L’Affaire Charles Dexter Ward

Le spectacle de cethomme étrange, au visage blême, à peine âgé de quarante ans enapparence et pourtant vieux de plus d’un siècle, essayantd’échapper à la vague de crainte et de haine dont il était l’objet,paraissait à la fois pathétique et méprisable. Telle est lapuissance de la richesse et de certains gestes, que l’aversionpublique à son égard diminua un peu, surtout lorsque ses marinscessèrent brusquement de disparaître. En outre, on ne le vit plusjamais errer dans les cimetières, et on parla beaucoup moins desbruits sinistres qui se faisaient entendre dans sa ferme dePawtuxet Road. Il continua à faire entrer dans sa maison desquantités considérables de nourriture et à remplacer ses troupeauxde bétail ; mais, avant le jour où ses livres de comptesfurent examinés par Charles Ward, nul ne songea à établir unetroublante comparaison entre le grand nombre de nègres de Guinéequ’il importa jusqu’en 1766 et le petit nombre de ces mêmes Noirspour lesquels il pouvait produire des actes de vente soit auxmarchands d’esclaves du Grand-Pont, soit aux planteurs duTerritoire des Narragansett.

Naturellement, cet amendement tardif ne produisit pasbeaucoup d’effet. On continua d’éviter Curwen avec méfiance, et ilcomprit que ses affaires ne tarderaient pas à être compromises. Sesétudes et ses expériences, quelle qu’en fût la nature, devaientnécessiter un revenu considérable ; en outre, il ne lui eûtservi à rien de changer de lieu de résidence, car cela lui auraitfait perdre tous les avantages de sa situation commerciale. Laraison lui ordonnait d’améliorer ses rapports avec les habitants dela ville, afin que sa présence ne fût plus le signal de la fin desconversations, de mauvaises excuses pour prendre congé, et d’uneatmosphère de malaise général. Ses commis lui causaient beaucoup desoucis, car c’étaient de pauvres hères que personne d’autre nevoulait employer. Quant à ses capitaines et à leurs seconds il neles gardait que dans la mesure où il pouvait exercer sur eux uncertain ascendant soit par une hypothèque, soit par un billet àordre, soit par des renseignements précis sur leur vie privée. Dansplusieurs cas, s’il faut en croire les journaux intimes du temps,Curwen fit preuve d’un véritable pouvoir magique pour découvrir dessecrets de famille à des fins peu avouables. Au cours des cinqdernières années de son existence, il sembla que, seules, desconversations directes avec des gens morts depuis longtemps, aientpu lui fournir les renseignements qu’il était prêt à débiter avectant de volubilité.

Vers cette époque, le rusé marchand trouva un expédientsuprême pour reprendre son rang dans la communauté. Il résolutd’épouser une jeune fille dont la situation sociale rendraitimpossible l’ostracisme qui le frappait. Peut-être aussi avait-ildes raisons plus profondes de désirer se marier ; des raisonstellement en dehors de notre sphère que, seuls, des papiersdécouverts cent cinquante ans après sa mort ont permis d’ensoupçonner l’existence ; mais on ne saura jamais rien decertain à ce sujet. Se rendant compte de l’horreur indignée qu’ilsusciterait en faisant sa cour selon les coutumes établies, ilchercha une candidate sur les parents de laquelle il pût exercerune pression suffisante : tâche très difficile, car il voulaitque sa future épouse possédât une grande beauté, une éducationparfaite et une position sociale inattaquable. Finalement, sonchoix se porta sur la fille d’un de ses meilleurs capitaines, nomméDutie Tillinghast, veuf d’excellente famille et de réputation sanstache, qui, par manque d’argent, se trouvait complètement sous ladomination de Curwen. Après une terrible entrevue avec sonarmateur, le marin donna son consentement à cette unionmonstrueuse.

Eliza Tillinghast, âgée de dix-huit ans à cette époque,avait été aussi bien élevée que les maigres ressources de son pèrele permettaient. Non seulement elle avait fréquenté l’école deStephen Jackson, mais encore elle avait appris tous les arts de lavie domestique. Depuis la mort de sa mère, emportée par la varioleen 1757, elle tenait la maison, avec l’aide d’une seule servantenoire. Elle dut avoir une explication très pénible avec son père ausujet du mariage qu’il lui imposait, mais aucun document écrit n’enfait mention. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle rompit sesfiançailles avec le jeune Ezra Weeden, premier lieutenant del’Entreprise, et que son union avec Joseph Curwen futcélébrée le 7 mars 1767, à l’église baptiste, en présence despersonnalités les plus distinguées de la ville. La Gazettementionna la cérémonie en un compte rendu très bref qui sembleavoir été coupé ou déchiré dans les numéros de ce journal encoreexistants. Ward en trouva un seul intact, après de longuesrecherches dans les archives d’un collectionneur célèbre. Il étaitrédigé dans les termes suivants :

Lundi dernier, Mr Joseph Curwen, marchand de cetteVille, a épousé Mlle Eliza Tillinghast, fille du capitaine DutieTillinghast, jeune personne qui, en même temps que la Beauté,possède un réel Mérite de nature à faire honneur à l’État demariage et à perpétuer sa Qualité.

La série des lettres Durfee-Amold, découverte par Charles Warddans la collection de Melville F. Peters, de George Street, jetteune vive lumière sur l’indignation suscitée par cette union malassortie. Néanmoins, l’influence sociale des Tillinghast gardaittout son poids, et, de nouveau, Joseph Curwen reçut les visites degens qu’il n’aurait jamais amenés, dans d’autres circonstances, àfranchir le seuil de sa demeure. S’il ne fut pas reçu par tout lemonde, il cessa d’être l’objet d’un ostracisme général. Lecomportement de l’étrange marié à l’égard de son épouse surprittout le monde. Il n’y eut plus aucune manifestation inquiétantedans la maison neuve d’Olney Court, et, bien que Curwen se rendîttrès souvent à sa ferme (où il n’emmena jamais sa jeune femme), saconduite devint presque normale. Une seule personne lui manifestaune hostilité marquée : Ezra Weeden, le jeune officier demarine dont les fiançailles avec Eliza Tillinghast avaient été sibrutalement rompues. Il avait juré publiquement de se venger, ets’employait à espionner Curwen avec une opiniâtreté haineuse qui neprésageait rien de bon pour son heureux rival.

Le 7 mai 1765 naquit Ann Curwen. Elle fut baptisée par leRévérend John Graves, de King’s Church (le mari et la femme, étantrespectivement congrégationaliste et baptiste avaient adopté d’uncommun accord l’église épiscopale[3] pour leurfille). On ne trouve pas mention de cette naissance dans la plupartdes documents ecclésiastiques et municipaux où elle devraitfigurer, et Charles Ward eut beaucoup de mal à la découvrir. Ildut, pour cela, correspondre avec les héritiers du Dr Graves qui,fidèle sujet du roi, avait emporté avec lui un duplicatumdes registres paroissiaux quand il abandonna son pastorat au momentde la révolution. Ward puisa à cette source parce qu’il savait quesa trisaïeule, Ann Tillinghast Potter, avait appartenu à l’égliseépiscopale.

Peu de temps après la naissance de sa fille, événementqu’il accueillit avec une ferveur contrastant avec sa froideurhabituelle, Curwen décida de poser pour son portrait. Il le fitexécuter par un Écossais plein de talent, nommé Cosmo Alexander,qui résidait à ce moment-là à Newport. On rapporte que l’image futpeinte sur un panneau de la bibliothèque de la maison d’OlneyCourt. À cette époque, le marchand donna des signes de distractionextraordinaire et passa le plus clair de son temps à la ferme dePawtuxet Road. Il paraissait en proie à une agitation réprimée,comme s’il attendait un événement phénoménal ou s’il allait faireune étrange découverte dans le domaine de l’alchimie.

Il ne cessa pas d’affecter de prendre un grand intérêt àla vie de la communauté, et ne perdit pas une occasion d’élever leniveau culturel de la ville. En 1763, il avait permis à DanielJenckes d’ouvrir sa librairie dont il fut par la suite le meilleurclient. De même, il prêta une aide financière substantielle àLa Gazette qui paraissait tous les mercredis, à l’enseignede la Tête de Shakespeare. En politique, il se montra farouchepartisan du gouverneur Hopkins, contre le parti de Ward(particulièrement puissant à Newport, ville rivale de Providence).Mais Ezra Weeden, qui le surveillait de près, se moquaitcyniquement de cette activité extérieure, et jurait qu’elledissimulait un commerce innommable avec les plus noirs abîmes duTartare. Chaque fois qu’il était à terre, le jeune homme passaitdes nuits entières non loin des quais, tenant un canot prêt quandil voyait des lumières briller dans les entrepôts de Curwen, etsuivant la petite embarcation qui, parfois, s’éloignait furtivementdans la baie. Il montait aussi la garde près de la ferme dePawtuxet Road, et fut une fois cruellement mordu par les chiens queles deux domestiques lâchèrent sur lui.

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