L’Affaire Charles Dexter Ward

Le père et lemédecin, déconcertés par un problème dont ils ne parvenaient pas àtrouver la solution, restèrent inactifs pendant quelques jours,tandis que les billets dactylographiés de Charles à ses parents sefaisaient de plus en plus rares. Puis vint le premier du mois, avecles règlements financiers habituels, et les commis de certainesbanques commencèrent à hocher la tête et à échanger des coups detéléphone. Les directeurs, qui connaissaient de vue Charles Ward,allèrent lui demander pourquoi tous les chèques signés de sa mainressemblaient à des faux grossiers. Le jeune homme leur expliquaque, à la suite d’un choc nerveux, il lui était devenu impossibled’écrire d’une façon normale ; à l’appui de cette assertion,il déclara qu’il avait été obligé récemment de dactylographiertoutes ses lettres, y compris celles qu’il envoyait à sesparents.

Les enquêteurs furent frappés par le caractère décousu decertains propos du jeune homme, qui semblaient impliquer une pertetotale de mémoire au sujet d’importantes questions monétaires qu’ilconnaissait à fond un mois auparavant. En outre, bien que ceshommes ne connussent pas très bien Charles Ward, ils ne purents’empêcher de remarquer un grand changement dans son langage et sesmanières. Ils savaient que c’était un archéologue passionné, maismême les plus fanatiques amateurs du passé ne font pas un usageconstant de tournures de phrases et de gestes surannés. Cettemétamorphose, jointe à la voix enrouée, aux mains paralysées, à laperte de mémoire, devait annoncer des troubles très graves. Aprèsleur départ, les enquêteurs décidèrent d’avoir une sérieuseconversation avec Mr Ward.

En conséquence, le 6 mars 1928, il y eut dans le bureau decelui-ci une longue conférence au terme de laquelle le père deCharles, plein d’une mélancolique résignation, fit venir le DrWillett. Le médecin examina les signatures des chèques et lescompara dans son esprit avec l’écriture de la dernière lettredésespérée de Charles. La différence était radicale, et pourtant ily avait quelque chose de terriblement familier dans la nouvelleécriture à l’aspect archaïque. Une chose semblait certaine :Charles était bel et bien fou. Comme il ne pouvait évidemment plusgérer sa fortune ni entretenir des rapports normaux avec le mondeextérieur, il fallait promptement s’occuper de le soigner. On fitdonc appel à trois aliénistes les Dr Peck et Waite, de Providence,et le Dr Lyman, de Boston. Mr Ward et le Dr Willett leur exposèrentl’affaire en détail ; ensuite, les cinq hommes examinèrent leslivres et les papiers que renfermait encore la bibliothèque deCharles. Après quoi, les médecins conclurent que les étudespoursuivies par le jeune homme avaient largement suffi à ébranlersa raison. Ils exprimèrent le désir de voir les volumes et lesdocuments intimes qu’il conservait par-devers lui ; mais, pource faire, il leur fallait se rendre au bungalow.

Le jeudi 8 mars, les quatre médecins et Mr Ward allèrentrendre visite au malade qu’ils soumirent à un interrogatoire serréet auquel ils ne cachèrent pas le but qu’ils se proposaient.Charles fut un peu long à apparaître après leur arrivée dans lebungalow, mais au lieu de se rebeller contre cette intrusion, ilreconnut de son plein gré que sa mémoire et son équilibre mentalavaient souffert de son travail incessant. Il ne protesta pas quandon l’informa qu’il devrait abandonner sa résidence actuelle. Enfait, il manifesta une très vive intelligence ; son attitudeaurait singulièrement dérouté les médecins si son déséquilibre nes’était pas trahi par sa phraséologie archaïque et la disparitionde toute idée moderne dans son esprit. Au sujet de son travail, ilne révéla rien aux médecins en dehors de ce qu’ils connaissaientdéjà par Mr Ward et le Dr Willett. Il affirma solennellement que lebungalow ne renfermait ni bibliothèque ni laboratoire autres queceux qui étaient visibles, et se lança dans un discours fortembrouillé afin d’expliquer pourquoi il n’y avait pas trace dans lamaison des odeurs qui imprégnaient ses vêtements. Il prétendit queles commérages des villageois étaient de pures inventions dues à lacuriosité déçue. Il se déclara incapable de préciser l’endroit oùse trouvait le Dr Allen, mais il affirma que celui-ci reviendraitquand on aurait besoin de lui. Pendant qu’il payait ses gages aumétis portugais et fermait la porte d’entrée du bungalow, Ward nedonna pas le moindre signe de nervosité : simplement ils’immobilisa quelques secondes, comme pour écouter un bruit à peineperceptible. Il semblait plein d’une calme résignationphilosophique, comme si son départ eût été un incident sansimportance qu’il valait mieux faciliter en ne causant aucun ennui.On convint de ne rien dire à sa mère, à laquelle Mr Wardcontinuerait d’envoyer des lettres dactylographiées au nom de sonfils. Charles fut emmené à la paisible maison de santé du Dr Waite,à Conanicut Island, et soumis à des examens minutieux par plusieurspraticiens. C’est alors que l’on découvrit ses particularitésphysiques : métabolisme ralenti, peau transformée, réactionsneurales disproportionnées. Le Dr Willet fut plus particulièrementtroublé par ces phénomènes, car, ayant soigné Ward toute sa vie, ilse rendait mieux compte de ces bizarres perturbations. La tache denaissance en forme d’olive avait disparu de sa hanche, tandis quesa poitrine s’ornait d’une marque noire qui ne s’y trouvait pasauparavant. Le médecin se demanda si le malade s’était vu infliger« la marque des sorcières » que l’on imposait, disait-on,au cours de certaines réunions nocturnes dans des lieux solitaires.Willett ne pouvait s’empêcher de songer à un passage d’un compterendu des procès de Salem, que Charles lui avait montréautrefois : « Mr G. B., cette Nuit-là, posa la marque duDiable sur Bridget S., Jonathan A., Simon O., Deliverance W.,Joseph C., Mehitable C. et Deborah B. » Le visage de Ward luiinspirait également une profonde horreur dont il finit pardécouvrir la cause : au-dessus de l’œil droit, le jeune hommeportait exactement la même cicatrice que Willett avait remarquéedans le portrait de Joseph Curwen.

Cependant, on surveillait de près toute la correspondancedestinée à Charles ou au Dr Allen, que Mr Ward avait fait adresserchez lui. On ne s’attendait pas à y trouver grand-chose, car toutesles communications importantes auraient été probablement faites parvoie de messages ; mais, à la fin mars, arriva une lettre dePrague adressée au Dr Allen, qui donna au Dr Willett et à Mr Wardmatière à réflexion.

Kleinstrasse 11,

Alstadt, Prague,

11 février 1928.

Frère en Almousin-Metraton !

