L’Abîme

L’Abîme

de Charles Dickens
OUVERTURE.

 

Quel jour du mois et de l’année ? Le 13Novembre 1835. Quelle heure ? Dix heures du soir sonnant à la grande horloge de St. Paul.

En même temps toutes les églises de la ville ouvrent leurs gosiers de bronze et forcent leurs voix.Quelques-unes ont inconsidérément commencé de chanter avant la Cathédrale ; d’autres n’y vont pas si vite et sont en retard de quatre, de six coups sur la grosse cloche. Cependant toutes se suivent d’assez près pour laisser ensemble dans l’air une même résonance longue et plaintive. On dirait que le père ailé qui dévore ses enfants décrit une courbe retentissante, avec sa faux gigantesque, au-dessus de la Cité.

Quelle est cette cloche plus sourde et plus triste que toutes les autres, plus proche aussi de notre oreille ?… Ce soir-là elle retarde si fort que ses vibrations persistent seules, longtemps après que tout autre son s’est éteint dans l’air. C’est la cloche de l’Hospice des Enfants Trouvés.

Jadis les enfants y étaient reçus sans enquête. Un tour pratiqué dans la muraille s’ouvrait et se refermait discrètement. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. On prend des informations sur les pauvres petits hôtes, on les reçoit par faveur des mains de leurs mères. Ces malheureuses mères doivent renoncer à les revoir, à les réclamer même, et cela pour jamais ! Ce soir, la lune est dans son plein, la nuit estassez douce. La journée n’a pourtant pas été belle ; la boueépaissie par les larmes du brouillard recouvre les rues d’unecouche noirâtre, et, certes, il faut, pour éviter l’atteintepénétrante, que la dame voilée qui se promène de long en large soitbien et solidement chaussée.

Elle marche évitant la place desfiacres ; on la voit s’arrêter de temps en temps dans l’ombrede la partie occidentale de ce grand mur quadrangulaire, le visagetourné vers une petite porte dérobée. Au-dessus de sa tête sedéploie le ciel pur, éclairé par cette lune brillante, lessouillures du pavé s’étendent sous ses pas, et son esprit estdivisé entre des pensées bien différentes, les unes presqueheureuses, les autres cruelles. Son cœur ne lui parle point le mêmelangage que l’expérience impitoyable ; l’empreinte de sespieds se succédant aux mêmes places dans cette boue noire a finipar y tracer comme un labyrinthe : ne serait-ce point làl’image de sa vie, des obstacles que le hasard a dressés devantelle, et du dédale inextricable où ses fautes l’ontengagée ?

La porte dérobée s’ouvrit alors, et une jeunefemme sortit de l’Hospice.

La dame voilée se tint d’abord à l’ écart,observant de tous ses yeux. Ayant vu la porte se refermer elle semit à suivre la jeune femme.

Elles traversèrent ainsi deux rues en silence.La dame voilée, enfin, étendit la main vers celle qu’elle suivaitet la toucha. La jaune femme s’arrêta, tout effrayée et seretourna.

– Vous m’avez déjà touchée hier soir, –s’écria-t-elle, – et, lorsque j’ai tourné la tête, vous avez refuséde me parler. Pourquoi me suivez-vous comme un fantôme ?

– Je n’ai pas refusé de vous parler, – murmurala dame. – J’ai bien essayé de le faire ; mais alors je n’aipu…

– Que voulez-vous de moi ?… Je ne vous aijamais fait de mal ?

– Jamais.

– Je ne crois pas vous connaître ?

– Vous ne me connaissez pas.

– Que puis-je donc, pour vous êtreutile ?

– Il y a deux guinées dans ce papier. Acceptezmon pauvre petit présent, et je vous le dirai.

La jeune femme, qui avait bien le plus honnêtevisage du monde, rougit vivement.

– Je suis Sally, – dit-elle. – Dans ce grandétablissement, auquel j’appartiens, il n’y a pas une grandepersonne ni un enfant qui n’ait toujours une bonne parole pourSally. On n’aurait pas pris une si bonne opinion de moi, si l’on mecroyait capable de me vendre.

– Hélas ! – fit la dame, – je ne songepas à vous acheter. Je voulais seulement vous offrir une légèrerécompense.

Avec fermeté, mais sans aigreur, Sallyrepoussa la main qui lui présentait l’offrande.

– S’il y a quelque chose que je puisse fairepour vous obliger, – dit-elle, – vous vous trompez en pensant queje le ferai pour de l’argent. Que désirez-vous ?

– Vous êtes l’une des gardiennes ou desemployées de l’Hospice. Je vous en ai vue sortir hier et cesoir.

– Je suis Sally, madame ; je suisSally.

– Votre visage annonce la patience et ladouceur, je suis sûre que les enfants s’attachent tout de suite àvous.

– Pauvres chéris !… c’est vrai,madame.

La dame releva son voile. Elle n’était guèremoins jeune que Sally. Certes sa figure avait quelque chose de bienplus aristocratique et décelait une intelligence bien plusouverte : mais aussi comme elle était pâle etfatiguée !

– Je suis la malheureuse mère d’un enfantconfié à vos soins, – balbutia-t-elle, – et je veux vous adresserune prière !…

Sally alors, touchée de la confiance que lapauvre femme lui avait montrée en écartant son voile, Sally, dontles actions étaient toujours simples et pleines de bonté, replaçala voile sur ce visage pâle et se mit à pleurer.

– Vous écouterez ma prière, – lui dit la dame,– Vous ne serez point insensible aux angoisses d’une infortunée quivous supplie ?…

– Oh ! chère… bien chère… – s’écria labonne Sally. – Que faut-il vous dire ? Et que puis-jefaire ? Ne parlez pas de prière, au moins… Nos prières nedoivent s’élever que vers notre Père à tous : on n’en adressepoint à une pauvre fille comme moi. D’ailleurs je vais quitterl’Hospice ; je n’y resterai plus que six mois, jusqu’à cequ’une autre jeune femme ait été mise au courant de mon service etsoit prête à me remplacer. Je vais me marier, madame. Je ne seraispas sortie ce soir si mon Dick… c’est celui que je dois épouser…n’était malade. J’aiderai sa mère et sa sœur à le veiller cettenuit. Ne vous affligez pas si fort.

– Ah ! bonne Sally… chère Sally… vousêtes pleine d’espérance, et depuis longtemps l’espérance s’estéteinte devant mes yeux. La vie s’offre à vous belle et paisible,vous deviendrez une femme respectée et sans doute une tendre etorgueilleuse mère. Vous êtes une femme aimante et vivante… Et moi,il faut que je meure !… Écoutez, écoutez-moi, je vous enprie.

– Mon Dieu ! – s’écria Sally, – quedois-je donc faire ? Voyez comme vous vous servez de mespropres paroles contre moi. Je vous ai dit que j’étais sur le pointde me marier, afin de vous faire mieux comprendre que j’allaisquitter cette maison et que je ne pouvais vous être d’aucunsecours, pauvre femme !… Et vous voudriez à présent mepersuader que j’ai tort de me marier et que je suis cruelle enrefusant de vous servir. Ce n’est pas bien !… Allons, est-ceque cela est bien, madame ?

– Sally, ma bonne Sally, ce n’est point dansl’avenir que je vous demande de m’aider, oh ! non, ce n’estpas dans l’avenir. Ma prière ne regarde que le passé, je n’attendsde vous que deux mots.

– Là, – s’écria Sally, – voilà qui va de malen pire. Si je ne comprenais pas quels sont ces deux mots que vousvoulez savoir…

– Vous le comprenez, Sally. Quels sont lesnoms que l’on a donnés à mon pauvre baby ?… Quels sont cesnoms ? Je ne vous en demande pas davantage ; j’ai lu larègle de la maison. Il a été baptisé dans la chapelle et enregistrédans le grand-livre. C’était Lundi soir… Gomment l’a-t-onappelé ?

Elle se mit à genoux devant Sally, – à genouxdans la boue épaisse de cette petite rue déserte et sans issue quiconduisait aux jardins de l’Hospice ; elle se serait rouléesur le pavé dans la véhémence et la folie de son désespoir, si labonne Sally ne l’eût relevée.

– Oh ! non… non !… – s’écria cettechère fille, – vous me donnez envie de faire une bonne action.Laissez-moi regarder encore votre jolie figure ; mettez vosmains dans les miennes… Jurez-moi que vous ne me demanderez rien deplus que ces deux mots.

– Jamais… jamais je ne vous demanderai autrechose.

– Et si je les dis, ces noms, vous n’en ferezpas un mauvais usage ? Vous ne ferez pas tourner cetterévélation contre moi ?

– Jamais !… Jamais !…

– Walter Wilding.

La dame jeta sa tête sur le sein de la jeunefille, la tint un moment embrassée, et murmura une bénédictionfervente.

– Embrassez-le pour moi ! – fit-elle.

Et elle disparut.

*****

Quel jour du mois et de l’année ? Lepremier Dimanche d’Octobre 1847. Quelle heure à Londres ? Uneheure et demie de l’après-midi à la grande horloge de St. Paul.

Aujourd’hui l’horloge de l’Hospice des EnfantsTrouvés marche de conserve avec celle de la Cathédrale. Le serviceest fini dans la chapelle et les Enfants Trouvés sont à dîner.

Il y a comme toujours beaucoup de monde à cedîner ; deux ou trois directeurs, des familles entières deparoissiens, et quelques curieux. Un doux soleil d’automne pénètredans la salle. Ces grandes fenêtres, ces murailles sombres surlesquelles les rayons vont se jouant, sont des choses qu’Hogarthaimait à reproduire dans ses tableaux.

Le réfectoire des filles (la division desfilles comprend aussi celle des plus jeunes enfants) est leprincipal attrait de curiosité pour l’assistance. Des valets d’unepropreté rare glissent autour des tables silencieuses. Les curieuxvont et viennent à leur guise et font tout bas entre eux plus d’uncommentaire sur la figure de ce numéro qui est là-bas près de lafenêtre. C’est que beaucoup de ces physionomies expansives ont uncaractère qui mérite de fixer l’attention. Il y a parmi lesassistants des visiteurs habituels qui connaissent les hôtes dulieu. On les voit s’arrêter à une place marquée, se pencher, etdire quelques mots à l’oreille de l’un des enfants. Ce n’est pointmédire que de remarquer en passant qu’ils s’adressent surtout àceux qui ont un joli visage… Tout le monde circule, chuchote,s’anime, et la monotonie de ces longues salles moroses en estquelque peu rompue.

Une dame voilée, que personne n’accompagne,s’avance au milieu de la foule. On ne peut douter en la voyantqu’elle ne vienne à l’Hospice pour la première fois. Sans doute lacuriosité ni l’occasion ne l’avaient jamais amenée dans ce tristeséjour, et ce spectacle semble la troubler un peu. Elle fait letour des tables, sa démarche est incertaine, et son attitudetremblante. Elle va, cherchant son chemin qu’elle ne veut pasdemander, elle arrive au réfectoire des petits garçons. Pauvrespetits, ils sont moins recherchés que les filles ; point devisiteurs autour d’eux : les yeux humides de la dame voiléeplongent dans la salle.

Justement, sur le seuil de la porte, setrouvait une employée d’un certain âge, respectable matrone, femmede charge, utile à tout. C’est à elle que la dame s’adresse.

– Vous avez beaucoup de petits garçonsici ? – dit-elle. – À quel âge les fait-on entrer dans lemonde ?… Se prennent-ils souvent de passion pour la mer ?– Et puis d’une voix étouffée : – Savez-vous lequel est WalterWilding ?

La matrone sentit avec quelle ardeur brûlanteles yeux de l’étrangère s’attachaient sur les siens, à travers levoile épais. Aussi baissa-t-elle la tête, n’osant la regarder à sontour.

– Je sais lequel est Walter Wilding, –dit-elle – Mais mon devoir m’interdit de faire connaître auxvisiteurs le nom de nos enfants.

– Ne pouvez-vous seulement me le montrer sansrien me dire ? – répliqua la dame voilée.

Sa main allait en même temps chercher celle dela femme et la serrait de toute sa force.

– Je vais passer autour des tables, – dit toutbas la matrone sans avoir l’air de s’adresser à la visiteuse. –Suivez-moi des yeux. Le petit garçon près duquel je m’arrêterai età qui je parlerai tout à l’heure, ne sera pour vous qu’un étrangercomme tous les autres ; mais celui que je toucherai en passantsera Walter Wilding. Ne me dites plus rien et éloignez-vous.

La dame voilée obéit, avança de quelques pasdans la salle, les yeux fixés sur la matrone.

Celle-ci, d’un air officiel et grave, marcheen dehors des tables en commençant par la gauche. Elle suit laligne entière, tourne, et revient à l’intérieur des rangs et,jetant un regard furtif du côté de la dame voilée, s’arrête auprèsd’un enfant, se baisse, et lui parle. L’enfant lève la tête etrépond. Elle l’écoute d’un air naturel, en souriant, et pose enmême temps sa main sur l’épaule du petit garçon assis à droite.Tandis qu’elle continue de causer avec l’autre, elle fait àcelui-ci quelques caresses sans lui rien dire ; puis elleachève sa tournée le long des tables sans toucher aucun autreenfant et sort de la salle.

Le dîner est fini, La dame voilée s’avance àson tour, par le chemin indiqué, en dehors des tables, encommençant par la gauche. Elle suit la longue rangée extérieure,tourne, et revient sur ses pas. Par bonheur pour elle, d’autrespersonnes viennent d’entrer par hasard et sans but. Elle ne se voitplus seule dans la salle ; et, moins alarmée, elle relève sonvoile et, s’arrêtant devant le petit garçon que la matrone atouché : – Quel âge avez-vous ? – dit-elle.

– Douze ans, madame, – répond l’enfant étonné,en levant ses beaux grands yeux vers elle.

– Êtes-vous heureux et content ?

– Oui, madame.

– Pouvez-vous accepter ces bonbons ?

– S’il vous plaît de me les donner.

Elle se penche pour les lui remettre et touchede son front et de ses cheveux la figure de l’enfant. Alors,baissant de nouveau son voile, elle passe.

Elle passe bien vite et s’enfuit sans regarderen arrière.

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