Le Bon Dieu de Chemillé qui n’est ni pour ni contre

Le Bon Dieu de Chemillé qui n’est ni pour ni contre

d’ Alphonse Daudet
LE BON DIEU DE CHEMILLÉ QUI N’EST NI POUR NI CONTRE

(Légende de Touraine)

(1872)

Le curé de Chemillé s’en allait porter le Bon Dieu à un malade.

Vraiment, c’était pitié de songer que quelqu’un pouvait mourir par un si beau jour d’été, en plein Angélus de midi, le moment de la vie et de la lumière.

C’était pitié aussi de songer que ce pauvre curé avait été obligé de se mettre en route tout de suite en sortant de table, à l’heure où d’habitude il allait – le bréviaire aux mains – faire un bout de sieste sous sa petite tonnelle de vigne, au frais et au repos d’un joli jardin plein de pêches mûres et de roses trémières.

« Seigneur, je vous l’offre »,pensait le saint homme en soupirant, et monté sur un âne gris, avec son Bon Dieu devant lui en travers du bât, il suivait le petit chemin à mi-côte entre la roche rouge toute piquée de mousses en fleurs, et la pente de cailloux et de hautes broussailles qui dégringolait jusqu’aux prairies.

L’âne pareillement, le pauvre âne,soupirait : « Seigneur, je vous l’offre », et il le soupirait à sa manière, en levant tantôt une oreille, tantôt l’autre, pour chasser les mouches qui le tourmentaient.

C’est qu’elles sont méchantes et bourdonnantes, les mouches de midi ; avec cela, la côte à monter, et le curé de Chemillé, qui pesait si lourd, surtout ensortant de table.

De temps en temps des paysans passaient sur lechemin et se rangeaient un brin pour faire place au Bon Dieu, avecce coup de chapeau particulier des paysans de Touraine ; l’œilmalin et le salut respectueux, le regard qui a l’air de se moquerdu geste.

A chacun M. le curé rendait son salutpour le compte du Bon Dieu, très-poliment, mais sans bien savoir cequ’il faisait, mais sans doute commençait à se remplir desommeil.

Le temps était chaud, la route blanche. Au basdu coteau, derrière les peupliers, les petits flots de la Loireressemblaient à des écailles d’argent éblouissantes. Toute cettelumière répandue, ces bourdonnements d’abeilles qui soulevaient despoussières de fleurs sur la route, le chant des grives dans lesvignes, un chant heureux de petite bête gourmande et rassasiée,achevaient d’assoupir le curé, tout étourdi déjà par un bondéjeuner de vin blanc et de rillettes.

Voilà que, passé Villandry, là où la rochedevient plus haute et le raidillon plus étroit, le curé de Chemilléfut tiré vivement de son sommeil par les « dia !hue ! » d’un charretier qui s’en venait en face de lui,avec un grand chariot de foin balancé lourdement à chaque tour deroue.

Le moment était critique. Même en se serrantle plus possible contre la roche, il n’y avait pas place pour deuxdans le chemin…

Redescendre jusqu’à la grand’ route ? Lecuré ne le pouvait pas, ayant pris ce sentier pour aller plus viteet sachant son malade à toute extrémité. C’est ce qu’il essayad’expliquer au charretier ; mais le rustre ne voulait rienentendre.

« J’en suis fâché, monsieur le curé,dit-il sans retirer sa pipe, mais la journée est trop chaude pourque je m’en retourne vers Azay par le détour. Bon pour vous, quivous en allez bien tranquillement sur votre âne…

– Mais, malheureux, tu n’as donc pas vu ce quej’ai là ? C’est le Bon Dieu, mauvais chrétien, le Bon Dieu deChemillé que je porte à un malade.

– Je suis de Villandry, ricana le charretier…Le Bon Dieu de Chemillé ne me regarde pas… Dia !hue ! » et le païen allongea un coup de fouet à sonattelage pour le faire avancer, au risque d’envoyer l’âne et toutce qu’il y avait dessus rouler au bas du coteau, dans lepâturage.

Notre curé n’était patient que tout juste.

– « Ah ! c’est comme cela. Eh bien,attends ! »

Et, sautant à bas de sa bête, il posa biendélicatement le Bon Dieu de Chemillé au bord du chemin, sur unetouffe de serpolet, parmi les genêts d’or et les lychnis blancs,vraie nappe d’autel fleurie et parfumée, comme on n’en trouve pasmême à la cathédrale de Saint-Martin de Tours.

Puis le saint homme s’agenouilla et fit cettecourte prière : « Bon Dieu de Chemillé, tu vois ce quim’arrive et que ce mécréant va m’obliger de le mettre à la raison.Pour ce faire, je n’ai besoin de personne, ayant les poignetstrès-solides et le bon droit de mon côté… Reste donc là bientranquille à regarder notre bataille et ne sois ni pour ni contre.Son affaire sera vite réglée ».

Sa prière dite, il se releva et commença parretrousser ses manches, ce qui fit voir après ses mains, ses bellesmains de curé douces et polies par les bénédictions, deux poignetsde boulanger solides comme des nœuds de frêne…

Vli ! vlan ! Du premier coup, lecharretier eut sa pipe cassée entre les dents. Du second, il setrouva couché au fond du fossé, honteux, moulu, immobile. Aprèsquoi le curé fit reculer la charrette, la rangea bien soigneusementau long du talus, la tête du cheval dans l’ombre d’un mûrier, ets’en alla au petit trot vers son malade, qu’il trouva assis dansses rideaux d’indienne, remis de sa fièvre comme par miracle et entrain de déboucher un vieux flacon de Vouvray mousseux, pour biense reprendre à la vie. Je vous laisse à penser si notre curé l’aidadans son opération.

Depuis ce temps-là, le Bon Dieu de Chemilléest très-populaire en Touraine, et c’est lui que les Tourangeauxinvoquent dans toutes leurs disputes : « Bon Dieu deChemillé, ne sois ni pour ni contre… » C’est le vrai Dieu desbatailles, ce Dieu de Chemillé qui ne fait de faveurs à personne etlaisse chacun triompher selon sa force et son bon droit. Aussi,quand luira le jour, – vous savez, mes amis, ce que je veux dire, –ce n’est pas au vieux Sabaoth, le sanguinaire ami d’Augusta et deGuillaume, ce Sabaoth qu’on prend avec des Te Deum et des messes enmusique, non ! ce n’est pas à celui-là qu’il faut adresser nosprières, mais au Bon Dieu de Chemillé, et voici ce que nous luidirons :

PRIÈRE

Bon Dieu de Chemillé, les Français te prient.Tu sais ce que ces gens de là-bas nous ont fait… Maintenant l’heurede la revanche est venue… Pour la prendre, nous n’avons besoin detoi ni de personne, ayant cette fois de bons canons, des boutons àtoutes nos guêtres et le droit de notre côté. Reste donc là bientranquille à regarder notre bataille, et ne sois ni pour ni contre.L’affaire de ces gueux sera vite réglée.

Ainsi-soit-il !

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