. Comme tous les Anglais, elle avait unfaible pour la noblesse, et Mylady comptait là-dessus pour écarterMiss Z… et M.&|160;X…, qui étaient des romanciers «&|160;ducommun&|160;».

Le lendemain de notre arrivée, et par un froidgris, Mylady me fit monter en voiture après le premier déjeuner.Nous roulâmes pendant une demi-heure, puis nous mîmes pied à terredevant une grille de bois, peinte en vert, qui servait d’entrée àune vieille petite maison d’aspect tout à fait respectable. Lamontagne l’entourait de trois côtés. Au midi, elle regardait unriant paysage.

Nous fûmes introduits dans un parloir assezgrand, eu égard surtout à l’exiguïté de la maison. Plusieursportraits ornaient les murailles où l’on voyait aussi quelquesdessins, encadrés de bois jaune.

Une vieille femme maigre et longue étaitassise au coin de la cheminée-poêle. Elle me parut avoir la figured’un oiseau, je ne sais lequel, mais je suis sûr de l’avoir vu chezles marchands qui vendent le règne animal empaillé. Son nez coupaitcomme un rasoir et ses yeux ronds avaient une apparenceendormie.

–&|160;Comment vous portez-vous, Jebb, machère&|160;? demanda Mylady affectueusement.

–&|160;Pas mal&|160;; et VotreSeigneurie&|160;?

Je regardai tout autour de la chambre pourvoir qui avait parlé. Nous étions seuls tous les trois.Mlle&|160;97 était ventriloque naturellement. Sa voixfaisait le tour des gens, et on l’entendait par-derrière. Elleavait dû être laide autrefois et restait fort bien conservée.

Quand Mylady m’eut présenté, nous nousassîmes, et la voix de Mlle&|160;97, parlant à l’autrebout du parloir, me dit avec bienveillance&|160;:

–&|160;Le Français, monsieur, est brave etléger, l’Italien astucieux, l’Espagnol cruel, l’Allemand lourd, leRusse brutal, l’Anglais joyeux et remarquable par sa générosité.Elle aimait les Français.

Mlle&|160;97 leva les yeux auplafond en prononçant le mot Elle qui, dans sa bouche, etponctué par ce pieux regard, désignait toujours Anne Radcliffe.

La phrase qui précède, je l’ignoraismalheureusement, était extraite du Roman sicilien, secondouvrage d’Elle.

–&|160;Quel style&|160;! s’écriaMylady. Et que de profondeur&|160;!

–&|160;J’ai l’honneur, répliquaMlle&|160;97, de remercier Votre Seigneurie.

Mylady tira de dessous soncachemire-waterproof, qu’elle avait déposé en entrant, un paquetcontenant quatre volumes in-12. C’était la traduction française,publiée par Charles Gosselin, Paris, 1820, de la Biographie desRomanciers célèbres de Sir Walter Scott.

–&|160;Vous voyez qu’Elle est aiméeen France, prononça gravement Mylady en ouvrant le volume quicontenait la Vie d’Anne Radcliffe.

Je pense qu’un ressort existait à l’intérieurde cette pauvre vieille tête. Il dut se détendre tout à coup. Nousvîmes les dents de Miss Jebb, qui étaient encore au complet, maistrès jaunes et d’une longueur étrange. En même temps, un rire secet strident se fit entendre je ne sais où, et la voix de Miss Jebbqui parlait, cette fois sous la table, nous dit&|160;:

–&|160;Eh bien&|160;! eh bien&|160;! puisquele gentleman est venu de loin et que Votre Seigneurie le protège,il ne faut pas qu’il ait fait pour rien un si long voyage. J’espèrebien que je m’appellerai MissHundred(Mlle&|160;100) un jour ou l’autre, maisj’ai eu le mal de tête à l’automne pour la première fois de ma vie.On peut mourir, malgré tout, et je ne voudrais pas emporter avecmoi cette incroyable histoire.

Nous nous arrangeâmes aussitôt pour écouter.Miss Jebb éloigna d’elle sa tasse et parut se recueillir. À deux outrois reprises, pendant le silence qui suivit, elle eut destressaillements courts. Cela produisait un son comme si on eûtramené des noisettes dans un sac de parchemin.

–&|160;Jamais il n’y a rien eu de pareil,murmura-t-elle enfin en serrant à deux mains ses genoux pour lesempêcher de frissonner. J’ai froid, quand j’y pense, jusque dans lemilieu de mon cœur. Je ne sais pas si je fais bien de rompre lesilence, mais tant pis&|160;! Je veux que la foule parled’Elle encore une fois. Et on en parlera, car c’estterrible… terrible&|160;!

&|160;

L’enfance de Miss Anna s’était passée dans lamaison de commerce de ses parents, M.&|160;et mistress Ward. Cen’étaient pas des gens riches, mais ils avaient de très bellesalliances. Quand M.&|160;Ward vendit son établissement, vers l’an1776, il vint habiter avec sa femme et sa fille le cottage où noussommes présentement.

L’adolescence d’Anna s’écoula, heureuse ettranquille, dans cette retraite où régnait la «&|160;médiocritéd’or&|160;» dont parle le poète, l’aisance modeste qui est, dit-on,le bonheur.

Pendant les vacances surtout, le cottages’animait. Nous avions alors Cornelia de Witt avec sa gouvernante,la signora Letizia, et le joyeux jeune homme Édouard S. Barton,accompagné de son répétiteur Otto Goëtzi.

Anna, Édouard et Cornelia étaient unis par lesliens de l’amitié la plus tendre. On avait pensé d’abord que NedBarton épouserait Anna quand il aurait l’âge, et je me souviens quemistress Ward avait commencé à broder (dix ans d’avance) unesuperbe paire de rideaux en mousseline des Indes où le chiffred’Anna et celui d’Édouard s’entrelaçaient. Mais l’homme propose etDieu dispose. Il se trouva que Ned Barton et notre Anna s’aimaientseulement comme frère et sœur. Je suis sûre de cela pour Ned&|160;;peut-être qu’il y avait quelque petite chose de plus dans le chercœur d’Anna, mais William Radcliffe n’en fut pas moins le plusheureux des époux. Sir Walter Scott l’a dit dans sa notice.

Depuis que le monde est monde, on ne vitjamais un si doux naturel que celui d’Anna. Et une gaieté&|160;!Partout où Elle entrait, il y avait dans l’air dessourires. Son unique défaut était une excessive timidité. Jugezdonc les auteurs par leurs ouvrages&|160;! Ce n’est pas cent foisni mille fois non plus qu’on m’a demandé où elle avait pris lessombres audaces de son génie. Vous, du moins, après m’avoirentendue, jamais plus vous ne ferez cette question.

Le mois de septembre 1787 vit les dernièresvacances de nos trois jeunes amis. William Radcliffe était déjà enquatrième avec eux. Il avait demandé la main de Miss Ward au moisde juillet, cette même année. Ned et Cornelia étaient fiancésdepuis le dernier hiver. Ils s’aimaient d’un grand amour et la vies’annonçait pour eux sous l’aspect le plus favorable.

Cette fois, M.&|160;Goëtzi n’avait pointaccompagné son ancien élève, qui portait bien galamment, en vérité,l’uniforme de la marine royale. De son côté, la Letizia étaitrestée en Hollande où elle tenait la maison du comte Tiberio, letuteur de Cornelia. Pour vous dire comme celle-ci était belle, ilfaudrait l’éloquence de ma pauvre Anna, qui, du reste, aimmortalisé les charmes de son amie dans les Mystèresd’Udolphe&|160;: Corny est l’original du portraitd’Émilia.

Ah&|160;! ce sont de vivants souvenirs&|160;!J’étais encore enfant, mais je me rappelle nos longues promenadesdans la montagne. M.&|160;Radcliffe n’avait rien en lui deprécisément romanesque&|160;; il était propre, bien couvert etobligeant avec les dames. Chaque fois que Ned et Cornelias’égaraient ensemble dans les grands bois, William Radcliffeessayait d’entamer avec notre Anna des conversations d’un genreagréable et tendre, mais Elle m’appelait aussitôt ettournait l’entretien vers des sujets de littérature classique. Sursa prière, M.&|160;Radcliffe lui récitait des passages de poètesgrecs et latins. Quoiqu’Elle ne comprît point le texte,Elle était folle de cette savante musique. Et parfois,pendant que le licencié d’Oxford déclamait Homère ou Virgile, lesdoux regards de notre Anna se perdaient dans le lointain, oùpassait comme un rêve ce couple charmant&|160;: Ned, le midshipman,et la blanche Cornelia…

Elle soupirait alors et priaitM.&|160;Radcliffe de lui traduire la tirade mot à mot, ce qu’ilfaisait de très bonne grâce, étant fort obligeant.

Les adieux furent tristes, cette année. On nedevait se revoir, en effet, qu’après les deux mariages accomplis,savoir&|160;: celui de M.&|160;Radcliffe et d’Anna au lieu même oùnous sommes, celui de Ned et de Cornelia à Rotterdam, où le comteTiberio faisait sa résidence.

Par suite d’une pensée délicate etsentimentale, il avait été convenu que les deux noces se feraientle même jour, à la même heure, l’une en Hollande, l’autre enAngleterre. Comme cela, malgré la distance, une sorte de communiondevait s’établir entre deux jeunes bonheurs.

Depuis la fin des vacances jusqu’à l’époque dudouble mariage, une correspondance assez active fut échangée. Leslettres de Cornelia respiraient la joie la plus pure. Quant à Ned,il était amoureux comme tout un bataillon de fous. Je ne voyais pasles réponses de notre Anna, qui me semblait un peu triste.

À la Noël, on commença à comploter lestoilettes de la mariée. Pendant tout le mois de janvier 1787, il nefut question que du trousseau. Le grand jour était fixé au 3mars.

En février, une lettre de Hollande arriva quimit toute la maison en émoi. La comtesse douairière deMontefalcone, née de Witt, venait de mourir en Dalmatie. Cornelia,unique héritière, allait tout d’un coup se trouver à la tête d’uneénorme fortune.

La lettre était de Ned, qui semblait inquietet plutôt triste de cet événement.

Quoique son message fut très court, iltrouvait la place d’y relater ce fait singulier que le comteTiberio se trouvait être, par rapport à la riche succession de ladouairière de Montefalcone, l’héritier immédiat de sa proprepupille.

Après cette lettre, on ne reçut plus aucunenouvelle de Hollande jusqu’à la fin de février. Il n’y avait riende trop étonnant à cela. Le mauvais temps régnait dans le canal, etle vent, qui soufflait constamment de l’ouest, rendait la traverséedifficile. Vous avez maintenant les paquebots à vapeur qui semoquent du vent debout. De notre temps, on était parfois dessemaines sans entendre parler du continent.

L’excellent M.&|160;Ward avait coutume de direen regardant la girouette du cottage tous les matins&|160;:

–&|160;Dès que ce coq va tourner, nousrecevrons en une fois toute une rame de papier à lettres&|160;!

Les deux premiers jours de mars passèrentencore sans nouvelles. La noce devait avoir lieu lelendemain&|160;; la maison était pleine de mouvement et debruit.

Vers le soir, une heure après le dîner, onapporta la robe de noce, et presque au même instant, la cloche dela grille ayant tinté, on entendit la joyeuse voix de M.&|160;Wardqui criait dans l’escalier&|160;:

–&|160;Je vous l’avais bien ditavant-hier&|160;: le coq a tourné&|160;! Voici le facteur quiapporte toute une brassée de correspondances&|160;!

En vérité, les lettres arrivaient mal danscette maison bouleversée. Le paquet en contenait beaucoup et dedates très variées. On ouvrit les plus récentes, on constata queles chers amis de Rotterdam allaient bien, et chacun reprit sonouvrage.

Notre Anna était, dans toute la rigueur duterme, captive de ses couturières qui lui essayaient sa robe. Jelui portai moi-même son paquet, composé de cinq lettres, trois deCornelia, deux de Ned Barton. Sur son ordre, j’ouvris celle qui meparut être la dernière, et j’allai tout de suite au bout de laquatrième page.

–&|160;Tout va bien, dis-je, après avoirparcouru quelques lignes.

–&|160;Dieu soit loué&|160;! s’écria notreAnna.

–&|160;Alors, petite Jebb, mon ange, ajouta lamaîtresse couturière, je vous prie de tourner les talons, car vousnous gênez beaucoup, cher trésor.

Elle me sourit comme pour adoucir ladureté de cet ordre qui me chassait. Elle avait l’aird’une martyre entre ces quatre harpies qui avaient des épinglesplein la bouche et qui la clouaient dans sa chasse de mousselineblanche. Je mis le paquet sur le guéridon auprès d’elle et jesortis.

Je dois vous faire observer ici une choseimportante&|160;: c’est qu’à partir de cette minute, exactement, jecesse de parler en qualité de témoin oculaire. C’est désormais AnnaRadcliffe elle-même que vous allez entendre, car je tiens de sabouche tout le restant de l’aventure. Je ne la revis plus, eneffet, qu’après les événements.

Il était à peu près sept heures du soir quandla couturière et ses aides quittèrent la maison, emportant unedernière fois la robe de mariée pour lui faire subir les suprêmescorrections. Quand elle fut seule, notre Anna se sentit fatiguée siprofondément par les émotions de cette journée qu’elle n’eut pas lecourage de rentrer au parloir où l’attendaient son père, sa mère etson fiancé. Elle se donna à elle-même ce prétextequ’il fallait bien lire les lettres de Rotterdam&|160;; mais lesommeil la prit avant qu’Elle eût achevé la premièrephrase d’une joyeuse épître signée&|160;: Édouard S.Barton. Le sommeil de notre Anna fut fiévreux et plein derêves. Elle vit une petite église, bâtie en un stylesingulier, au milieu d’une campagne riante qui était toute pleined’arbres et de plantes que l’Angleterre ne produit pas. Il y avaitsurtout du maïs dans les champs et les bœufs avaient des robescouleur tourterelle. Auprès de l’église était un cimetière dont lestombes étaient toutes blanches. Il y en avait deux qui semblaientjumelles. De chacune de ces tombes (cette chose niaise, maistouchante, se rencontre souvent dans nos cimetières anglais), unbras sortait, sculpté en une matière plus blanche que lemarbre. Les deux bras allaient l’un vers l’autre et sedonnaient une poignée de main. Elle ne savait pas bien,dans son rêve, pourquoi la vue de ces deux sépultures la faisaitfrissonner et pleurer amèrement. Elle voulait lire lesinscriptions gravées sur les tables de marbre, mais c’était choseimpossible. Les caractères se mêlaient ou fuyaient devant sonregard.

Vers dix heures, le bruit des couturières quirentraient l’éveilla tout en larmes. Elle avait dormitrois heures. Il y avait dans sa pensée le poids d’un terriblemalheur.

–&|160;Je ne vous demande pas pourquoi vousavez les yeux rouges, Miss Ward, lui dit la maîtresseouvrière&|160;; les jeunes filles qui vont se marier pleurenttoujours, et je suppose que c’est de plaisir. Essayons la robe.

On essaya la robe. Elle lui allait bien. Et onla laissa seule. Elle se baigna les yeux. Les paroles dela couturière venaient de réveiller l’impression de son rêve. Sonregard étant tombé par hasard sur les lettres de Rotterdam qu’elleavait presque oubliées, un grand cri jaillit de sa poitrine.

Ce fut comme si on lui eût dit tout à coup lesnoms inscrits sur le marbre des deux tombes jumelles&|160;:Cornelia&|160;! Édouard&|160;!