J’ai reçu aujourd’hui votre lettre relatant ce quevous avez fait surgir des Sels que je vous ai envoyés. Ce résultatcontraire à notre espoir prouve clairement que les Stèles avaientété changées lorsque Barrabas m’a procuré le Spécimen. Cela arrivesouvent, comme vous devez le savoir d’après le Corps que vous avezretiré du cimetière de King’s Chapel en 1769, et d’après ce que H.a retiré du Vieux Terrain de Repos en 1690, qui a failli lui coûterla vie. Pareille chose m’est arrivée en Égypte il y a 75 ans, d’oùme vient cette Cicatrice que le Jeune Homme a vue sur mon visage en1924. Ainsi que je vous l’ai dit il y a longtemps, n’évoquez AucunEsprit que vous ne puissiez dominer ; soit à partir de Selsmorts ou hors des Sphères au-delà. Ayez toujours prêts les Mots quirepoussent, et ne vous arrêtez pas pour avoir une certitude quandvous doutez de l’identité de Celui que vous avez. On a changétoutes les Stèles dans neuf cimetières sur dix. Vous n’êtes jamaissûr de rien tant que vous n’avez pas interrogé. J’ai reçuaujourd’hui des nouvelles de H. qui a eu des Ennuis avec lesSoldats. Il regrette que la Transylvanie ait passé de la Hongrie àla Roumanie, et changerait de Résidence si son Château n’était passi plein de Ce que nous Savons. Dans mon prochain envoi, il y auraQuelque Chose venu d’une tombe orientale, qui vous fera grandplaisir. En attendant, n’oubliez pas que je désire avoir B.F. sivous pouvez me le procurer. Vous connaissez mieux que moi G. dePhiladelphie. Utilisez-le avant moi si vous le désirez mais n’enusez pas trop durement avec lui, car il faut que je lui parle à lafin.

Yogg-Sothoth Neblod Zin.

SIMON O.

À Mr J. C.,

à Providence.

 

Mr Ward et le Dr Willett furent confondus par la lecture decette lettre, et ils mirent beaucoup de temps à comprendre cequ’elle semblait impliquer. Ainsi, c’était le Dr Allen et non pasCharles Ward qui dirigeait tout au bungalow de Pawtuxet ? Celaexpliquait le post-scriptum du dernier message du jeunehomme au Dr Willett. Et pourquoi la présente lettre, adressée au DrAllen sur l’enveloppe, portait-elle à la fin l’inscription « ÀMr J. C. » ? La conclusion s’imposait, mais il y a deslimites à la monstruosité… Qui était « Simon O » ?Le vieillard que Charles Ward avait visité à Prague ?Peut-être… Mais, dans les siècles passés, il y avait eu un SimonOrne, alias Jedediah, de Salem, qui avait disparu en 1771,et dont le Dr Willett reconnaissait maintenant l’écritured’après les copies photostatiques des documents que Charles luiavait montrées autrefois !

Le père et le vieux médecin, ne sachant trop que faire nique penser, allèrent voir Charles à la maison de santé, pourl’interroger au sujet du Dr Allen, de sa visite à Prague et de cequ’il avait appris sur Simon Orne, de Salem. Le jeune hommerépondit simplement qu’il s’était aperçu que le Dr Allen avait desrapports spirituels étonnants avec certaines âmes du passé ;et son correspondant de Prague devait posséder le même don. En seretirant, Mr Ward et le Dr Willett se rendirent compte quec’étaient eux qui avaient subi un interrogatoire, et que, sans rienrévéler lui-même, le malade leur avait fait dire tout ce quecontenait la lettre de Prague.

Les Drs Peck, Waite et Lyman n’attachèrent pas grandeimportance à la correspondance du compagnon du jeune Ward.Connaissant la tendance des monomaniaques à se grouper, ilscroyaient que Charles ou Allen avait découvert un de leurssemblables expatrié, peut-être quelqu’un qui avait vu l’écriture deSimon Orne et l’avait imitée afin de se faire passer pour laréincarnation de ce personnage. Peut-être Allen lui-même setrouvait-il dans le même cas, et avait-il fait accroire au jeunehomme qu’il était un avatar de Joseph Curwen. En outre, cesmédecins prétendirent que l’écriture actuelle de Charles Ward étaitune imitation de plusieurs spécimens anciens obtenus au moyen deruses diverses : ils ne prêtèrent aucune attention à l’opinionde Willett qui crut y retrouver toutes les caractéristiques del’écriture archaïque de Joseph Curwen. En raison du scepticisme deses confrères, le vieux médecin conseilla à Mr Ward de ne pas leurmontrer la lettre adressée au Dr Allen, qui arriva de Rakus,Transylvanie, à la date du 2 avril, et dont l’écriture étaitabsolument identique à celle du cryptogramme Hutchinson. En voicila teneur :

 

Château Ferenczy,

7 mars 1928.

