L’Aigle noir des Dacotahs

L’Aigle noir des Dacotahs

de Gustave Aimard

Chapitre 1 À l’Occident

 

La civilisation est animée d’une force immense qui la pousse à une expansion sans limite ; comme la vapeur impatiente que soulève une ardente flamme, elle est toujours en ébullition, prête à se répandre hors des limites connues. La civilisation est le mouvement perpétuel de l’humanité, toujours à la recherche de l’infini.

Mais, sur son passage, elle laisse des traces,souvent misérables ou sanglantes, – épaves ballottées sur l’Océan du destin ; – elle détruit en créant ; elle fait des ruines en consolidant son édifice ; elle engloutit quiconque veut lutter avec elle.

Il y a deux siècles à peine, des peuplades appelées Sauvages, – pourquoi sauvages ?… – promenaient dans les forêts vierges du Nouveau-Monde leur libre indolence, leur liberté solitaire, leur ignorance insouciante du reste de l’univers.

La civilisation s’est abattue sur ces régions heureuses, comme une avalanche, elle a balayé devant elle les bois,leurs hôtes errants, – Indiens, buffles, gazelles ou léopards ; – elle a supprimé le désert et ses profonds mystères ; elle a tout absorbé.

Aujourd’hui on imprime et on vend des journauxlà où jadis le Delaware, le Mohican ou le Huron fumait le calumetde paix ; on agiote à la Bourse là où mugissait lebuffle ; on fabrique des machines à coudre là où la squawindienne préparait le pemmican des chasseurs ; le rail-way aremplacé les pistes du Sioux sur le sentier de la guerre ; onvend de la bonneterie là où combattirent des héros.

Et peu à peu l’Homme rouge, le vrai,le maître du désert, s’est retiré, luttant d’abord, fuyant ensuite,demandant grâce enfin… – demandant, sans l’obtenir ! unedernière place sur cette terre de ses ancêtres, pour y dormir àcôté de leurs vieux ossements.

Roule avalanche ! tombez nations dudésert ! et roulez sur cette pente inexorable qui mène àl’Océan. Bientôt l’Indien aura vécu, il sera une légende, uneombre, un mythe ; on en parlera, comme d’une fable ; etpuis on n’en parlera même plus ; l’oubli aura tout dévoré.

Que le lecteur veuille bien nous suivre dansce monde presque disparu : les Prairies de l’Oregonnous offrent l’hospitalité, la grande et majestueuse hospitalitéque Dieu donne à l’homme dans le désert.

La matinée était ravissante : frais etjoyeux de son repos nocturne, le soleil envoyait ses premiersrayons cueillir dans le calice des fleurs des myriades de perlessemées par la rosée ; chaque feuille de la forêt, illuminéepar une flèche d’or, envoyait autour d’elle des refletsd’émeraude ; chaque colline s’empourprait ; chaque nuagerose semblait chercher un nid pour y conserver sa fraîcheur. Lesoiseaux chantaient, les rameaux babillaient, les ruisseauxmurmuraient ; tout était en joie dans l’air et sur la terre,et du désert immense s’élevait l’harmonie ineffable qui, chaquejour, salue le Créateur.

Dans un de ces groupes arborescents quirompent d’une manière si pittoresque l’uniformité des pelouseséternelles, était installé le campement rustique d’un convoi depionniers. Au milieu du retranchement circulaire formé par leswagons s’élevait, sous le feuillage d’un tulipier, une jolie tenteblanche ressemblant de loin à quelque grand cygne endormi sur legazon.

Dans les wagons on aurait pu entendre larobuste respiration des dormeurs ; ce paisible écho du sommeilexcitait une rêverie mélancolique et quelques symptômes d’enviechez la sentinelle qui veillait au salut des voyageurs.

Le rideau de la petite tente blanche s’agita,s’entrouvrit et laissa paraître une adorable tête de jeunefille ; ses longs cheveux ondulés, blonds comme les blés murs,se répandaient à profusion sur ses épaules, pendant que ses deuxpetites mains mignonnes cherchaient vainement à les réunir en unelarge tresse ; ses yeux noirs à reflets bleus illuminaient unfrais visage rose ; un sourire joyeux anima sa charmantefigure, à la vue des splendeurs de l’aurore ; d’un bond degazelle elle s’élança hors de la tente et s’avança sur la pelouseavec une démarche de fée ou de princesse enchantée.

Apercevant des touffes de fleurs qu’avaientépargnées les pieds lourds des hommes et des chevaux, elle courutles cueillir, plongeant, toute rieuse, ses mains dans la roséeodorante.

– Et maintenant, se dit-elle en promenantdes yeux ravis sur la plaine onduleuse, faisons une petiteexcursion dans la prairie ! Ce n’est pas se promener que desuivre la marche fortifiée des wagons où je me sens prisonnière.Allons aux fleurs ! allons aux champs ! qu’il fera bon decourir sur ce gazon avec le vent du matin !

Esther Morse (c’était son nom) rentra dans satente pour y prendre un chapeau de paille, rustique, mais décoré debeaux rubans cramoisis, s’en coiffa coquettement et partit enchantant à mi-voix.

Elle passa à côté de la sentinelle qui,fatiguée de sa nuit sans sommeil, s’appuyait languissamment sur sacarabine. C’était un beau jeune homme, grand et fort : envoyant la jeune promeneuse il tressaillit comme s’il eût aperçu uneapparition.

– Ce n’est pas mon affaire de vous donnerun conseil, miss Esther, murmura-t-il, mais prenez garde ; onne sait quels Peaux-Rouges sont en embuscade derrière ces rocherslà-bas.

– Ne craignez rien pour moi, AbelCummings, répondit-elle avec un gracieux sourire ; je veuxseulement faire un tour sur la pelouse. Je serai de retour avant ledéjeuner.

– Si les anges descendaient sur la terre,je croirais en voir un, se dit le jeune homme en la regardants’éloigner.

Bientôt elle eut franchi l’enceinte ducamp ; insoucieuse du danger, tout entière au charme dudélicieux paysage qui l’entourait, Esther courut au ruisseau dontle frais murmure se faisait entendre dans le bois. En route, ellepapillonnait de fleur en fleur, butinant à droite et à gauche commeune abeille matinale. Arrivée au bord de l’eau, elle ne put sedispenser de s’y mirer : jamais sans doute ce miroir du désertn’avait reflété plus joli visage ; la jeune fille en profitapour faire une toilette champêtre et disposer une couronne defleurs dans les nattes épaisses de sa luxuriante chevelure.

Tout à coup un bruit furtif la fittressaillir ; elle écouta un instant, tremblante, en regardantà la hâte autour d’elle. Était-ce le vent dans les branches… ?le tonnerre lointain d’une bande de buffles au galop… ? ou lepas méfiant de quelque grand loup gris… ? ou bien, ôterreur ! la marche invisible de l’Indien féroce en quête deprisonnière ou de chevelures… ?

Au premier regard qu’elle lança derrière elle,elle aperçut une femme indienne debout à quelque distance.S’élancer vers le camp pour échapper aux poursuites des Sauvages,fut le premier mouvement d’Esther ; mais au premier pasqu’elle fit, elle sentit une main saisir vivement les plisflottants de sa robe : l’Indienne était à ses cotés.

– Regardez-moi, lui dit cette dernièred’une voix gutturale mais caressante et harmonieuse ;regardez ! moi pas ennemie. La Face-Pâle a donc oublié lesLaramis ? La mémoire des femmes blanches n’est pas droitecomme le cœur des femmes rouges.

Un instant glacé dans ses veines, le sangd’Esther colora ses joues ; elle avait reconnu dans la jeuneIndienne la fille d’une tribu amie que les voyageurs avaientrencontrée quelques semaines auparavant.

– La femme blanche a été bonne pour moi.M’a-t-elle déjà oubliée ? ne reconnaît-elle plus l’épouse d’ungrand chef des Sioux ?

La jeune Indienne, vivement éclairée par lesrayons naissants du soleil, réalisait dans toute sa perfection letype si rare de la beauté sauvage. Taille élancée et souple seredressant avec une grâce féline ; petits pieds ornés democassins coquets en fourrure blanche ; longue chevelure bruneet soyeuse à reflets dorés ; grands yeux de gazelle, profondset pensifs ; profil d’aigle, fondu, pour ainsi dire, enphysionomie de colombe ; tout se réunissait en elle pour faireune admirable créature, qu’on ne pouvait facilement oublier.

