Le Cabecilla

Le Cabecilla

d’ Alphonse Daudet
LE CABECILLA

Le bon père achevait de dire sa messe, quand on lui amena les prisonniers. C’était dans un coin sauvage des monts Arichulégui. Une roche éboulée, où un figuier géant enfonçait sa tige tordue, formait une sorte d’autel recouvert – en guise de nappe – d’un étendard carliste aux franges d’argent. Deux alcarazas ébréchés tenaient lieu de burettes, et quand le sacristain Miguel,qui servait la messe, se levait pour changer les évangiles de côté,on entendait sonner les cartouches dans sa giberne. Tout autour,les soldats de Carlos étaient rangés silencieusement, le fusil en bandoulière, un genou à terre sur le béret blanc. Un grand soleil,le soleil de Pâques en Navarre, concentrait sa chaleur éblouissante dans ce creux de roche brûlant et sonore, où le vol d’un merle gris traversait seul de temps en temps les psalmodies du prêtre et du servant. Plus haut, sur le pic en dentelle, des sentinelles se tenaient debout, dessinant dans le ciel des silhouettes immobiles.

Singulier spectacle, ce prêtre chef d’armée officiant au milieu de ses soldats ! Et comme la double existence du cabecilla se lisait bien sur sa physionomie !L’air extatique, les traits durs, accentués encore par le teint bronzé du soldat en campagne, un ascétisme sans pâleur, où il manquait l’ombre du cloître, des yeux petits, noirs,très-brillants, le front traversé d’énormes veines qui semblaient nouer la pensée comme avec des cordes, la fixer dans un entêtement inextricable. Chaque fois qu’il se retournait vers l’assistance,les bras ouverts pour dire Dominus vobiscum, on apercevaitl’uniforme sous l’étole, et la crosse d’un pistolet, le manche d’uncouteau catalan soulevant le surplis froissé. « Qu’est-cequ’il va faire de nous ? » se demandaient les prisonniersavec terreur, et, en attendant la fin de la messe, ils serappelaient tous les actes de férocité qu’on racontait du cabecillaet qui lui avaient valu un renom à part dans l’armée royaliste.

Par miracle, ce matin-là, le père étaitd’humeur clémente. Cette messe au grand air, son succès de laveille, et aussi l’allégresse du jour de Pâques, sensible encore àcet étrange prêtre, mettaient sur sa figure un rayon de joie et debonté. Sitôt l’office terminé, pendant que le sacristaindébarrassait l’autel, enfermant les vases sacrés dans une grandecaisse qu’on portait à dos de mulet derrière l’expédition, le curés’avança vers les prisonniers. Ils étaient là une douzaine decarabiniers républicains, affaissés par une journée de bataille etune nuit d’angoisses dans la paille de la bergerie où on les avaitenfermés après l’action. Jaunes de peur, hâves de faim, de soif, defatigue, ils se serraient les uns contre les autres comme untroupeau dans une cour d’abattoir. Leurs uniformes remplis de foin,leurs buffleteries en désordre, remontées dans la fuite, dans lesommeil, la poussière qui les couvrait entièrement du pompon deleurs casquettes à la pointe de leurs souliers jaunes, toutcontribuait bien à leur donner cette physionomie sinistre desvaincus où le découragement moral se trahit par l’accablementphysique. Le cabecilla les regarda un instant avec un petit rire detriomphe. Il n’était pas fâché de voir les soldats de laRépublique, humbles, blafards, déguenillés, au milieu des carlistesbien repus, bien équipés, des montagnards navarrais et basques,bruns et secs comme des caroubes…

« Viva Dios ! mes enfants, leurdit-il d’un air bonhomme, la République nourrit bien mal sesdéfenseurs. Vous voilà tous aussi maigres que les loups desPyrénées quand les montagnes sont couvertes de neige et qu’ilsviennent dans la plaine flairer l’odeur de la carne aux lumièresqui luisent sous les portes des maisons… On est autrement traité auservice de la bonne cause. Voulez-vous en essayer, hermanos ?Jetez ces infâmes casquettes et coiffez-vous du béret blanc… Aussivrai que c’est aujourd’hui le saint jour de Pâques, ceux quicrieront “Vive le roi !” je leur donne la vie sauve et lesvivres de campagnes comme à mes autres soldats ».

