L’Affaire Charles Dexter Ward

Cependant, lahideuse puanteur et le gémissement lugubre étaient tellement plusnets dans cette vaste salle souterraine que le médecin futcontraint de leur accorder toute son attention. Ayant projeté lalumière de sa lampe sur le sol, il s’aperçut que, par endroits, àintervalles irréguliers certaines dalles étaient percées de petitstrous. Une longue échelle, négligemment posée sur le sol, semblaitcomplètement imprégnée de l’affreuse odeur qui régnait partout.Soudain, Willett constata que l’odeur et le bruit paraissaient plusforts immédiatement au-dessus des dalles percées de trous, comme sielles eussent été des trappes donnant accès à de plus grandesprofondeurs. Il s’agenouilla près de l’une d’elles, et parvint àl’ébranler non sans difficulté. Aussitôt le gémissement devint plusaigu, et il lui fallut rassembler tout son courage pour continuer àsoulever la lourde pierre. Une puanteur innommable monta desentrailles de la terre, et le médecin se sentit pris de vertigetandis qu’il dirigeait la clarté de sa lampe vers l’ouverturenoire.

Si Willett avait espéré découvrir un escalier menant à ungouffre d’abomination suprême, il dut être fort déçu car il vitseulement la paroi de brique d’un puits cylindrique, de un mètre etdemi de diamètre, dépourvu de tout moyen de descente. Pendant quele faisceau lumineux s’abaissait vers le fond du puits, legémissement se transforma en une série de cris horribles,accompagnés d’un bruit d’escalade vaine et de chute visqueuse.L’explorateur se mit à trembler, refusant même d’imaginer quelleabominable créature pouvait bien s’embusquer dans cet abîme. Maisun instant plus tard, il rassembla le courage nécessaire pour sepencher par-dessus la margelle grossière, tenant sa lampe à bout debras. Tout d’abord, il ne put discerner rien d’autre que les paroisgluantes et couvertes de mousse ; ensuite, il aperçut uneforme noire en train de bondir maladroitement au fond de l’étroitcylindre, à vingt-cinq pieds environ au-dessous de lui. La lampetrembla dans sa main, mais il regarda de nouveau pour mieux voirquelle était la créature vivante emmurée dans les ténèbres de saprison où elle mourait de faim depuis le départ de Charles Ward, unmois auparavant. À n’en pas douter, il devait y en avoir un grandnombre au fond des autres puits recouverts de dalles perforées, oùelles n’avaient pas la place de s’étendre, et où elles avaient dûrester tapies en bondissant faiblement de temps à autre pendant cesquatre semaines abominables.

Mais Marinus Bicknell Willett se repentit d’avoir regardé unedeuxième fois, car, depuis lors, il n’a plus jamais été le même. Ilest difficile d’expliquer comment la seule vue d’un objet tangible,aux dimensions mesurables, a pu bouleverser à ce point un hommehabitué au spectacle macabre des salles de dissection. Tout ce quenous pouvons dire, c’est que certaines formes ou entités détiennentun pouvoir de suggestion qui fait entrevoir d’innommables réalitésau-delà du monde illusoire où nous nous enfermons. De touteévidence, Willett aperçut une entité de ce genre, car, pendantquelques instants, il fut frappé d’une démence frénétique. Il lâchasa lampe, et ne prêta pas la moindre attention au grincement desdents qui se refermèrent sur elle au fond du puits. Il se mit àhurler d’une voix suraiguë, méconnaissable, et, incapable de serelever, il rampa désespérément sur les dalles humides d’oùmontaient de faibles cris qui répondaient aux siens. Il déchira sesmains sur les pierres rugueuses et se meurtrit fréquemment la têtecontre les piliers, mais il poursuivit sa route. Ensuite, il repritlentement conscience et se boucha les oreilles pour ne plusentendre le concert de gémissements lugubres qui avait succédé auxcris. Ruisselant de sueur, dépourvu de tout moyen d’éclairage,accablé par le souvenir d’une effroyable vision, il songeait avechorreur que des douzaines de ces créatures terrifiantes vivaientencore au-dessous de lui, et qu’un des puits était restéouvert…

Par la suite, il refusa toujours de dire exactement ce qu’ilavait vu. L’entité prisonnière ressemblait à certaines sculpturesde l’autel. De toute évidence, elle n’avait pas été créée par lanature, car elle n’était pas finie et nul ne sauraitdécrire ses proportions anormales. Selon Willett, elle représentaitle type de ces formes que Ward avait suscitées à partir de selsimparfaits. Sur le moment, le médecin se rappela une phrase dela lettre de Simon ou Jedediah Orne adressée à JosephCurwen :

« À n’en point douter, il n’y avait Rien que de trèsAbominable dans ce que H. a fait surgir en partant de ce qu’iln’avait pu réunir dans sa totalité. »

Puis il lui revint en mémoire le souvenir des rumeurs concernantle cadavre calciné trouvé dans les champs une semaine aprèsl’attaque de la ferme de Joseph Curwen. Charles Ward avait racontéà Willett que, selon le vieux Slocum, ce n’était pas un cadavred’homme, et qu’il ne ressemblait à aucun animal connu des habitantsde Pawtuxet.

Ces mots résonnaient dans sa tête tandis qu’il se balançait dedroite à gauche, accroupi sur les dalles de pierre. Il essaya deles chasser en récitant le Notre Père ; puis il se surprit àrépéter la double formule qu’il venait de découvrir dans labibliothèque souterraine. Cela sembla le calmer, et il parvint à semettre sur pied en chancelant. Déplorant amèrement la perte de salampe, il regarda avec attention tout autour de lui dans l’espoirde discerner une faible lueur provenant de la bibliothèque. Au boutd’un certain temps, il crut apercevoir dans le lointain une vagueclarté, et se traîna à quatre pattes dans cette direction avec uneprudence terrifiée, craignant sans cesse de se cogner contre unpilier ou de tomber dans le puits ouvert.

À un moment donné, il toucha la dalle perforée de trous qu’ilavait enlevée, et une angoisse atroce s’empara de lui. Mais il eutla chance d’éviter l’ouverture béante, d’où aucun bruit ne montaità présent : la créature qui avait tenté de broyer la lampeélectrique entre ses dents ne pouvait plus se faire entendre… Àplusieurs reprises, au cours de sa lente progression, il vitdiminuer la lueur qui lui servait de guide, et il comprit que leslampes et les bougies allumées par ses soins devaient s’éteindrel’une après l’autre. L’idée d’être perdu au cœur des ténèbres de celabyrinthe cauchemardesque le poussa à se relever et àcourir ; car, la dernière lumière une fois disparue, il ne luiresterait plus qu’un seul espoir de survivre : l’arrivée dessecours que pourrait lui envoyer Mr Ward au bout d’un temps plus oumoins long. Bientôt, il atteignit le couloir et vit que la lueurprovenait d’une porte à sa droite. Un instant plus tard, il seretrouvait dans la bibliothèque secrète de Charles Ward etregardait mourir la dernière lampe qui venait d’assurer sonsalut.

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