Mon cher C.,

Vingt hommes de la Milice sont venus m’interroger ausujet de ce que racontent les Paysans. Ces Roumains font preuved’un zèle détestable, alors que je pouvais facilement corrompre unMagyar avec un bon Repas. Le mois dernier, M. m’a fait parvenir lesarcophage des Cinq Sphinx de l’Acropole où Celui que j’ai évoquéavait dit qu’il se trouverait, et j’ai eu 3 Conversations avecCe qui y était inhumé. Je vais l’envoyer immédiatement à S.O. àPrague, qui vous l’expédiera ensuite. La Créature est fort entêtée,mais vous connaissez le Moyen de la faire parler. Vous montrezbeaucoup de Sagesse en ayant autour de vous moins de mondequ’Auparavant ; point n’était Besoin de conserver des Gardienssous leur Forme corporelle à ne rien faire. Vous pouvez maintenantvous déplacer et aller Travailler ailleurs sans trop de Mal, sic’est nécessaire ; mais j’espère que Rien ne vous contraindrabientôt à suivre une Voie si Ennuyeuse. J’ai été fort heureuxd’apprendre que vous n’aviez plus guère commerce avec Ceux duDehors car cela présente toujours un Péril Mortel. Vousl’emportez sur moi en disposant les formules de telle sortequ’un autre puisse les dire avec Succès. Borellus estimaitqu’il en pourrait être ainsi à la condition d’utiliser les Motsjustes. Est-ce que le Jeune Homme les emploie souvent ? Jeregrette qu’il fasse le dégoûté, ainsi que je l’avais craint aucours des quinze Mois de son Séjour au Château ; mais jesuppose que vous savez comment le traiter. Vous ne pouvez levaincre avec la Formule, car elle n’Opère que sur ceux que l’autreFormule a évoqués à partir des Sels ; mais il vous reste desMains robustes, et le Poignard et le Pistolet, et les Tombes nesont pas difficiles à creuser, et les Acides ne refusent pas debrûler. On me dit que vous lui avez promis B.F. Il me le faudra parla suite. Faites très attention à ce que vous évoquez etméfiez-vous du Jeune Homme. D’ici un an nous pourrons évoquer lesLégions Souterraines, et dès lors il n’y aura plus de Limites ànotre Pouvoir. Ayez confiance en mes paroles, car, vous le savez,O. et moi-même avons eu 150 années de plus que vous pour étudierces Matières.

Nephren-Ka nai Hadoth.

EDW. H.

Pour J. Curwen, Es q.,

Providence.

 

Si Mr Ward et le Dr Willet s’abstinrent de montrer cette lettreaux aliénistes, cela ne les empêcha pas d’agir. Aucun sophisme nepouvait plus cacher la sinistre vérité : le Dr Allenentretenait une correspondance suivie avec deux personnagesétranges que Charles avait visités au cours de ses voyages, et quiprétendaient être des avatars des anciens amis de Joseph Curwen àSalem ; en outre, lui-même se considérait comme laréincarnation du vieux sorcier, et il nourrissait des desseinsmeurtriers contre « un jeune homme » qui ne pouvait êtreque Charles Ward. En conséquence, tout en remerciant le Ciel de ceque son fils fût en sécurité dans la maison de santé, Mr Wardengagea plusieurs détectives à son service et leur demanda de seprocurer tous les renseignements possibles sur le mystérieux DrAllen. Il leur confia la clé du bungalow et les invita à inspecterla chambre qu’avait occupée le compagnon de son fils, pour ychercher des indices intéressants. L’entretien eut lieu dans labibliothèque de Charles, et les policiers éprouvèrent une trèsnette impression de soulagement quand ils sortirent de la piècedans laquelle semblait régner une atmosphère maléfique…

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