L’Affaire Charles Dexter Ward

Ce fut vers le moisde mai que le Dr Willett, à la requête de Mr Ward, eut uneconversation sérieuse avec le jeune homme. Si l’entretien ne futguère fructueux (car Willett sentit que son interlocuteur étaittout à fait maître de lui), il obligea Charles Ward à donner uneexplication rationnelle de sa conduite récente. Il semblait toutprêt à parler de ses recherches, mais non pas à en révéler l’objet.Il déclara que les papiers de son aïeul contenaient des secretsscientifiques remarquables, pour la plupart rédigés en langagechiffré. Cependant, ils étaient dépourvus de sens sauf quand on lesjuxtaposait avec un ensemble de connaissances complètement tombéesen désuétude aujourd’hui ; si bien que leur présentationimmédiate à un monde uniquement pourvu de science moderne leurenlèverait toute leur importance. Pour qu’ils puissent prendre leurplace éminente dans l’histoire de la pensée humaine il fallait lesmettre en corrélation avec leur arrière-plan du temps passé, etc’était à cette besogne que Ward se consacrait présentement. Ilcherchait à acquérir les arts d’autrefois que devait posséder uninterprète consciencieux des documents de Curwen ; et ilespérait, en temps voulu, faire une révélation d’un intérêtprodigieux.

Quant à ses promenades dans les cimetières, il lesexpliqua de la façon suivante : il avait tout lieu de penserque la stèle mutilée de Joseph Curwen portait encore des symbolesmystiques, sculptés d’après certaines instructions de son testamentqui étaient absolument nécessaires à la solution définitive de sonsystème de chiffres. L’étrange marchand avait voulu garder sonsecret avec soin et, en conséquence, il avait réparti les donnéesdu problème de façon très curieuse. Lorsque le Dr Willett demanda àvoir les papiers mystiques, Ward manifesta beaucoup derépugnance ; finalement il lui montra la page de titre duJournal et Notes, le cryptogramme et le message plein deformules : À Celui Qui Viendra Après Moi.

Il ouvrit également le journal à une page soigneusementchoisie pour son caractère inoffensif. Le docteur examina avecattention l’écriture presque illisible de Curwen ; la graphieet le style étaient ceux d’un homme du XVIIe siècle,bien que le scripteur eût vécu jusque vers la fin duXVIIIe siècle. Le texte lui-même semblait assez banal,et Willett ne put en retenir qu’un fragment.

Mercredi, 16 octobre 1754. — Ma goélette Wahefalest arrivée aujourd’hui de Londres avec XX Hommes nouveauxenrôlés aux Antilles, des Espagnols de la Martinique et desHollandais de Surinam. Les Hollandais menacent de Déserter car ilsont entendu dire du Mal de ces Expéditions, mais je veillerai à lespersuader de Rester. Pour Mr Knight Dexter, à l’Enseigne du Laurieret du Livre, 220 pièces de Chamblet, 20 pièces de Molleton bleu, 50pièces de Calmande. Pour Mr Green, à l’Enseigne de l’Elephant, 20Bassinoires et 10 paires de Pincettes. Pour Mr Perrings, un jeud’Alènes. Pour Mr Nightingale, 50 Rames de Papier de premièrequalité. Ai Récité le Sabaoth trois fois la Nuit dernière,mais rien n’est apparu. Il faut que j’aie d’autres nouvelles de MrH. en Transylvanie, bien qu’il soit Difficile de l’atteindre etqu’il me paraisse fort étrange qu’il ne me puisse communiquerl’usage de ce qu’il utilise si bien depuis trois cents ans. Simonne m’a pas écrit depuis V semaines, mais j’espère recevoir bientôtune lettre de lui.

En arrivant à ce passage, le Dr Willett tourna la page,mais Ward lui arracha le cahier des mains. Le praticien eut à peinele temps de parcourir du regard deux phrases qui, chose bizarre, segravèrent tenacement dans sa mémoire :

 

Le Verset du Liber Damnatus ayant été récitépendant V Jours de la Sainte-Croix et IV Veilles de Toussaint,j’Espère que la Créature est en train de Naître à l’Extérieur desSphères. Elle attirera Celui qui doit Venir si je peux faire ensorte qu’il soit, et il pensera aux choses du Passé et regardera enarrière, en prévision de quoi je dois tenir en réserve les Sels oude quoi les fabriquer.

 

Pour le Dr Willett, ces mots semblèrent prêter une vague terreurau visage peint de Joseph Curwen qui regardait d’un air affable duhaut du panneau au-dessus de la cheminée. Il eut l’impressionbizarre que les yeux du portrait exprimaient le désir de suivre lejeune Ward tandis que celui-ci se déplaçait dans la pièce. Avant dese retirer, le praticien s’arrêta pour examiner le tableau de près,s’émerveillant de sa ressemblance avec Charles et gravant dans samémoire les moindres détails du visage blême, jusqu’à une légèrecicatrice sur le front au-dessus de l’œil droit. Il décida queCosmo Alexander était vraiment un grand peintre.

