Le Brave Soldat Chveik

Le Brave Soldat Chveik

de Jaroslav Hasek

Chapitre 1 COMMENT LE BRAVE SOLDAT CHVÉÏK INTERVINT DANS LA GRANDE GUERRE.

C’est du propre ! M’sieur le patron,prononça la logeuse de M. Chvéïk qui, après avoir été déclaré« complètement idiot » par la commission médicale, avait renoncé au service militaire et vivait maintenant en vendant des chiens bâtards, monstres immondes, pour lesquels il fabriquait des pedigrees de circonstance.

Dans ses loisirs, il soignait aussi ses rhumatismes, et, au moment où la logeuse l’interpella, il était justement en train de se frictionner les genoux au baume d’opodeldoch.

– Quoi donc ? fit-il.

– Eh ! bien, notre Ferdinand… il n’y en a plus !

– De quel Ferdinand parlez-vous, M’ameMuller ? questionna Chvéïk tout en continuant sa friction.J’en connais deux, moi. Il y a d’abord Ferdinand qui est garçon chez le droguiste Proucha et qui lui a bu une fois, par erreur, une bouteille de lotion pour les cheveux. Après, il y a Ferdinand Kokochka, celui qui ramasse les crottes de chiens. Si c’est l’un de ces deux-là, ce n’est pas grand dommage ni pour l’un, ni pour l’autre.

– Mais, M’sieur le patron, c’est l’archiduc Ferdinand, celui de Konopiste, le gros calotin, vous savez bien ?

– Jésus-Marie, n’en v’là d’unenouvelle ! s’écria Chvéïk. Et où est-ce que ça lui est arrivé,à l’archiduc, voyons ?

– À Saraïévo. Des coups de revolver. Il yétait allé avec son archiduchesse en auto.

– Ça, par exemple ! Ben oui, enauto… Vous voyez ce qu’c’est, M’ame Muller, on s’achète une auto eton ne pense pas à la fin… Un déplacement, ça peut toujours malfinir, même pour un seigneur comme l’archiduc… Et surtout àSaraïévo ! C’est en Bosnie, vous savez, M’ame Muller, et iln’y a que les Turcs qui sont capables de faire un sale coup pareil.On n’aurait pas dû leur prendre la Bosnie et l’Herzégovine, voilàtout. Ils se vengent à présent. Alors, notre bon archiduc est montéau ciel, M’ame Muller ? Ça n’a pas traîné, vrai ! Eta-t-il rendu son âme en tout repos, ou bien a-t-il beaucoupsouffert à sa dernière heure ?

– Il a été fait en cinq sec, M’sieur lepatron. Pensez donc, un revolver, ce n’est pas un jouet d’enfant.Il y a pas longtemps, chez nous, à Nusle, un monsieur a joué avecun revolver et il a tué toute sa famille, y compris le conciergequi est monté au troisième pour voir ce qui se passait.

– Il y a des revolvers, M’ame Muller, quine partent pas, même si vous poussez dessus à devenir fou. Et il yen a beaucoup, de ces systèmes-là. Seulement, vous comprenez, pourservir un archiduc on ne choisit pas de la camelote, et je parieaussi que l’homme qui a fait le coup s’est habillé plutôtchiquement. Un attentat comme ça, c’est pas un boulot ordinaire,c’est pas comme quand un braco tire sur un garde. Et puis, desarchiducs, c’est des types difficiles, n’entre pas chez eux quiveut, n’est-ce pas ? On ne peut pas se présenter mal ficelédevant un grand seigneur comme ça, y a pas à tortiller. Il fautmettre un tuyau de poêle, sans ça vous êtes coffré, et, ma foi,allez donc apprendre les belles manières au poste !

– Il paraît qu’ils étaient plusieurs.

– Bien sûr, M’ame Muller, répondit Chvéïken terminant le massage de ses genoux. Une supposition : vousvoulez tuer l’archiduc ou l’empereur, eh ! bien, la premièrechose à faire, c’est d’aller demander conseil à quelqu’un. Autantde têtes, autant d’avis. Celui-ci conseille ci, l’autre ça, etalors « l’œuvre réussit », comme on chante dans notrehymne national. L’essentiel, c’est de choisir le bon momentlorsqu’un tel personnage passe devant vous. Tenez, vous devez vousrappeler encore ce M. Luccheni qui a percé à coups detiers-point feu notre impératrice Élisabeth. Celui-là a fait encoremieux ; il se promenait tranquillement à côté d’elle et, toutd’un coup, ça y était. C’est qu’il ne faut pas trop se fier auxgens, M’ame Muller. Depuis ce temps-là les impératrices ne peuventplus se promener. Et c’est pas fini, il y a encore bien d’autrespersonnages qui attendent leur tour. Vous verrez, M’ame Muller,qu’on aura même le tzar et la tzarine, et il se peut aussi, puisquela série est commencée par son oncle, que notre empereur y passebientôt… Il a beaucoup d’ennemis, vous savez, notre vieux père,beaucoup plus encore que ce Ferdinand. C’est comme disait l’autrejour un monsieur au restaurant ! le temps viendra où tous cesmonarques claqueront l’un après l’autre, et même le Procureurgénéral n’y pourra rien. La douloureuse venue, ce monsieur dont jevous parle n’avait pas de quoi régler, et le propriétaire a dûappeler un agent. Le monsieur a accueilli cette décision enallongeant une gifle au patron et deux à l’agent et on l’a amené enpanier à salade où vous savez. Vrai, M’ame Muller, il s’en passedes choses à c’te heure ! Et l’Autriche ne fait qu’y perdre.Quand je faisais mon temps, un fantassin a tué un capitaine.N’est-ce pas, le pauvre bougre charge son fusil et s’en va aubureau. Là, on l’envoie promener, mais il insiste qu’il veut parlerau capitaine. Finalement, le capitaine sort du bureau et colle aucopain quatre jours de consigne. À partir de ce moment, ça allaittout seul : le copain va chercher son fusil et envoie uneballe directement dans le cœur du capitaine. Elle lui sort par ledos et fait encore des dégâts au bureau. Elle casse une bouteilled’encre et tache les paperasses.

– Et ce soldat, qu’est-ce qu’il estdevenu ? questionna Mme Muller pendant queChvéïk s’habillait.

– Il s’est pendu avec une paire debretelles, répondit Chvéïk en époussetant son chapeau melon. Avecdes bretelles qui n’étaient pas à lui, s’il vous plaît ! Ilavait dû les emprunter au gardien-chef, sous prétexte que sespantalons tombaient. Et dame ! pourquoi attendre que leconseil de guerre vous condamne à mort, n’est-ce pas ? Vouscomprenez, M’ame Muller, que, dans des circonstances pareilles, onperd la tête. Le gardien-chef a été dégradé et il a attrapé sixmois de prison. Mais il n’a pas pourri au violon. Il a foutu lecamp en Suisse où il a trouvé un poste de prédicant de je ne saisplus quelle Église. Les gens honnêtes sont rares aujourd’hui, voussavez, M’ame Muller. On se trompe facilement. C’était certainementle cas de l’archiduc Ferdinand. Il voit un monsieur qui lui crie« Gloire ! » et il se dit que ça doit être un typecomme il faut. Mais voilà, les apparences sont trompeuses… Est-cequ’il a reçu un seul coup ou plusieurs ?

– Il est écrit sur les journaux, M’sieurle patron, que l’archiduc a été criblé de balles comme uneécumoire. L’assassin a tiré toutes ses balles.

– Parbleu ! On va vite dans cesaffaires-là, M’ame Muller. La vitesse, c’est tout. Moi, en pareilcas, je m’achèterais un browning. Ça n’a l’air de rien, c’est petitcomme un bibelot, mais avec ça vous pouvez tuer en deux minutes unevingtaine d’archiducs, qu’ils soient gros ou maigres. Entre nous,M’ame Muller, vous avez toujours plus de chance de ne pas rater unarchiduc gras qu’un archiduc maigre. On l’a bien vu au Portugal.Vous vous rappelez cette histoire du roi troué de balles ?Celui-là était aussi dans le genre de l’archiduc, gros comme tout.Dites donc, M’ame Muller, je m’en vais maintenant à mon restaurantAu Calice. Si on vient pour le ratier – j’ai déjà touchéun petit acompte sur le prix, – vous direz, s’il vous plaît, qu’ilse trouve dans mon chenil à la campagne, que je viens de lui couperles oreilles et qu’il n’est pas en état de voyager tant que sesoreilles ne sont pas cicatrisées, il pourrait prendre froid. Laclef, vous la remettrez à la concierge.

Au Calice il n’y avait qu’un seulclient. C’était Bretschneider, un agent en bourgeois. Lepropriétaire, M. Palivec, rinçait les soucoupes, etBretschneider essayait en vain d’entamer la conversation.

Palivec était célèbre par la verdeur de sonlangage, et il ne pouvait pas ouvrir la bouche sans dire« cul » ou « merde ». Mais il avait des lettreset conseillait à qui voulait l’entendre de relire ce qu’a écrit àce sujet Victor Hugo dans le passage où il a cité la réponse de lavieille garde de Napoléon aux Anglais, à la bataille deWaterloo.

– Nous avons un été superbe, commençaBretschneider désireux de faire parler le patron.

– Autant vaut la merde, répondit Palivecen rangeant les soucoupes sur le buffet.

– Ils en ont fait de belles dans ce sacréSaraïévo ! hasarda Bretschneider avec un faible espoir.

– Dans quel « Saraïévo » ?questionna Palivec. Le bistro de Nusle ? Ça ne m’étonneraitpas du tout, là on se bat quotidiennement tous les jours. Tout lemonde sait ce que c’est que Nusle…

– Mais je vous parle de Saraïévo enBosnie, patron. On vient d’y assassiner l’archiduc Ferdinand.Qu’est-ce que vous en dites ?

– Des choses comme ça, je ne m’en mêlepas. Celui qui vient m’emmerder avec des conneries pareilles, jel’envoie chier, répondit poliment Palivec en allumant sa pipe.S’occuper des affaires de ce genre-là aujourd’hui, ça pourrait vouscasser les reins. Je suis commerçant, n’est-ce pas ? et, quandquelqu’un vient pour me demander de la bière, je suis à sonservice. Mais n’importe quel Saraïévo, la politique ou feu notrearchiduc, tout ça ne fait pas notre affaire. Ça ne peut rapporterqu’un séjour à Pankrac.

Déçu dans son attente, Bretschneider se tut etregarda autour de la salle vide.

– Dans le temps, vous aviez ici untableau représentant notre empereur, reprit-il après un moment desilence ; il était accroché juste là, où il y a maintenant laglace.

– Ça, vous avez raison, riposta lepatron. Mais, comme les mouches chiaient dessus, je l’ai faitenlever et mettre au grenier. Vous comprenez, il vient du mondeici, et il pourrait arriver facilement qu’on fasse une réflexiondésobligeante, et ça me vaudrait des emmerdements. Est-ce que j’enai besoin, moi ?

– Il n’y a pas à dire, ça n’a pas dû êtredrôle, ce Saraïévo de malheur, patron ?

À cette question qu’il sentit brûlante,Palivec répondit évasivement :

– À c’te époque-là, fit-il, il fait enBosnie et en Herzégovine des chaleurs formidables. Quand j’yfaisais mon service militaire, on mettait tous les jours de laglace sur la tête de notre colonel.

– Dans quel régiment avez-vous servi,patron ?

– Je ne me charge pas la mémoire avec desbêtises pareilles. Je ne me suis jamais occupé d’une telle foutaiseet, du reste, je ne suis pas curieux à ce point-là, réponditPalivec. Trop chercher nuit.

L’agent garda définitivement le silence. Sonregard s’assombrit et ne s’illumina qu’à l’arrivée deM. Chvéïk qui en ouvrant la porte commanda tout de suite« une noire ».

– À Vienne aussi, on est au noiraujourd’hui, ajouta-t-il.

Les yeux de Bretschneider s’allumèrentd’espoir.

– À Konopiste, il y a une dizaine dedrapeaux noirs, fit-il sèchement.

– Il devrait y en avoir douze, dit Chvéïkaprès avoir bu de sa bière.

– Pourquoi justement douze ?interrogea Bretschneider.

– Pour que ça fasse un chiffrerond : une douzaine, ça se compte mieux comme ça. Et puis,c’est toujours à meilleur marché quand on achète par douzaine,répliqua Chvéïk.

