L’Affaire Charles Dexter Ward

Le lendemain matin,le Dr Willett se rendit en hâte chez Mr Ward, pour être présent aumoment de l’arrivée des détectives. Les deux amis s’installèrent aurez-de-chaussée, car les étages supérieurs étaient imprégnés d’uneodeur nauséabonde qui, selon les vieux domestiques, constituait unemalédiction laissée par le portrait disparu de Joseph Curwen.

À 9 heures, les trois policiers se présentèrent et firentimmédiatement leur rapport. Ils n’avaient pas réussi à retrouver leDr Allen, mais ils étaient parvenus à rassembler un certain nombrede faits significatifs à son sujet. Entre autres choses, ilsavaient découvert, dans une pièce du bungalow, une fausse barbe etde grosses lunettes noires prouvant que le mystérieux compagnon deCharles s’était montré sous un déguisement. Par ailleurs, uncommerçant de Pawtuxet avait vu un spécimen de son écriture qui luiavait semblé fort étrange, presque illisible.

La plupart des habitants du village tenaient le Dr Allenpour responsable des profanations de tombes commises au cours del’été précédent. Les enquêteurs qui avaient visité le bungalowaprès l’incident du camion dévalisé s’accordaient pour reconnaîtrequ’Allen parlait et agissait en maître ; sa barbe neparaissait pas naturelle, et il avait une petite cicatriceau-dessus de l’œil droit. Quant à la fouille de sa chambre, ellen’avait donné rien de précis, sauf la barbe, les lunettes, etplusieurs notes au crayon dont Willett identifia immédiatementl’écriture avec celle des manuscrits de Joseph Curwen et despapiers récemment rédigés par le jeune Ward.

Le médecin et son ami se sentirent en proie à une terreurcosmique à mesure que tous ces faits leur étaient révélés et qu’unepensée démentielle s’insinuait dans leur esprit. La fausse barbe,les lunettes, l’écriture étrange de Curwen… l’antique portrait avecsa petite cicatrice que l’on retrouvait sur le front du maladeenfermé dans la maison de santé… cette voix entendue par MrWard au téléphone, cette voix enrouée absolument semblable à cellede son fils… Qui avait jamais vu Charles et Allen en même temps,après la visite des enquêteurs au sujet de l’affaire ducamion ? N’était-ce pas à la suite du départ d’Allen queCharles avait perdu brusquement sa terreur panique et s’étaitinstallé au bungalow ? Curwen, Allen, Ward… quelle abominablefusion entre deux siècles et deux personnes ! Pourquoi leportrait de Curwen ressemblait-il tellement à Charles ?Pourquoi Charles et Allen copiaient-ils l’écriture de JosephCurwen ? Puis il y avait encore l’horrible besogne de cesgens, la crypte abominable, les monstres affamés dans leur prison,la redoutable formule, le message en caractères minuscules, lesdocuments, les lettres, la profanation des tombes… Quelleconclusion fallait-il tirer de tout cela ? Finalement, Mr Wardprit la seule décision raisonnable. Il dessina à l’encre, sur unephotographie de son fils, une barbe et une paire de lunettes.Ensuite, il confia cette image aux détectives en leur demandantd’aller la montrer à ceux des commerçants de Pawtuxet qui avaientvu le mystérieux Dr Allen.

Willett et son ami attendirent pendant deux heures dans lamaison à l’atmosphère empoisonnée. Puis les détectives revinrent.Oui, la photographie transformée était une image assez fidèle du DrAllen. Mr Ward blêmit, et Willett s’épongea le front. Allen, Ward,Curwen… cette affaire devenait vraiment par trop hideuse. Queldémon le jeune homme avait-il fait surgir du vide ? Ques’était-il passé du début à la fin ? Qui était cet Allen quise proposait de tuer Charles, et pourquoi ce dernier, dans lepost-scriptum de sa lettre à Willett, avait-il dit que sonmystérieux compagnon devait être dissous dans de l’acide ?D’autre part, pourquoi le message en lettres minusculesrecommandait-il de détruire Curwen par le même moyen ? Quellemétamorphose s’était donc produite en la personne de Charles, et àquel moment ? Le jour où Willett avait reçu sa dernièrelettre, le jeune homme s’était montré inquiet toute la matinée,puis son attitude avait brusquement changé : il était sorti dela maison à l’insu de tout le monde, pour rentrer ensuite d’un airfanfaron en passant devant les policiers chargés de veiller surlui. Néanmoins, il avait poussé un cri de terreur en pénétrant danssa salle de travail. Qu’y avait-il donc trouvé ? Ou, plutôt,qu’est-ce qui l’avait trouvé, lui ? Ce simulacrequ’on avait vu rentrer sans qu’on l’eût vu sortir, n’était-ce pasune ombre démoniaque imposant sa présence à quelqu’un qui n’avaitpas du tout quitté la pièce ? Le maître d’hôtel n’avait-il pasmentionné des bruits étranges ?

Willett sonna le domestique et lui posa quelques questionsà voix basse. L’homme déclara qu’il avait dû se passer une vilaineaffaire. Il avait entendu un cri, un soupir, un son étranglé, unbruit de chute lourde. Mr Charles n’était plus le même quand ilétait sorti à grands pas, sans dire un mot. Le maître d’hôtelfrissonnait tout en parlant. L’atmosphère de la maison semblaitimprégnée d’horreur. Les détectives eux-mêmes se sentaient mal àl’aise. Le Dr Willett roulait dans sa tête de terribles pensées, etmurmurait parfois des paroles inintelligibles.

Finalement, Mr Ward déclara que l’entretien était terminé.Les policiers et le domestique se retirèrent, les deux hommesrestèrent seuls dans la pièce. Bien qu’il fût midi, des ombressemblables à celles du crépuscule recouvraient la maison. Le DrWillett commença à parler sérieusement à son hôte, et le pria delui confier le soin des recherches qui restaient àentreprendre : certaines choses pouvaient être mieuxsupportées par un ami que par un père. En tant que médecin de lafamille, il devait avoir les mains libres, et, avant toute chose,il demandait qu’on le laissât seul dans l’ancienne bibliothèque deCharles aussi longtemps qu’il le jugerait utile.

Mr Ward, écrasé par le flot d’horribles suggestions qui sedéversait sur lui de tous côtés, accéda à cette requête. Unedemi-heure plus tard, le médecin était enfermé dans la piècemaudite contenant les panneaux de boiserie de la maison d’OlneyCourt. Le père de Charles, qui écoutait à la porte, entenditd’abord un grand remue-ménage ; puis il y eut un fortcraquement, comme si l’on ouvrait par la force une armoirehermétiquement close ; ensuite vint un cri étouffé, et ce quel’on avait ouvert fut refermé violemment. Une seconde plus tard, laclé grinça dans la serrure ; Willett, hagard et blême, parutsur le seuil et demanda qu’on lui fournît du bois de chauffage.N’osant pas lui poser de question, Mr Ward donna des ordres à undomestique qui apporta de grosses bûches de pin et les déposa dansl’âtre. Cependant, Willett était monté jusqu’au laboratoire d’où ilrevint transportant divers objets dans un panier couvert.

Puis le médecin s’enferma de nouveau dans la bibliothèque,et, bientôt, des nuages de fumée passèrent devant les fenêtres. Unpeu plus tard, on entendit pour la seconde fois un étrangecraquement suivi par le bruit mat d’une chute lourde. Ensuite,Willett poussa deux cris étouffés. Finalement, la fumée rabattuepar le vent devint particulièrement âcre et sombre ; Mr Wardet les domestiques furent incommodés par l’odeur qu’elle répandait.Après un siècle d’attente, les vapeurs devinrent plus légères, eton entendit dans la bibliothèque le bruit de diverses opérations denettoyage. Enfin, Willett sortit de la pièce, ses traits décomposésempreints d’une tristesse infinie, portant le panier couvert qu’ilétait allé prendre dans le laboratoire. Il avait laissé la fenêtreouverte, et dans la pièce funeste entrait à flots un air pur qui semêlait à une étrange odeur de désinfectant. La vieille boiserieau-dessus de la cheminée semblait maintenant dépourvue de toutpouvoir maléfique, comme si le portrait de Joseph Curwen n’y avaitjamais été peint. La nuit tombait, mais elle n’apportait aucunsentiment de crainte. Le médecin refusa de dire ce qu’il avait faitet se contenta de déclarer à Mr Ward :

— Je ne peux répondre à aucune question. Sache seulementqu’il y a différentes espèces de magie. J’ai opéré une grandelustration. Les habitants de cette maison dormiront mieux àl’avenir.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer