Le Bacille

Le Bacille

d’ Arnould Galopin

À la mémoire de mon père

Le Docteur AUGUSTIN GALOPIN,

Professeur de physiologie, élève de Claude Bernard.

A.G.

Il allait chancelant, comme un enfant, lugubre,

Comme un fou…Devant lui la foule au loin s’ouvrait…

Léon Dierx.

 

Chapitre 1

 

Il venait brusquement d’apparaître au coin de la rue et s’avançait d’un air las, le menton sur la poitrine, le visage enfoui dans un grand cache-nez de laine noire.

Une femme qui faillit le heurter poussa un cri perçant et s’enfuit, affolée…

Presque au même instant, de tous côtés,s’élevèrent des exclamations confuses :

– Lui… encore lui !…

– Oh ! l’horreur !…

– Le monstre !…

Il y eut une longue rumeur, un mouvement de recul et instinctivement tous les visages se détournèrent.

Pendant quelques secondes, il demeura immobile, fixant sur ceux qui l’entouraient deux yeux jaunes,humides et luisants, puis il poussa un long soupir et se remit en marche lentement… sous les huées…

Au moment où il passait près d’un hangar en démolition, quelqu’un lui lança un plâtras qui s’émietta sur ses talons en un nuage de poussière blanche, et un gamin s’enhardit jusqu’à lui tirer son pardessus.

L’homme se retourna et regarda l’enfant qui,terrifié, resta cloué sur place, bouche bée, les doigts ouverts.

La foule s’était amassée, surexcitée,tumultueuse.

– Si nous n’étions pas arrivés, il l’aurait certainement frappé, dit une femme avec un geste de menace.

– Bien sûr, reprit une autre… Tenez, pasplus tard qu’avant-hier, il a couru après mon petit, même qu’enrentrant chez nous le pauvre gosse a été pris de convulsions… Ilavait eu comme qui dirait « les sangs tournés ».

– Mais pourquoi ne l’enferme-t-onpas ?… On a bien enfermé le mendiant de l’avenue d’Orléans,vous savez, celui qui avait la figure brûlée et deux trous rouges àla place des yeux.

– C’est vrai tout de même… pourtant iln’était pas aussi laid que celui-ci… et puis il ne bougeait jamaisde place… il se tenait toujours devant la porte desEnfants-Assistés… Ceux qui ne voulaient pas le voir n’avaient qu’àpasser de l’autre côté du trottoir… tandis que cet individu-là onle rencontre partout.

– Il habite sans doute le quartier ?interrogea quelqu’un.

– Oui… tout près d’ici… à côté dumarchand de fourrages, dans la petite maison qui fait le coin dupassage Tenaille.

– Il faudra bien qu’on nous endébarrasse, grogna un vieux monsieur affligé d’un tic, en ponctuantsa phrase d’un coup de canne et d’un clignement d’œil.

– Le commissaire a dit qu’il n’y pouvaitrien.

– Oh ! par exemple, nous verronsbien… oui, nous verrons… À la fin, c’est scandaleux, vraiment celane peut durer…

**

*

L’homme était déjà loin. Sa longue silhouettevoûtée s’était fondue peu à peu dans la luminosité pâle ducrépuscule, et longtemps après qu’il eut disparu, la foule demeuraencore groupée sur le trottoir, maudissant cet inconnu, dont labrève apparition l’avait si étrangement remuée.

**

*

Depuis environ un mois qu’il s’était fixé àMontrouge, celui que l’on appelait « l’Horreur » sortaitrégulièrement, à la tombée de la nuit, comme leschauves-souris ; il prenait les rues désertes, rasaittimidement les maisons, cherchant le plus possible à se dissimulerdans l’ombre. La première fois qu’on l’avait aperçu, il avaitprovoqué un sentiment de curiosité inquiète, une sorted’indéfinissable malaise comme on en éprouve à la vue de quelquechose d’étrange, d’anormal, qui épouvante et déconcerte. Puis, à lalongue, la crainte avait fait place à l’aversion, l’aversion audégoût. On avait peur de cet homme et on le détestait tout à lafois parce qu’il troublait la quiétude des gens paisibles ets’obstinait à vivre de la vie de tout le monde, quand il semblaitcondamné par la nature à mener l’existence des anciens lépreux.Pour un peu, on eût exigé qu’il se couvrît la tête d’un voile ets’annonçât d’un grincement de crécelle.