Avant que le bon père eut fini, toutes lescasquettes étaient en l’air, et les cris de « vive le roiCarlos ! – vive le cabecilla ! » retentissaient dansla montagne. Pauvres diables ! Ils avaient eu si grand’peur demourir ; et c’était si tentant toutes ces bonnes viandesqu’ils sentaient là près d’eux, en train de griller à l’abri desroches, devant des feux de bivouac roses et légers dans la grandelumière ! Je crois que jamais le prétendant ne fut acclamé desi bon cœur. « Qu’on leur donne vite à manger, dit le curé enriant. Quand les loups crient de cette force, c’est qu’ils ont lesdents longues ».

Les carabiniers s’éloignèrent. Mais un d’entreeux, le plus jeune, resta debout devant le chef, dans une attitudefière et résolue qui contrastait avec ses traits d’enfant et leduvet fin, à peine coloré, enveloppant ses joues d’une poudreblonde. Sa capote trop grande lui faisait des plis dans le dos, surles bras, se relevait aux manches sur deux poignets grêles, et parson ampleur l’amincissait, le rajeunissait encore. Il y avait de lafièvre dans ses longs yeux brillants, des yeux d’Arabe avivés deflamme espagnole. Et cette flamme fixe gênait le cabecilla.

– Qu’est-ce que tu veux ? luidemanda-t-il.

– Rien… J’attends que vous décidiez de monsort.

– Mais ton sort sera celui des autres. Je n’ainommé personne. La grâce était pour tous.

– Les autres sont des traîtres et des lâches….Moi seul je n’ai pas crié.

Le cabecilla tressaillit et le regarda bien enface :

– Comment t’appelles-tu ?

– Tonio Vidal.

– D’où es-tu ?

– De Puycerda.

– Quel âge ?

– Dix-sept ans.

– La République n’a donc plus d’hommes,qu’elle est réduite à enrôler des enfants ?

– On ne m’a pas enrôlé, padre… Je suisvolontaire.

– Tu sais, drôle, que j’ai plus d’un moyenpour te faire crier : « Vive le roi ! »

L’enfant eut un geste superbe : « Jevous en défie !

– Tu aimes donc mieux mourir ?

– Cent fois !

– C’est bien… tu mourras.

Alors le curé fit un signe, et le pelotond’exécution vint se ranger autour du condamné, qui ne sourcillapas. Devant ce beau courage, le chef eut un mouvement depitié : « Tu n’as rien à me demander avant ?…Veux-tu manger ! Veux-tu boire ?

– Non ! répondit l’enfant ; mais jesuis bon catholique, et je ne voudrais pas arriver devant Dieu sansconfession.

Le cabecilla avait encore son surplis et sonétole : « Agenouille-toi, dit-il en s’asseyant sur uneroche, et, les soldats s’étant écartés, le condamné commença à voixbasse : « Bénissez-moi, mon père, parce que j’aipéché…. »

Mais voici qu’au milieu de la confession, unefusillade terrible éclate à l’entrée du défilé.

– Aux armes ! crient les sentinelles.

Le cabecilla bondit, donne des ordres,distribue les postes, éparpille ses soldats. Lui-même a sauté surune espingole sans prendre le temps d’ôter son surplis, lorsqu’ense retournant il aperçoit l’enfant toujours à genoux.

– Qu’est-ce que tu fais là, toi ?

– J’attends l’absolution.

– C’est vrai, dit le prêtre…. Je t’avaisoublié.

Gravement, il élève la main, bénit cette jeunetête inclinée ; puis, avant de partir, cherchant des yeuxautour de lui le peloton d’exécution dispersé dans le désordre del’attaque, il s’écarte d’un pas, met son pénitent en joue, et lefoudroie à bout portant.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer