Le bouffon

Le bouffon

de Fyodor Mikhailovich Dostoevsky

Je regardais l’homme. Son aspect avait quelque chose de tellement singulier que, rien qu’en le voyant, on se sentait pris d’une irrésistible envie de rire – ce qui m’arriva d’ailleurs.Autre remarque aussi : les yeux minuscules de ce petit monsieur viraient sans cesse dans tous les sens, et lui-même subissait à untel point l’influence magnétique des regards étrangers, qu’il semblait deviner instinctivement l’attention qui pesait sur lui. Il se retournait aussitôt, examinant le gêneur avec inquiétude. Sa mobilité perpétuelle le faisait positivement ressembler à une girouette.

Chose étrange, il semblait craindre les railleurs bien qu’il dût aux moqueries dont il était l’objet, ses plus sûrs moyens d’existence, car il était le bouffon de tout le monde : son occupation principale, c’était de recevoir des chiquenaudes morales et même physiques, selon la société dans laquelle il se trouvait.

Les bouffons volontaires n’excitent même plus la pitié. Je remarquai cependant que cet homme ridicule n’était pas un pitre professionnel et qu’il restait en lui quelque chose d’élevé. Son air de gêne, la crainte perpétuelle et maladive qui le dominait,pouvaient militer en sa faveur.

Il me semblait que son désir de se montrer serviable vînt d’une bonne nature et le menât plus que des calculs matériels. Il permettait avec un certain plaisir qu’on se moquât de lui, qu’on lui rît au nez, mais, en même temps, je l’aurais juré, son cœursaignait à la pensée que ses auditeurs riaient ainsi, méchamment,non de ce qu’il racontait, mais de sa personnalité même, de soncœur, de sa tête, de son extérieur, de sa chair et de son sang.

Je suis persuadé qu’à ces moments-là il sentait tout legrotesque de sa situation, mais toute protestation mourait dans sagorge, bien que, chaque fois, on la sentît naître noblement en lui.Encore une fois, je suis convaincu que le contraste venait d’unreste de dignité, d’une sensibilité profonde et discrète et non dela triste perspective d’être chassé à coups de pied et de nepouvoir emprunter quelque argent à ses auditeurs : le personnage,en effet, empruntait constamment ; il sollicitait sans hontele salaire de ses grimaces et de son abaissement. Il se sentait ledroit d’agir ainsi, ses facéties ne tendant qu’à cette uniquefin.

Mais, mon Dieu ! quel emprunt c’était ! et quel air secroyait-il obligé de prendre ! Je n’aurais jamais pu supposer,avant de l’avoir vu, qu’un aussi petit espace que l’était cettefigure ridée, anguleuse et ravinée, pût être le théâtre de tant degrimaces différentes, et, à la fois, de sensations aussi étranges,d’impressions aussi désespérées, car, que n’y voyait-on pas ?La honte, une fausse arrogance, la colère avec ses rougeurssubites, la timidité, la sollicitation du pardon d’avoir dérangé,la conviction de sa propre valeur en même temps que celle de sanullité, tout cela passait sur ce visage le temps d’un éclair.

Depuis six ans qu’il cherchait à se faire une place dans lemonde sous l’égide du Seigneur, il n’avait pu arriver à se composerune figure digne des moments intéressants où se négociaitl’emprunt. Bien entendu il n’aurait jamais pu descendre trop bas etse perdre : son cœur était bien trop chaud et trop mouvant pourcela ! Je dirai mieux : c’était, selon moi, un homme des plushonnêtes et des plus nobles de la création. Seule, une petitefaiblesse le rabaissait : il était toujours prêt, au premier signe,à faire une petite lâcheté, de bon cœur et sans calcul, uniquementpour faire plaisir à son prochain. Bref, c’était ce qu’on appellevulgairement une chiffe.

Ce qu’il y avait de plus drôle en lui, c’est qu’il était habillécomme tout le monde, ni mieux, ni pis que les autres, toujourspropre, non sans quelque recherche, et manifestant au surplus unetendance à présenter une allure solide et pleine de gravité.

Cette apparence extérieure, et en même temps cette crainteintérieure qui semblait toujours le torturer, de même que ce besoinde s’humilier sans cesse, constituaient un contraste qui amenait àla fois le rire et la compassion. S’il était persuadé en son cœur –ce qui lui arrivait souvent malgré ses expériences – que tous sesinterlocuteurs étaient des hommes bienveillants, capables de nerire que d’eux-mêmes ou d’un épisode comique en soi et non de sapitoyable personne, alors il aurait eu plaisir à enlever sonhabit ; il l’aurait endossé à l’envers et serait allé ainsi sepromener dans les rues rien que pour amuser ses protecteurs et leurêtre agréable.

Encore un trait de son caractère : le drôle avait del’amour-propre et parfois, si aucun danger ne le menaçait, ilmanifestait quelque grandeur d’âme. Il fallait voir comme il savaitarranger même un de ses protecteurs quand celui-ci dépassait lesbornes permises. Le cas se présentait rarement, mais alors il neménageait rien et faisait preuve vraiment de quelque héroïsme.

Bref, c’était un martyr, dans le sens exact du mot, mais unmartyr inutile et, pour cela même, tout à fait ridicule.

Une discussion générale ayant surgi, je vis soudain mon drôlemonter précipitamment sur la table, criant pour rétablir le silenceet demandant la parole.

– Écoutez, me dit l’hôte, il raconte parfois des choses trèscurieuses… Vous intéresse-t-il ?

Je fis de la tête un signe affirmatif et je me mêlai à lafoule.

La vue de ce monsieur habillé convenablement, et qui hurlaitdebout sur une table, provoqua l’étonnement de certains et le riredes autres.

– Je connais Théodose Nikolaievitch ! Je le connais mieuxque personne, criait-il. Permettez-moi de raconter une histoireextraordinaire !…

– Racontez, racontez, Osip Mihaïlovitch !

– Écoutez, alors. Je commence, Messieurs. C’est une histoirebien extraordinaire…

– Tant mieux, tant mieux !

– Une histoire humoristique…

– Très bien ! Parfaitement ! Au fait !

– C’est un épisode de la vie de votre humble serviteur…

– Pourquoi, alors, dites-vous que c’est une histoirehumoristique ?

– Et un peu tragique, par-dessus le marché.

– Ah !…

– Bref, c’est à cette histoire que vous devez la chanceinestimable de m’entendre aujourd’hui. Oui, c’est bien à caused’elle que je me trouve aujourd’hui dans votre si intéressantesociété.

– Sans calembours !

– Cette histoire…

– Enfin, cette histoire – terminez, je vous prie, au plus vitevotre prologue – cette histoire coûtera sans doute quelque chose,insinua un monsieur blond et jeune. Et, mettant la main à sa poche,il en sortit son porte-monnaie, tout en faisant mine de chercherson mouchoir.

– Cette histoire, mes petits Messieurs, empêcha la réussite demon mariage…

– Mariage !… une épouse !… Polzounkov voulait semarier !…

– J’avoue que je serais bien aise de voir Mme Polzounkov.

– Permettez-moi de vous demander quel était le nom de celle quiaurait pu devenir Mme Polzounkov, piaffa un jeune homme quicherchait à se rapprocher du conteur.

– Donc, Messieurs, voici le premier chapitre de mon histoire.C’était il y a six ans de cela, au printemps, le 31 mars, retenezla date, la veille…

– Du premier avril, cria un petit monsieur frisé.

– Vous êtes vraiment perspicace. C’était le soir. Au-dessus dela petite ville de N… les ténèbres s’épaississaient, mais la luneavait des velléités de se montrer… enfin tout était poétique àsouhait. C’est alors que, dans le crépuscule qui s’attardait, jesortis de mon petit logement, après avoir dit au revoir à feu mapauvre grand’mère, ma grand’mère qui restait renfermée.(Excusez-moi d’employer cette expression à la mode que je viensd’entendre chez Nicolas Nikolaievitch. Ma grand’mère était, eneffet, entièrement renfermée : elle était aveugle, muette, sourde,bête, tout ce que vous voudrez…) J’avouerai que j’étais touttremblant, car je me préparais à aborder une grande affaire ;mon cœur battait la chamade comme celui d’un petit chat qu’une mainosseuse soulève par la peau du cou.

– Excusez, Monsieur Polzounkov. Que désirez-vous ?

– Veuillez abréger, s’il vous plaît, et conter simplement.

– À vos ordres, dit Polzounkov, visiblement gêné. J’entrai doncdans la maison de Théodose Nikolaievitch. Celui-ci était pour moiun collègue, plus encore : un chef. On m’annonça et onm’introduisit dans son cabinet que je vois encore. Il faisaitsombre et on n’apportait point de bougie. Je regarde, et voilà queThéodose Nikolaievitch entre dans la pièce. Tous deux, nous restonsdans les ténèbres. Alors, Messieurs, il advint entre nous une choseétrange. C’est-à-dire… non… il n’y avait là rien d’étrange ;c’est simplement comme tout ce qui arrive dans la vie. Je sortis dema poche un rouleau de papiers. Il fit de même. Mais ses papiers, àlui, étaient des billets de banque…

– Des billets de banque ?

– Oui, et nous échangeâmes nos papiers.

– Je parie qu’il était un peu question de chantage dans cetteaffaire, dit un monsieur jeune, élégamment vêtu.

– Chantage ? chantage ? Ah ! Monsieur, si, unjour, vous faites votre service dans une administration de l’État,vous verrez comme il vous sera loisible de chauffer vos mains aufoyer de la patrie. Elle est notre mère, nous sommes ses enfants :aussi sommes-nous, tant que nous le pouvons, pendus à son seinnourricier.

Un rire général emplit la pièce.

– Croyez-moi, cependant, Messieurs : je n’ai jamais accepté depots-de-vin, s’écria le conteur en lançant un regard méfiant surl’assistance.

Une nouvelle explosion de joie couvrit les paroles dePolzounkov.

– Je vous assure, Messieurs…

Il s’arrêta, regardant ses auditeurs. L’expression de sa figureétait bizarre : sans doute l’idée lui venait-elle qu’il étaitencore le moins malhonnête parmi toute cette honnête compagnie…Néanmoins son visage resta grave jusqu’à ce que les rires sefussent apaisés.

– Ainsi, reprit Polzounkov, je n’ai jamais accepté depots-de-vin. Mais cette fois-ci, cependant, j’eus la faiblesse deprendre l’argent que me remit un homme habitué à cette manière derégler certaines histoires. J’avais entre les mains quelques petitspapiers assez compromettants pour Théodose Nikolaievitch.

– Vous voulez dire qu’il vous les a rachetés ?

– Parfaitement.

– Et combien vous a-t-il donné ?

– Il m’a donné… N’importe lequel d’entre vous, Messieurs, auraitpour cette somme vendu sa conscience, et avec toutes ses variantesencore… si cette conscience avait pu valoir quelque monnaie, bienentendu… Et cependant, voyez-vous, j’eus à ce moment-làl’impression qu’on me versait de l’eau bouillante sur le crâne. Jevous assure que je ne savais plus exactement ce qui se passait enmoi, je n’étais ni mort ni vif, mes jambes flageolaient, mes lèvrestremblaient ; j’avais bien envie de demander pardon, tellementje me sentais en faute, écrasé devant Théodose Nikolaievitch.

– Vous a-t-il pardonné, enfin ?

– Mais je n’ai pas demandé le pardon… je dis simplement ce quise passait en moi à cet instant. J’ai un cœur chaud, savez-vous. Jevoyais qu’il me regardait.

– Vous n’avez donc pas la crainte du Seigneur tout-puissant,Osip Mihaïlovitch ? me dit mon chef…

Que fallait-il faire en cette occurrence ? J’écartais lesbras, par convenance, et, la tête sur l’épaule, j’articulaipéniblement :

– Pourquoi voulez-vous que je ne craigne pas le jugement deDieu, Théodose Nikolaievitch ?

Je répète que c’était par convenance, uniquement, et, enmoi-même, je sentais l’envie de me cacher sous terre.

– Après avoir été si longtemps l’ami de notre famille, un filspresque ! et qui sait encore ce que le destin nous réservait,Osip Mihaïlovitch ! Et voilà que vous me menacez dedénonciation !… À qui se fier après cela ?…

Et voilà qu’il recommence à me faire de la morale :

– Non, dites-moi, après cela, ce que je dois penser des hommes,Osip Mihaïlovitch ?

Et moi aussi je me disais : « Que faut-il en penser ? » Jesentais une étreinte à la gorge, ma voix tremblait et, connaissantma faiblesse de caractère, je saisis vivement mon chapeau.

– Voyons, où allez-vous, Osip Mihaïlovitch ?… Est-ilpossible que vous me poursuiviez ainsi de votre haine ? quevous ai-je donc fait ?…

– Théodose Nikolaievitch, Théodose Nikolaievitch !

J’étais devenu mou comme du sucre fondu et le petit paquet debillets de banque était lourd à ma poche, lourd à ma conscience, etsemblait crier : « Brigand que tu es ! Ingrat !Maudit ! » On eût dit que ce mince rouleau pesait cinq pouds…(Ah ! s’il avait en réalité pesé cinq pouds !)

– Je vois, dit Théodose Nikolaievitch, je constate votrerepentir… Vous savez, demain c’est…

– La fête de Marie d’Égypte…

– Allons, ne pleure plus ! Allons, tu as péché et tu terepens. Allons ! Il se peut que je te remette dans le droitchemin… Peut-être même que mes pauvres pénates arriveront àréchauffer votre cœur, je ne dirai pas endurci, votre cœurégaré !…

Me prenant par la main, Messieurs, il me conduisit au sein de safamille. Je sentais le froid me saisir ; je tremblais, ensongeant à la figure que j’allais faire devant, car il faut vousdire, Messieurs, qu’il s’agissait d’une affaire assez délicate.

– N’est-ce point là que se trouvait Mme Polzounkov ?interrogea soudain un ironiste.

– Ou plutôt Marie Théodosievna. Cependant, il ne lui a pas étédonné de porter le nom que vous avez bien voulu prononcer, cethonneur ne lui a pas été dévolu. Car, voyez-vous, ThéodoseNikolaievitch avait raison de dire que j’étais considéré dans samaison à l’égal d’un fils. Il en avait été ainsi six moisauparavant, au moment où Michel Maximovitch Dvigaïlov était encoreen vie. Mais la Volonté Suprême avait abrégé son séjour en ce mondesans qu’il eût eu le temps de faire un testament…

– Hou !…

– Parfaitement ! et moi, je suis resté avec un zéro enpoche. Car le monsieur défunt était, je le savais (bien qu’on nem’eût jamais laissé entrer dans sa maison), le défunt, vous dis-je,était un homme très riche et me considérait, non sans quelqueraison, comme son fils.

– Ah ! Ah !

– Oui, il en avait été ainsi, et cet événement malheureux pourmoi fut cause que, dans la maison de Théodose Nikolaievitch, lesnez s’allongèrent indéfiniment, et qu’on me tint rigueur à la suitede cette déconvenue.

Je remarquais tout cela, je le constatais, m’efforçant deparaître indifférent, quand soudain, pour mon malheur (ou peut-êtrepour mon bien, qui sait ?), un officier de la remonte arrivadans notre ville. Un officier de la remonte a pour métier de courirsans cesse, un métier de cavalier, quoi, qui ne lui permet pas deséjourner ; et cependant, il s’incrusta si bien chez ThéodoseNikolaievitch que j’en fus fort marri.

Selon mon habitude, ce fut par des voies indirectes quej’abordai la question devant mon futur beau-père : « Et ci, etça ? dis-je, et pourquoi voulez-vous, Théodose Nikolaievitch,me faire ainsi de la peine ? Pourtant je suis déjà presquevotre gendre. » C’est là, mes chers Messieurs, qu’il me sortit uneréponse ! C’était vraiment un poème en douze chants, et envers. On l’aurait écouté la bouche béante d’enchantement ! Onest là, l’oreille tendue comme un imbécile, cependant qu’il sedéfile comme une anguille ! Un talent, vous dis-je, undon !

Alors, je commençai mes manœuvres auprès de la fille : je luiapportais des romances, des bonbons ; je m’efforçais deparaître amusant, je faisais des calembours, je poussais dessoupirs, disant que mon cœur se consumait d’amour ! et deslarmes, et des déclarations ! La bêtise de l’homme estvraiment infinie, vous en savez quelque chose. Je n’avais pasregardé mon acte de naissance et j’oubliais que j’avais trente ansdéjà. On se moquait visiblement de moi.

À la fin, la colère me saisissant à la gorge, je pris larésolution de ne pas remettre les pieds dans leur maison. Jepensais, me remémorant des faits, des racontars ; jeréfléchis, et cette idée d’une dénonciation me vint à l’esprit. Unepetite lâcheté, quoi ! je l’avoue. Et cependant, il y en avaitdes précisions dans mon petit rapport, des preuves capitalesmême !

Et ce rapport, échangé contre des billets, m’avait rapportéquinze cents roubles or.

– Mais c’était une véritable extorsion de fonds.

– Oui, si vous voulez. Mais comme je vous l’ai dit, c’est à unhabitué du procédé que je faisais rendre gorge. Et, franchement, onne peut, dans ce cas-là, considérer la chose comme un délit. Donc,je continue.

– Vous vous rappelez sans doute que Théodose Nikolaievitchm’avait entraîné au salon et que j’étais plus mort que vif. Toutela famille vint à ma rencontre avec des airs sinon fâchés, tout aumoins pleins de tristesse… Tous paraissent abattus, et pourtant lagravité se peint sur leurs figures. Quelque chose de paternel : ondirait le retour de l’enfant prodigue. On me fait asseoir à latable de thé, et moi, Messieurs, j’avais en moi comme lebouillonnement d’un samovar, cependant que mes pieds étaientglacés… Je me sens tout petit, tout malheureux… La noble épouse demon chef m’adresse la parole, me tutoyant : « On dirait que tu esmaigri, pauvre garçon. » Oui, je ne suis pas bien portant, MarieFominichna… Ma voix tremblait, et, elle, la canaille, comme si elleavait attendu ce moment, me sortit cette remarque : « On voit quec’est la conscience qui n’est pas en ordre, cher OsipMihaïlovitch ! Les repas pris chez nous te pèsent sans doutesur le cœur ! Ce sont mes larmes de sang qui te tombent sur laconscience ! » C’est comme je vous le dis ! Elleracontait tout cela en versant du thé. Elle était si calme, sidouce : on n’eût jamais dit qu’au marché elle savait crier, plusfort que toutes les commères. Voilà comme elle était, notre chèreconseillère.

Et puis, pour mon malheur, c’est Marie Théodosievna, la fille,qui apparaît à son tour avec toute son innocence, un peu pâle etles yeux rougis. Et moi, imbécile, qui croyais être cause de ceslarmes ! Plus tard, j’appris qu’elle avait en effet longuementpleuré, mais pour cette autre raison bien simple : l’officier de laremonte avait pris ses jambes à son cou et ne donnait plus signe devie ! Par la suite, les parents, ayant appris les dessous del’affaire, avaient voulu étouffer cette histoire, bien que lafamille menaçât de s’augmenter.

Aussitôt que je l’aperçus, j’eus le désir de me cacher sousterre et, du regard, je cherchai mon chapeau, mais quelqu’unl’avait déjà caché ; j’aurais voulu me sauver tête nue, maison avait pris la précaution de fermer la porte, et alorscommencèrent des rires, des amitiés, des clignements d’yeux, quifinirent par me remettre un peu : ma bien-aimée, s’asseyant aupiano, chanta la romance du hussard qui devait partir. « Allons,dit Théodose Nikolaievitch, tout est oublié, viens dans mesbras ! » Le cœur léger, je me précipitai vers lui et jepleurai dans son gilet. « O mon bienfaiteur, mon père ! »criai-je, et des larmes, des larmes brûlantes, coulaient le long dema figure. Mon Dieu ! si vous aviez vu cette scène. Lui,pleurait ; sa femme aussi, et ma petite Marie, et tout lemonde… Il y avait même une petite blonde, venue je ne sais d’où,qui pleurnichait aussi… De tous les coins, des gosses sortirent etse mirent à piailler… Combien de larmes ! qued’attendrissements ! Un fils prodigue, je vous dis, ou bien unsoldat qui revient, de la guerre.

Puis, ce fut une vraie réception : on apporta des gâteaux, onorganisa des jeux de société. « Oh ! que j’ai mal !disait-elle. – Qu’est-ce qui vous fait mal ? – Le cœur. » Ellerougit, la pauvrette. Le vieux et moi, nous bûmes du punch, et mevoilà tout à fait à mon aise…

Quand je retournai chez ma pauvre grand’mère, la tête metournait. Je réveillai la vieille et, tout joyeux, je lui contail’histoire de mon bonheur. « T’a-t-il donné de l’argent, lebrigand ? – Oui, grand’mère, il m’en a donné. Le bonheur est ànotre porte ! »

J’ai commencé à m’endormir et puis je me suis de nouveauréveillé et j’ai pensé à toute cette joie nouvelle. Demain, medis-je, c’est le premier avril : quelle belle journée, etamusante ! je songeais, je songeais, et enfin une idée drôleme vint à l’esprit. Je me levai, j’allumai la bougie et, riant toutseul, je m’assis à mon bureau.

– Savez-vous, Messieurs, ce que c’est qu’un homme heureux ?Vous allez le voir. Ma joie fut cause que je me précipitai les yeuxfermés dans le malheur. J’entrai de plain-pied dans la boue !Quel sale caractère j’ai, pourtant ! On me dévalise de presquetout, et moi, de bon cœur, j’offre le reste ! Allons, prenezcela aussi ! Il me flanque une gifle, et moi je tends l’autrejoue ; comme à un chien, il me tend un appât, et moi, de toutcœur, je me précipite pour embrasser tout le monde. Vous voyez,c’est comme maintenant : vous vous moquez de moi, vous chuchotezentre vous ; je le vois bien ; quand je vous aurai ouvertmon cœur, vous me ridiculiserez, et cependant, tout en le sachant,je vous en raconte ; pourtant personne ne m’y force, mais jevous prends comme mes frères, mes amis les meilleurs…Hé !…

Le rire qui montait peu à peu avait fini par couvrir la voix duconteur qui semblait maintenant pris d’un véritable accès d’extase.Il s’arrêta, ses regards parcoururent l’assistance, et soudain,comme emporté par un ouragan, fit le geste de laisser tout aller àl’abandon et se mit à rire comme les autres, trouvant sans doute sasituation bien drôle. Puis, il se remit à conter.

– J’eus de la peine à m’endormir cette nuit-là. Devinez ce quej’avais inventé, Messieurs ? J’ai honte, maintenant, del’avouer. Un peu ivre, j’avais écrit tout la nuit, et quellesbêtises !

Le matin, je m’habillai, je frisai mes cheveux et, bien pommadé,vêtu d’un habit neuf, je m’en allai chez Théodose Nikolaievitch,mon papier à la main. Il me reçut lui-même et m’étreignit contreson gilet paternel. Mais moi, gravement, je reculai d’un pas. Lasituation m’amusait. Non, dis-je, Théodose Nikolaievitch, lisezd’abord ceci.

– Savez-vous ce qu’il y avait sur ce papier ? Je donnais madémission. Ma signature figurait bel et bien au bas avec tous mesgrades et mes titres : voyez ce que j’avais inventé. Je n’auraisjamais rien pu trouver de plus intelligent C’est le premier avril,me disais-je, je vais faire semblant d’être toujours fâché, leurlaisser entendre que je ne veux plus de leur fille, que l’argentest très bien dans ma poche et que, mon avenir étant assuré, jedonne ma démission. Ne voulant plus servir sous un tel chef, jepasse dans un autre service et, de là, je ferai partir une nouvelledénonciation. (Mon idée avait été de jouer le rôle d’un vilpersonnage.) Vous comprenez, Messieurs : la veille, j’étais rentrédans leur cœur, et, à cause de cela, je voulais donner libre coursà ce que je regardais comme une plaisanterie familière, je voulaisme moquer du cœur paternel de Théodose…

Aussitôt qu’il eut pris connaissance du papier que je luitendais, sa figure changea. « Qu’est-ce donc, OsipMihaïlovitch ? » demanda-t-il. Et moi, comme un imbécile : «Poisson d’avril ! Théodose Nikolaievitch. » J’étais absolumentcomme un gamin, vous dis-je : c’est comme si, caché derrière lefauteuil de la grand’mère, j’avais voulu l’effrayer en hurlant dansson oreille. Oui !… j’ai honte de raconter tout cela…

– Allons, allons, continuez !