Il était devenu une sorte d’ennemipublic ; une rage sourde grondait à son approche et, sans lessergents de ville, peut-être l’eût-on lynché, tant était forte lahaine de tous contre cet homme auquel on ne pouvait cependantreprocher que sa laideur. Il y a de ces misères physiologiques quisurexcitent les nerfs et qui, après avoir donné le frisson,finissent par horripiler. Elles deviennent une obsession et, à leurvue, au lieu d’une exclamation de pitié, c’est un cri de fureur quis’échappe, car le moderne altruisme s’accommode mal de certainescomplications et n’entend pas être soumis à trop rude épreuve. Ilest entendu que chacun aime son prochain, est quelquefois disposé àle secourir et à le consoler, à condition toutefois que ce prochainne force pas les cœurs à des dévouements trop héroïques.

**

*

La nuit était tout à fait venue quand« l’Horreur » réintégra son antre, une petiteconstruction de deux étages, à la façade lézardée, aux voletsdisjoints, située presque en bordure de l’avenue du Maine.

Cette masure qui, à gauche, était protégéecontre l’écroulement par des poutres vermoulues, s’adossait sur ladroite à un hangar sous lequel on apercevait des bottes de pailleet de foin symétriquement étagées. Une cour intérieure faisaitcommuniquer le hangar avec cette pauvre maison, mais, depuis quecelle-ci était habitée, on avait édifié à la hâte une sorte decloison formée de planches disparates et à demi pourries quereliait entre elles par le haut une traverse de sapin toute neuve.Deux fenêtres donnant sur la cour avaient été condamnées au moyende tasseaux et l’on voyait encore la marque noire des volets contrela muraille.

La bicoque appartenait à un marchand defourrages voisin ; elle était abandonnée depuis quelque tempset son propriétaire avait résolu de la démolir, quand un hommed’une cinquantaine d’années, qui se disait médecin, était, un jour,venu la louer et avait même signé un bail de trois ans.

– C’est pour un de mes amis, avait-ildit… un savant qui désire être tranquille…

Il avait fait mettre sur la quittance le nomde Martial Procas, avait payé un an d’avance et s’en étaitallé.

Deux jours après, une grande tapissières’arrêtait devant la masure et les déménageurs ne tardaient pas àencombrer le trottoir de meubles dépareillés, de paquets, deballots et d’une infinité d’objets et d’instruments bizarres, telsqu’on en voit dans les laboratoires : cornues rebondies,retortes au bec recourbé, cloches évasées par le bas, matras à colétroit, sphériques et ovoïdes, aludels piriformes lutés avec del’argile, et emboîtés les uns dans les autres… Puis ce fut uneprofusion d’éprouvettes, de tubes coudés, de tubes en U, decoupelles, de creusets, de flacons, de filtres, d’eudiomètres et desiphons.

Les passants intrigués s’arrêtaient devant untel amas de choses mystérieuses et regardaient d’un œil méfiant cetenvahissement de verrerie.

Enfin, les déménageurs tirèrent encore de lavoiture deux fourneaux de cuivre, un petit lit de fer, une armoirenormande, un divan rouge en velours de lin fané, quelques chaises,une horloge à coffre, une grande table de chêne qui ressemblait àun établi… et ce fut tout.

Les hommes attendaient qu’on vînt leurindiquer où il fallait placer tout cela, et comme le locataire nese montrait pas, ils allèrent s’installer chez un marchand de vin,après avoir recommandé à un gosse de les prévenir « dès que leparoissien arriverait ».

Mais il faut croire que le« paroissien », comme ils l’appelaient, ne semblait guèrepressé d’occuper sa nouvelle demeure, car il ne fit son apparitionqu’au moment où l’on commençait à allumer les réverbères.

Bien que l’on fût en mai et qu’il fît unechaleur lourde, il arriva dans un fiacre fermé, un de ces fiacresarchaïques, comme on en rencontre encore la nuit, dans la cour desgares, et qui sont conduits par des sexagénaires rubiconds etmalpropres. Après avoir payé le cocher, il rabattit sur ses yeuxson chapeau de feutre noir, mit une main devant son visage ets’engouffra rapidement dans le vestibule de la maison. On eût dit,à le voir, un homme qui venait d’être soudainement frappé et qui,étourdi par le coup, s’enfuyait pour échapper à un ennemiinvisible.

Les déménageurs prévenus parurent engrommelant, la démarche lourde et chaloupante.

– Ah ! c’est pas malheureux !fit l’un.

– Ce type-là se paie décidémentnot’tête ! dit un autre. Attends un peu, on va lui ranger saverrerie et proprement encore. Si y a de la casse, tant pis, ças’ra pas d’not’faute puisqu’y fait nuit.

Du vestibule, une voix s’éleva, sèche, un peunasillarde :

– Mes amis, ne cassez rien, je vous enprie. Il y aura un bon pourboire.

Les déménageurs se regardèrent et se mirent àrire bêtement, en se poussant du coude.

Le chef d’équipe, un grand gaillard aux brastatoués, coiffé d’un bonnet rouge, répondit avec un accent traînantde faubourien :

– Soyez tranquille, bourgeois. On aurasoin de votre vaisselle. Du moment qu’il y a un bon pourboire, çava. Allons les gars ! Commençons par les meubles. Après ons’appuiera la verrerie.

Et avec des gestes dont ils s’efforçaientd’atténuer la brusquerie, les hommes chargèrent sur leurs épaulesle pauvre mobilier qui s’étalait pêle-mêle dans la rue.

Cela prit un quart d’heure à peine… puis ils« attaquèrent » la verrerie, mettant à ce travail un soinméticuleux qu’ils exagéraient d’une manière ridicule.

Cependant, le locataire ne s’était pas encoremontré. Dissimulé dans une chambre du premier étage, ilinterrogeait rapidement chaque fois qu’il entendait craquer lesmarches :

– Que montez-vous là ?

– Le lit…

– Bien… au premier… dans la pièce degauche.

Quelques instants après, il demandaitencore :

– Qu’apportez-vous, maintenant ?

– Des bibelots de verre.

– Dans la salle de droite, en bas, aurez-de-chaussée.

Tantôt sa voix semblait toute proche, tantôtelle venait un peu assourdie du fond d’une pièce ou d’un corridoret jamais les déménageurs ne pouvaient apercevoir celui qui leurparlait… Quand ils approchaient de l’endroit où devait se trouverce singulier individu, ils entendaient un rapide glissement,voyaient une ombre qui frôlait les murs et disparaissait derrièreune porte… Un d’entre eux, qui était chaussé d’espadrilles, parvintcependant à dépister « le paroissien » ; maiscelui-ci, surpris, tourna brusquement le dos, et se tint dans unangle, légèrement baissé, comme s’il arrangeait quelque chose.

Quand tout fut monté, placé, fixé, l’hommedemanda encore :

– Et mes microscopes ? Je ne lesvois pas…

– Quoi qu’y dit ? fit l’un desdéménageurs.

– J’sais pas, répondit son camarade…j’crois qu’y d’mande ses « misroscopes ».

– Ils sont dans une caisse de bois noir…reprit l’homme invisible, sans sortir du coin où il s’étaittapi.

– Ah ! oui… j’vois c’que c’est… onva vous monter ça, bourgeois… fit le chef d’équipe… La caisse estrestée en bas dans le vestibule… Pardon ! excuse ! onl’avait oubliée…

On entendit alors tinter des pièces demonnaie, puis le locataire annonça :

– Je dépose votre argent sur la cheminéede la chambre de droite.

Les déménageurs s’avancèrent rapidement, maisquand ils arrivèrent, l’homme avait disparu…

Le chef compta l’argent, fit entendre unclaquement de langue significatif, puis dit, en saluantironiquement :

– Le compte y est… et largement… Mercibien, patron, et au revoir !… Non… j’peux pas dire ça, puisquej’vous ai pas vu… mais c’est égal, vous êtes bien bon tout d’même…Allons ! à une autre fois !

Il y eut dans l’escalier un bruit de souliersferrés, des trébuchements sonores, puis la porte se refermabruyamment.

L’homme écouta quelques instants, immobile, enhaut de l’escalier.

Quand il fut bien sûr que les déménageursétaient partis, il descendit très vite, poussa le verrou de laporte d’entrée, alluma une bougie, puis se jetant sur le vieuxdivan rouge qui gisait au milieu d’un affreux fouillis, il se pritla tête entre les mains et se mit à sangloter…

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