Elle rompit un cachet au hasard. Sonregard trop avide ne vit d’abord que des points noirs qui dansaientsur du blanc. Quand Elleput lire enfin, Elle sesentit bien soulagée. C’était une lettre du 13 février, écrite etsignée par Cornelia, qui faisait des projets charmants pour lesprochaines vacances. D’ici là, on aurait certes le temps de réglerla succession de la comtesse douairière. Cornelia comptait venir aucottage, non point pour y rester comme à l’ordinaire, mais pouremmener toute la famille à son beau château de Montefalcone, dansles Alpes Dinariques, de l’autre côté de Raguse. Elle avait là undomaine immense avec des mines de marbre et d’albâtre. Elle ne sepossédait pas de joie. Ned l’avait aimée pauvre fille, et elleallait faire de lui tout d’un coup un riche seigneur…

«&|160;Que lui aurais-je pu donner, moi&|160;?pensa notre Anna en refermant la lettre. Il vaut mieux que celasoit ainsi. Et William est un digne cœur, après tout.&|160;»

Comme Elle avait dormi trois heures,le sommeil ne la pressait point. Elle s’établit biencommodément dans une bergère et résolut de lire d’un bout à l’autretoute sa correspondance.

Le bonheur de sa chère Cornelia l’enchantait,et croyez bien que si quelques soupirs soulevaient parfois lamousseline de son corsage, ce n’était pas l’envie qui lesprovoquait. Anna envieuse&|160;! quel blasphème&|160;! non, mais ilest certain que Corny s’étendait un peu trop sur ses richessesnouvelles, sur ses parures, et principalement sur les folies quenotre étourdi de Ned faisait pour elle. Il y avait des pagesentières qui chantaient comme des psaumes. Et par-dessus lespsaumes de Miss Corny arrivait le dithyrambe d’Édouard Barton.Bonheur&|160;! amour&|160;! amour&|160;! bonheur&|160;! Celadevenait monotone. Vous avez en France un dicton assez joli&|160;:«&|160;Si vous êtes si riche, dînez deux fois&|160;!&|160;» NotreAnna pensait peut-être&|160;: «&|160;Qu’ils s’épousent deux fois,puisqu’ils s’aiment tant&|160;!&|160;»

Elle en arriva à être quelque peufière en comparant la modération de sa propre tendresse avec ledélire de Cornelia. Puis, comme Elleétait philosophe ettout imprégnée de la pensée des sages, tant chrétiens que païens,Elle en vint à se dire que ces excès de bonheur pourraientbien avoir leurs revers. Ainsi est la vie humaine&|160;: action,réaction. Quiconque gagne perdra. Et derrière l’horizon, il y atoujours des nuages qui sont en route pour couvrir le plus radieuxciel.

Aussitôt que cette pensée eut germé dans lecerveau de notre Anna, elle s’y établit avec une autoritéextraordinaire. Cela lui rendit toute l’excellence de son naturel.Elle se mit à déplorer, par avance, les chagrins quipourraient bien succéder, dans un avenir plus ou moins prochain, àce déluge de félicités. Cher Ned&|160;! Pauvre Corny&|160;! ledeuil est si cruel après la joie&|160;! Je crois que notre Annaversa quelques larmes, avant même d’avoir découvert le serpent quise cachait sous les roses de la volumineuse correspondance.

Car il y en avait de ces lettres, ah&|160;! ily en avait. J’ai dit cinq, et je n’ai point menti&|160;; mais ellesse dédoublaient comme ces boîtes de la Chine qui s’encastrent l’unedans l’autre et procurent d’inépuisables surprises aux petitsenfants. Les lettres de Cornelia contenaient des lettres de NedBarton, les lettres de Barton laissaient sourdre des lettres deCornelia, et notre Anna lisait toujours. Elle étaitéveillée comme une souris. Il lui semblait qu’Elle auraitpu lire ainsi éternellement. Et au moment où l’idée philosophiquelui vint, l’idée que les gens de bonne éducation traduisentainsi&|160;: «&|160;La roche Tarpéienne est bien près duCapitole&|160;», il arriva que la correspondance se mit à tourneraussi, comme la pensée de notre Anna. Un nuage, lointain encore,apparut dans le ciel bleu. Elle le vit grossir, avancer,s’assombrir, recelant dans ses flancs… Mais n’anticipons pas.L’orage éclatera toujours assez vite.

&|160;

(Je ne sais pas si vous êtes comme moi, maischaque fois que, dans ses incomparables récits, Elleemploie cette formule, positivement inventée parElle&|160;: «&|160;N’anticipons pas&|160;», j’ai la chairde poule.)

&|160;

La correspondance des chers fiancés deRotterdam changeait peu à peu de caractère.

Par hasard, notre Anna avait décacheté d’abordles messages les plus anciens. Le nuage se montra à l’horizon quandElle ouvrit la moins fraîche en date des deux dernièresenveloppes.

Ce fut d’abord une lettre de Ned&|160;: lecantique baissait d’un ton. Jusqu’alors, le comte Tiberio, modèledes tuteurs n’apparaissait jamais sous la plume de Ned que comme unvivant rayon d’indulgence, de bonté, de générosité. Aujourd’hui, cenom presque auguste arrivait tout nu et sans épithète. Symptômeplus grave&|160;: Ned ne parlait pas beaucoup d’amour.

Vaguement, très vaguement, il donnait àentendre que la succession de la comtesse douairière susciteraitpeut-être des embarras. Le comte Tiberio avait changé d’allure.M.&|160;Goëtzi, qui était à Rotterdam en passant, insinuait desingulières choses…

Ce fut ensuite une lettre de Corny, qui avaitévidemment «&|160;ses nerfs&|160;». Elle appelait Letizia Pallanti«&|160;cette personne&|160;». Letizia&|160;! l’ange d’hier&|160;!la parfaite créature&|160;! Et pourquoi&|160;? On ne savait encore.Mais, entre les lignes irritées de cette missive, la perspicacitéde notre Anna devinait une chose absolument choquante&|160;:Letizia, oubliant non seulement la morale éternelle, mais encoreles plus simples convenances, devait entretenir avec le comteTiberio des rapports qu’il est superflu de caractériser.

Et ce M.&|160;Goëtzi (c’était une autre lettreplus récente) quel rôle jouait-il&|160;? Il parlait très mal ducomte Tiberio, disant que sa conduite scandaleuse avait fortdérangé ses affaires, et il passait des demi-journées entièresenfermé sous clef dans le cabinet du comte Tiberio&|160;! Il étaitde toutes les orgies (le mot se trouvait écrit en toutes lettres),et quand «&|160;cette créature&|160;», Letizia, sortait chargée dediamants, M.&|160;Goëtzi lui servait de cavalier&|160;!

Pensez s’il devait être tard&|160;! Il y avaitdéjà longtemps qu’Elle avait entendu sonner minuit&|160;;mais le besoin de sommeiller ne venait point. Notre Anna se sentaitdévorée par une envie de savoir qui prenait sa source dans son boncœur. Elle lisait, elle lisait&|160;! Étrange nuit pourune veille de noces&|160;!

Et, à mesure que la lecture avançait, il s’endégageait comme une vague menace… Le bonheur et la sécurité amènentl’ennui&|160;; mais, dès que l’orage s’amasse au lointain del’horizon, l’intérêt se réveille.

Elle bondit tout à coup sur sonfauteuil&|160;; c’était le premier son du tonnerre. Un billet deNed parlait de «&|160;retards&|160;», et c’était le mariage qu’onretardait&|160;! On expliquait cela en disant que la successionétait une affaire splendide, mais un peu embrouillée, et qu’ilfallait se rendre sur les lieux…

Pourquoi ne pas unir auparavant les jeunesépoux&|160;?

C’était justement la question que posait cepauvre Ned.

Elle dépliait feuilles sur feuilles,trouvant les moyennes dans les grandes et dans les moyennes lespetites. Elle lisait toujours, toujours. L’enveloppe dudernier envoi était ouverte, puisque M.&|160;Ward en avait extraitla lettre positivement rassurante qui avait motivé ses cris dejoie.

&|160;

Mais savez-vous ce qu’il avait lu, le bravehomme&|160;?

Et moi aussi, du reste, car j’y avais ététrompée comme lui.

Nous avions lu çà et là deux ou troisfragments de phrases où le mot bonheur revenait à chaque instant,mais, hélas&|160;! c’était pour exprimer le regret du bonheurperdu&|160;!

Au moment où tout nous sourit, disaiten effet le pauvre Ned, où l’avenir se présente à nous sous lesplus charmantes couleurs&|160;: bonheur, richesse, amour…

M.&|160;Ward n’en avait pas demandé davantage,ni moi non plus.

Mais la phrase s’achevait ainsi&|160;:

… l’orage éclate, oui, juste à cemoment&|160;; la foudre nous frappe et nous renverse&|160;; noussommes perdus&|160;!

Perdus&|160;! Vous représentez-vous l’état denotre Anna&|160;?

Et malheureusement, il n’y avait pointd’exagération dans ce mot funeste&|160;! Un billet de l’infortunéeCornelia disait&|160;:

Au milieu de la nuit, on m’arrache de monlit. M.&|160;Goëtzi me serre la main en bas de l’escalier et medit&|160;: «&|160;Courage&|160;! vous avez un ami…&|160;» Dois jele croire&|160;? On m’entraîne… Cette nuit est horrible et latempête empêche mes cris d’être entendus…

Elle laissa échapper le papier ettomba sur ses genoux.

–&|160;Ô Maître de toutes choses&|160;!cria-t-Elle parmi ses sanglots, se peut-il que tupermettes de semblables forfaits&|160;? Où es-tu maintenant,Cornelia&|160;? Où es-tu, ma meilleure amie&|160;?

Les autres femmes s’évanouissent généralementen de pareilles conjectures, mais Elle était supérieure àson sexe.

Sans quitter la posture de la prière,Elle saisit de nouveau les lettres et continua sa lectureà travers ses larmes.

Ned semblait répondre à la dernière questionqui avait jailli du cœur de notre Anna.

M.&|160;Goëtzi m’avait averti,disait-il en quelques lignes à peine lisibles, je ne voulaispas le croire. Quel rôle joue cet homme&|160;? Ce matin, j’aitrouvé la maison du comte Tiberio déserte. Dans la rue, les voisinsassemblés criaient&|160;: «&|160;Ils ont pris la fuite comme desvoleurs&|160;! la banqueroute sera énorme&|160;! – Vousn’y êtes pas&|160;! a répondu M.&|160;Goëtzi, qui est en quelquefaçon sorti de terre. Il n’y aura point de banqueroute, et le comteTiberio payera tout, car il va épouser l’héritière de l’immensefortune des Montefalcone&|160;!&|160;»

Une lettre restait&|160;: un chiffon de papiergriffonné péniblement.

Ce soir, disait ce billet qui étaitde Ned, M.&|160;Goëtzi est venu chez moi. Il semblait compatirà ma peine. Il m’a appris que ma bien-aimée Cornelia, enlevée parson infâme tuteur, était en route pour le château de Montefalcone,en Dalmatie. Il m’a conseillé de courir à sa poursuite. Un chevaltout sellé était préparé par ses soins à la porte de ma demeure. Jesuis parti, quoique mes forces fussent épuisées. À peine hors de laville, j’ai été entouré et attaqué par quatre hommes qui portaientdes masques impénétrables. Néanmoins, à la lumière de la lune etpar les trous du masque de l’un d’eux, j’ai cru reconnaître cettelueur verdâtre qui rayonne dans les prunelles de M.&|160;Goëtzi.Est-ce possible&|160;? Un homme qui a été mon précepteur&|160;!…Ils m’ont laissé pour mort sur la grande route. Je suis resté làjusqu’au matin, perdant mon sang par vingt blessures. Au petitjour, des villageois qui portaient leurs denrées à la ville m’ontrelevé sans connaissance et conduit à l’auberge voisine, qui est àl’enseigne de La Bière et l’Amitié. Que Dieu lesrécompense&|160;! Non pas que je tienne à la vie&|160;; maisCornelia n’a plus que moi pour défenseur. Mon lit est bon. Machambre est grande. Elle est ornée d’estampes qui représentent lesbatailles de l’amiral Ruyter. Les rideaux sont à ramages.L’aubergiste ne me paraît pas méchant, mais il ressemble àM.&|160;Goëtzi par-derrière. Il n’a pas de visage, celaproduit un singulier effet. Il amène toujours avec lui un chienénorme qui a, au contraire, une figure humaine. Juste en face demon lit, dans la muraille, à huit pieds du sol, environ, s’ouvre untrou de forme ronde comme ceux qui donnent passage aux tuyaux depoêle. Mais il n’y a pas de poêle. Dans le noir, qui est au-delà dutrou, je distingue quelque chose de vert&|160;: des prunelles quim’observent sans cesse… J’ai, Dieu merci, tout mon sang-froid. On afait venir de Rotterdam un chirurgien qui me soigne. Sa pipe et luidoivent peser trois Anglais. Il y a un peu de vert dans ses yeux.Est-il à votre connaissance que M.&|160;Goëtzi eût unfrère&|160;?…

… Un petit garçon de cinq ou six ans vientd’entrer dans ma chambre en roulant son cerceau. Il m’a demandéd’un air effronté&|160;: «&|160;Est-ce toi qui es l’hommemort&|160;?&|160;» Et il a jeté un pli sur ma couverture. C’étaitune lettre de Cornelia… Je n’ai eu que le temps de cacher lepapier. Une femme chauve est entrée, suivie par le chien qui estvenu me regarder avec les yeux de M.&|160;Goëtzi. Jamais iln’aboie. L’aubergiste a un perroquet qu’il porte partout sur sonépaule et qui dit sans cesse&|160;: «&|160;As-tu déjeuné,Ducat&|160;?&|160;» Les yeux verts me fixent du fond du trou noir.L’enfant rit à gorge déployée dans la cour en criant&|160;:«&|160;J’ai vu l’homme mort&|160;!&|160;» Autour de moi, tout estvert. Anna, ma chère Anna, au secours&|160;!…

Elle se leva toute droite, parce quece dernier mot ne fut pas lu seulement, maisentendu.

Au-dehors d’Elle et au-dedans, unevoix qui était double, et qui sonnait comme les voix réunies deCornelia de Witt et d’Édouard Barton, prononçaitdistinctement&|160;: «&|160;Au secours&|160;! ausecours&|160;!&|160;»

Elle se mit à parcourir sa chambre àgrands pas, en proie qu’Elle était à une fiévreusedétresse.

Puis, encore, sa pensée s’élança vers Dieu.Elle se sentit plus calme.

On l’appelait, que faire&|160;? Aller.

Aller au secours.

Comment&|160;? Elle ne savait,assurément. La conscience de sa faiblesse l’écrasait, mais il yavait en elle quelque chose de grand et d’indomptable, c’était savolonté.

Elle voulait sauver Édouard etCornelia.

Un puissant effort calma sa fièvre.Elle put tenir conseil avec Elle-même. À quidemander aide&|160;? M.&|160;Ward était vieux et remarquable par saprudence, William Radcliffe, son prétendu, était jeune, il estvrai&|160;; mais c’était un avocat. Il y a, me direz-vous, desavocats qui sont braves comme des lions. Sans doute. Néanmoins, cen’est pas leur métier. Enfin, notre Anna ne crut pas devoirs’adresser à M.&|160;Radcliffe.

Il en fut de même pour les autres amis de lamaison, gens paisibles, et pour la plupart adonnés au jeu detrictrac. Elle eut la bonté de songer à moi un instant,mais j’étais, en vérité, trop petite.

Et pourtant, il fallait agir. Les premièreslueurs de l’aube blanchissaient les rideaux des croisées.Elle traîna une petite valise au milieu de sa chambre et yentassa pêle-mêle les objets nécessaires. Je ne suis pas bien sûrequ’elle eût déjà, en ce moment, l’idée arrêtée de partirsecrètement pour un si long voyage, le matin même de ses noces.Non, Elle était particulièrement décente, réservée etattachée aux convenances. Mais il y a des choses qu’on fait sans lepenser, c’est certain.

Il pouvait être quatre heures et demie ou cinqheures du matin. Tout dormait encore au cottage, Elle seglissa le long des corridors, traînant sa valise.

Grey-Jack, le factotum, couchait dans unechambre du rez-de-chaussée, à côté de l’office. Ellefrappa doucement à sa porte et lui dit&|160;:

–&|160;Éveillez-vous, Jack, mon ami&|160;;j’ai à vous parler d’affaires importantes.

Le bon serviteur sauta aussitôt hors de sonlit et vint ouvrir en se frottant les yeux.

–&|160;Qu’y a-t-il, demoiselle&|160;? dit-il,et c’est aujourd’hui qu’on va commencer à vous appeler madame.Ah&|160;! le beau jour&|160;! Pourquoi diable êtes-vous levée àcette heure, demoiselle&|160;?

Elle répondit&|160;:

–&|160;Habillez-vous vitement, bon Jack, monami, on a besoin de vous.

Il eut frayeur en l’écoutant parler. Quand lalampe fut allumée, il put la voir et il eut terreur. Elleétait plus pâle que les morts. Il balbutia&|160;:

–&|160;Serait-il arrivé du mal dans lamaison&|160;?

–&|160;Oui, répondit-Elle, il estarrivé un bien grand mal, mais non point dans la maison.Habillez-vous, Jack, au nom de Dieu&|160;!

Le vieil homme se mit à trembler, mais ilpassa ses vêtements en toute hâte. Pendant qu’il s’habillait,Elle poursuivait&|160;:

–&|160;Grey-Jack, vous souvenez-vous de votreami Ned Barton, qui jouait sur vos genoux, et de Corny, qui nousvint de Hollande si petite&|160;?

–&|160;Si je me souviens de M.&|160;Édouard etde Miss Cornelia&|160;! s’écria le vieux. Ne se marient-ils pas cematin de l’autre côté de la mer&|160;?

–&|160;Vous les aimiez tendrement tous lesdeux, n’est-il pas vrai, bon Jack&|160;?

–&|160;Oui, sur ma foi, demoiselle, et je lesaime encore.

–&|160;Eh bien&|160;! Jack, il faut attelerJohnny à la carriole et partir sur-le-champ pour la ville.

–&|160;Qui ça&|160;? moi&|160;? s’écria lebonhomme stupéfait. Que je quitte la maison un jour de noces&|160;!Et vous vous marieriez sans moi, demoiselle&|160;?

–&|160;Je ne me marierai pas sans vous, bonJack, car je vais partir avec vous.

Il voulut répliquer, mais Elleajouta&|160;:

–&|160;C’est pour affaire de vie et demort&|160;!

Grey-Jack, tout éperdu, courut à l’écurie sansdemander d’autres explications.

Il allait bien à contrecœur. De temps entemps, il regardait aux fenêtres pour voir si quelqu’un ne s’ymontrerait pas.

On s’était couché tard, et tout le mondedormait.

Elle prit place dans la carriole.

Grey-Jack monta sur le siège&|160;; Johnnyprit le trot&|160;; rien ne s’éveilla dans la maison. Elleavait le cœur bien serré. Quoiqu’elle n’eût encore composé aucun deses admirables ouvrages, Ellepossédait déjà ce stylebrillant et noble que sir Walter Scott élève jusqu’aux nues dans sanotice biographique, car Elle s’écriainvolontairement&|160;:

–&|160;Adieu, douce retraite&|160;! Heureuxasile de mon adolescence, adieu&|160;! Vertes campagnes, montssourcilleux, forêts pleines d’ombre et de mystère, me sera-t-ildonné de vous revoir jamais&|160;!

Grey-Jack n’était pas de bonne humeur, il seretourna et lui dit&|160;:

–&|160;Au lieu de causer toute seule,demoiselle, vous feriez mieux de m’apprendre ce que nous allonsfaire à Stafford si matin.

–&|160;Grey-Jack, dit-Ellesolennellement, ce n’est pas à Stafford que nous allons.

Grey-Jack se retourna pour la regarder bouchebéante&|160;:

–&|160;Demoiselle, demanda-t-il, tandis queses gros sourcils se rapprochaient, vous avez été pendantvingt-trois ans plus blanche que les agneaux&|160;; mais si vousvous servez de moi pour fuir la maison de votre père et de votremère, je veux être damné…

Elle l’interrompit d’un geste etdit&|160;:

–&|160;Je vous engage à ne pas jurer,Grey-Jack. À Lightfield&|160;!

&|160;

La plus belle fille du monde ne peut donnerque ce qu’elle a. Je vous raconte l’aventure comme elle me futcontée. Elle ne prenait pas souci de s’arrêter à certainsdétails. En outre, la division régulière du temps en jours et ennuits n’apparaissait point dans son récit. Elle passaitpar-dessus ces bagatelles vulgaires. Elle allait, emportéepar ses souvenirs qui galopaient comme ce coursier ailé symbole del’imagination des poètes&|160;: je fais allusion à Pégase.

Elle mangeait&|160;; vous êtesautorisé à le supposer, car son estomac était de qualité supérieurecomme les diverses portions de son être. Elle dormaitaussi, et même assez bien, mais ces diverses fonctions etgénéralement toutes celles qui avilissent notre nature serontpassées sous silence.

Un autre point au sujet duquel notre Annadédaigna toujours positivement de me fournir la moindre lumière,c’est la question d’argent. À cet égard, Mylady et vous, gentleman,vous établirez toutes les hypothèses que vos esprits ingénieuxpourront vous suggérer. Le voyage fut long et contrarié par lesobstacles les plus extraordinaires. Les occasions de bourse délierse présentèrent à chaque instant. Dans quelle caissepuisa-t-Elle ses ressources&|160;? Je l’ignore et m’enlave les mains. Le fait est qu’Elle paya comptant etrevint au bercail sans avoir laissé nulle part aucune dette.

Entre Stafford et Lightfield, Grey-Jack quiavait fait un copieux repas, devint plus communicatif.

–&|160;Je pense bien, dit-il, demoiselle, queMiss Corny et ce luron de Ned vous attendent là-bas avec untroisième gaillard&|160;? Est-ce que je le connais&|160;? WilliamRadcliffe ne s’attend pas à cela, hé&|160;? Ce n’est pasl’embarras, chez nous, en Angleterre, il ne manque pas de vicairespour marier deux jeunes gens sur le pouce et sans façon. Mais quiaurait cru cela de vous, Miss Anna&|160;? Ce n’est pas moi.

Au lieu de répondre, Elledemanda&|160;:

–&|160;Que pensez-vous de cet Otto Goëtzi,vous, Grey-Jack&|160;?

Le bonhomme faillit tomber de son siège àforce de surprise.

–&|160;Quoi&|160;! demoiselle&|160;!s’écria-t-il, ce serait pour ce démon mal peigné que vous méprisezun homme si propre&|160;! Certes, maître William est un oiseau dechicane, mais…

–&|160;Parlez de mon mari avec plus derespect, je vous prie, Jack&|160;!

–&|160;Votre mari&|160;! alors, je n’ycomprends plus rien&|160;!

–&|160;Je vous ai demandé ce que vous pensiezde M.&|160;Goëtzi.

–&|160;Je pense, répondit le bonhomme avecmauvaise humeur, que je voudrais être à Lightfield pour voir clairau fond de tout cela. Quant à M.&|160;Goëtzi, ce n’est pas lepremier gredin que je vois bien nourri et bien habillé dans lesfamilles, sous prétexte d’instruire des jeunes garçons.

Le cheval broncha. Grey-Jack se signa.

–&|160;Voyez ce qui arrive dès qu’on prononceson nom, murmura-t-il. Personne n’ignore que c’est un mâle devampire.

–&|160;Je ne crois pas aux vampires, mon amiJack, dit notre Anna avec dédain.

Car Elle était bien au-dessus detoutes les superstitions qui courent dans nos montagnes, entre lescomtés de Stafford et de Shrop.

–&|160;Si fait bien, répondit lebonhomme&|160;; il faut croire aux vampires. Ils viennent du paysturc, tout là-bas, sous la ville de Belgrade. Seulement, je ne saispas au juste ce que c’est. Vous qui n’ignorez de rien, voulez-vousme l’apprendre, demoiselle&|160;?

Elle aimait enseigner, comme toutesles personnes savantes.

–&|160;Les vampires, dit-Elle, àsupposer qu’il en existe, sont des monstres à figure humaine, quinaissent, en effet, dans la basse Hongrie, entre le Danube et laSave. Leur nourriture est le sang des jeunes filles…

–&|160;Eh bien, demoiselle, s’écria Grey-Jackimpétueusement, je l’ai vu de mes yeux&|160;!

–&|160;Boire le sang d’une jeune fille&|160;!fit notre Anna avec horreur&|160;: M.&|160;Goëtzi&|160;!

–&|160;Il ne lui manquait que la parole&|160;!C’était Jewel, la petite épagneule de Miss Corny. Quel amour&|160;!Vous souvenez-vous&|160;?… Il but le sang de la petite bête commeune méchante fouine qu’il est, poursuivit-il. Et il volait lescôtelettes crues à la cuisine&|160;! et il se levait la nuit pourcauser avec les araignées&|160;! et on sait bien de quoi est mortePolly Bird, de la Haute-Ferme, qui fut trouvée endormie au bord del’eau, et qui jamais ne s’éveilla. Et quand il entrait quelquepart, la lueur de toutes les lampes devenait verte. Pouvez-vousdire non, pour le coup&|160;? Et les chats lui sautaient sur ledos, car il répandait la même mauvaise odeur que les chattes aumois de mars&|160;? Et la blanchisseuse le disait à qui voulaitl’entendre&|160;: toutes ses chemises avaient une tache de sangpâle à la place du cœur&|160;!

–&|160;Mon ami, lui dit-Elle, ce sontlà des rumeurs qui courent dans le bas peuple. Je souhaiteraisquelque chose de plus positif. Ne sauriez-vous pas me dire pourquoiM.&|160;Goëtzi fut congédié de la maison du squireBarton&|160;?

–&|160;Parbleu&|160;! les petits enfantspourraient vous répondre. Ce fut à cause de Miss Corny. Le squireBarton aimait beaucoup M.&|160;Goëtzi, qui est un savant homme, etil était comme vous&|160;: il ne croyait pas aux vampires. Il y adonc que Miss Cornelia se plaignait de la poitrine et commençait àvoir vert… Et quelle drôle de chose, Miss Anna&|160;!regardez donc la lune&|160;!

La lune presque ronde se levait derrière unrideau de peupliers défeuillés. Notre Anna possédait la bravoured’un héros, mais Ellene put s’empêcher de frémir.

Elle voyait la lune verte.

–&|160;Achevez, dit-Elle pourtant, jele veux&|160;!

–&|160;C’est comme ça, murmura Grey-Jack, dèsqu’on parle de lui. On trouva un matin Miss Cornelia évanouie dansson lit. Elle avait au-dessous du sein gauche une petite piqûrenoire, et Fancy, votre fille de chambre, vit une araignée verte detaille exceptionnelle, qui se glissait sous la porte. Elle lasuivit. L’araignée courait si vite dans le corridor que Fancy neput l’atteindre, mais elle l’aperçut qui entrait dans la chambre deM.&|160;Goëtzi… On alla chercher Ned Barton, le cher jeune homme,qui n’aimait pas beaucoup son précepteur, il est vrai. Ned entradans la chambre de M.&|160;le docteur Goëtzi et le rossa sivigoureusement…

–&|160;Malheureux&|160;! interrompit notreAnna, qui joignit les mains, dites-vous vrai&|160;? Ned a-t-ilvraiment frappé cette pernicieuse et vindicativecréature&|160;?

–&|160;À coups de poing, oui, demoiselle, àcoups de pied aussi, et avec sa canne, et avec les chaises. EtM.&|160;Goëtzi alla se plaindre au squire, qui lui compta une sommed’argent…

&|160;

Ils arrivèrent à Londres le soir.Elle assista, ainsi que Grey-Jack, à la représentation ducirque olympique de Southwark. Elle n’aimait pasnaturellement ces représentations frivoles.

Mais les bateaux du passage ne partaient passi souvent qu’aujourd’hui, et l’idée d’aller au cirque olympiqueleur fut suggérée par une circonstance particulière.

Un mot les avait frappés sur l’affiche oùnombre d’exercices extraordinaires étaient annoncés&|160;:

Le mot vampire.

Entre l’article de l’affiche qui annonçait lecheval physicien, habile à marcher sur sa queue, etl’article qui promettait le clown Bod-Big, lequel devait avaler unetaupe et la rendre vivante, on pouvait lire en caractèresverts&|160;:

CAPITAL EXCITEMENT&|160;!&|160;!&|160;!

DÉVORATIOND’UNE JEUNE VIERGE

PAR LE VRAI VAMPIRE DE PETERWARDEIN

QUI BOIRA PLUSIEURS PINTES DE SANG

COMME À L’ORDINAIRE

AVEC LA MUSIQUE DES GARDES À CHEVAL

WONDERFUL ATTRACTION INDEED&|160;!&|160;!&|160;!

Quand ils entrèrent tous les deux,Elle et Jack, l’immense cirque était plein de spectateursqui regardaient une vieille dame peinte en jaune, galopant deboutsur un cheval et perçant des cercles de papier, à la joie immodéréed’un grand peuple. C’était la fameuse Lily Cow. Après quoi onéteignit toutes les chandelles, car on était encore loin du gaz, ence temps-là. La nuit se fit, à laquelle succéda une lueurphosphorescente qui rendit livides autour de l’amphithéâtre tousles visages des spectateurs. La foudre éclata dans le lointain, etl’on entendit le vent qui gémissait de toute part. La musiquegrinça. Une énorme araignée, qui avait le corps d’un homme et desailes de chauve-souris, se mit à descendre le long d’un fil quipartait des frises et s’allongeait sous son poids.

Au même instant, une jeune fille tchèque,presque une enfant, habillée de blanc et montée sur un cheval noir,entra dans l’enceinte en balançant au-dessus de sa tête uneguirlande de roses. Elle était belle et douce, cette jeune fille,elle ressemblait un peu à Miss Cornelia de Witt, et, chose assezbizarre, elle lui ressemblait davantage à mesure qu’on la regardaitmieux.

L’araignée s’était pelotonnée au bout de sonfil&|160;; elle ne bougeait plus, elle guettait. Pendant qu’elleétait immobile ainsi, on pouvait voir très distinctement autourd’elle un rayonnement de couleur verte, assez intense au centre, etqui allait s’affaiblissant comme font les auréoles.

La jeune fille tchèque jouait avec ses fleurset dansait.

Tout à coup, l’araignée se laissa tomber deson fil, et ses longues pattes hideuses marchèrent sur le sable ducirque. La jeune fille l’aperçut et manifesta son effroi pardiverses poses de caractère qui lui valurent de nombreuxapplaudissements.

L’araignée poursuivait la jeune fille quifuyait de toute la vitesse de son cheval noir. Le monstre allaitpar bonds inégaux. Voyant qu’il ne gagnait pas suffisamment deterrain, il s’avisa d’un expédient particulier à ses pareils.

Je ne sais trop comment vous dire la façondont il s’y prit, mais il porta de-ci de-là des fils qui sortaienten apparence de sa gueule, et il fabriqua en un clin d’œil unetoile… une toile d’araignée&|160;!