– Oui, répondit Esther, je me souviensbien de vous, mais quel motif vous a amenée si loin de votretribu ? Je ne croyais pas que les femmes indiennes eussentl’habitude de s’éloigner autant de leurs wigwams, et de laisserainsi leurs maris.

– Waupee n’a plus de mari.

– Comment ! que voulez-vousdire ? Il n’y a pas un mois, je vous ai vue l’épouse d’ungrand guerrier, fameux sur le sentier des chasses.

– Un jour, une femme belle comme une roseblanche est venue dans le wigwam de l’Aigle-Noir. Le guerrier aoublié Waupee sa femme, et son cœur s’est tourné vers la robeblanche. Waupee n’a plus de mari.

– Waupee ! (c’est-à-direFaucon-Blanc) que me racontez-vous là ? je ne vous comprendspas.

– Le guerrier n’a plus voulu regarder lalune lorsque les rayons d’or du soleil ont frappé sa paupière.

– Vous me parlez en énigme ;expliquez-vous clairement.

– L’Aigle-Noir a les yeux fixés sur labeauté de la Face-Pâle, dit l’Indienne en appuyant son doigt contrela poitrine d’Esther.

– Sur moi ! vous vous trompez !répliqua Esther avec un sourire inquiet.

– Ma langue suit le droit chemin de lavérité.

– Mais c’est une folie ! Il ne mereverra plus ; il m’oubliera, Waupee ! et de beaux joursreviendront pour vous.

– L’homme rouge n’oublie jamais.

– Et vous avez fait une longue route…vous êtes venue si loin pour me parler de cela ?

– Le wigwam de Waupee est désolé.

– Vous avez un autre motif… parlez,parlez donc, je vous en conjure.

– Que ma sœur à visage blanc penche sonoreille, pour que Waupee puisse y murmurer des paroles secrètes,dit l’Indienne en baissant la voix et regardant autour d’elle avecinquiétude ; les bois, les eaux, les rochers ont desoreilles.

– Oh ! vous me faites mourir depeur, qu’allez-vous m’annoncer ?

Faucon-Blanc se haussa sur ses petits piedspour atteindre à l’oreille d’Esther, et la serrant dans ses braslui dit précipitamment :

– L’Aigle-Noir des Sioux est sur la tracede la Face-Pâle, cherchant à la faire sa prisonnière.

– Horreur ! il est peut-être déjàposté entre nous et le camp de mon père ; merci !merci ! bonne Waupee, je…

– Silence ! interrompit celle-ci ense baissant jusqu’à terre pour écouter ; la terre tremble sousles pieds des chevaux, mais ils sont loin encore. Que ma sœurface-pâle courre rejoindre son peuple, et qu’elle ne s’en éloigneplus. L’œil de l’Aigle-Noir est perçant, ses pieds légers, son cœurne connaît ni la pitié ni la crainte.

– Et vous, Waupee ?

– Le Grand-Esprit me conduira. La pauvreIndienne a risqué sa vie pour vous sauver : vous nel’oublierez pas…

Au même instant, Waupee tressaillit comme siun serpent l’eût piquée, et, sans prononcer une parole, disparutdans le fourré.

Abandonnée à elle-même, Esther demeuraimmobile et incertaine pendant quelques secondes ; puis elles’enfuit vers le camp avec la rapidité d’une biche effarouchée.Sentant ses jambes se dérober sous elle, elle s’arrêta un momentpour reprendre haleine, et, tout en écoutant avec terreur, sebaissa pour prendre avec la main quelques gouttes d’eau dans leruisseau.

Quand elle se releva pour fuir encore, lesbuissons s’ouvrirent avec fracas à côté d’elle, une forme sombrelui apparut : c’était l’Aigle-Noir des Sioux.

– Ugh ! fit la voix gutturale etcontenue du sauvage.

En même temps il saisit dans ses bras rougesla jeune fille glacée d’effroi, et l’emporta comme eut fait d’unecolombe l’oiseau dont il portait le nom.

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