L’Affaire Charles Dexter Ward

Il faut considérerl’existence de Ward avant sa folie comme une chose appartenant à unpassé lointain. À l’automne de 1918, très désireux de subirl’entraînement militaire qui faisait fureur à cette époque, ilavait commencé sa première année à l’École Moses Brown, située toutprès de sa maison. Le vieux bâtiment, construit en 1819, et levaste parc qui l’entoure, avaient toujours eu beaucoup de charme àses yeux. Il passait tout son temps à travailler chez lui, à fairede longues promenades, à suivre des cours et à rechercher desdocuments généalogiques et archéologiques dans les différentesbibliothèques de la ville. On peut encore se le rappeler tel qu’ilétait en ce temps-là grand, mince, blond, un peu voûté, asseznégligemment vêtu, donnant une impression générale de gaucherie etde timidité.

Au cours de ses promenades, il s’attachait toujours à fairesurgir des innombrables reliques de la vieille cité une imagevivante et cohérente des siècles passés. Sa demeure, vaste bâtissede l’époque des rois George, se dressait au sommet de la collineabrupte à l’est de la rivière : les fenêtres de derrière luipermettaient de voir la masse des clochers, des dômes et des toitsde la ville basse, et les collines violettes de la campagnelointaine. C’est là qu’il était né. Partant du porche classique dela façade en brique à double baie, sa nourrice l’avait emmené danssa voiture jusqu’à la petite ferme blanche, vieille de deuxsiècles, que la ville avait depuis longtemps enserrée dans sonétreinte, puis jusqu’aux majestueux bâtiments de l’Université, lelong de la rue magnifique où les grandes maisons de brique et lespetites maisons de bois au porche orné de colonnes doriques rêventau milieu de leurs cours spacieuses et de leurs vastes jardins.

Sa voiture avait également roulé dans Congdon Street, un peuplus bas sur le flanc de la colline, où toutes les maisons du côtéest se trouvaient sur de hautes terrasses : elles étaient engénéral beaucoup plus vieilles que celles du sommet, car la villeavait grandi de bas en haut. La nourrice avait coutume de s’asseoirsur un des bancs de Prospect Terrace pour bavarder avec les agentsde police ; et l’un des premiers souvenirs de l’enfant étaitun océan confus de clochers, de dômes, de toits, de collineslointaines, qu’il aperçut depuis cette grande plate-forme, par unaprès-midi d’hiver, baigné d’une lumière violette et se détachantsur un couchant apocalyptique de rouges, d’ors, de mauves et deverts.

Lorsque Charles eut grandi, il s’aventura de plus en plus bassur les flancs de cette colline presque à pic, atteignant chaquefois des parties de la ville plus anciennes et plus curieuses. Ildescendait prudemment la pente quasi verticale de Jencken Streetpour gagner le coin de Benefit Street : là, il trouvait devantlui une vieille maison de bois à la porte ornée de pilastresioniens, et, à côté de lui, la grande maison du juge Durfee, quiconservait encore quelques vestiges de sa splendeur défunte. Cetendroit se transformait peu à peu en taudis, mais les ormesgigantesques lui prêtaient la beauté de leur ombre, et l’enfant seplaisait à errer, en direction du sud, le long des demeures del’époque pré-révolutionnaire, pourvues de grandes cheminéescentrales et de portails classiques.

Vers l’Ouest, la colline s’abaissait en pente raide jusqu’auvieux quartier de Town Street qui avait été bâti au bord de larivière en 1636. Là se trouvaient d’innombrables ruelles auxmaisons entassées les unes sur les autres ; et, malgrél’attrait qu’elles exerçaient sur le jeune Ward, il hésitalongtemps avant de s’y hasarder, par crainte d’y découvrir desterreurs inconnues. Il préférait continuer à parcourir BenefitStreet, en passant devant l’auberge branlante de La Boule d’Or oùWashington avait logé. À Meeting Street, il regardait autour delui : vers l’Est, il voyait l’escalier de pierre auquel laroute devait recourir pour gravir la pente ; vers l’Ouest, ilapercevait la vieille école aux murs de brique qui fait face àl’antique auberge de La Tête de Shakespeare où l’on imprimait,avant la révolution, La Gazette de Providence. Venaitensuite la première église baptiste de 1775, avec son merveilleuxclocher construit par Gibbs. À cet endroit et en direction du Sud,le district devenait plus respectable ; mais les vieillesruelles dégringolaient toujours la pente vers l’Ouest :spectrales, hérissées de toits pointus, elles plongeaient dans lechaos de décomposition iridescente du vieux port avec sesappontements de bois pourris, ses magasins de fournitures maritimesaux fenêtres encrassées, sa population polyglotte aux vicessordides.

À mesure qu’il devenait plus grand et plus hardi, le jeune Wards’aventurait dans ce maelström de maisons branlantes, de fenêtresbrisées, de balustrades tordues, de visages basanés et d’odeursindescriptibles. Entre South Main Street et South Water Street, ilparcourait les bassins où venaient encore mouiller quelquesvapeurs ; puis, repartant vers le Nord, il gagnait la largeplace du Grand-Pont où la Maison des Marchands, bâtie en 1773, sedresse toujours solidement sur ses arches vénérables. Là, ils’arrêtait pour contempler la prodigieuse beauté de la vieilleville aux multiples clochers, étalée sur la colline, couronnée parle dôme neuf du temple de la Christian Science, comme Londres estcouronné par le dôme de Saint-Paul. Il aimait surtout arriver à celieu en fin d’après-midi, quand le soleil déclinant dore de sesrayons la Maison des Marchands et les toits amoncelés sur lacolline, prêtant un charme magique aux quais où les navires desIndes jetaient l’ancre jadis. Après s’être absorbé dans sacontemplation jusqu’au vertige, il regagnait sa demeure aucrépuscule, en remontant les rues étroites où des lueurscommençaient à briller aux fenêtres.

Il lui arrivait aussi de chercher des contrastes marqués. Ilconsacrait parfois la moitié d’une promenade aux districtscoloniaux au nord-ouest de sa maison, à l’endroit où la collines’abaisse jusqu’à Stampers Hill avec son ghetto et son quartiernègre, groupés autour de la place d’où partait autrefois ladiligence de Boston ; et l’autre moitié au charmant quartierdu Sud qui renferme George Street, Benevolent Street, Power Street,Williams Street, où demeurent inchangées de belles demeures auxjardins verdoyants entourés de murs. Ces promenades, jointes à desétudes diligentes, expliquent la science archéologique qui finitpar chasser le monde moderne de l’esprit de Charles Ward ;elles nous montrent aussi la nature du sol sur lequel tomba, aucours de ce fatal hiver 1919-1920, la graine qui devait donner unsi terrible fruit.

Le Dr Willett est certain que, jusqu’à cette date, il n’y avaitaucun élément morbide dans les études et les recherches du jeunehomme. Les cimetières présentaient à ses yeux un intérêt purementhistorique, et il était entièrement dépourvu de tout instinctviolent. Puis, par degrés, on vit s’opérer en lui une étrangemétamorphose, après qu’il eut découvert parmi ses ancêtresmaternels un certain Joseph Curwen, venu de Salem, qui avait faitpreuve d’une longévité surprenante et était le héros d’étrangeshistoires.

Le trisaïeul de Ward, Welcome Potter, avait épousé en 1785 unecertaine « Ann Tillinghast, fille de Mme  Eliza,elle-même fille du capitaine James Tillinghast » : le nomdu père ne figurait pas dans les papiers de la famille. À la fin del’année 1918, en examinant un volume manuscrit des archivesmunicipales, le jeune généalogiste découvrit une inscriptionmentionnant un changement légal de nom, par lequel, en l’an 1772,Mme Eliza Curwen, épouse de Joseph Curwen, avait repris, ainsique sa fille Anne, âgée de sept ans, le nom de son père, lecapitaine Tillinghast : étant donné que « le nom deson Mari était devenu un Opprobre public, en raison de ce qu’onavait appris après sa mort, et qui confirmait une ancienne Rumeur,à laquelle une loyale Épouse avait refusé d’ajouter foi jusqu’à cequ’elle fût si formellement prouvée qu’on ne pût conserver aucunDoute ». Cette inscription fut découverte à la suite dela séparation accidentelle de deux feuillets soigneusement collésensemble.

Charles Ward comprit tout de suite qu’il venait de se trouver unaïeul jusqu’alors inconnu. Ceci le troubla d’autant plus qu’ilavait déjà entendu de vagues rumeurs concernant ce personnage dontil semblait qu’on eût voulu effacer officiellement le souvenir.

Jusqu’alors, Ward s’était contenté de bâtir des hypothèses plusou moins fantaisistes au sujet du vieux Joseph Curwen ; mais,dès qu’il eut découvert le lien de parenté qui les unissait, ilentreprit de rechercher systématiquement tout ce qu’il pourraittrouver. Il réussit au-delà de ses plus grands espoirs : deslettres, des mémoires et des journaux intimes, enfouis dans lesgreniers de Providence et d’autres villes, recélaient des passagesrévélateurs que leurs auteurs avaient jugé inutile de détruire.Mais les documents les plus importants, ceux qui, selon le DrWillett, causèrent la perte de Ward, furent trouvés par le jeunehomme, en août 1919, derrière les boiseries d’une maison délabréed’Olney Court.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer