L’Affaire Charles Dexter Ward

Le jeune Wardregagna Providence dans un état d’agitation fort agréable, et ilpassa le samedi suivant à examiner en détail la maison d’OlneyCourt. Cette demeure délabrée était une modeste bâtisse de deuxétages et demi, de style colonial, au toit pointu, à la grandecheminée centrale, à l’entrée artistiquement sculptée surmontéed’une fenêtre en demi-cercle, au fronton triangulaire soutenu pardes colonnes doriques. Elle n’avait pas beaucoup souffert desatteintes du temps à l’extérieur, et Ward sentit qu’il contemplaitune chose touchant de près le sinistre objet de sa quête.

Il connaissait fort bien les habitants du logis, et futcourtoisement reçu par le vieil Asa et sa femme Hannah. L’intérieurde la maison avait beaucoup changé. Ward constata à regret que lamoitié des beaux dessus de cheminée et des sculptures des armoiresavait disparu, tandis que les boiseries et les moulures despanneaux des portes étaient presque toutes rayées, déchiquetées ourecouvertes de tapisserie bon marché. D’une façon générale, cettevisite n’apporta pas à Ward les révélations auxquelles il s’étaitattendu, mais il se sentit très ému de se trouver à l’intérieur desmurs qui avaient abrité un homme aussi terrible que Joseph Curwen.il frissonna en voyant qu’on avait soigneusement fait disparaîtreun monogramme sur le vieux heurtoir en cuivre de la porte.

À partir de ce moment, il consacra tout son temps àétudier la copie du manuscrit chiffré de Hutchinson et les diverspapiers concernant l’affaire Curwen. Le manuscrit demeuraindéchiffrable ; mais dans les autres documents, le jeunearchéologue trouva des indications si précieuses qu’il entreprit unvoyage à New London et à New York pour consulter des lettres dontla présence dans ces villes était mentionnée. Cette expédition futtrès fructueuse ; en effet, elle lui apporta la correspondancede Luke Fenner, décrivant l’attaque de la ferme de Pawtuxet Road,et la correspondance Nightingale-Talbot qui lui révéla l’existencedu portrait peint sur un panneau de la bibliothèque de Curwen. Cedernier détail l’intéressa particulièrement, car il aurait donnébeaucoup pour savoir quel était le visage de son ancêtre, et ildécida d’effectuer une seconde inspection de la maison d’OlneyCourt, afin d’essayer de trouver trace de son image sous descouches de peinture ou de tapisserie.

Il commença ses recherches au début d’août et il examinasoigneusement les murs de toutes les pièces assez spacieuses pouravoir pu servir de bibliothèque. Au bout d’une heure, au-dessus dela cheminée d’une vaste salle du rez-de-chaussée, il s’aperçutqu’une assez grande partie du mur était recouverte de plusieurscouches de peinture qui, aux endroits où elles s’écaillaient,révélaient une surface sensiblement plus sombre que ne l’eût étécelle du bois au-dessous. Après avoir utilisé avec précaution uncouteau à lame très mince, Ward comprit qu’il venait de découvrirun grand portrait à l’huile. Craignant de l’endommager en essayantde détacher lui-même les couches de peinture, il quitta la maisonpour se mettre en quête d’un expert. Trois jours plus tard, ilrevenait avec un artiste expérimenté, Mr Walter Dwight, qui se mitaussitôt à l’œuvre en utilisant les méthodes et les produitschimiques adéquats. Le vieil Asa et sa femme manifestèrent unegrande agitation pendant toute la durée du travail, et reçurent unecertaine somme d’argent en dédommagement de cette invasion de leurdomicile.

À mesure que la restauration s’effectuait, jour aprèsjour, Charles Ward regardait avec un intérêt croissant les contourset les couleurs apparaître graduellement. Dwight ayant commencé parle bas, le visage resta caché jusqu’à la fin. En attendant, on putvoir que le modèle était un homme maigre et bien fait, vêtu d’unhabit bleu sombre, d’un gilet brodé, de culottes courtes en satinnoir, de bas de soie blanche, assis dans un fauteuil sculpté, surun arrière-plan de quais et de navires. Lorsque la tête apparut,Ward et l’artiste constatèrent que cette figure maigre et pâle,surmontée d’une perruque, leur semblait vaguement familière. Maisaprès le dernier bain d’huile et l’ultime coup de grattoir,l’artiste et son client restèrent béants de stupeur, car le visagede Charles Dexter Ward était l’exacte réplique de celui de sonterrible aïeul…

Le jeune homme montra à ses parents la merveille qu’ilavait découverte, et son père décida aussitôt d’acheter leportrait. Mrs Ward, qui présentait fort peu de traits communs avecJoseph Curwen, ne sembla pas trouver cette peinture à son goût etconseilla à son mari de la brûler, car elle avait quelque chose demalsain, non seulement en elle-même, mais encore en raison de sonextraordinaire ressemblance avec Charles. Mais Mr Ward, richepropriétaire de manufactures de coton dans la vallée de Pawtuxet,était un homme à l’esprit pratique, et fit la sourde oreille. Leportrait lui plaisait beaucoup, et il estimait que son filsméritait de le recevoir comme cadeau. Naturellement, Charlespartagea cette opinion. Quelques jours plus tard, Mr Ward allatrouver la propriétaire de la maison et lui acheta pour un bon prixle panneau portant le portrait et le dessus de cheminée qu’ildominait.

Il ne restait plus qu’à enlever la précieuse boiserie et àla transporter chez les Ward où on l’installerait dans le bureau deCharles, au troisième étage, au-dessus d’une fausse cheminée. Le 28août, le jeune homme conduisit deux habiles ouvriers décorateurs àla maison d’Olney Court, où, sous sa direction, la besognes’effectua sans encombre. Dans la maçonnerie de brique masquant letuyau de la cheminée, Ward observa alors un alvéole cubiqued’environ un pied carré, qui avait dû se trouver juste derrière latête du portrait. Il s’approcha pour voir ce qu’il pouvait bienrenfermer, et, sous un amas de papiers jaunis couverts de suie etde poussière, il découvrit un gros cahier où étaient encore fixésles restes moisis du ruban qui avait servi à nouer les feuillets.Sur la couverture, le jeune archéologue lut ces mots tracés d’uneécriture qu’il avait appris à bien connaître à l’Essex Institute:Journal et Notes de Jos. Curwen, Bourgeois de Providence,ex-citoyen de Salem.

Bouleversé par sa trouvaille, Ward montra le cahier auxdeux ouvriers. Ceux-ci témoignèrent par la suite de l’authenticitéde la découverte, et le Dr Willett se basa sur leur déclarationpour affirmer que le jeune homme n’était pas fou au moment où ilcommença à se conduire de façon très excentrique. Tous les autrespapiers étaient également de la main de Curwen. L’un d’eux avaitpour titre : À Celui qui Viendra Après Moi, Et Comment IlPourra Aller Au-Delà du Temps et des Sphères. Un autre étaitchiffré. Un troisième semblait donner la clé du chiffre. Lequatrième et le cinquième étaient adressés respectivement à« Edw. Hutchinson, Armiger » et « Jedediah Orne,Esq. », « ou à Leurs Héritiers, ou à LeursReprésentants ». Le sixième et dernier s’intitulait :La Vie et les Voyages de Joseph Curwen entre les années 1678 et1687 : Où Il A Voyagé, Où Il A Séjourné, Qui Il A Vu, et CeQu’il A Appris.

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