Des voix s’élevaient de tous côtés.

– Cela en fit du bruit, Messieurs. On criait que j’étais unespiègle, un gamin, que je leur avais fait peur. C’était doux, mesamis, et si familier que j’en eus honte, me disant : « Commentpeuvent-ils recevoir un pécheur pareil dans un lieu aussisacré ! »

– Oh ! mon cher ! s’écria soudain Madame laconseillère, m’en as-tu fait une peur ! j’en trembleencore ! J’ai couru vite voir Marie pour lui dire : « Regardedonc ce qu’il fait, ton Osip ! » J’ai eu des remords det’avoir reçu si mal hier soir. J’en étais toute navrée.

Je fus sur le point de tomber à genoux devant elle. Les larmesrecommencèrent, et des embrassades, et des plaisanteries à n’enplus finir. Théodose Nikolaievitch, lui aussi, s’était mis de lapartie, et voulut nous servir un poisson d’avril de sa façon : « Unoiseau d’or est arrivé avec un bec en diamant, et, dans ce bec, iltenait une lettre. » Il se moquait de moi. Tout le monde se mit àrire, et la joie était générale… Pff !… j’ai même honte devous raconter cela !…

Maintenant, Messieurs, nous approchons de la fin. Nous avionsainsi vécu une journée, deux… une semaine ; j’étais considérécomme un fiancé en titre. On commanda les alliances, on allaitfixer le jour du mariage, mais on ne voulait pas publier les banstout de suite, car on attendait un inspecteur qui devait venir dePétersbourg. Comme ce fonctionnaire retardait mon bonheur, jel’attendais avec une impatience fébrile. « Ah ! si on pouvaits’en débarrasser au plus vite ! » me dis-je.

Profitant de ce désarroi, Théodose Nikolaievitch m’avait mistoutes ses affaires sur les bras : comptes, rapports, vérificationsdes livres, additions. Le désordre dans la comptabilité étaitterrible. Partout des erreurs et des trous. Allons, travaillons unpeu pour notre beau-père ! Celui-ci semblait souffrant et,chaque jour, sa santé paraissait plus précaire. Quand à moi, jedevins sec comme une allumette, tant je travaillais sans prendre unmoment de repos.

Enfin, tout fut terminé à temps et, le jour fatal, je vissoudain arriver chez moi un messager. « Venez vite, me dit-il,Théodose Nikolaievitch est au plus mal. » Je cours, j’arrive et jevois mon Théodose Nikolaievitch tout entouré de linges, despansements vinaigrés sur la tête, poussant des « ah ! » et des« oh !»

– O mon cher ! qu’allons-nous devenir, me dit-il. Je vaismourir et à qui laisserai-je toute ma famille, tous mes petitsenfants ?

La femme était là avec les enfants, Marie était en pleurs. Moiaussi, à leur vue, je versai des larmes. Il les fit sortir alors,me dit de fermer la porte, et nous restâmes tous les deux en tête àtête.

– J’ai une prière à te faire, me dit-il.

– Que désirez-vous ?

– Voilà, mon cher enfant. Sur mon lit de mort, j’ai un aveu à tefaire : il manque de l’argent à la caisse, et déjà j’y ai mis dumien. Je suis très peiné de penser que des gens malveillants tedisent du mal de moi… On t’avait trompé, vois-tu, et, depuis cetemps-là, le malheur a blanchi ma tête. L’inspecteur va arriver etce pauvre Matvieiev a sept mille roubles en moins. C’est à moiqu’on va demander de rendre des comptes, car que peut-on trouverchez Matvieiev ? Il est déjà assez malheureux sans cela, et onne peut pas en toute justice… J’aime mieux qu’on me rende seulresponsable.

– Mon Dieu ! pensais-je, quelle belle âme !

– Je ne veux pas prendre de l’argent de ma fille, car sa dot estsacrée. J’ai bien quelque argent à moi, mais il est placé, etcomment faire pour réaliser au plus vite ?…

Je ne pus me retenir davantage et me voilà à genoux devantlui.

