La Voilette bleue

La Voilette bleue

de Fortuné du Boisgobey
I

Le vieux Paris s’en va.

On a démoli l’ancien Hôtel-Dieu, mais il attristait encore, il y a dix ans, le parvis Notre-Dame, et sa façade délabrée barrait la vue de la rivière à ceux qui venaient admirer la cathédrale immortalisée par Victor Hugo ; – des provinciaux ou des étrangers, ceux-là, car les vrais Parisiens visitent peu les monuments et ne s’avisent guère d’aller flâner dans la Cité.

C’est un quartier pauvre, habité par de tout petits rentiers qui sortent rarement, et qui n’apprécient pas les beautés architecturales de l’église bâtie sous Philippe-Auguste.

En ce temps-là, pourtant, la place déserte et silencieuse s’animait le jeudi et le dimanche, les jours où les parents des malades de l’hôpital étaient admis à les voir ;mais ces réceptions, autorisées par l’Assistance publique,contrastaient avec celles qui attirent de luxueux équipages à la porte des grands hôtels du faubourg Saint-Germain.

C’était un va-et-vient de pauvres diables quiarrivaient à pied et qui s’en allaient de même ; cependant,ces jours-là l’aspect du parvis devenait presque gai, et le tableauvalait qu’on l’observât.

Par un beau jeudi de printemps de l’an degrâce 1874, deux messieurs s’en régalaient, d’une des plus hautesfenêtres du long bâtiment de l’Hôtel-Dieu.

Le plus jeune, en bras de chemise, fumait sapipe, accoudé sur l’appui de la croisée, et il était là chez lui,car il y avait dans l’hôpital des logements réservés aux internes,et il en occupait un depuis six mois qu’il avait été reçu àl’internat, après un très-brillant examen.

C’était un garçon de bonne mine, et sa tenuedébraillée ne l’empêchait pas d’avoir ce que l’on appelle l’airdistingué. Il avait de grands yeux noirs et ce teint pâle qui plaîttant aux femmes romanesques.

L’autre, qui se tenait debout près de lui etqui ne fumait pas, était un homme d’une quarantaine d’années,grand, maigre et sec, porteur d’une figure osseuse et longue,coupée en deux par une formidable paire de moustaches hérissées,des moustaches à la Victor-Emmanuel ; serré avec cela dans uneredingote noire, taillée militairement, et coiffé d’un chapeau àlarges bords, évasé par le haut.

N’eût été sa physionomie loyale et franche, onaurait pu le prendre pour un de ces agents bonapartistesd’autrefois, un Ratapoil, comme on disait entre la révolution de1848 et le coup d’État de 1851.

Mais il ressemblait surtout à don Quichotte,et il fallait qu’il eût la bravoure et le caractère aventureux duhéros de Cervantès, car ses amis l’appelaient familièrement donMériadec, alors qu’il se nommait, de ses vrais noms,Médéric-Yves-Conan de Mériadec.

Il était Breton bretonnant, et quelque peubaron, mais baron sans terres, et il ne tenait pas du tout à sontitre.

L’interne, Albert Daubrac, natif d’Agen,était, comme tous les Gascons, avisé, ambitieux, et médiocrementporté à la rêverie.

Mais l’amitié naît des contrastes, et, endépit de la différence d’âge, ces deux hommes se tutoyaient.

– Tiens, dit tout à coup l’interne, voicil’Ange du bourdon qui traverse la place. D’où vient-elle avec sonpetit panier ? Ah ! j’y suis… du marché aux fleurs. Ellerapporte des bottes de giroflées.

– Cette jeune fille qui se dirige versl’église ? demanda Mériadec.

– Oui, celle qui a un tartan écossais surles épaules et un fichu sur ses cheveux blond cendré. En as-tu vud’aussi jolies dans ton pays de Bretagne ? Ça ne pousse pasdans les landes, ces beaux brins de filles-là ; ça pousse àParis, dans les loges de portier.

Mériadec tira de son étui une grosse lorgnettequ’il portait en bandoulière, à la façon des Anglais en voyage, labraqua sur la personne que lui désignait Daubrac, et dit avecconviction :

– Elle est ravissante. Elle a l’air d’unemadone. Pourquoi l’appelles-tu l’Ange du bourdon ?

– Parce que son père est sonneur decloches à Notre-Dame et gardien des tours. Dans le quartier onl’appelle aussi la fée du parvis. J’aime mieux le surnom que je luiai donné. C’est moins poétique, mais c’est plus drôle.

– Est-ce que tu es son préféré ?

– Elle n’a pas de préféré. Elle est sage,mon cher. À dix-neuf ans, avec une tête comme la sienne, c’estméritoire, hein ?

– D’autant plus méritoire que sans douteelle n’est pas riche.

– Elle n’a que ce qu’elle gagne enfaisant des fleurs artificielles. Le papa Verdière est un ancientroupier, qui boit consciencieusement ses appointements et qui nedonne pas à sa fille Rose un sou pour s’habiller. Je crois mêmequ’elle subvient un peu aux besoins du ménage.

– Elle demeure donc avec lui ?

– Parfaitement. Dans la tour du nord, àje ne sais combien de marches au-dessus du pavé. Elle habite uneboîte en pierres où je ne passerais pas vingt-quatre heures sansattraper le spleen, et elle chante toute la journée… elle est gaiecomme un pinson. En ce moment elle rentre au logis.

En effet, la jeune fille venait de disparaîtredans la rue du Cloître-Notre-Dame.

– C’est dommage, murmura don Mériadec.J’étais ravi de la regarder.

– Parions, s’écria Daubrac, que tu rêvesdéjà de la protéger contre les gens qui se permettraient des’attaquer à sa vertu. Mais elle n’a pas besoin de toi. Elle seprotège très-bien toute seule. Comprime donc tes instincts dechevalier errant et conviens que de la fenêtre de ma chambre on aparfois des visions agréables.

– On s’amuse assurément mieux qu’à lamienne qui donne sur la rue Cassette, où il ne passe jamaispersonne.

– Aussi pourquoi es-tu allé te logerlà ? Ici, le spectacle change à chaque instant. Tiens !vois-tu ce couple qui passe devant le portail de l’église. Deuxamoureux, j’en suis sûr, et pas des amoureux pour le bon motif. Lafemme porte une voilette épaisse comme un masque et se serrepeureusement contre son cavalier qui baisse le nez pour qu’on nevoie pas son visage. Ces tourtereaux sont en train de chercher uneplace sûre pour tromper un mari. Et tous les deux sont certainementdu meilleur monde. L’homme est d’une élégance parfaite, et latoilette de la dame vient de chez la bonne faiseuse.

– C’est possible, mais ils m’intéressentbeaucoup moins que cette blonde enfant.

– Moi, ça me divertit toujours d’observerles allures des amants qui se cachent. Ceux-ci, évidemment, en sontréduits à se donner des rendez-vous dans des quartiers perdus.

» Ah ! ils tournent par la rue duCloître… comme Rose Verdière. Ils vont peut-être faire l’ascensiondes tours.

– Voilà, par exemple, une idéeridicule.

– Pas si ridicule. Là-haut, on doit êtreà merveille pour se dire des douceurs. On a le ciel pour plafond etpas d’autres témoins que les hirondelles. C’est même une idée àcreuser et je compte la mettre en pratique la première fois quej’aurai une bonne fortune dans le grand monde.

Mériadec leva vers le faîte de la tour lesdeux tubes de sa jumelle et dit :

– En ce moment, on ne voit pas de têtedépasser la balustrade qui couronne la tour où sont lescloches.