Le médecin ayant affirmé que Charles jouissait d’uneparfaite santé mentale et que, d’autre part, il poursuivait desrecherches qui pouvaient être très importantes, les Ward semontrèrent assez indulgents quand leur fils, au mois de juin,refusa catégoriquement de s’inscrire à l’Université. Il avait,déclara-t-il, des études plus intéressantes à faire, et désiraitvoyager à l’étranger au cours de l’année suivante afin de seprocurer certains documents qui n’existaient pas en Amérique. Lepère Ward s’opposa à ce dernier projet qu’il jugeait absurde de lapart d’un jeune homme de dix-huit ans, mais il consentit à ce queson fils abandonnât ses études universitaires. En conséquence,après avoir passé son examen final à l’école Moses Brown, Charlesput se consacrer à loisir pendant trois ans à ses livres occulteset à ses recherches dans les cimetières. Les gens apprirent à letenir pour un original fieffé, et il cessa presque entièrement devoir les amis de sa famille. Il n’abandonnait son travail que pouraller consulter les archives d’autres villes. Un jour, il partitvers le Sud pour conférer avec un vieux mulâtre qui vivait dans unmarécage, et au sujet duquel un article avait paru dans un journal.Une autre fois, il s’en fut dans un petit village des Adirondacksoù il avait entendu dire qu’on célébrait d’étranges cérémonies.Néanmoins, ses parents continuèrent à lui interdire le voyage enEurope qu’il désirait tant faire.

Il put réaliser son projet en avril 1923, époque où ilatteignit sa majorité peu de temps après avoir hérité de songrand-père maternel. Il ne dit rien de l’itinéraire qu’il seproposait de suivre, mais il promit à ses parents de leur écriresouvent et longuement. En juin, le jeune homme s’embarqua àdestination de Liverpool, avec la bénédiction de son père et de samère qui l’accompagnèrent jusqu’à Boston. Des lettres lesinformèrent bientôt qu’il avait fait une bonne traversée et s’étaitinstallé dans un appartement confortable de Great Russell Street, àLondres, où il avait l’intention de rester jusqu’à ce qu’il eûtépuisé les ressources du British Museum. Il ne disait pasgrand-chose de sa vie quotidienne, car il n’avait vraiment pasgrand-chose à dire. Il consacrait tout son temps à l’étude, etavait installé un laboratoire dans une pièce de son logement.

En juin 1924, il annonça son départ pour Paris où ils’était déjà rendu deux ou trois fois en avion pour consulter desdocuments à la Bibliothèque Nationale. Pendant les trois moissuivants, il se contenta d’envoyer des cartes postales, donnant uneadresse dans la rue Saint-Jacques et mentionnant qu’il faisait desrecherches dans la bibliothèque d’un collectionneur de manuscritsrares. En octobre, après un long silence, une carte de Pragueapprit aux Ward que Charles se trouvait dans cette ville pours’entretenir avec un très vieil homme qui était censé posséder detrès curieux documents médiévaux. En janvier, plusieurs cartes deVienne mentionnèrent qu’il s’apprêtait a gagner une région plus àl’est où un de ses correspondants l’avait invité.

De Klansenbourg, en Transylvanie, il écrivit qu’il allaitrejoindre un certain baron Ferenczy dont le domaine se trouvaitdans les montagnes à l’est de Rakus. Une semaine plus tard, ilannonçait que la voiture de son hôte était venue le prendre auvillage et qu’il partait pour le château. À dater de ce jour, ilobserva un silence complet. Il ne répondit pas aux nombreuseslettres de ses parents jusqu’au mois de mai, et, à ce moment-là, cefut pour faire savoir à sa mère qu’elle devait renoncer à lerencontrer à Paris, à Londres ou à Rome, au cours d’un voyage enEurope que les Ward avaient l’intention de faire pendant l’été. Sesrecherches, disait-il, étaient d’une telle nature qu’il ne pouvaitquitter sa résidence actuelle, et, d’autre part, l’emplacement duchâteau de son hôte ne favorisait guère les visites. Il se trouvaitperché sur un roc escarpé, au milieu d’une forêt, et les gens dupays évitaient d’en approcher. En outre, l’aspect et les manièresdu baron risquaient fort de déplaire à d’honnêtes bourgeois de laNouvelle-Angleterre, et il était d’un si grand âge qu’il inspiraitune espèce d’inquiétude. Il valait mieux, concluait Charles, queses parents attendent son retour à Providence.

En mai 1925, le jeune voyageur entra dans le port de NewYork à bord du Homeric. Il gagna ensuite sa ville nataleen autocar, et, tout le long du trajet, il contempla avec délicesles collines ondulées, les vergers en fleurs et les villes auxblancs clochers du Connecticut. Quand le véhicule, au terme d’unaprès-midi ensoleillé, entra dans Providence en suivant ElmwoodAvenue, le cœur de Charles Ward se mit à battre violemment. Aucroisement de Broad Street, Weybosset Street et Empire Street, ilvit au-dessous de lui les maisons, les dômes et les clochers de lavieille ville, baignés dans la lumière du crépuscule ; et ilfut pris d’une sorte de vertige lorsque l’autocar s’arrêta auterminus, derrière le Biltmore, révélant au regard, sur l’autreberge de la rivière, l’antique colline ronde couverte d’un douxmanteau de verdure.

Devant ce spectacle, le jeune homme se sentit pleind’amour pour l’antique cité de Providence. C’étaient les forcesmystérieuses de sa longue histoire qui avaient fait de lui ce qu’ilétait, qui l’avaient entraîné en arrière vers des merveilles et dessecrets auxquels nul prophète ne pouvait assigner de limites. Untaxi l’emmena à toute allure en direction du Nord et s’arrêta enfindevant le porche de la grande maison de briques où il était né. Lesoleil allait disparaître ; Charles Dexter Ward était deretour au logis.

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