Le Cachet d’Onyx

Le Cachet d’Onyx

de Jules Amedee Barbey d’Aurevilly

Othello vous paraît donc bien horrible, douce Maria ? Hier votre front si blanc, si limpide, se crispait rien qu’à le voir, ce diable noir, comme l’appelle Émilia. Votre haleine traînait sur vos lèvres entr’ouvertes ; vos larmes, vos sanglots, votre pose,tout en vous disait : «Pitié !» à Othello, comme si vous aviez été la Vénitienne, la Desdemona, couchée sur le lit, comme si Othello avait pu vous entendre alors, comme si une prière d’ange agenouillé devant un homme, essuyant ses pieds de sa chevelure divine, ou, plus éloquent encore, une femme qui supplie, eût pu aller jusqu’à ce coeur possédé, affolé, enragé de jalousie et d’amour. Oh ! ne le maudissez cependant pas, cet Othello inflexible. N’ayez pas peur de cette belle création d’un poète ; n’ayez pas peur de cette admirable nature d’homme, si riche en tendresses jusque dans ses fureurs, et à qui Desdemona pardonne en mourant comme par reconnaissance de l’amour qu’il lui avait donné. Savez-vous que personne n’aima plus que cet homme qui faisait oublier un père chéri, à cheveux blancs, sur le bord de la fosse, à une fille respectueuse et tendre ; qui l’avait prise intrépidement dans ses bras, elle défaillante sous le poids d’une malédiction terrible, et qui la rendit si heureuse que jamais le souvenir de cette malédiction terrible, et qui la rendit si heureuse que jamais le souvenir de cette malédiction ne troubla une heure de la vie de cette femme timide ? Ne le maudissez pas,Maria, mais plaignez-le plutôt ! plaignez-le plus que Desdemona, qui vous fait pleurer à chaudes larmes. Son infortune est plus grande que celle de Desdemona qui crie : Ne me tuez pas ce soir ! Vous me tuerez demain ! qui s’est sentie écrasée sous la calomnie, sous les injures d’Othello. Desdemona est l’heureuse dans ceci : l’infortuné, c’est Othello !

Il n’est pas besoin d’être Africain, d’avoir du soleil liquéfié sous une peau noire et plein ses larges veines ; il n’est pas besoin d’avoir du lion et du tigre dans sa nature pour être jaloux et se venger. Il ne faut qu’assez d’intelligence pour comprendre le mot trahison. Eh bien, quand avec ce peu d’intelligence on a de l’amour aussi, comme Othello, qui oserait appeler coupable celui-là qui est jaloux et qui se venge ! Et quand cette vengeance qui n’apaise point est finie, et que l’on est si malheureux que le remords soulagerait, le remords qu’il est impossible d’avoir parceque l’amour a tout envahi dans l’âme, oh ! qui ne donneraitpas à tant de souffrance au moins une larme, quand il reste unelarme à donner.

Pleurez donc sur Othello, jeune femme, je vous le répète, surcette âme que la douleur a sillonnée, noircie, brûlée,ensanglantée, mise en pièces comme des balles mâchées dans de lachair et des os. Il n’y a qu’Émilia qui soit en droit de l’appelermonstre, car elle avait soigné Desdemona toute petite, puisadolescente, puis épousée, et de chagrin elle délirait quand elleappelait Othello ainsi. Mais vous, Maria, vous ne le pouvezpas !

La vengeance d’Othello ne fut point d’un monstre. Il pleuraavant de tuer sa femme, et quels pleurs ! Il pleura aussiquand il l’eut tuée et avant d’être détrompé ! Et quand iln’eut plus de larmes sous sa paupière, il en chercha à la source,avec la pointe d’un poignard ; mais celles-là étaient du sang,et elles aussi, elles se tarirent.

Voulez-vous que je vous raconte une histoire de jalousie ?Voulez-vous que je vous dise une vengeance plus cruelle que celleaccomplie avec des sanglots, des mains tremblantes et des baisers -ces derniers baisers donnés furtivement à la perfide pendantqu’elle dort, sublime lâcheté de la passion que Shakespeare avaitdevinée, – enfin que cet étouffement d’une mariée de vingt ans sousl’oreiller du lit nuptial, et dont l’idée seule vous fait rejeteren arrière votre jolie tête comme si la hache vous l’abattait pardevant ? Allons ! si vous êtes brave ce soir, voulez-vousque je vous dise une vengeance auprès de laquelle la vengeanced’Hassan, qui fait noyer vive dans un sac cousu la belle Leïla duGiaour, est la chose du monde la plus rose et la plusgracieuse ? Voulez-vous que je vous dise une réalité dont lapoésie dramatique, cette poésie du réel, ne pourrait s’emparer,parce qu’elle ne saurait comment la prendre dans ses mains de reinesans les souiller ? Voulez-vous que je vous fasse aimerOthello ?

Vous n’avez pas connu Auguste Dorsay. C’était un de ces jeunesgens qui sont très bien nommés les heureux du siècle, parce qu’ilsont juste ce qu’il faut pour réussir dans le monde : un caractèrede jonc, des formes élégantes, de la beauté, de l’esprit, – et decelui-là qui ne fâche personne parce qu’il manque d’originalité.Quant à des passions violentes, jamais les amis de Dorsay nes’aperçurent qu’il en entrât le moindre germe dans sonorganisation. Il est vrai que Dorsay se mettait souvent en colèrecontre son jockey, contre son cheval, contre les plis de sa cravatequand ils n’allaient pas comme il l’entendait, qu’il jouait sonargent avec des couleurs sur les joues et qu’il ne perdait pas sansémotion, qu’il se grisait parfois de champagne et de punch, etqu’il savait supérieurement le prix d’une femme, depuis la grandedame jusqu’à la modiste. Mais dans tout cela y a-t-il unepassion ? Y a-t-il vestige d’âme ? Nullement. Nous autresjeunes gens comme l’était Dorsay alors, nous n’avons qu’à prendrela jeunesse de nos pères à morale, la morale de position, auxcheveux maintenant grisonnants, nous verrons que les passions sontplus rares qu’on ne pense, et qu’à part quelques scènes de salond’assez mauvais goût, un ou deux duels, peut-être, et forcecoucheries qu’on appelle de l’amour jusqu’à vingt-cinq ans avec unenthousiasme un peu niais, et qui ne sont pas même du libertinage,il n’y a pas, morbleu ! en inventoriant toutes ces jeunesses,de quoi dire si haut : Je fus jeune et fou comme vous !Taisez-vous donc, les catéchistes modèles, ne parlez jamais desorages de vos jeunesses, phrase ridicule et qui passe de la main àla main. Voici une vanterie que je vous défends ! Vous avezvieilli, c’est-à-dire vous avez perdu vos dents et vous vous êtescoulés à fond dans le mariage, comme dit mon ami Sheridan, et puisc’est tout. Mais jamais rien ne battit fort dans vos artèrescarotides et votre coeur est toujours allé du même pas.

Cependant, messieurs nos pères, puisque nous fouillons dansvotre vie, serait-il impossible d’y trouver de ces choses qui,rappelées à votre mémoire, vous couperaient la voix à l’instantlorsque vous jetez les hauts cris sur les passions de nosjeunesses, à nous, quand nous sommes passionnés ? N’ytrouverait-on pas des noirceurs, peut-être une infamie, quelquefoisune atrocité ? Vous ne savez pas ce que c’est qu’une âme, ceque c’est qu’une passion, ce que c’est que cet ouragan, cettetrombe qui tourbillonne dans les anfractuosités d’une poitrined’homme, et qui finit par les briser… Mais, ce qui vous était sifacile, êtes-vous toujours restés de plats honnêtes gens ?

Demandons à Dorsay. Il a vécu votre vie de jeune homme ; ilvit à présent votre vie d’époux et de père de famille. Interrogeonsson passé et voyons ce que ce passé nous répondra.

Hortense de *** était une des femmes de Paris la plus aimablepar le tour de son esprit et l’abandon de ses manières. Sa beautéétait éblouissante. Mariée à un homme qu’elle n’avait jamais aimé,entourée d’hommages dans le monde et n’ayant plus de parents qui lacuirassent de leurs conseils, qui la fortifient de leur prudence,on l’eût prise pour orgueilleuse et frivole. Cependant son âmeétait sérieuse. Sérieuse parce qu’elle était passionnée. Onl’entrevoyait aisément, car si ces passions toutes frémissantesenfermées dans un sein de jeune femme n’avaient pas encore quittéle fond de ce cratère d’albâtre, il volait parfois de leur écumedans la fougue de coquetterie d’Hortense.

Auguste Dorsay rencontrait souvent Mme de *** dans les salonsqu’il fréquentait. Il s’occupa d’elle parce qu’il avait saréputation d’homme à la mode à soutenir et qu’Hortense fixaitl’attention générale alors. Puis, d’ailleurs, elle était sibelle ! Quand ses cheveux noirs luisaient déroulés sur desépaules qui semblaient faites de lumière, il y avait là assez pourl’amour de cent poètes et le bonheur de tout un enfer !

Hortense aima Dorsay. Femme avant tout, avant d’être un coeurélevé et un esprit supérieur, elle s’encapriça d’un beau visage.Elle eut de l’amour pour Dorsay comme en durent avoir les fillesdes hommes pour les anges, quand les anges s’imaginèrent qu’il yavait plus de paradis dans l’adultère que dans les cieux. Elle eneut que ce fut une honte ! Qu’aurait-elle donné de plus à unhomme de génie ? Mais c’est que le génie n’est pour une femme,même la plus distinguée, rien, hélas ! en comparaison d’unelèvre rose et d’une flamme de santé dans les yeux.

Oh ! ne faites pas vos jolis yeux méchants, Maria !Qu’il y ait dans la beauté physique un élément inaperçu par nous,hommes barbus, et qui ébranle plus profondément votre êtresensible ; que ce soit un côté plus intelligent ou plusinfirme de votre nature, je ne sais : mais il en est ainsi.Vous-même comme les autres, Maria, vous n’aimerez d’amour qu’unbeau jeune homme, et quand plus tard vous comprendrez que tant debeauté pouvait cacher tant d’ineptie, pauvre rossignol, fasciné duregard du reptile, vous reprendrez votre amour flétri, et ce seraencore à la beauté, fût-elle stupide, que vous vous en irezl’offrir. Eh quoi ! la passion aurait des paroles divines, ceserait assez pour rendre coupable, pas assez pour se faireaimer ? Pitié sur vous, douces créatures, et honte à toi,nature humaine ! Stigmatisez Talma de laideur et domptez (s’ilest possible) son talent dramatique, vous éteignez les étoiles queMme de Staël voyait en diadème sur son front. Sainte Thérèse mourutd’amour pour son Dieu, brûlée de désirs comme on en brûle pour unecréature humaine. Mais, vous savez, cette ravissante tête rêveusedu Titien ? – devant laquelle je ne conseillerai jamais deconduire la femme que l’on aime, – eh bien, cette tête n’est pasmême comparable au Christ qu’elle avait rêvé.

L’amour d’Hortense pour Dorsay fut l’affection d’un êtresupérieur pour un être médiocre, cette affection qui compromet, quientraîne celle qui l’éprouve, et la livre déformée et tremblanteaux bras d’un homme et aux pieds d’une société. Dorsay exploita enspéculateur habile le sentiment qu’il avait inspiré ; savanité rayonnait quand ses amis lui disaient en riant :«Parbleu ! Dorsay, tu as là une délicieuse maîtresse». Iltrouvait doux de faire la petite bouche aux félicitations que luiadressait une jeunesse aux paroles légères. Modestie qui n’étaitpas même hypocrite, car il y a des aveux qui affichent une femmecomme un placard.

Pour Hortense, du moment qu’elle aima Dorsay elle finit sa viede coquette. Bien plus, elle cessa d’être aimable pour les autresfemmes ; elle n’éparpilla plus son esprit et son âme, elle neles effeuilla plus en mots piquants ou affectueux pour les jeter àla société qui l’entourait et dont elle faisait le charme. Lemouvement de la conversation, auquel elle se livrait avec unesensation de plaisir presque enivrant, ne l’emporta plus. Tout cequi l’intéressait le plus vivement autrefois cessa de lui plaire.On eût dit qu’une peine secrète l’avait atteinte, si le coeurpouvait faire mal avec tant de rayons d’or dans les regards, et sisa préoccupation n’avait pas trahi son bonheur.

Cette femme, que l’on avait vue fière d’elle-même comme Niobél’était de ses enfants, méprisait ses succès passés et s’étonnaitcomment ils avaient pu suffire à sa vie. Un jour, cependant, elleeut la fantaisie, une de ses fantaisies d’autrefois, un de cescharmants enfantillages de femme qui se retrouvait par moments dansl’amante, de paraître bien belle et de faire revivre l’admirationqu’on lui prodiguait naguère encore quand, dans un bal, à une fête,elle se montrait sous un costume seyant à la noblesse de sonmaintien et à l’étrange éclat de ses traits. C’est pourquoi elleprit sa douce voix, son doux sourire, son doux regard pour le mariqu’elle exécrait ; elle lui dit de ces mots de tendresse quidans sa bouche étaient d’effroyables mensonges, l’adultère !Et toute cette dissimulation fut employée pour obtenir le don d’unemagnifique parure de rubis pour le bal de la duchesse de ***. Cetteparure coûtait une somme folle ; son mari séduit la donna.Quel moyen de résister à ce démon vivant dans la femme quand elleest là devant vous, presque à genoux, presque à votre cou, presquela bouche sur la vôtre. Si on avait le ciel, on ledonnerait !

Le matin du jour où elle devait mettre sa parure le soir, ellel’essayait devant sa psyché. Les rubis flambaient sur sa tête, àson cou, à ses bras et contrastaient avec la nuance plus mate de sarobe cramoisie. Son oeil était sur la glace ; sa pensée à cesoir et à Dorsay. Le coeur lui battait de cette joie d’être belle,de cette joie qui est une ivresse et que nous ne comprenons pas.Dorsay entra tout à coup.

«Comment me trouves-tu, mon Auguste ? – lui dit-elle avecun adorable mélange d’orgueil et de soumission. – Eblouissante àdonner des vertiges», – reprit-il nonchalamment, avec un grand airennuyé, tout fut dit sur la parure.

Le soir, Hortense était au bal en robe blanche, des bluets dansles cheveux. Quand la reine d’Egypte jetait dans la coupe devinaigre les perles qui pendaient à ses oreilles, avait-elle del’amour comme cet amour ?

Eh bien, tout cet amour, qui eût fondu un coeur de bronze enlave brûlante, fut indignement profané par Dorsay ! Fierd’être l’objet d’un sentiment si profond qu’il en ébranlait touteune existence, il abusa indignement de son empire sur la femme quiétait devenue son esclave. Le plus souvent nous nous détachons del’être que nous avons le plus aimé parce que notre nature estincomplète et que la source qui coulait en nous hier a tari. Maisalors tout doit être fini avec cette destinée qui fut la nôtre etqui ne nous appartient plus. Dorsay, comme les plus sublimes, avaitdonné à Hortense autant d’amour qu’il pouvait en donner à qui quece fût. Que voulez-vous ? Il était vulgaire. Mais l’eût-il étédavantage encore, il aurait aimé à sa manière d’être médiocre,d’âme petite et infime, celle qui s’abandonnait à lui sans réserve.Il l’eût aimée parce qu’elle le dominait de toute la hauteur de sesfacultés d’abord, parce que les bras qu’elle lui passait autour ducou étaient si beaux, et, qu’eût-elle été la dernière desprostituées à gages, il lui fût resté assez encore pour raviverd’une illusion un coeur desséché et rappeler au libertin le plusabject les plus lointains, les plus perdus souvenirsd’amour !

Mais, enfin, cet amour s’en alla. Le Temps exfolie le granit etle coeur ! Le Temps donc, et surtout une possession dont lesivresses étaient usées, eurent bientôt détruit le sentiment deDorsay pour Hortense. Pauvre Hortense, le sien survivait. Son âme,à elle, n’était pas épuisée ; elle avait encore de l’amour, dela fièvre, des nuits d’insomnie et de délire à passer. Étrangemaladie, dont les plus faibles gémissent et les plus fortssouffrent plus longtemps ou n’en guérissent pas !

Dorsay n’avait que deux partis à prendre. Être franc aveccruauté ou hypocrite à force de pitié et de délicatesse. Il devaittromper sur l’amour qu’il ne sentait plus, ou dire à Hortense :«C’est fini, je ne vous aime plus !» Ce dernier parti étaitpeut-être le meilleur possible. C’est quelque chose de noble, ilest vrai, quelque chose de dévoué, que cette vie que l’on s’impose,que cette feintise éternelle, que ces caresses, chaudes à peine desouvenirs, pour retarder, ne fût-ce que d’une heure, la douleur decelle qui nous aime. Mais puisque cette douleur est inévitable,n’est-il pas plus sage de la faire présente, car elle sera plus tôtpassée… Quoi qu’il en soit, Dorsay n’employa ni l’un ni l’autre desmoyens que je dis. Il fit comme un mari qui a une jolie femme etdes maîtresses, agissant ainsi autant par faiblesse de caractèreque par vanité. On le conçoit. Nous sommes bien beaux quand nousnous mirons dans des prunelles adorées, mais il n’y a que lespleurs que nous faisons couler qui nous réfléchissent Jupiter.

Le monde a un ignoble mot dont il flétrit les affections qu’iln’autorise pas. Il dit : Ce monsieur tel vit avec madame telle. Jene sache rien de plus dégoûtant que ce mot. C’est le coup d’unecravache sale de boue qui cingle au visage et au coeur. C’est leravalement, la dégradation d’une idée divine. Vivre avec unefemme ! Vivre avec elle, vivre avec toi, c’est-à-dire nesentir, ne penser qu’ensemble, se transfondre, se perdre, bouches,regards, haleines, battements de coeur, dans un seul baiser, unemême étreinte, un seul amour, oh ! n’est-ce pas là le plusineffable des bonheurs que l’imagination invente. Et pourtant c’estde l’expression qui dit tout cela que le monde a fait un cachet demépris qu’il jette à deux noms, les hommes à voix haute, les femmesà voix basse, quand un seul de ces noms est prononcé devantlui.

C’était le mot comme le monde l’avait fait, c’était ce mot seul,et non un autre, qui exprimait bien maintenant la relation deDorsay et d’Hortense. La malheureuse s’était enfin aperçue queDorsay n’avait plus d’amour pour elle. Hélas ! ce n’était pasbien difficile. Que de fois il abrégea les heures qu’il lui donnaitautrefois sans compter ! Que de fois il repoussa la caressecomme inopportune, – charmante familiarité d’outrage que l’intimitéappelle un mouvement d’humeur et qui se grave en traits de feu dansl’âme d’une femme quand elle en a encore. Mais Hortense n’en avaitplus ; elle en avait fait un tapis pour les pieds de sonmaître, elle l’avait étalée sous ces pieds qui la foulaient àplaisir. La passion l’avait dépravée. Elle souffrait horriblement,néanmoins elle pleurait à s’en battre les yeux jusqu’à mi-joues.L’idée que Dorsay ne l’aimait plus était un poinçon dontincessamment elle se déchirait le sein ; mais, faible, parceque la fierté avait été tuée par cet amour funeste, elle frémissaità l’idée d’une rupture avec celui qui lui infligeait un si rudesupplice que le sien. Le soir, la nuit, il lui fallait, sous peinede désespoir, la tête de Dorsay sur le duvet où elle posait lasienne, là où ces deux têtes avaient, un temps passé, rougi, pâli,rayonné, bouillonné d’un même désir. Il lui fallait, oh ! lapauvre abusée ! un accent de cette voix qui tout altérée luiavait parlé d’amour aux lueurs vagues et vacillantes de laveilleuse sur le somno, pendant les longues, heureuses etconsumantes nuits qui la rendaient cent fois coupable ; il luifallait ne fût-ce que quelques gouttes de la lave du volcanrefroidi qu’elle avait bue et qui l’avait altérée, calcinée,assoiffée.

Qui vous aurait dit, Maria, que de ces deux êtres l’undeviendrait jaloux jusqu’à la plus épouvantable cruauté ? Quiauriez-vous nommé des deux ? Hortense ? Si c’est elle quise venge d’être méprisée, elle, sa beauté, sa jeunesse, son coeurplein jusqu’aux bords, Maria, la condamnerez-vous ? Et si vousla condamnez parce que vous ne savez pas, vous ne saurez jamais,peut-être, quelle est cette terrible aliénation de la liberté, cetemporte-pièce de la pensée, ce fait inexplicable qu’on appelleDouleur dans les langues humaines, vous qui avez pitié de l’enfantqui pleure, pouvez-vous la haïr ? Vous fera-t-elle horreurcomme Othello ? Pourquoi donc mon Othello, Madame ? Yaurait-il donc de l’égoïsme de sexe comme de personne, et tout lesecret de la pitié serait-il celui-ci : «Je vous plains parce quevous êtes plus moi ?» Quoi donc ! Si je transposais lesrôles, que je rendisse Desdémone jalouse, Othello le perfide, vousvous sentiriez pour Desdémone, qui se vengerait alors, unesympathie, une larme dans les yeux, et l’effroi ne vous prendraitpas en la regardant ? Qui donc vous fait peur dans monOthello, Madame ! Voulez-vous que je vous le dise ? C’estsa peau noire ! C’est sa laideur ! Sous l’empire de votreinstinct de femme, quand vous vous écriez : «Le monstre !»malgré vous, c’est à sa laideur que vous pensez. Ainsi doncShakespeare, avec tout son génie d’observation, s’est misérablementtrompé, la poésie qui habitait en lui a rendu son puissant regardtrouble. Il n’a pas vu la femme comme elle est. Il l’a créée uneseconde fois, à sa manière à lui, qui vaut mieux que celle de Dieumême : Desdémone a aimé Othello malgré sa laideur, mais il n’y adans l’univers que Desdémone qui aime le More, toutes les autresfemmes le haïssent, et quand la douleur l’inonde comme une pluied’orage et le fracasse comme un vent impétueux, cet homme qui avaitla forte existence du rouvre, elles n’ont pas même pitié, la pluschétive pitié ! Ainsi chez la femme, chef-d’oeuvre de lacréation, le plus ou moins de beauté physique nullifie ou doublel’effet d’une douleur (l’atroce, la plus atroce, une femme enrirait dans un crétin, car on rit quand on ne comprend pas, etbêtement encore, même avec des lèvres divines).

Non, Marie, ce ne fut point Hortense, mais Dorsay, qui futjaloux, et de quelle jalousie encore ! Non pas celle qui nousmet l’incendie dans les entrailles, qui nous brûle le long du jour,le long des nuits, qui nous réveille en sursaut et nous fait tâteravec des mains froides de sueur et de frissons le corps de femmeendormi et respirant doucement près de nous, en disant d’une voixétranglée : «Es-tu là ?» Cette jalousie qui pousse un hommeayant vertu et génie à espionner une jeune fille d’avant-hier, uneenfant dont toute l’âme est dans les paupières, aussi transparenteque les larmes qu’elle y fait monter, cette jalousie qui enfoncedes crocs dans les veines du cou qu’elle suce de sa bouche devampire, qui enfonce des griffes dans la poitrine nue, qui faitpleurer et rugir, miaule en tigre et demande merci en lâche, carelle réunit dans un seul être humain le monstre qui égorge et lavictime qui se débat.

Cette jalousie, on ne l’éprouve qu’à la condition d’avoir del’amour. Et n’est-ce pas là, Marie, de l’amour comme il estglorieux et enivrant pour une femme d’en faire naître, gloire etivresse avec les dangers qui les rendent plus éclatants et plusprofonds, comme il arrive toujours, puisque le sentiment une foisdémuselé tue pour une valse, un nom balbutié dans un rêve, pour unrien, un mouchoir perdu…

En vérité, je vous le dis, Marie, je ne sais point comment lesfemmes ne sont pas fières et heureuses de cette jalousie. N’est-cepas un acte d’humilité fait à genoux par l’être fort à l’êtrefaible, devenu le maître maintenant ? N’est-ce pas, si lecoeur est éteint, au moins du nectar pour l’orgueil ? Mais lesfemmes, ces corps charmants, à qui Mahomet, l’imposteur !refusait une âme, n’ont pas de vanité qui aille si haut. Aimablefaiblesse, elles ignorent les égoïstes désirs de l’orgueil.

La jalousie de Dorsay vous aurait-elle mieux convenu,Madame ? Ah ! elle ne venait pas, celle-là, de trop depassion, d’un amour à tempestueuses défiances, de tout ce qui laferait pardonner. Elle n’était pas fille de la nature. La sociétél’avait produite et couvée, sous le mensonge et le sarcasme, dansle sein de l’un de ses enfants chéris. Déjà plus d’une fois Dorsayavait rencontré sur les lèvres de ses amis cette plaisanteried’autant plus incisive qu’elle prend les dehors de l’intérêt et dela pitié. Tous ces jeunes gens ne pouvaient croire qu’Hortense de*** ne donnât bientôt un successeur à Dorsay ; ils avaientjugé que le temps approchait où la liaison, comme ils disaient,d’Auguste et de Mme de *** devait finir, la modelant sur toutes lesbanales intrigues qui aboutissent de part et d’autre à lalassitude. Ils se trompaient en ceci qu’Hortense, qui avait eu sonrègne ou plutôt ses batailles de coquetterie, selon l’usage detoutes les femmes qui sont belles et n’ont pas encore d’amant,n’était pourtant pas de celles qui usaient vite un sentiment pourle remplacer. Erreur profonde, mais explicable. Ces messieursconnaissaient très bien la généralité des femmes et le caractère deDorsay.

Un jour, dans une de ces soirées que Paris compte parmi les plusbrillantes, Dorsay avait souffert plus que jamais des plaisanteriesde ses amis. Ces plaisanteries qu’ils infligeaient à sa vanité defat étaient d’un goût si parfait et d’un ton si mesuré dans lestermes qu’il était impossible à un homme de bonne compagnie demontrer de l’humeur ou du courroux, mais l’intention en était siblessante, si triomphante surtout, qu’il fallait d’un autre côtéune grande puissance sur soi-même ou une grande peur del’inconvenable pour se contenir en les entendant. Dorsay lesécoutait les lèvres tremblantes, le front pâle et les traitsfrappés d’un vague sourire qui s’efforçait d’être insouciant etgai. Elles murmuraient, bruissaient, ricanaient, éclataient à sesoreilles dans cent bouches différentes, avec une foule d’accentsdivers. Il lui semblait que vingt mains de démon jouassent de laharpe avec son âme pour en tirer les vibrations les plus aiguës, ettaquinassent avec une étrange volupté d’ironie jusque ses plussubtiles, ses plus déliées fibrilles nerveuses. La jeune fille quilevait sur lui son grand oeil noir, plein de la rosée et du soleilmatinal de la vie, ne pensait guère que cet homme vanté et charmantétait tout à l’heure déchiré de supplice, dans ces délicieuxmoments d’un bal, et que cette main blanche et parfumée qu’ilplongeait dans ses cheveux bouclés se trempait en passant sur sonfront de la sueur que l’humiliation y faisait couler. Heureusejeune fille, dont le sang, sous les belles veines rougissantes,ressemble à l’essence de rose tiédie, à travers le cristal qui larenferme, par la moiteur d’une gorge de femme. Heureuse jeunefille, poète de la plus vague, de la plus éthérée poésie, qui crée,à propos d’une expression sur un visage d’homme, tout un drame oùil n’y a pas une douleur. Et avec quoi ? Avec les soupçonsd’un coeur pubère et d’une imagination énamourée.

Hortense elle-même s’y serait trompée comme les jeunes filles.Les tourments de la vanité restent incompris des âmes passionnées.Elle voyait Dorsay au milieu de ses amis, devisant d’une voix doucecomme toujours. Elle ne se doutait guère alors qu’elle allaitbientôt expier le calme apparent qui recouvrait une honteusedouleur.

Hortense était allée à ce bal comme elle allait à toutes lesfêtes, depuis que Dorsay avait cessé de l’aimer. Maintenant quel’amour et la solitude n’avaient plus d’enchantement pour elle,elle venait demander au monde et à ses pompes la chétive aumôned’une distraction. Rester seule chez elle lui était devenuinsupportable. Elle n’avait jamais aimé son mari, mais depuislongtemps elle le haïssait. C’est là la conséquence des passions.Épouvantable logique ! Algèbre de fer et de feu ! Unefemme hait son mari parce qu’elle ne l’aime plus, elle le haitparce qu’il lui faut singer avec lui la tendresse, parce qu’il fautendurer froidement ses caresses comme des outrages, et ne pas lerepousser, cet époux qui n’est plus qu’un maître, au moment où ilprend ce qui est donné à un autre dont l’image se pose incessammentsur le coeur. Et puis ne hait-on pas celui dont la présence vousmet au front l’effet d’un brasier, celui qui peut vous mépriser etvous punir s’il vient à vous connaître mieux ? Hortenseéprouvait toujours devant son mari le mal de coeur qui précède lesévanouissements, et quand il n’était plus là elle avait honte d’unefaiblesse qui la rendait une vile créature et la faisait dépendred’un homme qui l’avait sacrifiée, et à qui elle répétait les mainsjointes : «Ne me quitte pas !»

Il y a une belle imposture de Rousseau, c’est quand il montredans son Héloïse que celle qui a aimé une fois, qui s’est donnéecorps et âme, baisers et sourires, peut devenir, mariée à un autreque celui qui l’a possédée, épouse tendre et soumise, mère defamille irréprochable, chaste prêtresse des dieux domestiques. A cecompte-là, le vice ne laisserait que des stigmates embellissantscomme des blessures dans une face de brave. A ce compte-là, l’âmese donne et se reprend comme l’amour nuptial entre des épouxdivorcés. La réalité n’est point ainsi. A force d’avoir voulu êtremoral dans son livre, Rousseau a exagéré la puissance de la volontéet les efforts du repentir. On ne pouvait mentir plus noblement àla nature humaine, mais enfin Rousseau a menti et sa Julied’Etanges est un sophisme. Un sophisme de plus, senti, rendu avecgénie, si ce n’est un blasphème plein de séduction et de charme, àl’égal presque d’une pure et grande vérité, un étonnant tour deforce comme il les faisait tout en se jouant, cet acrobate de lapensée, aux reins cambrés et musculeux. Ou, le jour qu’elle s’estlivrée, sa Julie était comme tant d’autres, qui, prenant leur senspour leur coeur, veulent de ce pauvre amour qui n’est, hélas !que de la volupté passée au filtre, mais du moins de la voluptéqu’on peut nommer et non plus de celle-là que l’on a cherchéeadolescent dans des insomnies qui cernent les yeux de violettesmeurtrissures et tachent un front pâle de mates rougeurs, – ou bienc’était l’enfant naïve et tout abandonnée dont le coeur fut déflorécomme le corps, et qui, âme d’élite, accepta, résignée, unedouloureuse existence pour la sanctifier de repentir et de vertu.Et ni l’une ni l’autre ne pouvait devenir Mme de Volmar. Quand on aconnu l’amour, quand on a étalé un corps virginal et dévoilé sousles enlacements du serpent, toutes les chances de bonheur queprésentait la vie ont disparu d’une haleine. La coupe est tarie. Etsi la lèvre en presse les bords, avide de chercher un rested’ivresse en hâte, elle n’y trouve que le froid du cristal qui sebrise et qui l’ensanglante. En vain demande-t-on à toutes lesvertus une félicité qui remplace celle qu’on a perdue. Les saintesjoies des devoirs accomplis ne sont appréciées dans leur pureté etleur goût céleste que par les coeurs non fanés du toucher despassions de la terre. La piété, les soins maternels, qui sont del’amour encore, baume divin pour une âme angoissée, ne suffisentplus, vides des instincts de bonheur que la passion développa etqui restent furibonds jusqu’à l’heure de l’agonie, – comme unchâtiment que l’on porte au fond de l’âme pour avoir abusé des donsde Dieu.

Il ne faut qu’un rêve dans l’ombre du coeur, un rêve que lepassé empourpre de ses souvenirs, pour faire devenir cendres lesteintes adoucies et suaves dont se colorait l’atmosphère del’existence. Mais c’est surtout quand on a connu les délices qu’ily a dans la trahison et dans l’adultère que toutes les sensationss’affadissent et que toute vie devient insipide. Mystèredésespérant de la conscience qui fait hocher la tête aux sages, quece bonheur réprouvé du ciel, disent les hommes, et flétri par eux,qui, faussant l’intelligence, fait préférer à la vertu non pas lui,- ce bonheur étrange, – mais la pensée coupable et désolée du tempsqu’il exista, et à laquelle on s’accroche, avec des mainspalpitantes, plus encore pour l’idolâtrer que pour le maudire.

Hortense était arrivée jusque-là des sensations morales. Commel’éther sulfurique blase le palais, la passion avait blasé soncoeur, ce coeur si nativement bon et tendre, et l’idée de la vertune lui paraissait plus assez inspirante pour lui donner le couragede l’essayer, même par un effort de désespoir. Elle voulait dubruit, de l’éclat, de la pâture pour ses organes qui ne fût pastoujours de l’opium. Elle avait besoin de la musique aux sonséclatants, aux fantaisies qui font hennir le coeur et relever latête, de la poussière qui prend à la gorge, des sorbets glacés quijettent du froid jusque dans les épaules et dont seulement unegoutte ferait tant de bien si elle tombait sur le coeur, de lavalse qui l’emportait dans des bras de chair humaine et lui faisaitchercher dans des pressions voluptueuses des ressemblances et dessouvenirs. C’était comme le pulmonique avec sa rage des acides quidoivent le tuer.

Il fut des soirs où nous la vîmes plus belle ; aucun oùelle parût plus ravissante ! Qui eût dit alors que ces yeuxd’une ardeur à brûler les cils de l’amant qui les fixait, étaientsouvent rougis de larmes ? Que ce sein de houri n’était plusqu’un trône désert, un coussin abandonné, malgré la fraîcheur deson tissu soyeux ? Et que ce sein, sous ses ravissantescourbures, cachait un bouton de pourriture, une horrible tache degangrène ? Oh ! personne de nous ne l’aurait dit. Etcependant, en observant attentivement cette danseuse effrénée, sejetant au plaisir d’un mouvement acharné, comme le stylet se lancedans une poitrine exécrée, on eût deviné qu’elle cherchait à sesoustraire à une idée persécutrice, qu’elle était vaincue, qu’ellefuyait, bientôt atteinte, dépassée, attaquée de nouveau en face, lafuyante ! Et déchirée au front par l’idée fatale, sous lediadème de pierreries, visière de casque faussée et impuissantecontre l’invisible épée de la douleur, qui frappe toujours l’ennemià la tête avant de l’achever dans le coeur !

Elle valsait avec un jeune officier de hussards, au teint rosecomme celui d’un enfant, aux moustaches presque transparentes tantelles étaient blondes, et que relevait le pur carmin d’une bouchegracieuse. C’était ce jeune homme que les charitables amis deDorsay lui désignaient, depuis un quart d’heure, pour son rival, -et comme la femme est le sultan dans notre civilisation européenne,- l’odalisque en pantalon rouge à qui Hortense avait jeté lemouchoir. Shakespeare, mon grand sculpteur, les a fondus et pétrisdans une même argile, tous ces amis intimes, qui vous tendent lamain dans la vie pour vous la blesser et qui soignent vos plaiespour y injecter plus à l’aise des poisons condensés. Il les aembrassés et étreints dans une seule pensée et dans un seul bloc,vous savez, cette effroyable face de Iago, résumé fidèle desamitiés humaines, totalisées dans un seul homme.

Dorsay regarda le couple enlacé. En ce moment la musique allaitcomme l’éclair. La valse roulait impétueuse. Hortense, les jouesenflammées, la tête en arrière, semait sur le parquet les fleursqui pleuvaient de sa coiffure ; elle était tout échevelée,ceinte à la taille par un bras nerveux elle se penchait sur cetappui comme si elle eût cherché un lit pour s’y renverser,semblable à la vierge violée qui ne se débat plus dans la lutte,mais qui s’étend sous la pâmoison. Ce tableau aurait pu rappeler àDorsay dix minutes de sa vie et de celle d’Hortense : dix minutesrapides, solennelles, brûlantes, où il n’y avait ni valse, nimusique, ni bal, ni univers sinon eux. Ce souvenir aurait purevenir… Rien ne revint ! Il se retourna et vit les jeunesgens qui l’entouraient abaisser tout à coup leurs lorgnettes, etlui dire, avec une froideur insultante : «A présent, es-tuconvaincu ?»

C’était l’aplomb et le geste de la supériorité intellectuellecourbant un esprit révolté sous l’évidence d’une démonstration.

Sans ce mot il eût gardé son sang-froid. Mais quand les bras sedénouèrent et que la valse fut finie, écheveau de soie dévidé, ilavait déjà repris toute la désinvolture de ses manières. Son visageétait aussi caressant que jamais en parcourant cette triple lignede femmes, – lasses, penchées, assises, roulées dans leurscachemires rouges, bleus, orange, et secouant d’impatience ou delangueur leurs têtes défrisées d’où s’exhalait cette odeursensuelle des fleurs mêlée à la sueur, vapeur suave et chaude commel’héliotrope, qui s’élevait non comme d’un bain, mais comme d’unefournaise de parfums.

Hortense n’attendit pas la fin du bal pour demander sa voiture.Elle se retira de bonne heure, après avoir prétexté uneindisposition subite à son mari qui resta.

A peine était-elle rentrée chez elle et déshabillée qu’elles’établit au coin de son feu, fit approcher d’elle une table debois de citronnier sur laquelle gisait une lettre commencée, et, safemme de chambre renvoyée, elle appuya son coude sur sa table, sonfront dans sa main, et se tint ainsi toute rêveuse.

Avez-vous quelquefois, Maria, laissé, comme Hortense, le baldans tout son éclat, dans toute sa fougue, et – caprice – éprouvéle besoin du repos après tant de bruit ? Avez-vous quelquefoisabandonné la fête au plus fort de la mêlée pour retrouver lachambre en désordre que vous aviez quittée impatiente de l’heurequi allait sonner ? Vous êtes-vous aussi appuyée sur la tableoù se trouvait la lettre inachevée, interrompue par l’impatience departir ? Et à revenir plus calme et presque réfléchie auxlieux qui vous avaient vue frémissante, avez-vous senti un charme,une douceur secrète, quelque chose de moins serré au coeur ?On dit que c’est chose délicieuse de laisser-aller et de vaguetristesse. Mais Hortense ne sut rien de tout cela, – car tout celane se sent que quand la vie s’essaie encore, que quand ni vent duciel, ni haleine humaine, ni poussière d’ici-bas, n’a glissé sur lasurface d’une âme de cristal et que rien n’a ébranlé un frêle corpsd’enfant presque transparent et palpitant comme une goutte de pluiesuspendue fragilement au bord recourbé d’un calice de lys.

Rêveuse, elle n’achevait point la lettre commencée. Tout à coup,et ce ne fut point le timbre de la pendule… un bruit la tira de sarêverie. Elle leva les yeux et vit Dorsay.

Ne craignez pas, Marie, que je vous montre en détail cetteintimité de l’adultère, ce délaissement de toute pudeur, et lerespect de soi-même disparaissant devant un délire souillé d’amour.Hortense, depuis longtemps, était perdue sans ressource. Qu’importeque ce soir-là elle se soit mise à genoux une fois de plus devantl’homme qui l’avait avilie… Plus bas qu’à genoux, à son cou, pourlui demander une caresse, un peu de ce qui lui restait quand ilavait tout prodigué à d’autres. Infamie ! un peu de lui qui nel’aimait plus. Plus que jamais, plus durement que jamais, elle futrepoussée. La malheureuse tomba sans connaissance sur le tapis.

Quand la vanité s’avise d’être jalouse, elle doit êtreimplacable. Dorsay le fut. Comparez-le à cet Othello qui ne veutpas que Desdémone trahisse d’autres hommes et prononcez !

A coup sûr, Auguste était venu chez Hortense avec l’intention delui rendre au centuple ce que ses amis lui avaient fait endurer desouffrances avec leur ton leste et leur pitié moqueuse… Maisprobablement il ne prévoyait pas jusqu’à quel point il seraitatroce. Malédiction ! Il fallait que cette nuit-là Hortenses’évanouît à ses pieds. La chute d’Hortense avait replié sous elleses légers vêtements de nuit. Ses admirables formes ressortaientsur la couleur sombre du tapis, comme celles d’une blanche statuetombée de son piédestal sur le gazon flétri par un vent d’hiver.Dorsay se mit à sourire.

«Tu m’appartiens, – dit-il à voix basse, – et depuis longtempsje ne veux plus de toi. Tu es déshonorée. Je t’ai mis une empreinteau front. Eh bien, pour que tu ne sois jamais à d’autres, tu serasencore marquée ailleurs».

Il prit sur la table à écrire la cire argent et azur et uncachet. Jamais bourreau ne s’était servi d’instruments plusmignons. Le cachet, où était artistement gravée une mystérieusedevise d’amour, était un superbe onyx que lui, Dorsay, avait donnéà Hortense dans un temps où la devise ne mentait pas. Il présenta àla flamme de la bougie la cire odorante, qui se fondit toutebouillonnante, et dont il fit tomber les gouttes étincelantes là oùl’amour avait épuisé tout ce qu’il avait de nectar et deparfums.

La victime poussa un cri d’agonie et se souleva pour retomber.Dorsay, intrépide et la main assurée, imprima sur la cire bleue etpailletée qui s’enfonçait dans les chairs brûlées le charmantcachet à la devise d’amour !

Il avait blessé une forme d’ange et tué la femme. Il rendaitHortense toute semblable à la statue à laquelle j’ai dit plus hautqu’elle ressemblait, mais statue qui n’était pas de marbre, quoiqueimpuissante comme le marbre, et dont le sein n’était pas atteint.S’il avait pu la scier en deux, comme on coupe un serpent, il eûtété moins barbare, car du moins une moitié n’aurait pas vécu.

Mme de *** garda six mois sa chaise longue d’un mal de pied qu’àforce de soins les médecins parvinrent à guérir. C’est une grandefemme pâle et belle encore, qui se traîne au lieu de marcher. Ellen’a pas eu le courage de se tuer ; et elle n’est pas devenuestupide.

Imaginez, Maria, quelle dut être la position de cette femmequand son mari…

Son mari, depuis, ne lui a pas adressé une parole. Il vit sousses yeux avec une femme de chambre qu’il n’est pas même permis àMme de *** de gronder quand elle lui manque de respect.

Eh bien, Maria, est-ce qu’à présent vous n’aimez pasOthello ?

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