– La seule sur laquelle on permet demonter, interrompit l’interne. Je gage que nos amoureux y vont. Ceserait gai de les y suivre.

– Je ne tiens pas à troubler leurtête-à-tête.

– Nous verrions, en passant, la fée duparvis. Le logement qu’elle habite donne sur l’escalier de la tour.Cet escalier est fermé par une grille à laquelle sonnent lesvisiteurs, et, assez souvent, c’est elle qui vient ouvrir, car levieux Verdière n’aime pas à se déranger.

– Je serais charmé de voir de près l’Angedu bourdon, dit Mériadec ; mais grimper là-haut !…

– Avec tes longues jambes, ce n’est rien…et, d’ailleurs, nous ne serons pas forcés de monter jusqu’à lacalotte de plomb qui sert de chapeau à la tour du sud. Nous nousarrêterons à la galerie qui traverse la façade, et nous yattendrons la femme voilée. Je tiens à la regarder sous le nez.

– Rien ne prouve que nous larencontrerons. Elle et son cavalier ont bien pu continuer leurpromenade sentimentale à travers les rues de la Cité.

– Eh bien ! nous en serons quittespour une ascension qui nous donnera de l’appétit. Le ciel est sansnuages, l’air est doux ; nous verrons Paris à vol d’oiseau, etavec ta bonne lorgnette, tu reconnaîtras ta maison de la rueCassette. Je ne prends qu’à trois heures le service dans ma sallede chirurgie. J’ai donc tout le temps de me dégourdir lesjambes.

– Et moi, je n’ai rien à faire.

– Alors viens avec moi. Tu trouveraspeut-être l’occasion de te montrer chevaleresque… une femmepersécutée à défendre… un enfant abandonné à recueillir.

– Cet espoir me décide, dit en riantMériadec.

– Allons donc ! je savais bien quetu y viendrais, murmura Daubrac.

Les deux amis quittèrent la fenêtre. L’interneendossa une jaquette fort bien coupée, se coiffa d’un chapeau basqui allait parfaitement à l’air de son visage, et poussa donMériadec dans l’escalier.

Ils descendirent quatre-vingts marches, et,après avoir traversé le péristyle de l’hôpital encombré devisiteurs, ils débouchèrent sur la place.

– Là ! j’en étais sûr ! s’écriaDaubrac, en levant les yeux vers la façade. Ils sont déjà sur lagalerie du milieu. La femme a levé sa voilette, qui flotte au vent.Braque ton télescope, cher ami, et dis-moi si elle est jolie.

Don Mériadec tira sa lorgnette de son étui,mais, avant qu’il pût s’en servir, la femme qui s’était accoudée uninstant sur la balustrade avait déjà disparu avec le monsieur quil’escortait.

– Éclipse totale ! Rengaine toninstrument et tâchons de rattraper le temps perdu. L’escalier destours est à l’entrée de la rue du Cloître. Allons-y, au pasaccéléré.

– Laisse-moi contempler un peu cettemerveilleuse façade, dit Mériadec, qui n’était jamais pressé.

– Tu l’as assez contemplée de mafenêtre.

– Je ne me lasse pas de l’admirer. Il y asurtout la rosace du milieu. Le soleil l’éclaire en ce moment, etles vitraux flamboient comme un incendie.

– Que le diable t’emporte avec tesadmirations ! J’aime mieux voir une jolie figure qu’unerosace.

– Oh ! toi, tu ne comprends pas lapoésie… Mais tu m’accorderas bien cinq minutes pour graver dans mamémoire ce magnifique tableau. Quel dommage que je ne sois paspeintre !

– Malheureusement, tu n’es que fou.A-t-on jamais vu s’enflammer de la sorte pour un monument !C’est la manie admirative. Il faut soigner ça, mon garçon, sansquoi tu finiras à l’asile Sainte-Anne… En attendant que je t’ydonne des douches, je vais te lâcher, pour peu que tu continues àbayer aux corneilles de la cathédrale. Je ne veux pas manquer moninconnue au voile bleu.

Tout en parlant, Daubrac avait pris son amipar le bras, et il essayait de l’entraîner. Rien n’y fit. Mériadecétait entêté comme une mule, et il fallut attendre qu’il eût finide s’extasier.

– Tu ne la manqueras pas, dit-il ;je l’aperçois maintenant sur le faîte de la tour.

– C’est, ma foi, vrai ! s’écriaDaubrac ; elle n’a pas mis longtemps à y monter, et jecommence à soupçonner qu’elle est Anglaise… Il n’y a que lesAnglaises pour enjamber les marches quatre à quatre… Ah ! onne la voit plus… elle est à regarder un autre aspect du panorama, àmoins qu’elle et son doux ami ne se soient assis au centre de laplate-forme pour se dire des choses tendres… nous ne lesdérangerons pas, mais, lorsqu’ils descendront, ils passerontforcément tout près de nous, car le chemin n’est pas large… etj’espère pour toi que c’est la petite fée du parvis qui va nousouvrir la grille de l’escalier tournant.

Cette fois, don Mériadec ne se fit plus prierpour suivre son jeune camarade qui se dirigeait vers la rue duCloître.

Ils n’avaient pas fait dix pas, qu’ilsentendirent des cris et qu’ils virent courir les visiteurs quisortaient de l’Hôtel-Dieu. Cette foule se précipitait du côté deNotre-Dame, et bientôt un gros rassemblement se forma entre le piedde la tour du sud et la Seine.

Quand le peuple s’assemble ainsi

C’est toujours sur quelque ruine.

murmura Mériadec, qui savait par cœur beaucoupde vers de Musset.

– Un accident ! dit l’interne. Çarentre dans ma spécialité.

– Quelqu’un qui se sera jeté du haut dela tour…

– Ça m’en a tout l’air… Pourvu que ce nesoit pas la femme à la voilette bleue !

– Oh ! quelle idée ! s’écriaMériadec ; une femme qui va se suicider n’emmène pas son amantavec elle.

– Allons toujours voir, ditphilosophiquement Daubrac. La personne qui vient d’exécuter ce sautpérilleux n’a plus besoin de mes soins ; mais c’est mon métierde constater les décès.

En arrivant près de l’attroupement, les deuxamis surent tout de suite à quoi s’en tenir sur l’événement, carles curieux le commentaient à haute voix.

On entendait des propos commeceux-ci :

– Elle est encore jeune et elle devaitêtre jolie avant de s’écraser la figure sur le pavé.

– Ce n’est toujours pas la misère qui l’apoussée à se tuer, car elle est rudement bien mise.

– Et elle a une chaîne de montre, despendants d’oreilles en diamants, un bracelet en or…

– À moins que tout ça ne soit entoc.

Daubrac cria qu’il était médecin ; ons’écarta pour lui faire place, et Mériadec passa avec lui.

Le cercle s’était formé autour d’un cadavre,et ce cadavre était celui d’une femme.

Elle était tombée sur la tête ; le crânes’était brisé en éclats comme un simple pot de fleurs, et levisage, broyé par la violence du choc, était absolumentméconnaissable.

Personne n’osait toucher à ce corpsensanglanté. L’interne mit un genou en terre pour l’examiner deprès et se releva presque aussitôt en disant aux badauds :

– Vous voyez bien qu’elle est morte surle coup. Allez donc chercher un brancard à l’Hôtel-Dieu et envoyezici des gardiens de la paix.

Quelques hommes de bonne volonté sedétachèrent du groupe, et l’interne dit à l’oreille de sonami :

– Ma parole ! je crois que c’estelle.

– La femme qui a traversé le parvis aubras d’un monsieur et que nous avons cru apercevoir là-haut ?demanda Mériadec.

– Eh ! oui, pardieu ! c’est lemême costume. Le manteau, le chapeau à la mode… tout y est… exceptéla voilette bleue, qui s’est sans doute détachée pendant lachute.

– Mais… le monsieur quil’accompagnait ? objecta Mériadec.

– Ils auront eu une scène violente sur laplate-forme… Il lui aura peut-être signifié qu’il allait rompreavec elle, et, dans un accès de désespoir, elle aura sautépar-dessus le parapet. C’est vite fait, ces sauts-là, et l’amantn’aura pas eu le temps de la retenir. S’il n’est pas encore ici,c’est que le chemin est long par l’escalier… la malheureuse a prisle plus court… mais, d’ici à quelques minutes, nous allons voiraccourir l’homme tout éploré… et nous assisterons à une scène dedésespoir.

– Je n’y tiens pas, grommela Mériadec.C’est bien assez du vilain spectacle que nous avons sous les yeuxen ce moment.

– Tu vas en être délivré. J’aperçois lessergents de ville, et le brancard ne tardera guère… nous sommes àdeux pas de l’Hôtel-Dieu… j’escorterai le corps, je le feraidéposer à la salle des morts, je reviendrai te rejoindre, et alors,si le cœur t’en dit, nous irons annoncer l’événement à RoseVerdière. Elle n’a pas pu voir la chute, mais elle a peut-êtreouvert la grille au couple que nous avons remarqué au moment où ilpassait sur le parvis. Nous avons donc un excellent prétexte pourfaire connaissance avec l’Ange du bourdon.

Deux gardiens de la paix et un brigadier quise trouvaient de service dans ces parages arrivaient sans trop sepresser, et deux infirmiers, attelés à un lit portatif, sortaientde l’hôpital.

– Tu avais deviné, dit Mériadec. Voicil’amant qui accourt à toutes jambes.

– Ce garçon qui gesticule là-bas ?Jamais de la vie ! D’abord l’amant ne peut pas venir de cecôté, et puis l’amant a un chapeau haute forme, et l’individu quetu signales est coiffé d’un béret rouge. C’est tout simplement uncurieux qui va se mêler aux autres badauds.

L’homme qui débouchait du pont jeté sur lepetit bras de la Seine avait tout l’air d’apporter une nouvelle,car il agitait ses bras en l’air, et il criait des paroles quin’arrivaient pas jusqu’aux deux amis.

Il atteignit le rassemblement au même momentque les sergents de ville et les brancardiers. Il se poussa aupremier rang, en bousculant tout le monde, et s’adressant aubrigadier :

– Qu’est-ce que vous faites ici ?dit-il d’une voix essoufflée. La femme est morte ; vous ne laressusciterez pas, et si vous restez à la regarder, l’assassin vase sauver.

– Comment, l’assassin ? s’écrièrenten chœur Mériadec et Daubrac.

– Eh ! oui, le scélérat qui l’ajetée du haut de la tour.

– Qu’est-ce que vous me chantez là,vous ? dit le brigadier.

– Je vous dis que j’ai vu le coup. Jepêchais à la ligne sur la berge, de l’autre côté de la rivière, et,comme ça ne mordait pas, je m’amusais à regarder Notre-Dame…j’avais le nez en l’air et je distinguais très-bien sur laplate-forme un homme et une femme… tout à coup, l’homme s’estbaissé, il a pris la femme par les jambes, il l’a soulevée et lui afait faire la culbute.

– Mâtin ! vous avez de bons yeux,grommela le brigadier.

– Excellents ; et, si vous ne voulezpas me croire, venez avec moi… il n’a pas eu le temps de descendre…nous le rencontrerons dans l’escalier des tours.

– Monsieur a raison, appuya Daubrac.Quand même il n’y aurait eu qu’un suicide, il importe d’interrogercelui qui y a assisté.

– Si vous refusez de venir, repritl’homme au béret rouge, j’irai sans vous et je l’empoignerai à moitout seul.

– Mêlez-vous de ce qui vous regarde. Jesais ce que j’ai à faire, et je ne sais pas qui vous êtes.

– Jean Fabreguette, artiste peintre,domicilié rue de la Huchette, au numéro 19.

– Et moi, ajouta Daubrac, je suis interneà l’Hôtel-Dieu. Mon ami, que voici, est le baron de Mériadec, etnous reconnaîtrons parfaitement l’homme, car nous l’avons vutraverser la place avec cette femme au bras.

Le brigadier hésitait encore, mais il compritque les gens assemblés autour du cadavre allaient se porter enmasse vers l’entrée des tours, et il jugea qu’il valait mieuxprendre la direction du mouvement.

– Faites enlever le corps et venez avecmoi, dit-il à ses agents.

Les infirmiers placèrent la morte sur lebrancard et se mirent en devoir de la porter à l’Hôtel-Dieu. Surquoi, les badauds se dispersèrent : les uns suivirent lebrancard ; les autres firent escorte au brigadier, quimarchait entre Mériadec et Daubrac.

Fabreguette précédait le cortége.

La foule aurait certainement envahi la tour,si le brigadier n’eût mis de planton à l’entrée ses deuxsubordonnés, après leur avoir donné la consigne de ne laisserpasser que les deux amis et le peintre, qui s’engagèrent après luidans l’escalier en colimaçon, où deux personnes n’auraient pas pupasser de front.

Ils arrivèrent bientôt devant une grille prèsde laquelle s’ouvrait dans l’épaisseur du mur un corridortrès-court qui aboutissait au logement du gardien.

Le brigadier sonna, et mademoiselle Rose parutsur le seuil.

– Ces messieurs désirent visiter lestours ? demanda-t-elle d’une voix douce, une voix qui alladroit au cœur de Mériadec.

– Il ne s’agit pas de cela, répliquarudement le brigadier. Il faut que je parle à votre père.

– Mon père ? Il est malade.

– Allons donc ! je la connais,celle-là. Il aura bu un coup de trop. Ça n’y fait rien. Je veux levoir. Ouvrez !

La jeune fille obéit, et le brigadier entrachez le père Verdière. Les autres se contentèrent de franchir lagrille, et Daubrac dit en souriant :

– Ça va bien, mademoiselle ?

Rose, qui le rencontrait souvent sur leparvis, le reconnut, et répondit, en rougissant un peu :

– Très-bien, monsieur, je vous remercie.Expliquez-moi donc…

– Ce que nous venons faire dans votretour ? C’est bien simple : nous cherchons un monsieur quiest passé par ici avec une dame, il y a vingt minutes.

– Je venais de rentrer quand ils sontarrivés. J’étais allée reporter de l’ouvrage.

– Alors, vous les avez vus ?

– À peine. Mon père, qui esttrès-souffrant, avait laissé la grille ouverte, afin de n’avoir pasà se déranger… et je viens seulement de la refermer. Ça fait que cemonsieur et cette dame ont passé sans s’arrêter. Ils payeront endescendant.

– Vous croyez donc qu’ils sont encorelà-haut ?

– Certainement.

– Vous vous trompez, mademoiselle. Ladame n’y est plus. Elle s’est jetée en bas de la tour des cloches…ou bien on l’a jetée.

– Ah ! mon Dieu !

– Comprenez-vous maintenant pourquoi oncherche le monsieur ?

Avant que Rose, toute pâle d’émotion, eût letemps de répondre, le brigadier reparut sur le seuil du corridor enmaugréant contre le gardien.

– J’en étais sûr, disait-il entre sesdents ; il est ivre-mort, l’animal ! En voilà un qui voleson traitement ! On le paye pour surveiller les tours, et,quand sa fille n’y est pas, on y entre comme dans un moulin et l’onen sort de même. Tant pis pour lui ! Je mettrai ça sur monrapport.

– Oh ! monsieur, je vous enprie…

– Silence ! dit à demi-voix Daubrac.On descend.

Tout le monde se tut, et l’on entenditdistinctement un bruit de pas dans le haut de l’escalier, le pasd’un homme finement chaussé et très-pressé de s’en aller.

Le brigadier prit Rose par le bras, la poussadans le logement du gardien, fit signe à ces messieurs de se serrerpour barrer le passage, et se planta tout seul sur une marche enavant de la grille. Un instant après, l’individu qui descendait semontra et s’arrêta court en l’apercevant.

Daubrac et Mériadec le reconnurentimmédiatement.

C’était bien le cavalier de la dame au voilebleu. Il avait une belle tête, une tournure élégante, l’air et latenue d’un homme du meilleur monde. Il paraissait contrarié detrouver l’escalier obstrué, mais il attendait patiemment que legroupe se rangeât pour le laisser passer.

Il changea d’attitude, lorsque le brigadierlui cria d’avancer.

– Est-ce à moi que vous en avez ?demanda-t-il en se redressant fièrement.

– Oui, à vous. J’ai deux mots à vousdire. Entrez avec moi chez le gardien.

– Vous me prenez pour un autre, sansdoute. Je consens à vous suivre et à vous entendre, maisfinissons-en, je vous prie.

Le brigadier lui montra l’entrée du corridoret le fit passer devant. Le père Verdière, étendu sur son lit,dormait du lourd sommeil des ivrognes. Sa fille se tenait debout àson chevet. Mériadec, Daubrac et l’artiste entrèrent après lebrigadier, qui commença ainsi :

– C’est bien vous qui êtes monté avec unefemme ?

L’inconnu pâlit et répliquasèchement :

– Que vous importe ?

– Ces messieurs vous ont vu traverser leparvis, bras dessus bras dessous… Mademoiselle vous a vu passerdans l’escalier ; devant la porte du logement où nous sommesen ce moment.

– Et quand ce serait vrai ?

– Alors, vous avouez ?

– Quoi ? et de quel droitm’interrogez-vous ?

– Je vous demande ce que cette femme estdevenue.

– Elle est partie.

– Seule ?

– Oui ; si vous ne me croyez pas,allez voir là-haut.

– Oh ! ce n’est pas la peine. Jesais où elle est, et je vais vous y conduire. Nous verrons si vousla reconnaîtrez.

Ces derniers mots troublèrent visiblementl’inconnu.

– Il me semble que vous vous moquez demoi, dit-il d’une voix moins assurée. Je vous somme de vousexpliquer nettement. Que me voulez-vous ?

– Vous le saurez tout à l’heure. Marchezdevant moi, conclut le brigadier, en montrant l’escalier aumonsieur, qui répondit :

– Soit ! je cède à la force. Mais jevous déclare que vous payerez cher l’abus que vous faites de votreautorité. Où prétendez-vous me mener ?

– Tout près d’ici. À l’Hôtel-Dieu.

– À l’Hôtel-Dieu ! s’écrial’inconnu. Est-ce qu’il est arrivé un accident à…

– À cette dame ? ricana lebrigadier. Mais oui. Ça vous étonne ?

– Un accident grave ?

– Farceur ! vous savez bien à quoivous en tenir.

– Je le sais si peu que je vous prie deme conduire vite auprès d’elle.

– Vous êtes si pressé que ça ? Soyeztranquille, ce ne sera pas long. Descendez, vous autres, et dites àmes hommes de faire ranger le monde, ajouta le brigadier ens’adressant aux trois compagnons qui l’avaient amené là.

Et à Rose Verdière :

– Quant à vous, si votre père est dégomméde sa place, ça lui apprendra à laisser ouverte la grille del’escalier.

Il avait eu quelque peine à croire au crimedénoncé par l’homme au béret rouge, cet excellent brigadier, maisil était lancé maintenant, et il ne doutait plus d’avoir mis lamain sur un assassin. Il espérait même que cette capture luivaudrait de l’avancement.

Mériadec et Daubrac ne savaient trop quepenser, mais Fabreguette triomphait.

– Hein ! disait-il, j’ai eu du nezde m’en mêler. Sans moi, ce vieux brisquard de brigadier seraitencore à verbaliser auprès du cadavre, et l’assassin aurait filé,tandis que, grâce à moi, nous le tenons.

– En êtes-vous bien sûr ? grommelaDaubrac. Ce monsieur n’a pas du tout la mine d’un scélérat.

– Pourquoi ? Parce qu’il est habilléà la dernière mode ? Ça ne prouve rien.

– Et il ne paraît pas très-effrayé,appuya Mériadec.

– Il paye d’audace ; mais nousverrons la tête qu’il fera tout à l’heure quand on le mettra face àface avec sa victime.

– Vous croyez donc qu’on vous laisseraassister à la confrontation ?

– Parbleu ! je suis le seul témoinoculaire. Ma présence est indispensable, dit le peintre en serengorgeant.

En échangeant à demi-voix ces propos etquelques autres, ils arrivèrent à la sortie, et Fabreguette sechargea de transmettre aux deux sergents de ville de planton lesordres de leur supérieur.

Il en était venu d’autres, car la nouvelle dece tragique événement s’était répandue dans la Cité avec larapidité de l’éclair, et le commissaire de police du quartiervenait d’être averti par des gens zélés, comme il s’en trouvetoujours dans ces occasions-là.

Mais l’attroupement avait grossi, et lesagents eurent quelque peine à contenir la foule pendant le courttrajet de la rue du Cloître à l’hôpital.

Ils entourèrent l’homme arrêté qui marchait latête haute à côté du brigadier. Le dénonciateur et les deux amisemboîtaient le pas, et, en dépit des poussées, le cortége atteignitsans être entamé le perron de l’Hôtel-Dieu.

Le commissaire, ceint de son écharpe,attendait sous le péristyle. Il commanda aux gardiens de la paix debarrer le passage aux curieux, après avoir laissé monter les quatreintéressés, et il entra en conférence avec le brigadier qui le mitau courant de l’affaire.

Pendant ce colloque, Mériadec et Daubraceurent le temps d’examiner l’accusé mieux qu’ils n’avaient pu lefaire dans un escalier mal éclairé.

Il paraissait avoir trente-cinq ans ; ilétait très-brun, très-vigoureusement taillé ; il portait delongues moustaches et des favoris coupés militairement au niveau del’oreille.

– Il a l’air d’un officier en bourgeois,dit tout bas Daubrac.

À ce moment, le commissaire, ayant finid’écouter le rapport de son subordonné, passa dans une salleattenante au péristyle, après avoir donné l’ordre d’y amener cesmessieurs.

Quand ils y pénétrèrent, conduits par lebrigadier, ils trouvèrent le magistrat assis devant une table etl’homme arrêté prit la parole, sans attendre qu’onl’interrogeât.

– Monsieur, dit-il, avec une violencecontenue, je compte que vous allez mettre fin à une odieuse etabsurde persécution. Vos agents m’ont traîné ici comme unmalfaiteur, et je n’ai pu obtenir de leur chef aucune explication.Veuillez me dire enfin de quoi l’on m’accuse.

– Je vais vous l’apprendre, si tant estque vous l’ignoriez, dit sévèrement le commissaire, mais je vousinvite d’abord à répondre aux questions que je vais vous poser.

– Je les prévois, ces questions. Vousallez me demander, comme l’a déjà fait ce brigadier, si je suisentré avec une femme dans l’escalier des tours. Eh bien ! jene le nie pas.

– Cela vous serait difficile. Plusieurstémoins vous ont vu. Qu’alliez-vous faire là ?

– Ce qu’y vont faire tous les joursbeaucoup d’autres visiteurs : admirer le panorama deParis.

– Alors, vous êtes monté jusqu’à laplate-forme qui surmonte la tour du sud ?

– Non, monsieur. L’ascension eût été troprude pour la personne que j’accompagnais. Nous nous sommes arrêtésà la galerie qui s’étend sur toute la façade de l’église, à la basedes deux tours.

– Vous y avez stationnélongtemps ?

– Fort peu de temps, au contraire. Unquart d’heure tout au plus. Il faisait un vent très-désagréable, etcette dame n’a pas pu y tenir. Elle s’est décidée à descendre.

– Je comprends cela ; mais ce que jene comprends pas, c’est que vous n’ayez pas fait comme elle.Pourquoi êtes-vous resté sur cette galerie où l’on était simal ?

L’inconnu fit attendre sa réponse et finit pardire, en hésitant comme un homme qui n’a rien trouvé demieux :

– Le vent ne me gênait pas.

La raison était si mauvaise que les deux amiséchangèrent un coup d’œil qui signifiait : Il patauge, il vas’enferrer.

– Comment ! s’écria le commissaire,vous promenez une dame, vous montez avec elle sur cette galerie…elle s’y trouve incommodée, elle veut quitter la place, et vous lalaissez partir seule !… vous la plantez là, en un mot.Convenez que c’est inadmissible de la part d’un homme quiappartient comme vous aux classes élevées de la société.

– C’est cependant ainsi ; elle avaitdes raisons pour s’en aller sans moi.

– Quelles raisons ?

– Je ne les connais pas.

– Ainsi, elle vous a quitté comme cela,brusquement et sans vous dire pourquoi ! C’estétonnant !

– Trêve de railleries, monsieur ! Jene suis pas tenu de répondre à des questions dont je n’aperçois pasle but.

– Vous pouvez du moins me dire si cettefemme était la vôtre ?

– Je ne suis pas marié.

– Alors, vous étiez avec votremaîtresse ?

– Croyez cela si vous voulez.

– Et cette maîtresse, vous craignez de lacompromettre en vous expliquant davantage. Vous refusez, bienentendu, de la nommer ?

– Absolument.

– Elle est sans doute mariée, elle, et,en vous taisant sur son compte, vous agissez en galant homme. C’esttrès-bien. Seulement je vous avertis que votre discrétion nem’empêchera pas de savoir qui elle est.

L’inconnu tressaillit. Le commissaire avaittouché le point faible, et il reprit d’un ton presquebienveillant :

– Je le saurai avant la fin de lajournée. Vous feriez donc mieux de me dire son nom… de me le dire àmoi seul… Si vraiment vous n’êtes pas coupable, je pourrais vousgarder le secret… tandis que, si vous persistez à vous taire…

– Coupable de quoi ? Voilà dix foisque je le demande à votre agent et à vous. J’ai bien le droit de lesavoir, avant de vous répondre. Encore une fois, de quoim’accuse-t-on ?

– D’avoir assassiné cette femme.

– En vérité, c’est trop bête. Je ne puispas admettre que vous plaisantiez dans l’exercice de vos fonctionsde magistrat. J’aime mieux croire que je suis victime d’uneméprise, et je n’ai pas besoin de me justifier. J’attendrai quel’erreur soit reconnue.

– Alors, décidément, vous refusez de mefournir aucune explication ?

– Plus que jamais.

Le commissaire se leva, et fit signe aubrigadier, qui alla, au fond de la salle, ouvrir une petiteporte.

– Entrez là, dit-il, en la montrant àl’homme arrêté.

Puis, s’adressant aux trois témoins :

– Veuillez me suivre, messieurs.

L’inconnu marcha vers la porte, sans donner lamoindre marque d’émotion, passa le premier dans une salle où il n’yavait que les quatre murs et, au milieu, une grande table surlaquelle gisait un corps recouvert d’une toile cirée.

– Très-bien, dit-il froidement. Vousallez me mettre en présence d’un cadavre. Vous auriez pu, monsieur,vous dispenser de cette mise en scène, car elle ne m’effrayepas.

Sur un geste du commissaire, le brigadierenleva la toile, et la femme apparut, couchée sur le dos.

L’inconnu pâlit et recula d’horreur, mais ilmaîtrisa vite ce mouvement instinctif. Il se précipita vers lamorte, regarda de près ses traits défigurés et dit, en se parlant àlui-même :

– Je ne la connais pas… J’ai cru uninstant que c’était elle. Je me trompais, Dieu merci !

Il y eut un silence. Le commissaire, qui avaitmanqué son effet, se mordait les lèvres ; les deux amis nesavaient que penser du sang-froid de l’accusé, et Fabreguettelui-même se prenait à douter d’avoir mis la main sur lemeurtrier.

– Je comprends maintenant, repritl’inconnu. Vous me soupçonnez d’avoir jeté cette malheureuse duhaut de la tour. Je ne sais si elle s’est suicidée ou si quelqu’unl’a poussée, mais je suis certain de ne l’avoir jamais vue.

Au lieu de contester cette affirmation, lecommissaire se mit à interroger les témoins, après avoir pris leursnoms et leurs adresses.

Daubrac et Mériadec déclarèrent qu’ilsreconnaissaient l’accusé pour l’avoir vu passer sur le parvis avecune femme au bras, mais ils n’étaient pas sûrs que le cadavre fûtcelui de cette femme.

Fabreguette répéta qu’il avait vu, de la bergeoù il pêchait à la ligne, la scène de la plate-forme : unhomme enlevant par les jambes une femme qui se débattait et lalançant dans le vide. Mais il avait vu de trop loin pour distinguerles figures. Il ne pouvait donc pas jurer que l’auteur du crime fûtle monsieur arrêté dans l’escalier tournant.

Ces dépositions ne concluaient pas contrel’inconnu, qui les écouta avec une satisfaction très-visible. Maisle commissaire ne se tint pas pour battu.

– Vous avez entendu, dit-il ; cesmessieurs ne veulent pas prendre sur eux d’affirmer que c’est vous,mais j’arriverai sans peine à établir l’identité de cette femme.Alors même qu’on ne trouverait sur elle ni carte de visite, nipapiers, elle sera certainement reconnue à la Morgue, où je vaisl’envoyer. Je ne vous demande plus son nom, puisque vous prétendezne pas la connaître, mais rien ne vous empêche, je suppose, de medire le vôtre.

» Comment vous appelez-vous ? oùdemeurez-vous ? quelle est votre profession ?

– Je ne veux répondre ni à ces questions,ni à aucune autre, répliqua résolument l’inconnu.

– Soit ! le juge d’instruction saurabien découvrir qui vous êtes.

– Je le lui dirai peut-être… À vous, jene dirai rien… surtout ici, devant les gens qui m’ont faitarrêter.

– Il ne me reste donc plus qu’à vousenvoyer au Dépôt. Je vais vous y conduire moi-même. Brigadier,faites avancer un fiacre… Vous veillerez ensuite à ce que le corpsde cette femme soit porté immédiatement à la Morgue. Vous,messieurs, vous pouvez vous retirer, mais vous voudrez bien voustenir à la disposition du magistrat qui instruira cette affaire…Vous serez probablement appelés demain au Palais.

Cette invitation que leur adressait lecommissaire équivalait à un ordre, et les trois témoins sortirentimmédiatement de la salle où gisait la morte.

Ils n’étaient pas fâchés du reste de s’enaller, quand ce n’eût été que pour échanger leurs impressions surles scènes auxquelles ils venaient d’assister.

Ils s’arrêtèrent sous le péristyle del’Hôtel-Dieu pour en conférer, et il se trouva que tous troisdifféraient d’opinion sur l’étrange affaire où ils avaient joué unrôle important.

Fabreguette, qui l’avait suscitée, persistaità soutenir que l’homme arrêté était l’assassin ; Daubrac ne seprononçait pas, et Mériadec penchait à croire que ce monsieur étaitvictime d’une erreur.

L’interne mit fin au colloque en déclarant quel’heure de la visite du soir avait sonné, et s’en alla prendre sonservice à la salle de chirurgie.

Mériadec resta seul avec ce singulier artistequi passait son temps à pêcher dans la Seine, au lieu de peindredans son atelier, et ils descendirent ensemble sur la place encorepleine de curieux.

Fabreguette paraissait très-disposé à faireplus ample connaissance, mais Mériadec n’y tenait pas beaucoup. Ilen voulait un peu à ce garçon de l’avoir embarqué dans une aventureoù il craignait d’avoir fait fausse route dès le début, et il sesouciait médiocrement de prolonger l’entretien.

Il s’aperçut bientôt qu’on ne se débarrassaitpas facilement de l’homme au béret rouge, et il lui fallut écouterune foule de propos saugrenus, sans compter l’histoire dupersonnage, qui était un vrai bohème, vivant au jour le jour,insouciant et gai comme un moineau franc ; un gamin devingt-cinq ans, pas méchant et plein de bonnes intentions, mais passérieux du tout.

Ce Fabreguette en dit tant qu’il finit parintéresser Mériadec, qui l’invita à le venir voir chez lui, rueCassette.

Ils étaient destinés à se rencontrer ailleurs,puisqu’ils devaient être tous les deux cités comme témoins, etl’excellent baron pensait qu’il pourrait aider ce pauvre diabled’artiste incompris à se tirer de la gêne où il végétait. Il n’enfallait pas plus pour qu’il lui ouvrît sa porte.

On se quitta bons amis. Fabreguette, sans sepréoccuper autrement des suites de l’arrestation d’un inconnu, s’enalla chercher sa canne à pêche qu’il avait oubliée sur la berge, etlaissa Mériadec à ses réflexions.

Elles étaient assez sombres, les réflexions del’ami de Daubrac, car, tout au rebours de l’artiste en ruptured’atelier, il avait pris l’affaire à cœur, et il craignait d’avoircontribué à faire incarcérer un innocent.

Ce monsieur, que le commissaire venaitd’expédier si lestement au Dépôt, s’était défendu comme doit sedéfendre un honnête homme.

Mériadec trouvait aussi qu’on s’y était bienmal pris pour connaître la vérité dans cette étrange affaire.D’abord, on avait accepté, sans la contrôler, la déclaration deFabreguette, qui prétendait avoir vu de très-loin la scène de laplate-forme et qui pouvait se tromper. Il ne s’agissait peut-êtreque d’un suicide, et si vraiment la femme avait été précipitée duhaut de la tour par des mains criminelles, on aurait dû, avanttout, s’assurer que la dame à la voilette bleue et son cavalierétaient seuls là-haut, à l’instant de la catastrophe.

Or, on venait d’empoigner, sans hésiter, lepremier individu rencontré dans l’escalier, au moment où ildescendait. Ce malavisé visiteur avait répondu, il est vrai, defaçon à aggraver les soupçons et il en était venu ensuite à refusertoute explication au commissaire qui l’interrogeait. Mais cen’était pas une raison pour qu’il fût coupable. Mériadec penchaitmême à croire qu’il ne tarderait pas à se justifier complétementdevant le juge d’instruction.

En attendant que ce magistrat l’appelâtlui-même en témoignage, Mériadec songeait à compléter, pour sasatisfaction personnelle, une enquête qui lui semblait beaucouptrop sommaire, et l’idée lui vint aussitôt d’aller visiter ce qu’onappelle, en style judiciaire, le théâtre du crime.

Peut-être le désir de revoir l’Ange du bourdonétait-il pour quelque chose dans la résolution qu’il pritinstantanément de grimper jusqu’à la plate-forme où l’on ne pouvaitarriver qu’en passant devant le logement du gardien. Rose Verdièrel’avait charmé, et il se sentait attiré vers cette blonde jeunefille par un sentiment qu’il ne définissait pas encore très-bien,mais qui ressemblait fort à un amour naissant.

À trente-huit ans qu’il avait, c’était presqueridicule de s’éprendre à première vue d’une mineure dont il auraitpu être le père. Mais le dernier des Mériadec était d’unecomplexion très-tendre, prompt à s’enflammer pour deux beaux yeux,tout autant qu’à se dévouer pour son prochain.

C’était un trait de ressemblance de plus avecdon Quichotte, le redresseur de torts et l’amoureux deDulcinée.

Sa vie, comme celle de son héros, s’étaitpassée à défendre les opprimés et à adorer des femmes qui sesouciaient fort peu de lui.

Il était né, tout au fond de la Bretagne, dansle pays de Concarneau, d’un père de vieille race qui voulait fairede lui un gentilhomme campagnard, habitant son manoir et améliorantses terres, et ce père l’avait empêché de suivre sa vocation. Lejeune Médéric aurait voulu être marin ou soldat ; il dut serésigner à ne rien faire que chasser, monter à cheval et rêver deguerre et d’amour. Quand il se trouva maître de vivre à sa guise,il avait passé l’âge où l’on peut encore entrer dans l’armée, et illui fallut se contenter de voyager, à la recherche d’aventures quine se présentèrent point. En 1870, il se fit volontaire, mais lesoccasions de se distinguer lui manquèrent, et, après la guerre, ilse fixa définitivement à Paris, où il se fit une existence conformeà ses goûts.

Il avait vendu ses domaines ; il en avaitdéposé le prix à la Banque de France, et il s’était installé rueCassette, dans un petit appartement où il ne recevait personne etoù il se faisait servir par une femme de ménage. Son uniqueoccupation consistait à chercher des infortunes à soulager. Ilaspirait à remplacer l’homme au petit manteau bleu, delégendaire mémoire, et c’était en visitant les hôpitaux qu’ils’était lié avec l’interne Daubrac.

Mais il n’avait encore rencontré que desmisères tout unies qui se laissaient assister, sans qu’il lui encoûtât d’autre peine que celle d’ouvrir sa bourse. Il trouva bienparfois l’occasion de risquer sa vie en arrêtant un cheval emportéou en se jetant à l’eau pour repêcher quelque désespéré qui venaitde sauter dans la rivière ; mais ces incidents ne suffisaientpas à satisfaire la soif de dévouement qui le dévorait.

Il rêvait des générosités impossibles, et letravail incessant qui s’opérait dans son cerveau maintenait ceBreton exalté dans un état de surexcitation très-nuisible à sonrepos. Il usait son cœur, à force de le gonfler pour de noblescauses, et son cerveau, à force de le tendre sur des projetshéroïques.

Il rêvait aussi d’aimer et d’être aimé ;mais il ne trouvait pas le placement des ardeurs qui leconsumaient, car il n’était pas homme à nouer de ces liaisonspassagères qui suffisent à presque tous les Parisiens ; et lesannées passaient sans le calmer.

La rencontre de Rose Verdière se présentaittout à point, et, en cherchant à la revoir, il pouvait espérerqu’il allait découvrir quelque moyen de venir en aide à un hommeinjustement accusé.

Après le départ de Fabreguette, il s’acheminadonc vers la rue du Cloître-Notre-Dame.

L’émotion s’était calmée, et le parviscommençait à reprendre son aspect accoutumé, quoiqu’il y eût encoredes gens assemblés à l’endroit que la malheureuse femme avaitinondé de son sang.

Deux sergents de ville étaient restés deplanton pour garder l’entrée de l’escalier des tours, et Mériadecse dit qu’ils avaient dû recevoir la consigne de ne laisserpersonne entrer ni sortir.

Il en conclut que, si le vrai coupable étaitencore là-haut, il ne pourrait pas s’en aller sans fournir desexplications que les agents ne manqueraient pas de luidemander ; mais que, d’autre part, ces mêmes agents ne lelaisseraient pas passer, lui, Mériadec, sans une autorisation qu’ilne voulait pas aller demander au commissaire.

Il allait renoncer à son projet, mais il sesouvint tout à coup qu’il y avait dans la nef une autre entrée del’escalier. Il revint sur ses pas, pénétra dans l’église, aperçut àsa gauche une inscription qui indiquait l’entrée des tours, etmonta sans perdre de temps.

Les gardiens de la paix postés dans la rue nele virent pas, et en quelques enjambées il arriva à la grille,qu’il ne fut pas fâché de trouver fermée.

Si elle eût été ouverte, il n’aurait peut-êtrepas osé entrer dans le logement du gardien, tandis qu’en sonnant,il allait certainement faire sortir la jeune fille, et elle nerefuserait pas de causer avec lui.

Elle vint, au bruit de la sonnette, comme ill’avait prévu, et elle s’empressa de lui ouvrir, mais il fut frappéde l’altération de ses traits. Elle était pâle, et l’on voyaitqu’elle venait de pleurer.

– Qu’avez-vous, mademoiselle ? luidemanda-t-il affectueusement.

– Ce n’est rien, murmura-t-elle ;cette scène m’a bouleversée. Est-ce donc vrai, monsieur, que cettepauvre femme…

– Trop vrai, vrai, hélas ! je viensde voir son corps brisé par la chute.

– Et c’est cet homme qui l’aprécipitée ?

– J’en doute, mais il est arrêté, et jene sais s’il parviendra à se justifier. Je le souhaite pour lui etpour vous mademoiselle, car s’il était coupable, on rendraitpeut-être votre père responsable du malheur qui est arrivé.

– C’est ce que je crains, et s’il perdaitsa place, je ne sais ce que nous deviendrions.

– Vous auriez toujours un ami, ditvivement Mériadec, et je vous supplie de compter sur moi… Tout ceque je possède est à votre disposition, et je suis prêt à vousdéfendre contre tous ceux qui chercheraient à vous nuire.

» Excusez-moi de vous parler ainsi, sansavoir le bonheur d’être connu de vous… et ne me prêtez pas d’autresintentions que celle de vous servir en toute occasion. Daubrac vousdira que je suis un honnête homme, incapable d’abuser de votreconfiance.

La jeune fille fronça le sourcil à cettedéclaration inattendue. Elle se rassura en regardant la loyalefigure de Mériadec, et elle lui dit en souriant :

– Je vous remercie, monsieur, et je necraindrai pas d’avoir recours à vous. Mais… est-ce pour m’offrirvotre appui que vous avez pris la peine de grimperjusqu’ici ?

– Non, je l’avoue, répondit franchementMériadec. Je voudrais monter sur les tours et m’assurer qu’il n’y apersonne. C’est ce qu’aurait dû faire ce brigadier, avant d’arrêterle premier qui s’est présenté dans l’escalier. Consentez-vous à melaisser passer ?

– Oui ; certes… à condition que vousn’en direz rien. On me reprocherait ce qu’on reproche déjà à monpère.

– Personne ne saura même que je vous aiparlé. Je suis entré par la porte qui communique avec la nef, et jem’en irai par le même chemin. En descendant, je vous rendrai comptede mon expédition.

Ayant dit, Mériadec se mit à escalader lesdegrés de pierre.

Grâce aux longues jambes dont la naturel’avait pourvu, il ne mit pas beaucoup de temps à grimper, et ilmonta si vite qu’en débouchant sur la galerie, il fut obligé des’arrêter pour reprendre haleine.

Elle était déserte, cette galerie, et, commel’avait dit le monsieur arrêté, le vent y soufflait avec uneviolence fort incommode.

Mériadec s’y aventura pourtant, après unecourte pause. Arrivé au milieu, il s’adossa à la balustrade, levales yeux vers le haut des tours, n’y vit personne et se retournapour regarder la place, où stationnaient encore des groupes decurieux.

Ce spectacle l’intéressait peu ; mais, ense penchant sur le garde-fou de granit, il fit une découvertesingulière.

Immédiatement au-dessous de lui, accrochée àune gargouille en saillie, flottait une voilette bleue qu’ilreconnut parfaitement.

C’était bien celle que portait la femme qu’ilavait vue passant sur le parvis au bras de l’homme qu’on accusaitde l’avoir tuée, et Mériadec se demanda tout d’abord comment cettevoilette avait pu se fixer là. Le crime ayant été commis sur laplate-forme de la tour du sud, elle aurait dû tomber du même côtéque la malheureuse victime précipitée par un scélérat, et, ensupposant qu’elle se fût détachée pendant la chute, le vent, quivenait du nord, ne l’aurait pas portée sur la façade qui regardel’ouest.

Quoi qu’il en fût, c’était là une pièce àconviction assez importante pour que Mériadec prît la peine de larecueillir. Sa canne avait une poignée en forme de crochet, et lagargouille se trouvait à sa portée. En manœuvrant adroitement, ilréussit à ramener à lui la voilette, et il put l’examiner de près.Mais il n’y découvrit aucun signe particulier. Tous ces chiffons degaze se ressemblent. Celui-là était tout neuf, et il devait avoirété acheté le jour même, car une étiquette minuscule était encoreattachée au cordonnet qui avait servi à la nouer au chapeau, uneétiquette portant, écrite à la main, l’indication du prix del’objet.

Mériadec serra précieusement la voilette danssa poche, en se promettant bien de la montrer au juge d’instructionet, encouragé par cette trouvaille, il reprit son voyaged’exploration.

L’escalier qu’il avait suivi est dans la tourdu nord, mais, pour continuer, il faut traverser la galerie etreprendre l’ascension par la tour du sud, celle où se trouvent lescloches, y compris le fameux bourdon.

Mériadec allait y entrer, lorsqu’il en vitsortir un enfant dont l’aspect l’étonna.

Cet enfant, qui le regardait fixement, pouvaitavoir de huit à neuf ans. Il était coiffé d’une mauvaise casquetteet d’une blouse grise, comme un apprenti d’imprimerie, mais sonvisage n’était pas celui d’un gamin de Paris. Il avait le teintblanc d’un fils de bonne maison, de grands yeux bleus très-vifs ettrès-ouverts, des cheveux blonds très-fins, coupés carrément sur lefront, et un air hautain qui jurait absolument avec soncostume.

– Qu’est-ce que tu fais là, toi ?lui demanda Mériadec, assez intrigué de cette rencontre.

L’enfant rougit, cambra sa petite taille etrépondit par des mots que le baron ne comprit pas, mais qui, au tonsur lequel ils furent lancés, pouvaient bien être des injures.

– Quelle langue parles-tu donc, mon petitami ? reprit, doucement Mériadec, de plus en plus ébahi.

– La mienne, répondit le gamin enfrançais, mais je sais aussi la vôtre, et je vous défends de metutoyer. Je ne vous connais pas.

Mériadec tombait de son haut, mais ilcommençait à entrevoir que cet étrange petit bout d’homme pouvaitlui fournir d’utiles renseignements, peut-être même éclaircir lemystère qu’il voulait pénétrer, et il se décida sans peine à leprendre par la douceur.

– Ne vous fâchez pas, jeune homme, luidit-il en souriant. Je cherche des personnes qui sont montéesjusqu’ici, et je puis bien vous demander si vous les avez vues – unmonsieur et une dame.

– Je n’ai vu que papa et maman, répliqual’enfant. Je suis venu avec eux, mais j’étais trop fatigué pourmonter là-haut.

– Alors, ils y sont ?

– Oui, puisque je les attends. Maman m’adit de m’amuser à regarder la grosse cloche, mais j’en aiassez ; j’en ai vu une plus grosse à Moscou.

– Vous êtes Russe ?

– Oui ; cela vous étonne, parce queje suis habillé comme les polissons de Paris. C’est moi qui aivoulu me déguiser pour m’amuser. Je croyais que c’était l’époque devotre carnaval… Papa me l’avait dit. Il s’était trompé, et je nem’amuse pas du tout. Mais, ce soir, je reprendrai mon beau costumeneuf.

Mériadec resta stupéfait. Il devinait que lesparents de ce pauvre petit l’avaient amené là dans l’intention del’y abandonner, et que le père avait jeté sa femme du haut de laplate-forme.

Ce misérable n’était assurément pas l’hommeque le commissaire de police venait d’envoyer au dépôt, puisque lecouple que Mériadec et Daubrac avaient vu passer n’était pasaccompagné d’un enfant.

Mais que faire ? Impossible d’apprendreau fils que sa mère venait d’être assassinée… et par qui !L’excellent baron résolut de n’en venir là qu’à la dernièreextrémité, mais il ne renonça point à découvrir le meurtrier, quin’avait sans doute pas eu le temps de gagner la rue.

– Ils ne peuvent pas tarder à descendre,dit-il de sa voix la plus douce. Voulez-vous que nous allions àleur rencontre ?

L’enfant toisa Mériadec et luidemanda :

– Qui êtes-vous ? Je ne vais pasavec le premier venu.

– Je suis le baron de Mériadec.

– Alors, vous êtes gentilhomme. Je veuxbien monter avec vous.

– Merci d’avoir confiance en moi,répondit le brave Breton, qui n’en revenait pas d’entendre unbambin de neuf ans tenir un pareil langage.

Il le fit passer devant, et il eut quelquepeine à le suivre, tant ce jeune Russe était leste.

Ils ne trouvèrent personne sur la plate-forme.Mériadec s’y attendait, car il ne supposait pas que l’assassin fûtresté là ; mais l’enfant pâlit, et ses yeux se remplirent delarmes.

– Maman ! qu’est devenuemaman ? murmurait-il.

Mériadec n’avait garde de lui dire lavérité.

– Elle vous cherche sans doute,répondit-il. Je gagerais que vous n’êtes pas resté à la place oùelle vous a laissé.

– C’est vrai… j’ai fait tout le tour dela grande chambre où sont les cloches… Je m’y suis même perdu, etj’ai eu beaucoup de peine à retrouver la porte par laquelle j’étaisentré.

– Eh bien ! votre maman, ne vousvoyant pas, aura cru que vous étiez descendu, et elle en aura faitautant. Nous la retrouverons en bas… à la porte de l’église.

– Alors, menez-moi vite là où vous croyezqu’elle est, dit l’enfant, qui avait déjà repris courage.

Mériadec ne demandait pas mieux. Il pensaitque l’assassin devait être caché dans quelque coin des tours, oudes galeries qui en entourent la base et qui communiquent par desescaliers aériens avec d’autres chemins suspendus le long de latoiture de la nef. Et ce n’était pas le moment de lui donner lachasse, au péril de la vie de l’orphelin que le généreux baronvenait de prendre sous sa protection. Mieux valait sauver l’enfantd’abord et l’emmener, en recommandant à Rose Verdière de laisser lagrille fermée et de se barricader dans son logement pour sepréserver d’une attaque.

Les agents finiraient bien par recevoirl’ordre de visiter les combles de Notre-Dame, et c’était leuraffaire d’y découvrir l’assassin que Mériadec comptait bienretrouver par un procédé moins prompt, mais plus sûr.

Il descendit précipitamment l’escalier avecl’enfant, qui ne se défiait plus de lui, et il s’aboucha avec Rosepour lui expliquer brièvement la situation qu’elle comprit àmerveille.

Cinq minutes après, il arriva dans la nef, etil s’empressa de sortir de l’église. L’enfant vit que sa mèren’était pas là et se reprit à pleurer.

– Ne vous désolez pas, mon jeune ami, luidit affectueusement Mériadec. Je vais vous reconduire chez votremère. Où demeure-t-elle ?

– Dans une auberge. Nous sommes arrivés àParis cette nuit.

– Comment s’appelle cetteauberge ?

– Je n’ai pas remarqué… Je dormais quandnous y sommes descendus, et je ne me suis réveillé qu’à midi… Noussommes sortis tout de suite.

– Mais vous la reconnaîtriez, si je vousy menais ?

– Je crois que oui.

– Eh bien ! nous la chercheronsensemble. Vous n’avez plus peur de moi, n’est-ce pas ?

– Je n’ai peur de personne.

– Alors vous ne craignez pas de venirvous reposer chez moi, en attendant que je puisse me mettre encampagne pour retrouver cet hôtel ?

– Je veux bien… Seulement, je suis sifatigué que je ne peux plus marcher… et j’ai faim.

– Nous allons prendre une voiture, etj’ai à la maison de quoi satisfaire votre appétit, dit Mériadec. Sinous ne parvenions pas à découvrir l’hôtel, nous emploierions unautre moyen. Comment vous appelez-vous, mon cher enfant ?

– Sacha.

– C’est votre nom de famille ?

– Je n’en ai pas d’autre. Ça veut dire enfrançais : Alexandre.

– Et quel est celui de votremère ?

– Xénia. Elle est comtesse.

– Xénia, c’est son prénom ; maisvotre père ?

– Mon père s’appelle PaulConstantinowitch.

– Encore des prénoms, pensa Mériadec.Évidemment ce pauvre petit n’en sait pas plus long, il est inutileque j’insiste.

Il héla un fiacre, il y monta avec Sacha, etil dit au cocher de les mener rue Cassette.

Il avait d’abord songé à conduire l’enfantchez le commissaire de police, mais qu’aurait-on fait de cemalheureux abandonné ? On lui aurait appris brutalement lamort de sa mère, et on l’aurait logé provisoirement au dépôt de lapréfecture, avec les jeunes vagabonds et les filous précoces.C’était ce que ne voulait pas Mériadec, et il serait toujours tempsde raconter cette étrange histoire au juge d’instruction, qui nepouvait pas manquer de le faire appeler bientôt.

Et Mériadec n’avait garde de manquer cetteoccasion de protéger un être faible. Il avait déjà résolu de menerl’enquête à lui tout seul, de découvrir l’assassin, de venger lamorte et de rendre à l’orphelin une fortune dont un exécrable pèrevoulait probablement le dépouiller.

L’enfant dormait sur son épaule. Il dormait sibien qu’en arrivant rue Cassette, Mériadec fut obligé de le porterdans ses bras jusqu’à son appartement, et il l’y porta sans leréveiller.

– Enfin ! murmurait-il en montantl’escalier, je vais donc avoir un intérêt dans ma vie. J’ai unenfant à aimer. Il ne me manque plus qu’une femme qui m’aime.

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