Il se fit un long silence que Chvéïkinterrompit en soupirant :

– Le voilà devant la justice deDieu : que Dieu l’accueille dans sa gloire. Il n’aura pas vécuassez pour être empereur. Quand j’étais au régiment, un généralaussi est tombé de son cheval et s’est tué tout doucement. Onvoulait le pousser pour l’aider à remonter à cheval, et on a vuqu’il était déjà tout ce qu’il y a de plus mort. Lui aussi auraitété bientôt feld-maréchal. Cela s’est passé à une revue. Ces revuesmilitaires ne produisent jamais rien de bon, y a pas d’erreur. Jevous le dis, moi, à Saraïévo, c’est encore une revue qui a été lacause de tout. Je me rappelle qu’à une revue comme ça il memanquait, par hasard, à peu près une vingtaine de sales boutons àmon uniforme. Ah ! bien, on m’a foutu pour quinze jours encellule, et pendant deux jours je me suis tortillé comme un Lazare,ficelé comme un saucisson. Mais, la discipline à la caserne, je neconnais que ça, il en faut, voyez-vous. Notre colonel Makavoc nousdisait toujours : « La discipline, tas d’abrutis, il lafaut, parce que, sans elle, vous grimperiez aux arbres comme dessinges, mais le service militaire fait de vous, espècesd’andouilles, des membres de la société humaine ! » Etc’est vrai ! Imaginez-vous un parc, mettons celui de la PlaceCharles, et sur chaque arbre un soldat sans discipline. C’esttoujours ça qui m’a fait le plus peur.

– À Saraïévo, insinua Bretschneider,c’est les Serbes qui ont tout fait.

– Pas du tout, répondit Chvéïk, c’est lesTurcs, rapport à la Bosnie et à l’Herzégovine.

Et Chvéïk exposa ses vues sur la politiqueextérieure de l’Autriche dans les Balkans. En 1912, les Turcs ontété battus par la Serbie, la Bulgarie et la Grèce. Ils avaientdemandé à l’Autriche de les aider, et, comme l’Autriche ne marchaitpas, ils viennent de tuer Ferdinand. Voilà.

– Est-ce que tu aimes les Turcs,toi ? ajouta Chvéïk en s’adressant au patron ; est-ce quetu les aimes, ces chiens de païens ? N’est-ce pas quenon ?

– Un client en vaut un autre, ditPalivec, même si c’est un Turc. Pour nous autres commerçants, iln’y a pas de politique. Tu paies ton litre, tu as ta place chezmoi. Tu as le droit de gueuler autant que tu veux, jusqu’à laSaint-Trou-du-cul. Voilà mon principe. Que le type qui a fait lecoup à Saraïévo soit un Serbe ou un Turc, un catholique ou unmusulman, un anarchiste ou un Jeune-Tchèque, je m’en batsl’œil.

– Votre raisonnement est très juste,patron, fit Bretschneider sentant renaître son espoir de prendre enflagrant délit au moins un des deux hommes. Mais vous admettrez quec’est une grande perte pour la Monarchie ?

Chvéïk se chargea de répondre à la place dupatron :

– C’en est une, personne ne le nie. Mêmeune perte énorme. C’est que Ferdinand ne peut pas se faireremplacer par le premier imbécile venu. Il ne lui manquait qued’être encore plus gros.

– Qu’est-ce que vous entendez parlà ? demanda vivement Bretschneider.

– Qu’est-ce que j’entends par là ?répéta Chvéïk d’un air content, mais tout simplement ceci :S’il avait été plus gros, il aurait déjà depuis longtemps attrapéune attaque en courant après les vieilles femmes là-bas, àKonopiste, quand elles ramassaient des champignons et du bois mortdans sa chasse, et il n’aurait pas été forcé de mourir d’une mortsi honteuse que ça. Quand j’y pense ! un oncle de l’Empereur,et on le tue comme un lapin ! Mais c’est un scandale, tous lesjournaux en sont pleins. Chez nous, à Budejovice, il y a quelquesannées, on a bouzillé au marché, dans une petite dispute, unmarchand de cochons, un certain Bretislav Ludovic. Il avait un filsqui s’appelait Geoffroy et, chaque fois qu’il s’amenait avec sescochons à vendre, personne n’en voulait et tout le mondedisait :

« C’est le fils du bouzillé deBudejovice, ça doit être une fine canaille ». Il a fini par sejeter dans la Vlatva à Kroumlov, on a été obligé de l’en tirer, ilsont dû le faire revenir à lui, il a fallu lui pomper de l’eau qu’ilavait dans le corps et cet animal-là a claqué dans les mains dumédecin pendant que celui-ci lui donnait une injection.

– Vous en faites des comparaisons !dit sentencieusement Bretschneider ; vous parlez d’abord del’archiduc et ensuite d’un marchand de cochons.

– Mais je ne compare rien du tout, ditChvéïk pour se défendre ; Dieu m’en garde. Le patron meconnaît bien. Je n’ai jamais comparé personne à personne, il peutle dire. Seulement, je ne voudrais pas me trouver dans la peau dela veuve de l’archiduc. Je vous demande un peu ce qu’elle va faireà présent. Les enfants sont orphelins et le domaine de Kanopistesans maître. Et se remarier avec un nouvel archiduc, c’est à voir.Qui est-ce qui lui garantit qu’elle ne retournera plus à Saraïévoet qu’elle ne deviendra pas veuve un second coup ? Il y aquelques années vivait à Zliua, pas loin de Hluboka, un garde quiavait un drôle de nom. Il s’appelait Petit-Frère. Eh ! bienles braconniers l’ont tué et sa veuve, un an après, s’est remariéeencore avec un autre garde, avec Pepik Sevla de Mydlovary. Celui-làa été tué la même chose. En troisièmes noces, elle a voulu encoreun garde en se disant : « Toutes les bonnes choses sontau nombre de trois. Si, à ce coup-là, ça ne réussit pas, je ne saisplus ce que je ferai. » Bien entendu, ils l’ont encore tué, etelle avait déjà en tout six enfants avec ses trois gardes. Elleétait allée se présenter au bureau de Monseigneur le prince àHluboka et y avait raconté tous les malheurs qu’elle avait eus avecles gardes. On lui a conseillé, pour varier son ordinaire,d’épouser Yarèche, un garde-pêche. Il avait eu juste le temps delui faire deux gosses qu’il a péri en se noyant à la pêche annuelled’un étang. Avec ses huit gosses elle a trouvé encore un châtreurde Vodnanay, avec lequel elle a convolé en justes noces. Une nuit,son cinquième lui a ouvert le crâne avec une hache et est allé sedénoncer tout seul aux autorités. Et, le jour où on l’a pendu, il aarraché, en le mordant avec une force extraordinaire, le nez duprêtre qui l’accompagnait à l’échafaud, et il a déclaré qu’il neregretterait rien de rien, et il a dit encore une chose bienvilaine sur le compte de notre Empereur.

– Et cette chose-là, vous ne savez pas ceque c’était ? interrogea Bretschneider d’une voix tremblanted’espoir.

– Ça, je ne peux pas vous le dire, parceque personne n’a jamais osé le répéter. Mais il faut croire quec’était quelque chose d’épouvantable et d’effroyable, parce qu’unconseiller de la Cour, qui l’a entendu, est devenu fou, et on letient encore aujourd’hui au secret, pour étouffer l’affaire. Cen’était pas seulement un outrage de lèse-majesté ordinaire comme onen lâche quand on est soûl.

– Et quels sont les outrages delèse-majesté qu’on fait quand on a bu ? questionnaBretschneider.

– Je vous en prie, Messieurs, changeonsde conversation, s’il vous plaît, intervint Palivec ; jen’aime pas ça, vous savez. Les boniments, on les regrette quand ilest trop tard.

– Quels sont les outrages de lèse-majestéqu’on lâche quand on est soûl ? répéta Chvéïk. Soûlez-vous,faites-vous jouer l’hymne autrichien et vous verrez comme vous vousy mettrez. Si dans tout ce qui vous passe alors par la tête il n’ya que la moitié de vrai, il y en aura toujours assez pour qu’onvous traîne dans la boue pendant le reste de vos jours. Mais levieux monsieur ne le mérite pas. Voyez. En pleine force, il a perduson fils Rodolphe, un garçon qui promettait. Élisabeth, son épouse,on la lui perce avec un tiers-point. Puis, c’est le tour à JeanOrth de disparaître on ne sait pas où. N’oubliez pas non plusMaximilien, le frère à l’Empereur, qui a fini derrière un mur auMexique. Et, maintenant qu’il n’en a plus pour longtemps, voilàencore son oncle qu’on lui troue de balles. Mais il faudrait qu’ilait des nerfs d’acier, le pauvre homme ! Et il y a encore desgens qui n’ont pas honte de l’engueuler quand ils sont soûls. C’estmoi qui vous le dis : si jamais il y a quelque chose, jem’engage comme volontaire et je ferai mon devoir quand je devrais ylaisser ma peau.

Chvéïk vida consciencieusement son verre etcontinua :

– Vous vous imaginez que l’Empereur sefiche de tout ça comme de sa première chemise ? C’est que vousne le connaissez pas ! C’est moi qui vous le dis : il yaura une guerre avec les Turcs. Vous avez assassiné mononcle ? Bien, je vais vous casser la gueule. La guerre estcertaine. Et dans c’te guerre, la Serbie et la Russie vont nousaider. Ça va barder.

Au moment où il proférait ses prophéties,Chvéïk était réellement beau. Sa face naïve, souriante comme lalune en son plein, brillait d’enthousiasme. Tout lui paraissaitlumineux.

– Il se peut évidemment, dit-il encontinuant à prévoir l’avenir de l’Autriche, qu’en cas de guerreavec la Turquie les Allemands nous attaquent, parce que, lesAllemands et les Turcs, c’est des alliés. Des salauds comme ça, onen trouverait peu dans le monde entier. Mais alors nous pourronsnous unir à la France qui, depuis 1870, en a soupé, des Allemands.Dans tous les cas, la guerre est sûre et certaine. Je ne vous disque ça !

Bretschneider se leva et dit d’un tonsolennel :

– Vous avez assez parlé, venez un peuavec moi dans le corridor, j’ai quelque chose à vous dire.

Chvéïk suivit docilement le détective dans lecouloir où l’attendait une petite surprise. Son compagnon de chopelui montra un aiglon au revers de sa veste, en lui annonçant qu’ill’arrêtait et qu’il allait l’emmener à la Direction de la Police.Chvéïk tenta d’expliquer qu’il y avait certainement erreur de lapart de Monsieur, qu’il était innocent, qu’il n’avait pas articuléune seule injure envers qui que ce soit.

Mais Bretschneider lui expliqua que sonaffaire était claire, qu’il avait commis plusieurs délitsqualifiés, dont celui de haute trahison.

Ils rentrèrent dans la salle et Chvéïk déclaraà M. Palivec :

– J’ai cinq demis et une saucisse avec dupain. Donne-moi encore un schnaps, que je te foute lecamp. Je suis arrêté.

Bretschneider montra de nouveau son aiglon àM. Palivec et l’interrogea à son tour :

– Vous êtes marié ?

– Voui.

– Et votre épouse serait-elle en état dediriger votre commerce pendant votre absence ?

– Voui.

– Alors tout va bien, patron, fitjoyeusement Bretschneider ; appelez-la et prenez vos mesures.On viendra vous chercher dans la soirée.

– T’en fais pas, dit Chvéïk à Palivecpour le consoler ; moi j’y vais rien que pour hautetrahison.

– Mais moi, bon Dieu ! se lamentaPalivec ; j’ai toujours été si prudent !

Bretschneider sourit et dittriomphalement :

– Et vous avez dit que les moucheschiaient sur l’Empereur. On vous apprendra à laisser l’Empereur enpaix.

En sortant de la brasserie Au Caliceen compagnie du détective, Chvéïk, dont le visage ne cessait derayonner de bonté souriante, questionna :

– Est-ce que je dois descendre dutrottoir ?

– Pour quoi faire ?

– Je me demande, comme je suis arrêté, sij’ai encore le droit de marcher sur le trottoir…

En passant ensemble le seuil du Commissariatcentral, Chvéïk ne put s’empêcher de dire :

– Gentille petite promenade, hein ?Est-ce que vous venez souvent Au Calice ?

Et, tandis qu’on introduisait Chvéïk dans lebureau, M. Palivec transmettait à sa femme le gouvernement duCalice et la consolait à sa façon :

– Crie pas, pleure pas ; qu’est-cequ’ils peuvent bien me faire pour un merdeux portrait del’Empereur ?

Et c’est ainsi que le brave soldat Chvéïkentra dans la grande guerre, selon ses habitudes douces ettraitables. Les historiens s’émerveilleront de sa clairvoyance.Sans doute, si la situation a évolué un peu autrement qu’il nel’avait annoncé devant le comptoir du Calice,souvenons-nous que notre ami Chvéïk n’avait pas de formationdiplomatique.

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