– O mon bienfaiteur ! criai-je, je vous ai méconnu, je vousai mésestimé. Des malveillants m’ont inspiré d’écrire cette mauditedénonciation. Pardonnez-moi, et reprenez votre argent !

Il me regardait, les larmes aux yeux.

– C’est cela que j’attendais de toi, mon fils. C’est comme celaque je veux te connaître. Je t’avais pardonné naguère en voyant leslarmes de ma fille, maintenant c’est mon cœur tout entier quit’absout. Tu as cicatrisé les blessures de mon âme et je te bénispour l’éternité !

Il m’avait béni, Messieurs. Et moi, je m’empressai de courir àla maison pour lui rapporter la somme.

– Prenez, mon père, il n’y manque que cinquante roubles que j’aiemployés pour mes besoins.

– Cela ne fait rien, me dit-il. Écris donc une demandeantidatée, sollicitant une avancé de cinquante roubles sur tesappointements. Ainsi, je ferai le nécessaire devant les supérieurs,je leur dirai que je t’avais avancé cet argent.

– Qu’en pensez-vous, Messieurs ?… Cette demande, je l’aibien écrite.

– Alors, comment tout cela a-t-il fini ? demandaquelqu’un.

– Cela s’était terminé par la remise de ce malheureux papier. Lelendemain, je reçois un avis avec un cachet officiel, je regarde :c’était ma démission ! On m’y disait de préparer mes comptes,de les rendre, et de m’en aller où je voudrais.

– Comment ?

– Et moi aussi, je criai comme vous : Comment ? Lesoreilles me tintaient, mon cœur tressaillait et aussitôt je couruschez Théodose Nikolaievitch. La conversation s’engageaimmédiatement.

– Qu’est-ce que tout cela ? demandai-je.

– Que voulez-vous dire ?

– Mais ma démission.

– Quelle démission ?

– La voilà !

– Mais oui… en effet… c’est une démission.

– Mais je ne l’ai jamais demandée.

– Comment ! mais vous l’avez pourtant signée du premieravril !

Imbécile ! je lui avais laissé le papier.

– Théodose Nikolaievitch ! est-ce bien vous que mes yeuxregardent en ce moment ?

– Moi ? parfaitement ! et puis après ? Jeregrette beaucoup, Monsieur, que le désir vous soit venud’abandonner si vite le service. Un jeune homme devrait vouloirservir, mais vous, Monsieur, votre cerveau est ouvert à tous lesvents. Soyez rassuré en ce qui concerne le certificat. Je vous enferai un bon : vous avez fait tout ce qu’il faut pour lemériter.

– Mais, c’est là une plaisanterie, Théodose Nikolaievitch, et sije vous ai donné ce papier, c’était par jeu, pour vous fairerire.

– Ah ! c’était une plaisanterie ? Et depuis quandpeut-on plaisanter avec les choses du service ? Sachez,Monsieur, que des plaisanteries pareilles vous mèneront un de cesjours en Sibérie. En attendant, au revoir, Monsieur. Je n’ai plusle temps de causer avec vous : l’inspecteur est arrivé, les devoirsdu service avant tout ; et, si vous aimez à faire desplaisanteries, moi, j’ai des affaires sérieuses. Je vous le répète,vous pouvez compter sur un bon certificat… Ah ! il faut quej’ajoute que je viens d’acheter une maison. Nous allons l’aménagerun de ces jours, et je compte bien ne pas vous voir à la pendaisonde la crémaillère. Bon voyage, Monsieur !

Je courus chez moi. J’arrivai près de ma grand’mère en criant :« Nous sommes perdus ! grand’mère. » Elle se mit à hurler,sans savoir, et, dans le même temps, nous voyons le serviteur deThéodose Nikolaievitch qui arrive, porteur d’une cage où sautillaitun étourneau : c’était moi qui en avais fait cadeau à ma fiancée.On me renvoyait le tout avec ce billet : Poisson d’avril.

– Qu’y a-t-il eu par la suite ?

– Par la suite, que voulez-vous qu’il y ait eu ?… Jerencontrai un jour Théodose Nikolaievitch, et j’étais tout disposéà lui lancer ses vérités à la figure et à lui reprocher salâcheté.

– Et alors ?

– Je n’ai pas pu y arriver !

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