La jeune fille se mit à genoux sur le dos deson cheval. Elle jeta sa guirlande, elle jeta ses voiles, elleresta en maillot couleur de chair pour être plus touchante.

Tout à coup, l’araignée la saisit dans satoile. Ce fut horrible. Le cheval libre galopa de droite à gauche.Il y eut un bruit d’os broyés.

Ce n’était pas une araignée, mais bien unhomme qu’on voyait boire à longs traits le sang rouge à travers unincendie de vertes lueurs.

Le cirque faillit crouler sous lesapplaudissements, mais notre Anna tomba évanouie encriant&|160;:

–&|160;Goëtzi&|160;! C’estM.&|160;Goëtzi&|160;! je l’ai reconnu&|160;!

&|160;

Il n’y a point de pays au monde où le principede liberté soit aussi splendidement appliqué qu’en Angleterre.Néanmoins, je ne pense pas que nos lois permettent d’exposerpubliquement sur la scène un vrai vampire écrasant les os et buvantle sang d’une vraie jeune fille. Ce serait un excès.

Je crois donc pouvoir vous affirmer quel’administration du cirque de Southwark produisait cette illusionau moyen de procédés habiles. Ce qui le prouve, c’est que la jeunefille écuyère, dévorée par le vampire, était ainsi broyée et vidéetous les soirs depuis plusieurs semaines, et ne s’en portait pasplus mal.

Quant à la question de savoir si le monstreétait véritablement M.&|160;Goëtzi, je ne le crois pas, bien queles créatures exceptionnelles appelées vampires ou errantspossèdent, assure-t-on, le don d’ubiquité ou du moinsd’alibité, s’il m’est permis d’employer ce mot. On peutexpliquer l’erreur de notre Anna par le seul fait d’une de cesressemblances si communes dans la nature.

Outre que la plupart des auteurs constatentque tous les vampires ont entre eux un air de famille, comme étantles fils ou neveux du même Harasz-Nami-Gul.

Il serait fort téméraire de penser, vousl’allez bien voir tout à l’heure, que M.&|160;Goëtzi eût pris lapeine de quitter, pour se livrer à des exercices de saltimbanque,les occupations importantes qui le retenaient en Hollande.

&|160;

Aucun incident ne marqua la traversée.Grey-Jack mangea et dormit. Elle, au contraire, appuyéecontre le bastingage dans une de ces poses nobles et correctesqu’Elle prenait naturellement, regardait l’écume fuir lelong des flancs du navire. Ses yeux essayaient de percer l’immenseprofondeur de la mer. Les flots suggèrent l’idée de l’infini.

Une fois passée l’embouchure de la Tamise,Grey-Jack s’éveilla, et demanda à boire. On apercevait la terre àl’horizon. Elle le fit asseoir auprès d’Elle etlui raconta avec une clarté qui tenait du miracle les chosesincohérentes qu’Elle avait lues la veille des noces.

–&|160;Tel est le résumé,reprit-Elle, de cette douloureuse correspondance. Il enressort que le comte Tiberio, tuteur de ma cousine Cornelia, est undébauché, outre que sa maison de commerce se trouve dans le plusfâcheux état. Quant à Letizia Pallanti, une jeune personne bien néeévite de mentionner ces sortes de créatures. Ils ont enlevé tousles deux Cornelia pour la conduire dans les montagnes de l’antiqueIllyrie. Pensez-vous que ce puisse être dans un honorabledessein&|160;? L’infâme Tiberio est l’héritier de ma cousine. Ôciel&|160;! je n’ose m’arrêter à la pensée de ce qui peut arriver àma chère Cornelia dans ces solitudes de la Dalmatie, où lacivilisation pénètre avec tant de lenteur&|160;!

–&|160;Le fait est, dit Grey-Jack, que plus onréfléchit, plus on est content d’être anglais. Mais qui fera lessemis de mars au cottage si vous m’emmenez ainsi à tous lesdiables&|160;? Voulez-vous avoir la bonté de répondre àcela&|160;?

–&|160;Pendant que vous m’adressez cesquestions frivoles, Édouard Barton, poignardé par quatre bandits àgages, est livré à des soins mercenaires. Sa dernière lettre ne meparle même pas de Merry Bones…

–&|160;Le gredin d’Irlandais&|160;!interrompit Grey-Jack avec une soudaine violence.

–&|160;Les Irlandais sont des chrétiens commenous, mon ami, fit observer notre Anna avec douceur.

Mais persuadez donc cela à un Anglais duCentre&|160;! Jack avait fermé ses deux poings au seul nom de ceMerry Bones, qui était tout uniment le valet d’Édouard Barton.

Ce Merry Bones, ennemi du vieux Jack,ressemblait un peu à un fagot de broussailles. Sa figure étaitfaite de bons gros os, mais il n’y avait pas de chair dessus, et ilriait avec une bouche fendue jusque par-derrière les oreilles.Ah&|160;! le gai compère&|160;! Il avait un œil droit magnifique etun tout petit œil gauche qui semblait le fils de l’autre. Sescheveux crépus lui rendaient impossible l’usage du chapeau&|160;;il les portait câblés, comme le crin brut arrive de Chicago.C’était un ancien matelot, mais il remplissait surtout, parvocation, l’état de «&|160;tête de clou&|160;» au cabaret deWhitefriars, à Londres.

On appelle «&|160;têtes de clou&|160;» lesIrlandais qui consentent, pour un demi-shilling, à prêter leurscrânes pour essayer les poings et les cannes des gentlemen. Le prixest d’un shilling entier pour un gourdin. Quand on voulait, MerryBones allait jusqu’au coup de sabre pour une demi-couronne.

&|160;

Le navire fit escale à Ostende et repartitpour Rotterdam. En côtoyant cette terre, si originale et sicélèbre, notre Anna aurait voulu réfléchir aux grands événementshistoriques qui lient le passé de l’Angleterre à celui de laHollande&|160;; mais à mesure que le navire montait vers le nord,dépassant tour à tour les deux bouches de l’Escaut, l’importancedes événements présents prenait le dessus.

La nuit approchait quand le navire entra dansl’embouchure de la Meuse&|160;; au moment où il atteignait le portde Rotterdam, l’obscurité était complète. L’empressement deshôteliers existait déjà, quoiqu’il fût moins fatigantqu’aujourd’hui. Aux sollicitations qui lui furent adressées notreAnna répondit&|160;:

–&|160;Je ne veux descendre à aucune aubergede la ville, mais quelqu’un pourrait-il me dire où est située unehôtellerie campagnarde connue sous le nom de La Bière etl’Amitié&|160;?

Parmi les gens qui étaient sur le port, il yeut un soudain silence.

Puis une voix dit&|160;:

–&|160;Jeune dame, l’heure n’est pas bonnepour aller en un lieu pareil&|160;!

Et comme si toutes les langues se fussentdéliées à la fois, il y eut une grande rumeur qui n’était composéeque de ces mots&|160;:

–&|160;Pourquoi choisir justement l’auberge oùl’Anglais a été égorgé&|160;?

C’était un tableau flamand d’apparence bienpaisible, quoiqu’on parlât de gens assassinés. Il y avait là unedouzaine d’honnêtes figures, éclairées à la Rembrandt par leslanternes des courtiers d’hôtellerie. Au centre du cercle,Elle se tenait debout, drapée dans sa mante et appuyée aubras de Grey-Jack. À quelques pas était la Meuse, où les galiotesse berçaient lourdement dans le clapotis.

Elle répéta froidement&|160;:

–&|160;Quelqu’un saurait-il m’enseigner laroute de ce lieu sinistre qu’on appelle La Bière etl’Amitié&|160;?

Dans le silence qui suivit ces fermes paroles,on entendit un bruit sec qui ressemblait à un ricanement.

–&|160;Qu’est-ce que cela&|160;? demanda notreAnna sans rien perdre de sa sérénité intrépide.

Au lieu de lui répondre, on se signa.

–&|160;On entend rire le vent, depuis quel’Anglais a été égorgé…

–&|160;Au nom de Dieu, jeune étrangère,n’allez pas sur la chaussée de Gueldre cette nuit, il vousarriverait malheur&|160;!

–&|160;La grande marée d’hier a rompu lesdigues.

–&|160;La route est éboulée en plus de dixendroits.

–&|160;Il n’y passe plus ni voitures nichevaux.

–&|160;Entendez-vous, demoiselle&|160;?s’écria Jack&|160;: ni voitures, ni chevaux&|160;! Voyezcela&|160;!

–&|160;J’irai par eau, dit notre Anna.

–&|160;Le grand éboulement a comblé le Kil deHoër. Les bateaux ne peuvent plus entrer dans le canal.

–&|160;J’irai donc à pied, dit-Elle.Il n’y a pas d’obstacle qui puisse me barrer le chemin dudevoir&|160;! Si quelqu’un de vous consent à me conduire àl’auberge de La Bière et l’Amitié, je payerai le prixdemandé, quel qu’il soit.

Le cercle resta muet, et l’on put entendrecomme un écho lointain de ce rire qui avait déjà percé la nuit.

En même temps, il y eut une poussée parmil’assistance et un paysan de l’Ysselmonde, en trousses etpourpoint de toile blanche, parut tout à coup dans le champ delumière. Il portait un grand chapeau flamand qui lui retombaitjusque sur les yeux. La lueur des lanternes essaya de glisser sousles larges bords de sa coiffure, mais de ses traits, rien ne sevit. Rien&|160;! Et comment exprimer cela&|160;? ce rien faisaittrembler.

–&|160;Qui est celui-là&|160;? se demanda-t-ontout bas à la ronde.

Personne ne répondit.

Le paysan traversa le cercle et vint prendrela valise des mains de Grey-Jack dont les dents claquaient.

–&|160;Marché conclu, dit-il d’une voix quenotre Anna elle-même n’a jamais réussi à décrire&|160;; je vaisdevant, suivez-moi&|160;!

Et il se mit à marcher, roide comme un hommede pierre, mais il faisait beaucoup de chemin.

Elle le suivit, malgré lessupplications de Grey-Jack.

La nuit profonde envahit le rivage, et l’onput voir au loin, dans un rayon pâle, le groupe composé du paysan,de notre Anna et du vieux Jack, qui fuyait avec une extrêmerapidité.

Il semblait que le rayon sortait dupaysan&|160;: il était vert. Les représentants des diversesauberges sentirent que la chair de poule leur montait et sedispersèrent comme une volée de canards.

Il allait sans se détourner, franchissant lescanaux et les clôtures&|160;; tant mieux quand il y avait desponts. Cela semblait tout simple à notre Anna, qui passait où ilpassait. Et Grey-Jack suivait.

La ville fut traversée en un clin d’œil.

On sortit de la ville du côté de l’est parl’Alt-ost-thor. À travers une contrée où la terre et l’eau sesuccédaient et même se mêlaient dans une confusion extraordinaire,le voyage se poursuivait sans difficulté aucune. Certes, lesobstacles ne manquaient pas&|160;: canaux, rivières et bras de mers’enchevêtraient de tous côtés comme des chevelures, mais il yavait sans doute un excellent système de ponts, car on passaitpartout à pied sec.

Au bout de quelques minutes, la scène changea.Je vous prie de vouloir bien vous figurer trois personnes emportéesdans un linceul presque noir, mais traversé de lueurs sourdes. Unbrouillard épais s’était élevé qui cachait à la fois la terre et leciel.

Dans ce brouillard, le paysanbrillait faiblement comme s’il eût été frotté dephosphore. Il n’avait pas encore dit une parole depuis le départ.Il allait.

Il allait. Son chapeau flamand n’était plussur sa tête. Le vent prenait ses cheveux et les tordait en leurarrachant des étincelles.

Puis ce fut tout à coup une nuit claire.Toutes les étoiles au complet pendaient au ciel. La route couraitdroite et plate à perte de vue entre des prairies, coupées deflaques d’eau, polies comme des miroirs.

D’où pouvait tomber un son de cloche en celieu où il n’y avait ni clocher ni paroisse&|160;? Distinctement,on entendit tinter les douze coups de minuit. Au douzième, lachevelure du paysan s’éteignit et il y eut des ricanements dansl’air.

–&|160;À l’aide&|160;! cria Grey-Jacklamentablement.

La terre s’était ouverte soudain pour lesengloutir, donnant ainsi raison aux pressentiments de notre Anna.S’il vous répugnait de croire à la formation instantanée d’ungouffre, je confesserais volontiers que l’opinion personnelle denotre Anna était que l’éboulement avait eu lieu d’avance, par suitedes grandes marées de la nouvelle lune de mars. Le charme d’unehistoire comme la nôtre est principalement dans la vraisemblance.Et d’ailleurs, chemin faisant, nous ne rencontrerons que tropd’incidents hyperphysiques.

Elle affectionnait ce mot qui veutdire, je crois, surnaturel.

Il faisait noir comme l’encre au fond du trouqui était plein de fange marine à l’odeur étouffante et âcre. Enhaut, une silhouette sombre se détacha qui donnait des marques degaieté cruelle, et la valise, précipitée, tomba dans l’abîme enfaisant jaillir des torrents de boue.

Grey-Jack, qui n’était, après tout, qu’unhomme du commun, saisit cette occasion pour adresser des reprochesamers à sa jeune maîtresse.

–&|160;Nous voici dans de beaux draps,demoiselle&|160;! dit-il. Ce n’est pas faute par moi de vous avoirdonné de sages conseils. J’étais sûr que ce coquin de paysan était,sinon M.&|160;Goëtzi lui-même, du moins quelqu’un de sa famille. Etmaintenant, nous allons périr dans ce cloaque&|160;!

Dans le grand silence de la nuit, le riredémoniaque grinça encore, mais si loin qu’on eut peine à ledistinguer.

D’autant mieux que, presque au même instant,d’autres sons d’une nature bien différente se firent entendre. Lesnotes d’une musique douce et champêtre traversèrent les airs,mêlées aux éclats d’une aimable gaieté. Au premier instant, notreAnna n’en pouvait croire ses oreilles, et Grey-Jack pensait être enproie aux fantasmagories qui précèdent la mort.

Mais bientôt, le doute cessa d’être possible.Un bruit de pas, de chevaux et de roues s’approchait rapidement. Lanuit en même temps s’éclairait de lueurs grandissantes.

Enfin, sur le rebord du gouffre, opposé àcelui qui avait cédé sous les pas de notre Anna et du vieux Jack,une vision du caractère le plus agréable se montra. Ce furentd’abord des jeunes filles néerlandaises en habits de fête etcouronnées de fleurs et dont la souriante beauté brillait auxlueurs d’une grande quantité de torches. Des jeunes garçons ennombre à peu près égal les suivaient. Puis vint un hommerespectable qui portait le costume ecclésiastique&|160;: non pas larobe des prêtres papistes, mais l’habit austère, si digne et sidécent, de nos clergymen de l’Église anglicane.

Puis enfin, un jeune membre de la noblesse,j’entends de la noblesse anglaise, supérieure aux aristocratiesdiverses du monde entier.

Cet inconnu, blond de cheveux, blanc de peau,rose de teint, avec des yeux bleus comme l’azur du ciel, étaitpositivement comparable à un dieu.

Elle ne connaissait ni d’Ève nid’Adam le très honorable Arthur ***, c’est certain, et pourtant,elle le reconnut tout de suite d’abord pour un Anglais, parce quel’Anglais «&|160;saute aux yeux&|160;» partout où l’on a le bonheurde le rencontrer, comme Vénus dévoilait en elle la déesse par sadémarche&|160;; en second lieu pour un membre du gentlepeople, parce que chaque catégorie de fleurs a sonparfum&|160;; enfin pour un fils de famille titrée, parce que lesaveugles seuls sont privés du bonheur qui consiste à classer unastre d’après ses rayons.

