Le Bataillon de la Croix-Rousse

Le Bataillon de la Croix-Rousse

de Louis Noir

Le Guet-apens

Par un soir des premiers jours de mai, Lyon commençait à s’endormir.

Dix heures venaient de sonner lentement à l’horloge de l’église métropolitaine, le couvre-feu tintait,éveillant les échos de la vieille basilique, faisant vibrer lugubrement les profondeurs de ses cryptes, s’épandant delà dans l’espace et remontant, en lentes ondulations, vers les hauteurs escarpées de Fourvière.

Dans les casernes, les roulements sourds du tambour et les notes étouffées de la trompe sonnant en sourdine l’extinction des feux répondaient au son de la cloche.

À cette époque et à pareille heure, les portes des maisons étaient closes depuis longtemps et l’on voyait à peine çà et là quelques lampes filtrer des lueurs incertaines à travers les interstices des volets fermés.

Le quai de l’Archevêché, mal éclairé,s’étendait silencieux, couvert d’ombre par ses grands arbres qui bourgeonnaient déjà ; le ciel était chargé de nuages lourds,formés de vapeurs tièdes, courant très bas et venant du midi.

Lyon était alors divisé, comme toute laFrance, en deux partis : les Jacobins et les Girondins ;derrière ceux-ci se cachaient beaucoup de royalistes ; auxmalheurs de l’invasion, allaient se joindre les horreurs de laguerre civile.

Déjà, les troubles politiques avaient produitdes conflits déplorables, par suite de la mésintelligence despartis, dès que la nuit devenait noire, les rues se vidaient,chacun se retirait chez soi, car on ne se sentait plus protégédehors.

Lyon si riche, si tranquille, si biensurveillé, était devenu une ville troublée, inquiète, où la misèrede la population et l’indifférence de trois polices faisaientsurgir des voleurs et des assassins.

En ce moment même, une embuscade est tenduepar un groupe d’individus d’allures plus que suspectes qui, dansl’allée de traverse obscure d’une maison du quai de l’Archevêché,se tiennent cachés, assez nombreux pour former une banderedoutable ; ces hommes, vêtus comme les mariniers, portent lechapeau rond de feutre noir : munis de solides bâtons, ilsattendent et ils sont évidemment aux aguets.

L’état politique de la ville favorise, dureste, toutes les audaces malsaines.

Il y a trois polices : la garde nationaledévouée aux Girondins, les agents municipaux, qui ne savent trop àqui obéir, et la police secrète du comité central, qui agit pour lecompte des Jacobins, et qui prépare leur triomphe.

En février, c’est-à-dire tout récemment, lesGirondins, forts de l’appui du ministère de leur parti encore aupouvoir, ont saccagé le club des Jacobins, et ils ont voulu casserla municipalité, mais trois membres de la Convention sont venusrétablir l’ordre et ils ont adopté une politique de bascule, quin’a fait qu’équilibrer les forces entre les partis.

De là, cette situation étrange de troispolices se contrecarrant, et de trois partis se livrant à desguets-apens et à des violences telles que Châlier, chef desJacobins, a une garde spéciale.

Trois polices, point de police.

Aussi, à cette heure, n’était-il pas prudentde s’aventurer sans armes dans les rues désertes, encore moins surles quais, près de la Saône qui garde si longtemps les noyés dansles enlacements de ses longues herbes.

Rien d’étonnant donc à ce qu’une bande, ayantévidemment dessein de se livrer à une attaque violente, fut cachéedans cette allée noire de la maison du quai de l’Archevêché.

Ces hommes, à coup sûr, avaient desintelligences dans la maison même, car, de temps à autre, une porteintérieure donnant sur l’allée, s’ouvrait sans bruit et une voixdemandait très-bas :

– Ne voit-on rien ?

– Non, répondait un des individus placésen embuscade.

– N’entend-on rien ?

– Rien.

– Elle viendra, pourtant ! affirmaitla voix ; elle doit aller à un rendez-vous et passer parici.

– Du moment où c’est sûr, patientons.

– Surtout, reprenait la voix, ne manquezpas de m’appeler, si vous entendez des bruits de pas. Je ne veuxpas de méprise.

– Entendu ! disait laconiquement ungrand gaillard, maigre, efflanqué, ayant toutes les allures d’unchat de gouttière.

Et la porte se refermait pour se rouvrirbientôt, et la voix répétait les mêmes questions, suivies des mêmesréponses.

Dans l’allée, quand le questionneur impatientétait rentré, les hommes de l’embuscade causaient entre eux à voixbasse.

Ces individus, qui avaient des façons deparler trop Croix-Rousse, pour être de vrais mariniers, semblaientéprouver des scrupules et des inquiétudes.

– La femme sera accompagnée, disait l’un.Elle criera.

– L’homme la défendra !

– Le temps de les « ficeler »et il viendra quelqu’un.

– Et si, par hasard, une patrouille de lagarde nationale passe, nous serons pincés.

– Et si nous sommes pincés, ça iraloin.

Une voix dit : – Imbéciles !

On se tut.

C’était l’homme de haute taille, le chef de labande évidemment, qui venait de lancer cette apostrophe avec uneconviction profonde et fortement accentuée.

Cette troupe devait être disciplinée, puisquepersonne n’osait protester contre cette appellation humiliante.

– Imbéciles ! répéta le chef.

Et il reprit, procédant avec l’ordre et laméthode des esprits supérieurs.

– Primo, nous sommes nombreux et nousavons nos gourdins.

– On défend de s’en servir ! dit unevoix avec l’accent des faubourgs de Paris ; on veut qu’ondévalise la femme sans lui faire de mal. Nous avons des gourdins,mais c’est comme si nous n’en avions pas, ah !…

– Toi, la Ficelle, dit le chef, tu astoujours des objections à faire, et tu vois midi à quatorze heures.On n’a pas défendu absolument d’utiliser les gourdins, on arecommandé d’en user le moins possible et seulement si le vieux sedébattait trop.

– Ah ! c’est un vieux.

– Oui ; de plus, c’est unbedeau.

– Sans te commander, chef, est-on biensûr que c’est un donneur d’eau bénite ? demanda la Ficelleavec une insistance prouvant qu’il était le seul de toute la bandequi osât faire des observations.

– Puisque je te le dis. Est-ce que jevous dore jamais la pilule, moi ! est-ce que je blague jamais,moi !

– Si c’est un rat d’église, dit laFicelle avec satisfaction, on pourra, en effet, sauter dessus sansêtre obligé de l’étourdir d’un coup de bâton ; c’est lâche,ces bêtes à bon Dieu.

– Pourtant, dit le chef, s’il sedébattait par trop, s’il criait, on pourrait user du gourdin sansen abuser. La consigne est bien simple : assommez au besoin,ne tuez pas.

– Et la femme ? demanda la Ficelle,qui paraissait s’intéresser au sexe.

– La femme ! c’est mon affaire. Ilfaut de la délicatesse. Je l’étrangle légèrement et je labâillonne.

– Dites donc, chef, est-ellejolie ?

– On le suppose.

– Vous ne l’avez pas vue ?

– Non ! Mais on la verra.

À l’un de ses hommes qui causait à voix basseavec son voisin, le chef ordonna rudement :

– Gueule-de-Loup et vous autres tous, dusilence maintenant.

Tous obéirent. Cette bande évidemment secomposait d’hommes très accoutumés les uns aux autres, trèscamarades puisqu’ils s’étaient donné à tous des sobriquets,habitude de voleurs et de mouchards.

Le silence s’était fait profond. Bientôt lequart après dix heures sonna.

– Attention ! dit le chef. Elle nepeut tarder ! Car on nous a dit de dix heures à dix heures etdemie, et nous allons bientôt entendre trottiner la souris et lerat d’église.

Puis avec autorité :

– De l’ensemble ! À moi lafemme ! Que personne n’y touche que moi. Toi l’Enrhumé, tusautes sur le bedeau et tu lui serres le cou avec ton mouchoir ànœuds ; Gueule-de-Loup lui lie les bras avec sa corde etl’Amitié lui passe un nœud coulant aux jambes.

– Et moi ? demanda la Ficelle,humilié de ne rien faire.

– Toi, tu as du jugement et dusang-froid ; tu tiendras en réserve le coup de gourdin.

– À la bonne heure ! dit la Ficelletouché de cette marque d’estime.

Et comme il avait la vue plus perçante que lesautres, il regarda dehors.

– Rien encore ! dit-il.

– Va donc jusqu’à la Saône, commanda lechef, voir si les mariniers ne dorment pas au fond du bateau.

La Ficelle traversa le quai, descendit sur laberge, vit dans un assez fort bateau solidement amarré, troismariniers bien éveillés (des vrais ceux-là) et il remonta faire sonrapport.

– Tout va bien sur l’eau !dit-il.

– Bon ! fit le chef.

– Mais, demanda l’Enrhumé qui devait sonsurnom à sa voix éraillée, résultat probable d’un abus fréquent deliqueurs fortes, mais… mais, répéta-t-il, avec l’embarras de langued’un alcoolique… pourquoi faut-il porter ces… ces… gens là dans lebateau…

– Pourquoi ? c’est l’ordre.

– On pourrait les… les… dévaliser dans lachambre.

– Et les y laisser, n’est-ce pas ?Tu es une triple brute ! Les laisser dans cette chambre :autant vaudrait donner ton adresse, imbécile ; tandis qu’unbateau, sur l’eau, ne laisse pas de traces.

– Et qu’est-ce qu’on en fera de ces… ces…gens-là… quand on les… les… aura fouillés ?

– Çà n’est pas ton affaire. Si l’on nouscommande de les noyer, nous les noierons.

– Oh ! fit La Ficelle…noyer ?

– Pourquoi pas ? On n’en a rien dit,mais je prévois… que, du moment où l’on ne veut pas que nousjouions du couteau, où l’on ne nous laisse taper avec les gourdinsqu’à la dernière extrémité, c’est que l’on ne tient pas à ce queles corps portent des marques ; un coup de gourdin peut passerpour une contusion reçue par le noyé contre un rocher de la Saône.La noyade peut passer pour un accident.

– Mais, dit la Ficelle, tu parles, chef,comme si l’on voulait absolument la mort de ces gens-là !

– On veut d’abord ce qu’ils ont sur eux,puis on veut s’en débarrasser. Et je ne crois pas que, du moment oùl’on a préparé un bateau, par une si grosse Saône, ce soit pourfaire prendre un simple bain d’agrément au rat d’église et à lapetite souris de sacristie.

– Si j’avais su…

– Tu vas discuter, maintenant…

– Non… trop tard… mais si j’avais su…

– Attention ! les voilà ! ditGueule-de-Loup placé en sentinelle.

Le chef alla frapper à la porte de lachambre ; elle s’ouvrit.

– Les voilà, dit le chef à celui quiouvrait ; on vous attend.

– Vous êtes tous prêts ?

– Oui.

– Eh bien, agissez en vigueur et sanshésiter.

Le silence se refit profond dans l’allée etl’on entendit un bruit de pas sur le quai. Si peu clair qu’il fit,on pouvait distinguer la mise des deux victimes qui s’approchaientdu guet-apens tendu dans l’allée. L’homme portait ce vêtement quasiecclésiastique, cher aux jésuites de robe courte.

Le chef l’avait bien dit ; ce bedeau nedevait pas peser bien lourd.

Aussi, la Ficelle, évidemment de bonne humeuret augurant bien de l’expédition, donna-t-il un coup de coudesignificatif à Gueule-de-Loup qui sourit dans l’ombre. CeGueule-de-Loup n’avait pas le sourire aimable, car ce souriredécouvrait le côté gauche de la lèvre supérieure, et montrait uncroc formidable d’où était venu le surnom de l’individu. Il avait,du reste, des attitudes de bête fauve, et semblait se ramasser pourmieux bondir sur ses victimes qui s’approchaient toutes deux pas àpas.

Si le bedeau était peu sympathique au premieraspect et tout enveloppé d’hypocrisie, ce qui sautait à l’œil, mêmede loin, même dans la nuit, en revanche, la jeune femme quil’accompagnait, semblait devoir être charmante. Jeune assurément,car elle allait légère avec la grâce sautillante d’unefauvette ; il y avait trop de ressort dans la démarche, tropde vivacité dans l’allure, trop de grâces dans les ondulations ducorps et d’élégance dans la tournure pour que cette femme eût plusde vingt-cinq ans et qu’on ne la devinât point jolie. Elle étaitvêtue comme une ouvrière, mais très coquettement, et elle portaitsa mante sur son bras, car il faisait une chaleur tiède.

La Ficelle, qui y voyait la nuit comme leschats, poussa un soupir.

– Noyer cette petite femme !pensait-il. Et son cœur se fendait.

La Ficelle avait fait, en quelques secondes,toutes les réflexions que nous venons d’écrire en quelqueslignes ; mais le moment d’agir arrivait et il n’y avait pas àreculer.

Penchés sur le bord de l’allée, le corpstendu, les muscles raidis, les mains crispées sur leurs corps, lesfaux mariniers retenant leur haleine, s’apprêtaient à bondir,attendant un signal du chef ; cette troupe, je l’ai dit,semblait soumise à une discipline qui lui donnait del’ensemble.

Quand le bedeau et sa compagne passèrentdevant l’allée, le trou béant de la porte ouverte leur fit uneimpression désagréable ; la petite ouvrière fit un bond légerde côté et le bedeau deux pas en arrière.

– Allez ! cria tout à coup une voixau fond de l’allée.

Les faux mariniers s’élancèrent.

Mais le bedeau était mieux armé qu’on nel’avait cru.

Comme tous les trembleurs, il avait cherché àse rassurer, dans cette marche de nuit, en portant unarsenal ; avec un pistolet à deux coups dans une main, unautre à la ceinture, un couteau en poche, il se croyait sûr demettre en fuite, avec ces armes, toute bande suspecte, et de tenirtête à toute attaque.

Mais il comptait sans sa lâcheté. Tout ce quela terreur lui permit de faire fut de presser machinalement ladétente du pistolet qu’il tenait en main, le doigt sur lagâchette : le coup partit, sans que le malheureux bedeau s’yattendit, et sans qu’il se rendit compte que c’était lui quitirait, car il se mit à trembler de tous ses membres.

Il y eut un moment de stupeur chez le bedeau,d’hésitation parmi les assaillants.

– Sus ! sus ! cria la voix decelui qui commandait au chef de bande lui-même.

Ainsi poussés, les assaillants bondirent, legourdin levé ; mais le bedeau, avec une vitesse de lièvrefuyant la meute, détala, abandonnant sa compagne, qui était déjàsous la main nerveuse du chef.

La bande poursuivit le fuyard qui, d’humblerat de sacristie, semblait s’être transformé tout d’un coup :on eut juré qu’il lui était poussé des ailes et qu’il était devenuchauve-souris : de plus, très-malin, il avait adopté latactique des bécasses, il faisait des crochets, enfilait lesruelles, et, enchevêtrant la poursuite, il gagnait sur labande : il aurait suffi très probablement tout seul à sonsalut, lorsqu’il se heurta, au coin de la rue des Trois-Maries, àun grand et vigoureux jeune homme qui l’arrêta.

– Grâce ! cria le bedeau. Ne me tuezpas ! Prenez ma bourse, je ne dirai rien.

Et il jeta ses armes, sa bourse, jusqu’à sonmanteau, aux pieds du jeune homme étonné : car celui-ci nevoyait pas la bande qui déboucha tout à coup de la rue. Le bedeauprofita du moment où le jeune homme se rendant enfin compte de cequi se passait, examinait la bande : il se sauva de plusbelle.

Sans plus s’occuper de lui et voyant qu’ilavait affaire à des bandits, le jeune homme ramassa les pistoletsqui étaient à terre, et, sans hésiter, avec sang-froid etrésolution, certain d’avoir en face de lui des malfaiteurs, il tirasur eux.

Les pistolets étaient à deux coups dont untiré par le bedeau. Trois coups de feu et deux hommes touchéstombèrent en hurlant : le reste, sur le bel exemple donné parLa Ficelle, battit en retraite sur le quai.

Le jeune homme, jetant ses pistolets inutiles,ramassa le gourdin de Gueule-de-Loup, l’un des blessés qui setordaient à terre, et il poursuivit les faux mariniers. Comme lafuite de ceux-ci fut aussi rapide que l’avait été celle du bedeau,il en résulta que, deux minutes au plus après avoir quitté le quai,ils y reparurent, juste à temps pour voir le chef enlevant dans sesbras la petite ouvrière et la portant vers la Saône.

Plus brave, moins troublée que le bedeau quil’accompagnait, la jeune femme s’était d’abord sauvée de toutes sesforces le long du quai pour se soustraire aux atteintes duchef : mais celui-ci était trop haut sur jambes pour ne pasêtre un coureur hors ligne : il fut bientôt sur sa victimeétendant ses grands bras sur elle et la saisissant, pauvre petitefauvette dans ses serres de vautour. Mais la fauvette avait bon becet elle se défendait.

La vaillante petite femme, se sentant prise,tira de sa poche un joli petit stylet à poignée de nacre, et,jetant le fourreau, tendant les jarrets, repliée sur elle-même,elle attendit son agresseur.

– Oh ! dit celui-ci, tu veux mepiquer, petite vipère.

Il fit un pas en arrière, ramena en main songourdin suspendu au poignet droit par une courroie, et, d’un coupsec, il paralysa le bras de la jeune femme qui laissa tomber sonarme en poussant un cri de douleur. Fondant alors sur elle, le chefvoulut la lier : mais elle se débattit, criant si fort qu’ilse résigna à l’étrangler à moitié. Enfin il s’en rendit maître etl’emporta.

Il revint avec son fardeau, se dirigea versl’escalier où se tenait celui qui présidait à ce guet-apens et auprofit ou du moins par l’ordre duquel il semblait se soumettre.

Cet homme, dont la silhouette se détachait ennoir sur le fond gris de l’air, semblait appartenir à labourgeoisie ; il était vêtu comme les Lyonnais aisés d’alors.C’était un petit être désagréable, agité, trépignant, aigre,miaulant ses ordres d’une voix de fausset et paraissant doué d’uncaractère impérieux, exigeant, insupportable.

Il rageait, pestait, maugréait.

– Les imbéciles, murmurait-il !c’était son mot favori. Ils vont laisser échapper cette canaille debedeau !

Regardant du côté du chef :

– Et ce grand niais de Monte-à-Reboursqui manque la femme et qui la laisse crier ! Oh ! lesimbéciles, les imbéciles !

Il n’avait pas tous les torts.

Déjà quelques volets grinçaient aux façadesdes maisons ; on sentait que des têtes se mettaient auxfenêtres ; on ne descendait pas, on ne descendraitprobablement point, car, en ce temps-là, on était prudent comme àtoutes les époques troublées pendant lesquelles on ne sait jamaistrop à qui l’on aura affaire si on se mêle de quelque chose :mais enfin, des curieux, cela est toujours gênant.

Aussi, l’homme cria-t-il à Monte-à-Rebours, lechef, qui revenait :

– Plus vite, donc ! Plus vite, grandcrétin !

Et il avait vraiment raison de presser sonacolyte, car il vit tout aussitôt accourir à lui La Ficelle et sesdeux compagnons serrés de près par le hardi jeune homme qui avaitpris fait et cause pour le bedeau.

Soudain, le gourdin de ce brave jeune hommetournoya sur la tête d’un des faux mariniers qu’il talonnait :le coup fut si rapide que l’homme tomba comme un bœuf frappé par lamasse du boucher. Ce que voyant, le petit bonhomme qui dirigeaitl’expédition s’attendait à tout d’un aussi intrépide jouteur et ilcria aux bateliers qui se tenaient en Saône.

– Vite, vous autres ! À nous !Prenez vos rames ! dépêchez-vous.

Puis à la Ficelle et au seul compagnon decelui-ci qui fût debout :

– Face à cet homme, canailles…

Avec une résolution qui prouvait que la ragelui donnait l’énergie, il courut, le pistolet à la main, au secoursde ses acolytes en déroute et ceux-ci levèrent la tête en entendantla voix de ce petit homme grincheux qui semblait avoir sur eux plusd’ascendant que leur chef lui-même. Ce qui contribua surtout àdonner du cœur à la Ficelle, c’est que le petit homme tirabrusquement un coup de pistolet sur son adversaire.

Il est vrai qu’il le manqua.

Le jeune homme parut un instant chercher à sedérober. Ce n’était point qu’il eût pris peur, mais il venaitd’apercevoir le chef qui portait la jeune femme. Avec le sang-froidet le coup d’œil d’une nature d’élite que le danger ne trouble pas,le jeune homme, évitant ses adversaires et les tournant, se jetasur le chef Monte-à-Rebours, avant que celui-ci eût déposé la jeunefemme à terre, et, saisissant son gourdin, il le frappa de deuxcoups qui firent sonner toute la carcasse de ce grand chat tigré.Monte-à-Rebours trébucha et s’étala de tout son long. Mais, à cemoment, les trois mariniers avec leurs longs crocs, renforçant laFicelle et son compagnon, s’élancèrent sans hésiter.

Le petit homme lâcha son second coup depistolet sur son terrible adversaire. La balle toucha, car on vitchanceler le défenseur de la jeune femme. Se sentant atteint par laballe décochée sur lui, le jeune homme se laissa emporter par lafureur dont sont saisies les natures sanguines lorsqu’elles sontfrappées : peut-être aussi craignait-il que la perte de sangne l’affaiblît trop rapidement.

Familier avec toutes les escrimes, maniantredoutablement le gourdin, il prit l’offensive avec une fougueinouïe. D’un moulinet terrible, il écarta bâtons et crocs dirigéscontre lui, fit reculer ses adversaires, en coucha bas un, cassa lebras d’un autre, et il eût rejeté tout ce monde dans le bateau, sil’homme aux pistolets n’avait traîtreusement tiré deux coups sur lemalheureux jeune homme, qui, touché légèrement à la jambe, maisfrappé à la poitrine et suffoqué, tomba en battant l’air de sesbras, menaçant encore les mariniers.

La Ficelle poussa un petit cri de satisfactionet l’homme aux pistolets cria :

– Vite donc ! à la femme,enlevez-la.

Comme le terrain de la lutte s’était déplacé,comme on était à cent pas de l’endroit où gisait la jeune femmegarrottée, la Ficelle et les bateliers coururent de ce côté. Maisun coup de vent apporta aux oreilles de ceux-ci le bruit sourd etcadencé d’une troupe régulière, arrivant au pas de course. C’étaitune patrouille qui accourait, attirée par les coups de feu.

– La Garde Nationale ! dit laFicelle s’arrêtant brusquement.

Au même moment, on vit une ombre se dessineret accourir. C’était le chef, Monte-à-Rebours. Il avait reprisconnaissance, entendu la patrouille et il fuyait.

– En retraite ! dit-il, aubateau ! Ne compromettons pas le comité.

L’homme aux pistolets lui-même, tout enprodiguant les épithètes les plus flétrissantes à son monde,ordonna :

– Enlevez vos deux camarades qui sontétalés là-bas, et vivement au bateau.

Puis, entre ses dents :

– Pourvu que Gueule-de-Loup et l’Enrhumépuissent s’esquiver ! Sacrebleu la sale affaire ! S’ilssont pris et reconnus, voilà une vilaine histoire pour nous.

Et, voyant la Ficelle présider à l’enlèvementde ses camarades assommés, il gagna lestement le bateau engrommelant. On plaça les blessés au fond de l’embarcation, et lesbateliers lâchèrent les amarres. L’un d’eux avait le brascassé.

– Qui me remplace à l’aviron ?demanda-t-il : j’ai une aile brisée.

On vit bien alors que la Ficelle et sescamarades étaient de faux mariniers : ils ne savaient pasramer.

L’homme aux pistolets dit alors :

– Bons à rien !

Et il prit l’un des avirons. Tout quinteuxqu’il fût, il montra de la vigueur.

À la barre se tenait un pilote familier avecla rivière. Enlevée par les coups de rames, emportée par lecourant, la barque fila comme une flèche, évitant les obstacles,franchissant les tourbillons et disparaissant dans l’ombre. Ilétait temps. Les bourgeois de la patrouille, enchantés de tirercomme tous bons bourgeois qui jouent au soldat, firent un feuroulant sur la barque. Mais, bien entendu, les balles se perdirentdans l’eau avec des bruits mats de cailloux lancés du haut d’unpont. Le guet-apens était manqué, mais la patrouille, de son côté,avait manqué l’arrestation de ses auteurs. Toutefois, la jeunefemme était sauvée et le blessé aussi, à moins qu’il ne mourûtentre les mains des chirurgiens.

L’officier qui commandait la patrouille étaitle fils aîné d’une des plus riches familles de Lyon, les Leroyer.Le père avait la meilleure maison de soierie de la ville. Bienentendu, il était Girondin, du moins il se disait tel, mais on lesoupçonnait fort d’être au fond un royaliste très dévoué à la causedu trône et de l’autel, d’autant que sa femme sortait de la famillenoble des d’Étioles. Quant au fils, en vertu de cette discipline defamille qui a toujours existé à Lyon, il pensait comme son père etsurtout comme sa mère.

C’était un assez beau garçon, ayant bonnesfaçons, bonnes manières, singeant un peu trop les gentilshommes,juste assez intelligent pour n’être point un sot, une de cesnatures enfin qui restent dans la bonne moyenne et auxquellesl’éducation donne un certain vernis. Doué d’une vanité qui fait lefond de la race et qui consiste à apprécier trop haut la valeur del’or, capital acquis, levier puissant, infatué de la situationpaternelle sur la place, gonflé par l’importance que lui donnaientses galons, mais très-bon enfant au fond, Étienne Leroyer était letype de ces Lyonnais qui furent si braves pendant le siège, sebattant avec valeur sans trop savoir pourquoi et sans apprécier lescauses, les motifs et les suites de la révolte. » Le fond decette race est un courage froid qui les pousse jusqu’au bout,victoire ou mort » (Michelet). Bon enfant, en somme, ce jeunehomme, bon garçon, mais aussi capable de tomber pour une bonne quepour une mauvaise cause !

Pour le moment, furieux contre les brigandsqui attaquaient à main armée et disposé à leur faire passer un trèsmauvais quart d’heure : mais tous avaient disparu. Tous, ycompris ceux qui avaient été blessés rue des Trois-Maries, et quiavaient pu s’enfuir. Il ne restait donc que la jeune femme et sondéfenseur.

Étienne, galant homme, délia la victime del’attentat, pendant que l’on s’occupait du blessé évanoui.

Ah ! c’était une maîtresse femme que lapetite femme. Pas de faiblesse. Pas de pamoison. Elle n’avait pointà reprendre connaissance, n’ayant jamais perdu ses sens : etsi elle avait perdu la parole, ce n’était point par sa faute, maispar le fait du bâillon : car celui-ci enlevé, elle se mit toutaussitôt à parler. Et ce fut elle qui, avec une incroyableautorité, se mit à questionner. À l’officier qui la regardait etqui la trouvait d’un abord très distingué, elle demanda :

– Votre nom, lieutenant.

Mais elle s’y connaissait donc en grades et enmilitaires, cette charmante petite femme.

– Mon nom ! dit le lieutenant ensouriant. Mon nom, Mademoiselle… ou madame… ! Leroyer.

– Leroyer… fit-elle… très bien.

Puis, comme si elle eût commandé lapatrouille :

– Lieutenant, faites enlever ce jeunehomme et qu’on le transporte dans la maison la plus voisine. Vousavez droit de réquisition, n’est-ce pas ?

– Oui ! dit l’officier étonné de sevoir commandé de la sorte et subissant le joug d’une aussi joliefemme. Car décidément elle était très jolie. Un caporalporte-lanterne avait eu cette curiosité d’éclairer le visage de lajeune femme, et toute la patrouille, comme un seul homme, àl’unanimité, sans conteste, sans hésitation, avec enthousiasme,s’était avoué, homme par homme, que c’était là une charmante femme,un beau brin de fille, quelque chose de très distingué, une de cesgaillardes qui ont le je ne sais quoi et pour lesquelles les hommesfont des folies.

D’abord elle était blonde et, quoiquemeurtrie, ébouriffée par la main brutale du chef Monte-à-Rebours,quoique bousculée, étouffée, frappée, décoiffée, elle avait trouvéle moyen, en un tour de main, d’étirer ses jupes, de faire rentrersous le bonnet de dentelles les touffes rebelles, de redonner desplis gracieux à sa mante tombée à terre et replacée sur le bras.Pas de trouble. Pas d’embarras. Tous ces hommes, pour elle,semblaient des serviteurs-nés.

Elle les appelait… citoyens !… mais elleprononçait le mot comme s’il se fût orthographié« messieurs » ! Elle ordonnait sans hésiter, commeune femme sûre d’être obéie par une patrouille ; elle eûtcommandé de même à une armée. Étienne n’était plus le lieutenant deson capitaine demeuré au poste central ; il était lelieutenant de cette petite femme ravissante : lui quidiscutait parfois les ordres de son chef en culottes ne discutaitpoint ceux de son chef en jupons.

Elle avait dit :

– Réquisitionnez !Transportez !

Étienne réquisitionna, transporta. Il frappa àla porte d’un magasin qui s’ouvrit : on fit allumer des lampesdans ce magasin : on s’enquit d’un médecin, on étala le blessésur un comptoir.

La petite femme, qui n’était pas une mijauréeet qui n’avait cependant rien d’une effrontée, fit sauter lesboutons du gilet, sans fausse pudeur, très délibérément ; elleexamina la blessure de la poitrine, la sonda de son petit doigtrose et dit :

– Bien ! bien ! la balle n’apas pénétré et elle s’est arrêtée sur l’os d’une côte, je lasens ; le chirurgien l’enlèvera facilement. Mais ce pauvrejeune homme a été suffoqué : toutefois, cette blessure, cen’est rien.

Au lieutenant.

– De l’eau ! de l’eau-de-vie !quelque chose !

Puis, regardant la figure du blessé, elle dit,avec un sentiment d’admiration qui fit faire la grimace àÉtienne :

– Quel beau jeune homme ! Il avraiment l’air intelligent et distingué : Leconnaissez-vous ?

Et, comme Étienne semblait étonné de laquestion :

– Oh ! fit-elle, ce ne peut être lepremier venu.

Et elle avait raison, car un sergent etplusieurs gardes dirent :

– C’est Saint-Giles !

Saint-Giles, qui signait Cinq-Giles depuisqu’il était de mode de supprimer les saints dans le calendrier,Saint-Giles fut au Lyon d’alors ce qu’André Gille, lecaricaturiste, fut au Paris du second Empire. Avant 89, Saint-Gilesétait dessinateur sur soie, mais déjà il s’était révélé par descharges très amusantes et très originales, que l’on décalquait pourles faire passer sous le manteau. Lorsque la Révolution éclata,Saint-Giles avait dix-neuf ans et il avait déjà conquis à Lyon unecertaine notoriété. Les troubles qui se prolongèrent avaient frappéau cœur l’industrie lyonnaise on ne fabriqua bientôt plus desoie : par conséquent, plus de dessins à faire.

Saint-Giles, qui depuis l’âge de 14 ansnourrissait sa mère, ses trois frères et ses deux sœurs,Saint-Giles, aîné d’orphelins, offrit son crayon à un libraire. Unjournal de caricatures fut créé : il réussit merveilleusementet très vite, grâce au talent satirique de Saint-Giles qui devintl’enfant gâté de la démocratie lyonnaise. Disons même, à l’honneurde l’esprit français, que l’aristocratie et le clergé riaient desdessins de l’artiste et lui pardonnaient assez volontiers sescharges.

Le rire désarme.

En outre, les tendances particularistes quiont toujours distingué Lyon, lui inspiraient une sympathie toutematernelle pour cet enfant de la Croix-Rousse, qui avait conquisParis sans consentir à quitter Lyon. Un éditeur parisien l’avaitappelé en vain près de lui ; Saint-Giles avait refusé ;ce que voyant, l’éditeur avait traité avec l’artiste pour l’envoipar la poste d’un dessin par semaine, et ce dessin obtenaittoujours à Paris un succès énorme qui flattait beaucoup lesLyonnais.

Ce qui avait contribué le plus, après letalent, à fonder la réputation de Saint-Giles, c’était sa bravoure.M. M. les officiers du Royal-Pologne s’étant trouvésoffensés par une caricature de l’artiste, lui avaient envoyé uncartel. Il l’avait accepté et avait blessé successivement trois desofficiers du régiment ; il avait fallu l’intervention dugénéral, prince de Hesse, pour assoupir cette affaire et empêcherd’autres duels.

Giles était un grand et beau garçon, au profilaquilin, aux cheveux noirs, aux yeux bruns très doux, trèsexpressifs. Sa bouche large, bien fendue, sensuelle et rieuse,annonçait un tempérament ardent, gai, avec des appétits robustes.Mais ce qui faisait surtout le charme de cette physionomie, c’étaitle feu sacré de l’intelligence animant ses traits, c’était enfin leMens divinior, l’âme divine de l’artiste, se révélant ets’affirmant même en ce moment où le regard était voilé par lespaupières, où les lèvres étaient décolorées par la perte dusang.

La jeune femme, en entendant prononcer le nomde Saint-Giles, dit en souriant :

– Je me doutais bien qu’un garçon decette trempe était quelqu’un.

– Quelqu’un de bien dangereux ! ditle lieutenant avec une pointe de jalousie, causée par l’intérêt quesemblait porter au blessé cette jolie femme.

– Dangereux ! fit-elle.

– Mais… mademoiselle… où madame… lecrayon de Saint-Giles ne respecte rien, ni hommes, ni prêtres, niDieu.

– Pas même monsieur votre père, n’est-cepas ? dit-elle en souriant. Saint-Giles l’a placé, je crois,dans sa Galerie des Sacristains.

Et haussant les épaules, elle dit :

– Petits esprits, a ditM. de Beaumarchais, ceux qui s’offusquent d’un petitécrit ou d’une petite caricature.

Les gardes nationaux s’entreregardèrent, sedemandant comment une grisette pouvait parler sur ce ton. Ils enconclurent que c’était une grande dame déguisée. Ils n’en doutèrentplus, quand ils l’entendirent, s’adressant au lieutenant, luidire :

– M. Leroyer, vous allez laisser,s’il vous plaît, le commandement de la patrouille à votre sergent,M. Suberville, si je ne me trompe, et vous m’accompagnerezjusqu’à la porte d’une maison où votre père vous remerciera fort dem’avoir protégée.

– Je suis à vos ordres, madame ! ditle lieutenant.

Et, appelant son sergent qui était lui-même ungros bonnet de l’industrie lyonnaise, et qui, à bien prendre, étaitle vrai chef de la compagnie, il lui dit avec beaucoup dedéférence :

– Monsieur Suberville (le haut commercede Lyon était resté poli et dédaignait de se donner du citoyen),vous connaissez l’itinéraire, vous voudrez bien conduire lapatrouille.

– Je vous prie, monsieur, dit assezvivement la jeune femme au sergent, de laisser un caporal et quatrehommes auprès de mon blessé, jusqu’à l’arrivée du chirurgien. Et jecompte sur l’humanité de ces messieurs pour transporter chez luiM. Saint-Giles et lui faire donner les plus grands soins,fussent-ils ses ennemis politiques.

– Madame, dit le sergent, nous sommestous républicains.

– Oui… je sais… Girondins… EtM. Saint-Giles, lui, est Jacobin ! On est donc ennemis.Mais votre situation dans la haute bourgeoisie lyonnaise et votreéducation me rassurent, car elles vous font un devoir de lagénérosité.

Elle conclut avec un beau sourire qui lesenchanta.

– Je suis certaine de votreprud’homie.

Depuis quelque temps elle regardait avecattention le sergent M. Suberville. Lui de son côtél’observait.

Elle fit un signe rapide, puis elle paruts’impatienter et dit :

– Quelle longue nuit ! Le soleil nese lèvera-t-il donc jamais ?

– Il se lèvera, soyez-en sûre, dit ensouriant M. Suberville.

Et il fit à son tour un signe symbolique.

De ce moment, elle parut sûre deM. Suberville : du reste, elle avait gagné à ses intérêtstoute la patrouille. Cette petite femme avait le charme, car elleavait su trouver les paroles les plus sûres pour aller au cœur deces bourgeois. Un caporal, fasciné par les beaux yeux de la jeunefemme, s’avança.

– Madame, dit-il, avec la permission dulieutenant, je reste et je vous réponds de votre protégé.

– Mon sauveur, voulez-vous dire ! Ehbien, monsieur, j’accepte et j’aurai bientôt le plaisir de vousremercier. Vous vous nommez ?

– Jean-Joseph Morongis pour vous servir,dit le caporal. Je tiens la grande confiserie de la placeBellecour.

– Je me ferai un devoir,M. Morongis, de vous donner ma clientèle.

Le caporal rougit de joie ; vendre samarchandise à cette jolie femme, la voir et lui parler lui semblaitun plaisir digne d’être savouré par un confiseur.

En ce moment, le chirurgien arriva. Il examinales blessures.

– Bon, dit-il. Presque rien ! Laballe de la poitrine en s’aplatissant sur le sternum, a produit unesuffocation.

– Et les autres blessures,docteur ?

– De simples coups de poings. Je répondsde tout, madame.

La jeune femme, définitivement rassurée parcette affirmation, fit un signe au lieutenant. Celui-ci, avec unempressement des plus galants, vint offrir son bras à la jeunefemme qui, saluant gracieusement M. M. de la gardenationale, les remercia d’un mot, les gratifia d’un sourire etsortit, laissant derrière elle une impression qui se traduisit parexclamations.

– Si c’est une fille de canut celle-là,disait l’un, j’avale mon sabre et je le digère.

– C’est une duchesse ou une danseuse del’Opéra, dit un autre. Elle vous a un cachet…

– Mais pourquoi si tard dans larue ?

– Oh ! les femmes ! ça risquetout. Et puis, Saint-Giles était avec elle.

– Mais non. Il paraîtrait qu’il l’aentendue crier et qu’il est venu à son secours.

– Avec tout ça, dit la grosse voix d’unboucher, personne ici n’a fait son devoir.

– Bon ! voilà le citoyen Balandrinqui va encore protester, dit le sergent Suberville au gardemécontent, appuyant sur le mot citoyen.

– Citoyen… citoyen… oui, je suis citoyen,répliqua Balandrin, je m’en flatte même… N’empêche que personne n’ademandé ni ses papiers ni son nom à cette grande dame déguisée quicourt les rues la nuit.

– Ah ! ah ! dit le sergent enriant avec éclat, vous auriez bien voulu savoir son nom et sonadresse n’est-ce pas, citoyen Balandrin ? Ah ! ah !mon gaillard, vous ne seriez pas fâché d’aller faire une visitedomiciliaire chez cette dame, duchesse ou drôlesse ? Eh !eh ! eh ! ils vont bien les citoyens bouchers !…

– Bon ! Bon ! Plaisantez,sergent. Mais, on ne m’ôtera pas de l’idée, dit Balandrin, quecette femme ne soit une royaliste qui conspire, peut-être même uneémigrée. Si je me présentais chez elle, ce serait au nom de la loi.Je ne suis pas un farceur comme vous, moi, sergent !

– Et si c’était une émigrée, queferiez-vous citoyen Balandrin, vous qui ne plaisantezpas ?

– Je l’arrêterais.

– Et le tribunal révolutionnaire que lecomité central a la prétention d’établir ici, enverrait sûrement àla guillotine qui va nous arriver de Paris, dit-on, cette pauvrepetite femme si charmante.

– Eh bien… après ! Pourquoi pas, sielle a émigré, si elle conspire.

– Vous êtes donc pour que l’on guillotineles femmes, vous, citoyen Balandrin ?

– Tenez, s’écria le boucher, colosseredouté, mais peu aimé dans la compagnie, tenez, cria-t-il, serrantles poings, vous m’embêtez, sergent, avec votre manière dem’envoyer du citoyen quand vous donnez du monsieur aux autres. Unboucher vaut bien un marchand de soie. Nous sommes tous égaux dureste.

– M. Balandrin, si je vous appellecitoyen, c’est pour vous faire plaisir, vous sachant républicainenragé.

– Vous ne l’êtes donc pas, vous,républicain ?

– Oh ! si, mais pas comme vous. Noussommes tous ici des hommes modérés, sauf vous qui voulez fairetomber toutes les têtes.

– Les têtes coupables. Et je suis pourque l’on remplisse son devoir. Quand on fait patrouille, on arrêteles suspects.

– Les suspects, fit le sergent,oui ; les gens que l’on suspecte d’être des malfaiteurs, desvoleurs, des assassins. Nous faisons patrouille pour protéger lespersonnes et les propriétés ; mais quant à arrêter les gens,sous prétexte politique, nous ne nous sentons pas du goût pour ça,nous autres.

Il y eut un murmure d’approbation.

Alors le boucher, furieux, roula des yeuxmenaçants autour de lui et s’écria :

– Voulez-vous que je vous dise ce que jepense ?

– Oui ! oui ! oui !dit-on.

– Eh bien, vous êtes tous des royalistesdéguisés en Girondins.

Les trois quarts des gardes protestèrent debonne foi.

– Nous sommes républicains !criaient-ils énergiquement.

– Alors, dit Balandrin, protégez laRépublique ! Sauvez-la ! Arrêtez les conspirateurs enculottes de soie, en soutane ou en jupe. Laissez s’établir cetribunal révolutionnaire dont vous ne voulez pas et cetteguillotine que vous voulez démolir et jeter dans le Rhône !Laissez passer la justice du peuple. Car moi, bourgeois, moipropriétaire comme vous, moi modéré au fond comme vous mais voyantplus clair que vous, je vous le dis, on vous trompe ; il fautrompre avec les royalistes masqués qui nous font faire de laréaction et qui veulent nous pousser à la guerre civile. Vous savezbien qu’ici, dans vos rangs, il y a des royalistes…

Chacun s’avouait que le boucher disaitvrai ; il venait de peindre le véritable état d’esprit danslequel se trouvait la garde nationale lyonnaise girondine de cœur,républicaine, mais menée par un groupe de royalistes qui exhalaientses haines bourgeoises, ses répugnances modérantistes, sesdéfiances de gens qui possèdent, ses rancunes de commerçants ruinéspar les troubles ; si bien que, tôt ou tard, il fallaits’attendre à une lutte acharnée entre le comité jacobin, d’unepart, et la garde girondine de l’autre.

Les déclarations véhémentes du boucherallaient faire éclater un orage, lorsqu’un incident détournal’attention.

Un homme entra précipitamment ets’écria :

– Arrêtez l’assassin !

Il montrait Saint-Giles… L’homme qui venaitd’entrer d’une façon aussi brusque était le bedeau ! Le bedeauhérissé, le bedeau féroce, le bedeau implacable, comme un homme quia peur et qui, rassuré, veut se venger de sa lâcheté et de sesterreurs. Cet imbécile affolé s’était enfui éperdu : iln’avait rien compris à l’intervention de Saint-Giles et l’avaitpris pour un des malfaiteurs. Ayant continué sa course sans tournerla tête, il avait atteint un poste de la garde nationale et ilramenait huit hommes et un caporal. Voyant un magasin pleind’autres gardes autour du blessé, il s’était précipité, avaitreconnu Saint-Giles et le proclamait assassin.

M. Suberville, le sergent de lapatrouille qui était intelligent, comprit que le bedeau sefourvoyait.

– Vous vous trompez, dit-il, ce jeunehomme n’est pas coupable.

– Pas coupable, s’écria le bedeau avecvéhémence, il m’a mis la main au collet pour m’arrêter et je nem’en suis débarrassé qu’en lui donnant ma bourse et monmanteau.

– Mais ce même jeune homme a défendu unedame contre des malfaiteurs, et cette dame qui sort d’ici, atémoigné en sa faveur.

– Oh ! madame la baronne estsauvée !

– Une baronne, grommela le boucherBalandrin, j’en étais sûr.

– Une baronne, se disait le confiseur,bonne clientèle.

– Une baronne !

Cela fit sensation. Mais le boucher Balandrinappréciait la chose autrement que ses camarades.

– Vous voyez, dit-il au sergent, quec’est bien une ci-devant, une émigrée peut-être !

M. Suberville, le sergent, étaitroyaliste comme quelques autres gardes, royaliste caché bienentendu : il voulut faire comprendre au bedeau quelleimprudence il venait de commettre dans les effarements de sonémotion.

– Monsieur, dit-il brutalement etsévèrement, vous me faites l’effet d’un singulier animal ; cejeune homme n’est pas un assassin : quant à la personne quisort d’ici, elle est mise comme une ouvrière. Dans cette affaire,je ne vois rien qui se rapporte à ce que vous contez.

Et, d’un ton brusque, il conclut :

– Ou vous avez eu une autre aventure quecelle qui nous occupe, ou vous avez eu si peur que vous avez perdula tête.

– Sergent, dit le bedeau qui avaitcompris, il n’y a, en effet, aucune baronne dans l’affaire :c’est ma nièce que j’accompagnais dont je voulais parler :nous l’appelons baronne parce qu’elle se donne, comme ça, toutnaturellement, des airs d’aristocrate.

– Oh ! dit le sergent, je saisis lequiproquo, mon bonhomme ! Eh bien, c’est le lieutenantM. Leroyer qui conduit lui-même votre nièce dans la maison oùelle allait et où elle doit voir M. Leroyer père.

Le sergent mettait habilement le bedeau sur labonne voie : celui-ci s’y jeta avec sagacité.

– Ce n’est pas M. Leroyer, c’estMme Leroyer que ma nièce va voir, s’empressa-t-ilde déclarer. Ma nièce est couturière.

– Et elle s’en va essayer des robes enville, à dix heures du soir ! fit le boucher incrédule.

– Monsieur, dit le bedeau, ma niècepassera sa nuit à retoucher une robe queMme Leroyer doit mettre demain matin pour lacérémonie du mariage.

– Ah ! il y a un mariagedemain !

Le bedeau, qui avait eu le temps de préparerses batteries, dit avec aplomb :

– Certainement, un très beaumariage ! Un mariage de campagne, c’est vrai, maiscossu ! C’est le fils de l’adjoint du village de Poleymieuxqui épouse sa cousine. Je crois que Mme Leroyer estmarraine de la mariée.

Le boucher, étonné de l’assurance du bedeau,n’osa contredire. En somme, le bedeau s’était accroché à unebranche assez solide : le mariage était réel. Comme l’adjointde Poleymieux était, lui aussi, un royaliste qui dissimulait sesopinions sous le masque républicain, il était facile d’improviserune invitation.

Le sergent devina qu’il était important deprévenir la baronne (il ne doutait pas que ce fût une vraiebaronne) de la bourde commise par le bedeau. Il jugea que lemeilleur messager à envoyer était le bedeau lui-même.

Il appela un garde qui était un de sescommis.

– Monsieur Lanthier, lui dit-il, en luimontrant le bedeau, voilà un brave homme qui est encore touttremblant de ce qui vient de lui arriver : accompagnez-le doncjusque chez M. Leroyer, où il retrouvera sa petite baronne denièce, à laquelle je le prie de faire tous mes compliments.

Et impérativement :

– Allez !

Puis, comme le blessé, toujours évanoui, étaitplacé sur un brancard pour être transporté chez lui, le sergentdit :

– Ainsi, caporal Morangis, vous vouschargez de ce jeune homme.

– Oui sergent, dit le caporal.

– Et vous, docteur, vous enrépondez ?

– Je débriderai la plaie et le blessésera tout aussitôt soulagé : avant quarante huit heures ilsera debout.

– Emportez, messieurs, emportez !dit le sergent.

Les gardes soulevèrent le brancard et semirent en marche. Quant aux hommes qu’avait amenés le bedeau, ilss’en étaient retournés au poste.

– Formez vos rangs ! dit le sergentà la patrouille.

Et il l’emmena en murmurant :

– Tout va bien.

– Non, tout ne va pas bien, protesta touthaut le boucher Balandrin, qui avait entendu le sergent. Tout vamal ! La République est trahie ! Cette femme, c’est unevraie baronne, et je jurerai qu’elle est émigrée.

Le sergent qui savait comment on manie leshommes, entendant les observations du boucher, arrêta net lapatrouille. On venait à peine de sortir de la maison et l’on étaitsur la place de l’archevêché.

Il commanda :

– Halte !

Puis :

– Formez le cercle !

– Quand tout son monde fut en rond autourde lui, il fit un petit discours, très net, très ferme, trèsadroit.

– Messieurs, dit-il, nous sommes tous descommerçants, des hommes d’ordre, des hommes voulant nous entendrepour empêcher le pillage et pour résister aux passions violentes dela populace qui menace nos maisons et nos personnes.

– Oui ! Oui ! dirent lesgardes.

– Nous avons besoin d’union, dediscipline, de concorde.

– Oui ! Oui !

– Or, chaque fois que nos officiersdonnent une consigne, prennent une décision, je le constate à monregret, notre camarade, M. Balandrin, proteste, ergote et jedirai même nous insulte.

– C’est vrai ! C’est vrai !

– À mon avis, le citoyen Balandrin,boucher comme le trop fameux Legendre, représentant de Versailles àla Convention, veut imiter son confrère qui l’a fanatisé lorsqu’ilest venu ici en mission. M. Balandrin veut imiter ce célèbreJacobin et jouer les Legendre à Lyon. Je n’ai pas à lui rappeler lafable de la grenouille voulant se faire aussi grosse que le bœuf etqui en éclata : mais je lui déclare que nous ne pouvonssupporter ces façons-là.

– Non ! Non !

– Je crois rester dans les bornes de lamodération et de la politesse en disant au citoyen Balandrin que,du moment où l’on ne se plait pas dans une société, mieux vaut laquitter que l’offenser.

– Oui ! Bravo !Démission !

– D’autant plus, continua le sergent, queles circonstances sont graves et que, dans la situation où noussommes, il faut pouvoir compter les uns sur les autres.

– Certainement !

Le boucher, avec sa force musculaire énorme etsa franchise brutale, avait humilié beaucoup d’amour-propre ets’était fait beaucoup d’ennemis. Beaucoup qu’il avait rudoyésindividuellement et qui n’avaient jamais osé protester profitaientdes mauvaises dispositions générales pour se venger de leursrancunes.

Ils criaient :

– Démission ! Démission !

Quelques-uns mêmes insinuaient avec une voixde fausset :

– À la porte ! c’est un mouchard ducomité central.

Balandrin, loin d’être inférieur à Legendre,comme le donnait à entendre M. Suberville, se montra toujours,quoique d’un tempérament grossier, bien au-dessus du boucherversaillais. Il fut plus grand, plus généreux, plus brave encore etsurtout plus éloquent que lui. Mais les réactionnaires de Lyon ontcalomnié ce beau et terrible caractère lyonnais.

Pour les outrages qui pleuvaient sur lui,Balandrin, furieux, s’élança au milieu du cercle et dit, les dentsserrées :

– Mouchard ! Moi !Jamais ! J’ai toujours dit ma façon de penser tout haut et àtout le monde. Je suis franc. J’agis au soleil. Je vous ai tousregardés en face. Qui est-ce qui m’accuse de moucharder ?

Personne ne répondit.

– Bon ! fit le boucher. Vous voustaisez. Ceux qui m’ont accusé sont des lâches. Ce sont eux qui sontdes mouchards, mouchards royalistes !

– Nommez-les, les mouchards !criaient des voix loyales.

– Si je les nommais, dans huit jours,demain peut-être, leurs têtes tomberaient sous le couteau de laguillotine, qui a été demandée par Châlier, qui est arrivée et quisera dressée sous peu. Je me tais, parce que j’étais des vôtres.Mais vous me chassez, je pars et je me fais Jacobin.

– Ah ! ah ! fit-on.

– Oui ! je me fais Jacobin, parceque vous autres modérés, vous autres Girondins, vous trahissez laFrance en vous alliant avec les royalistes. Si le pays n’était pasenvahi, si les royalistes n’avaient pas soulevé la Vendée et appeléles Anglais, si l’on se battait chez soi pour ses idées, sansexposer la patrie à un démembrement, je resterais avec vous, parceque je suis propriétaire comme vous, bourgeois comme vous, patroncomme vous. Mais périssent les patrons, les propriétaires, lesbourgeois, plutôt que la patrie !

Le boucher tendit son fusil à l’un des gardes,son voisin.

– Tiens ! dit-il. Voilà l’arme quela municipalité m’a confiée : je la lui rends. Je demanderaiun autre fusil au comité.

– Vous voyez, dit le sergent d’un airrailleur, le citoyen Balandrin compte bientôt échanger des ballescontre nous.

– Oui ! Et malheur sur vous,monsieur, comme sur tous ceux qui auront contribué à jeter la villede Lyon dans la révolte. Vous tous paierez de votre sang votreperfidie et votre imbécillité ; car il n’y a ici que destraîtres qui savent où ils vont et des niais qui ne savent point oùon les pousse. Et tous, tous vous périrez sous les balles, sous lamitraille, ou sous la hache. Je m’en vais déplorant l’aveuglementdes honnêtes gens, mes amis, et maudissant les mauvais citoyens quisacrifient la France au rétablissement du roi. Mais l’échafaudvengera les fautes des uns et les crimes des autres.

Le boucher fit un pas. Le cercle s’ouvrit. Sasauvage éloquence avait produit une impression profonde. Le sergentle comprit, il toucha le boucher à l’épaule et celui-ci seretourna.

– Citoyen Balandrin, dit le sergent, vousn’avez jamais vu un guillotiné.

– Non, dit le boucher. Mais ça ne tarderapas.

– En effet, le citoyen Châlier, votrenouvel ami, et le comité central ont demandé une guillotine.

– Elle est arrivée, je vous l’ai déjàdit.

– Eh bien je vous prédis, moi, queChâlier l’étrennera.

Et de rire. Comme un bon mot a toujours dusuccès en France, toute la patrouille fit écho. Le boucherBalandrin sortit du cercle, étendit la main vers la Saône ets’écria :

– Vous riez aujourd’hui, vous pleurerezdes larmes de sang demain, et l’on vous jettera à l’eau, sans vostêtes.

Et il s’en alla lui, le modéré d’hier, indignéà cette heure, plus tard héros pendant la lutte et bourreauinfatigable après la victoire…

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