Il voyageait incognito, couronnant sa belleéducation militaire par l’étude des champs de bataille historiquesdes Pays-Bas et de l’Allemagne.

Les jeunes filles couronnées de fleurs et lesvillageois endimanchés regardaient le précipice d’un air assezpenaud et se disaient&|160;:

–&|160;Nous voilà bien&|160;! nous arriveronsen retard pour la noce&|160;!

L’ecclésiastique, calme et serein, arrivaitderrière son élève&|160;:

–&|160;Soyez assez bon, dit-il, pour examinerà fond le terrain. Il faut profiter de tout, dans la vie. Demainmatin, vous me ferez comme devoir le dessin complet du pont decampagne qu’il faudrait pour permettre à une armée de traversercommodément cette lagune&|160;: trente mille hommes de pied, huitmille chevaux et soixante-douze pièces d’artillerie de diverscalibres. Bagages et ambulances, ad libitum.

Aussitôt, le jeune inconnu comparable à undieu se pencha au-dessus du gouffre, et prit des notes à la lueurd’une torche.

Notre Anna serait bien restée toute sa vie àcontempler ce spectacle véritablement attachant. Mais Grey-Jack,nature plus grossière, supportait impatiemment le fait d’êtreplongé jusqu’aux hanches dans la boue.

–&|160;Ohé&|160;! cria-t-il, est-ce que vousallez nous laisser là, de par le diable&|160;?

Il y eut une soudaine rumeur parmi lesvillageois. L’ecclésiastique et notre Anna, se rencontrant dans lamême pensée, dirent ensemble&|160;:

–&|160;Il n’était pas besoin de jurer.

Puis l’ecclésiastique reprit&|160;:

–&|160;Soyez assez bon, mylord, pour bienpeser les termes de ma question&|160;: étant donné la position despersonnes en nombre indéterminé qui se trouvent dans l’embarras,ici dessous, par suite d’un accident, je le suppose, quel moyenmécanique emploierez-vous pour les hisser en terre ferme, si vouspossédez une corde, à la vérité, mais si vous manquez depoulie&|160;?

–&|160;Je tirerai ma bourse, répondit le jeuneadolescent qui joignit le geste à la parole, et je dirai aux bravesgens qui sont là&|160;: je vais vous donner dix pistoles argent deFrance si vous voulez m’amener ici sains et saufs ce vieil homme etcette jeune dame.

Je ne sais pas quel succès cette réponseaurait eu aux examens militaires de l’école d’Eton, mais lesgarçons de la noce ne se la firent pas répéter. En un clin d’œil,ils descendirent la lèvre de l’éboulement, et nos deux amis furenttransportés sur la chaussée.

Elle put voir alors la berline devoyage magnifiquement attelée qui avait amené le jeunenobleman et son estimable précepteur jusque-là, venant deNimègue et se rendant à Rotterdam. Les gens de la noce, arrêtéscomme eux par l’éboulement, se chargèrent de leur montrer une autreroute. Mais comme il fallait revenir sur ses pas, le jeune inconnucomparable à un dieu la fit monter galamment dans sa chaise et sesépara de notre Anna à la porte même de l’auberge connue sous cesingulier nom&|160;: La Bière et l’Amitié.

&|160;

C’était une grande maison toute noire, situéeau point d’intersection de quatre chaussées et bâtie sur pilotis.Il n’y avait à l’entour ni arbres, ni haies&|160;; vous l’eussiezdite perdue au milieu d’une grève. Au-dessus de la porte, le ventnocturne balançait une lanterne-enseigne où le lumignon s’étaitéteint.

Elle souleva le marteau avec unserrement de cœur, car elle pensait&|160;: «&|160;Entre cesmurailles et loin de la patrie, Édouard Barton, le frère de mesjeux, a rendu le dernier soupir&|160;!&|160;»

Je ne saurais rien dire de Grey-Jack, sinonqu’il grelottait, enduit de boue jusqu’aux aisselles, et qu’ilétait en détestable humeur.

Bien qu’il n’y eût aucune lumière apparentedans l’auberge, la porte s’en ouvrit au premier appel. Notre Annaet Grey-Jack se trouvèrent au milieu d’une salle basse qui puait lapipe follement.

Il y avait une longue table, garnie de bancset chargée de cruches vides dont le pied baignait dans la bièrerépandue&|160;; un comptoir élevé de trois marches et défendu commeune forteresse, et une horloge de bois dans sa caisse fauve,incrustée de jaune. L’horloge marquait une heure moins deux minutesaprès minuit. Son cadran était surmonté d’un oiseau maigre.

On ne voyait ni lampe allumée ni chandelle, etpourtant les objets apparaissaient directement, comme s’il eût étépossible d’emmagasiner un rayon de lune dans cette pièce dontportes et fenêtres étaient fermées. C’était une lueur terne etlimpide à la fois, qui semblait tamisée à travers quelque chose devert.

Un groupe se tenait immobile au pied del’horloge. Il était composé d’un gros homme qui n’avait que lecadre d’un visage, c’est-à-dire une chevelure et une barbe. Unperroquet de grande taille perchait sur son épaule&|160;; à sadroite un petit garçon à l’air méchant s’appuyait sur uncerceau&|160;; à sa gauche, un monstrueux chien couleur de chairqui avait une figure presque humaine et se tenait raide sur sesquatre pattes écartées.

Enfin, dans l’enceinte du comptoir, une femmechauve et très grasse dormait en rendant des ronflements aigus.Avec le tic-tac de l’horloge qui retentissait d’une façon profondeet singulière, c’était le seul bruit qu’on pût entendre dansl’auberge.

Elle éprouvait un sentimentindéfinissable, mais qui n’était pas de la frayeur. Et voulez-voussavoir une chose singulière&|160;? En dehors de son émotion sigrave, Elle se disait que tous ces gens-là étaientprobablement les accessoires de la pendule et faisaient partie d’unsystème mécanique comme les personnages de l’horloge deStrasbourg.

–&|160;S’il vous plaît, dit Grey-Jack, du feupour nous sécher, du pain, du bœuf et de l’ale&|160;!

Elle lui imposa silence d’un gestesévère, quoique ces prétentions fussent excusables, et dit à sontour&|160;:

–&|160;Nous demandons à voir sur-le-champÉdouard S. Barton, esq., sujet anglais, qui demeure ou a demeurédans cette maison publique, s’il est encore vivant&|160;; si,malheureusement, il est décédé de mort naturelle ou violente, ceque la justice éclaircira, nous réclamons son cadavre pour qu’ilait, par nos soins, des funérailles chrétiennes.

Les gens de l’auberge ne répondirent pas plusà ces paroles qu’à la requête de Grey-Jack. Tout resta muet. Maisau milieu de ce silence et de cette immobilité, une voix s’élevaqui venait de quelque part dans l’hôtellerie, loin, très loin, enhaut ou en bas, et qui criait comme font les Irlandais quand ils sebattent&|160;:

–&|160;Je vais t’arracher l’âme et te mangerle cœur&|160;! musha&|160;! arrah&|160;! begorrah&|160;!Coquine d’araignée&|160;! Crois-tu qu’on pompe le sang d’un garçondu Connaught comme celui d’un Anglais&|160;? Attendsvoir&|160;!

–&|160;C’est Merry Bones, le valet de notreNed&|160;! murmura-t-Elle avec un étonnement mêléd’espoir&|160;; il faut aller à son aide.

Grey-Jack haussa les épaules etgrommela&|160;:

–&|160;Que le diable emporte la salecréature&|160;!

Il y eut un grand cri poussé en irlandais,soit au grenier, soit à la cave, et notre Anna, qui était lavaillance même, allait se précipiter hors de la salle basse,lorsque l’horloge, grondant au plus profond de ses rouages, se mità sonner bruyamment.

Elle sonna treize coups, et à mesureque le timbre tintait, tout le personnel engourdi de l’auberge semettait en mouvement. La femme chauve du comptoir ouvrit les yeux,l’aubergiste se dandina d’un pied sur l’autre, le perroquet,disant&|160;: «&|160;As-tu déjeuné, Ducat&|160;?&|160;», lui peignala moustache avec son bec, le petit garçon fit tourner son cerceauen criant&|160;: «&|160;J’ai vu l’homme mort&|160;», et l’oiseaumaigre, au-dessus du cadran, ouvrit ses ailes énormes en chantanttreize fois coucou.

En même temps, une porte s’ouvrit entre lecomptoir et l’horloge. Dans la baie, un long corps osseuxs’encadra, surmonté d’une chevelure hérissée, semblable à cesbrosses emmanchées au bout d’une lance et qu’on nomme des«&|160;têtes-de-loup&|160;». Derrière Merry Bones (c’était lepauvre Irlandais) venait une seconde édition exacte et complète desdivers êtres qui étaient dans la salle basse, à savoir&|160;:l’aubergiste sans visage, le perroquet, le chien avec des traitsd’homme, le petit garçon au cerceau et la grosse femme chauve.

Seulement, ceux du dehors étaient un peu pluspâles que ceux du dedans, et l’aubergiste n°&|160;2 avait à la mainune énorme massue. Son regard (car à la place où auraient dû êtreses yeux il y avait un regard) était sensiblement vert.

Mais quand notre Anna reporta les yeux versl’aubergiste n°&|160;1, Elle vit qu’une massue lui étaitvenue aussi à la main et que son regard luisait vert.

Ce fut une terrible bataille. Merry Bones, lepauvre diable, était entre deux feux. La ménagerie qui était làd’avance et la ménagerie qui arrivait se ruèrent ensemble sur luiavec une férocité enragée. Les deux chiens et les enfants tirèrentà ses jambes, les deux perroquets à ses yeux, les deux mégères àson cou, pendant que les deux aubergistes, levant et abaissantleurs massues en mesure lui martelaient le crâne, à la façon desforgerons qui battent le fer.

Elle assistait, paralysée par unehorreur sans bornes, à ce hideux assassinat. Quant à ce vieuxpécheur de Jack, dans la stupidité de sa rancune nationale, il secroisait les bras en grommelant&|160;:

–&|160;Que l’Irlandais s’arrange&|160;! ça leregarde.

Et, vraiment, l’Irlandais s’arrangeait de sonmieux. Il n’avait pas d’armes, mais son crâne valait du canon.Chaque fois que les massues le touchaient, elles rebondissaientcomme sur une enclume. Les broussailles de sa chevelure n’enétaient pas même aplaties. Je ne saurais trop dire comment ildéfendait ses jambes, sa gorge et ses yeux, mais pendant une minuteentière que dura cette prodigieuse bataille, notre Anna ne lui vitpoint de blessure. Au contraire, les deux perroquets battaient del’aile, les grosses femmes tiraient la langue, les petits drôlesgigotaient sur le dos comme des crabes qu’on aurait retournés, etles deux dogues grognaient à distance en boudant le danger. Quantaux deux aubergistes, voici ce qui arriva. Merry Bones leur plantatour à tour son crâne dans l’estomac et les envoya se coller à lamuraille, l’un au nord, l’autre au midi.

Alors, le digne garçon, splendide à voir,quoiqu’il n’appartînt pas à la noblesse et qu’il eût reçu le jourdans une contrée méprisable, franchit la table au moyen d’un sautpérilleux, traversa la salle avec la rapidité d’une flèche etdisparut par la porte extérieure.

En passant, il eut le temps d’envoyer unbaiser à notre Anna et un cadeau d’un autre genre à Grey-Jack, dontla joue enfla comme si on lui eût arraché trois dents.

Au moment de disparaître dans la nuit dudehors, Merry Bones dit, en s’adressant à notre Anna&|160;:

–&|160;À bientôt&|160;! Je vais chercher lecercueil de fer&|160;!…

&|160;

Si Elle eût composé un de seschefs-d’œuvre sur le sujet qui nous occupe, vous eussiez eu, dansles chapitres explicatifs placés à la fin du récit, desrenseignements particuliers sur cette classe sociale, redoutée maispeu connue&|160;: les vampires. Elle avait rassemblé à cetégard des notes considérables, et M.&|160;Goëtzi, qui (sous une deses espèces) était un homme d’une vaste érudition, lui avait fournides éclaircissements précieux.

Ces réflexions me viennent à propos dupersonnel de La Bière et l’Amitié&|160;: bêtes et gens,car les bêtes étaient manifestement ici des personnes aussi bienque les gens.

J’aurai à vous dire des choses très frappantesayant trait à ces créatures qui participent à certaines conditionsde l’humanité, mais qui ne sont pas humaines.

Pour le moment, je me borne à indiquer enpassant une des anomalies les plus singulières de ce peuple&|160;:la divisibilité de l’animal, ou, si vous aimez mieux, sadividualité. Elle employait ce terme plusscientifique.

Chaque vampire est un groupe, représenté parune forme principale, mais possédant d’autres formes accessoires ennombre indéterminé. Le fameux vampire de Gran, qui effraya lesrives du Danube jusqu’à la ville d’Ofen, au XIVe siècle,était homme, femme, enfant, corbeau, cheval et brochet. L’histoirede Hongrie l’atteste. Mme&|160;Brady, la vampiresse deSzeged, qui passait aussi pour eupire, était coq, militaire, avocatet serpent.

En outre de cette particularité déjà forténigmatique, dans l’état actuel de la science, il paraîtrait quechaque sous-forme, aussi bien que la forme maîtresse elle-même, ala faculté de se dédoubler.

Ainsi, vous avez pu remarquer que la famillede l’aubergiste était à la fois en dedans et en dehors de la sallebasse, ce qui avait rendu la position de Merry Bones beaucoup pluspérilleuse.

Il me reste à exprimer un fait qui estpeut-être le plus étrange de tous&|160;: la famille de l’aubergistesans visage, soit que vous la considériez comme un groupevivant (jusqu’à un certain point), soit qu’elle ne soitpour vous qu’un pur système mécanique mû par les ressorts del’horloge, était composée de figures accessoires en totalité. Il ymanquait la forme capitale.

Vous saurez tout quand j’aurai ajouté que lechef de ce clan, l’âme unique de ce groupe, était… oui, vous avezdeviné&|160;! l’aubergiste, sa femme, son chien, son perroquet, sonpetit garçon et peut-être le coucou de l’horloge, tout celaétait M.&|160;Goëtzi&|160;!

Je vous en fournirai bientôt des preuvesaccablantes…

Il est nécessaire pour vous de savoir que cefaisceau d’êtres à la fois singulier et pluriel, qui sembleréaliser grossièrement le plus incompréhensible des mystères denotre foi chrétienne, ne naît pas tout d’une pièce. Il s’agrège ets’arrondit par la conquête comme fait le gagnant à ce jeu de cartesaimé des enfants&|160;: la bataille. C’est la boule de neige, etcet infâme M.&|160;Goëtzi, par exemple, avait dû boire le sang detous les habitants de La Bière et l’Amitié avant de se lesincorporer. Vous avouerez que ce privilège est d’une commoditéincalculable.

&|160;

Je continue, en vous demandant la permissionde remonter un peu le cours du temps pour vous présenter ceux quisont, par le fait, les principaux personnages de cettehistoire&|160;: Édouard S. Barton, Cornelia, le comte Tiberio etLetizia Pallanti.

&|160;

De l’autre côté du Rhin, à l’est de la villed’Utrecht et déjà loin de ces plates campagnes qui doivent leurexistence à la victoire de l’homme sur la mer, le château de Witts’élevait dans un riant pays de bois et de collines. C’était là quevivait Tiberio Palma d’Istria, des comtes Montefalcone, qui étaitentré dans l’illustre maison de Witt par son mariage avec lacomtesse Greete, tante propre de notre chère Cornelia.

La comtesse Greete était belle, instruite dansles lettres et dans les sciences, et surtout bonne comme on sereprésente les saintes du ciel. Mais, malheureusement, sonéducation n’avait pas été poussée aussi loin en ce qui regardait lamusique, la danse et la langue italienne qui était alors la modesuprême.

Il résulta de là que, les parents de Corneliaétant venus à mourir et la tutelle de la chère enfant étant échueau comte Tiberio, on fut obligé de songer au choix d’uneinstitutrice.

L’Italie en fournissait alors presque autantque l’Angleterre en produit aujourd’hui. Je ne sais pas sur quellesréférences on se décida en faveur de la signora Pallanti, mais ilest certain que, dans l’univers entier, on n’aurait pu trouver unejeune personne si merveilleusement accomplie. Elle était presqued’égale force avec la comtesse Greete sur les auteurs latins etgrecs, elle connaissait à fond l’algèbre et la trigonométrie&|160;;elle récitait les tragédies françaises, y compris celles deVoltaire, avec un charme surprenant&|160;; elle dansait commeTerpsichore, elle jouait de la guitare, de la harpe, du clavecin etde la lyre à trois cordes&|160;; elle pouvait réciter laJérusalem délivrée tout entière en commençant par ledernier vers et en remontant successivement jusqu’au premier.

On dit que, pour les amateurs, entendre ainsice divin poème à rebrousse-poil est un plaisir incomparable.

La signora Letizia Pallanti pouvait avoirvingt-cinq ans à peu près. Les renseignements qu’on eut sur sonpassé étaient assez vagues&|160;; mais elle se recommandaitd’elle-même, et son arrivée au château de Witt fut une véritablefête. La bonne comtesse Greete l’embrassa plus de cent fois.

Seul le comte Tiberio l’accueillit d’un visageassez froid, malgré sa remarquable beauté. Il n’aimait pas,disait-il, les dames douées de trop d’embonpoint (le fait est queLetizia pouvait passer pour bien nourrie), et les prodiges luifaisaient peur. En outre, il trouva que la belle étrangère n’avaitpas assez de cheveux.

La Letizia était brune. Ses cheveux noirsétaient en effet assez clairsemés, et le comte Tiberio était gâté àcet égard par la splendide chevelure blonde de sa femme qui auraitpu se faire un manteau de ses boucles dénouées.

Letizia, en apparence du moins, nes’inquiétait guère des goûts du comte Tiberio. Elle se donnaitentièrement à sa tâche d’institutrice, tout en trouvant le loisirde répondre aux bontés de la comtesse Greete, qu’elle comblait demille soins. Cornelia, entre ses mains, faisait des progrès quitenaient du miracle. Tous les soirs, il y avait concert de famille,et parfois, Greete et Letizia se livraient de savants combats surle terrain de la poésie grecque ou latine. Bref, le château de Wittprésentait l’image du bonheur.

Cornelia adorait sa belle institutrice. Ellevoulut l’emmener dans un des voyages qu’elle faisait en Angleterre,tous les ans, à l’époque des vacances, et la famille Ward tombaaussitôt amoureuse de la charmante jeune femme.

Moi, j’étais alors bien enfant, mais il mesemble la voir encore. En ma vie entière, je n’ai jamais rencontréfemme plus séduisante que Letizia.

Notre Anna était enthousiaste d’elle.Pourtant, après les événements, Elle m’a avoué plus d’unefois qu’il se mêlait de vagues et mystérieuses terreurs ausentiment qui l’entraînait vers la belle Italienne.

Un fait dont je puis témoignerpersonnellement, c’est que M.&|160;Goëtzi, qui était alors leprécepteur d’Édouard Barton, manifestait pour elle, en touteoccasion, un éloignement extrême. De son côté, Letizia détournaitles yeux chaque fois que M.&|160;Goëtzi entrait dansl’appartement.

Et pourtant, un soir, je les surpris ensembledans la vieille allée de châtaigniers. J’étais curieuse comme tousles enfants. Je m’approchai à pas de loup. Quand j’arrivai àl’endroit où j’avais cru les voir de loin, il n’y avait pluspersonne. J’eus peur…

Letizia nous quitta avec son élève à la fin del’automne. Elle fut reçue au château de Witt avec transport. Lacomtesse Greete avait compté les jours de son absence. Tiberiolui-même lui fit meilleur visage, et un soir qu’elle avaitchanté&|160;: Il pleut, il pleut bergère, M.&|160;le comtedit à sa femme&|160;:

–&|160;En vérité, comtesse, cette jeunepersonne serait une merveille, si elle avait seulement voscheveux.

On dit de ces choses-là. Elles n’ont riend’extraordinaire. Mais je ne sais pourquoi, la comtesse Greetedevint très pâle.

Vers ce temps-là, le comte Tiberio cessa defaire des gorges chaudes au sujet des dames qui ont la taille unpeu trop opulente.

Et en caressant les cheveux de la comtesseGreete, il lui arrivait de dire par manière deplaisanterie&|160;:

–&|160;En vérité, vous pourriez partager avecla signora Pallanti.

Je suis bien sûre que la bonne comtessen’aurait pas demandé mieux, mais ce que la Letizia voulait, cen’était pas le partage.

&|160;

Un matin arriva au château de Witt notrevieille connaissance Goëtzi, qui se garda bien de dire qu’il avaitété remercié en sa qualité de précepteur de Ned Barton. Aucontraire, il prétendit s’être détourné de sa route pour apporter àCornelia des nouvelles de ses parents du comté de Stafford. On lereçut parfaitement, et il accepta l’hospitalité qui lui étaitofferte, parlant à la journée des Ward et des Barton comme s’il eûtconservé leur amitié et leur estime.

C’était, en somme, un gentleman instruit,aimable, et connaissant supérieurement le monde. Il jouait, enoutre, fort bien le whist, le trictrac et les échecs. Sa compagnieaurait dû apporter dans la vie du château une gaieté nouvelle. Iln’en fut pas ainsi, cependant. Sans qu’il fût possible d’attribuerce résultat à aucune cause appréciable, le comte Tiberio devintsoucieux. On ne peut pas dire qu’il s’éloigna de sa femme&|160;;mais il y eut un refroidissement dans leurs rapports.

La bonne comtesse Greete, de son côté, perditun peu de sa chère égalité de caractère. Elle était inquiète, elleavait des vapeurs. On la voyait en quelque sorte de jour en jourpâlir, maigrir, – et vieillir.

Et sa merveilleuse chevelure diminuait à vued’œil.

C’est là, j’en conviens, un accident qui n’estpas rare, à l’âge de la bonne comtesse Greete, car elle n’avaitplus vingt ans&|160;; mais, d’ordinaire, quand une belle dame perdses cheveux, il en reste au peigne, et, chaque matin, seschambrières s’apitoient sur la déroute des boucles qui s’en vont.Ici, rien de pareil. Pas un cheveu ne demeurait engagé entre lesdents d’écaille à l’heure de la toilette, et, pourtant, ils s’enallaient… Ah&|160;! ils s’en allaient&|160;!

Et voyez&|160;! ceux de la Letiziachoisissaient justement ce temps pour repousser. On eût dit que lesouhait badin du comte Tiberio avait sa réalisation et que la bonnecomtesse partageait avec la signora Pallanti.

Ce n’était pas possible, puisque l’une étaitblonde et l’autre brune&|160;; mais enfin, comme quantité du moins,c’était rigoureusement exact&|160;: ce que perdait Greete, Letiziale gagnait.

Je dois spécifier ici que, depuis l’arrivée deM.&|160;Goëtzi, Letizia se servait d’une eau philocome, préconiséepar ce savant homme. Mais la pauvre comtesse voulut en user aussi,et ce fut inutile. Malgré ce préservatif qui réussissait siparfaitement à la gouvernante, la comtesse Greete voyait avecdésespoir son crâne se dépouiller. J’hésite à écrire le mot, maisenfin il le faut bien&|160;: elle devenait chauve&|160;!

Et elle commençait à avoir horriblementconscience de ce fait que la Pallanti lui volait ses cheveux.

Comment expliquer cela&|160;? Impossible. Lacomtesse Greete ne l’essayait même pas. Elle savait trop qu’aupremier mot prononcé tout le monde la jugerait folle, tantl’absurdité d’une pareille idée sautait aux yeux. D’ailleurs, à quise confier&|160;? Cornelia était entichée de sa gouvernante, et lapauvre Greete entendait d’avance les éclats de son rire enfantin,quand on lui ferait cette communication extravagante.

Et puis, quelle forme donner à saplainte&|160;? quelle certitude mettre en avant&|160;?

Il y avait bien le comte Tiberio. On peut toutdire à l’homme aimé. Nulle parole ne saurait être insensée entreamoureux. Mais Tiberio l’aimait-il encore&|160;? Tiberio restaitjeune et beau&|160;; elle avait vieilli de dix ans en quelquesmois. Tiberio ne savait plus la regarder qu’avec pitié. Il faisaitdes absences. À mesure que les masses des admirables cheveux deGreete couvraient les tempes de Letizia, Tiberio oubliait de mieuxen mieux le chemin de la chambre nuptiale.

Le soupçon entra dans le cœur de la comtessecomme la pointe d’un poignard. Je ne sais vraiment sous quelleimage glisser l’idée fixe de ce pauvre esprit blessé. Elle vitLetizia, devenue sa rivale, la combattre et la tuer en se servantd’une partie d’elle-même comme d’une arme. C’était encore samagnifique chevelure que Tiberio aimait, mais il l’aimait sur unautre front.

Un soir qu’elle était seule dans sa chambre,écoutant les sons lointains de la harpe, car il y avait concert ausalon, une force irrésistible l’entraîna. Elle descenditl’escalier, et, pour la première fois depuis bien des jours, ellevint jusqu’à la porte du parloir de famille.

Que de joie elle avait goûtée entre ces cherslambris qui racontaient l’histoire de son bonheur&|160;!

Elle n’entra pas. Cornelia était au clavecin.Derrière elle, Tiberio et Letizia causaient, assis sur le sofa. Lesdoigts de Tiberio se baignaient dans les masses bouclées quiretombaient maintenant à flots sur les épaules de la Pallanti.

La comtesse Greete prit à deux mains son cœurqui voulait se briser… Sans dire une parole, elle essaya deregagner sa chambre, où elle put arriver par le secours de lavieille Loos, rencontrée en chemin.

Comme elle se sentait frappée au plus profondde son cœur, elle dit&|160;:

–&|160;Nourrice, quand j’étais une petiteenfant, je te confiais mes peines&|160;; écoute aujourd’hui legrand malheur dont je vais mourir.

Elle parla longtemps d’une voix faible quipleurait. Loos l’écoutait les mains jointes. Ce qui la frappa, cene fut pas l’intrigue nouée entre le comte Tiberio et la Letizia,tout le château la savait, à l’exception de Cornelia, qui avait lapureté d’un ange&|160;; ce qui la frappa, dis-je, ce fut cettecirconstance, rapportée par la malheureuse comtesse&|160;:

Toutes les nuits, aux environs de la douzièmeheure, son insomnie prenait fin pour quelques instants. Elletombait tout à coup dans un assoupissement lourd qui était un vraisupplice.

Alors, en effet, un rêve, le même rêve venaittoutes les nuits&|160;: elle sentait entrer un homme quis’approchait de son lit doucement, et commençait à l’épiler avecune pince d’acier, arrachant ses cheveux un à un.

Elle ne savait pas qui était cet homme, parcequ’elle n’avait jamais pu ouvrir les yeux en sa présence. Une fois,qu’il était parti, la tête de la comtesse Greete gardait unesensation de brûlure, et la lumière de la veilleuse jetait auxobjets des reflets verts.

Ce n’était pas tout. Quelques minutes après,des cris lointains s’élevaient dans le silence&|160;: des cris defemme qui semblaient partir de l’aile où reposait la signoraLetizia.

La comtesse Greete, après avoir conté cettebizarre histoire, s’endormit de douleur et de fatigue entre lesbras de la vieille Loos.

Au lieu de se retirer comme c’était sacoutume, celle-ci se glissa dans la ruelle du lit et s’enveloppa,bien cachée derrière les plis des rideaux.

Vers onze heures, les bruits harmonieux dusalon s’éteignirent, et peu après la respiration de la comtesseGreete devint bruyante comme celle d’une personne qui dortprofondément.

En ce moment, la porte de la chambre à couchers’ouvrit sans bruit, et M.&|160;Goëtzi parut sur le seuil. Loos levit parfaitement traverser la chambre et s’approcher du lit avecprécaution. Loos aurait cent quarante ans et la comtesse Greetecent dix-huit. M.&|160;Goëtzi, croyant qu’on ne l’observait point,se laissait être vampire tout à son aise. Il rayonnait une bellecouleur verte, et sa lèvre inférieure brillait rouge comme un ferchaud. Ses cheveux hérissés tremblaient en ondulant comme desflammes de punch. Il était beau vampire.

Il se pencha d’abord au-dessus du lit. Àl’aide d’une longue épingle d’or qu’il tenait entre l’index et lepouce, il piqua la comtesse Greete derrière l’oreille gauche, et,appliquant aussitôt ses lèvres à la blessure, il tétapendant dix minutes, montre à la main. C’était là ce qui faisaitpâlir et vieillir la malheureuse dame. Sa santé générale en étaitcruellement affectée, comme vous pouvez le croire en réfléchissantque la même opération se renouvelait toutes les nuits.

M.&|160;Goëtzi buvait, du reste, sans plaisiret pour faire son état. Par goût, ils ne s’enivrent qu’avec du sangde jeune fille. Quand il eut pris sa pitance ordinaire, il serral’épingle d’or et atteignit une petite pince à épiler au moyen delaquelle il arracha un à un des cheveux sur la tête de la comtesse.À mesure qu’il les tirait, il les arrangeait en bouquet comme fontles glaneuses pour les épis.

Greete gémissait faiblement dans son sommeil.La vieille Loos, pétrifiée par l’horreur, n’en pouvait croire sesyeux. Aussitôt que le docteur Goëtzi eut achevé sa besogne, il seretira tout gaillard, en fredonnant un refrain en langue serbe,dont les vampires font généralement usage entre eux.

La première idée de Loos fut d’éveiller lacomtesse, d’éveiller Tiberio, d’éveiller tout le monde et de fairejeter M.&|160;Goëtzi dans le four chauffé à blanc. Les personnespeu instruites se figurent qu’on peut se débarrasser d’un vampireen le cuisant, ce qui est une erreur. Mais, pendant que la pauvrevieille s’étirait, car sa terreur l’avait engourdie, elle entenditau loin ces cris de femme dont la comtesse Greete lui avaitparlé.

La curiosité la saisit. Et qu’importaientquelques minutes de plus ou de moins&|160;? Elle sortit de sacachette, quitta la chambre et suivit tout doucement le corridor,guidée qu’elle était par les cris.

Elle arriva ainsi jusqu’à l’appartement de lasignora Letizia dont elle reconnut très bien la voix. La Pallanticriait et pleurait comme quelqu’un qu’on écorche. La vieille Loosmit bien vite son œil à la serrure pour voir ce qu’on luifaisait.

Par le trou, elle aperçut la Letizia couchéesur son lit et se tordant à force de souffrir. M.&|160;Goëtzi étaitdebout auprès d’elle et tenait à la main sa longue épingle d’or.Vous n’avez pas été sans voir piquer des choux&|160;? C’étaitabsolument cela. M.&|160;Goëtzi faisait des petits trous avec sonépingle d’or et plantait, un à un, les cheveux de la comtesse surle crâne de la signora Pallanti.

Pour le coup, la fureur de la vieille Loos neconnut plus de bornes.

–&|160;Ah&|160;! paire de démons&|160;!dit-elle, on va vous payer votre compte, et le four chaufferadur&|160;!

Elle avait parlé sans précaution dans sacolère, M.&|160;Goëtzi l’entendit et cessa de travailler. Celan’effraya point la vieille, qui se dit qu’en prenant sa course,elle aurait toujours assez d’avance. Mais au moment où elle serelevait pour fuir, elle se trouva en face de M.&|160;Goëtzi quilui barrait la route. Elle recula stupéfaite et se disant&|160;:«&|160;Comment le monstre a-t-il fait le tour demoi&|160;?&|160;»

M.&|160;Goëtzi riait et marchait sur elle, quitournait maintenant le dos à la porte de Letizia. La porte s’ouvritderrière elle et le bruit la fit retourner.

C’était M.&|160;Goëtzi qui sortait, riant etmarchant aussi sur elle.

Ils étaient deux&|160;! Elle s’affaissa,écrasée par l’excès de sa stupeur.

&|160;

Ils étaient deux, et cela ne vous étonne pastrop, je suppose, puisque vous êtes déjà quelque peu familiarisésavec les mystères de la vie vampirale, mais la stupéfaction de lavieille Loos se conçoit. Le M.&|160;Goëtzi qui sortait de lachambre et le M.&|160;Goëtzi qui arrivait par le corridor étaientsi exactement pareils qu’on eût dit, en les voyant aller l’un versl’autre, un homme qui se rapproche de sa propre image, réfléchiedans un miroir.

L’épingle d’or était double aussi. Chacund’eux la tenait à la main.

Du reste, l’infortunée nourrice de la comtesseGreete n’eut pas le temps d’admirer beaucoup ce prodige. Elle ensavait trop long désormais. Les deux épingles d’or touchèrent à lafois ses tempes, l’une à droite, l’autre à gauche, et elle expirasans pousser un cri.

Les deux monstres n’eurent garde de goûter sonsang, qui était trop vieux.

–&|160;Mon cher docteur, dit l’un d’eux, queferons-nous du corps, je vous prie&|160;?

–&|160;Ce qu’il vous plaira, mon cher docteur,répondit l’autre.

Ils étendirent les mains, et le cadavre sereleva sur huit pattes. C’était un chien double&|160;: deux chiens,si vous voulez, qui avaient la même figure, presque humaine. Chacund’eux alla se ranger docilement auprès de l’un des deux docteursGoëtzi, qui dirent ensemble&|160;:

–&|160;Il s’appellera Fuchs. Reprenons notrebesogne.

Alors, ils s’embrassèrent et se confondirentpendant que les deux chiens entraient l’un dans l’autre.

Ainsi naquit cet animal étrange que nous vîmesà l’auberge de La Bière et l’Amitié.

M.&|160;Goëtzi revint au lit de Letizia etacheva la plantation des cheveux.

&|160;

Ce fut pendant la saison des vacances que lacomtesse Greete mourut abandonnée dans le château désert. Corneliaétait ici, chez M.&|160;et mistress Ward, où l’on terminait lesderniers arrangements de son mariage avec Édouard S. Barton. Cettefois, sa gouvernante Letizia ne l’avait point accompagnée, sousprétexte d’affaires de famille qui l’appelaient en Italie.

On sut plus tard qu’elle avait tout bonnementsuivi le comte Tiberio à Paris, où il menait un train d’enragé,jouant, festoyant et se livrant aux plus extravagants excès. Cegoût pour la débauche lui était venu tout d’un coup et sur le tard.Il donna une grande fête, le soir du jour où M.&|160;Goëtzi luiavait notifié le décès de sa malheureuse femme. Celle-ci étaitmorte, désespérée, et n’ayant plus sur la tête une seule mèche deses admirables cheveux. Le lendemain, M.&|160;Goëtzi loua à laporte d’Utrecht une maisonnette où il plaça la femme chauve quenous avons retrouvée au comptoir de La Bière et l’Amitié.Cette femme, qui lui obéissait comme une esclave, était le restantde la comtesse Greete. Elle avait la garde de Fuchs, le chien àface humaine, et s’appelait Mme&|160;Fiole enhollandais.

Quand le comte Tiberio revint, il y eut ungrand conseil au château, tenu ente la Letizia, M.&|160;Goëtzi etTiberio. Il y fut parlé de la mort récente du grand comte deMontefalcone, l’homme le plus riche des pays d’Istrie et deDalmatie, qui font face à la république de Venise, de l’autre côtéde l’Adriatique.

Montefalcone laissait une veuve et un filsunique. En cas de décès de celui-ci, Cornelia de Witt devenaitl’héritière unique de la comtesse douairière.

Et, en cas de décès de Cornelia, toutl’héritage de Montefalcone revenait au comte Tiberio lui-même.

Par nature, le comte Tiberio n’était pas cequ’on appelle un méchant homme, mais la Pallanti le dominaitdésormais, et M.&|160;Goëtzi dominait la Pallanti.

Le conseil dura toute une nuit. Il y futdécidé que M.&|160;Goëtzi ferait le voyage de Vienne pour lesaffaires de la maison, – non pas la maison de commerce.

Il s’agissait du petit Montefalcone, le filsde feu le grand comte et de la comtesse douairière, qui étaitcapitaine au service de l’Autriche, dans le régiment deLiechtenstein, et vivait à la cour de l’empereur Joseph II. C’étaitun mauvais sujet.

M.&|160;Goëtzi se mit en route avec Fiole, lafemme chauve, et le chien Fuchs. Notre Anna ne m’a pas raconté leurvoyage. Je sais seulement qu’en arrivant à Vienne ils se logèrentchez un usurier qui prêtait de l’argent à Mario Montefalcone. CeJuif avait déjà des signatures du jeune comte pour plus d’unmillion de florins. Son nom était Moïse.

Il demeurait au troisième étage d’une grandemaison du Graben, avec la fille de sa fille, la belle Débora, quiattachait toutes les nuits une échelle de soie à son balcon pourprendre la collation dans sa chambre avec le capitaine Mario.

Le vieux Moïse avait une poche de cuir à sahouppelande, et y portait toujours les signatures de Montefalconequi étaient le meilleur de sa fortune. Il couchait avec sahouppelande. Le balcon où la belle et coupable Débora nouait sonéchelle de soie était tout en fer.

Un jour qu’il y avait fête militaire entre lescharmilles du château impérial de Schönbrunn, qui sont les plushautes de l’univers, Débora tourmenta son aïeul si bel et si bienqu’il consentit à la mener voir la revue. Elle mit ses plus beauxatours et tous les bijoux que son capitaine lui avait donnés. Elleétait superbe. Ses perles et ses rubis représentaient juste lemontant des signatures du Montefalcone, sauf le bénéfice de Moïse.Le Montefalcone, de son côté, avait un uniforme tout neuf et desplus brillants. Ils furent si contents l’un de l’autre au défiléque leurs regards échangèrent promesse d’un rendez-vous pour lanuit qui venait. Moïse avait la main sur sa poche de cuir et lasentait contre son cœur. Tout le monde était heureux.

Mais M.&|160;Goëtzi, Fiole et Fuchs étaientrestés à garder la maison du Graben. Ils passèrent tout le temps dela fête dans la chambre de la belle Débora, dont on avait baisséles jalousies. M.&|160;Goëtzi et Fiole se relayaient au balcon avecune pierre à aiguiser. Fuchs montait la garde dans l’escalier.

Quand M.&|160;Goëtzi et Fiole cessèrent detravailler, la barre de fer qui servait d’appui au balcon étaittranchante comme un couteau à ses deux arêtes supérieures.

La nuit suivante, à l’heure où la place duGraben est déserte, le petit comte Montefalcone, gai comme pinson,arriva, enveloppé dans son manteau d’aventure. Aussitôt qu’ilparut, l’échelle de soie tomba du balcon de Débora.

Et le petit comte se mit à monter. L’échelleétait bien bonne, car la barre de fer du balcon, changée en rasoir,mit du temps à la trancher. L’échelle ne se rompit qu’au moment oùle capitaine dépassait le second étage.

Il y eut deux grands cris, un de femme et unde capitaine. Puis le silence des nuits régna de nouveau, comme unfleuve se referme sur le noyé qui tombe du parapet du pont.

Au même instant, M.&|160;Goëtzi éveillait levieux Moïse pour lui apprendre qu’un malfaiteur escaladait lesbalcons de sa maison. Le bonhomme sortit, portant un tromblon d’unemain et pressant de l’autre sa poche de cuir.

Fuchs, le chien à figure humaine, l’étranglasur le pas de sa porte.

M.&|160;Goëtzi n’avait plus rien à faire àVienne. Après avoir vidé la poche de cuir, il se remit en route auclair de lune, le cœur léger, en chantant des refrainspopulaires.

L’escorte de M.&|160;Goëtzi, cependant,s’était augmentée. Outre le chien Fuchs et Fiole, la femme chauve,ou si mieux vous aimez Greete et Loos, il avait un perroquet et unpetit garçonnet qui jouait au cerceau tout le long du chemin. Leperroquet était Moïse&|160;: bec puissant, griffes crochues&|160;;le bambin était le capitaine. On n’avait pas trouvé de quoi fairemieux sous son brillant uniforme.

Au lieu de reprendre le chemin des Pays-Bas,M.&|160;Goëtzi dirigea ses pas vers le sud-est, à traversl’archiduché d’Autriche, la Carinthie et la Carniole. Ellene m’a jamais spécifié s’il fit la route à pied ou envoiture&|160;; mais il y a un détail assez curieux touchant lafaçon dont les vampires et leurs accessoires s’y prennent pourfranchir les cours d’eau. Toute la famille se presse contre lemaître vampire et entre en lui. Quand le tour est fait, le maîtrese couche sur l’eau et vogue, les pieds les premiers comme uneplanche. Aucun courant, si fort qu’il soit, ne l’arrête.

Chaque fois que vous trouverez une personneallant ainsi, les pieds en avant, sur les rivières, ne négligezaucune précaution, car il est certain que ce sera un vampire.

M.&|160;Goëtzi obliqua un peu vers l’est à lahauteur de Trieste, coupa l’Istrie, traversa la Croatie, entra enDalmatie et s’engagea dans les Alpes Dinariques jusqu’à lafrontière de l’Albanie où est situé le château de Montefalcone, undes plus imposants qui soient au monde, et qui servira de théâtreaux faits les plus dramatiques de notre histoire.

Tout y était hérissé, tumultueux, sinistre,depuis le gazon du sol jusqu’aux nuages du ciel. Les pics de lamontagne escaladaient les derniers plans avec une sauvage fureur,puis c’était un tohu-bohu de tours, de créneaux, de beffrois,laissant pendre des chevelures de lianes énormes par des centainesde crevasses. On voyait des pins qui croissaient dans les murs, etles murs semblaient jaillir de précipices sans fond.

L’idée qui surgissait au-dessus de touteautre, c’était l’impossibilité absolue d’entrer là-dedans malgré lavolonté du maître. Derrière les fenêtres étroites et longues, ondevinait l’embuscade du guetteur&|160;; les meurtrièresmenaçaient&|160;; les ponts-levis, armés de leurs herses, pendaientau-dessus du vide comme autant de gigantesques pièges.

Nulle sentinelle sur les remparts&|160;; mais,à l’angle d’une courtine, éclairée par les cornes de la lunedemi-noyée dans un nuage, écailleux et plat comme le dos d’uncrocodile, la carcasse carrée d’un gibet auquel tenait encore unsquelette et autour duquel tournoyaient des corbeaux.

M.&|160;Goëtzi arriva quelques instants avantle coucher du soleil, et s’arrêta au sommet d’un pic très élevéd’où son regard dominait tout le pays. De là, il apercevait nonseulement le château, mais beaucoup de villes et de villages, desgorges incultes, des campagnes fertiles, les îles de la mer. Ilcontempla longtemps toutes ces choses qui sont très belles etprincipalement le domaine de Montefalcone, véritable apanage deprince.

Un sourire indéfinissable jouait autour de seslèvres, ardentes comme des charbons de feu.

Tout à coup, il dit&|160;:«&|160;Allez&|160;!&|160;» et aussitôt les spectres esclaves quil’entouraient le quittèrent. Le perroquet s’envola, le chien bonditsur la pente de la montagne, suivi par la femme chauve et legarçonnet qui faisait rouler son cerceau.

Quand ils furent partis, M.&|160;Goëtzi sedédoubla pour avoir avec qui causer. Il alluma un feu, et ceux quilevèrent les yeux, ce soir, du fond de la vallée, virent au sommetdu pic inaccessible, où nul pied humain n’avait jamais imprimé satrace, deux formes glauques, accroupies dans la neige, et qui sechauffaient à un brasier livide.

Il était nuit quand ses émissaires revinrent.Le château de Montefalcone n’apparaissait plus que comme une massegrandiose entre les montagnes. Çà et là, derrière la ceinture descréneaux, des lueurs brillaient.

Quoique M.&|160;Goëtzi n’eût rien dit à sesesclaves au moment du départ, chacun d’eux avait emporté sesinstructions. Ils revinrent tous, mais en même temps, ils étaienttous restés là-bas, aux différents postes qui leur avaient étéassignés. Cette faculté de dédoublement leur rend des servicesincontestables.

Toutes ces moitiés de démons s’assirent enrond autour du foyer, excepté le perroquet qui se percha surl’épaule de Fiole, et M.&|160;Goëtzi écouta les rapports. Fioleparla la première et dit&|160;:

–&|160;Souverain maître, je suis entrée aucorps de garde de la grand-porte avec mon baril de kirschwasser. Ilparaît que je ne suis pas encore trop détériorée, car tous lessoudards ont voulu m’embrasser en m’appelant mon cœur. Voici ce quej’ai appris&|160;: le château est sur le pied de guerre à caused’une bande de brigands qui infeste la montagne. La garnison estassez nombreuse pour défendre une ville. Il y a une importanteartillerie. Bien malin sera celui qui entrera là-dedans&|160;!

–&|160;Où est ton baril&|160;? demandaM.&|160;Goëtzi.

–&|160;Souverain seigneur, répondit Fiole, ilest au corps de garde, où je continue de verser à boire aux soldatsqui m’appellent mon cœur.

Le chien Fuchs éclata de rire et le perroquetpicota le crâne nu de l’horrible vieille.

–&|160;C’est bien, dit M.&|160;Goëtzi&|160;; àtoi, caniche.

–&|160;Souverain seigneur, répliqua Fuchs,j’ai fait le tour des fortifications. Il n’y a qu’un seul endroitfaible, et encore il faudrait la sape et la mine pour entrer parlà. C’est une courtine où il n’y a pas de sentinelle, mais on yavait mis un chien aussi gros qu’un bœuf. Il s’est trouvé que nossexes étaient variés…

–&|160;Tu as joué de la guitare sous sacroisée&|160;? interrompit M.&|160;Goëtzi, qui était en bellehumeur.

–&|160;Oui, souverain seigneur. Il est venutout brûlant de tendresse, je l’ai étranglé, et c’est moi qui montela garde, à l’heure qu’il est, dans le préau.

–&|160;C’est bien, dit encore M.&|160;Goëtzien lui accordant un coup de talon caressant. À vous, capitaine.

Le bambin essuya sa bouche où restaient destraces de confitures.

–&|160;Mon colonel, dit-il en faisant le salutmilitaire, j’ai été, avec mon cerceau, donner dans les jupes detrois belles demoiselles qui sont les filles de chambre de cettevieille comtesse. Elles m’ont bourré de friandises en me racontantqu’elles allaient avoir des robes noires toutes neuves parce que lanouvelle est arrivée de Vienne que le fils de la maison, le filsunique, s’il vous plaît, s’est cassé le cou comme un sot enescaladant le balcon d’une Juive…

Si j’ai oublié de vous le dire, vous saurezque ces misérables ne conservent qu’un très vague souvenir de leurpremier état.

–&|160;Est-ce tout&|160;? demandaM.&|160;Goëtzi.

–&|160;Non, mon colonel. Les trois soubrettesm’ont versé du marasquin. Il me semblait que je lesconnaissais&|160;; mais du diable si je peux deviner où je les aivues. Voici les cancans de la garnison&|160;: la vieille dameaimait beaucoup son innocent de fils. Elle ne veut plus rester dansce château qui lui rappelle son malheur. Demain, elle partira pourla Hollande chercher une petite demoiselle qui est maintenant sonunique héritière et qu’elle veut avoir avec elle. Les soubrettesm’ont offert aussi du rosolio.

–&|160;Et as-tu laissé ton double avecelles&|160;?

–&|160;Oui, il était un peu gris. Elles l’ontmis dans un coin avec une bouteille d’anisette.

–&|160;C’est bien, dit pour la troisième foisM.&|160;Goëtzi. À toi, Harpagon.

Il s’adressait au perroquet, qui lissait sesplumes en faisant le gros dos.

–&|160;Moi, souverain seigneur, repartitl’ancien Moïse, j’ai mon double en ce moment auprès de la comtessedouairière qui est folle de moi. Quand elle m’a vu entrer tantôtpar la fenêtre ouverte, elle a cessé de crier et de pleurer. Elleétait presque consolée. J’aurais pu vous rapporter en meilleurstyle tout ce que les autres vous ont appris, mais puisque c’estdésormais de l’histoire ancienne, je peux vous faire un cadeau plussolide. Tenez&|160;!

Ce disant, le perroquet tira de dessous sonaile un trousseau de clefs guillochées et dorées, qu’il plaçarespectueusement entre les mains de M.&|160;Goëtzi enajoutant&|160;:

–&|160;C’est l’anneau de sûreté de la vieilledame. Avec cela, vous pouvez arriver commodément jusque dans sachambre à coucher.

M.&|160;Goëtzi donna une tape d’amitié àJacquot et se mit sur ses jambes en disant&|160;:

–&|160;Tout va bien. À la besogne&|160;!

Et il descendit les pentes abruptes de lamontagne, suivi par sa domesticité. La nuit était déjà fort avancéequand ils arrivèrent au pied des murailles. Pour traverser lesdouves larges, profondes et remplies d’eau, M.&|160;Goëtzi seservit du procédé décrit au précédent chapitre. Aucune sentinellene cria qui vive. Les soudards étaient au corps de garde, occupés àvider le baril de kirschwasser en bavardant avec le double de lafemme chauve. Dans le préau, le double du chien Fuchs n’eut garded’aboyer. On ouvrait toutes les portes fermées avec le propretrousseau de la comtesse, et quand on passa auprès de l’antichambreoù étaient les trois soubrettes, elles se divertissaient si bien àfaire boire du curaçao au double du bambin qu’elles n’entendirentaucun bruit.

La pauvre douairière elle-même n’entendit pasdavantage, assourdie qu’elle était par le babil du double deJacquot.

Elle fut étranglée de la propre main de Fiole,la femme chauve. Et quand on pense que c’était la bonne comtesseGreete qui se conduisait ainsi&|160;! Le chien Fuchs (précédemmentla douce Loos) fut chargé de manger le visage de la douairière, etM.&|160;Goëtzi y sema de la barbe.

Je vous donne comme un fait assezextraordinaire que le bambin éprouva une sorte de léger malaise envoyant infliger un si indigne traitement aux restes de celle quiavait été sa mère.

M.&|160;Goëtzi, alors, se retira, après avoirmis le feu aux rideaux du lit pour expliquer la disparition ducadavre, car j’ai à peine besoin d’ajouter qu’il emmena avec lui lamalheureuse dame de Montefalcone, qui devint l’aubergiste sansvisage.

Au moment où M.&|160;Goëtzi quitta le château,Fiole et son baril disparurent du corps de garde. De leur côté, lestrois soubrettes cherchèrent vainement le garçonnet au cerceau quis’était évanoui.

Tout ce lugubre monde, augmenté de maître Haas(tel était le nom de l’aubergiste), voyageait maintenant vers lamer. Une fois dans la plaine, M.&|160;Goëtzi se retourna et putjouir d’un imposant spectacle. Les rideaux avaient communiqué lefeu au lit, le lit à la chambre, la chambre au corps de logis dontelle faisait partie. C’était splendide. Les gorges, bizarrementilluminées, offraient partout l’énigme de leurs mystérieusesprofondeurs, les pics neigeux avaient des reflets de pourpre et aumilieu de la scène, la flamme s’échevelait comme une torchecolossale. Notre amie m’a dit bien souvent que rien n’était beaucomme un incendie dans la montagne. Moi, je n’en puis parlersavamment.

M.&|160;Goëtzi, malgré son indifférencehabituelle pour les séductions de la nature, s’arrêta un instant,mais il reprit bientôt sa route, traversa l’Adriatique dans uneélégante tartane, et ne s’arrêta qu’à Venise&|160;: je ne vous endécrirai pas le carnaval&|160;; Elle l’a fait en quelquespages d’une étonnante magnificence. Je vous dirai seulement queM.&|160;Goëtzi, pour se reposer, attira dans un piège infâme lafille d’un gondolier du Lido, et se désaltéra avec le sang de cettejeune personne. Cela le remit complètement.

Ce fut vers le temps où M.&|160;Goëtzientreprenait son voyage de Dalmatie que Ned Barton vint en Hollandepour les préparatifs de son mariage. Le comte Tiberio habitaitalors le bel hôtel qu’il avait acheté à Rotterdam depuis la mort desa femme. Il ignorait encore, au moment où Ned débarqua auxBoompies, la fin malheureuse de son cousin, le jeune comte deMontefalcone.

Je ne vous étonnerai peut-être pas beaucoup envous disant que Cornelia, tout occupée d’elle-même ou plutôtd’Édouard Barton, ne s’était pas encore aperçue des relations quiexistaient entre Tiberio et Letizia Pallanti.

On peut bien dire que, dans Rotterdam entier,Cornelia était seule à ignorer la conduite de son tuteur. Letizia,depuis son voyage de Paris, s’affichait franchement en public, etsa tenue orgueilleuse disait tout haut&|160;: «&|160;Je suis chezmoi dans la maison de mon ancien maître&|160;!&|160;»

Cependant, les choses changèrent un peu àl’arrivée de Ned. Je vous prie de remarquer que c’était unAnglais&|160;; tout jeune, il est vrai&|160;; mais l’âge n’y faitrien. Il y a dans l’Anglais une suprématie. Sa présence commande lerespect et impose la convenance.

Pensez ce que vous voudrez&|160;: devant lui,Tiberio eut honte et Letizia eut peur.

Les choses rentrèrent dans l’ordre à cause delui, et le scandale fit trêve parce qu’il était là.

Mais Ned Barton avait amené son domestique, unpauvre étourneau d’Irlandais, hâbleur, paresseux, mal peigné, maltenu, improper depuis les pieds jusqu’à la tête, et quin’avait pas dans son étroite cervelle pour six pence du plusvulgaire sens commun.

Curieux à l’excès, indiscret et n’ayant quetrès peu le sentiment de sa dignité, il barbota tant et si biendans les cancans de l’office et du dehors qu’au bout de quelquesjours il fut au fait de toute l’histoire, mieux que les témoins del’histoire eux-mêmes.

Merry Bones ne pouvait pas souffrir laPallanti. C’est assez l’ordinaire entre valets et institutrices. Ilavait essayé déjà plus d’une fois de vider ce qu’il avait dans sonsac contre elle en rasant son jeune maître&|160;; mais Ned nel’avait point voulu écouter.

Un matin du mois de janvier, après avoirsavonné les deux joues de Ned, il tint son rasoir en suspens etdit&|160;:

–&|160;Votre Honneur, la Hollande n’est pas unmauvais pays, à cause du schiedam, mais la bière y est trop plate.La Meuse charriera plus d’un chien mort d’ici le mois de mars, etvotre mariage n’est pas encore fait, ma bouchal, c’est moiqui vous le dis&|160;!

Il passa rapidement le rasoir sur la peau ducreux de sa main.

–&|160;Fais vite, ordonna Édouard, je suispressé.

–&|160;La coquine est pressée aussi, réponditl’Irlandais, pressée de mal faire et de vous jouer un vilain tour,ou que Dieu me punisse par le feu éternel&|160;! Avez-vous remarquécomme elle vous regarde, Votre Honneur&|160;?

–&|160;Fais vite&|160;! répéta Ned.

–&|160;Elle a déjà mangé je ne sais combien decent mille ducats à son imbécile&|160;: j’entends le comte Tiberio.Et ce n’est plus Miss Cornelia qui a la première place à table.

–&|160;Tiens&|160;! c’est vrai&|160;! fitÉdouard.

–&|160;Ni la chambre d’honneur non plus,musha&|160;! Mais c’est un drôle de pays que la Hollande,puisque les maîtresses d’école y ont des girandoles dediamants&|160;! Voulez-vous parier deux pièces de six pence, quifont un shilling, que je vais vous apprendre une nouvelle&|160;?Car, Dieu soit loué, Votre Honneur ne sait jamais rien. Voilà ungros héritage qui tombe à Miss Corny, le cher ange. Son cousin deMontefalcone, je crois bien que c’est ce nom-là, qui étaitcapitaine, vient de mourir là-bas, je ne sais où. Et c’estl’institutrice qui en a reçu la première dépêche.

Édouard écoutait enfin.

–&|160;Es-tu sûr de cela, garçon&|160;?demanda-t-il.

–&|160;Et la dépêche est de ce scélérat deGoëtzi.

–&|160;Tu l’as donc vue&|160;?

–&|160;On regarde un peu partout, n’est-cepas&|160;? c’est le moyen de s’instruire.

–&|160;En tout cas, reprit Ned, c’est lacomtesse douairière qui hérite de son fils le capitaine.

Merry Bones essuya son rasoir et secoua sesgrands cheveux.

–&|160;Sans doute, sans doute, Votre Honneur,répliqua-t-il, mais voulez-vous mon idée&|160;? Désormais, lacomtesse douairière ne fera pas de vieux os. Et quand la comtessedouairière sera partie, gare à Miss Corny, entendez-vous&|160;! Lamaison du comte Tiberio est aux trois quarts mangée, etl’institutrice a encore faim. Tâchez de comprendre.

&|160;

Ce fut vers cette époque que les lettres deNed et de Corny, adressées à notre Anna, commencèrent à perdre leurcaractère de joyeuse insouciance.

À la fin de février seulement, on apprit lamort de la grande douairière de Montefalcone qui faisait deCornelia une opulente héritière. M.&|160;Goëtzi était deretour&|160;; mais il ne se montrait point. Il y avait un complot,on essayait de pousser Édouard à quelque acte de violence pouravoir prétexte de rompre le mariage.

Édouard Barton ne tomba point dans le piègequi était tendu sous ses pas, il s’abstint de témoigner à lasignora Pallanti tout le mépris qu’elle lui inspirait, et gardamême vis-à-vis d’elle une telle mesure qu’elle put se faireillusion sur ses sentiments. Ceci fut un malheur.

Quant au comte Tiberio, Ned continua d’allerdans sa maison où seulement il pouvait se rencontrer avec Cornelia.Tiberio devenait chaque jour vis-à-vis de lui plus hautain,j’allais presque dire méprisant.

L’accord concernant le mariage avait été sipublic qu’on ne pouvait guère le briser, mais il devenait évidentqu’on susciterait des délais équivalents à une rupture. Ainsi, ilfut question de faire, avant la cérémonie, un voyage au château deMontefalcone, voyage dont Édouard Barton devait être exclu.

Et Édouard Barton ne protesta point.

Telle était, du moins, l’impression quiressortait des lettres, reçues toutes ensemble par notre Anna, lanuit de ses noces.

Je dois dire tout de suite que ces lettresn’étaient pas complètement sincères. Elles reculaient devantl’expression de la vérité. C’est ici un scrupule anglais. EnAngleterre, nous avons horreur du scandale appelé un enlèvement.Plus nous donnons de liberté à la jeune fille dans nos familles,plus nous exigeons d’elle que jamais elle ne rompra le lien desconvenances. La décence est une vertu anglaise. Je ne crois pas quenotre Anna ait mis un seul enlèvement dans ses livres&|160;;j’entends un enlèvement consenti par la jeune personne, car le raptest un cas de force majeure moins choquant.

Eh bien&|160;! dans l’excès de leurs craintes,hélas&|160;! trop motivées, Édouard Barton et Cornelia de Witt,après avoir cherché en vain un meilleur expédient, s’étaientdéterminés à commettre cette action aussi répréhensible quedangereuse, et qui ne peut être approuvée dans la gentry sous aucunprétexte. La basse classe fait ce qu’elle veut. Se sentantcoupables intentionnellement d’une impropriété, Ned etCorny gardaient le silence vis-à-vis de leurs amis.

Ne me croyez pas capable d’excuser à aucundegré une chose qui n’est pas «&|160;reçue&|160;». Seulement, jevous fais observer qu’ils avaient affaire à un banqueroutier peuscrupuleux, à une femme de mauvaise vie et à un vampire. Leurposition était difficile, il n’y a pas à dire non.

L’Irlandais Merry Bones contribua beaucoup àles entraîner vers la mauvaise voie, et plût à Dieu, en définitive,qu’ils eussent réussi à la suivre&|160;; car d’effrayantescatastrophes auraient été évitées.

S’ils avaient cru ce garçon, qui avait, audemeurant, quelque bon sens, ils n’auraient pas attendu au derniermoment, et une fois à Londres, sous la protection de la loianglaise, ils se seraient bien moqués des ignobles bandits quimenaçaient à la fois leur bonheur, leur fortune et leur vie.

Quand ils se déterminèrent enfin, il étaittrop tard. La veille du jour fixé, Letizia Pallanti traita de partipris Mlle&|160;de&|160;Witt avec une telle hauteur quela pauvre noble fille, perdant prudence et patience, la remit à saplace fièrement. Ce même jour, qui était le dernier de février, lecomte Tiberio parvint enfin à se procurer une querelle avec ÉdouardBarton. Le contrat avait été signé la veille. Rien ne fut rompuexpressément&|160;; mais le soir, quand Ned se présenta à l’hôtel,on lui refusa la porte.

Et quand Cornelia voulut sortir le lendemainmatin, on la retint prisonnière.

Sur ces entrefaites, M.&|160;Goëtzi reparut,jouant un rôle en apparence secourable&|160;; mais vous vousgarderez bien de vous y fier. Il avertit vaguement Ned d’un dangerqu’il ne spécifia point. Il conseilla à Corny de prendrecourage&|160;; mais, par le fait, Merry Bones, qu’il tenta de noyertraîtreusement dans la Meuse, pendant que ce bon garçon gardait labarque, à l’heure fixée pour la fuite d’Édouard Barton et deCornelia, vous donnera bientôt de ses nouvelles.

Vous savez d’avance comment se termina cetépisode du mariage rompu et de la fuite manquée. Au milieu de lanuit, Cornelia fut jetée dans une chaise de poste et enlevée, nonplus par Ned, mais par ce couple infâme, Tiberio et la Pallanti,qui prirent la route de terre pour gagner le domaine deMontefalcone.

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